L'Ingénue Libertine
Deux ans de mariage, et trois amants... Des amants? peut-elle les nommer ainsi dans son souvenir? Elle ne leur accorde qu’une indifférence faiblement vindicative, à ceux-là qui ont goûté près d’elle le convulsif et court bonheur qu’elle cherche avec une persistance déjà découragée. Elle les oublie, les relègue dans un coin gris de sa mémoire, où s’effacent leurs traits, presque leurs noms... Un seul souvenir net, d’une neuve couleur de coupure fraîche: la nuit de ses noces.
Minne dessinerait encore du doigt, sur le mur de sa chambre, l’ombre qui y caricaturait Antoine, cette nuit-là: un dos bossu d’effort, des cheveux en mèches cornues, une courte barbe de satyre, toute l’image fantastique d’un Pan besognant une nymphe.
Au cri aigu de Minne blessée, Antoine avait répondu par une manifestation idiote de joyeuse gratitude, de soins émus, de dorlotements fraternels... il était bien temps!
Elle claquait tout bas des dents et ne pleurait pas. Elle respirait avec surprise cette odeur d’homme nu. Rien ne l’enivrait, pas même sa douleur—il y a des brûlures de fer à friser qui sont autrement insupportables—mais elle espérait mourir, sans trop y croire... Son mari tout neuf, son ardent et maladroit mari s’étant endormi, Minne avait tenté, timidement, de s’évader des bras encore fermés sur elle. Mais ses doux cheveux de soie, mêlés aux doigts d’Antoine, la tenaient captive. Tout le reste de la nuit, la tête tirée en arrière, Minne avait songé, immobile et patiente, à ce qui lui arrivait là, aux moyens d’arranger les choses, à l’erreur profonde d’avoir épousé cette espèce de frère...
«C’est la faute de Maman, quand on y réfléchit bien... Cette pauvre Maman! elle était restée persuadée que je portais écrit sur mon front: «Voici la fille qui a découché!...» Découché! pour ce que ça m’a rapporté! J’ai eu beau lui dire que je n’avais rencontré sur ma route que deux femmes, un vieux, et un gros rhume... L’oncle Paul me bat froid, depuis que Maman est morte, comme si j’étais la cause de sa mort... Pauvre Maman! elle n’a rien trouvé de mieux à me dire, avant de nous quitter, que: «Épouse Antoine, ma chérie: il t’aime, et tu ne peux guère en épouser un autre...» Allons donc! je pouvais en épouser trente-six mille autres, n’importe quel autre, pourvu que ce ne fût pas celui-là!...»
Minne, depuis son mariage, vit close dans son passé, sans se douter qu’il n’est pas normal, chez une femme presque enfant, de commencer ses méditations par «Autrefois...»
Du rêve qui l’emportait naguère vers l’avenir, vers Le Frisé, vers le monde obscur qui s’agite, la nuit, dans l’ombre des fortifications, elle semble s’être réveillée, effarée, sans mémoire précise. Elle a gardé son habitude de songer longuement, les yeux tendus vers l’Aventure... Mais, déçue, humiliée, renseignée, elle commence à deviner que l’Aventure, c’est l’Amour, et qu’il n’y en a pas d’autre. Mais quel amour? «Oh! supplie Minne en elle-même, un amour, n’importe lequel, un amour comme tout le monde, mais un vrai, et je saurai bien, avec celui-là, m’en créer un qui soit digne de moi seule!...»
«Ah! je le savais bien, que ce coup de sonnette-là, c’était ma Minne! Je parie que tu vas m’en vouloir, parce que tu es en retard!»
Elle sourit, encore qu’elle n’ait guère envie de rire, de savoir si prévue, et si respectée, son injuste humeur. Au fond, elle retrouve sans déplaisir ce grand garçon à figure chevaline, beau, si l’on veut, et qui habille sa jeune figure d’une barbe sérieuse. «Au moins, songe-t-elle en dénouant sa voilette, je suis sûre de celui-ci: je n’en attends plus rien. C’est quelque chose, au point où j’en suis.»
—Pourquoi «en retard»? On dîne ici, je suppose?
Antoine lève des bras scandalisés qui touchent presque le plafond:
—Bon Dieu! et les Chaulieu?
—Ah! dit Minne.
Et elle reste plantée, la voilette tendue entre ses doigts fins, si délicieuse avec sa figure d’enfant grondée qu’Antoine se jette sur elle, la soulève de terre, veut l’embrasser; mais elle se dégage vite, les yeux refroidis:
—C’est ça, va! retarde-moi encore! D’ailleurs, on dîne tellement tard chez eux... Nous ne serons jamais les derniers!
Elle glisse vers la porte de sa chambre et se retourne, les lèvres plissées d’une moue:
—Tu y tiens, toi, à ce dîner?
Antoine ouvre la bouche, puis la referme, puis la rouvre, évidemment sous un flot si pressé d’arguments que Minne s’énerve et crie avant qu’il ait parlé:
—Oui, je sais! Tes relations avec Pleyel! Et la publicité des journaux affermés par Chaulieu! Et Lugné-Poe qui veut commander un barbytos pour les danses d’Isadora Duncan! Je sais tout, tout, je te dis! Dans dix minutes, je serai prête!
«Puisqu’elle sait tout ça, se dit Antoine resté tout seul au milieu du salon, pourquoi me demande-t-elle si je tiens à ce dîner?»
L’amour d’Antoine ignore la supercherie, comme la modération. Sa tendresse le fait trop tendre, et trop gai sa gaieté, et trop soucieux son souci. Peut-être n’y a-t-il pas d’autres barrières, entre elle et lui, que ce besoin—«cette manie» dit Minne—d’être sincère et sans détour?... Un jour, l’oncle Paul, le père d’Antoine, a dit à son fils, devant Minne: «Il faut se défier de son premier mouvement!» «Oh! c’est bien vrai», a répondu Minne docile, achevant en elle-même: «...surtout les gens qui ne mentent pas spontanément. Ce sont des paresseux, qui ne se donnent même pas la peine d’arranger un peu la vérité, quand ce ne serait que par politesse, ou bien pour intriguer...»
Antoine est un de ces incorrigibles. Il s’écrie vers Minne, à chaque instant: «Je t’aime!» Et c’est vrai. C’est vrai d’une manière absolue, sans nuances, pour toujours.
«Où irions-nous, philosophait Minne, si, usant du même procédé d’affirmation, je m’exclamais avec une conviction égale à la sienne: «Je ne t’aime pas!»
Cette fois encore, planté dans le salon blanc, il discute loyalement avec Minne absente: «Pourquoi me l’a-t-elle demandé, puisqu’elle le savait?» Il bouscule, en passant, le barbytos qu’il a fait construire chez Pleyel. La grande lyre gémit, lamentable et harmonieuse: «Bon Dieu! mon modèle huit!» Il la palpe avec sollicitude et sourit, dans la glace, à son image de rhapsode barbu.
Antoine n’est pas un aigle, mais il a le bon sens de s’en rendre compte. Tourmenté du besoin de se grandir aux yeux de Minne, il détourne avec l’autorisation de Gustave Lyon, son patron, quelques heures de son temps, dû à la comptabilité de la maison Pleyel, pour les donner à la reconstruction d’instruments grecs ou égyptiens. «Je me serais aussi bien occupé d’automobiles, s’avoue-t-il, mais la reconstitution du barbytos me vaudra peut-être un bout de ruban rouge...» La porte de la chambre à coucher se rouvre, Antoine tressaille.
—J’ai dit dix minutes, jette une petite voix triomphante. Regarde ta montre!
—C’est épatant, concède ce modèle des maris. Que tu es belle, Minne!
Belle, on ne sait pas bien; mais singulière et charmante, comme elle fut toujours. Elle est habillée d’un tulle vert, vert bleu, bleu vert, une robe couleur d’aigue-marine. Une ceinture d’argent, une rose d’argent au bord du décolletage discret, c’est tout. Mais il y a les épaules frêles de Minne, les cheveux étincelants de Minne, et les yeux noirs qui étonnent, qui ne vont pas avec le reste, et, au-dessous de son collier—des perles pas plus grosses que des grains de riz,—deux toutes petites salières si attendrissantes...
—Viens vite, ma poupée!...
Chez les Chaulieu, chacun arrive avec une âme de combat, les poings serrés, la mâchoire contractée et défensive. Les plus forts montrent une mine affectée d’aise et de bien-être, la face reposée d’un bon ami qui vient chez ses bons amis pour passer tranquillement la soirée. Mais ceux-là sont rares. En thèse générale, quand un homme annonce dans la journée: «Je dîne ce soir chez les Chaulieu», les visages se tournent vers lui avec un ironique intérêt. On dit «ah! ah!» et cela signifie: «Bonne chance! vous sentez-vous en forme? le biceps va?»
Dégagé de toute légende, le salon des Chaulieu n’a pas de quoi inquiéter les plus fiers courages; Mme Chaulieu est une harpie, soit. Mais il se trouve encore des esprits paisibles sur qui cette révélation ne produit pas d’autre effet que, par exemple, celle-ci: «Madame Chaulieu est un peu bossue.»
Cette insigne créature se pare de méchanceté, comme les autres de vice. Pratique, elle s’est d’abord fait connaître en parlant d’elle-même, et encore d’elle-même. Patiente, elle a, durant cinq ou six années, commencé toutes ses phrases par: «Moi qui suis la plus méchante femme de Paris...» Et Paris, à cette heure, redit avec un touchant ensemble: «Madame Chaulieu, qui est la plus méchante femme de Paris...»
Peut-être n’est-ce chez elle qu’activité inemployée, énergie de bossue dont la bosse est en dedans; car son corps menu porte solennellement une grande et magnifique tête de juive orientale.
Chaulieu, son mari, est un homme discret, découragé et bûcheur, épouvanté de sa compagne. On dit volontiers, en parlant de lui: «Ce pauvre Chaulieu»; car il laisse paraître, sur sa figure de petit hidalgo camus, la mélancolie des malades incurables et résignés. Il accepte fièrement le malheur d’être l’époux de sa femme, et son silence signifie: «Laissez-moi tranquille avec votre pitié; si je suis son mari, c’est que je l’ai bien voulu!»
Irène Chaulieu s’habille coûteusement, porte des robes blanches de dentelle ou de tulle qui gagneraient à connaître plus fréquemment le teinturier-dégraisseur, des zibelines d’occasion, et des gants blancs toujours un peu craqués à cause de la nervosité remuante de ses petites mains, des mains tripoteuses et moites, qui accaparent la poussière des bibelots, le sucre des gâteaux, le beurre des sandwiches, et les traces oxydées d’une chaîne de cou qu’elles tourmentent sans cesse.
Chez elle, assise, afin de paraître plus grande, sur l’extrême bord d’une chaise, Irène Chaulieu se tient au fond d’un immense salon carré, face à la porte pour dévisager ses amis dès qu’ils entrent, et les suivre, durant qu’ils traversent le parquet miroitant comme une mare, de son beau regard brutal et malveillant.
Telle est l’étrange amie que le hasard a donnée à Minne. Irène s’est jetée sur cette jeune femme avec la curiosité collectionneuse qui la fait si aimable aux nouveaux venus, tout animée de la joie de connaître, d’éplucher, de détruire. Et puis, mon Dieu, Antoine n’est pas si mal... grand et barbu, une dégaine de Brésilien honnête... La prévoyante sensualité d’Irène sait ménager l’avenir.
—Ah! les voilà enfin!
Antoine, derrière Minne qui traverse en patineuse le parquet glacé, marmonne des excuses et s’effondre sur la main tendue de madame Chaulieu. Mais elle ne le regarde même pas, occupée à détailler la toilette de Minne...
—C’est cette belle robe, ma chère, qui vous a mise en retard?
Son ton châtie plus qu’il n’interroge; mais Minne n’en semble pas émue. Elle compte, l’œil noir et grave, les convives masculins et oublie de dire bonsoir à Chaulieu qui s’écrie mollement, fatigué jusque dans l’enthousiasme:
—Comme vous ressemblez, ce soir, à la dure fille de Siegfried et de Brünnhild!
—Vous l’avez connue? plaisante Minne, flattée.
—Ni moi, ni personne, chère enfant: des accidents déplorables, survenus dans sa famille, empêchèrent qu’elle vît la lumière.
Irène rompt le dialogue tétralogique comme elle infligerait un pensum:
—Minne, notre ami Maschaing désire vous connaître.
Cette fois, Minne semble s’éveiller de son indifférence: Maschaing l’académicien, le Maschaing de Spectre d’Orient et des Désabusées, Maschaing lui-même!... «En voilà un qui doit s’y connaître en voluptés!» se dit Minne... Elle se penche, très attentive, vers un petit homme agile qui la salue... «Ah! je l’aurais cru plus jeune! Et puis il ne me regarde pas assez... c’est dommage!...»
Irène Chaulieu se lève, traînant deux mètres de guipure poussiéreuse, et s’empare du bras de Maschaing. Sa tête royale et busquée, son petit corps raidi sur des talons périlleux proclament l’orgueil d’une chasse fructueuse: «Enfin, je l’ai, leur académicien!»
—Maugis, jette-t-elle par-dessus l’épaule, vous offrez le bras à Minne...
Minne suit, sa main gantée sur la manche de Maugis, qu’elle n’a jamais vu de si près. «Il est drôle, mon voisin. Il a des yeux d’escargot. Mais j’aime assez cette moustache militaire. Et puis il a un nez trop court qui m’amuse. En voilà un qui passe pour la mener joyeuse, comme ils disent? Irène Chaulieu affirme qu’on peut faire beaucoup de fond sur ces hommes de la génération précédente... En somme, dépouillé de son borde-plats, il perd le trait le plus caractéristique de sa physionomie... J’ai mal aux reins, pourquoi?... Tiens! je n’y pensais plus! mais c’est ce petit Couderc, aujourd’hui...» Elle sourit froidement à son souvenir, et refuse le potage.
À sa gauche, Chaulieu boit de l’eau de Vichy, prudent et résigné, car: «Il n’y a pas de maison, dit-il, où l’on mange plus mal que chez moi.» À sa droite, Maugis l’épie de son œil saillant. En face d’elle, Irène Chaulieu, superbe, très grande dès qu’elle est assise, expédie sa bisque, y trempe un bout d’écharpe—qui, d’ailleurs, en a vu bien d’autres—et «fait du plat» à Maschaing, avec cette brutalité dans la louange, ce cynisme dans l’admiration qui subjuguent parfois leur objet et l’amènent, passif, heureux, jusqu’aux lèvres buveuses et bien ciselées d’Irène, jusqu’entre ses bras musclés de dompteuse...
Antoine sourit à sa femme. Elle lui rend le sourire en renversant la tête, pour que Maugis suive le mouvement du cou, note l’éclair des yeux entre les cils blonds... «On ne sait jamais» se dit-elle.
Aux deux bouts de la table, des gens vagues, cousines pauvres d’Irène, jeunes prodiges de la littérature, pas encore bacheliers, mais qui traitent Mallarmé de rétrograde; une Américaine, qu’on nomme «la belle Suzie» sans la désigner davantage, et son flirt de la semaine; un marchand de pierres israélite, sur qui l’hôtesse, qui convoite un saphir étoilé, essaiera vainement tout à l’heure ses regards les plus explicites et son cynisme fraternel: «Nous deux, qui sommes de bonnes crapules...» Un blond pianiste beethovenien est annoncé pour onze heures...
Minne regarde tous ces gens-là et rit: «Ce pauvre Antoine, il a encore écopé la tante Rachel! Ça ne rate jamais. Comme il n’y a guère que lui de poli, ici, on lui repasse toutes les vieilles parentes...»
—Vous ne buvez pas, madame?
«Ah! Ah! Il se décide, ce gros Maugis? Quelles moustaches, tout de même! Je ne peux pas m’habituer à entendre sortir de ces broussailles sa voix de jeune fille un peu enrhumée...»
—Mais si, monsieur! je bois du champagne et de l’eau.
—Et comme vous avez raison! Le champagne est le seul vin tolérable de cette maison. Chaulieu est chargé de la publicité du Roederer—heureusement pour vous!
—Je ne savais pas. Si Irène vous entendait!
—Pas de danger! Elle s’éreinte en effets de corsage pour Maschaing...
—C’est ce qui vous trompe, mon petit Maugis, j’entends toujours tout!
Le regard et la phrase tombent raide sur l’imprudent, qui plie le dos et tend les mains jointes:
—Pardon! ferai plus! gémit-il.
Mais on ne désarme pas si vite Irène Chaulieu, fille d’une race qui mutilait les Amalécites vaincus:
—Ne vous mettez pas mal avec moi, mon petit Maugis: ça pourrait vous coûter cher!
Blessé d’être menacé devant Minne, l’homme aux grosses moustaches devient insolent:
—Cher? Ma pauvre amie, je suis bien tranquille: les femmes ne m’ont jamais rien coûté, et ce n’est fichtre pas pour vous que je changerai mes habitudes!
Irène Chaulieu flaire le vent en cavale de sang, et va répondre... Déjà tous les convives se taisent et se penchent comme au théâtre... La voix douce et lasse de Chaulieu détourne—quel dommage!—la tempête:
—Je l’avais bien dit, que la timbale serait ratée!...
Bien que l’assertion soit rigoureusement exacte, les convives jettent à ce martyr des regards féroces: Chaulieu leur fait manquer un de ces attrapages soignés, la spécialité de la maison, et puis, comme dit Maugis, pendant ce temps-là, on n’aurait pas pensé à ce qu’on mange! N’empêche que Minne jette à son voisin, ce brave, une œillade singulièrement flatteuse. «Ses moustaches ne mentent pas: c’est un héros!» Le héros sent venir, d’elle à lui, cette sympathie d’ordre inférieur, penchant de la petite femme du monde pour le lutteur qui vient de «tomber» un adversaire... Il est prêt à en profiter, séduit par l’inquiétante beauté de Minne, son charme de bibelot hors commerce...
Le dîner se dégèle. Irène Chaulieu flambe d’entrain, grisée par sa première escarmouche. Elle ne mange plus, parle comme on délire, et comble de calomnies inédites l’oreille tendue de l’académicien qui prend des notes. Antoine l’entend, épouvanté, défendre une amie de fraîche date:
—Non, mon cher maître, vous ne vous ferez pas l’écho de pareilles infamies! Madame Barney est une honnête femme, qui n’a jamais eu avec Claude les relations que l’on dit! Madame Barney a des amants...
—Ah! comment? elle a des amants?
—Parfaitement, elle a des amants! Et c’est son droit, d’avoir des amants! C’est le droit de toute femme trompée par la vie! Et je n’admettrai jamais qu’on parle d’elle, devant moi, en des termes équivoques!
«Bon Dieu! soupire Antoine, assommé. Si jamais cette mégère-là prenait Minne en grippe, nous serions frais! Ma petite Minne si pure! Comme elle rit des fumisteries de ce gros journaliste!... Rien de tout cela ne l’effleure...»
Minne rit, en effet, la tête en arrière, et on voit le rire descendre en ondes sous la peau nacrée du cou, jusqu’aux deux petites salières attendrissantes... Elle rit pour s’embellir et pour éviter de répondre à Maugis emballé, qui lui dépeint son état d’âme en termes vigoureux:
—...et vous verriez quel bath aimoir, avec quels divans!
—Des divans! répète Minne, tout à coup très réservée... Vous entendez, monsieur Chaulieu, ce que me dit mon voisin?
—J’entends bien, répond Chaulieu... mais je faisais, par discrétion, le monsieur qui savoure sa salade Femina. Et, bon Dieu! qu’elle est mauvaise! avec quoi peut-on bien fabriquer l’huile d’olive, chez moi?
Minne le tire par la manche, gamine:
—Mais, monsieur Chaulieu, défendez-moi! il me dit des choses horribles!
Chaulieu tourne vers Minne sa figure camuse:
—Comment? ma pauvre enfant, vous en êtes déjà à me demander secours? Dans ce cas, il y a...
—Il y a?... insiste Minne, très coquette.
Chaulieu, du menton, désigne Antoine:
—Mais... celui-là, de qui les biceps me semblent compter... Hé! Maugis, qu’est-ce que tu en dis?
Maugis, embêté au fond, ricane, pose lourdement ses coudes sur la table, exagère la vigueur de son large dos:
—Mon vieux, pourvu qu’une femme ait des faiblesses, la force du mari, moi, je m’en fiche!
—C’est une opinion.
—Dites donc, petite madame blonde, il a l’air occupé votre mari?
—Très occupé! Irène Chaulieu, dès qu’elle a vu le jeu de Maugis, a résolument tourné le dos à l’Immortel et s’est jetée sur Antoine, sur le mari, sur l’ennemi... Elle lui masque tout un côté de la table, de son chignon gonflé et lâche, de son éventail ouvert, de son épaule évadée du corsage... Elle l’ahurit de paroles, se découvre un intérêt récent et passionné pour le barbytos.
—Mais, mon cher, c’est une révolution dans la musique!
—Oh! c’est beaucoup dire! hasarde loyalement Antoine.
—Laissez donc, laissez donc, vous êtes trop modeste! Ah! si j’étais homme! À nous deux, nous remuerions le monde!... Quand on a votre force, votre jeunesse, votre...
Le beau regard oriental d’Irène s’appuie sur celui d’Antoine; ses cils, lourds de mascara, battent paresseusement comme l’aile d’un papillon pose... Il cligne, gêné, fatigué aussi par l’électricité crue qui tombe sur la nappe brodée et rejaillit blafarde jusqu’aux visages. Un coup de timbre lointain met fin à son supplice, et Chaulieu avertit sa femme d’un petit claquement de langue:
—Hep, Irène!
Elle se lève à regret, enroule son écharpe, accroche et entraîne des pelures de bananes, en disant tout haut:
—Déjà les cure-dents qui rappliquent! Je vais encore trouver au salon des têtes à quarante-cinq degrés. Tant pis, je n’y peux rien! Tout le monde voudrait dîner ici... Minne, vous ferez la jeune fille au salon, pour le café et les liqueurs.
Minne ne déteste pas cet office délicat qui consiste à manier, dans un salon encombré, des tasses fragiles, une cafetière, une pince à sucre... Elle y apporte des mains soigneuses, une application de fausse ingénue qui attendrit les dîneurs bien remplis.
—Quel trésor, mon cher, qu’une petite femme comme ça! Elle vous a une frimousse à repriser des chaussettes, tu ne trouves pas?
L’emballement de Maugis n’a plus de bornes. Il vient de se confier à un jeune poète, trop jeune pour n’être pas blasé sur la beauté des femmes...
—Quel petit cou à étrangler! Et ces cheveux! et ces yeux! et ces...
Irène Chaulieu survient, chétive et excitée.
—Là, là, Maugis, un peu de calme! Convenez au moins que je suis une bonne amie? À table, pour vous laisser le champ libre, j’ai occupé le mari!
—C’est vrai, je vous revaudrai ça. Elle est rudement gentille, l’enfant! Je vous fous mon billet que si je la rencontrais dans une île déserte... ou même dans ma chambre à coucher...
—Mon pauvre Maugis, vous me faites pitié! Il n’y a rien à faire avec Minne.
L’homme de lettres lève ses lourdes épaules:
—Elle est honnête? raison de plus! une femme qui a pas marché se méfie moins.
—Ça dépend, objecte Irène nonchalante, les cils couchés en abat-jour. Il y a celles à qui les hommes ne disent rien...
Maugis lance, pour mieux écouter, sa cigarette dans un vase de roses.
—Non? vrai? elle?... Racontez-moi tout! On est des vieux copains, nous deux, pas, Irène?
—Oui, à présent! jette-t-elle, moqueuse. Vous êtes trop chineur, mon gros, vous ne saurez rien.
Tranquille, sûre d’avoir semé de la bonne graine de mensonge, elle s’en va vers les couples qui arrivent. Rares, les couples: le célibataire abonde, et l’homme marié venu tout seul. Elle sourit, tend ses mains aux ongles brillants. Le grand salon glacial se peuple enfin, perd sa sonorité d’appartement à louer. Irène permet le cigare, et Minne verse les liqueurs, si sage dans sa robe bleue...
—Un peu de curaçao sec, monsieur?
Elle dit cela d’une voix distinguée, une voix qui s’ennuie poliment...
—Un peu de curaçao sec, monsieur?
Pas de réponse. Minne lève les yeux et se trouve devant le petit baron Couderc qui vient d’entrer... Il n’en revient pas. Pourquoi ne lui a-t-elle pas dit qu’il la verrait ce soir? Et pourquoi n’a-t-elle pas l’air émue? Car, enfin, il y a cinq heures à peine que, là-bas, rue Christophe-Colomb, elle détachait ses jarretelles avec une pudeur si charmante et si drôlement placée... À ce souvenir, il suffoque un peu, et son teint d’enfant frais s’empourpre d’un seul flot.
—Mais, murmure-t-il, vous êtes donc ici?
—On le dit... raille-t-elle en lui souriant des yeux.
Elle lui laisse aux doigts un verre plein, et s’en va, Hébé indifférente, servir Antoine.
—Irène Chaulieu a vu... Maugis aussi...
—Mon Dieu! Irène, qu’est-ce qu’il a pris, le gosse, souffle Maugis, intéressé violemment. Vous avez vu ce qu’il a tiqué?
—Ça vous étonne? Pas moi! Vous ne savez donc pas? Ce petit Couderc est fou d’elle, mais elle ne veut rien savoir. Elle a dû le remiser encore une fois, et sec; il fera bien de ne plus se retrouver devant elle!
—Il ne s’en remet pas: regardez-le... Pauvre gosse! il me fait pitié!
—Pitié! vous êtes épatant, mon cher, à vouloir que toutes les femmes passent leur vie dans les garçonnières! C’est bien fait pour le petit Couderc! Moi, j’aime les femmes qui se tiennent!
Il est exact, d’ailleurs, que Jacques Couderc souffre. Il supporte son nouvel état d’amant heureux avec impatience et malaise. La semaine d’avant, son flirt avec Minne lui procurait un agacement délicieux, l’exaltation d’un vin léger qui fait chanceler la tête sans couper les jambes. Il aurait voulu se battre devant elle, insulter à tout ce qui existe, enlever une autre femme pour que Minne le sût et l’admirât; mais il ne subissait pas ce morne et ardent amour, si près des larmes et de la violence, cet amour que la première heure de possession avait fait sortir d’un gîte sombre où il dormait tout armé...
Jacques souffre de jalousie, parce qu’il aime, et son mal lui donne une contenance un peu courbée et gauche, un air de rhumatisant précoce.
Sans déférence pour le pianiste qui joue une tumultueuse rengaine de Liszt, Maugis a rejoint Minne, et Jacques Couderc la regarde roucouler et rire.
«Elle n’a ri qu’une fois aujourd’hui, songe-t-il, c’est quand elle m’a dit que j’étais bête. Seigneur! je le suis encore bien plus qu’elle ne le croit... Quelle sale tête il a, ce Maugis! Il ressemble au «Frog Prince» des dessins de Walter Crane... Tant pis! je m’en vais mettre la puce à l’oreille du mari!»
Jacques Couderc relève son nez de gavroche, affermit son sourire en coin, et s’en va crânement «rapporter» à Antoine, qui fume en paix près de la table de poker, dans le clan des hommes mûrs, car sa barbe et sa figure de cheval sérieux lui ont créé des relations au-dessus de son âge. Et puis, le rénovateur du barbytos ne folâtre pas avec des gigolos!
—Monsieur...
—Cher monsieur...
Ils échangent une poignée de main, et Antoine sourit paternel.
—Vous avez vu ma femme?
—Oui... c’est-à-dire... elle causait avec M. Maugis: alors, je n’ai pas cru devoir...
—Vous ne connaissez pas Maugis?
—À peine... C’est un de vos amis personnels?
—Non, pas du tout. Je le rencontre ici, et ailleurs. Il amuse Minne.
Jacques jette sur Antoine un regard furieux:
—Charmant garçon, d’ailleurs. Un peu bohème, mais quand on est célibataire, n’est-ce pas?...
—Je ne vous le fais pas dire!
—Mais je ne le dis pas non plus! se récrie imprudemment Jacques, rouge d’une pudeur insolite. Je sais bien qu’on a la rage de dire que je mène une vie de bâton de chaise, mais c’est très, très exagéré. Dans tous les cas, je n’ai pas, comme Maugis, la fâcheuse réputation de coucher avec des vieilles dames, moi!
Antoine lève les sourcils et regarde du côté de Maugis, toujours assis auprès de Minne.
—Comment? il couche avec des vieilles dames?
—Des vieilles dames, c’est beaucoup dire... avec une vieille dame, une blonde teinte, hors d’âge... Et Dieu sait pourquoi! car il aime plutôt les petites personnes très jeunes...
—Vrai? c’est épatant, déclare Antoine.
Son accent révèle une si vive admiration que le petit Couderc s’indigne.
—Ça ne vous dégoûte pas plus que ça?
—Moi? mais je trouve ça merveilleux, cher monsieur! Vous pourriez me mettre dans un lit avec une femme d’âge pendant sept ans... je resterais comme... comme... je ne peux pas dire quoi, moi!
Le baron Couderc se lève, déçu.
—Vous permettez, cher monsieur? Je crois que madame Minne me fait signe...
Ce n’est pas un signe, mais un froncement têtu des sourcils. Minne voit, Minne sent un commencement de danger contre lequel se dresse son âme brave et rusée. Elle regarde venir Jacques avec défiance... Il est gentil pourtant cet enfant, et si bien habillé!
«Le pantalon de Maugis visse, pense-t-elle, et puis je n’aime pas les revers de moire... Mais, décidément, Jacques est trop jeune. Cette surprise, cette rougeur en me trouvant ici!... Je n’aurais jamais dû compter sur un garçon si jeune pour faire de moi une femme comme les autres... Quand je pense à ce que disait Marthe Payet, l’autre jour: «Moi, je suis comme Bilitis; quand je suis avec mon amant, le plafond tomberait sans changer le fil de mes idées!» Jacques aussi, il est comme Bilitis... Oh! je le battrai!...»
Elle se tourne un peu du côté de Maugis, dont le souffle caresse son épaule: «Celui-ci... on ne peut pas lui reprocher d’être trop jeune, au contraire. Il n’est pas beau... Mais son assurance, sa voix de jeune fille, sa câlinerie blessante, et ce ... je ne sais quoi... Ah! oui! s’interrompt-elle résignée, le je ne sais quoi des hommes qu’on ne connaît pas beaucoup!»
Jacques est revenu à Minne, qui lui tend sa main dégantée. Il l’effleure des lèvres, et attend pour Maugis une présentation qui ne vient pas. Maugis fume, suave et vague, les yeux vers l’azur pommelé du plafond... Minne se lève enfin, déplisse sa robe et marche vers la table qui porte des rafraîchissements, pour que son amant l’y suive...
—Un verre d’orangeade, chère madame?... Minne, supplie-t-il tout bas, vous saviez que vous veniez ici ce soir, et vous ne me l’avez pas dit...
—C’est vrai, avoue-t-elle. Je n’y ai pas pensé...
Elle lui parle de profil une coupe aux doigts, inondée de lumière crue. Ses cils retroussés semblent la flèche que lancent ses yeux aux aguets; le peu de champagne qu’elle a bu rosit sa petite oreille compliquée...
—Minne, poursuit-il, enragé de tant de grâce, jure-moi que tu ne voulais pas cacher ton flirt avec cet ignoble individu!
Elle tressaille, mais ne se tourne pas vers Jacques.
—Connais-je d’ignobles individus? Et osez-vous aujourd’hui, aujourd’hui, me parler ainsi?
Il jette à travers la table son sandwich mordu qui tombe dans les cerises déguisées.
—Eh! c’est d’aujourd’hui seulement que je puis vous parler ainsi, parce que c’est d’aujourd’hui que je souffre, d’aujourd’hui que je t’aime!
Minne s’est retournée, brusque; elle plonge dans les yeux défiants et tristes de son amant son grave regard.
—D’aujourd’hui? Parce que vous m’avez eue? Réellement?... Oh! expliquez-moi comment il se peut que l’amour vienne d’une pareille chose?... Dites-moi: vous m’aimez davantage parce que, cet après-midi...?
Il croit comprendre, et se trompe; il croit que Minne veut ranimer son imagination au feu d’un souvenir tout proche, qu’elle veut goûter, devant tous, l’outrage exquis d’une évocation précise... Son teint d’enfant sanguin s’embrase et pâlit tour à tour: le voici de nouveau changé, sans défense, comme elle l’a vu tout à l’heure rue Christophe-Colomb...
—Oh! Minne, quand tu t’es penchée pour dénouer tes jarretelles...
Il délire et tremble, son genou gauche trépide, comme là-bas... Elle l’écoute, très sérieuse, sans baisser les yeux, sans frémir aux mots brûlants, et quand il s’arrête, honteux et enivré, elle n’a qu’une exclamation, à peine prononcée, de découragement:
—C’est inconcevable!
Minne se lève tôt, pour une Parisienne qui sort souvent le soir. À neuf heures, elle a pris son bain, et mange ses rôties sans langueur, très éveillée, dans son cabinet de toilette blanc. À chaque étage de la maison neuve, il y a le même cabinet de toilette blanc, le même petit salon gris perle à fausses boiseries, le même grand salon à baies vitrées... Cela désole l’imagination; mais Minne n’y pense pas.
Ensachée dans sa robe de moinillon blanc, la tresse en corde d’or dansant sur les reins, elle savoure ce matin, pas encore blasée, l’exquise solitude où la laisse le départ quotidien de son mari.
Jusqu’à midi, elle sera seule, seule à lisser en arrière, tout aplatis, ses cheveux polis par la brosse, ce qui lui fait une figure d’enfant japonais; seule à regarder la couleur du temps, à vérifier, d’un index pointu, le balayage des petits coins; seule à camper sur un chapeau le paradis qu’éparpille son souffle et qui se couche comme une graminée des prés; seule à rêver, à écrire, à lire, à jouir de l’enivrante solitude qui, depuis toujours, a conseillé Minne.
C’est par un matin d’hiver, clair et sonore comme celui-ci, qu’elle a couru chez Diligenti, vague compositeur italien. Elle l’a trouvé à son piano, flatté, embêté, irrésolu... Pour la punir de le déranger à cette heure-là, il a, rageur, possédé Minne déçue...
Mais, aujourd’hui, Minne se sent une âme de ménagère raisonnable. Sa déconvenue d’hier—la quatrième—lui donne à réfléchir, et elle réfléchit, en effet, devant une tasse vide.
«Il faut aviser. Parfaitement, il faut aviser. Je ne sais pas encore comment. Mais ça ne peut plus durer. Je ne peux pas m’en aller, de lit en lit, pour faire plaisir à MM. Chose et Machin, pour l’unique satisfaction d’avoir un peu mal partout et mon chignon à refaire, sans compter les chaussures qu’on remet toutes froides et quelquefois mouillées... De quoi est-ce que j’ai l’air? Irène Chaulieu dit qu’il faut se ménager, si on ne veut paraître tout de suite cinquante ans, et elle assure que, pourvu qu’on crie ah! ah! qu’on serre les poings et qu’on fasse semblant de suffoquer, ça leur suffit parfaitement. Ça leur suffit peut-être, aux hommes, mais pas à moi!...»
L’arrivée d’un pneumatique interrompt l’amère rêverie de Minne.
«C’est de Jacques. Déjà!...»
Minne chérie, Minne rêvée, Minne terriblement aimée, je t’attends aujourd’hui chez nous. Je ne peux pas te dire, ma chère petite reine, tout ce que tu apportes dans ma vie, mais je sais depuis hier, je sais d’une manière absolue que, si je n’arrive pas à te voir autant que je veux, tout croulera! Ne ris pas, Minne, je ne mets pas d’orgueil à t’avouer que je n’aurais jamais soupçonné ce qui m’arrive là. Es-tu l’amour? Es-tu une maladie de mon cerveau? À coup sûr tu n’es pas le bonheur, Minne chérie...
JACQUES
Elle déchire le papier en tout petits morceaux, avec une application vindicative.
«Et lui, est-il le bonheur pour moi? Cet égoïsme! Il ne parle que de lui! Ce n’est pas en ce petit si jeune que je pourrai jamais me réfugier, ce n’est pas à lui que je pourrai m’avouer, supplier: «Guérissez-moi! Donnez-moi ce qui me manque, ce que j’appelle si humblement, qui me ravalera au rang des autres femmes!...» Toutes les femmes que je connais parlent de ça dès qu’elles sont seules ensemble, avec des paroles et des regards qui salissent l’amour... Tous les livres aussi! Et il y en a qui sont d’un formel! Celui d’hier encore...»
Elle ouvre un volume tout moite d’encre fraîche et relit:
«Leur étreinte fut à la fois une assomption et un paroxysme. Alida rugissante enfonça ses ongles aux épaules de l’homme, et leurs regards exacerbés se croisèrent comme deux poignards empennés de volupté... Dans un spasme suprême, il sentit sa force se dissoudre en elle, tandis qu’elle, les paupières révulsées, dépassait d’un envol les sommets inconnus où le Rêve se confond avec la sensation...»
«C’est péremptoire, ça! conclut Minne en refermant le livre. Je me demande quelquefois ce qu’Antoine a bien pu faire de son célibat pour être aussi... ignorant!» Minne pense peu à Antoine, d’habitude. Il lui arrive de l’oublier; il lui arrive aussi de l’accueillir joyeusement, comme s’il était encore le fraternel cousin d’autrefois... Mais, aujourd’hui, lorsqu’il rentre affamé, fleurant le palissandre et le vernis, son bavardage heureux échoue devant le mutisme de Minne, un mutisme à petite bouche pincée, à sourcils excédés...
—Qu’est-ce que tu as?
—Rien.
Elle n’a rien. Elle en veut à Antoine du rendez-vous que lui donne Jacques cet après-midi. Ce petit tient de la place, il supplie, il s’impose, il écrit... C’est le baron Couderc, évidemment, mais... «La belle avance!» songe Minne. «Ça m’amuserait si je le volais à quelqu’un, ou si je pouvais le dire à Irène Chaulieu. Mais, pour moi, qu’il soit le baron Couderc ou le charbonnier d’en face, le résultat ne diffère pas!»
Elle ira pourtant rue Christophe-Colomb. Elle ira parce qu’elle ne recule jamais devant rien, même devant une corvée, et puis c’est encore si nouveau, leur aventure d’amour...
Dans la salle à manger, où il entre tant de lumière qu’on en a froid, Antoine dévore du veau marengo et son journal; puis il contemple avec extase sa femme qui, serrée dans une robe foncée, tout unie, ressemble à une vendeuse très distinguée. Il tâche, en bavardant, d’adoucir l’expression distante de ces yeux noirs, tourment de toute sa jeunesse, de cette bouche qui mentit autrefois si follement, si artistement...
—J’ai bien déjeuné, ma Minne. C’est toi qui as fait le menu?
—Mais oui, comme tous les jours.
—C’est épatant! Ma tante ne t’avait pourtant guère appris.
Minne se rengorge.
—J’ai appris toute seule. Les sauces sont démodées, les entremets compliqués n’ont plus de succès, les légumes manquent en cette saison, et, si je ne me donne pas un peu de peine, on mangera aussi mal ici que chez les Chaulieu.
Elle joue à la madame, croise ses mains, et professe sur les denrées d’hiver. Antoine l’admire et jubile, à demi caché derrière son Figaro... Minne perçoit le tremblement insolite du journal et proteste:
—C’est trop fort! pourquoi ris-tu?
—Pour rien, ma poupée. Je t’aime trop.
Il se lève et vient baiser tendrement les beaux cheveux brillants, où serpente et se perd un étroit velours noir... Minne appuie un instant sa tête au flanc de son mari, d’un air las:
—Tu sens le piano, Antoine.
—Je le sais bien. C’est très sain, tu sais. Ça chasse les mites, cette odeur de vernis et de bois neuf. Si nous enfermions un piano à queue dans chacune de tes armoires robes?
Minne daigne rire, ce qui le remplit d’allégresse.
—Hop! viens me verser mon café, chérie! il faut que je file de bonne heure!
Il l’enlève dans ses bras et la porte dans le salon blanc à bouquets, qui conserve une odeur banale de tentures neuves, car Minne n’y reçoit guère et habite plus volontiers sa chambre à coucher, et surtout son cabinet de toilette.
—Qu’est-ce que tu fais, mignonne, cet après-midi?
Le visage de Minne se durcit un peu, non qu’elle redoute un soupçon, mais ce second rendez-vous, au lendemain du premier, menace son repos...
—Des courses embêtantes. Mais je rentrerai de bonne heure.
—Oui, je sais ce que ça veut dire! Tu vas m’arriver à sept heures et demie avec un air de tomber de la lune, en t’écriant: «Comment? moi qui croyais qu’il était cinq heures!»
Minne secoue la tête, sans gaieté:
—Ça m’étonnerait bien.
Dans le petit rez-de-chaussée de la rue Christophe-Colomb, elle trouve le thé bouillant, le feu qui croule en braises roses, et, dans tous les vases, des chrysanthèmes échevelés, larges comme des pieds de chicorée... Les sandwiches au caviar, déballés trop tôt, se recroquevillent comme des photographies mal collées... Jacques est là depuis deux heures, plus grave qu’hier, et Minne le trouve changé; il a quelque chose de sincère et de sérieux qui ne lui va pas du tout. «C’est bien ma veine!» soupire-t-elle. Et elle cache sa mauvaise humeur sous un sourire mondain:
—Comment? vous êtes déjà là, cher ami?
Le «cher ami» fait signe que oui, qu’il est déjà là, et lui serre les doigts très fort. «On jurerait, se dit Minne, qu’il a envie de pleurer... Un homme qui pleure, ah! non! ah! non!...»
—Qu’est-ce que vous avez contre moi? je suis en retard?
—Oui, mais ça ne fait rien.
Il l’aide à retirer sa fourrure, reçoit dans ses mains dévotes le petit tricorne piqué de camélias, et pâlit de lui voir la même robe qu’hier, un col strict où scintille le même bouton de rubis... Il se sent navré et perdu:
«Mon Dieu! songe-t-il, que je l’aime déjà! C’est terrible, je ne le savais pas... Hier, ça allait encore; mais, aujourd’hui, je suis au-dessous de tout, je ne suis bon qu’à pleurer et à coucher avec elle jusqu’à en mourir... Elle va me prendre pour un goujat...»
Elle se tourne vers lui, agacée de son silence:
—Dites donc, Jacques, laissez-moi placer un mot!
Il sourit, d’un sourire qui a délaissé toute son heureuse insolence:
—Ne vous moquez pas de moi, Minne, je ne suis pas dans mon assiette.
Elle s’approche, empressée, caresse les doux cheveux du blondin assis devant elle:
—Mais il fallait le dire! C’était si simple de remettre à un autre jour!... Un pneu aurait suffi...
Cette fausse sollicitude rallume dans les yeux de Jacques une inquiétante lumière. Il se lève et parle presque durement:
—Remettre!... un pneu!... Suis-je un invalide? Il ne s’agit pas d’une grippe ou d’une migraine. Croyez-vous que je puisse me passer de vous?
Il n’a pas su se contenir, il s’explique maladroitement, et Minne se cabre:
—Alors, quand vous ne pourrez pas vous passer de moi, il faudra que je vienne ici à n’importe quelle heure?
Elle n’a pas haussé le ton, mais sa bouche nerveuse blanchit et elle regarde son amant de bas en haut, en bête faible et menaçante. Il s’effraie et saisit les froides petites mains dégantées:
—Dieu! Minne, que nous sommes fous! Qu’est-ce que j’ai? qu’est-ce que je dis? Pardonne-moi... C’est que je t’aime: tout le mal vient de là; c’est que je me fais un mal infini en pensant à toi, à toi telle que tu étais hier, telle que tu vas être... Dis, dis, n’est-ce pas? telle que tu étais hier, toute pâle dans tes cheveux, et puis toute fatiguée sur le lit, avec tes pieds pointus et joints...
Il parle, et déshabille Minne. Ses baisers, l’accolement de son jeune corps vigoureux et rose, qui sent la blonde, l’éclair de beauté mystérieuse qui le visite à cette minute-là, raniment au fond des yeux sombres de Minne, encore une fois, l’espoir du miracle attendu... Mais, encore une fois, il succombe seul, et Minne, à le contempler si près d’elle immobile, mal ressuscité d’une bienheureuse mort, déchiffre au plus secret d’elle-même les motifs d’une haine naissante: elle envie férocement l’extase de cet enfant fougueux, la pâmoison qu’il ne sait pas lui donner: «Ce plaisir-là, il me le vole! C’est à moi, à moi, ce foudroiement divin qui le terrasse sur moi! je le veux! ou bien, qu’il cesse de le connaître par moi!...»
—Minne!
L’enfant, apaisé, soupire ce nom, et rouvre les yeux dans l’ombre colorée des rideaux. Il n’est plus méchant, il n’est plus jaloux, il est heureux et câlin, il cherche Minne à travers le grand lit...
—Minne, tu reviens? Tu es longue!...
Comme elle ne revient pas, il se soulève, s’assied, et demeure béant à constater que Minne, corsetée, renoue dans ses cheveux l’étroit ruban de velours noir.
—Tu es folle! tu t’en vas?
—Mais oui.
—Où?
—Chez moi.
—Tu ne m’avais pas dit que ton mari...
—Antoine ne rentre qu’à sept heures.
—Alors?
—Je n’ai plus envie de rester.
Il saute du lit, nu comme Narcisse, bute sur des bottines éparses.
—Minne!... Qu’est-ce que j’ai fait pour que tu me quittes? Je t’ai fait mal? peut-être que je t’ai fait un peu mal?...
Elle va parler, répondre: «Même pas!» revendiquer sa part de joies, dire sa longue recherche, ses chutes infructueuses... Une pudeur spéciale la retient: que ce secret-là, avec les divagations d’autrefois, soit du moins son triste lot, le trésor de Minne...
—Non, je n’ai rien... Je m’en vais. Je n’ai plus envie de rester, voilà tout. J’en ai assez.
—Assez de quoi? De moi?
—Si vous voulez. Je ne vous aime pas suffisamment...
Elle lui assène ça comme un madrigal, en enfilant ses deux bagues. Pour lui, tout cela est un cauchemar, ou une mystification, qui sait?
—Minne chérie, vous en avez de bonnes! On ne s’ennuie pas une minute avec vous!
Il rit, toujours tout nu... Minne, les mains dans son manchon, le dévisage. Elle le hait. Elle en est certaine, à présent. Elle scrute cruellement, sans honte, les détails de cette figure d’enfant vanné, le dessous des yeux mauves, la bouche molle et rougie, la poitrine où mousse une toison blonde, les cuisses maigres et musclées... Elle le hait. Elle se penche davantage et lui dit doucement:
—Je ne vous aime pas assez pour revenir. Hier, je n’en étais pas sûre. Avant-hier, je n’en savais rien. Vous ne saviez pas, hier, que vous m’aimiez. Nous avons fait, tous deux, des découvertes.
Puis, elle glisse vivement vers la porte, pour qu’il n’ait pas le temps de lui faire du mal.
Antoine, qui revient à pied du quartier Rochechouart, se sent morne pour deux raisons: d’abord parce qu’il dégèle et que, du pavé gras, fume une vapeur à goût de torchon mouillé; ensuite, parce que son chef agacé, l’a traité de «luthier pour momies...».
En proie à des pensers navrants, Antoine est rentré sans tumulte, n’a pas chanté dans l’antichambre, n’a pas fait choir les parapluies suspendus aux patères de l’entrée... Il pousse la porte du salon avant que rien l’y ait annoncé et s’arrête, surpris: Minne est là, endormie sur le canapé blanc à bouquets...
Endormie? pourquoi endormie? Elle a posé son chapeau sur la table, jeté ses gants dans une jardinière, et son manchon, roulé à ses pieds, semble un chat accroupi dans l’ombre...
Endormie... cela ressemble si peu à Minne ce désordre insolite, ce sommeil de vaincue!... Il s’approche davantage: elle dort, la tête appuyée au dossier sec, et le pur métal de ses cheveux a coulé un peu sur son épaule... il se penche, le cœur battant, ému d’être là, vaguement pénétré de crainte et de honte, comme s’il ouvrait une lettre volée... Cette enfant qu’il adore, comme elle sommeille tristement! Les sourcils se plissent, la bouche détendue s’abaisse aux coins, et les narines délicates, dilatées, respirent tout à coup plus fort... Ce navré visage aveugle va-t-il fondre en larmes?
«Qu’a-t-elle de changé? songe Antoine avec angoisse! ce n’est plus la même Minne... D’où vient-elle, si fatiguée et si triste? Son sommeil est désolé, et je ne l’ai jamais sentie si loin de moi. Est-ce qu’elle va recommencer à mentir?...»
C’est un mensonge déjà, que cet assoupissement harassé, cet autre visage qu’elle ne lui montre jamais... Il recule d’un pas. Minne a remué. Ses mains tressaillent faiblement, comme les pattes des chiens qui courent en rêve, et elle s’assied en sursaut, effarée:
—C’est vous? quoi donc? c’est vous?
Antoine la regarde profondément:
—C’est moi, Minne. Je rentre à l’instant. Tu dormais... Pourquoi me dis-tu vous?
Minne, si pâle, s’empourpre jusqu’aux cheveux et aspire l’air, un grand coup:
—Ah! c’est toi! quel mauvais rêve!...
Antoine s’assied près d’elle encore étreint de doute et de malaise:
—Raconte ton mauvais rêve?
Elle sourit, de son féminin et audacieux sourire, en secouant sa mèche blonde défaite:
—Merci! pour me faire peur!
—Je te rassurerai, ma Minne, dit Antoine, en la prenant toute dans son grand bras.
Mais elle rit et s’échappe, frissonnante, et danse pour se réchauffer, pour s’éveiller, pour oublier la menaçante image que faisait, dans son rêve, un corps d’adolescent, nu et blond, étendu sans vie sur un tapis rouge...
Aujourd’hui, c’est dimanche, un jour qui détraque la semaine, différent des autres jours. Le dimanche, Antoine—qui croit aimer la musique depuis qu’il reconstitue des barbytos—emmène Minne au concert.
Minne ne saurait pas dire, vraiment, pourquoi elle est plus frileuse le dimanche. Elle arrive au concert, claquant des dents, et la musique ne la réchauffe guère, parce qu’elle l’écoute trop. Elle l’écoute, penchée, les mains jointes dans son manchon, attentive à regarder le chef d’orchestre, comme si le geste de Chevillard ou de Colonne allait enfin lever le rideau d’un spectacle mystérieux qu’on devine derrière la musique, et qu’on ne voit jamais... «Mon Dieu, soupire Minne, pourquoi rien n’est-il jamais parfait? On attend, on attend, c’est comme une envie de pleurer qu’on a par tout le corps, et... rien n’arrive!...»
Pour ce gris dimanche de dégel, Minne se pare d’une robe grise, en velours couleur d’argent terni, et d’une étole de renard noir. Sous le chapeau couronné de plumes sombres, ses cheveux rayonnent, emboîtant la nuque d’un casque serré en or poli. Debout dans le cabinet de toilette, multipliée par la glace d’un miroir Brot, Minne s’avoue satisfaite:
«Je réalise assez bien l’idée qu’on se fait de la femme du monde.»
Puis, elle s’en va taquiner son mari, car sa propre perfection la rend volontiers autoritaire. Il s’habille dans une petite pièce, installée à la diable à côté de son bureau-fumoir: Minne ne tolère pas auprès d’elle des «affaires d’homme» qui sont noires, rudes à toucher, ni des dessous masculins. «Si, au moins, dit-elle, on pouvait mettre des rubans aux caleçons et aux gilets de flanelle, pour que ça fasse joli quand on ouvre une armoire!...»
Antoine est en train de s’habiller, formé par le collège à une célérité silencieuse.
—Allons, Antoine, allons! gronde la petite fée en argent.
Il tourne vers elle une figure barbue et préoccupée, des yeux noirs et blancs de bon rastaquouère:
—Tiens, Minne, mets-moi donc le bouton de ma manchette gauche.
—Je ne peux pas, j’ai mes gants.
—Tu pourrais en ôter un...
Il n’insiste pas davantage, mais la même préoccupation revient peser sur ses sourcils. Minne s’admire dans le miroir incliné d’une vieille psyché reléguée dans ce coin, et qu’elle ne consulte jamais: il y a toujours quelque chose de nouveau à apprendre dans une glace inconnue...
Elle chante soudain, de sa voix de petite fille, aiguë et pure:
J’ai du bon,
J’ai du dénédinogé,
J’ai du zon, zon, zon,
J’ai du tradéridera;
J’ai du ver-t-et-jaune,
J’ai du vi-o-let,
J’ai du bleu teindu,
J’ai de l’orangé!
Antoine s’est retourné, saisi:
—Qu’est-ce que c’est que ça?
—Ça? c’est une chanson.
—Où l’as-tu apprise?
Elle cherche, un doigt sur la tempe et se rappelle tout à coup que son premier amant, l’interne des hôpitaux, chantait cette paysannerie sur un pas d’obscène fantasia. Le souvenir l’amuse, et elle éclate de rire:
—Je ne sais pas. Quand j’étais petite... Peut-être dans la cuisine, avec Célénie?
—Ça m’étonne, dit Antoine avec plus de sérieux que n’en comporte l’incident. Je l’ai connue autant que toi, Célénie...
Minne lève une main insouciante:
—Possible... Tu sais qu’il va être deux heures, et que c’est terrible pour avoir une voiture, le dimanche?
Dans le fiacre, Antoine ne parle guère, froncé d’un malaise qu’il n’explique pas, et Minne s’avise de le réconforter, de le conseiller:
—Mon pauvre garçon, si tu as besoin de deux jours pour te remettre, chaque fois qu’on blaguera ton... chose... barbytos... qu’est-ce que tu feras dans la vie? Il faut bien que quelque chose cloche, va! et si tu n’as jamais d’autres catastrophes dans ton existence!...
Elle soupire, si comiquement et maternellement désabusée que la morose humeur d’Antoine se fond en chaude tendresse et qu’il a recouvré, en gravissant l’escalier du Châtelet, l’agressif orgueil de tout homme qui promène à son bras une très jolie créature.
—Regarde, Antoine, Irène Chaulieu... là, dans une loge, avec son mari...
—Et avec Maugis. Est-ce qu’il lui ferait la cour?
—La belle affaire! dit Minne impertinente. Il me la fait aussi, à moi!
—Non?
—Parfaitement! L’autre soir, chez les Chaulieu, si j’avais voulu...
—Pas si haut, donc! Tu as une façon de parler bas!... Alors, Maugis a osé te... te...
—Oh! Antoine, je t’en supplie, pas de scène conjugale ici, surtout à cause de Maugis! ça n’en vaut pas assez la peine... Et puis, tais-toi, voilà Pugno qui s’installe.
Il se tait. Au fond il s’en fiche, de Maugis. Son malaise, récent, dépend de Minne, de Minne seule. Il pense bien, mon Dieu, il est sûr que Minne ne fait pas de bêtises; il a peur seulement qu’elle ne recommence à mentir pour le plaisir de mentir, qu’elle ne cultive de nouveau ce jardin pervers, féerique, mal connu, où erra toute son enfance de fillette mystérieuse...
—Tiens! le petit Couderc, remarque-t-il distraitement.
L’œil seul de Minne a bougé:
—Où donc?
—Il vient d’entrer dans la loge de madame Chaulieu. Ce qu’ils jabotent, dans cette loge. On les entend d’ici!
Effectivement, Irène Chaulieu jase comme à l’Opéra, posée de trois quarts contre la tenture rouge, et ses paupières à l’orientale battent pour exprimer la lassitude, le désir, la défaite voluptueuse. Des dentelles authentiques et défraîchies chargent ses épaules, pendent à ses manches.
—C’est pourtant vrai, souffle Minne, qu’elle a toujours l’air de s’habiller chez les revendeuses de la rue de Provence!
Elle feint d’éplucher la toilette d’Irène, pour pouvoir épier Jacques Couderc. Qu’il a mauvaise mine, ce petit! Et l’une de ses mains fait danser fébrilement son chapeau... Minne le méprise:
«Je déteste ces gens nerveux, qui ne savent pas cacher leurs émotions! L’autre jour, c’était son genou qui avait la danse de Saint-Guy; aujourd’hui, c’est son bras! tout ça c’est des tics de dégénéré!»
Elle se venge tout bas du bref frisson qui vient d’effleurer sa nuque... Puis, le menton tendu, attentive, elle paraît se livrer toute à Schéhérazade.
Sa taille se balance au rythme des flots—trombones déchaînés que crête un coup de cymbales—un sourire pâlot étire les coins de ses lèvres, quand Rimsky-Korsakov la traîne de vaisseau en harem, de naufrages en fêtes à Bagdad; quand, au sortir du prestigieux vacarme d’un combat de géants, il la plonge jusqu’aux lèvres dans la confiture orientale—pistaches, pétales de roses qu’engluent le sucre et l’huile de sésame—d’un dialogue entre le prince et la jeune princesse... Cette musique excessive va-t-elle livrer à Minne le secret d’elle-même?
Trop de douceur, par instants, ou bien les violons impudiques, l’irrésistible tournoiement, qu’on devine, d’une beauté voilée d’écharpes, entrouvrent çà et là des bouches sur un «ah!» extatique et un peu honteux...
Dans la loge d’Irène Chaulieu, un malheureux enfant cherche à comprendre ce qui lui arrive. La musique l’éparpille et il lui faut beaucoup de courage, quand les violons chantent à l’aigu, pour ne pas hurler, comme un chien près d’un orgue de Barbarie... La présence de Minne le bouleverse. Elle l’a abandonné, nu et faible, elle l’a abandonné encore ivre d’elle, avec des mots si secs et si mesurés, des yeux si noirs, si sauvagement résolus... Hélas! l’histoire de leurs amours tient en trois lignes: il l’a vue... elle l’a séduit, parce qu’elle ne ressemble à personne... et puis elle s’est donnée tout de suite, en silence...
—Quelle chaleur dans cette salle! soupire Irène Chaulieu.
Son éventail porte jusqu’à Jacques Couderc un parfum poisseux et lourd, et il se sent mal à l’aise... Ah! comme une goutte de verveine citronnelle évaporée rajeunirait l’air poussiéreux! Citrons écorchés, feuilles qu’on froisse pour qu’elles vous livrent leur verte odeur, jeunesse de l’été commençant, paille de seigle à peine blondi—le parfum de Minne, les cheveux de Minne, la peau de Minne, et ses yeux, source noire où viennent boire et se mirer les songes! «Se peut-il que j’aie eu tout cela? et comment l’ai-je mérité? et comment l’ai-je perdu?»
—Dites donc, mon petit Jacques, vous avez une fichue mine! La noce, la pâle noce? les coupables voluptés? Qu’est-ce que vous vous êtes fait faire? Ça m’amuserait de le savoir, sinon de le voir!
Il sourit à Irène, avec l’envie de la tuer, exagère sa myopie insolente:
—Si jeune, et déjà voyeuse?
Elle lève son nez de peseuse d’or:
—Mon petit, vous avez les préjugés d’un bourgeois du Marais. Et si ça m’amuse, moi, de doubler mon plaisir par la vue du plaisir d’autrui? Vous me faites rire, tous, avec vos prétentions d’assigner à la volupté des limites convenables! Mon âme à moi demeure assez orientale, Dieu merci, pour concevoir et embrasser la sensualité de tous les siècles...
Elle continue, à travers les chut! indignés, et n’entend même pas Maugis qui ronchonne, tout haut:
—Qu’est-ce qu’elle a encore lu depuis hier, la bougresse?
Jacques Couderc se tait, découragé, et l’entracte vient à propos lui permettre de sortir, de remuer, de promener son mal... Un court instant, il médite d’attendre Antoine et de saluer Minne, de l’effrayer; mais une espèce de torpeur morale l’en empêche. Tout ce qu’il veut préparer, préciser, se dissout à mesure et il descend, lâchement, le grand escalier.
Cette fuite honteuse donne à Minne, les jours suivants, une grande sûreté de soi, la conscience d’être, cette fois, la plus forte... La semaine du jour de l’an, qui trouble même les calmes abords de la place Pereire, maintient d’ailleurs Minne, de force, parmi les soucis de bonbons, de visites, de cartes et de cadeaux. Son esprit, sournois et fantasque, jamais léger, se détache de la brève et méchante aventure d’amour... Elle s’affaire comme une demoiselle de chez Boissier, rédige des listes de visites, glisse des Christmas-Cards dans des enveloppes, et reprend un air soucieux de fillette qui joue à la dame. Elle accueille Antoine, dès qu’il rentre, par des questions précises et malveillantes:
—Et les d’Hauville? c’est comme ça que tu as pensé à leur petit garçon?
—C’est vrai, je l’ai oublié!
—J’en étais sûre!
—Et cette vieille sorcière de mère Poulestin?
—Oh! zut! encore une!
Il baisse un nez mélancolique.
—Enfin, mon ami, s’il faut que je sois seule pour penser à tout, vraiment, ce n’est pas un métier!...
Et puis, est-ce «un métier», je vous le demande, d’aller voir demain l’oncle Paul, ce malade hostile qu’elle devra embrasser—embrasser!—sur son front couleur de buis? Horreur!... Elle s’énerve d’avance, et ravage à deux mains sa chevelure:
—À quelle heure, demain, Antoine?
—À quelle heure quoi?
—L’oncle Paul, voyons!
—Je ne sais pas, moi. À deux heures. Ou à trois heures. On a toute la journée.
—Tu me combles! Bonsoir, je vais me coucher, je ne tiens plus debout.
Elle s’étire, bâille éperdument, s’ennuie soudain, son ardeur rageuse tout à coup tombée, et vient offrir un coin de joue, de chignon et d’oreille au baiser de son mari.
—Tu vas te coucher, ma poupée?... Dis donc, je...
—Quoi?
—J’y vais aussi.
Elle le regarde félinement de côté... Il n’y a pas de doute: Antoine la suivra dans sa chambre, dans son lit... Elle hésite: «Suis-je malade? Faut-il faire une scène et bouder? ou m’endormir?... Ce sera difficile...»
Difficile à coup sûr, car Antoine rôde autour d’elle, respire dans toute la pièce le clair parfum de Minne... Elle le suit des yeux. Il est grand, plutôt trop. Gauche lorsqu’il est habillé, la nudité le met à l’aise, comme la plupart des hommes bien bâtis. Un nez bossu au milieu, des yeux de charbonnier amoureux... «Voilà, c’est mon mari. Il n’est pas plus mal qu’un autre, mais... c’est mon mari. En somme, pour ce soir, j’aurai la paix plus tôt, si je consens...» Sur cette conclusion, qui contient toute une philosophie d’esclave, elle va lentement à sa chambre, et retire en marchant les épingles de ses cheveux.
L’oncle Paul est affreux à voir. Sa tête en buis durci fait peur, cette tête de missionnaire qu’on a un peu scalpé, un peu brûlé, un peu laissé mourir de faim dans une cage au soleil. Ratatiné dans un fauteuil, il joue à cache-cache avec la mort, au milieu d’une chambre peinte à la chaux, gardé par une infirmière qui a l’air d’une vache blonde. Il accueille ses enfants sans parler, tend une main desséchée et attire exprès Minne vers son crâne nu, heureux de la sentir raide et prête à crier.
Ils se comprennent admirablement, elle et lui, par-dessus Antoine. Minne, par ses yeux noirs, fixes et grands, lui souhaite la mort; lui, la maudit à toute minute, silencieusement, l’accuse en toute injustice d’avoir fait mourir Maman de chagrin et de rendre son fils très malheureux...
Elle lui demande de ses nouvelles, d’une voix ralentie. Il trouve un souffle pour la complimenter de sa robe gris d’argent. S’ils vivaient dans la même maison, on ne sait pas ce qui pourrait se passer.
Aujourd’hui l’oncle Paul s’amuse à retenir Minne longtemps.
—Ce n’est pas tous les jours le premier janvier, articule-t-il en suffoquant.
Il provoque et prolonge, en respirant très fort, une quinte de toux, dont les nausées finales font blanchir et frémir les joues de Minne. Quand il a repris haleine, il donne des détails minutieux sur ses fonctions naturelles, et surprend avec bonheur le regard révolté de sa belle-fille. Puis il rassemble ses forces et commence lentement à parler de la mort de sa sœur...
Cette fois, c’est un vain gaspillage d’énergie: Minne, qui se sent tout à fait innocente du trépas de Maman, écoute sans remords, se détend peu à peu, trouve un mot, un sourire triste et tendre... «Elle est bien forte!» se dit le moribond, indigné. Et, lassé du jeu, il met fin à la visite.
Dehors, sous la nuit piquante et glacée, Minne a envie de danser. Elle donne un nickel à un pauvre, prend le bras d’Antoine, et pense, généreuse en sa joie d’évadée: «Si Jacques Couderc était là, ma parole, je l’embrasserais!»
Toute la soirée, elle remue, bavarde, rit toute seule. L’eau noire de ses yeux bouge et scintille, une fièvre charmante anime son teint, Antoine la contemple, mélancolique et attentif. Un moment, elle s’arrête de rire pour sourire, et son visage change. Oh! ce sourire de Minne! ce provocant et délicieux sourire qui remonte les pommettes, transforme l’arc de la bouche et tire les coins des paupières!... Pour la seconde fois, Antoine s’efforce de découvrir, sur la figure de Minne, un autre visage, un masque qu’y pose légèrement le sourire... Il se sent le cœur flottant et mal à l’aise, comme le jour où il l’a vue dormir sur le canapé... Dans ce sommeil soucieux qui la trahissait, comme dans ce secret sourire voluptueux où apparaît une autre femme, Minne lui échappe... Cette fois, ce n’est qu’un éclair; car Minne bâille en chatte, crispe ses griffes sur le vide, et annonce qu’elle va se coucher.
Minne ne peut pas se coucher tout de suite. Enveloppée dans sa robe blanche de moine, elle ouvre sa fenêtre pour «voir le froid».
Elle lève la tête, et le halètement des étoiles la surprend. Comme elles tremblent! Cette grosse, là, au-dessus de la maison, elle va sûrement s’éteindre: on l’aura accrochée dans un courant d’air...
Ayant assez joué à goûter le froid, Minne ferme la fenêtre et se tient debout contre la vitre, trop légère, trop délicatement exaltée ce soir pour se coucher, reprise par l’absurde et ardente certitude que le bonheur peut encore fondre sur sa vie comme une catastrophe merveilleuse, comme une brusque fortune, qu’elle le mérite, qu’on le lui doit. L’homme qui fera d’elle une femme ne porte point de signes mystérieux, sans doute, et si elle le trouve, ce sera par hasard. Le hasard jadis s’appelait miracle... L’effort d’un carrier, plus d’une fois, creva d’un coup de pic aveugle la prison où dormait une source...
Irène Chaulieu a donné rendez-vous à Minne, au Palais de Glace, vers cinq heures.
Son «jour» ne suffit pas à la petite Israélite infatigable, qui considère le désœuvrement et la solitude comme des maladies. Tous les jours, elle rassemble en quelque thé des amis, des ennemis, d’anciens amants restés dociles... La longue galerie du Fritz connaît ses traînes de dentelles, ourlées de zibeline. L’Empyrée-Palace et l’Asturie résonnent de sa voix coupante, qui glapit quand elle croit chuchoter. Le Palombin vieux jeu, le discret Afternoon de la place Vendôme, tous perdent le repos, les jours où Irène Chaulieu y retient sa table. Aujourd’hui, c’est le Palais de Glace. Minne, qui y pénètre pour la première fois, a revêtu une toilette sombre d’honnête femme à son premier rendez-vous, et les ramages d’une voilette d’application tatouent de blanc son fin visage invisible: deux trous d’ombre impénétrable, une fleur rose voilée décèlent seulement les yeux et la bouche.
—Ah! Voilà sainte Minne! D’où sortez-vous sous cette muselière? Maugis, donnez votre place à cette enfant. Antoine va bien? Prenez donc un grog bouillant: on respire la mort ici. Et puis, faut être adéquat aux ambiances, comme disait feu la Revue Héliotrope. Moi, je bois du thé en Angleterre, du chocolat en Espagne, de la bière à Munich...
—Je ne savais pas que vous aviez tant voyagé! glisse la voix suave de Maugis.
—Une femme intelligente a toujours beaucoup voyagé, vieil alcoolique!
Maugis, gilet clair, jabot en avant comme une poule grasse, plastronne pour Minne, qui semble n’en rien voir. Elle regarde autour d’elle, déçue, après avoir pesé de l’œil les «ombres» de ce five-o’clock. Pas brillante, la bande, aujourd’hui! Irène a amené sa sœur, un monstre batracien sans jambes, gibbeux, impossible à marier, qu’elle nourrit, terrorise, et contraint à une muette complicité. Les habitués du salon Chaulieu ont donné à cette duègne tératologique le nom significatif de «Ma sœur Alibi».
À côté de Maugis, un vague bas-bleu sirote un cocktail très foncé. L’Américaine, la «belle Suzie», s’absorbe en un duo chuchoté avec son voisin, un sculpteur andalou à barbe de Christ: on ne voit d’elle qu’une nuque courte et solide, des épaules carrées, un nez court et velouté de bête sensuelle... Il y a, enfin, Irène, mal ficelée et de mauvaise humeur. Minne détaille avec un calme plaisir le maquillage voyant des joues et des lèvres, l’excès de bijoux au col et aux mains nues...
Minne attend que Maugis, debout derrière elle, reprenne leur flirt. Il la couve d’un regard dont l’alcool a terni le bleu naïf, et se tait, cherchant à retrouver, sous la robe tailleur, la ligne tombante des épaules, les bras pâles et veinés, les deux petites salières attendrissantes... Patiente, Minne s’occupe au tournoiement des patineurs. Cela, du moins, est nouveau, un peu étourdissant à regarder et de minute en minute plus captivant. Elle se surprend à suivre, d’une inclinaison du buste, l’élan qui courbe tous les patineurs comme des épis sous le vent... La lumière haute cache les visages sous l’ombre des chapeaux, un reflet de neige monte de la piste écorchée, poudrée de glace moulue. Les patins ronronnent et, sous leur effort, la glace crie comme une vitre qu’on coupe. L’air sent la cave, l’alcool, le cigare... une molle valse conduit la ronde.
Des femmes très parées frôlent le coude de Minne: ce sont celles-là qu’elle voudrait voir patiner, toutes plumes tournoyantes, les jupes élargies en toupie... Mais celles-là, justement, ne descendent pas sur la piste...
—Minne, vous avez vu Polaire?
—Non; comment est-elle?
—Ça, c’est bien vous, par exemple! Vous resterez, dans mon esprit, la femme qui ne connaît pas Polaire! Là, tenez: elle passe.
Deux silhouettes valsantes: l’une mince, étranglée à la taille, épanouie à la jupe, semble moins une femme qu’une de ces apparences de vases créées par la giration d’un fil d’archal incurvé... Minne n’a pas vu le visage de la valseuse,—une tache pâle, renversée dans des cheveux noirs,—ni de pieds—un éclair d’acier, le coup de queue d’un poisson au soleil... mais elle demeure charmée, attendant que repasse le couple de patineurs enlacés... Cette fois, elle a senti le souffle des jupes étendues, distingué l’extase du pâle visage renversé...
«La seule ivresse du tournoiement, la vitesse des pieds ailés peut donc suffire à peindre sur un visage cette mort bienheureuse? Je voudrais, moi aussi... Si je pouvais apprendre! Tourner, tourner à en mourir, renversée, les yeux fermés...»
Son nom, prononcé à demi-voix, l’éveille...
—Madame Minne a l’air bien absorbée, vient de dire Maugis.
—Elle pense à son flirt, réplique Irène Chaulieu.
—Quel flirt? consent à demander Minne.
Irène Chaulieu se penche par-dessus la table, traînant dans les tasses les queues de sa zibeline; sa bouche fardée se gonfle du besoin de parler, de mentir, de calomnier, de tout savoir...
—Mais le plus malheureux d’entre tous, le petit Couderc! On ne parle que de ça, ma chère, on sait comment vous l’avez reçu!
Les yeux de Minne rient derrière la dentelle: «C’est plutôt lui, jusqu’à présent, qui m’a reçue!...»
—...On voit sa petite gueule démolie depuis le jour où vous l’avez envoyé... aimer ailleurs, on le rencontre dans des tripots, il perd tout ce qu’il veut à la Ferme,—enfin, quoi! on parlerait moins de vous deux, si vous aviez couché ensemble!
—C’est un conseil? demande la douce petite voix de Minne.
—Un conseil, moi? ah! ma chère amie, ce n’est pas parce que Maugis est là, mais ce n’est pas moi qui irais prôner à mes amies des gigolos de vingt-trois ans! Ça n’est bon qu’à vous engrosser, ou ça vous demande de l’argent, ou bien ça se cramponne, et vous parle de menaces, de suicides, de revolvers et de tous les scandales!
Minne fronce les sourcils... Où donc a-t-elle vu sur un tapis rouge un gracieux corps d’adolescent, nu et blanc, étendu... Ah! oui, ce mauvais rêve!... Elle frissonne sous l’étole de renard noir, et Maugis, qui la regarde avec une gourmandise dévote, suit, de la nuque aux reins, le sillage du frisson...
—Allons, Maugis, ne vous excitez pas! conseille Irène. La glace vous fait un drôle d’effet aujourd’hui!
—C’est mon heure, bouffonne le journaliste. On ne peut pas s’imaginer ce que je suis brillant, entre cinq et sept!
L’éclat de rire d’Irène couvre le ronron des patins, coupe le duo extasié de la belle Suzie et du sculpteur andalou, qui rapprochent leurs visages ébahis d’amants qu’on éveille. Seul, le monstre batracien, accroupi en idole hindoue, n’a pas souri.
—Moi, affirme crânement Irène, je serais plutôt du matin. Quoique, pourtant, l’après-midi... ou le soir, très tard...
Maugis joint des mains admiratives:
—O riche nature! est-il vrai que l’abondance rend généreux?
Elle l’écarte, du bout de ses doigts aux ongles polis:
—Attendez! Minne n’a rien dit... Minne, c’est votre tour. J’attends vos impressions d’alcôve. Vous m’agacez, à rester là, les mains dans votre manchon!
Minne hésite, avance un menton câlin, et fait l’enfant:
—Moi, je ne sais pas: je suis trop petite! Je parlerai après tout le monde!
Elle désigne le couple hispano-américain, assis genou à genou. L’Américaine, d’ailleurs, n’y met pas de façons:
—Moi, ça dépend de qui, avoue-t-elle. Mais toutes les heures sont aussi bien.
—Bravo! crie Irène. Vous y allez bravement de votre «petite mort», vous, au moins!
La belle Suzie rit lentement, fronce un mufle frais et félin:
—Petite mort? Non, ce n’est pas... C’est plutôt comme quand la balançoire va trop haut, vous savez? Ça coupe en deux, on retombe et on crie: «Ha!»
—Ou bien: «Maman!»
—Taisez-vous, monsieur Maugis! Et on recommence.
—Ah! on recommence? Mes compliments à monsieur votre... escarpolette!
Irène Chaulieu mordille une rose et réfléchit, les yeux droit devant elle... De courtes émotions passent sur sa belle figure de Salomé...
—Moi, commence-t-elle, je trouve que vous êtes tous des égoïstes. Vous ne parlez que de votre plaisir, de votre sensation, comme si celle de... l’autre n’était pas d’importance. Le plaisir que je donne vaut quelquefois plus que le mien...
—Tant y a que la façon de... donner, interrompt Maugis.
—Zut, vous! Et puis, l’escarpolette... non, c’est pas ça du tout. Moi, c’est le plafond qui crève, un coup de gong dans les oreilles, une sorte de... d’apothéose qui m’est due, l’avènement de mon règne sur le monde... et puis, je t’en fiche! ça ne dure pas!
Emballée, Irène Chaulieu semble goûter quelque mélancolie sincère...
Quasi déserte, écorchée, dépolie, la piste de glace jette aux visages un blafard reflet. Un long gaillard, vêtu de drap vert collant, le polo sur l’oreille, fend la piste d’un élan oblique de nageur...
—Il n’est pas mal, celui-là... murmure Irène... Dites donc, vous, la Minne, j’attends toujours votre mot de la fin?
—Oui, insiste Maugis, vous nous devez le terminal cul-de-lampe, si j’ose dire, de ce mémorable plébiscite!
Minne se lève, et tend sa voilette sur son menton, en avançant une petite bouche de carpe:
—Oh! moi, je ne sais pas... Vous comprenez, je n’ai jamais eu qu’Antoine...
Son succès de rire l’interloque un peu... Dans le cirque vide, les rires se doublent en écho. Des femmes se retournent vers le groupe. L’homme au collant retraverse la piste en danseuse, un pied levé... Suivi du monstre bossu, Irène trottine vers la sortie, l’œil sur le patineur vert:
—Il n’est pas mal, ce garçon, décidément; hein, Minne?
—Oui...
—Il a quelque chose de Boni de Castellane, en plus robuste. Ah! si on ne se tenait pas!... Mais on se tient. Ils sont gâtés par les grues à béguins, et, quand on a une faiblesse pour eux, tout Paris le sait le lendemain!
Elle secoue, d’un haussement d’épaules, toutes ses queues de zibeline, et congédie le bas-bleu miséreux. Puis, comme Maugis s’attarde, elle grince:
—Allons! gros plein d’alcool, quand vous aurez fini de lécher les gants de Minne!
L’Américaine et le sculpteur andalou ont disparu, on ne sait où ni comment. De plus en plus grincheuse, Irène déclare, pendant qu’un chasseur hèle son automobile, que «la belle Suzie s’est encore fait lever» et que «bientôt pas une femme honnête ne voudra se montrer avec elle»!
Minne sent ses ailes pousser.
Depuis huit jours, à deux heures, le métropolitain l’emmène, court-vêtue, au Palais de Glace. Les premières séances ont été dures: Minne, horrifiée de sentir fuir sous elle un sol savonneux, criait menu, d’une voix de souris prise, ou, muette, les yeux dilatés, cramponnait aux bras de son professeur de petites mains de noyée. La courbature aussi fut cruelle, et Minne, à son réveil, souffrait de «deux os nouveaux, très méchants», plantés le long de ses tibias.
Mais les ailes poussent... Un roulis harmonieux, à présent, balance Minne sur la glace, plus vite, encore plus vite... jusqu’à l’arrêt en pirouette. Minne quitte le bras de l’homme en vert, croise ses mains dans son manchon, s’élance, et glisse, droite, les pieds joints...
Mais ce qu’elle voudrait, c’est valser comme Polaire, perdre la notion de tout ce qui existe, pâlir, mourir, devenir la spirale de papier qui vire dans l’air chaud au-dessus d’une lampe, devenir la banderole de fumée qu’enroule à son poignet le fumeur absorbé...
Elle essaie de valser, et s’abandonne au bras du gaillard en polo, mais le charme n’opère pas: l’homme sent le cervelas et le whisky... Minne, écœurée, lui échappe et glisse seule, les bras tombés, relevant, d’un geste encore craintif, des mains de danseuse javanaise...
Elle travaille tous les jours, avec la persistance inutile d’une fourmi qui thésaurise des fétus. Sa mélancolie désœuvrée s’amuse, et le sang monte à ses joues pâles. Antoine est content.
Aujourd’hui, l’ardeur têtue de Minne redouble. C’est à peine si elle a vu, dehors, que mars amollit les bourgeons, fonce l’outremer du ciel, qu’un printemps chétif exalte l’odeur des bouquets à deux sous—réséda corrompu, violettes fatiguées, jonquilles niçoises qui sentent le champignon et la fleur d’oranger...
Minne glisse sur la piste presque déserte, raie la glace avec le bruit d’un diamant sur une vitre, tourne court en s’inclinant comme une hirondelle... une ligne de plus, et son patin touchait la bordure! Elle a heurté, sans le voir, un coude appuyé, puis elle se retourne en murmurant:
—Pardon!
L’homme appuyé, c’est Jacques Couderc. Une inexplicable colère la grise tout à coup, devant cet humble et livide visage, ces yeux mornes qui la suivent...
«Comment ose-t-il?... C’est abominable! Il vient me montrer sa pâleur comme un mendiant exhibe son moignon, et ses yeux disent: «Regarde-moi maigrir!» Mais qu’il maigrisse! qu’il fonde! qu’il disparaisse! que je perde enfin la vue de cet être... de cet être...»
Elle tourne sur la glace, comme un oiseau affolé sous une voûte, résolue pourtant à ne pas céder la place... C’est lui qui cède, et qui s’en va.
Mais sa victoire la laisse, cette fois, un peu fourbue, tremblante sur ses jarrets fins. Elle a pris son parti. Puisque Jacques ne veut pas se détacher d’elle, qu’il meure!... Elle le supprime de la vie, redevenue la petite reine cruelle qui, dans ses songes enfantins, dispensait le poison et le couteau à tout un peuple imaginaire.
Le lendemain, Minne s’éveille comme si elle devait prendre un train matinal. Les gestes de sa toilette s’accomplissent avec une hâte décisive. Antoine, pendant le déjeuner, reçoit des avis brefs, jetés en projectiles sur sa tête innocente. Elle bat du pied le tapis, suit chacun des mouvements de son mari: s’en ira-t-il enfin?
Il y songe. Mais, auparavant, debout contre la cheminée, il mire, inquiet, sa figure de brigand débonnaire et empoigne sa barbe à deux mains:
—Minne, si je faisais couper ma barbe?
Elle le regarde une seconde, puis part d’un rire si aigu et si insultant qu’Antoine souffre de l’entendre...
Une nuit qu’il la possédait, pressé, haletant, elle a ri de cette manière insupportable, parce que la poire de la sonnette électrique, contre le rideau du lit, battait le mur d’un tic-tac régulier d’érotique métronome... C’est à cette méchante nuit que pense Antoine, en regardant Minne. Elle a ri si fort que deux petites larmes claires tremblent à ses cils blonds, et les coins de sa bouche tressaillent comme après les sanglots...
Quelque chose de dur les sépare. Il voudrait lui dire: «Ne ris pas! Sois douce et petite comme tu l’es quelquefois. Sois moins subtile, moins lointaine; mets quelque indulgence à m’être supérieure. Que tes yeux noirs sans bornes ne me jugent pas! Tu me trouves bête parce que je fais la bête volontiers. Si je pouvais, je m’abêtirais encore, jusqu’à ne pouvoir que t’aimer; t’aimer sans pensée, sans ces crises de fine souffrance que ton dédain, ou ta seule dissimulation, sont si puissants à m’infliger...»
Mais il se tait, et continue machinalement de tenir sa barbe à deux mains...
Minne se lève, hausse les épaules:
—Coupe ta barbe, va! Ou ne la coupe pas! Ou bien coupes-en une moitié! Tonds-toi en lion comme les caniches. Mais fais quelque chose, et remue, parce que c’est terrible de te voir là, statufié!
Antoine rougit. Rajeuni par l’humiliation, il pense: «Elle a de la chance d’être ma femme en ce moment-ci, parce que, si elle n’était que ma cousine, elle prendrait quelque chose!» Et il part, stoïque, sans embrasser sa femme.
Seule, elle court à la sonnette:
—Mon chapeau, mes gants! vite...
Elle s’énerve, elle court... Ah! que la vie est belle, dès que la lueur d’un danger la dore! Enfin, enfin! ... Un coup d’œil sur ce petit Couderc livide, puis je ne sais quelle tiédeur fade de l’estomac, puis ce tremblement des jarrets l’ont avertie: c’est l’aube d’un péril, c’est la menace qui peut-être s’ignore... Un péril assez grand pour remplir le désert de la vie, pour suppléer au bonheur, à l’amour—ah! quel espoir!... Elle court, et ne s’arrête qu’au seuil du Palais de Glace, pour composer son visage et dompter sa respiration... Puis, soignant son entrée, elle descend sur la piste, une main sur la manche de l’homme au drap vert.
—Ah! mon lacet, s’il vous plaît...
Elle se penche, découvre sa cheville fine et sèche, un peu de son mollet... «Jambes de page, des merveilles...» Cambrée, elle file, les yeux vagues, avec un sourire d’acrobate. Elle sait qu’il est là, accoudé. Elle n’a pas besoin de le regarder. Elle le voit au fond d’elle-même, elle dessinerait d’une main sûre toutes les ombres, toutes les lignes creuses qu’ont tracées, sur ce visage d’enfant amaigri, les progrès du poison. Elle glisse, fiévreuse et fière, ravie de se dire: «S’il m’accoste, va-t-il me saluer ou me tuer?»
Le jeu passionnant se prolonge. «Je ne partirai pas la première!» se jure Minne, dont tout l’être tendu se dresse pour la lutte. L’arène se peuple. On regarde beaucoup Minne, qui pâlit et s’essouffle sans qu’en souffre sa grâce. L’autre est toujours là. Un instant, elle va s’adosser à la bordure de la piste, droite, bras croisés. L’autre, en face d’elle, assis devant un grog, attend... Elle pense qu’il est tard, qu’Antoine va rentrer et s’inquiétera, elle flaire le guet-apens de la sortie, les larmes, les supplications qui se feront menaçantes...
—Mes hommages, madame, je les mettrais à vos pieds s’ils n’avaient déjà chaussé leurs patins!
Qui donc a parlé dans son rêve? Minne reconnaît cette voix étouffée et douce... Elle tourne vers l’interlocuteur des yeux de somnambule et se souvient de lui lentement, comme de très loin...
—Ah! oui... Bonjour, monsieur Maugis.
Il baise son gant; elle observe son crâne large, bossué, son nez court d’individu spontané et violent, ses yeux bleus qui furent purs, et sa bouche de gros enfant boudeur...
—Vous êtes fatiguée, petite madame?
—Oui, un peu... J’ai beaucoup patiné...
—Jeunesse égoïste! Ce petit Couderc vous aura encore fait valser jusqu’à la mort?
Minne croise les bras d’un geste qui atteste:
—Je n’ai jamais patiné avec M. Couderc!
Maugis ne sourcille pas:
—Je le savais...
—Ah!...
—Oui, je le savais. Seulement, ça m’est agréable de vous l’entendre dire. Vous partez? Je vous mets en voiture, n’est-ce pas?
Elle acquiesce, se fait aimable, à cause de l’autre, l’autre qui s’est levé et jette de la monnaie sur la table. Elle s’arrête, il s’arrête... Comme elle cherche la sortie la plus proche, elle voit Jacques Couderc faire en même temps qu’elle trois pas vers la gauche, puis trois pas vers la droite... Le joli jeu! on dirait une pantomime anglaise. Les clowns qui font beaucoup rire ont ce teint de farine, cette comique raideur de cadavre distingué...
—Sortons! dit Minne tout haut.
Le pantin, de l’autre côté de la piste, emboîte le pas au couple. Décidée à tout risquer, Minne se penche vers Maugis, l’effleure de l’épaule, rit de profil, et tout son dos onduleux frissonne d’aise et d’espoir... «Vienne le couteau, ou la balle, ou le jonc de fer sur la nuque! prie-t-elle tout bas; mais vienne au moins quelque chose, quelque chose d’assez horrible ou d’assez doux pour m’arracher la vie!»
Près du vestiaire, elle s’arrête, brusque, et se retourne. Le pâle enfant, qui les suit à distance, s’arrête aussi.
—Monsieur Maugis, une minute; n’est-ce pas? Je retire mes patins et je vous rejoins... Vous seriez si gentil de m’appeler une voiture...
Tandis que le critique s’empresse, courant d’un petit pas léger d’homme gras, les deux amants, immobiles, demeurent seuls parmi des inconnus. Le furieux éclat des yeux de Minne somme Jacques Couderc d’oser, d’agir, le défie et l’accable... Mais le fil somnambulique qui l’attachait à elle semble casser tout à coup, et il passe, lâche, les épaules veules...
Dehors, un crépuscule de printemps mélancolise l’avenue; l’ombre mauve, piquée de feux jaunes, descend si moite et si caressante qu’on cherche dans l’air quelle palme parfumée, quelle ramure fleurie frôle la joue... Tant de douceur surprend les nerfs bandés de Minne, qui boit dans un grand soupir une gorgée de brise tiède...
—Oui, n’est-ce pas? répond Maugis à ce soupir tremblé. Regardez-moi ce vert du couchant, là-bas, il me bleuit l’âme!
—Qu’il fait doux!... Est-ce que vous avez demandé un fiacre, monsieur Maugis?
—Vous y tenez beaucoup, à votre sapin? Il ne passe que des maraudeurs infâmes, ou des bagnoles à galerie...
—Oh! non, au contraire, j’aimerais tellement mieux rentrer à pied!...
Et, sans attendre, elle allonge le pas, silencieuse...
—Ah! petite madame, souffle son compagnon, voici l’heure, pour moi, de regretter Irène Chaulieu...
—Par exemple!... Pourquoi?
—Parce qu’elle est courte sur pattes—six pouces de jambes et la nuque tout de suite—et qu’à ses côtés je suis l’homme de belle stature, le nonchalant et élancé jeune homme. Tandis qu’avec vous... nous avons l’air d’une fable: «Un bouledogue, un jour, aimait une levrette...» Mais, à domicile, je reprends tous mes avantages! Je suis, à ne vous rien cacher, l’homme des cinq à sept, l’homme d’intérieur, celui des conversations d’après aimer. (Bon Dieu! déjà la rue de Balzac! Il faut qu’à l’Étoile je n’aie plus rien à vous avouer!) Je suis, disais-je, celui qui inspire confiance, qui reçoit la confidence et ne la rend jamais, je conseille et je loue. Faut-il ajouter que je fais les boissons glacées, le thé, la femme de chambre, et...
—Et que vous ne parlez jamais de vous? interrompt Minne, malicieuse.
—Chamfort l’a dit: «Parler de soi, c’est faire l’amour.»
—Il a dit ça, Chamfort?
—À peu près. Ce n’était pas un tempérament exigeant.
—En effet!
—Nous sommes tous comme ça, nous autres auteurs célèbres, jolie petite madame. Un peu fatigués, mais tant de charme! Et si vous vouliez...
—Si je voulais quoi?
Elle s’arrête à l’angle d’un trottoir, penchée, coquette, accessible... Maugis voit ses dents briller, cherche en vain ses yeux sous le large chapeau...
—Eh bien! c’est pas pour charrier, mais j’ai chez moi des flopées de kakemonos, de Çakia-Mouni et de Kamasouthras...
—Qu’est-ce que c’est que tout ça?
—Des peintres japonais, parbleu! Oui, nous en avons, nous en avons, dis-je, de quoi occuper une semaine de visites honnêtes. Vous viendrez?
—Je ne sais pas... Peut-être... oui...
—Mais, vous savez, pas de blagues! Je suis un homme sérieux! Vous me jurez d’être sage?
Elle rit, ne promet rien, et le quitte, sur un adieu gentil du bout des doigts.
«Ah! la jolie gosse! soupire Maugis. Dire que, si je m’étais marié, c’est peut-être comme ça que serait ma fille!...»
Quand Minne arrive, essoufflée, Antoine est à table. Il est à table et mange son potage. Il est à table, le fait est certain. Minne, suffoquée, n’en peut croire ses yeux. Dans la salle à manger on n’entend que le bruit agaçant de la cuiller sur l’assiette. À chaque va-et-vient du bras d’Antoine, le ventre poli de la lampe de cuivre reflète une main monstrueuse, le bout d’un nez fantastique.
—Comment? tu es à table? Quelle heure est-il donc? Je suis en retard?
Il hausse les épaules:
—Toujours la même chanson! Naturellement, tu es en retard! Peux-tu faire autrement? Il faudrait que le Palais de Glace brûle, pour que tu rentres!
Minne comprend que c’est la «scène», la première digne de ce nom. Elle ne fera rien pour l’éviter. Elle retire de son feutre les longues épingles, violemment, comme de leur gaine autant de poignards, et s’assied, face au danger.
—Il fallait venir m’y chercher, mon cher. Tu aurais pu me surveiller à ton aise!
—Avec ça qu’on est jamais à l’aise, quand on surveille! laisse échapper Antoine.
Minne, indignée, saute sur ses pieds:
—Ah! tu l’avoues: tu me surveilles! C’est nouveau, ça, et flatteur!
Il ne répond rien, et effrite la croûte de son pain sur la nappe.
Oui, il la surveille. Minne, l’esprit ailleurs, n’a pas fait assez attention à Antoine, depuis quelque temps. Il change; il parle et mange moins, et dort peu, lentement pénétré d’un souci à triple visage: Minne! Le sourire, puis le sommeil tourmenté, puis le rire insultant de cette petite Hécate se superposent dans l’esprit d’Antoine pour y graver la face mystérieuse d’une inconnue, d’une étrangère...
«J’y ai mis le temps», se dit-il avec une ironie triste.
Il a emporté à son bureau, dans sa serviette, des photographies de Minne à tous les âges, pour les comparer. Ici, elle avait sept ans, une figure pointue de chaton maigre. La voici à douze ans, avec de longues boucles, et quels yeux, déjà! «Il fallait être idiot pour ne pas s’inquiéter de pareils yeux!...» Et, là, raidie, gauche, la bouche triste,—c’est l’année où on l’a trouvée évanouie à la porte, les cheveux pleins de boue...
«Oui, oui, j’ai été idiot, et je le suis encore! Mais, bon Dieu! elle est à moi, à moi, et je finirai bien par...» Mais il ne sait par où commencer, et, maladresse de jeune homme, débute dans une enquête par une scène.
Son tourment est devant lui, sérieux et farouche. Qu’est-ce encore que cette lèvre relevée, blanche de colère? Encore un détail inconnu de cette figure dont il croyait tout savoir, jusqu’à la nacre mauve des paupières, jusqu’aux arbres fins des veines? Va-t-elle, chaque jour, lui rapporter une beauté changée, pour le bouleverser d’inquiétude?...
—Tu ne manges pas?
—Non. Tu as, pour mettre les gens en appétit, un procédé auquel il me faudra le temps de m’habituer.
«C’est cela, rage Antoine: elle s’en va, je ne sais où, pendant que je trime, et c’est elle qui va me flanquer un galop! Ah! quel mari j’ai été jusqu’ici!...»
—Alors, je ne peux rien dire? crie-t-il. Tu peux courir des journées entières, je ne sais pas avec qui, je ne sais même pas où, et, si je risque une observation, Mademoiselle s’en va...
—Pardon: Madame! interrompt-elle froidement. Tu oublies que nous sommes mariés.
—Tonnerre de Dieu! non, je ne l’oublie pas! Il faut que ça change, et nous allons voir...
Minne se lève, plie sa serviette.
—Qu’est-ce que nous allons voir, sans indiscrétion?
Antoine fait de prodigieux efforts pour rester calme et pique la nappe du bout d’un couteau. Sa barbe tressaille, son nez chevalin se barre d’une grosse veine qui bat... Minne, les mains lentes, redresse, dans la verdure du surtout, une fougère qui tremble...
—Nous allons voir! éclate-t-il. Nous allons voir pourquoi tu n’es plus la même!
—La même que quoi?
Elle se tient debout en face de lui, les mains à plat sur la table. Il regarde cette tête attentive, ce fin menton triangulaire, ces yeux indéchiffrables, ces cheveux en vague argentée...
—La même qu’avant, parbleu! Je ne suis pas aveugle, que diable!
Elle garde sa pose discuteuse et songe: «Il ne sait rien. Mais il va devenir ennuyeux.» D’une caresse, d’un bras posé sur l’épaule, elle le materait, l’attirerait, confus, épris, tout chaud de chagrin, contre elle... Elle le sait. Mais elle n’étendra pas la main vers son mari. Ce brusque éveil d’Antoine, la poursuite du petit baron Couderc qui traque et ne menace point encore, Minne les enregistre, passive, comme les gestes de son destin.
Antoine mâche une violette et regarde le ventre poli de la lampe. L’effort de sa pensée, l’attention qu’il porte à écouter croître en lui son mal courbent sa nuque, remontent sa mâchoire inférieure... Minne n’a-t-elle pas vu ailleurs, dans un lointain autrefois, cette face régulière de brute? La tribu que chérirent ses songes enfantins abondait en nuques courtes, en mâchoires bosselées de muscles, en fronts étroits envahis de toisons rudes...
Le soupir si léger de Minne a troublé le silence. Antoine se lève, presque à jeun, et va s’échouer au salon, sur le canapé qui porta Minne et son coupable sommeil. Un journal traîne là, qu’il ouvre et replie avec un bruit exagéré...
«En Mandchourie... Ah! bien, ils peuvent tous crever, les blancs et les jaunes!... Et les théâtres, donc! Indiscrétion d’avant-première... Peuple de badauds que nous sommes!... Vraie jeune fille du monde désire mariage... Cabinet Camille, renseignements de toute nature, filatures, enquêtes délicates... Sales boîtes à chantage!...»
Il se sent tout à coup fatigué, seul, malheureux. «Je suis malheureux!» répète-t-il tout bas, avec l’envie de redire tout haut ces trois mots, pour que le son de sa voix l’amollisse encore, le dissolve en larmes apaisantes. Un bruit grignoteur vient de la salle à manger; par la porte entrebâillée, Antoine peut apercevoir sa femme: assise en amazone sur le bord de la table. Minne picore un compotier, écrase des amandes sèches...
«Elle a dîné! songe Antoine. Elle a dîné: donc elle ne m’aime pas!» Il veut désormais s’appliquer au silence, à la dissimulation, et reprend son journal:
«Cabinet Camille, enquêtes délicates...»
Minne, pouvez-vous me recevoir un jour de cette semaine, demain, par exemple? Si vous ne voulez pas venir chez moi, vous pourriez me fixer un rendez-vous au British: avant quatre heures, il n’y a jamais personne.
«JACQUES.»
«Quelle bête de lettre!» se dit Minne en haussant les épaules. «Il écrit comme un commis de magasin, ce petit Couderc.»
Elle relit: «Minne, pouvez-vous me recevoir...» et demeure pensive, l’index entre ses dents coupantes. Ce billet, dans sa gaucherie, est inquiétant. Et puis la raideur de l’écriture, l’absence de formule respectueuse ou tendre... «Si je demandais conseil à Maugis?» À cette idée baroque, son audacieux sourire s’épanouit. Elle marche nerveusement dans sa chambre, tambourine la vitre qu’effleure un bourgeon de marronnier, gonflé et pointu comme une fleur en bouton... Le vent faible, qui sent la pluie et le printemps, soulève le rideau de tulle. Une désolation sans but, un vide désir enivre le cœur de l’enfant solitaire, que son indifférence physique garde iniquement, absurdement pure après ses fautes, et qui cherche, parmi les hommes, son amant inconnu.
Elle les touche, puis les oublie, comme une maîtresse en deuil, sur un champ de bataille, retourne les morts, les regarde au visage, et les rejette et dit: «Ce n’est pas lui.»
—Monsieur Maugis?
—Il est sorti, mademoiselle.
Minne n’avait pas prévu cela.
—Vous ne savez pas quand il rentrera?
—L’irrégularité de ses habitudes ne permet guère de le conjecturer, mademoiselle.
Étonnée, «Mademoiselle» lève les yeux sur l’homme qui parle, et reconnaît que ce visage rasé n’est pas celui d’un valet de chambre. Elle hésite:
—Puis-je laisser un mot?
Le jeune homme imberbe dispose en silence, sur la table de l’antichambre, ce qu’il faut pour écrire. Il évolue avec une prestesse de danseur et ondule des hanches.
«Cher Monsieur, je suis entrée en passant...»
Minne n’écrit pas facilement. Son imagination, qui dessine à traits hâtifs, mordants, refuse le lent secours de l’écriture.
«Cher Monsieur, je suis entrée en passant... Et cet être qui reste derrière moi! A-t-il peur que j’emporte du papier à lettres?»
Une porte s’ouvre, et une voix connue, la voix de jeune fille alcoolique, résonne, douce, aux oreilles de Minne:
—Hicksem, faites donc entrer Madame dans le salon. Chère madame, vous excuserez la sévérité d’une consigne qui protège mon austère solitude...
Maugis efface son jabot rondelet pour laisser passer Minne qui pénètre, éblouie d’un flot de lumière jaune, dans une longue pièce meublée de chêne fumé.
—Oh! c’est tout jaune, s’écrie-t-elle gaiement.
—Mais oui! Le soleil à la portée de tous, la Provence chez soi! Je m’en suis collé pour deux cents francs de gaze bouton d’or. Et tout cela pour qui? Pour vous seule!
Son bras désigne emphatiquement les rideaux jaunes tendus aux vitres. Les cils dorés de Minne battent. Elle se souvient des bains de soleil où son grêle corps de fillette se chauffait, nu, dans la Chambre de la Maison Sèche... Vieille maison au squelette sonore, verger d’herbe bleuissante où elle courut avec Antoine, où s’assit leur fraternelle idylle... Mais où donc est la branche rose du bignonier, qui toquait aux vitres du bout de ses fleurs digitées?
Un peu hallucinée, elle se tourne vers Maugis, comme pour interroger, et se tait en apercevant l’éphèbe rasé qui lui ouvrait la porte. Maugis comprend:
—Hicksem, vous n’auriez pas de courses à faire dans le quartier?
—Si, certainement... répond l’autre, sans que ses yeux mobiles de rongeur trahissent autre chose qu’une courtoise indifférence.
—Bon. Justement, je n’ai plus d’allumettes. Il y a un petit magasin épatant, sur la rive gauche, qui en vend à deux sous la boîte, vous voyez ce que je veux dire? Vous m’en rapporterez une boîte comme échantillon. Dieu vous garde, Messire! à demain matin...
Le jeune homme salue, ondule, disparaît.
—Qui est-ce? demande Minne, curieuse.
—Hicksem.
—Quoi?
—Hicksem, mon secrétaire particulier. Il est gentil, n’est-ce pas?
—Si vous voulez.
—Je le veux absolument. C’est un garçon précieux. Il est très bien habillé, et ça impressionne toujours les créanciers. Et puis, il a de mauvaises mœurs, Dieu merci, cet uranien frusqué à Londres.
Minne hausse des sourcils effarés... Comment! ce gros Maugis, il... Mais il la rassure, familier et moqueur:
—Non, mon enfant, vous m’avez mal compris. Avec Hicksem, je suis tranquille: je peux recevoir une amie, deux amies, trois amies, simultanément ou l’une après l’autre, sans que me tenaille ce souci: «La prochaine fois, viendra-t-elle pour moi, ou pour les vingt-cinq printemps de mon secrétaire?» Asseyez-vous ici, rapport à ce vase céruléen qu’enchante votre chevelure...
Il l’installe au creux d’une bergère, approche une table où tremblent des muguets... Minne s’assied, interloquée de trouver Maugis si amical. Elle s’étonne, et le laisse paraître; Maugis sourit bonnement:
—N’était mon indécrottable vanité, petite madame charmante, je croirais, à vous voir, que vous vous êtes trompée de porte.
Elle passe sa main sur ses yeux avec une grâce mal éveillée:
—Attendez! c’est drôle pour moi, ici...
Maugis se rengorge et double son menton:
—Oh! vous pouvez y aller! Je sais que «c’est joli, chez moi» et j’aime à l’entendre dire.
—Oui, c’est joli... mais ça ne vous va pas.
—Tout me va!
—Non, je veux dire... je n’imaginais pas ainsi l’endroit où vous vivez.
Elle garde ses mains jointes et remue les épaules en parlant, comme une bête délicate aux pattes liées. Maugis l’admire si fort qu’il n’a pas pensé à la toucher... Un silence passe entre eux et les sépare. Minne éprouve une gêne vague, un malaise qu’elle traduit par ces mots:
—On est bien, chez vous.
—N’est-ce pas? Toutes ces dames m’en font des compliments. Venez voir!
Il se lève, prend le bras de Minne sous le sien et s’émeut de le sentir si mince, tiède contre lui...
—Pour les enfants sages, j’ai cette poupée apportée de Batavia: zyeutez!
Il désigne, sur une tablette, la plus sauvage divinité qu’ait créée un sculpteur de marionnettes javanaises, vêtue d’oripeaux rouges, dont la tête peinte sourit d’une bouche étroite et fardée, tandis que les yeux longs gardent une gravité voluptueuse, une ironique sérénité qui frappe Minne...
—Elle ressemble à quelqu’un... à quelqu’un que j’ai connu autrefois...
—Un gigolo?
—Non... Il s’appelait Le Frisé.
—C’est un de mes pseudonymes, affirme Maugis en caressant la nudité de son crâne rose.
Minne renverse la tête pour rire aux éclats, et s’arrête court parce que Maugis fixe goulûment l’ombre délicieuse que découvre son menton levé... Elle dégage son bras, coquette:
—Allons voir autre chose, monsieur Maugis!
—Ne m’appelez pas «monsieur», dites!
—Et comment faut-il dire?
Le gros romancier baisse des paupières pudiques:
—Je m’appelle Henry.
—Mais c’est vrai! tout le monde le sait, puisque vous signez Henry Maugis! C’est drôle on ne pense jamais que vous vous appelez Henry, sans Maugis...
—Je ne suis plus assez jeune pour avoir un prénom.
La voix de Maugis s’est voilée d’une mélancolie réelle. Quelque chose de nouveau fleurit dans le cœur de Minne, quelque chose qui n’a pas encore de nom dans ses pensées, et qui s’appelle la pitié... «Ce pauvre homme, qui n’aura plus jamais, jamais, sa jeunesse!...» Elle s’accote à l’épaule de Maugis, lui sourit, généreuse, lui offre son fin visage sans plis, ses yeux noirs que dore la fenêtre jaune, la ligne claire et coupante de ses dents... C’est la première aumône désintéressée de Minne, aumône charmante et qu’accepte à demi le mendiant trop fier, car Maugis baise la joue duvetée, la grille abaissée des cils, mais ne mord point la petite bouche docile...
Minne commence à se déconcerter. Cette aventure met en défaut toutes ses expériences, car il n’y a point d’exemple que Minne ait franchi le seuil d’une garçonnière sans se sentir, après le cri de gratitude—«Enfin, vous êtes venue!»—enveloppée, embrassée, dévêtue, possédée et déçue, le tout avant que sonnât la demie de cinq heures. Ce quadragénaire l’offenserait par sa retenue, s’il ne la désarmait par une sentimentalité foncière, qu’on devine aux gestes précautionneux, au regard vite embué...
Et puis Minne tergiverse sur l’attitude à prendre. Les hommes qui la convièrent (Antoine compris) à s’étendre sur un lit de repos, elle pouvait les traiter en cousins dociles, en camarades vicieux, à qui l’on ordonne, impérieuse et décoiffée: «Si tu ne me reboutonnes pas mes bottines, je ne reviens plus!» ou bien: «Ça m’est égal qu’il pleuve, trotte me chercher un fiacre!» Avec Maugis, elle n’ose pas... la différence de leurs âges l’humilie et la réconforte. Causer, assise et vêtue, avec un homme chez lui! Ne pas répandre tout de suite, devant lui, le flot lisse et argenté de cheveux qu’enserre un velours noir!...
Maugis parle, montre des reliures rares, une Nativité sur ivoire, «du quinzième allemand, ma petite enfant!» qui voisine avec un faune obscène, verdi et rouillé de la terre où il dormit mille années... Elle rit et se détourne, une main en éventail sur les yeux...
—Hein? depuis mille ans! Depuis mille ans, ce petit chèvre-pieds pense à la même chose, sans faiblir! Ah! on n’en fait plus comme ça...
—Dieu merci, soupire Minne, avec tant de conviction naturelle que Maugis l’examine en coin, méfiant: «Est-ce que cette poison d’Irène Chaulieu aurait dit vrai, par hasard? Est-ce que Minne ne s’intéresserait pas aux hommes?»
Il replace le faune devant la Nativité, tire son gilet clair qui bride sur le ventre:
—Il y a longtemps que vous n’avez vu madame Chaulieu?
—Au moins quinze jours. Pourquoi me demandez-vous ça?
—Pour rien: je vous croyais intimes...
—Je n’ai pas d’amies intimes.
—Tant mieux.
—Qu’est-ce que ça vous fait? Et puis, vraiment, je n’irais pas choisir pour amie intime madame Chaulieu... Avez-vous déjà regardé ses mains?
—Jamais entre les repas: ça chambarde mes digestions.
—Des mains qui ont l’air d’avoir tripoté je ne sais quoi!
—C’est qu’elles ont tripoté en effet.
—Justement. Elles me font peur. Elles doivent donner des maladies...
Maugis baise les mains étroites de Minne, jolies pattes sèches de biche blanche.
—Que j’aime à vous voir, mon enfant, ce souci de l’hygiène! Croyez bien qu’ici vous trouverez les derniers raffinements de l’antisepsie moderne, et que le xérol, le thymol, le lysol fumeront à vos pieds, comme un encens choisi... Si vous quittiez ce chapeau? Lewis est un grand homme, certes, mais vous avez l’air d’une dame en visite. Le renard aussi... Vous voyez, je mets tout ça avec les gants sur la petite table, rayon des modes.
Minne s’amuse, rit, détendue: «Ce n’est pas le petit Couderc qui m’aurait amusée ainsi, qui aurait su me faire oublier pourquoi je viens ici... Il faut pourtant finir par là!...»
Et—puisqu’elle vient pour ça, n’est-ce pas?—elle continue, méthodique, déboucle la ceinture de peau souple, laisse glisser à ses pieds la jupe, puis le jupon de liberty blanc... Et voici qu’avant que Maugis, abasourdi, ait eu le temps d’en exprimer le désir, Minne se dresse, désinvolte, en pantalon. Pantalon étroit qui méprise la mode, étreint la cuisse élégante, dégage le genou parfait...
—Bon Dieu? soupire Maugis cramoisi, c’est pour moi, tout ça?
Elle répond d’une moue gamine, et attend, assise sur le divan, sans que la brièveté de son costume lui suggère de l’embarras, ni des gestes immodestes. La lumière jaune moire la ligne tombante de ses épaules, verdit le satin rose du corset. Un fil de perles, pas plus grosses que des grains de riz, joue sur les deux petites salières attendrissantes...
Maugis, assis près d’elle, tousse, et se congestionne. Le parfum de verveine citronnelle de Minne se propage en ondes jusqu’à lui, mouille sa langue d’une acidité fruitée... Tant de grâces offertes, et qu’il n’osait encore implorer, ne lui suffisent pas cependant. Embarrassé devant cette froide enfant paisible, il lui trouve un air absent, un sourire, presque déférent, de fillette prostituée que styla une mère infâme...
Minne a défait ses quatre jarretelles roses. Le corset, le pantalon s’en vont rejoindre le rayon des modes... D’un frileux resserrement d’épaules, Minne a fait tomber les épaulettes de sa chemise et se cambre, nue jusqu’aux reins, fière de ses petits seins écartés, qu’en son désir de paraître «plus femme» elle tend, raidie, vers Maugis.
Il touche avec précaution les fleurs de cette gorge chaste, et Minne, candide, ne frissonne pas. Il serre d’un bras la taille qui ploie, obéissante, sans rébellion nerveuse comme sans sursaut flatteur...
—Petit glaçon! murmure-t-il.
Il s’assied, et Minne, renversée sur ses genoux, lui passe ses deux bras au cou, comme un bébé ensommeillé qu’on va porter au lit. Maugis baise les cheveux d’or, attendri soudain à la câlinerie passive de cette enfant nue qui couche sur son épaule une tête plus résignée que tendre... Ce corps effilé qu’il berce, quel caprice, quel hasard l’a jeté en travers de ses genoux?...
—Mon pauvre agneau, murmure-t-il dans un baiser. Vous ne m’aimez guère, dites?
Elle découvre sa figure toujours pâle, lève sur lui deux yeux graves:
—Mais... si... Plus que je ne croyais.
—Jusqu’au délire?
Elle rit, malicieuse, se tord en couleuvre et froisse sa peau délicate à la cheviotte du veston, aux durs boutons de corozo...
—Personne ne m’a poussée à délirer depuis que je suis ici.
—C’est un reproche?
Il l’enlève comme une poupée et elle se sent emportée vers de plus secrètes alcôves... Elle se cramponne à lui, subitement épouvantée:
—Non, non! Je vous en prie! je vous en prie! Pas tout de suite!
—Quoi donc? bobo? malade?...
Minne respire tumultueusement, les yeux fermés. Ses seins fragiles halètent. Elle semble lutter pour arracher d’elle-même quelque chose de très lourd... Puis elle suffoque, et un flot de larmes abat le frisson dont Maugis la sentait trembler toute. De grosses larmes, fraîches et claires, qui se suspendent, rondes, aux cils blonds abaissés, avant de rouler, sans la mouiller, sur la joue duvetée...
Maugis sent lui manquer, pour la première fois, sa vieille expérience des très jeunes femmes...
—Ça, tout de même, ce n’est pas banal! Ma petite enfant, voyons! Eh! Zut! je ne sais plus, moi! De quoi est-ce que nous avons l’air, je vous le demande!... Voyons, voyons...
Il la reporte au divan, l’y couche, rajuste la chemise qui drape en pagne les hanches de Minne, lisse les doux cheveux mêlés. Sa main d’abbé grassouillet essuie, légère, les larmes pressées, glisse un coussin sous les reins nus de son étrange conquête...
Minne s’apaise, sourit, sanglote encore un peu. Elle regarde, comme si elle s’éveillait, cette chambre ensoleillée. Contre la tenture d’un vert favorable, un buste de marbre tord ses épaules voluptueuses et musclées. Jetée au dos d’un siège, une robe japonaise est plus belle qu’un bouquet...
Les yeux de Minne vont de découverte en découverte jusqu’à cet homme assis près d’elle. Ce gros Maugis à moustache de demi-solde, c’est donc mieux qu’une éponge à whisky, mieux qu’un trousseur de jupes courtes? Le voilà tout ému, sa cravate de travers! Il n’est pas beau, il n’est pas jeune, et pourtant c’est à lui que Minne doit la première joie de sa vie sans amour: joie de se sentir chérie, protégée, respectée...
Timide, filiale, elle pose sa petite main sur la main qui l’a soignée, la main qui a, tout à l’heure, remonté sa chemise glissante...
Maugis renifle et enfle sa voix:
—Ça va mieux? on n’est plus nerveuse?
Elle fait signe que non.
—Un peu de porto blanc? Oh! du porto pour gosses: un vrai sucre!
Elle boit à petites gorgées espacées, tandis qu’il l’admire, stoïque. Le linon transparent voile à demi les fleurs roses des seins et laisse voir, au-dessus du bas mordoré, un peu de la cuisse fuselée... Ah! qu’il la prendrait bien de tout son cœur, de tous ses sens, cette enfant si grave sous ses cheveux d’argent!... Mais il la sent frêle et perdue, misérable comme une bête errante, craintive de l’étreinte, malade d’un secret qu’elle ne veut pas dire...
Elle tend son verre vide:
—Merci. Il est tard? Vous ne m’en voulez pas?
—Non, mon chéri. Je suis un vieux monsieur sans rancune, et sans vanité.
—Mais... je voudrais vous dire...
Elle remet lentement son corset, les mains distraites:
—Je voudrais vous dire... que... ça m’aurait déplu tout autant, et même plus, avec un autre.
—Oui? bien vrai?
—Oh! oui, bien vrai!...
—On est fragile? malade? on a peur?
—Non, mais...
—Allons! dites tout à votre vieille nourrice de Maugis! On n’aime pas ça, hein? Je parie qu’Antoine n’est pas fichu de...
—Oh! ce n’est pas seulement la faute d’Antoine, répond Minne, évasive.
—Et... l’autre? le petit Couderc?
À ce nom, Minne vient d’avoir un si farouche geste de tête que Maugis croit comprendre:
—Il vous barbe tant que ça, ce potache?
—Le mot est faible, dit-elle froidement.
Elle achève de renouer ses quatre jarretelles, puis se plante, résolue, devant son ami:
—J’ai couché avec lui.
—Ah! ça me fait bien plaisir! Répond Maugis, morne.
—Oui, j’ai couché avec lui. J’ai couché avec lui et trois autres, en comptant Antoine. Et pas un, pas un, vous entendez bien, ne m’a donné un peu de ce plaisir qui les jetait à moitié morts à côté de moi; pas un ne m’a assez aimée pour lire dans mes yeux ma déception, la faim et la soif de ce dont, moi, je les rassasiais!
Elle crie, tend ses poings fermés, se frappe la poitrine. Elle est théâtrale et touchante. Maugis la contemple et l’écoute avidement:
—Alors, jamais... jamais?...
—Jamais! redit-elle, plaintive. Est-ce que je suis maudite? est-ce que j’ai un mal qu’on ne voit pas? est-ce que je n’ai rencontré que des brutes?
Elle est presque vêtue, mais ses cheveux désordonnés pendent encore, rejetés en crinière sur une épaule. Elle tend vers Maugis des mains mendiantes:
—Est-ce que vous ne voudriez pas, vous, essayer...
Elle n’ose rien ajouter. Son gros ami s’est levé d’un bond de jeune homme et la saisit par les épaules:
—Mon pauvre amour! C’est moi qui vous crierai, à présent: «Jamais!» Je suis un vieil homme très épris de vous, mais un vieil homme! Je suis là, près de vous, le gros Maugis, avec son bedon jovial dans son sempiternel gilet clair, le Maugis en uniforme... Mais vous montrer, maintenant que je sais votre ignorance, la bête qu’il y a sous le gilet clair et la chemise à plis, illustrer votre souvenir d’une déception pire que les autres, d’une obscénité sans grâce et sans jeunesse... non, ma chérie, jamais! Faites-moi la seule charité de croire que j’y ai quelque mérite, et puis... et puis, filez!... Antoine pourrait s’inquiéter...
Elle essaie un sourire, une malice dernière:
—Il aurait bien tort.
—C’est vrai, mon Minou; mais tout le monde ne peut pas savoir que je suis un saint.
—Pourtant, si vous vouliez... À présent, je n’ai plus peur...
Maugis rassemble dans sa main toute la chevelure de Minne; lentement, il l’effiloche à contre-jour, pour le plaisir de la voir ruisseler...
—Je sais bien. Mais c’est moi qui n’aurais plus un fil de sec!
Elle n’insiste pas, relève ses cheveux rapidement, et paraît regarder le fond sombre de ses pensées. Maugis lui tend un à un les petits peignes couleur d’ambre, le ruban de velours noir, le chapeau, les gants...
La voici telle qu’elle est arrivée; et toute la sensualité du gros homme crie de regret, se raille férocement... Mais Minne, prête à sortir, appuyée d’une main sur son ombrelle, tourne vers lui un charmant et nouveau visage, des yeux alanguis de larmes, une caressante et triste bouche. Elle embrasse d’un regard les murs d’un vert assourdi, les fenêtres où meurt le jour couleur de mandarine, la robe japonaise qui flambe dans l’ombre, et dit:
—Je regrette de m’en aller d’ici. Vous ne pouvez pas savoir ce qu’il y a de nouveauté pour moi dans un tel sentiment...
Maugis incline la tête, très grave:
—Je le sais. Je n’ai pas fait grand-chose de propre dans toute ma vie... Laissez-moi, pour ma boutonnière, cette fleur-là: votre regret.
La main sur la porte, elle implore tout bas.
—Qu’est-ce que je vais faire à présent?
—Retrouver Antoine.
—Et puis?
—Et puis... je ne sais pas, moi... Le footing, les sports, le plein air, les œuvres charitables...
—La couture...
—Oh! non, ça abîme les doigts. Il y a bien aussi la littérature...
—Et les voyages. Merci. Adieu...
Elle lui tend sa joue, hésite un moment, les lèvres entrouvertes.
—Quoi donc, ma petite enfant?
Elle plisse l’arc pur de ses beaux sourcils blonds. Elle voudrait dire: «Vous êtes une surprise dans ma vie, une chère surprise un peu cuisante, un peu comique, très mélancolique... Vous ne m’avez pas donné le trésor qui m’est dû et que j’irais chercher jusque dans la boue; mais vous avez détourné de lui ma pensée, étonnée d’apprendre qu’un amour, différent de l’Amour, peut fleurir dans l’ombre même de l’Amour. Car vous me désirez et vous renoncez à moi. Quelque chose en moi a donc plus de prix pour vous que ma beauté?...»
Elle hausse les épaules d’un geste las, espérant que Maugis comprendra tout ce qui tient d’incertitude, de faiblesse, de gratitude aussi, dans le serrement de sa petite main gantée... La lourde moustache effleure de nouveau sa joue chaude... Minne est partie.
Elle court presque. Non qu’elle daigne se soucier de l’heure, ou d’Antoine. Elle court parce que son état d’esprit s’accommode de la hâte et du mouvement. Elle descend l’avenue de Wagram, surprise de voir l’air si bleu au sortir de la chambre jaune. Les vernis du japon jonchent le trottoir de leurs chenilles flétries, et la nuit printanière glace cette fin de journée tiède.
Tout à coup, elle sent quelqu’un derrière elle, quelqu’un qui suit, qui se rapproche. Elle se retourne et reconnaît, sans étonnement, cet enfant négligeable qui, au Palais de Glace, n’osa pas...
—Ah! dit-elle seulement.
Jacques Couderc comprend parfaitement l’intonation, l’intention de ce ah! qui signifie: «C’est vous? encore? de quel droit?...» Elle est devant lui, simple, décidée, les cheveux moins lisses que d’habitude; une de ses mains nues rassemble les plis de sa longue jupe...
Il est désespéré d’avance. Pas un mot de pitié ne sortira de cette bouche close, et ces yeux noirs, où le couchant mire un feu rose, lui disent clairement de mourir, de mourir là, tout de suite... Il baisse la tête, gratte l’asphalte du bout de sa canne. Il sent sur lui les yeux impitoyables qui jaugent son amaigrissement aux plis flottants du par-dessus, au flageolement du pantalon trop large...
—Minne!...
—Quoi!
—Je vous ai suivie.
—Bon.
—Je sais d’où vous venez.
—Et puis?
—Je souffre affreusement, Minne, et je ne comprends pas.
—Je ne vous demande pas de comprendre.
Le son de la voix de Minne, dure, cause à Jacques une douleur physique. Il relève, suppliant, sa figure de gavroche tuberculeux.
—Minne... vous ne me trouvez pas changé?
—Peu!... un peu pâlot. Vous devriez rentrer: l’air du soir est trop vif pour vous.
Il avale sa salive avec un mouvement de cou pénible, et son sang monte d’un jet à ses joues, leur restitue une jeune transparence:
—Minne... vous exagérez!
—S’il vous plaît?
—Vous exagérez le... l’insouciance que vous avez de moi! Il me faut une explication.
—Non.
—Si! tout de suite! Vous ne voulez plus de moi? Vous ne voulez plus m’appartenir? Vous... ne m’aimez plus?
Elle a lâché les plis de sa robe, reste droite devant lui, les poings fermés au bout de ses bras pendants. Il revoit le terrible et tentateur regard, de bas en haut, qui le défie.
—Répondez! crie-t-il tout bas.
—Je ne vous aime pas. J’ai horreur de vous, de votre souvenir, de votre corps... J’ai horreur de vous!
—Pourquoi?
Elle écarte les bras, les laisse retomber dans un geste d’ignorance:
—Je ne sais pas. Je vous assure, je ne sais pas pourquoi. Il y a quelque chose en vous qui me met en colère. La forme de votre figure, le son de votre voix, c’est comme... c’est pire que des insultes. Je voudrais savoir pourquoi, parce qu’en somme, c’est étrange, quand on y pense...
Elle parle avec modération, cherchant des mots qui atténuent son aversion sauvage et sans mesure, pour l’humaniser, la rendre compréhensible...
—Vous couchez bien avec ce vieux! crie-t-il, écorché.
—Quel vieux?
—Le vieux de chez qui vous venez, cette espèce d’ivrogne chauve, ce... ce...
Un rire bizarre danse sur le visage de Minne.
—Ne cherchez pas d’autres épithètes! interrompt-elle. C’est encore une histoire à laquelle vous ne comprendriez rien...
Elle respire profondément, ses yeux quittent le visage de l’ennemi, se perdent dans le ciel d’un mauve hivernal...
—J’ai déjà bien assez de peine, achève-t-elle, à y comprendre quelque chose, moi!
Jacques se méprend: il croit entendre l’aveu d’une passion à peine avouable, et serre les dents:
—Je vous tuerai, murmure-t-il.
Elle songe à autre chose, les yeux en l’air.
—Vous m’entendez, Minne?
—Pardon... Vous disiez?
Il se devine ridicule. On ne répète pas une telle menace, on l’exécute...
—Je vous tuerai, répète-t-il plus mollement. Et je me tuerai après.
Le visage de Minne s’illumine d’une férocité allègre:
—Tout de suite! Tout de suite! Tuez-vous! avant moi! Disparaissez de moi, allez-vous-en, mourez! Comment n’y avez-vous pas pensé plus tôt?
Il la regarde, béant. Elle le précipite vers la mort, comme vers le but inévitable...
—La mort... Vous me la souhaitez vraiment? demande-t-il, singulièrement radouci.
—Oui! s’écrie Minne de tout son cœur. Vous m’aimez, je ne vous aime pas: est-ce que tout n’est pas dit pour vous? Est-ce que la mort n’est pas le secours de toute vie que se refuse à couronner l’amour?
L’enfant qu’elle voue au trépas semble tout près de la comprendre, et s’abandonne:
—Ah! Minne, c’est cela, c’est cela! Après vous, toutes les autres femmes...
—Il n’y a pas d’autres femmes, si vous m’aimez!
—Non, Minne, il n’y a pas d’autres femmes...
—On ne doit pas pouvoir changer d’amour, n’est-ce pas? quand on aime... On meurt, on vit du même amour? C’est bien cela? Dites-le! Dites-le!
—Oui, Minne.
—Attendez, dites-moi encore... Vous m’avez aimée, comme ça, brusquement, sans savoir ce qui vous arriverait, sans le prévoir? Oui?... Et l’amour vient ainsi, traîtreusement, à son heure? Il vous saisit, quand on se croît libre, quand on se sent affreusement seul et libre?
—Oh! oui, gémit-il, c’est cela!
—Attendez!... L’amour, on me l’a dit, peut venir à tout âge, à des vieillards secs et froids, embraser tout à coup la fin d’une vie qui perdait le désir même de sa flamme? Il peut venir—dites-le-moi, vous qui aimez!—à des infirmes, à des maudits, à... à moi-même?
Grave, il incline la tête.
—Qu’un dieu vous entende! exhale-t-elle avec ferveur. Et si vous m’aimez, laissez-moi en repos, pour toujours!
Elle court derechef vers l’avenue de Villiers, légère, délivrée. Elle accomplit machinalement les gestes quotidiens, franchit le vestibule, renvoie l’ascenseur, sonne, et se trouve en face de son mari... Antoine l’attendait.
—D’où viens-tu?
Elle cligne à la lumière vive, regarde son mari, saisie:
—Je... j’ai fait des courses.
Elle respire vite, ses mains nues tourmentent maladroitement le nœud de sa voilette. Ses yeux cernés errent, dépaysés, presque craintifs, et le chapeau enlevé laisse voir un somptueux désordre de cheveux renoués...
—Minne! crie Antoine d’une voix tonnante.
Toute pâle, elle protège son visage de ses bras levés, et son geste laisse voir l’écharpe mal attachée.... Son innocence se pare d’un charme si coupable qu’Antoine ne doute plus:
—D’où viens-tu, bon Dieu?
Qu’il est grand, tout noir devant la lampe! Ses épaules se voûtent, lourdes, pareilles à celles de l’Homme-des-Bois...
—Tu ne veux pas me dire d’où tu viens?
Minne se revoit, chaste et nue, sur les genoux de Maugis. Son souvenir retourne à la chambre jaune et verte, au viveur sentimental qui ne voulut pas d’elle et la renvoya triste, heureuse, attendrie... Une main, qui n’a pas caressé ses seins ni ses jambes, a essuyé ses larmes... Cela est doux, poignant, d’une amertume fraîche d’eau marine...
—Tu ris, sale bête? Je te ferai rire, moi!
—Je te défends de me parler ainsi!
La voix grondante a blessé Minne, qui se retrouve elle-même, dure, menteuse et brave.
—Tu me défends! tu me défends!...
—Parfaitement, je te défends. Je ne suis pas une femme de chambre qui découche!
—Tu es pire que ça! J’en ai assez de...
—Si tu en as assez, va-t’en!
Décoiffée, la bouche lasse, la taille un peu veule accotée à la cheminée, Minne rassemble en ses yeux admirables tout le défi d’une créature tenace, d’une noble petite bête irritable, dont l’apparente faiblesse n’est qu’un mensonge de plus... Antoine pétrit le dossier d’une chaise et souffle comme un cheval:
—Dis-moi d’où tu viens!
—J’ai fait des courses.
—Tu mens!
Elle lève les épaules, méprisante:
—Pour quoi faire?
—D’où viens-tu, sacré nom de...
—Tu m’ennuies. Je vais me coucher.
—Méfie-toi, Minne!
Elle le nargue, le menton levé:
—Me méfier? mais je ne fais que ça, cher ami!
Antoine baisse le front, montre du doigt la porte:
—Va-t’en dans ta chambre! Je sais que tu ne céderas pas, et je ne veux pas te casser avant de savoir...
Elle obéit lentement, traînant derrière elle sa jupe longue. Et, comme il tend l’oreille, espérant on ne sait quoi, il entend, avec un déclic sec de revolver qu’on arme, claquer le verrou.
Antoine, qui a demandé «au patron» sa liberté pour l’après-midi, remonte à grands pas le boulevard des Batignolles. Il cherche la rue des Dames... Rue des Dames, cabinet Camille. Rue des Dames! il y a là une intention du hasard qui séduit amèrement Antoine. Son imagination invente, rue des Dames, une sorte de vaste administration, une police de l’adultère féminin, mille limiers lancés à travers Paris à la suite d’autant de petites dames farceuses...
117, rue des Dames... La maison ne paie pas de mine. Antoine cherche à tâtons la loge du concierge, perchée à l’entresol... Un relent de chou qui mijote le guide jusqu’à une imposte entrouverte:
—Le cabinet Camille, je vous prie?
—Troisième à gauche.
L’escalier visse, dans les ténèbres moisies, de toutes petites marches basses. Antoine bute et n’ose toucher à la rampe visqueuse... Au troisième étage, un peu de jour venu d’une courette permet de lire, gravés sur une plaque ternie, les mots: «Cabinet Camille, renseignements.» Point de sonnette, mais une pancarte manuscrite prie le visiteur d’entrer sans frapper.
«Faut-il entrer? quelle ignoble boîte! Si je revenais?... Oui, mais le patron ne m’a donné qu’un après-midi...»
Il se décide, tourne le bouton et retombe dans le noir. Ça sent l’oignon et la pipe froide... Il va tourner les talons, quand une voix violente, derrière une porte, le retient:
—Bougre d’empoté! vous l’avez ratée encore, hein? vous l’avez ratée en artiste! Ah! vous la tenez, la filature! Dans un grand magasin, qu’il s’en va la perdre! Mais j’aurais honte, moi, j’aurais honte de dire que j’ai perdu une cliente dans un grand magasin! Un enfant de sept ans vous filerait un rat d’égout, dans un grand magasin!
Un silence... Le murmure confus d’une voix qui s’excuse...
—Oui, oui, allez lui dire ça, au cocu! Moi, mon vieux, j’ai soupé de vous fringuer, et s’il ne vous faut que ma botte au derrière...
Antoine rougit et sue dans l’ombre, avec l’impression absurde que le «cocu» dont on parle là-dedans, c’est lui... Enragé, il frappe à la porte invisible, n’attend pas de réponse et entre...
La pièce est nue, humide, propre à première vue, quoiqu’une buée bleue ternisse la glace aux dorures rougies.
Un individu referme vivement un tiroir ouvert, où voisinent un pain-flûte, le rouleau d’argent d’un saucisson de Lyon, et un casse-tête américain.
—Vous désirez, monsieur?
Antoine s’avance et heurte un long pied, celui d’un être piteux assis contre la cheminée sur une pile de cartons verts, un être long, osseux, à figure asymétrique de séminariste défroqué comme meurtrie de l’engueulade...
—Je désire parler à M. Camille.
—C’est moi, monsieur.
M. Camille s’incline devant Antoine avec une aisance autoritaire, que justifie le chic bien français de sa mise: gilet de velours prune aux boutons ciselés, redingote à châle, col carcan, plastron violet épinglé d’un fer à cheval...
—Asseyez-vous, Monsieur. Puis-je vous être bon à quelque chose?
—Voici, Monsieur, ce qui m’amène. Je voudrais me renseigner sur une personne... Je n’ai pas de soupçons, mais, n’est-ce pas? on aime à être renseigné...
M. Camille lève une main de prédicateur deux fois baguée:
—C’est le devoir de tout homme de sens!
Puis il hoche un menton indulgent et averti, et pince sa moustache d’écuyer de manège, tandis que ses yeux de ruffian détaillent Antoine, découvrant en lui la poire, la poire bénie...
—Pour tout dire, il s’agit de ma femme. Je suis forcé de la laisser seule toute la journée, elle est très jeune, influençable... Bref, Monsieur, je vous prierai de me faire connaître, heure par heure, l’emploi des journées de ma femme.
—Rien de plus facile, Monsieur.
—Il faudrait quelqu’un de très adroit: elle est méfiante, intelligente...
M. Camille sourit, les pouces dans les poches de son gilet:
—Cela tombe à merveille, Monsieur, j’ai quelqu’un de sûr, un de ces génies ignorés et modestes...
—Ah! ah! fait Antoine intéressé.
Du menton, M. Camille désigne l’être assis au coin de la cheminée, qui arrondit d’avance ses épaules pour le prochain abattage.
—Comment? c’est...
—Mon meilleur limier, Monsieur. Et maintenant, si vous voulez bien, nous allons aborder la question des honoraires...
Antoine, effondré, n’écoute plus: il paiera tout ce qu’on voudra... mais sans espoir.
«La chance est contre moi», se lamente-t-il. «Cette espèce de martyr idiot ne sera jamais capable de suivre Minne... C’est trop de guigne, d’être allé tomber dans ce taudis, quand il y a trois cents agences qui valent sans doute mieux... Tout est contre moi!»
Il redescend l’escalier noir, qui sent le chou et les latrines, et croit encore entendre une voix furieuse qui crie...
—Dans un grand magasin, qu’il s’en va me la perdre! Allez lui dire ça, au cocu, voir s’il y coupe!
«J’aurais préféré, soliloque Minne, être malheureuse. Les gens ne savent pas assez que l’absence de malheur rend triste. Un bon malheur, bien cuisant, alimenté, renouvelé chaque heure, un enfer, quoi! mais un enfer varié, remuant, animé, voilà qui tient en haleine, voilà qui colore la vie!»
Elle secoue sa fluide chevelure sur sa robe blanche et redit, Mélisande qui s’ignore: «Je ne suis pas heureuse ici...»
Antoine a quitté la maison tout à l’heure sans demander si sa femme était éveillée; mais l’a fait avertir qu’elle déjeunerait seule...
«Voilà un garçon, se dit-elle, ou on ne comprend rien! Tant que je l’ai trompé, il a été content. Et puis, je renvoie Jacques Couderc, je l’expédie au diable—et puis Maugis me traite en petite sœur—et, là-dessus, Antoine devient terrible!...»
La vérité, c’est qu’Antoine, bouleversé à l’idée qu’un espion suivra Minne tout le jour, s’est enfui. Sa Minne, sa méchante Minne tenue, pendant des heures, au bout d’un fil qu’elle ne verra pas, sa Minne qui courra, coupable et gaie, vers l’adultère, qui criera «cocher!» de sa voix pointue et impatiente, sans se douter qu’un œil, derrière elle, note l’heure, l’endroit, le numéro du fiacre!
Il s’est enfui, après une nuit abominable, car son amour révolté est près de prendre le parti de Minne, de lui crier: «Ne va pas là-bas! un mauvais homme veut te suivre!» Il s’est enfui, plein de larmes, certain qu’il achève de tuer son bonheur... «On me l’a donnée pour la rendre heureuse, plaide-t-il pour Minne; mais elle n’a pas juré d’être heureuse par moi...»
Il a souhaité, cette nuit, la vieillesse, l’impuissance, mais non la mort. Il a mûri cent projets, mais non celui d’une séparation. Il a prévu des fins amères et humiliantes, car c’est le plus grand amour, celui qui consent au partage... Et, chaque fois que, sur son lit détesté, il a tordu son corps en disant: «Ça ne peut pas durer!» il admettait en sa pensée le renoncement à toutes choses, sauf à la possession de Minne...
À l’heure même où Antoine tue le temps, échoué dans une brasserie morne, Minne sort de chez elle. Elle sort pour sortir, attirée par le soleil, indécise et sans intentions...
Des nuages blancs, dans le ciel, balaient un fade azur. Minne lève vers ce bleu son nez bridé de tulle et descend l’avenue.
«Si j’allais chez Maugis?» Elle s’arrête un instant, puis repart. «Eh bien, quoi? j’irai chez Maugis.» Elle fronce les sourcils... «Qui m’en empêche? Parfaitement, j’irai chez Maugis. S’il n’est pas là... eh bien, je reviendrai. J’irai chez Maugis...»
Elle fait volte-face pour remonter vers la place Pereire, et donne de l’ombrelle dans un monsieur, un homme plutôt qui marchait derrière elle. Elle murmure «pardon» d’un ton agacé, parce que l’homme sent le tabac froid et la bière aigre.
Elle répète, butée, le front en avant: «J’irai chez Maugis!» et ne bouge pas...
«Si j’y vais, Maugis va croire que je ne viens que pour ça...»
Elle s’arrête et méconnaît la fleur tardive dont l’éclosion la trouble comme une adolescence nouvelle: la pudeur, qui n’est peut-être qu’un scrupule sentimental. Elle a gaspillé son corps ignorant, l’a donné, puis repris. Mais elle n’a jamais songé que le don implique la déchéance, et il n’y a rien de plus vierge que l’âme orgueilleuse de Minne... Son hochement de tête découragé refuse en même temps un fiacre qui rase le trottoir. Elle revient sur ses pas, redescend vers le parc Monceau: «Je n’ai envie de rien, je ne sais quoi faire... C’est un temps par lequel on voudrait avoir quelqu’un à tourmenter...»
Elle presse le pas, suit du regard la voile blanche d’un nuage qui vogue au-dessus d’elle, et ne prend pas garde que son geste découvre, comme exprès, le creux charmant de son menton, le dessous humide de sa lèvre supérieure...
À quelques pas devant elle marche un homme dont elle reconnaît vaguement la couleur, la forme veule, les cheveux longs sur un col douteux... «C’est l’homme que j’ai cogné avec mon ombrelle tout à l’heure.»
Au parc Monceau, elle fait halte, repose ses yeux sur les pelouses, d’un vert ardent et frais de piment, puis repart, intriguée: l’homme est encore derrière elle! il roule une cigarette, l’air absent. Il a un long nez, posé négligemment un peu de côté dans son visage...
«Il aurait le toupet de me suivre? C’est qu’il marque tout à fait mal, ce type! Un satyre, peut-être, ou bien un de ces individus qui se collent contre les robes dans les foules... On verra bien!»
Elle repart: l’avenue de Messine offre sa facile pente, qui donne envie de courir et de jouer au cerceau. Minne allonge le pas, heureuse du battement de son sang dans ses oreilles roses...
«Qu’est-ce que c’est que cette rue-là? Miromesnil? Prenons Miromesnil. Le satyre? il est à son poste. Quel drôle de satyre! si vague et si las! Les satyres, d’habitude, sont barbus et fauves, avec l’œil cynique, et un peu de paille dans les cheveux, ou bien des feuilles sèches...»
Elle se plante près d’une vitrine de sellier, assez longtemps pour compter tous les colliers, hérissés de poils de blaireau, cloutés de turquoise, que la mode impose aux chiens de bonne compagnie. Le satyre, patient entre tous les satyres, attend à distance respectueuse et fume sa quatrième cigarette. C’est à peine s’il glisse vers elle un œil jaunâtre. Même, il crache, après un renâclement immonde: il crache au vu et au su de tous, et Minne, le cœur à l’envers, eût préféré à ce crachat copieux n’importe quel outrage à la pudeur... Elle tourne des épaules révoltées et repart. Faubourg Saint-Honoré, un embarras de voitures les sépare. D’un trottoir à l’autre, elle lui tirerait bien la langue; mais peut-être n’en faudrait-il pas plus pour déchaîner la rage érotique du monstre?...
Lui, l’épaule de biais, se repose sur une jambe et profite de la halte pour griffonner quelque chose sur un carnet, après avoir consulté sa montre; ce geste suffit à dissiper l’erreur de Minne: le satyre, le ver de terre, le repoussant admirateur, est un vil stipendié!
«Comment ai-je pu m’y tromper? C’est Antoine qui me fait suivre!... Le maladroit, le maladroit, le potache! Un potache, il ne sera jamais que cela... Ah! tu paies quelqu’un pour marcher? il marchera, je t’en réponds!»
Elle marche. Elle bouscule des passants. Elle file, se sentant des jarrets de facteur...
«La Madeleine?... autant là qu’ailleurs. Et puis les boulevards jusqu’à la Bastille. Parfaitement! C’est moi qui mène la chasse, aujourd’hui.» Elle sourit, d’un froid petit sourire, en revoyant, très loin en arrière et si chétive, une Minne traquée, qui traîne, en boitillant, une pantoufle rouge sans talon...
«L’avenue de l’Opéra? Le Louvre? Non, il y a trop de monde à cette heure-ci.» Elle élit la rue du Quatre-Septembre, dont la dévastation plaît à son état d’âme. Ce ne sont que chausse-trapes, barricades, caves béantes, chaussées effondrées... Un abîme s’ouvre, ou grouillent des serpents de plomb... Il faut franchir des passerelles, côtoyer des tranchées: le «satyre» aura du fil à retordre, pense Minne.
De fait, il inspirerait la pitié, n’était le caractère inacceptable de sa laideur. Il rougit, son nez brille, et tant de cigarettes ont dû allumer sa soif...
«Pauvre homme! songe Minne. Après tout, ce n’est pas sa faute... Voilà la Bourse: j’ai envie de lui faire le coup de la rue Feydeau.»
Le «coup de la rue Feydeau»! joie innocente du premier adultère de Minne... Pour retrouver chez lui son amant, l’interne des hôpitaux, elle entrait voilée dans une maison de la place de la Bourse et s’en allait par la rue Feydeau, contente d’avoir goûté, mieux que l’étreinte du grand diable luxurieux à barbe de chèvre, le charme de la maison à double issue... «Comme c’est loin tout ça! murmure Minne... Ah! je vieillis!»
Pour classique qu’il soit, le coup de la rue Feydeau, aujourd’hui, réussit parfaitement. Place de la Bourse, Minne pénètre dans la cour du numéro 8 et tombe, rue Feydeau, dans un taxi providentiel.
Bercée au tic-tac du taximètre, Minne allonge sur le strapontin ses pieds vernis, qui ont si activement erré. Elle se sent pleine de malice et de mansuétude, et sa colère contre Antoine se repose. Minne s’alanguit dans la victoire.
Il est cinq heures a peine quand elle rentre avenue de Villiers. Minne songe qu’elle va pouvoir s’accorder deux grandes heures de robe de chambre, de pieds nus dans les petits mocassins de daim cru... Mais il est dit que le soleil qui baise les rideaux roses ne veillera point le doux farniente de Minne; Antoine est rentré!
—Comment? tu es là?
—Tu vois.
Il a dû errer longtemps, lui aussi: on le devine au cuir poudreux de ses bottines...
—Pourquoi n’es-tu pas à ton bureau, Antoine?
—Si on te le demande, tu diras que tu n’en sais rien.
Minne croit rêver. Comment! elle rentre toute gentille, fatiguée, amusée d’avoir semé le limier, et elle tombe sur cet ours grossier!
—C’est comme ça? Eh bien, mon cher, si tu as autant de loisirs pourquoi ne les emploies-tu pas à m’espionner toi-même?
—À t’esp...
—Mais oui. Je ne sais pas à qui tu t’adresses, mais on se fiche de toi, tu sais. Quel personnel! Ma parole, cet après-midi, j’en avais honte pour toi! Un homme à qui j’aurais fait l’aumône! Hein? ce n’est pas vrai? dis que je suis folle! Veux-tu que je te donne mon itinéraire? Tu pourras le contrôler avec le rapport de tes agents!...
Elle récite, d’une voix de tête insupportable:
—Partis à trois heures de la maison, nous avons traversé le parc Monceau, descendu l’avenue de Messine, stationné rue de Miromesnil devant les colliers de chiens, suivi le faubourg Saint-Honoré jusqu’à...
—Minne!
Elle est lancée, elle ne lui fera pas grâce d’un carrefour. Elle compte sur ses doigts, roule des prunelles mobiles d’aiglon irrité, insiste sur le détail de la maison à double issue, et, sans qu’il sache pourquoi, la jalousie qu’il portait en lui, comme une corde tendue, sensible et douloureuse, se détend, amollie, baignée d’une huile bienfaisante... Il contemple Minne, il n’entend plus sa colère bavarde... Il découvre lentement, devant cette enfant faible et furieuse, qu’il allait commettre l’erreur criminelle de la traiter en ennemie. Elle est seule au monde, et elle est à lui. À lui, même si elle le trompe; à lui, même si elle le hait; sans autre recours, sans refuge que lui! Elle était sa sœur avant d’être sa femme, et, déjà, il eût donné pour elle tout son sang de frère fervent. Il lui doit à présent plus que son sang, puisqu’il a promis de la rendre heureuse. Tâche difficile! car Minne est fantasque, souvent cruelle... Mais il n’y a pas de honte à souffrir, quand c’est le seul moyen de donner le bonheur...
Qu’elle suive donc, libre, le chemin capricieux de sa vie! Elle court aux casse-cou, cherche les joies périlleuses: il étendra les mains seulement quand elle chancellera, mais caché, prudent, comme les mères qui suivent les premiers pas de leur petit, les bras grands ouverts et tremblants comme des ailes.
Elle a fini. Elle s’est excitée encore en parlant. Elle a crié on ne sait pas quoi, des mots de pensionnaire pédante, des appels à la liberté, des «c’est bien fait!» de gosse... Deux petites larmes suspendues à ses cils s’irisent de lumière et elle est à bout de méchanceté. Antoine la prendrait bien dans ses grands bras, la bercerait tout en pleurs... Mais il sent que ce n’est pas le moment encore...
—Mon Dieu, Minne, qui est-ce qui te demande tout ça.
Elle redresse son cou d’infante, passe une langue altérée sur ses lèvres:
—Comment? qui me demande? Mais toi! mais ton attitude de martyr grognon, mais ton silence de mari qui se contient! Qui contient quoi? Qu’est-ce que tu sais? Tes valets de police ne t’ont-ils pas renseigné? Ils sont si adroits!...
—Tu l’as dit, Minne, ils sont bien maladroits! Mais c’est presque mon excuse. Je ne les connais pas, je les emploie mal... Et j’aurais dû ne jamais les employer.
Un étonnement défiant change le visage de Minne. Elle cesse d’effilocher le chapeau de paille bleue où s’occupaient ses mains destructrices...
—Tu me pardonnes, Minne?
Elle a, dans ses yeux sombres, la froide suspicion d’une bête à qui l’on dit: «Va!» en ouvrant la porte de sa cage...
—Minne, voyons! Faut-il promettre que je ne le ferai plus?
La grâce rassurante, un peu voulue, de son sourire barbu inquiète Minne, qui ne comprend pas... Pourquoi l’espionnage? et pourquoi l’humble excuse, après? Elle tend, hésitante, une petite main incrédule...
—Tu es joliment agaçant, Antoine, tout de même!
Il tire un peu à lui le bras de Minne qui cède du coude et résiste de l’épaule, et se penche tendrement vers elle:
—Écoute, Minne, si tu voulais...
Le crépuscule est descendu, rapide, et lui cache le visage de Minne...
—Si je voulais quoi? Tu sais que je n’aime pas promettre!
—Tu n’as pas besoin de rien promettre, chérie.
Il parle dans l’ombre, en aîné, en paternel ami, et c’est une humiliation à goût double, détestable et chère, qui fait tressaillir la mémoire de Minne: une voix déjà, éraillée, indulgente, n’a-t-elle pas, l’autre jour, entrouvert tout au fond d’elle cette secrète cellule à aimer, cellule à souffrir, qu’elle croyait si fort verrouillée?... Elle se sent soudain faiblir de fatigue et s’appuie aux courbes connues du grand corps debout près d’elle...
—Minne, voilà... Chaulieu voudrait m’envoyer à Monte-Carlo pour une grosse affaire de publicité à traiter avec l’administration des jeux. Ça ne me souriait pas beaucoup d’abord, mais le patron, chez Pleyel, consent à me laisser prendre, avant Pâques, mes vacances de Pâques. Alors... veux-tu venir avec moi à Monte-Carlo, pour dix, douze jours?
—À Monte-Carlo? moi? pourquoi?
«Si elle refuse, mon Dieu! si elle refuse, se dit Antoine, c’est que quelqu’un la retient ici, c’est que tout est perdu pour moi...»
—Pour me faire un grand plaisir, dit-il simplement.
Minne songe à ses journées vides, à ses péchés sans saveur, à Maugis qui ne veut pas, au petit Couderc qui ne sait pas, à ceux qui viendront et qui n’ont encore ni nom ni visage...
—Quand partons-nous, Antoine?
Il ne répond pas tout de suite, la tête levée dans l’obscurité, luttant contre les larmes, contre le besoin de bramer, de se vautrer aux pieds de Minne... Elle n’aime personne! elle partira avec lui, avec lui tout seul! elle partira!
—Dans cinq ou six jours. Tu seras prête?
—C’est tout juste. Il faut s’habiller là-bas... Attends que j’allume: on n’y voit plus... Tu ne seras plus méchant, Antoine?
Il la retient encore une minute contre lui, dans l’ombre. Un bras autour des frêles épaules de Minne, sans la trop serrer, sans l’emprisonner, il renouvelle le muet serment de lui donner le bonheur, de le lui laisser prendre où elle voudra, de le voler pour elle.
—Dix-neuf, rouge, impair et passe...
—J’ai encore gagné dix francs! s’écrie Minne, enchantée. Qu’est-ce que tu disais donc, qu’on perd toujours à Monte-Carlo? Antoine, je vais à une autre table.
—Pourquoi? Puisque tu gagnes à celle-ci...
—Je ne sais pas. C’est amusant de changer. Tu me retrouves sous l’horloge, dis?
Antoine la suit des yeux, plein d’admiration pour sa robe blanche bruissante, pour sa taille mince, pour sa nuque dorée et le chapeau de crin rose qui la coiffe... «Elle s’amuse, dit-il, quel bonheur!»
Minne, debout derrière le croupier, s’excuse poliment: «Pardon, monsieur», et pousse sa pièce sur la troisième douzaine. La bille tourne, se ralentit, trébuche:
—Rien ne va plus!
Minne considère, au-dessous d’elle, un jardin de roses et d’iris, un monstrueux chapeau qui abrite une dame invisible... «Quel chapeau! c’est une grue, je parie...»
—Trente-six, rouge, pair et passe.
Minne gagne encore dix francs. Elle ramasse les trois pièces; presque en même temps qu’elle, se penche un gros Allemand, qui touche aussi sa troisième douzaine... Mais une voix sèche part de dessous le jardin suspendu:
—Pardon, monsieur! veuillez laisser cette masse.
—Verzeihung! diese Einlage gehört mir!
Du tac au tac, la dame rétorque, en allemand cette fois:
—Sie müssen nur auf ihr Spiel Acht geben. Das Goldstück gehört mir... Lassen Sie mich in Ruhe!
L’homme, stupéfait, invoque des yeux le témoignage d’une loyale assistance, mais la loyale assistance a bien autre chose à faire... Minne n’en revient pas non plus, car la dame au chapeau, la dame qui ramasse les orphelins avec l’autorité que donne une mauvaise conscience, c’est Irène, Irène Chaulieu!
—Comment? c’est vous, Irène?
—Minne! elle est bonne, celle-là! Croyez-vous? ce barbu qui voulait me faire mon louis! Ne me parlez pas, ma chère, j’essaie ma petite combine, une martingale épatante!
Les courtes mains d’Irène tripotent des louis, empilent des pièces, pointent un carnet. Son nez de peseuse d’or s’incline sur une comptabilité crasseuse, sur un butin de pillarde. Sous le chapeau en terrasse fleurie, ses yeux, au-dessus du nez pincé et pâle, appellent l’or, l’adorent, le violentent, et ses mains d’escamoteuse dépouillent le tapis...
—N’est-ce pas qu’elle est épatante? chuchote une voix dans l’oreille de Minne.
Avec une confusion de jeune mariée, Minne reconnaît Maugis. Tout le monde est donc à Monte-Carlo!... Elle reste interdite devant le journaliste et ne sait que dire. Il s’éponge le front, et cligne sous la lumière crue du lustre. Elle le trouve plus vieux qu’à Paris, avec des fils gris dans la moustache, un grand pli triste dans sa joue d’homme gai...
—Voulez-vous parier, dit-il, que j’entends ce que vous pensez de moi?
—Non, dit-elle vivement, je suis très contente de vous voir.
—Madame est bien bonne. Et le noble époux?
—Il m’attend sous l’horloge...
—C’est la première fois que vous venez à Monte-Carlo?
—Oui... je suis toute dépaysée, c’est si curieux, ici! Vous ne trouvez pas, monsieur Maugis, qu’on rencontre des figures intéressantes?
—J’allais le remarquer, acquiesce Maugis, déférent.
Minne, qui n’aime pas la raillerie, remue les épaules, boudeuse.
—Il ne faut pas vous moquer de moi! prie-t-elle.
—Me moquer de vous? je n’y pense guère, mon enfant!
—À quoi pensez-vous, alors?
—Je pense que vous avez, là, échappé de votre tempe, un seul cheveu d’or, presque d’argent, qui dessine un point d’interrogation en l’air, et je lui réponds «oui» à tort et à travers.
Elle rit sans entrain, et le silence tombe entre eux, gênant. Minne, lasse de rester debout, évite de regarder Maugis et ils pensent tous deux, muets, à une chambre aux rideaux de gaze jaune, où les paroles leur venaient faciles, sincères, où leur pensée s’est livrée, nue comme Minne elle-même. Ils se sont tout dit, là-bas...
Mélancoliques, ils se taisent. Ils écoutent, au fond d’eux-mêmes, la brisure musicale d’un petit fil très précieux...
—Je ne suis pas drôle, ce soir, mon enfant, hein? Je ne vous amuse guère?
Elle proteste d’un signe.
—Je ne suis pas gaie quand je m’amuse. Et je peux être contente sans m’amuser. Croyez—elle appuie un instant sa main gantée sur le bras de Maugis—croyez que je suis votre amie et que je n’ai pas d’autre ami que vous... Cela me coûte à dire, mais... c’est qu’on m’a si peu habituée à l’amitié!... Retournez au jeu à présent; moi, je m’en vais.
—Vous vous en allez où?
—Retrouver Antoine. Il m’attend sous l’horloge.
Il n’insiste pas. Il s’éloigne après un baiser sur la petite main dégantée, et Minne reste seule parmi tant d’inconnus, parmi le silence bourdonnant et studieux des salles de jeu...
Elle frissonne, en songeant à l’âpre vent qui balaie, ce soir, la Corniche... Un méchant hasard a jeté Minne et Antoine en pleine tempête sèche; des paillettes de silex volent sous le ciel plombé, la Méditerranée est couleur d’huître grise...
Absorbée, Minne arrive, enfin, jusqu’à Antoine, qui l’a attendue sous l’horloge, et sort, à son bras, du Casino.
Le vent a balayé le ciel, où vogue une lune mauve. Les palmiers immobiles jalonnent l’avenue, les hôtels crémeux, les villas couleur de beurre rivalisent de blancheur... Mais la beauté de la nuit claire est sur tout cela, et, dans le vent qui tiédit, passe un souffle de printemps...
«Il fait presque aussi doux qu’à Paris», soupire Antoine.
Frileuse, dans la victoria attelée de deux biques osseuses et vives, Minne s’accote à l’épaule de son mari. La voiture monte, au grand trot, la route qui mène au Riviera-Palace; soudain, sombre et pure, apparaît la mer... Un filet d’argent y danse, autour d’un long fuseau de lumière nacrée comme le ventre pâle des poissons...
—Oh! tu vois, Antoine?
—Je vois, chérie. Tu aimes ce pays?
—Je ne l’aime pas, mais je le trouve beau.
—Pourquoi ne l’aimes-tu pas?
—Je ne sais pas. Il y a la mer, que je n’ai jamais vue. À cause de cette eau sans fin, on y est loin, on y est plus seuls qu’ailleurs...
Il n’ose resserrer son étreinte autour du manteau blanc qui flotte, et se sent plus timide qu’un fiancé. Depuis le soir du verrou, il vit en frère auprès de Minne, ballotté du soupçon au remords, de la crainte à la colère,—et voici qu’il s’émerveille en pensant qu’il a été le mari de Minne, qu’il a disposé d’elle en pacha confiant, qu’il l’a possédée sans lui demander: «Me veux-tu?»
Ces jours-là sont loin... Minne est pourtant là, contre son bras, et la poussière siliceuse, pailletée comme du givre, porte aux lèvres d’Antoine un peu du parfum de verveine citronnelle...
Ils se taisent jusqu’à la trop grande chambre d’où l’hygiène et la mode ont banni les tentures et les capitonnages. Même les vitres sans rideaux luisent, nues comme celles d’un appartement à louer, persiennes ouvertes.
Encore vêtue de son manteau, coiffée de son chapeau qui déborde de roses, Minne s’approche de la fenêtre emplie de nuit lumineuse. Les jardins de l’hôtel cachent Monte-Carlo; il n’y a plus, au-dessus d’une haie sombre de fusains, que la lune et la mer...
Trois nuances, de gris, d’argent, de bleu plombé, suffisent à la froide splendeur du tableau, et Minne aiguise son regard pour saisir la ligne délicate, le suave et mystérieux coup de crayon qui, tout au bout de la mer, touche le ciel...
Cette nuit sans ombre, qui éveille, au cœur récalcitrant de Minne, une sensibilité inconnue, résonne de tous les bruits du jour. Une musique lointaine monte par bouffées, et sur l’escarpement de la route, claquent des fouets, grincent des roues...
Minne cherche à rassembler son âme éparpillée sur la mer, volant sous la lune; elle remonte, angoissée, vers un foyer qui n’existe pas. Nulle part, où qu’elle s’arrête, elle ne trouve l’Amour assis, et son rêve n’a point de figure... Ah! que tout est grand, ce soir, et sévèrement beau, et cruel à la solitude!
Glacée, Minne se retourne vers Antoine, qui fume, en pyjama. Elle est près de lui tendre ses mains tremblantes, royales petites mains dont les paumes ne savent pas mendier et qui s’offrent hautes au baiser, les doigts retombant comme des cloches de digitales blanches...
Il fume une cigarette et paraît indifférent. Mais quelque chose a mûri dans sa figure d’honnête Brésilien, quelque chose attriste le grand nez chevalin, creuse les yeux de brigand amoureux... «Il réfléchit donc?» s’étonne Minne. Jamais elle n’a pensé autant à lui. Elle se prend à souhaiter qu’il parle et que le son de sa voix trouble enfin cette nuit aveuglante, qui entre ici à pleines vitres...
—Antoine...
—Chérie?
—J’ai froid.
—Il faut te coucher.
—Oui... Mets la couverture de voyage sur mon lit... Comme il fait froid, ici!
—Les gens du pays disent que c’est tout à fait exceptionnel. D’ailleurs, on peut compter sur une journée magnifique, demain. Le vent tourne... tu verras le bleu de la mer... Nous monterons à La Turbie...
Il redouble de banalités, à mesure que le déshabillage de Minne la lui montre plus nue, nouvelle dans une chambre étrangère. Elle se hâte, impudique et fraternelle, court au cabinet de toilette, et ressort grelottante.
—Oh! ce lit!... les draps sont glacés.
—Veux-tu?...
Il allait lui proposer la chaleur de son grand corps brun et tiède et s’arrête court, comme s’il retenait une inconvenance...
—Veux-tu que je demande une boule?
—Pas la peine! crie Minne d’une voix étouffée sous le drap. Mais borde-moi bien... Remonte le couvre-pied... Tourne l’abat-jour de l’autre côté... Merci, Antoine... Bonsoir, Antoine...
Il s’empresse, heureux et triste à pleurer, se fait agile et silencieux autour du lit. Une gratitude de chien enfle son cœur.
—Bonsoir, Antoine... répète Minne qui tend hors du lit un pâle museau tout froid.
—Bonsoir, chérie. Tu as sommeil?
—Non.
—Tu veux que j’éteigne?
—Pas tout de suite. Parle-moi. Je crois que j’ai un peu de fièvre. Assieds-toi une minute.
Il obéît, avec sa gaucherie tendre.
—Si tu n’es pas bien ici, Minne, nous pouvons repartir plus tôt; je me dépêcherai...
Minne creuse de la nuque le coussin de plume, s’arrange au chaud dans ses cheveux comme une poule dans la paille.
—Je ne demande pas à partir, moi.
—Tu pourrais regretter Paris, ta maison, tes... tes habitudes, ton...
Il a détourné la tête en changeant de voix malgré lui, et Minne, à travers ses cheveux, l’épie.
—Je n’ai pas d’habitudes, Antoine.
Il fait un effort prodigieux pour se taire, mais il continue:
—Tu pourrais... aimer quelqu’un... regretter... des amis...
—Je n’ai pas d’amis, Antoine.
—Oh! tu sais, je dis ça... Ce n’était pas pour te gronder. Je... j’ai réfléchi que, le mois dernier, j’avais été idiot... Quand on aime, n’est-ce pas? on ne le fait pas exprès... Je ne peux pas plus t’empêcher d’aimer quelqu’un qu’empêcher la terre de tourner...
Il semble, à chaque mot, soulever des montagnes. Sa pensée, subtile et fervente, s’habille des mots les plus lourds, les plus vulgaires, et il en souffre... Ne pas pouvoir, grand Dieu, ne pas pouvoir expliquer à Minne qu’il lui fait don de sa vie, de son honneur de mari, de son dévouement complice!... Ne rien trouver qui ne la blesse ou ne la mette en défiance, cette enfant fragile qu’il vient de border dans son lit... Et que va-t-elle répondre? Pourvu qu’elle ne pleure pas! elle est si nerveuse, ce soir! Il se jure, à bout de formules: «Je veux bien qu’elle me fasse cocu, mais je ne veux pas qu’elle pleure!» Il devine sous les cheveux mêlés, l’intensité du beau regard noir...
—Je n’aime personne, Antoine.
—C’est vrai?
—C’est vrai.
Il dévore, front baissé, une joie et une amertume égales. Elle a dit: «Je n’aime personne» mais elle n’a pas dit qu’elle aimait Antoine...
—Tu es bien gentille, tu sais... je suis content... Tu ne m’en veux plus?
—Pourquoi est-ce que je t’en voudrais?
—À cause... à cause de tout. Un moment, je voulais tout faire sauter... mais ce n’est pas parce que je t’aimais moins, au contraire! Tu ne peux pas comprendre ça, toi...
—Pourquoi donc?
—Ce sont des idées d’homme qui aime, dit-il simplement.
Minne tend hors du lit une amicale petite main:
—Mais je t’aime bien aussi, je t’assure.
—Oui? questionne-t-il avec un rire forcé. Alors je voudrais que tu m’aimes assez pour me demander tout ce qui te ferait plaisir, mais tout, tu entends, même les choses qu’on ne demande pas d’ordinaire à un mari, et puis que tu viennes te plaindre, tu comprends, comme quand on est tout petit: «Un tel m’a fait quelque chose, Antoine: gronde-le, ou tue-le», ou n’importe quoi...
Elle a compris, cette fois. Elle s’assied sur son lit, ne sachant comment libérer la brusque tendresse qui voudrait s’élancer d’elle vers Antoine, comme une brillante couleuvre prisonnière... Elle est toute pâle, les yeux agrandis... Quel homme est-il donc, ce cousin Antoine?
Des hommes l’ont désirée, l’un jusqu’à vouloir la tuer, l’autre jusqu’à, délicatement, la repousser... Mais pas un ne lui a dit: «Sois heureuse, je ne demande rien pour moi: je te donnerai des parures, des bonbons, des amants...»
Quelle récompense accordera-t-elle à ce martyr qui attend, là, en pyjama?... Qu’il prenne au moins ce que Minne peut donner, son corps obéissant, sa douce bouche insensible, sa molle chevelure d’esclave...
—Viens dans mon lit, Antoine...
Minne dort d’un sommeil fourbu, dans l’obscurité rose. Dehors, les fouets claquent, les roues grincent comme à minuit, et sous la terrasse vibrent des mandolines italiennes. Mais la muraille du sommeil sépare Minne du monde vivant et, seul, le nasillement ailé de la musique s’insinue jusqu’à son rêve pour l’agacer d’un bourdonnement d’abeilles...
Le songe ensoleillé, bénin, se trouble, et la pensée de Minne remonte vers le réveil par élans inégaux, comme un plongeur qui quitte le fond d’un océan merveilleux. Elle respire profondément, cache sa figure au creux de son bras plié, cherche le noir et doux sommeil... Une douleur légère, bizarre, dont tout son corps retentit comme une harpe, l’éveille sans rémission.
Avant d’ouvrir les yeux, elle se sent nue dans sa chevelure; mais l’insolite de ce détail n’importe guère: il est arrivé cette nuit quelque chose... quoi donc? Il faut s’éveiller vite, tout à fait, pour s’en souvenir avec plus de joie: c’est cette nuit qu’un miracle acheva de créer Minne!
Elle tourne vers les rideaux un vague et animal sourire: «Le soleil?... nous avons donc dormi? Oui, nous avons dormi, et longtemps... Antoine est sorti... Je n’aurai jamais le courage d’aller regarder l’heure... Heureusement que nous déjeunons tard, nous deux!...» Elle redit «nous deux» avec une naïveté orgueilleuse de jeune mariée et retombe sur l’oreiller, dans ses cheveux défaits...
«Viens dans mon lit, Antoine!» Elle lui a crié cela, cette nuit, avec une équité convaincue de prostituée qui n’a que son corps pour payer l’amour des hommes... Et le malheureux, éperdu que la récompense fût si près de la peine, s’était jeté dans les bras exaltés de Minne.
Il ne voulait que la tenir contre lui, d’abord. Il l’enlaçait du buste seulement, enivré aux larmes de la sentir si tiède et si parfumée, si menue, si flexible dans ses bras... Mais elle se rapprocha toute de lui, d’un sursaut de reins, et agrippa aux siens ses pieds lisses et froids. Faiblissant, il murmura «Non, non» en bombant le dos pour s’éloigner d’elle, mais une petite main téméraire le frôla et il fut d’un bond sur le lit, rejetant le drap...
Elle vit, comme elle l’avait vu tant de fois, noir au-dessus d’elle, faunesque et barbu, ce grand corps brun exhalant une odeur connue d’ambre et de bois brûlé... Mais, aujourd’hui, Antoine a mérité plus qu’elle ne saurait lui donner! «Il faut qu’il m’ait bien, que cette nuit le comble, il faut que j’imite, pour lui donner la joie complète, le soupir et le cri de son propre plaisir... Je ferai «Ah! Ah!» comme Irène Chaulieu, en tâchant de penser à autre chose...»
Elle glissa hors de la chemise longue, tendit aux mains et aux lèvres d’Antoine les fruits tendres de sa gorge et renversa sur l’oreiller, passive, un pur sourire de sainte qui défie les démons et les tourmenteurs...
Il la ménageait pourtant, l’ébranlait à peine d’un rythme doux, lent, profond... Elle entrouvrit les yeux: ceux d’Antoine, encore maître de lui, semblaient chercher Minne au-delà d’elle-même... Elle se rappela les leçons d’Irène Chaulieu, soupira «Ah! Ah!» comme une pensionnaire qui s’évanouit, puis se tut, honteuse. Absorbé, les sourcils noueux dans un dur et voluptueux masque de Pan, Antoine prolongeait sa joie silencieuse... «Ah! Ah!...» dit-elle encore malgré elle... Car une angoisse progressive, presque intolérable, serrait sa gorge, pareille à l’étouffement des sanglots près de jaillir...
Une troisième fois, elle gémit, et Antoine s’arrêta, troublé d’entendre la voix de cette Minne qui n’avait jamais crié... L’immobilité, la retraite d’Antoine ne guérirent pas Minne, qui maintenant trépidait, les orteils courbés, et qui tournait la tête de droite à gauche, de gauche à droite, comme une enfant atteinte de méningite. Elle serra les poings, et Antoine put voir les muscles de ses mâchoires délicates saillir, contractés.
Il demeurait craintif, soulevé sur ses poignets, n’osant la reprendre... Elle gronda sourdement, ouvrit des yeux sauvages et cria:
—Va donc!
Un court saisissement le figea, au-dessus d’elle; puis il l’envahit avec une force sournoise, une curiosité aiguë, meilleure que son propre plaisir. Il déploya une activité lucide, tandis qu’elle tordait des reins de sirène, les yeux refermés, les joues pâles et les oreilles pourpres... Tantôt elle joignait les mains, les rapprochait de sa bouche crispée, et semblait en proie à un enfantin désespoir... Tantôt elle haletait, bouche ouverte, enfonçant aux bras d’Antoine ses ongles véhéments... L’un de ses pieds, pendant hors du lit, se leva, brusque, et se posa une seconde sur la cuisse brune d’Antoine qui tressaillit de délice...
Enfin elle tourna vers lui des yeux inconnus et chantonna: «Ta Minne... ta Minne... à toi...» tandis qu’il sentait enfin défaillir, froissée contre lui, la houle d’un corps heureux...
Minne, assise au milieu de son lit foulé, écoute au fond d’elle-même le tumulte d’un sang joyeux. Elle n’envie plus rien, ne regrette plus rien. La vie vient au-devant d’elle, facile, sensuelle, banale comme une belle fille. Antoine a fait ce miracle. Minne guette le pas de son mari, et s’étire. Elle sourit dans l’ombre, avec un peu de mépris pour la Minne d’hier, cette sèche enfant quêteuse d’impossible. Il n’y a plus d’impossible, il n’y a plus rien à quêter, il n’y a qu’à fleurir, qu’à devenir rose et heureuse et toute nourrie de la vanité d’être une femme comme les autres... Antoine va revenir. Il faut se lever, courir vers le soleil qui perce les rideaux, demander le chocolat fumant et velouté... La journée passera oisive, Minne ne pensera à rien, pendue au bras d’Antoine, à rien... qu’à recommencer des nuits et des jours pareils... Antoine est grand, Antoine est admirable...
La porte s’ouvre, un flot de lumière blonde inonde la chambre.
—Antoine!
—Minne chérie!
Ils s’étreignent, lui frais de vent et d’air libre, elle toute moite, odorante de sa nuit amoureuse...
—Chérie, il fait un soleil! C’est l’été, lève-toi vite!
Elle bondit sur le tapis, court aux persiennes et recule, aveuglée...
—Oh! c’est tout bleu!
La mer se repose, sans un pli à sa robe de velours, où le soleil fond en plaque d’argent. Minne, éblouie et nue, suit dans une hébétude ravie le balancement, contre la vitre, d’une branche de pélargonium rose... Elle a poussé pendant la nuit, cette fleur? et les roses au nez roussi, Minne ne les avait pas vues hier...
—Minne! j’en ai des nouvelles!
Elle quitte la fenêtre et contemple son mari. Le miracle aussi l’a touché, lui dispensant, croit-elle, une nouvelle et mâle assurance...
—Minne, si tu savais! Maugis m’a raconté une histoire impossible: Irène Chaulieu s’empoignant avec un Anglais, à cause d’une affaire de louis étouffés, tout un petit scandale... Tant et si bien qu’elle a dû reprendre le train pour Paris!
Minne s’enveloppe d’un lâche peignoir et sourit à Antoine qu’elle admire, si grand, si brun, la barbe assyrienne, le nez aventureux comme Henri IV...
—Et puis voilà les journaux de Paris... Ça, c’est moins drôle... Tu sais bien, le petit Couderc?
Ah! oui, le petit Couderc, elle sait bien... Pauvre petit... Elle le plaint de loin, de haut, avec une mémoire redevenue indulgente...
—Le petit Couderc? qu’est-ce qu’il a fait?
—On l’a trouvé chez lui, avec une balle dans le poumon. Il avait voulu nettoyer son revolver.
—Il est mort?
—Dieu merci, non! on l’en tirera. Mais quel drôle d’accident, tout de même!
—Pauvre petit! dit-elle tout haut...
—Oui, c’est malheureux...
«Oui, c’est malheureux, songe Minne... Il vivra, il redeviendra un petit noceur gai, il vivra, guéri, amputé du bel amour sauvage dont il eût dû mourir. C’est maintenant que je le plains...»
—Il l’a échappé belle, ce gosse, hein, Minne? Est-ce qu’il ne te faisait pas la cour, ces derniers temps? Allons, dis-le! un tout petit peu?...
Minne, demi-nue, frotte sa tête décoiffée à la manche d’Antoine, d’un geste amoureux de bête domestiquée. Elle bâille, lève vers son mari la flatteuse meurtrissure de ses yeux d’où s’est enfui le mystère:
—Peut-être bien... J’ai oublié, mon chéri.
FIN