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L'intelligence des fleurs

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LES DIEUX DE LA GUERRE

La guerre offrit toujours aux méditations des hommes un thème magnifique et incessamment renouvelé. Il demeure, hélas! bien certain que la plupart de nos efforts et de nos inventions convergent toujours vers elle et en font une sorte de miroir diabolique où se reflète, à l’envers et en creux, le progrès de notre civilisation.

Je ne veux aujourd’hui l’envisager qu’à un seul point de vue, afin de constater une fois de plus qu’à mesure que nous conquérons quelque chose sur les forces inconnues, nous nous livrons davantage à celles-ci. Dès que nous avons saisi dans la nuit ou le sommeil apparent de la nature une lueur, une source d’énergie nouvelles, nous devenons souvent ses victimes et presque toujours ses esclaves. On dirait qu’en croyant nous délivrer, nous délivrons de redoutables ennemis. Il est vrai qu’à la longue ces ennemis finissent par se laisser conduire et nous rendent des services dont nous ne saurions plus nous passer. Mais à peine l’un d’eux a-t-il fait sa soumission qu’en passant sous le joug il nous met sur la trace d’un adversaire infiniment plus dangereux, et notre sort devient ainsi de plus en plus glorieux et de plus en plus incertain. Parmi ces adversaires, il s’en trouve d’ailleurs qui semblent tout à fait indomptables. Mais peut-être ne demeurent-ils rebelles que parce qu’ils savent mieux que les autres faire appel à de mauvais instincts de notre cœur qui retardent de plusieurs siècles sur les conquêtes de notre intelligence.

 

Il en va notamment ainsi dans la plupart des inventions qui se rapportent à la guerre. Nous l’avons vu en de récents et monstrueux conflits. Pour la première fois, depuis l’origine de l’histoire, des puissances entièrement nouvelles, des puissances enfin mûres et dégagées de l’ombre de séculaires expériences préparatoires, vinrent supplanter les hommes sur le champ de bataille. Jusqu’en ces dernières guerres, elles n’étaient descendues qu’à mi-côte, se tenaient à l’écart et agissaient de loin. Elles hésitaient à s’affirmer, et il y avait encore quelque rapport entre leur action insolite et celle de nos propres mains. La portée du fusil ne dépassait pas celle de notre œil, et l’énergie destructive du canon le plus meurtrier, de l’explosif le plus redoutable gardait des proportions humaines. Aujourd’hui, nous sommes débordés, nous avons définitivement abdiqué, notre règne est fini, et nous voilà livrés, comme des grains de sable, aux monstrueuses et énigmatiques puissances que nous avons osé appeler à notre aide.

 

Il est vrai que, de tout temps, la part humaine des combats fut la moins importante et la moins décisive. Déjà, aux jours d’Homère, les divinités de l’Olympe se mêlaient aux mortels dans les plaines de Troie et, presque invisibles mais efficaces dans leur nuée d’argent, dominaient, protégeaient ou épouvantaient les guerriers. Mais c’étaient des divinités encore peu puissantes et peu mystérieuses. Si leur intervention paraissait surhumaine, elle reflétait la forme et la psychologie de l’homme. Leurs secrets se mouvaient dans l’orbite de nos secrets étroits. Ils émanaient du ciel de notre intelligence, ils avaient nos passions, nos misères, nos pensées, à peine un peu plus justes, plus hautes et plus pures. Puis, à mesure que l’homme s’avance dans le temps, qu’il sort de l’illusion, que sa conscience augmente, que le monde se dévoile, les dieux qui l’accompagnent grandissent mais s’éloignent, deviennent moins distincts mais plus irrésistibles. A mesure qu’il apprend, à mesure qu’il connaît, le flot de l’inconnu envahit son domaine. A proportion que les armées s’organisent et s’étendent, que les armes se perfectionnent, que la science progresse et asservit des forces naturelles, le sort de la bataille échappe au capitaine pour obéir au groupe des lois indéchiffrables qu’on appelle la chance, le hasard, le destin. Voyez, par exemple, dans Tolstoï, l’admirable tableau, qu’on sent authentique, de la bataille de Borodino ou de la Moskova, type de l’une des grandes batailles de l’Empire. Les deux chefs, Koutouzof et Napoléon, se tiennent à une telle distance du combat, qu’ils n’en peuvent saisir que d’insignifiants épisodes et ignorent presque tout ce qui s’y passe. Koutouzof, en bon fataliste slave, a conscience de la «force des choses». Énorme, borgne, somnolent, écroulé devant une cabane, sur un banc recouvert d’un tapis, il attend l’issue de l’aventure, ne donne aucun ordre, se contentant de consentir ou non à ce qu’on lui propose. Mais Napoléon, lui, se flatte de diriger des événements qu’il n’entrevoit même pas. La veille, au soir, il a dicté les dispositions de la bataille; or, dès les premiers engagements, par cette même «force des choses» à laquelle se livre Koutouzof, pas une seule de ces dispositions n’est ni ne peut être exécutée. Néanmoins, fidèle au plan imaginaire que la réalité a complètement bouleversé, il croit donner des ordres et ne fait que suivre, en arrivant trop tard, les décisions de la chance qui précèdent partout ses aides de camp hagards et affolés. Et la bataille suit son chemin tracé par la nature, comme un fleuve qui coule sans se soucier du cri des hommes rassemblés sur ses rives.

 

Pourtant Napoléon, de tous les généraux de nos dernières guerres, est le seul qui maintienne l’apparence d’une direction humaine. Les forces étrangères qui secondaient ses troupes et qui déjà les dominaient sortaient à peine de l’enfance. Mais aujourd’hui que ferait-il? Parviendrait-il à ressaisir la centième part de l’influence qu’il avait sur le sort des batailles? C’est qu’à présent les enfants du mystère ont grandi, et ce sont d’autres dieux qui surplombent nos rangs, poussent et dispersent nos escadrons, rompent nos lignes, font chanceler nos citadelles et couler nos vaisseaux. Ils n’ont plus forme humaine, ils émergent du chaos primitif, ils viennent de bien plus loin que leurs prédécesseurs, et toute leur puissance, leurs lois, leurs intentions se trouvent hors du cercle de notre propre vie et de l’autre côté de notre sphère intelligente, dans un monde absolument fermé, le monde le plus hostile aux destinées de notre espèce, le monde informe et brut de la matière inerte. Or, c’est à ces inconnus aveugles et effroyables, qui n’ont rien de commun avec nous, qui obéissent à des impulsions et à des ordres aussi ignorés que ceux qui régissent les astres le plus fabuleusement éloignés, c’est à ces impénétrables et irrésistibles énergies que nous remettons le soin de trancher ce qui est le plus proprement, le plus exclusivement réservé aux plus hautes facultés de la forme de vie que nous représentons seuls sur cette terre; c’est à ces monstres inclassables que nous confions la charge presque divine de prolonger notre raison et de faire le départ du juste et de l’injuste...

 

A quelles puissances avons-nous donc livré nos privilèges spécifiques?—Je fais parfois ce rêve que l’un de nous soit doué d’un œil qui saisisse tout ce qui évolue autour de nous, tout ce qui peuple ces clartés où flottent nos regards et que nous croyons transparentes et vides, comme l’aveugle—si d’autres sens ne le détrompaient point—croirait vides les ténèbres qui enserrent son front. Imaginons qu’il perce le tain de cette sphère de cristal où nous vivons et qui ne réfléchit jamais que notre propre face, nos propres gestes et nos propres pensées. Imaginons qu’un jour, à travers toutes les apparences qui nous emprisonnent, nous atteignions enfin les réalités essentielles, et que l’invisible qui de toutes parts nous enveloppe, nous abat, nous redresse, nous pousse, nous arrête ou nous fait reculer, dévoile subitement les images immenses, affreuses, inconcevables que revêtent sûrement, dans un creux de l’espace, les phénomènes et les lois de la nature dont nous sommes les fragiles jouets. Ne disons pas que ce n’est là qu’un songe de poète; c’est maintenant, en nous persuadant que ces lois n’ont ni forme ni visage et en oubliant si facilement leur toute-puissante et infatigable présence, c’est maintenant que nous sommes dans le songe, dans le tout petit songe de l’illusion humaine; et c’est alors que nous entrerions dans la vérité éternelle de la vie sans limites où baigne notre vie. Quel spectacle écrasant et quelle révélation qui frapperait d’effroi et paralyserait au fond de son néant toute énergie humaine! Voyez-vous, par exemple, entre tant d’autres triomphes illusoires de notre aveuglement, voyez-vous ces deux flottes qui se préparent au combat?—Quelques milliers d’hommes, aussi imperceptibles et inefficaces sur la réalité des forces mises en jeu qu’une pincée de fourmis dans une forêt vierge, quelques milliers d’hommes se flattent d’asservir et d’utiliser, au profit d’une idée étrangère à l’univers, les plus incommensurables et les plus dangereuses de ses lois. Essayez de donner à chacune de ces lois un aspect ou une physionomie proportionnée et appropriée à sa puissance et à ses fonctions. Pour ne pas vous heurter dès l’abord à l’impossible, à l’inimaginable, négligez, si vous en avez peur, les plus profondes et les plus grandioses, entre autres celle de la gravitation, à laquelle obéissent les vaisseaux et la mer qui les porte, et la terre qui porte la mer, et toutes les planètes qui soutiennent la terre. Il vous faudrait chercher si loin, dans de telles solitudes, dans de tels infinis, par delà de tels astres, les éléments qui la composent, que l’univers entier ne suffirait pas à lui prêter un masque, ni aucun rêve à lui donner une apparence plausible.

 

Ne prenons donc que les plus limitées, s’il en est qui connaissent des limites, les plus proches de nous, s’il en est qui soient proches. Bornons-nous pour l’instant à celles que ces vaisseaux croient soumises en leurs flancs, à celles que nous croyons spécialement dociles et filles de nos œuvres. Quelle monstrueuse face, quelle ombre gigantesque attribuerons-nous, pour ne parler que d’elle, à la puissance des explosifs, dieux récents et suprêmes, qui viennent de détrôner, aux temples de la guerre, tous les dieux d’autrefois? D’où, de quelles profondeurs, de quels abîmes insondés surgissent-ils, ces démons qui jusqu’ici n’avaient jamais atteint la lumière du jour? A quelle famille de terreurs, à quel groupe imprévu de mystères faut-il les rattacher?—Mélinite, dynamite, panclastite, cordite et roburite, lyddite et balistite, spectres indescriptibles, à côté desquels la vieille poudre noire, épouvante de nos pères, la grande foudre même, qui résumait pour nous le geste le plus tragique de la colère divine, semblent des bonnes femmes un peu bavardes, un peu promptes à la gifle, mais presque inoffensives et presque maternelles: personne n’a effleuré le plus superficiel de vos innombrables secrets, et le chimiste qui compose votre sommeil, aussi profondément que l’ingénieur ou l’artilleur qui vous réveille, ignore votre nature, votre origine, votre âme, les ressorts de vos élans incalculables et les lois éternelles auxquelles vous obéissez tout à coup. Êtes-vous la révolte des choses immémorialement prisonnières? la transfiguration fulgurante de la mort, l’effroyable allégresse du néant qui tressaille, l’éruption de la haine ou l’excès de la joie? Êtes-vous une forme de vie nouvelle et si ardente qu’elle consume en une seconde la patience de vingt siècles? Êtes-vous un éclat de l’énigme des mondes qui trouve une fissure dans les lois de silence qui l’enserrent? Êtes-vous un emprunt téméraire à la réserve d’énergie qui soutient notre terre dans l’espace? Ramassez-vous en un clin d’œil, pour un bond sans égal vers un destin nouveau, tout ce qui se prépare, tout ce qui s’élabore, tout ce qui s’accumule dans le secret des rocs, des mers et des montagnes? Êtes-vous âme ou matière ou un troisième état encore innomé de la vie? Où puisez-vous l’ardeur de vos dévastations, où appuyez-vous le levier qui fend un continent et d’où part votre élan qui pourrait dépasser la zone des étoiles où la terre votre mère exerce sa volonté?—A toutes ces questions, le savant qui vous crée répondra simplement que «votre force vient de la production brusque d’un grand volume gazeux dans un espace trop étroit pour le contenir sous la pression atmosphérique». Il est certain que cela répond à tout, que tout est éclairci. Nous voyons là le fond du vrai, et nous savons dès lors, comme en toutes choses, à quoi nous en tenir.

LE PARDON DES INJURES

Il n’est pas inutile d’interroger de temps à autre le sens de certains mots qui couvrent d’un vêtement invariable des sentiments qui se sont transformés.

Le mot pardonner, par exemple, qui paraît, au premier abord, l’un des plus beaux de la langue, a-t-il encore, eut-il jamais le sens d’amnistie presque divine que nous lui accordons? N’est-il pas un de ces termes qui montrent le mieux la bonne volonté des hommes, puisqu’il renferme un idéal qui ne fut jamais réalisé?—Quand nous disons à qui nous fit injure: «Je vous pardonne et tout est oublié», qu’y a-t-il de vrai au fond de cette parole?—Tout au plus ceci, qui est le seul engagement que nous puissions prendre: «Je ne chercherai point à vous nuire à mon tour.» Le reste, que nous croyons promettre ne dépend pas de notre volonté. Il nous est impossible d’oublier le mal qu’on nous a fait, parce que le plus profond de nos instincts, celui de la conservation, est directement intéressé à se souvenir.

L’homme qui, à un moment donné, pénètre dans notre existence, nous ne le connaissons jamais en soi. Il n’est pour nous qu’une image que lui-même dessine dans notre mémoire. Il est bien vrai que la vie qui l’anime a un visage révélateur, indéfinissable, mais puissant. Ce visage apporte une foule de promesses qui sont probablement plus profondes et plus sincères que les paroles ou les actes qui les démentiront bientôt. Mais ce grand signe n’a guère qu’une valeur idéale. Nous nous trouvons dans un monde où bien peu d’êtres, soit par la force des circonstances, soit par suite d’une erreur initiale, vivent selon la vérité que leur présence fait pressentir. A la longue, l’expérience morose nous apprend à ne plus tenir compte de ce visage trop mystérieux. Un masque net et dur le recouvre, qui porte l’empreinte de tous les faits et gestes qui nous atteignirent. Les bienfaits l’enluminent de couleurs attrayantes et fragiles, tandis que les offenses le creusent profondément. En réalité, c’est uniquement sous ce masque modelé selon le souvenir d’agréments ou d’ennuis que nous apercevons celui qui nous approche; et lui dire, s’il nous a offensé, que nous lui pardonnons, c’est lui affirmer que nous ne le reconnaissons point.

 

Il s’agit de savoir quelle influence cette reconnaissance inévitable aura sur nos relations avec celui qui nous fut injurieux. Ici, comme sur tant d’autres points, dès que notre bonne volonté se réveille, ses premiers pas, encore inconscients, la ramènent sur la vieille route de l’idéal religieux. Au plus haut de cet idéal, on pourrait ériger, comme un symbole, le groupe légendaire de la chrétienne ensevelissant, au péril de ses jours, les restes exécrés de Néron. Il est incontestable que le geste de cette femme est plus grand, surpasse davantage la raison humaine, que le geste d’Antigone qui domine l’antiquité païenne. Néanmoins, il n’épuise pas tout le pardon chrétien. Supposons que Néron ne soit pas mort, mais chancelle aux dernières limites de la vie, où un héroïque secours puisse seul le sauver. La chrétienne lui devra ce secours, encore qu’elle sache avec certitude que la vie qu’elle rend ramènera en même temps la persécution. Elle peut encore monter plus haut: imaginez qu’elle ait à choisir, dans la même angoisse, entre son frère et l’ennemi qui la fera périr, elle n’atteindra le suprême sommet que si elle préfère l’ennemi.

 

Cet idéal, sublime malgré les récompenses infinies qu’il escompte, qu’en faut-il penser dans un monde qui n’attend rien d’un autre monde? Auquel des trois moments surhumains appellerons-nous fou celui qui se jettera dans l’un de ces trois abîmes du pardon? Autour du premier, nous trouverons encore aujourd’hui quelques traces de pas; mais autour des deux autres, personne ne s’égarera plus. Reconnaissons qu’il y a là une sorte de marché héroïque de la foi qui n’est plus possible; mais, la foi enlevée, il n’en reste pas moins, jusque dans la déraison de cet idéal, quelque chose d’humain qui est comme un pressentiment de ce que l’homme voudrait faire si la vie n’était pas si cruelle.

Et ne croyons pas que des exemples de ce genre, pris aux extrémités de l’imagination, soient oiseux ou absurdes. L’existence nous apporte sans cesse des équivalents moins tragiques mais aussi difficiles; et de l’esprit qui préside à la solution des plus hauts cas de conscience dépend celle des plus humbles. Tout ce qu’on imagine en grand finit un jour par se réaliser en petit; et du choix que nous ferions sur la montagne, dépend exactement celui que nous ferons dans la vallée.

 

Nous pouvons d’ailleurs apprendre à pardonner aussi complètement que le chrétien. Non plus que lui nous ne sommes prisonniers de ce monde que nous voyons avec les yeux de notre tête. Il suffit d’un effort analogue au sien, mais vers d’autres portes, pour nous en évader. Le chrétien, tout comme nous, n’oubliait pas l’injure, il ne tentait pas l’impossible, mais il allait noyer d’abord dans l’infini divin tout désir de rancune. Cet infini divin, à le regarder d’un peu près, n’est pas bien différent du nôtre. Ils ne sont, au fond, l’un et l’autre, que le sentiment de l’infini sans nom où nous nous débattons. La religion élevait mécaniquement, pour ainsi dire, toutes les âmes sur les hauteurs que nous devons atteindre par nos propres forces. Mais comme la plupart des âmes qu’elle y entraînait étaient encore aveugles, elle n’essayait pas inutilement de leur donner une idée des vérités qu’on aperçoit de ces hauteurs. Elles ne les auraient pas comprises. Elle se contentait de leur décrire des tableaux appropriés et familiers à leur aveuglement et qui, par des causes très différentes, produisaient à peu près les mêmes effets que la vision réelle qui nous frappe à présent. «Il faut pardonner les offenses parce que Dieu le veut et a donné lui-même l’exemple du pardon le plus complet qu’on puisse imaginer.» Cet ordre qu’on peut suivre sans ouvrir les yeux est exactement le même que celui que nous donnent, au moment où nous les regardons d’une altitude suffisante, les nécessités et l’innocence profonde de toute vie. Et si ce dernier ordre ne va pas comme le premier jusqu’à nous pousser à préférer notre ennemi parce qu’il est notre ennemi, ce n’est pas qu’il soit moins sublime, c’est qu’il parle à des cœurs plus désintéressés en même temps qu’à des intelligences qui ont appris à ne plus apprécier uniquement un idéal selon qu’il est plus ou moins difficile de l’atteindre. Dans le sacrifice, par exemple, dans la pénitence, les mortifications, il y a ainsi toute une série de victoires spirituelles de plus en plus pénibles, mais qui ne sont pas réellement hautes parce qu’elles ne s’élèvent point dans l’atmosphère humaine, mais dans le vide où elles brillent non seulement sans nécessité, mais souvent d’une façon très dommageable. L’homme qui jongle avec des boules de feu sur la pointe d’un clocher fait lui aussi une chose très difficile; pourtant nul ne songera à comparer son courage inutile au dévouement, presque toujours moins périlleux, de celui qui se jette à l’eau ou dans les flammes pour sauver un enfant. En tout cas, et peut-être plus efficacement que l’autre, l’ordre dont nous parlions dissipe toute haine, car il ne descend plus d’une volonté étrangère, il naît en nous à la vue d’un immense spectacle où les actions des hommes prennent leur place et leur signification véritables. Il n’y a plus de mauvaise volonté, d’ingratitude, d’injustice, ni de perversité, il n’y a même plus d’égoïsme dans la nuit magnifique et illimitée où s’agitent de pauvres êtres menés par des ténèbres que chacun d’eux suit de très bonne foi en croyant remplir un devoir ou exercer un droit.

 

Ne craignons pas que cette vision et tant d’autres plus grandioses et aussi exactes, qui devraient être toujours présentes à nos regards, nous désarme et fasse de nous des victimes ou des dupes dans une vie de réalités moins vastes et plus dures. Il en est bien peu parmi nous qui aient à renforcer leurs moyens de défense, à aiguiser leur prudence, leur méfiance ou leur égoïsme. L’instinct et l’expérience de la vie n’y pourvoient que trop largement. Ce n’est jamais du côté opposé à nos petits intérêts de chaque jour qu’il y a danger de perdre l’équilibre. Tous les efforts d’une pensée vigilante suffisent à grand’peine à nous maintenir droits. Mais il n’est pas indifférent, pour les autres et surtout pour nous-mêmes, que nos gestes d’attaque et de défense se profilent sur le fond morne de la haine, du mépris, du désenchantement, ou sur l’horizon transparent de l’indulgence et du pardon silencieux qui explique et comprend. Avant tout, à mesure que s’écoulent nos années, gardons-nous des leçons basses de l’expérience. Il y a dans ces leçons une partie opaque et lourde qui de droit appartient à l’instinct et descend aux limons nécessaires de la vie. Nul besoin de s’en occuper; elle germe et multiplie prodigieusement dans l’inconscient. Mais il en est une autre plus pure et plus subtile que nous devons apprendre à saisir et à fixer avant qu’elle s’évapore dans l’espace. Tout acte comporte autant d’interprétations différentes qu’il y a de forces diverses en notre intelligence. Les plus basses semblent d’abord les plus simples, les plus justes et les plus naturelles, parce qu’elles sont les premières venues, celles du moindre effort. Si nous ne luttons pas sans répit contre leur envahissement sournois et familier, elles rongent, elles empoisonnent peu à peu toutes les espérances, toutes les croyances dont notre jeunesse avait formé les régions les plus nobles et les plus fécondes de notre esprit. Il ne nous resterait bientôt, vers la fin de nos jours, que les plus tristes déchets de la sagesse. Il importe donc que l’interprétation la plus haute que nous puissions donner des faits qui nous heurtent à tout moment, s’élève à proportion que s’accumule le grossier trésor du sens pratique de l’existence. A mesure que notre sens de la vie s’accroît par les racines dans l’humus, il est indispensable qu’il monte dans la lumière par les fleurs et les fruits. Il faut qu’une pensée toujours en éveil soulève, aère et anime sans cesse le poids mort des années. Du reste, cette expérience si positive, si pratique, si débonnaire, si tranquille, si naïve et si sincère en apparence, elle sait bien au fond qu’elle nous cache quelque chose d’essentiel; et si l’on avait la force de la pousser jusqu’en ses plus secrets retranchements, on finirait par lui arracher à coup sûr l’aveu suprême qu’en dernière analyse et au bout de tout compte, l’interprétation la plus haute est toujours la plus vraie.

L’ACCIDENT

A mesure que nous asservissons les forces de la nature se multiplient nos chances d’accidents, de même que croissent les dangers du dompteur à raison du nombre de fauves qu’il «fait travailler» dans la cage. Autrefois, nous évitions autant que possible le contact de ces forces; aujourd’hui elles sont admises dans notre domestique. Aussi, malgré nos mœurs plus prudentes et plus pacifiques, nous arrive-t-il plus souvent qu’à nos pères de voir la mort d’assez près. Il est donc probable que plusieurs de ceux qui liront ces notes auront éprouvé les mêmes émotions et eu l’occasion de faire des remarques analogues.

 

Une des premières questions qui se posent est celle du pressentiment. Est-il vrai, comme beaucoup l’affirment, que nous ayons dès le matin une sorte d’intuition de l’événement qui menace la journée? Il est difficile de répondre, attendu que notre expérience ne peut guère porter que sur des événements qui «ne tournèrent pas mal» ou qui, tout au moins, n’eurent pas de suites graves. Il paraît donc naturel que ces accidents qui ne devaient pas avoir de conséquences n’aient point remué par avance les eaux profondes de notre instinct, comme il est vrai, je crois, qu’ils ne les effleurent même pas. Quant aux autres, qui entraînent une mort plus ou moins prochaine, il est rare que la victime ait la force ou la lucidité requise pour satisfaire notre curiosité. En tout cas, ce que peut recueillir sur ce point notre expérience personnelle est fort incertain et l’interrogation demeure.

 

Nous voilà donc partis dès l’aurore d’un beau jour, en automobile, à bicyclette, à motocyclette, en canot, peu importe à l’événement qui se prépare; mais, pour préciser les images, prenons de préférence l’automobile ou la motocyclette qui sont de merveilleux instruments de détresse et qui interrogent le plus âprement la Fortune au grand jeu de la vie et de la mort. Tout à coup, sans motifs, au détour du chemin, au beau milieu de la longue et large route, au début d’une descente, ici ou là, à droite ou à gauche, saisissant le frein, la roue, la direction, barrant subitement tout l’espace sous l’apparence fallacieuse et parfaitement transparente d’un arbre, d’un mur, d’un rocher, d’un obstacle quelconque, voici face à face, surgissante, imprévue, énorme, immédiate, indubitable, inévitable, irrévocable, la Mort qui ferme d’un déclic l’horizon qu’elle laisse sans issue...

Aussitôt commence entre notre intelligence et notre instinct une passionnante, une interminable scène qui tient en une demi-seconde. L’attitude de l’intelligence, de la raison, de la conscience, comme il vous plaira de l’appeler, est extrêmement intéressante. Elle juge instantanément, sainement et logiquement que tout est perdu sans ressource. Pourtant elle ne s’affole ni ne s’épouvante. Elle se représente exactement la catastrophe, ses détails et ses conséquences, et constate avec satisfaction qu’elle n’a pas peur et garde sa lucidité. Entre la chute et le choc, elle a du temps de reste, elle muse, elle se distrait, elle trouve le loisir de penser à toute autre chose, d’évoquer des souvenirs, de faire des rapprochements, des remarques minimes et précises. L’arbre qu’on voit à travers la mort est un platane, il a trois trous dans son écorce diaprée... il est moins beau que celui du jardin... le rocher sur lequel le crâne s’écrasera a des veines de mica et de marbre bien blanc... Elle sent qu’elle n’est pas responsable, qu’on n’a nul reproche à lui faire; elle est presque souriante, elle goûte je ne sais quelle volupté ambiguë et attend l’inévitable avec une résignation adoucie où se mêle une prodigieuse curiosité.

 

Il est évident que si notre vie n’avait à compter que sur l’intervention de cet amateur indolent, trop logique et trop clairvoyant, tout accident finirait fatalement en catastrophe. Heureusement, prévenu par les nerfs qui tourbillonnent, perdent la tête et criaillent comme des enfante en démence, fruste, brutal, nu, musculeux, bousculant tout et saisissant d’un geste irrésistible les débris d’autorité et les chances de salut qui lui tombent sous la main, un autre personnage bondit sur la scène. On l’appelle l’Instinct, l’Inconscient, le Subconscient, que sais-je et qu’importe?—Où était-il, d’où sort-il? Il dormait quelque part ou s’occupait à d’obscures et ingrates besognes au fond des cavernes primitives de notre corps. Il en était naguère le roi incontesté; mais depuis quelque temps on le relègue dans les ténèbres basses, comme un parent pauvre, mal élevé, mal tenu et mal embouché, témoin gênant et souvenir désagréable de l’infortune originelle. On n’y pense, on n’y a plus recours qu’aux secondes éperdues des suprêmes angoisses. Par bonheur il est brave homme, sans amour-propre et sans rancune. Il sait d’ailleurs que tous ces ornements du haut desquels on le méprise sont éphémères, peu sérieux et qu’il est au fond le seul maître de la demeure humaine. D’un coup d’œil plus sûr, plus rapide que l’élan formidable du péril, il juge la situation, en démêle d’emblée tous les détails, toutes les issues, toutes les possibilités, et c’est, en un clin d’œil, un magnifique, un inoubliable, spectacle de force, de courage, de précision, de volonté, où la Vie invaincue saute au visage de la Mort invincible.

 

Au sens le plus strict, le plus minutieux du mot, le champion de l’existence, surgi comme le sauvage velu des légendes au secours de la princesse désespérée, opère des miracles. Avant tout, il a dans l’urgence une prérogative incomparable: il ignore la délibération, tous les obstacles qu’elle soulève, toutes les impossibilités qu’elle impose. Il n’accepte jamais le désastre, pas un instant n’admet l’inévitable, et sur le point d’être broyé, agit allégrement contre toute espérance, comme si le doute, l’inquiétude, la peur, le découragement étaient des notions absolument étrangères aux forces primitives qui l’animent. A travers un mur de granit, il n’aperçoit que le salut, pareil à un trou de lumière, et à force de le voir il le crée dans la pierre. Il ne renonce pas à arrêter une montagne qui se précipite. Il écarte un rocher, il s’élance sur un fil de fer, il se faufile entre deux colonnes qui mathématiquement ne pouvaient pas livrer passage. Parmi les arbres il choisit infailliblement le seul qui cédera parce qu’un ver invisible a rongé sa racine. Dans un fouillis de feuilles vaines il découvre l’unique branche forte qui surplombe l’abîme, et dans un chaos de porphyres aigus il semblera qu’il ait dressé par avance le lit de mousses et de fougères qui recevra le corps...

De l’autre côté du péril, la raison stupéfaite, pantelante, incrédule, un peu déconcertée, tourne la tête pour contempler une dernière fois l’invraisemblable; puis elle reprend, de droit, la direction, tandis que le bon sauvage, que nul ne songe à remercier, rentre en silence dans sa caverne.

 

Peut-être n’est-il pas étonnant que l’instinct nous sauve des grands dangers habituels et immémoriaux: l’eau, le feu, la chute, le choc, l’animal. Il y a là évidemment une accoutumance, une expérience atavique qui explique son habileté. Mais ce qui m’émerveille, c’est l’aisance, la promptitude avec lesquelles il se met au courant des inventions les plus complexes, les plus insolites de notre intelligence. Il suffit de lui montrer une bonne fois le mécanisme de la machine la plus imprévue,—quelque étrangère et inutile qu’elle soit à nos besoins réels et primitifs,—il comprend, et désormais, dans la nécessité, en connaîtra les derniers secrets et le maniement mieux que l’intelligence qui la construisit.

C’est pourquoi, si nouveau, si récent ou si formidable qu’en soit l’instrument, on peut affirmer qu’en principe, il n’y a pas de catastrophe inévitable. L’inconscient est toujours à la hauteur de toutes les situations imaginables. Entre les mâchoires de l’étau que referme la puissance de la mer ou de la montagne, on peut, on doit s’attendre à un mouvement décisif de l’instinct qui a des ressources aussi inépuisables que l’univers ou la nature au creux desquels il puise à même.

 

Pourtant, s’il faut tout dire, nous n’avons plus tous le même droit de compter sur son intervention souveraine. Il ne meurt, il ne boude, il ne se trompe jamais; mais bien des hommes le bannissent à de telles profondeurs, lui permettent si rarement de revoir un rayon de soleil, le perdent si totalement de vue, l’humilient si cruellement, le garrottent si étroitement que, dans l’affolement de l’urgence, ils ne savent plus où le trouver. Ils n’ont plus, matériellement, le temps de le prévenir ou de le délivrer au fond des oubliettes où ils l’ont enchaîné, et quand il monte enfin à la rescousse, plein de bonne volonté, ses outils à la main, le mal est fait, il est trop tard, la mort vient d’accomplir son œuvre.

Ces inégalités de l’instinct, qui tiennent plutôt, je suppose, à la promptitude de l’appel qu’à la qualité du secours, se manifestent dans tous les accidents. Mettez deux automobilistes en deux dangers parallèles, inéluctables et exactement identiques, un coup de volant inexplicable, on ne sait quel bond, quelle torsion, quel détour, quelle immobilité, quel prestige sauvera l’un, pendant que l’autre ira normalement et misérablement se briser sur l’obstacle. Dans une voiture, des six personnes qui l’occupent et qu’enveloppe strictement le même sort, trois feront le seul mouvement possible, illogique, imprévu et nécessaire, au lieu que les trois autres agiront trop intelligemment, à contre-sens. Je fus témoin, ou presque,—car si j’arrivai après l’accident, du moins en ai-je recueilli sur les lieux mêmes et parmi les réchappés, les impressions encore palpitantes,—je fus un jour témoin d’une de ces surprenantes manifestations de l’instinct. C’était à la descente de Gourdon, l’âpre petit village bien connu des touristes de Cannes et de Nice, perché, pour échapper aux Barbaresques, sur un rocher à pic, haut de plus de huit cents mètres. Il est de toutes parts inaccessible, nul chemin n’y mène, sauf une terrible route en lacet qui dévale entre deux abîmes. Une carriole surchargée de huit personnes parmi lesquelles une femme portant son enfant âgé de quelques semaines, descendait la voie périlleuse, quand le cheval prit peur, s’emballa et s’alla jeter dans le gouffre. Les voyageurs se sentirent rouler dans la mort, et la femme, d’un admirable geste d’amour maternel, voulant sauver l’enfant, le lança, au suprême moment, de l’autre côté de la carriole, où il tomba sur la route, tandis que tous les autres disparaissaient dans le précipice hérissé de rocs meurtriers. Or, par un miracle assez habituel quand il s’agit de vies humaines, les sept victimes, retenues à des broussailles, à de vagues branchages, n’eurent que d’insignifiantes égratignures, au lieu que le pauvre petit mourait sur le coup, le crâne défoncé par une pierre du chemin. Deux instincts contraires avaient ici lutté, et celui où s’était probablement mêlé une lueur de réflexion, avait fait le geste le plus maladroit. On parlera de chance, de guignon. Il n’est pas défendu d’évoquer ces mots mystérieux, pourvu qu’il demeure entendu qu’ils s’appliquent aux mystérieux mouvements de l’inconscient. Il est en effet préférable, chaque fois que la chose est possible, de reporter en nous la source d’un mystère; c’est restreindre d’autant le champ néfaste de l’erreur, du découragement, de l’impuissance.

 

Immédiatement, demandons-nous si nous pouvons sinon perfectionner l’instinct, que je crois toujours parfait, du moins le rappeler plus près de notre volonté, desserrer ses liens, lui rendre son aisance originelle. Cette question exigerait une étude spéciale. En attendant qu’on l’entreprenne, il paraît assez probable qu’en nous rapprochant habituellement, systématiquement des forces, des faits matériels, de tout ce qu’en un mot qui dit d’énormes choses nous nommons la nature, nous diminuons d’autant, chaque jour, la distance que l’instinct aura à parcourir pour nous venir en aide. Cette distance, encore inappréciable chez les sauvages, les simples et les humbles, augmente à chaque pas que fait notre éducation, notre civilisation. Je suis persuadé qu’on pourrait établir qu’un paysan, un ouvrier, même moins jeune, moins agile, surpris dans la même catastrophe que son propriétaire ou son patron, a deux ou trois chances de plus que celui-ci de s’en tirer indemne. En tout cas, il n’est pas d’accident dont la victime n’ait, a priori, tort. Il convient qu’elle se dise, ce qui est vrai au pied de la lettre, que tout autre, à sa place, aurait réchappé; par conséquent, la plupart des hasards qu’on se permet autour d’elle lui demeurent interdits. Son inconscient qui se confond ici avec son avenir n’est pas «en forme». Elle doit dorénavant se défier de sa chance. Elle est, au point de vue des grands périls, un minus habens, comme on disait en droit romain.

 

Il n’empêche, quand on considère l’inconsistance de notre corps, la puissance démesurée de tout ce qui l’entoure et le nombre de dangers où nous nous exposons, que notre chance comparée à celle des autres êtres vivants n’apparaisse prodigieuse. Parmi nos machines, nos appareils, nos poisons, nos feux, nos eaux, toutes les forces plus ou moins asservies mais toujours prêtes à la révolte, nous risquons notre vie vingt ou trente fois plus souvent que le cheval, par exemple, le bœuf ou le chien. Or, dans un accident de la rue ou de la route, dans une inondation, un tremblement de terre, un orage, un incendie, dans la chute d’un arbre ou d’une maison, l’animal sera presque toujours frappé de préférence à l’homme. Il est évident que la raison, l’expérience et l’inconscient mieux avisé de celui-ci le préservent dans une large mesure. Néanmoins, on dirait qu’il y a encore autre chose. Tous risques, tous hasards égaux et les parts faites à l’intelligence et à l’instinct plus adroit et plus sûr, il reste que la nature semble avoir peur de l’homme. Elle évite religieusement de toucher à ce corps si fragile; elle l’entoure d’une sorte de respect manifeste et inexplicable, et lorsque, par notre faute impérieuse, nous l’obligeons de nous blesser, elle nous fait le moins de mal possible.

NOTRE DEVOIR SOCIAL

Partons loyalement de la grande vérité: il n’y a, pour ceux qui possèdent, qu’un seul devoir certain: qui est de se dépouiller de ce qu’ils ont, de façon à se mettre en l’état de la masse qui n’a rien. Il est entendu, en toute conscience lucide, qu’il n’en existe pas de plus impérieux, mais on y reconnaît en même temps, qu’il est, par manque de courage, impossible de l’accomplir. Du reste, dans l’histoire héroïque des devoirs, même aux époques les plus ardentes, même à l’origine du christianisme et dans la plupart des ordres religieux qui cultivèrent expressément la pauvreté, c’est peut-être le seul qui n’ait jamais été entièrement rempli. Il importe donc, en s’occupant de nos devoirs subsidiaires, de ne point oublier que l’essentiel est sciemment éludé. Que cette vérité nous domine. Souvenons-nous que nous parlons dans son ombre, et que nos pas les plus hardis, les plus extrêmes, ne nous conduiront jamais au point où il faudrait que nous fussions d’abord.

 

Puisqu’il paraît qu’il s’agit là d’une impossibilité absolue autour de laquelle il est oiseux de s’étonner encore, acceptons la nature humaine telle qu’elle s’offre. Cherchons donc sur d’autres routes que la seule directe,—n’ayant pas la force de la parcourir,—ce qui, en attendant cette force, peut nourrir notre conscience. Il y a ainsi, pour ne plus parler de la grande, deux ou trois questions que se posent sans cesse les cœurs de bonne volonté. Que faire en l’état actuel de notre société? Faut-il se ranger, a priori, systématiquement, du côté de ceux qui la désorganisent ou dans le camp de ceux qui s’évertuent à en maintenir l’économie?—Est-il plus sage de ne point lier son choix, de défendre tour à tour ce qui semble raisonnable et opportun dans l’un et l’autre parti? Il est certain qu’une conscience sincère peut trouver ici ou là de quoi satisfaire son activité ou bercer ses reproches. C’est pourquoi, devant ce choix qui s’impose aujourd’hui à toute intelligence honnête, il n’est pas inutile de peser le pour et le contre plus simplement qu’on ne le pratique d’habitude, et comme le pourrait faire l’habitant désintéressé de quelque planète voisine.

 

Ne reprenons pas toutes les objections traditionnelles, mais seulement celles qui peuvent être assez sérieusement défendues. Nous rencontrons d’abord la plus ancienne qui soutient que l’inégalité est inévitable, étant conforme aux lois de la nature. Il est vrai; mais l’espèce humaine paraît assez vraisemblablement créée pour s’élever au-dessus de certaines lois de la nature. Si elle renonçait à surmonter plusieurs de ces lois, son existence même serait remise en péril. Il est conforme à sa nature particulière d’obéir à d’autres lois que celle de sa nature animale, etc. Du reste, l’objection est dès longtemps classée parmi celles dont le principe est insoutenable et mènerait au massacre des faibles, des malades, des vieillards, etc.

On dit ensuite qu’il est bon, pour hâter le triomphe de la justice, que les meilleurs ne se dépouillent pas prématurément de leurs armes dont les plus efficaces sont précisément la richesse et le loisir. On reconnaît suffisamment ici la nécessité du grand sacrifice, et l’on ne met en question que son opportunité. Soit; à condition qu’il demeure bien convenu que ces richesses et ce loisir servent uniquement à hâter les pas de la justice.

Un autre argument conservateur, digne d’attention, affirme que le premier devoir de l’homme étant d’éviter la violence et l’effusion du sang, il est indispensable que l’évolution sociale ne soit pas trop rapide, qu’elle mûrisse lentement, qu’il importe de la tempérer en attendant que la masse s’éclaire et soit portée graduellement et sans dangereuses secousses vers une liberté et une plénitude de biens qui, en ce moment, ne déchaîneraient que ses pires instincts. Il est encore vrai; néanmoins il serait intéressant de calculer,—puisqu’on n’arrive au mieux que par le mal,—si les maux d’une révolution brusque, radicale et sanglante l’emportent sur les maux qui se perpétuent dans l’évolution lente. Il conviendrait de se demander s’il n’y a pas avantage à agir au plus vite; si tout compte fait, les souffrances silencieuses de ceux qui attendent dans l’injustice ne sont pas plus graves que celles que subiront durant quelques semaines ou quelques mois les privilégiés d’aujourd’hui. On oublie volontiers que les bourreaux de la misère sont moins bruyants, moins scéniques, mais infiniment plus nombreux, plus cruels, plus actifs que ceux des plus affreuses révolutions.

 

Enfin, dernier argument et peut-être le plus troublant: l’humanité, déclare-t-on, depuis plus d’un siècle parcourt les années les plus fécondes, les plus victorieuses, les années probablement climatériques de sa destinée. Elle semble, à considérer le passé, dans la phase décisive de son évolution. On croirait, à certains indices, qu’elle est près d’atteindre son apogée. Elle traverse une période d’inspiration à laquelle nulle autre ne se peut historiquement comparer. Un rien, un dernier effort, un trait de lumière qui reliera ou soulignera les découvertes, les intuitions éparses ou en suspens, la sépare seule peut-être des grands mystères. Elle vient d’aborder des problèmes dont la solution, aux dépens de l’ennemi héréditaire, c’est-à-dire du grand inconnu de l’univers, rendrait vraisemblablement inutiles tous les sacrifices que la justice exige des hommes. N’est-il pas dangereux d’arrêter cet élan, de troubler cette minute précieuse, précaire et suprême? En admettant même que ce qui est acquis ne se puisse plus perdre comme dans les bouleversements antérieurs, il est néanmoins à craindre que l’énorme désorganisation exigée par l’équité mette brusquement fin à cette période heureuse; et il n’est pas indubitable qu’elle renaisse de longtemps, les lois qui président à l’inspiration du génie de l’espèce étant aussi capricieuses, aussi instables que celles qui président à l’inspiration du génie de l’individu.

C’est peut-être, comme je l’ai dit, l’argument le plus inquiétant. Mais, sans doute, attache-t-il trop d’importance à un danger assez incertain. Au surplus, il y aura à cette brève interruption de la victoire humaine, de prodigieuses compensations. Pouvons-nous prévoir ce qu’il adviendra lorsque l’humanité entière prendra part au labeur intellectuel qui est le labeur propre à notre espèce? Aujourd’hui, c’est à peine si un cerveau sur cent mille se trouve dans des conditions pleinement favorables à son activité. Il se fait en ce moment un monstrueux gaspillage de forces spirituelles. L’oisiveté endort par en haut autant d’énergies mentales que l’excès de travail manuel en éteint par en bas. Incontestablement, quand il sera donné à tous de se mettre à la tâche à présent réservée à quelques élus du hasard, l’humanité multipliera des milliers de fois ses chances d’arriver au grand but mystérieux.

 

Voilà, je pense, le meilleur du pour et du contre, les raisons les plus raisonnables que puissent invoquer ceux qui n’ont point hâte d’en finir. Au milieu de ces raisons se dresse l’énorme monolithe de l’injustice. Il est inutile de lui prêter une voix. Il oppresse les consciences, il borne les intelligences. Aussi ne saurait-il être question de ne le point détruire; on demande seulement à ceux qui le veulent renverser quelques années de patience, afin qu’après avoir déblayé ses entours, sa chute entraîne de moindres désastres. Faut-il accorder ces années et parmi ces motifs de hâte ou d’attente, quel sera donc le choix de la meilleure foi?

 

Les arguments qui demandent quelques années de répit vous semblent-ils suffisants? Ils sont assez précaires; mais encore ne serait-il pas juste de les condamner sans considérer le problème d’un point plus élevé que la raison pure. Ce point doit toujours être recherché dès qu’il s’agit de questions qui débordent l’expérience humaine. On pourrait fort bien soutenir, par exemple, que le choix ne saurait être le même pour tous. L’espèce, qui a probablement de ses destinées une conscience infinie qu’aucun individu ne peut saisir, aurait très sagement réparti entre les hommes les rôles qui leur conviennent dans le haut drame de son évolution. Pour des motifs que nous ne comprenons pas toujours, il est sans doute nécessaire qu’elle progresse lentement; c’est pourquoi l’énorme masse de son corps l’attache au passé et au présent, et de très loyales intelligences peuvent se trouver dans cette masse, comme il est possible à de très médiocres de s’en évader. Qu’il y ait satisfaction ou mécontentement désintéressé du côté de l’ombre ou de la lumière, peu importe: c’est souvent une question de prédestination et de distribution de rôles plutôt que d’examen. Quoi qu’il en soit, ce serait pour nous, dont la raison juge déjà la faiblesse des arguments du passé, un motif nouveau d’impatience. Admettons-en, par surcroît, la force très plausible. Il suffit donc qu’aujourd’hui ne nous satisfasse point, pour que nous ayons le devoir, pour ainsi dire organique, de détruire tout ce qui le soutient, afin de préparer l’arrivée de demain. Alors même que nous verrions fort nettement les dangers et les inconvénients d’une trop prompte évolution, il est requis, pour que nous remplissions fidèlement la fonction assignée par le génie de l’espèce, que nous passions outre à toute patience, à toute circonspection. Dans l’atmosphère sociale, nous représentons l’oxygène, et si nous nous y conduisons comme l’azote inerte, nous trahissons la mission que nous a confiée la nature, ce qui, dans l’échelle des crimes qui nous restent, est la plus grave et la plus impardonnable des forfaitures. Nous n’avons pas à nous préoccuper des conséquences souvent fâcheuses de notre hâte; cela n’est pas écrit dans notre rôle, et en tenir compte, serait ajouter à ce rôle des mots infidèles qui ne se trouvent point dans le texte authentique dicté par la nature. L’humanité nous a désignés pour accueillir ce qui s’élève à l’horizon. Elle nous a donné une consigne qu’il ne nous appartient pas de discuter. Elle répartit ses forces comme bon lui semble. A tous les carrefours de la route qui mène à l’avenir, elle a mis, contre chacun de nous, dix mille hommes qui gardent le passé; ne craignons donc point que les plus belles tours d’autrefois ne soient pas suffisamment défendues. Nous ne sommes que trop naturellement enclins à temporiser, à nous attendrir sur des ruines inévitables; c’est notre plus grand tort. Le moins que puissent faire les plus timorés d’entre nous,—et ils sont déjà bien près de trahir,—c’est de ne point ajouter à l’immense poids mort que traîne la nature. Mais que les autres suivent aveuglément l’élan intime de la puissance qui les pousse plus outre. Quand bien même leur raison n’approuverait aucune des mesures extrêmes auxquelles ils prennent part, qu’ils agissent et espèrent par delà leur raison; car, en toutes choses, à cause de l’appel de la terre, il faut viser plus haut que le but qu’on aspire à atteindre.

 

Ne craignons pas d’être entraînés trop loin; et que nulle réflexion, quelque juste qu’elle soit, ne brise ou tempère notre ardeur. Nos excès d’avenir sont nécessaires à l’équilibre de la vie. Assez d’hommes autour de nous ont le devoir exclusif, la mission très précise d’éteindre les feux que nous allumons. Allons toujours aux lieux les plus extrêmes de nos pensées, de nos espoirs et de notre justice. Ne nous persuadons pas que ces efforts ne sont imposés qu’aux meilleurs; il n’en est rien, et les plus humbles d’entre nous qui pressentent une aurore qu’ils ne comprennent pas, doivent l’attendre tout au haut d’eux-mêmes. Leur présence sur ces sommets intermédiaires remplira de substance vivante l’intervalle dangereux des premiers aux derniers et maintiendra les communications indispensables entre l’avant-garde et la masse.

Songeons parfois au grand vaisseau invisible qui porte sur l’éternité nos destinées humaines. Il a, comme les vaisseaux de nos océans limités, ses voiles et son lest. Si l’on craint qu’il roule ou qu’il tangue au sortir de la rade, ce n’est pas une raison pour augmenter le poids du lest en descendant à fond de cale les belles voiles blanches. Elles ne furent pas tissées pour moisir dans l’obscurité à côté des pierres du chemin. Le lest, on en trouve partout; tous les cailloux du port, tout le sable des plages y est propre. Mais les voiles sont rares et précieuses; leur place n’est point dans les ténèbres des sentines, mais parmi la lumière des hauts mâts où elles recueilleront les souffles de l’espace.

 

Ne nous disons pas: c’est dans la mesure, dans l’honnête moyenne que se trouve toujours la meilleure vérité. Cela serait peut-être vrai, si la plupart des hommes ne pensaient, n’espéraient beaucoup plus bas qu’il ne convient. C’est pourquoi il est nécessaire que les autres pensent et espèrent plus haut qu’il ne paraît raisonnable. La moyenne, l’honnête moyenne d’aujourd’hui sera prochainement ce qu’il y aura de moins humain. Je trouve, au hasard d’une récente lecture, dans la vieille chronique flamande de Marcus van Warnewyck, un curieux exemple de cette excellente opinion du bon sens ou plutôt du sens commun et du juste milieu. Marcus van Warnewyck était un riche bourgeois de Gand, lettré et extrêmement sage. Il nous a laissé le journal minutieux de tous les événements qui se déroulèrent dans sa ville natale, de 1566 à 1568, c’est-à-dire du premier délire des iconoclastes, à la terrible répression du duc d’Albe. Ce qu’il convient d’admirer dans ce récit authentique et savoureux, ce n’est pas tant la vive couleur, la précision pittoresque des moindres tableaux: pendaisons, scènes de bûchers, tortures, émeutes, batailles, prêches, etc., pareils à des Breughels, que la sereine et limpide impartialité du narrateur. Catholique fervent, il blâme d’une plume égale et modérée les excès des Réformés et des Espagnols. Il est le juge incorruptible, le juste par excellence. Il représente vraiment la suprême sagesse pratique et pondérée, la meilleure volonté, l’humanité la plus raisonnable, la plus saine, l’indulgence, la pitié la mieux équilibrée, la plus éclairée de son temps. Il se permet parfois de trouver regrettable que tant de supplices soient nécessaires. Il semble estimer, sans oser ouvertement soutenir une opinion aussi paradoxale, qu’il ne serait peut-être pas indispensable de brûler un si grand nombre d’hérétiques. Mais il ne paraît pas se douter un instant qu’il serait préférable de n’en point brûler du tout. Cette opinion est si extravagante, se trouve à de telles extrémités de la pensée humaine, qu’elle ne lui vient même pas à l’esprit, qu’elle n’est pas encore visible à l’horizon ou aux sommets de l’intelligence de son époque. C’est pourtant l’humble opinion moyenne d’aujourd’hui. N’en va-t-il pas de même, en ce moment, dans nos questions irrésolues du mariage, de l’amour, des religions, de l’autorité, de la guerre, de la justice, etc.? L’humanité n’a-t-elle pas encore assez vécu pour qu’elle se rende compte que c’est toujours l’idée extrême, c’est-à-dire la plus haute, celle du sommet de la pensée qui a raison? En ce moment, l’opinion la plus raisonnable au sujet de notre question sociale, nous invite à faire tout le possible afin de diminuer peu à peu les inégalités inévitables et répartir plus équitablement le bonheur. L’opinion extrême exige sur l’heure le partage intégral, la suppression de la propriété, le travail obligatoire, etc. Nous ne savons pas encore comment se réaliseront ces exigences; mais il est d’ores et déjà certain que de très simples circonstances les feront paraître un jour aussi naturelles que la suppression du droit d’aînesse ou des privilèges de la noblesse. Il importe, en ces questions d’une durée d’espèce et non de peuple ou d’individu, de ne point se limiter à l’expérience de l’histoire. Ce qu’elle confirme et ce qu’elle dément s’agite dans un cercle insignifiant. La vérité ici se trouve bien moins dans la raison, toujours tournée vers le passé, que dans l’imagination qui voit plus loin que l’avenir.

 

Que notre raison s’efforce donc de monter plus haut que l’expérience. C’est facile aux jeunes gens, mais il est salutaire que l’âge mûr et la vieillesse apprennent à s’élever à l’ignorance lumineuse de la jeunesse. Nous devons, à mesure que s’écoulent nos années, nous prémunir contre les dangers que font courir à notre confiance, le grand nombre d’hommes malfaisants que nous avons rencontrés. Continuons, malgré tout, d’agir, d’aimer et d’espérer comme si nous avions affaire à une humanité idéale. Cet idéal n’est qu’une réalité plus vaste que celle que nous voyons. Les fautes des individus n’altèrent pas davantage la pureté et l’innocence générales, que les vagues de la surface, vues d’une certaine hauteur, ne troublent, au dire des aéronautes, la limpidité profonde de la mer.

 

N’écoutons que l’expérience qui nous pousse en avant; elle est toujours plus haute que celle qui nous retient ou nous rejette en arrière. Repoussons tous les conseils du passé qui ne nous tournent pas vers l’avenir. C’est ce que comprirent admirablement, et pour la première fois peut-être dans l’histoire, certains hommes de la Révolution; et c’est pourquoi cette Révolution est celle qui fit les plus grandes choses et les plus durables. Ici, cette expérience nous enseigne qu’au rebours de ce qui a lieu dans les choses de vie journalière, il importe avant tout de détruire. En tout progrès social, le grand travail, et le seul difficile, c’est la destruction du passé. Nous n’avons pas à nous soucier de ce que nous mettrons à la place des ruines. La force des choses et de la vie se chargera de reconstruire. Elle n’a même que trop de hâte à réédifier, et il ne serait pas bon de l’aider dans sa tâche précipitée. N’hésitons donc point à user jusqu’à l’excès de nos forces destructives: les neuf dixièmes de la violence de nos coups se perdent parmi l’inertie de la masse; comme le choc du plus lourd marteau se disperse dans une grosse pierre et devient pour ainsi dire insensible à la main de l’enfant qui soutient celle-ci.

 

Et ne redoutons pas qu’on puisse aller trop vite. Si, à certaines heures, on semble brûler dangereusement les étapes, c’est pour balancer des retardements injustifiés et rattraper le temps perdu durant des siècles inactifs. L’évolution de notre univers continue pendant ces périodes d’inertie, et il est probablement nécessaire que l’humanité se trouve à tel point déterminé de son ascension au moment de tel phénomène sidéral, de telle crise obscure de la planète ou même de la naissance de tel homme. C’est l’instinct de l’espèce qui décide de ces choses, c’est son destin qui parle; et si cet instinct ou ce destin se trompe, il ne nous appartient pas d’intervenir, car tout contrôle cesse; nous sommes au bout et au sommet de nous-mêmes; et plus haut, il n’y a plus rien qui puisse corriger notre erreur.

L’IMMORTALITÉ

I

En cette ère nouvelle où nous entrons et où les religions ne répondent plus aux grandes questions de l’humanité, un des problèmes sur quoi l’on s’interroge avec le plus d’inquiétude est celui de la vie d’outre-tombe. Tout finit-il à la mort? Y a-t-il une survie imaginable? Où allons-nous, que devenons-nous? Qu’est-ce qui nous attend de l’autre côté de l’illusion fragile qu’on appelle l’existence? A la minute où s’arrête notre cœur, est-ce la matière ou l’esprit qui triomphe, la lumière éternelle ou les ténèbres sans fin qui commencent?

Comme tout ce qui existe, nous sommes impérissables. Nous ne pouvons concevoir que quelque chose se perde dans l’univers. A côté de l’infini, il est impossible d’imaginer un néant où un atome de matière puisse tomber et s’anéantir. Tout ce qui est sera éternellement, tout est, et il n’est rien qui ne soit point. Sinon, il faudrait croire que notre cerveau n’a rien de commun avec l’univers qu’il s’efforce de concevoir. Il faudrait même se dire qu’il fonctionne au rebours de celui-ci, ce qui n’est guère probable, puisqu’après tout, il n’en peut être qu’une sorte de reflet.

Ce qui semble périr ou du moins disparaître et se succéder, c’est les formes et les modes sous lesquels nous percevons la matière impérissable; mais nous ignorons à quelles réalités répondent ces apparences. Elles sont le tissu du bandeau qui, posé sur nos yeux, donne à ceux-ci, sous la pression qui les aveugle, toutes les images de notre vie. Ce bandeau enlevé, que reste-t-il? Entrons-nous dans la réalité qui existe indubitablement par delà; ou bien les apparences même cessent-elles pour nous d’exister?...

II

Que le néant soit impossible, qu’après notre mort tout subsiste en soi et que rien ne périsse: voilà qui ne nous intéresse guère. Le seul point qui nous touche, en cette persistance éternelle, c’est le sort de cette petite partie de notre vie qui percevait les phénomènes durant notre existence. Nous l’appelons notre conscience ou notre moi. Ce moi, tel que nous le concevons quand nous réfléchissons aux suites de sa destruction, n’est ni notre esprit ni notre corps, puisque nous reconnaissons qu’ils sont l’un et l’autre des flots qui s’écoulent et se renouvellent sans cesse. Est-ce un point immuable qui ne saurait être la forme ni la substance, toujours en évolution, ni la vie cause ou effet de la forme et de la substance? En vérité, il nous est impossible de le saisir ou de le définir, de dire où il réside. Lorsqu’on veut remonter jusqu’à sa dernière source, on ne trouve guère qu’une suite de souvenirs, une série d’idées d’ailleurs confuses, et variables, se rattachant au même instinct de vivre; une série d’habitudes de notre sensibilité et de réactions conscientes ou inconscientes contre les phénomènes environnants. En somme, le point le plus fixe de cette nébuleuse est notre mémoire, qui semble d’autre part une faculté assez extérieure, assez accessoire, en tout cas, une des plus fragiles de notre cerveau, une de celles qui disparaissent le plus promptement au moindre trouble de notre santé. «Cela même, a dit très justement un poète anglais, qui demande à grands cris l’éternité, est ce qui périra en moi.»

III

Il n’importe; ce moi, si incertain, si insaisissable, si fugitif et si précaire, est tellement le centre de notre être, nous intéresse si exclusivement, que toutes les réalités de notre vie s’effacent devant ce fantôme. Il nous est absolument indifférent que durant l’éternité, notre corps ou sa substance connaisse tous les bonheurs et toutes les gloires, subisse les transformations les plus magnifiques et les plus délicieuses, devienne fleur, parfum, beauté, lumière, éther, étoile: il nous est pareillement indifférent que notre intelligence s’épanouisse jusqu’à se mêler à la vie des mondes, à la comprendre et à la dominer. Notre instinct est persuadé que tout cela ne nous touchera pas, ne nous fera aucun plaisir, ne nous arrivera pas à nous-mêmes, à moins que cette mémoire de quelques faits, presque toujours insignifiants, ne nous accompagne et ne soit témoin de ces bonheurs inimaginables. Il m’est égal que les parties les plus hautes, les plus libres, les plus belles de mon esprit soient éternellement vivantes et lumineuses dans les suprêmes allégresses; elles ne sont plus à moi, je ne les connais plus. La mort a tranché le réseau de nerfs ou de souvenirs qui les rattachait à je ne sais quel centre où se trouve le point que je sens être tout moi-même. Déliées ainsi et flottant dans l’espace et le temps, leur sort m’est aussi étranger que celui des plus lointaines étoiles. Tout ce qui advient n’existe pour moi qu’à la condition que je puisse le ramener en cet être mystérieux, qui est je ne sais où et précisément nulle part; que je promène comme un miroir par ce monde dont les phénomènes ne prennent corps qu’autant qu’ils s’y sont reflétés.

IV

Ainsi, notre désir d’immortalité se détruit en se formulant, attendu que c’est sur une des parties accessoires et des plus fugaces de notre vie totale, que nous fondons tout l’intérêt de notre survie. Il nous semble que si notre existence ne se continue pas avec la plupart des misères, des petitesses et des défauts qui la caractérisent, rien ne la distinguera de celle des autres êtres; qu’elle deviendra une goutte d’ignorance dans l’océan de l’inconnu, et que dès lors, tout ce qui s’en suivra ne nous regarde plus.

Quelle immortalité peut-on promettre aux hommes qui presque nécessairement la conçoivent ainsi? Qu’y faire? nous dit un instinct puéril mais profond. Toute immortalité qui ne traîne pas à travers l’éternité, comme le boulet du forçat que nous fûmes, cette bizarre conscience formée durant quelques années de mouvement, toute immortalité qui ne porte pas ce signe indélébile de notre identité, est pour nous comme si elle n’était point. La plupart des religions l’ont bien compris, qui ont tenu compte de cet instinct qui désire et détruit en même temps la survie. C’est ainsi que l’église catholique, remontant jusqu’aux espérances les plus primitives, nous garantit non seulement le maintien intégral de notre moi terrestre, mais même la résurrection dans notre propre chair.

Voilà le centre de l’énigme. Cette petite conscience, ce sentiment d’un moi spécial, presque enfantin et en tout cas extraordinairement borné, infirmité probable de notre intelligence actuelle, exiger qu’il nous accompagne dans l’infini des temps pour que nous comprenions celui-ci, que nous en jouissions, n’est-ce pas vouloir percevoir un objet à l’aide d’un organe qui n’est pas destiné à le percevoir? N’est-ce pas demander que notre main découvre la lumière ou que notre œil soit sensible aux parfums? N’est-ce pas, d’autre part, agir comme un malade qui, pour se retrouver, être sûr qu’il est bien lui-même, croirait qu’il est nécessaire de continuer sa maladie dans la santé et dans la suite illimitée des jours? La comparaison est d’ailleurs plus exacte que ne l’est d’habitude une comparaison. Représentez-vous un aveugle en même temps paralytique et sourd. Il est en cet état depuis sa naissance et vient d’atteindre sa trentième année. Qu’auront brodé les heures sur le tissu sans images de cette pauvre vie? Le malheureux doit avoir recueilli au fond de sa mémoire, à défaut d’autres souvenirs, quelques chétives sensations de chaud et de froid, de fatigue et de repos, de douleurs physiques plus ou moins vives, de soif et de faim. Il est probable que toutes les joies humaines, toutes les espérances et tous les songes de l’idéal et de nos paradis, se réduiront pour lui au bien-être confus qui suit l’apaisement d’une douleur. Voilà donc la seule armature possible de cette conscience et de ce moi. L’intelligence n’ayant jamais été sollicitée du dehors, dormira profondément en s’ignorant elle-même. Néanmoins, le misérable aura sa petite vie à quoi il tiendra par des liens aussi étroits, aussi ardents que le plus heureux des hommes. Il redoutera la mort; et l’idée d’entrer dans l’éternité sans y emporter les émotions et les souvenirs de son grabat, de ses ténèbres et de son silence, le plongera dans le désespoir où nous plonge la pensée d’abandonner pour les glaces et la nuit de la tombe une vie de gloire, de lumière et d’amour.

V

Supposons qu’un miracle anime tout à coup ses yeux et ses oreilles, lui révèle, par la fenêtre ouverte au chevet de son lit, l’aurore sur la campagne, le chant des oiseaux dans les arbres, le murmure du vent dans les feuilles et de l’eau sur les rives, l’appel transparent des voix humaines parmi les collines matinales. Supposons encore que le même miracle, achevant son œuvre, lui donne l’usage de ses membres. Il se lève, il tend les bras à ce prodige qui pour lui n’a pas encore de vraisemblance ni de nom: la lumière! Il ouvre la porte, chancelle parmi les éblouissements et tout son corps se fond en toutes ces merveilles. Il entre dans une vie indicible, dans un ciel qu’aucun rêve n’avait su pressentir; et, par un caprice fort admissible en ces sortes de guérisons, la santé en l’introduisant dans cette existence inconcevable et inintelligible, efface en lui tout souvenir des jours passés.

Quel sera l’état de ce moi, de ce foyer central, réceptacle de toutes nos sensations, lieu où converge tout ce qui appartient en propre à notre vie, point suprême, point «égotique» de notre être, si l’on peut hasarder ce néologisme? La mémoire abolie, retrouvera-t-il en lui quelques traces de l’homme antérieur? Une force nouvelle, l’intelligence, s’éveillant et déployant soudain une activité inouïe, quel rapport cette intelligence gardera-t-elle avec le germe inerte et sombre d’où elle s’est élevée? A quels angles de son passé se raccrochera-t-il pour se continuer? Et cependant, ne subsistera-t-il pas en lui quelque sentiment ou quelque instinct, indépendant de la mémoire, de l’intelligence et de je ne sais quelles autres facultés, qui lui fera reconnaître que c’est bien en lui que vient d’éclater le miracle libérateur, que c’est bien sa vie et non celle de son voisin, transformée, méconnaissable, mais substantiellement identique, qui sortie des ténèbres et du silence, se prolonge dans la lumière et l’harmonie? Pouvons-nous imaginer le désarroi, les flux et reflux de cette conscience affolée? Savons-nous de quelle façon le moi d’hier s’unira au moi d’aujourd’hui, et comment le point «égotique», le point sensible de la personnalité, le seul que nous tenions à conserver intact, se comportera dans ces délires et ces bouleversements?

Essayons d’abord de répondre avec une précision suffisante à cette question qui est du domaine de notre vie actuelle et visible; et si nous ne pouvons le faire, comment espérer de résoudre l’autre problème qui se dresse devant tout homme à l’instant de la mort?

VI

Ce point sensible où se résume tout le problème, car il est le seul en question; et à la réserve de ce qui le concerne, l’immortalité est certaine, ce point mystérieux, auquel, en présence de la mort, nous attachons un tel prix, il est assez étrange que nous le perdions à tout moment dans la vie sans éprouver la moindre inquiétude. Non seulement chaque nuit il s’anéantit dans notre sommeil, mais même à l’état de veille, il est à la merci d’une foule d’accidents. Une blessure, un choc, une indisposition, quelques verres d’alcool, un peu d’opium, un peu de fumée suffit à l’effacer. Même quand rien ne l’altère, il n’est pas constamment sensible. Il faut souvent un effort, un retour sur nous-mêmes pour le ressaisir, pour prendre conscience que tel ou tel événement nous advient. A la moindre distraction, un bonheur passe à côté de nous, sans nous toucher, sans nous livrer le plaisir qu’il renferme. On dirait que les fonctions de cet organe par quoi nous goûtons la vie et la rapportons à nous-mêmes, sont intermittentes, et que la présence de notre moi, excepté dans la douleur, n’est qu’une suite rapide et perpétuelle de départs et de retours. Ce qui nous tranquillise, c’est qu’au réveil, après la blessure, le choc, la distraction, nous nous croyons sûrs de le retrouver intact, au lieu que nous nous persuadons, tant nous le sentons fragile, qu’il doit à jamais disparaître dans l’effroyable secousse qui sépare la vie de la mort.

VII

Une première vérité, en en attendant d’autres que l’avenir dévoilera sans doute, c’est qu’en ces questions de vie et de mort, notre imagination est demeurée bien enfantine. Presque partout ailleurs, elle précède la raison; mais ici elle s’attarde encore aux jeux des premiers âges. Elle s’entoure des rêves et des désirs barbares dont elle berçait les craintes et les espérances de l’homme des cavernes. Elle demande des choses impossibles, parce qu’elles sont trop petites. Elle réclame des privilèges qui, obtenus, seraient plus redoutables que les plus énormes désastres dont nous menace le néant. Pouvons-nous penser sans frémir à une éternité enfermée tout entière en notre infime conscience actuelle? Et voyez comme en tout ceci nous obéissons aux caprices illogiques de celle qu’on appelait autrefois la «folle du logis». Qui de nous, s’il s’endormait ce soir, avec la certitude scientifique et expérimentale de se réveiller dans cent ans, tel qu’il est aujourd’hui et dans son corps intact, même à la condition de perdre tout souvenir de sa vie antérieure (ces souvenirs ne seraient-ils pas inutiles?), qui de nous n’accueillerait ce sommeil séculaire avec la même confiance que le doux et bref sommeil de chaque nuit? Loin de la redouter, beaucoup n’accourraient-ils pas à cette épreuve avec une curiosité empressée? Ne verrait-on pas bien des hommes assaillir de leurs prières le dispensateur du sommeil féerique et implorer comme une grâce ce qu’ils croiraient un miraculeux prolongement de leur vie? Pourtant, durant ce sommeil, que resterait-il, et à leur réveil, que retrouveraient-ils d’eux-mêmes? Quel lien, au moment où ils ferment les yeux, les rattacherait à l’être qui doit se réveiller sans souvenirs, inconnu, dans un monde nouveau? Néanmoins, leur consentement et toutes leurs espérances à l’entrée de la longue nuit, dépendraient de ce lien qui n’existerait pas. Il n’y a, en effet, entre la mort véritable et ce sommeil que la différence de ce réveil retardé d’un siècle, réveil aussi étranger à celui qui s’était endormi que le serait la naissance d’un enfant posthume.

VIII

D’autre part, comment répondons-nous à la question quand il ne s’agit plus de nous, mais de ce qui respire avec nous sur la terre? Avons-nous souci, par exemple, de la survie des animaux? Le chien, le plus fidèle, le plus affectueux, le plus intelligent, dès qu’il est mort, n’est plus qu’un répugnant débris dont nous nous débarrassons au plus vite. Il ne nous paraît même pas possible de nous demander si quelque chose de la vie déjà spirituelle que nous avons aimée en lui subsiste ailleurs que dans notre souvenir, et s’il existe un autre monde pour les chiens. Il nous semblerait assez ridicule que le temps et l’espace conservassent précieusement, durant l’éternité, parmi les astres et dans les palais sans bornes de l’éther, l’âme d’un pauvre animal, faite de cinq ou six habitudes touchantes mais bien naïves, et du désir de boire, de manger, de dormir au chaud et de saluer ses pareils de la manière que l’on sait. Que resterait-il d’ailleurs de cette âme formée tout entière de quelques besoins d’un corps rudimentaire, lorsque ce corps ne serait plus? Mais de quel droit imaginons-nous, entre nous et l’animal, un abîme qui n’existe même pas du minéral au végétal, du végétal à l’animal? C’est ce droit à nous croire si loin, si différent de tout ce qui vit sur la terre; c’est cette prétention à nous mettre dans une catégorie et dans un règne où les dieux mêmes que nous avons créés n’auraient pas toujours accès, qu’il faudrait examiner tout d’abord.

IX

On ne saurait exposer tous les paralogismes de notre imagination sur le point qui nous occupe. Ainsi, nous nous résignons assez facilement à la dissolution de notre corps dans le tombeau. Nous ne tenons nullement à ce qu’il nous accompagne dans l’infini des temps. A y réfléchir, nous serions même chagriné qu’il nous y escortât avec ses inévitables misères, ses tares, ses laideurs, et ses ridicules. Ce que nous entendons y conduire, c’est notre âme. Mais que répondrons-nous à qui nous demande s’il est possible de concevoir que cette âme soit autre chose que l’ensemble de nos facultés intellectuelles et morales, jointes, si l’on veut, pour faire pleine mesure, à toutes celles qui ressortissent à l’instinct, à l’inconscient, au subconscient? Or, lorsqu’aux approches de la vieillesse, nous voyons s’affaiblir, soit en nous, soit dans les autres, ces mêmes facultés, nous ne nous inquiétons, nous ne nous désespérons pas plus que nous ne nous inquiétons ou désespérons quand il s’agit de la lente décadence des forces corporelles. Nous gardons intact notre espoir confus de survie. Il nous semble tout naturel que l’état des unes dépende de l’état des autres. Lors même que les premières sont complètement abolies dans un être que nous aimons, nous ne croyons pas l’avoir perdu, ni qu’il ait, lui, perdu son moi, sa personnalité morale, dont cependant rien ne subsiste. Nous ne pleurerions pas sa perte, nous ne croirions pas qu’il n’est plus, si la mort conservait ces facultés dans leur état d’anéantissement. Mais si nous n’attachons pas une importance capitale à la dissolution de notre corps dans la tombe, ni à la dissolution de nos facultés intellectuelles durant la vie, que demandons-nous à la mort d’épargner; et de quel rêve irréalisable exigeons-nous la réalisation?

X

En vérité, nous ne pouvons, du moins pour l’instant, imaginer une réponse acceptable à la question de l’immortalité. Pourquoi s’en étonner? Voici ma lampe sur ma table. Elle ne renferme aucun mystère; c’est l’objet le plus ancien, le plus connu et le plus familier de la maison. J’y vois de l’huile, une mèche, une cheminée de verre; et tout cela forme de la lumière. L’énigme ne commence qu’au moment où je me demande ce qu’est cette lumière, d’où elle vient quand je l’appelle, où elle va quand je l’éteins. Et tout de suite, autour de ce petit objet que je soulève, que je démonte et que je pourrais avoir façonné de mes mains, l’énigme est insondable. Assemblez autour de ma table tous les hommes qui vivent sur cette terre, pas un seul ne pourra nous dire ce qu’est en soi cette flamme légère qu’à mon gré je fais naître ou mourir. Et si l’un d’eux hasarde une de ces définitions appelées scientifiques, chacun des mots de la définition multipliera l’inconnu et ouvrira de toutes parts des portes imprévues sur la nuit infinie. Si nous ignorons tout de l’essence, du destin, de la vie d’un peu de clarté familière dont tous les éléments furent créés par nous, dont la source, les causes prochaines et les effets tiennent dans une coupe de porcelaine, comment espérer de pénétrer l’incompris d’une vie dont les éléments les plus simples sont situés à des millions d’années, à des milliards de lieues de notre intelligence?

XI

Depuis qu’elle existe, l’humanité n’a pas avancé d’un pas sur la route du mystère que nous méditons. Toute question que nous nous posons à son sujet, ne touche plus, par aucun côté, semble-t-il, à la sphère dans laquelle notre intelligence s’est formée et se meut. Il n’y a peut-être aucun rapport possible ou imaginable entre l’organe qui pose la question et la réalité qui devrait y répondre. Les plus actives et les plus rigoureuses recherches de ces dernières années ne nous ont rien appris. De savantes et consciencieuses sociétés psychiques, notamment en Angleterre, ont réuni un imposant ensemble de faits qui tendent à prouver que la vie de l’être spirituel ou nerveux peut continuer pendant un certain temps après la mort de l’être matériel. Admettons que ces faits soient incontestables et scientifiquement établis; ils déplaceraient simplement de quelques lignes, de quelques heures, le commencement du mystère. Si le fantôme d’une personne aimée, reconnaissable et apparemment si vivant que je lui adresse la parole, entre ce soir dans ma chambre à la minute même où la vie se sépare du corps qui gît à mille lieues de l’endroit où je me trouve, cela, sans doute, est bien étrange dans un monde dont nous ne comprenons pas le premier mot; mais cela montre au plus que l’âme, l’esprit, le souffle, la force nerveuse et insaisissable de la partie la plus subtile de notre matière, peut se détacher de celle-ci et lui survivre un instant, comme la flamme d’une lampe qu’on éteint se détache parfois de la mèche et flotte un moment dans la nuit. Certes, le phénomène est étonnant; mais étant donnée la nature de cette force spirituelle, il devrait nous étonner bien davantage qu’il ne se produise pas fréquemment et à notre gré, dans la plénitude de la vie. En tout cas, il n’éclaire nullement la question. Jamais un seul de ces phantasmes n’a paru avoir la moindre conscience d’une vie nouvelle, d’une vie supra-terrestre et différente de celle que venait de quitter le corps dont il émanait. Au contraire, leur vie spirituelle à tous, à ce moment où elle devrait être pure puisqu’elle est débarrassée de la matière, semble fort inférieure à ce qu’elle était lorsque la matière l’enveloppait. La plupart poursuivent machinalement, dans une sorte d’hébétude somnambulique, les plus insignifiantes de leurs préoccupations habituelles. L’un cherche son chapeau oublié sur un meuble, l’autre s’inquiète d’une petite dette ou s’informe de l’heure. Et tous, peu après, alors que devrait commencer la survie véritable, s’évaporent et disparaissent à jamais. J’en conviens, cela ne prouve rien ni pour ni contre la survie possible. Nous ne savons si ces brèves apparitions sont les premières lueurs d’une autre existence ou les dernières de celle-ci. Peut-être que les morts usent et profitent ainsi, faute de mieux, du dernier lien qui les unit et les rend encore sensibles à nos sens. Peut-être qu’ensuite ils continuent de vivre autour de nous, mais ne parviennent plus, malgré tous leurs efforts, à se faire reconnaître, ni à nous donner une idée de leur présence, parce que nous n’avons pas l’organe nécessaire pour les percevoir; de même que tous nos efforts ne réussiraient pas à donner à un aveugle-né la moindre notion de la lumière ou des couleurs. En tous cas, il est certain que les enquêtes et les travaux de cette science nouvelle du «Borderland», comme l’appellent les Anglais, ont laissé le problème exactement au point où il se trouvait depuis les origines de la conscience humaine.

XII

Dans l’ignorance invincible où nous sommes, notre imagination a donc le choix de nos destinées éternelles. Or, en examinant les possibilités diverses, on est forcé de reconnaître que les plus belles ne sont pas les moins vraisemblables. Une première hypothèse à écarter d’emblée, sans discussion, nous l’avons vu, est celle de l’anéantissement absolu. Une deuxième hypothèse, ardemment caressée par nos instincts aveugles, nous promet la conservation plus ou moins intégrale, à travers l’infini des temps, de notre conscience ou de notre moi actuel. Nous avons également étudié cette hypothèse, un peu plus plausible que la première, mais au fond si étroite, si naïve et si puérile, qu’on ne voit guère, non plus pour l’homme que pour les plantes et les animaux, le moyen de la situer raisonnablement dans l’espace sans bornes et le temps sans limites. Ajoutons que de toutes nos destinées possibles, elle serait la seule vraiment redoutable et que l’anéantissement pur et simple lui serait mille fois préférable.

Reste la double hypothèse d’une survie sans conscience, ou avec une conscience élargie et transformée, dont celle que nous possédons aujourd’hui ne nous peut donner aucune idée, qu’elle nous empêche plutôt de concevoir, de même que notre œil imparfait nous empêche de concevoir une autre lumière que celle qui va de l’infra-rouge à l’ultra-violet; alors qu’il est certain que ces lumières, probablement prodigieuses, éblouiraient de toutes parts, dans la nuit la plus noire, une prunelle autrement façonnée que la nôtre.

Bien que double au premier abord, l’hypothèse se ramène à la simple question de conscience. Dire, par exemple, comme nous sommes tentés de le faire, qu’une survie sans conscience équivaut à l’anéantissement, c’est trancher a priori et sans réflexion ce problème de la conscience, le principal et le plus obscur de tous ceux qui nous intéressent.

Il est, comme l’ont proclamé toutes les métaphysiques, le plus difficile qui soit, attendu que l’objet de la connaissance est cela même qui voudrait connaître. Que peut donc ce miroir toujours en face de lui-même, sinon se refléter indéfiniment et inutilement? Pourtant, en ce reflet impuissant à sortir de sa propre multiplication, dort le seul rayon capable d’éclairer tout le reste. Que faire? Il n’est d’autre moyen de s’évader de sa conscience que de la nier, de la considérer comme une maladie organique de l’intelligence terrestre, maladie qu’il faut essayer de guérir par un acte qui doit nous paraître un acte de folie violente ou volontaire; mais qui, de l’autre côté de nos apparences, est probablement un acte de santé.

XIII

Mais il est impossible de s’évader; et nous revenons fatalement rôder autour de notre conscience fondée sur notre mémoire, la plus précaire de nos facultés. Étant évident, disons-nous, que rien ne peut périr, nous avons nécessairement vécu avant notre vie actuelle. Mais puisque nous ne pouvons rattacher cette existence antérieure à notre vie présente, cette certitude nous est aussi indifférente, passe aussi loin de nous, que toutes les certitudes de l’existence postérieure. Et voilà, avant la vie comme après la mort, l’apparition du moi mnémonique, dont il convient, une fois de plus, de se demander si ce qu’il fait durant les quelques jours de son activité est vraiment assez important pour décider ainsi, à son seul égard, du problème de l’immortalité. De ce que nous jouissons de notre moi sous une forme exclusive, si spéciale, si imparfaite, si fragile, si éphémère, s’ensuit-il qu’il n’y ait nul autre mode de conscience et nul autre moyen de jouir de la vie? Un peuple d’aveugles-nés, pour revenir à la comparaison qui s’impose puisqu’elle résume le mieux notre situation parmi la nuit des mondes, un peuple d’aveugles-nés, à qui un unique voyant révèlerait les allégresses de la lumière, nierait non seulement que celle-ci soit possible, mais même imaginable. Pour nous, n’est-il pas à peu près certain qu’il nous manque ici-bas, entre mille autres sens, un sens supérieur à celui de notre conscience mnémonique, pour jouir plus amplement et plus sûrement de notre moi? Ne pourrait-on pas dire que nous saisissons parfois des traces obscures ou des velléités de ce sens en germe ou atrophié, en tout cas opprimé et presque supprimé par le régime de notre vie terrestre qui centralise toutes les évolutions de notre existence sur le même point sensible? N’y a-t-il pas certains moments confus, où, si impitoyablement, si scientifiquement que l’on fasse la part de l’égoïsme recherché jusqu’en ses plus lointaines et secrètes sources, il demeure en nous quelque chose d’absolument désintéressé qui goûte le bonheur d’autrui? N’est-il pas également possible que les joies sans but de l’art, la satisfaction calme et pleine où nous plonge la contemplation d’une belle statue, d’un monument parfait, qui ne nous appartient pas, que nous ne reverrons jamais, qui n’excite aucun désir sensuel, qui ne peut nous être d’aucune utilité; n’est-il pas possible que cette satisfaction soit la pâle lueur d’une conscience différente qui filtre à travers une fissure de notre conscience mnémonique? Si nous ne pouvons imaginer cette conscience différente, ce n’est pas une raison pour la nier. Je crois même qu’il serait plus sage d’affirmer que c’est un motif de l’admettre. Toute notre vie se passerait au milieu de choses que nous n’aurions pu imaginer si nos sens, au lieu de nous être donnés tous ensemble, nous étaient accordés un à un et d’année en année. Au reste, un de ces sens, le sens génésique, qui ne s’éveille qu’aux approches de la puberté, nous montre que la découverte d’un monde imprévu, le déplacement de tous les axes de notre vie, dépend d’un accident de notre organisme. Durant l’enfance, nous ne soupçonnions point l’existence de tout un univers de passions, d’ivresses et de douleurs qui agitent «les grandes personnes». Si d’aventure, quelque écho mutilé de ces bruits arrivait à nos innocentes et curieuses oreilles, nous ne parvenions pas à comprendre quelle espèce de frénésie ou de folie s’emparait ainsi de nos aînés; et nous nous promettions, le moment venu, d’être plus raisonnables, jusqu’au jour où l’amour brusquement apparu dérangeait le centre de gravité de tous nos sentiments et de la plupart de nos idées. On voit donc que concevoir ou ne pas concevoir, tient à trop peu de chose pour que nous ayons le droit de douter de la possibilité de ce que nous ne pouvons imaginer.

XIV

Ce qui nous interdit et nous interdira longtemps encore les trésors de l’univers, c’est la résignation héréditaire avec laquelle nous séjournons dans la morne prison de nos sens. Notre imagination, telle que nous la menons aujourd’hui, s’accommode trop aisément de cette captivité. Il est vrai qu’elle est la fille esclave de ces sens qui l’alimentent seuls. Mais elle ne cultive pas assez en elle les intuitions et les pressentiments qui lui disent qu’elle est absurdement prisonnière et qu’elle doit chercher des issues par delà même les cercles les plus grandioses et les plus infinis qu’elle se représente. Il importe qu’elle se dise de plus en plus sérieusement que le monde réel commence à des milliards de lieues plus loin que ses songes les plus ambitieux et les plus téméraires. Elle n’eut jamais le droit ni le devoir d’être plus follement audacieuse. Tout ce qu’elle réussit à bâtir et multiplier dans l’espace et le temps les plus énormes qu’elle soit capable de concevoir, n’est rien au regard de ce qui existe. Les plus petites révélations de la science dans l’humble vie quotidienne lui apprennent déjà que même en ce modeste milieu elle ne peut tenir tête à la réalité, qu’elle est constamment débordée, déconcertée, éblouie par tout ce qui se cache d’inattendu dans une pierre, un sel, un verre d’eau, une plante, un insecte. C’est déjà quelque chose que d’en être convaincu, puisque cela met dans un état d’esprit qui guette toutes les occasions de rompre le cercle magique de notre aveuglement; puisque cela persuade qu’il ne faut espérer dans ce cercle nulle vérité définitive; et que toutes sont situées plus outre. L’homme, pour garder le sens des proportions, a besoin de se dire à tous moments que, placé tout à coup au milieu des réalités de l’univers, il serait exactement comparable à une fourmi qui, ne connaissant que les étroits sentiers, les trous minimes, les abords et les horizons de sa fourmilière, se trouverait soudain sur un fétu de paille au milieu de l’Atlantique. En attendant que nous soyons sortis d’une prison qui nous empêche de prendre contact avec les réalités d’outre-imagination, il y a bien plus de chance d’atteindre par hasard un fragment de vérité en imaginant les choses les plus inimaginables, qu’en s’évertuant à conduire parmi l’éternité, entre les digues de la logique et des possibilités actuelles, les songes de cette imagination. Efforçons-nous donc d’écarter de nos yeux, chaque fois qu’un nouveau rêve se présente, le bandeau de notre vie terrestre. Disons-nous que parmi toutes les possibilités que nous cache encore l’univers, une des plus faciles à réaliser, des plus probables, des moins ambitieuses et des moins déconcertantes, est certes la possibilité d’un mode de jouir de l’être, plus haut, plus large, plus parfait, plus durable et plus sûr que celui qui nous est offert par notre conscience actuelle. Cette possibilité admise, et il en est peu d’aussi vraisemblables, le problème de notre immortalité est, en principe, résolu. Il s’agit maintenant d’en saisir ou d’en prévoir les modes; et parmi les circonstances qui nous intéressent le plus, de connaître la part de nos acquisitions intellectuelles et morales qui passera dans notre vie éternelle et universelle. Ce n’est point l’œuvre d’aujourd’hui ni de demain; mais celle d’un autre jour...

FIN

TABLE

L’Intelligence des Fleurs 1
Les Parfums109
La Mesure des Heures123
L’Inquiétude de notre Morale137
Éloge de la Boxe183
A propos du Roi Lear195
Les Dieux de la Guerre211
Le Pardon des Injures225
L’Accident237
Notre Devoir social255
L’Immortalité277

B—6920.—Impr. Motteroz et Martinet, 7, rue Saint-Benoît, Paris.


Extrait du Catalogue de la BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER
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NOTES:

[A] Rapprochons de ceci l’acte d’intelligence d’une autre racine dont Brandis (Uber Leben und Polaritat) nous rapporte les exploits. Elle avait, en s’enfonçant dans la terre, rencontré une vieille semelle de botte; pour traverser cet obstacle qu’elle était apparemment la première de son espèce à trouver sur sa route, elle se subdivisa en autant de parties qu’il y avait de trous laissés par les points de couture, puis, l’obstacle franchi, elle réunit et ressouda toutes ses radicelles divisées, de manière à reformer un pivot unique et homogène.

[B] Parmi les plantes qui ne se défendent plus, le cas le plus frappant est celui de la Laitue. «A l’état sauvage, comme le fait remarquer l’auteur cité plus haut, si l’on casse une tige ou une feuille, on en voit sortir un suc blanc, un latex, corps formé de matières diverses qui défend vigoureusement la plante contre les atteintes des limaces. Au contraire, dans l’espèce cultivée qui dérive de la précédente, le latex fait presque défaut; aussi la plante, au grand désespoir des jardiniers, n’est-elle plus capable de lutter et se laisse-t-elle manger par les limaces.» Il conviendrait cependant d’ajouter que ce latex ne manque guère que chez les jeunes plantes, au lieu qu’il redevient fort abondant quand la Laitue se met à «pommer» et quand elle monte en graine. Or c’est au début de sa vie, au moment de ses premières et tendres feuilles, qu’elle aurait surtout besoin de se défendre. On dirait que la plante cultivée perd un peu la tête, si l’on peut s’exprimer ainsi, et qu’elle ne sait plus au juste où elle en est.

[C] Au début de cette étude qui pourrait devenir le livre d’or des noces de la fleur (dont je laisse le soin à plus savant que moi), il n’est peut-être pas inutile d’appeler l’attention du lecteur sur la terminologie défectueuse, déconcertante, dont on use en Botanique pour désigner les organes reproducteurs de la plante. Dans l’organe femelle, le pistil, qui comprend l’ovaire, le style et le stigmate qui le couronne, tout est du genre masculin et tout semble viril. Par contre, les organes mâles, les étamines, que surmontent les anthères, ont un nom de jeune fille. Il est bon de se pénétrer une fois pour toutes de cette antonymie.

[D] Je poursuis depuis quelques années une série d’expériences sur l’hybridation des Sauges, fécondant artificiellement, après les précautions d’usage pour écarter toute intervention du vent et des insectes, une variété dont le mécanisme floral est très perfectionné, avec le pollen d’une variété très arriérée et inversement. Mes observations ne sont pas encore suffisamment nombreuses pour que j’en puisse donner ici le détail. Néanmoins il semble qu’une loi générale commence déjà de s’en dégager, à savoir que la Sauge arriérée adopte volontiers les perfectionnements de la Sauge avancée, au lieu que celle-ci prend rarement les défauts de la première. Il y aurait là une assez curieuse échappée sur les procédés, les habitudes, les préférences, le goût du mieux de la Nature. Mais ce sont des expériences qui sont forcément lentes et longues, à cause du temps perdu à réunir les variétés diverses, des épreuves et contre-épreuves nécessaires, etc. Il serait donc prématuré d’en tirer la moindre conclusion.

[E] Je venais d’écrire ces lignes, quand M. E.-L. Bouvier fit à l’Académie des Sciences (Compte rendu du 7 mai 1906) une communication au sujet de deux nidifications en plein air constatées à Paris, l’une sur un Sophora Japonica, l’autre sur un Marronnier d’Inde. Cette dernière, suspendue à une petite branche munie de deux bifurcations assez voisines, était la plus remarquable, à cause de l’adaptation évidente et intelligente à des circonstances particulièrement difficiles. «Les abeilles (je cite le résumé de M. de Parville dans la Revue des Sciences des Débats, 31 mai 1906) établirent des piliers de consolidation et eurent recours à des artifices vraiment remarquables de protection et finirent par transformer en un plafond solide la double fourche du Marronnier. Un homme ingénieux eût sans doute fait moins bien.»

«Pour se défendre contre la pluie, elles avaient installé des clôtures, des épaississements, et des stores contre le soleil. On ne peut se faire une idée de la perfection de l’industrie des abeilles qu’en voyant de près l’architecture des deux nidifications qui sont aujourd’hui au Muséum.»


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