L'oeuvre des conteurs allemands: mémoires d'une chanteuse allemande: traduit pour la première fois en français avec des fragments inédits
DEUXIÈME PARTIE
I
CHASTE!
Vous serez très étonné, cher ami, de voir combien les lettres que je vais vous écrire diffèrent de celles que je vous ai écrites jusqu'à présent. Le style, la conception, la philosophie et le point de vue ont changé. Le sujet en sera aussi beaucoup plus varié. Ne pensez donc point que je sois fatiguée d'écrire ou que j'aie trouvé un confident pour continuer mes mémoires. Je devrais alors avoir rencontré un homme auquel je puisse me confier, comme à vous, sans limite. Ceci n'est pas le cas. Il faut connaître les hommes intimement, ainsi que j'ai eu le bonheur de vous connaître, pour oser leur communiquer tout ce que l'on pense et tout ce que l'on sent. Jusqu'à présent je n'en ai rencontré aucun, et surtout pas parmi ceux auxquels je me suis donnée corporellement. Le changement de ma manière d'écrire vient de ce que j'ai changé de point de vue en rédigeant mes souvenirs. Je revis tout au fur et à mesure, je me crois transportée dans les mêmes situations et je n'ai peut-être pas tort d'adapter mon style à chaque nouvelle aventure.
Je me souviens d'avoir lu dans le prologue du «Faust» de Gœthe la phrase suivante, que je crois être un axiome: «Aussi rapide que le passage du bien au mal». Vous comprendrez ainsi si j'ai changé ma conception de la volupté. Vous le comprendrez d'autant mieux en pensant que quinze mois se sont écoulés depuis ma dernière lettre.
Je ne veux pas vous ennuyer avec une longue préface. Les préfaces ne sont pas récréatives et je ne les lis jamais. Je vais aux faits, stick to facts, ainsi que les Anglais disent.
Je vous disais dans ma dernière lettre que j'acceptai l'engagement de Francfort parce qu'il était le plus avantageux. Heureusement que je ne m'engageai que pour deux ans. Sous tous les rapports, ce sont deux années perdues.
Lorsque j'arrivai à Francfort, l'Allemagne n'était pas encore en proie à la wagneromanie, car Wagner était encore inconnu dans le monde musical; pourtant notre répertoire était déjà du plus mauvais goût. La lutte entre la musique allemande et la musique italienne commençait. L'allemande commençait à triompher à Francfort.
Une cantatrice peut aimer sa patrie, elle peut chérir sa langue, les mœurs et les souvenirs de son enfance; elle n'a pourtant qu'une seule patrie: la musique. Et j'ai toujours préféré l'italienne à toute autre. Elle rend mieux nos sentiments et notre âme, elle parle mieux le langage de notre cœur. Elle est plus expressive, plus passionnée, plus touchante et plus douce que la musique érudite de l'Allemagne ou que la musique légère et brillante de la France. Celle-ci semble toujours avoir été écrite pour danser le quadrille. Les opéras italiens permettent aux chanteurs de rendre tout ce dont ils sont capables, la musique en a été écrite pour eux; tandis que la musique allemande était surtout instrumentale, nous devons toujours nous sacrifier à l'orchestre.
En outre, Francfort est la ville la plus désagréable que je connaisse. L'aristocratie de l'argent et les juifs y donnent le ton. On n'y comprend rien à l'art. Les gens louent une loge, comme à la parade. On ne compte que par sa richesse. L'art n'y peut donc pas fleurir. La passion la plus violente gèle dans cette ville. L'amour et les plaisirs n'y sont pas un besoin naturel, «un rafraîchissement de la rate», comme dit Shakespeare.
Il ne me manquait pas d'admirateurs. Ils étaient de toutes nationalités, mais leurs ancêtres à tous avaient passé la mer Rouge. Ils m'entouraient avec respect, quand j'avais soif de volupté. Il n'y en avait pas un que je crusse digne de recevoir mon amour et le trésor que je portais sans cesse avec moi. Parmi mes collègues, il y avait quelques hommes jolis et galants; mais c'est un de mes principes de ne jamais choisir un comédien, un chanteur ou un musicien. Ils sont trop indiscrets; on y risque son honneur et parfois son engagement. Je tiens à conserver le nimbe de la vertu.
Si, au moins, j'avais pu rencontrer une femme ou une jeune fille! Je me serais donnée toute, ainsi qu'à Marguerite! Je n'aurais rien épargné pour révéler les doux mystères de l'amour! Mais ces personnes étaient ou prudes inabordables ou très laides. D'autres avaient, par contre, une telle pratique qu'elles étaient usées. Elles me faisaient toutes horreur. J'étais donc bornée à moi-même.
«Et si je profitais de mon séjour forcé dans cette ennuyeuse ville pour me fortifier et me préparer à l'amour à venir? me disais-je souvent. Suis-je capable de faire cela? Et la volupté future me récompensera-t-elle de ma chasteté? Je veux essayer.» On dit que la volonté humaine est ce qu'il y a de plus fort au monde. Je me soumis à cette épreuve.
Durant les premières semaines, j'eus une peine inouïe à me dominer. Cela me coûtait des efforts surhumains de m'empêcher de frôler machinalement tel ou tel endroit de mon corps. À la longue, ce me fut plus facile. Et quand des rêves voluptueux m'agitaient, quand la chaleur de mon sang m'aiguillonnait, je sautais hors du lit et je prenais un bain froid ou j'ouvrais un journal et je lisais un article de politique. Rien ne refroidit autant qu'une lecture politique; unie douche froide est, en comparaison, encore un excitant!
Après deux mois de mortifications volontaires, les tentations étaient plus rares. Quand elles me surprenaient, elles n'étaient plus aussi têtues ni aussi longues. Je crois que j'aurais pu renoncer complètement à l'amour, si je l'avais voulu. Ceci est une folie, et je ne sais pas pourquoi je l'aurais fait. L'on peut être chaste pour goûter ensuite une volupté d'autant plus forte. La chasteté est alors un excitant. Quand on veut aller au bal, on ne va pas se fatiguer en faisant de longues promenades auparavant, et quand on est invité à un dîner succulent, on ne se charge pas l'estomac avant d'y aller. Il en est de même des plaisirs de l'amour.
Pourtant je ne sais pas si j'aurais pu supporter cette vie durant deux ans. Je dois à un divin hasard d'avoir traversé cette épreuve. Je vous vois sourire, vous ne le croyez pas.
Écoutez plutôt. Je vous assure que je vous écris la pure vérité.
Une de mes collègues, Mme Denise A..., Française de naissance, mais qui parlait parfaitement l'allemand, était la seule, parmi toutes les chanteuses, avec qui je pouvais parler librement de tout. Je n'avais pas à craindre son indiscrétion, tant son indulgence était grande.
Elle avait tout traversé, son expérience était immense, elle était trop blasée pour subir le chatouillement sexuel. Elle n'était pas assez âgée ni assez laide pour ne plus trouver de cavalier d'amour. Et si elle se laissait courtiser par celui-ci et par celui-là, c'était pour les dépouiller, ainsi qu'il est d'usage à Paris.
Certains, que leur goût bizarre poussait vers Denise, s'étaient adressés à moi pour leur servir d'intermédiaire, et j'étais assez bon enfant pour présenter leur plaidoyer. C'est ainsi que commença notre amitié.
«J'ai perdu toute envie de jouir; non parce que je suis déjà épuisée, mais par dégoût, disait-elle. Quand on pense ou quand on lit jusqu'où peut vous pousser cette espèce de jouissance, l'on n'en a plus envie. L'eau est froide, puis tiède, puis bouillante. L'on s'enfonce dans des bourbiers pour disparaître enfin dans des cloaques remplis de vers immondes. Vous l'apprendriez bientôt, si vous vous aventuriez dans cette voie. J'ai été mariée au plus grand libertin que l'on puisse imaginer. Ces débauches l'ont tué. C'était une terrible maladie! Plusieurs maux le rongeaient de son vivant. Il est mort de la tuberculose de la moelle épinière. Il avait, en outre, la syphilis. Son corps n'était qu'une immense plaie, et il perdit la vue. Il n'avait pas encore trente-trois ans. Je l'adorais, j'étais désespérée de l'avoir perdu. Toutes ses maladies l'emportèrent au galop. Il allait tous les jours au bois de Boulogne; en moins de six mois, il ne pouvait déjà plus bouger. Je le soignais avec une de mes amies; on devait le servir comme un nourrisson. Savez-vous à qui il devait une fin si épouvantable? À un être infâme, qui se disait son ami et qui lui mit en main le livre le plus terrible qui ait jamais été écrit: Justine et Juliette ou les Malheurs de la vertu et les Prospérités du vice, du marquis de Sade. On dit que l'auteur est devenu fou par suite de ses débauches et qu'il est mort dans un hospice d'aliénés. M. Duvalin, l'ami de mon mari, prétendait que le marquis de Sade n'était pas devenu fou, mais qu'il s'était enfermé dans un cloître, à Noisy-le-Sec, dans les environs de Paris, pour célébrer des orgies avec des jésuites. Quand j'accablai Duvalin de reproches, quand je l'accusai d'être l'assassin de mon mari, il haussa les épaules et me dit que ce n'avait pas été son intention de perdre mon mari, mais, au contraire, qu'il avait voulu le mettre en garde contre ses mauvais penchants. Il n'en pouvait rien si son remède n'avait pas réussi.—Que voulez-vous, madame, me disait-il, moi aussi j'ai été torturé par le démon de la chair; la lecture de ce livre, qui a perdu votre mari, m'a guéri de toute envie naturelle. Je ne dis pas que je suis devenu un ascète, mais je n'appartiens plus au troupeau des cochons d'Épicure, qui ont fait un cloaque de l'amour sexuel.
«Le dégoût m'a dégrisé; la boue l'a attiré. Qui est fautif? Au désespoir, je voulais me suicider. Je voulais le faire avec raffinement, car j'étais très fantasque. Mon mari, durant notre union, avait épuisé chaque espèce de jouissance animale que l'on peut goûter avec une femme seule. Quand j'ouvris pour la première fois le livre du marquis de Sade, qui était illustré de cent eaux-fortes, je vis bien qu'il en avait réalisé plusieurs avec moi. Mes pensées déliraient, je voulais tout essayer, m'abandonner à tous les excès contenus dans ce livre et mourir de débauches, comme mon mari. Ainsi, les femmes hindoues montent sur le bûcher après la mort de leur époux et se laissent consumer vivantes.
«Mon amour était illimité. La mort que je choisissais était la sienne. Je vous assure qu'elle était beaucoup plus torturante que la mort par le feu. Je voulais étudier la théorie de la volupté animale, puis l'appliquer à la pratique. Mon mari m'avait fait cadeau de quelques-uns de ces ouvrages qui en traitent, ainsi les Mémoires d'une Anglaise, de Fanny Hill, les Petites fredaines, l'histoire de Dom Bougre, le Cabinet d'Amour et de Vénus, les Bijoux indiscrets, la Pucelle de Voltaire et les Aventures d'une Cauchoise.
«Il m'en avait lu une partie pour nous disposer tous les deux au plaisir. Il ne manquait jamais son but et me trouvait prête à faire toutes les cochonneries qu'il désirait. Mais il ne m'avait jamais montré le livre de Sade, qu'il croyait trop dangereux. Après sa mort, je le découvris au fond d'une armoire à double fond. Je me mis à le lire. Mon impatience me poussait à connaître le sens des illustrations. Je lus avant tout les scènes les plus épouvantables. Par exemple, la torture des femmes, la scène de la ménagerie, l'aventure du mont Etna, les flagellations, les viols de garçons, les scènes à Rome, celle où le marquis de Sade se jette, revêtu d'une peau de panthère, entre des femmes et des enfants nus et mord un garçonnet jusqu'à le tuer, enfin la description des orgies où deux femmes sont guillotinées, les bestialités, etc., etc.
«Maintenant, je commençais à comprendre Duvalin. Ce livre pouvait avoir une double influence, suivant le tempérament du lecteur ou de la lectrice, suivant leur sensibilité et leur esprit. Duvalin en était blasé; moi, j'étais saisie de dégoût. Il me coûta tant d'efforts pour terminer cette lecture que j'étais déjà insensible avant d'aller à la pratique. Je ne pouvais plus penser à l'amour, et quand je pensais aux sensations qu'il procure, elles me paraissaient fades, vides. J'étais radicalement guérie de toute démangeaison voluptueuse qui peut être dans le corps humain. Je commençais à comprendre l'état d'esprit des castrats masculins.»
Denise me raconta encore beaucoup de choses sur ce sujet. Elle me croyait complètement inexpérimentée dans la pratique. Elle soupçonnait que je connaissais le soulagement manuel ou le plaisir que l'artifice peut procurer, ou même l'étreinte de personnes de mon sexe; mais elle pensait que j'ignorais complètement l'homme. La feinte est innée chez la femme, ainsi que la vantardise chez l'homme. Elle me demanda si j'avais jamais lu un de ces livres dont elle m'avait parlé. À ma réponse négative, elle me conseilla de commencer immédiatement par la Justine et la Juliette de Sade.
«Quelques médecins prétendent, disait-elle, que le camphre a la vertu d'éteindre le chatouillement sexuel de la femme.
«Je ne sais pas si cela est vrai. Mais le livre de Sade étouffa durant des mois toute pensée, tout désir de volupté et de débauche.
«Quelle imagination! Est-il possible que de telles choses se passent? Les hommes sont là-dedans des tigres et des hyènes; les femmes, des boas et des alligators. Ce qu'on y trouve le moins, c'est la sexualité naturelle. Les femmes caressent des femmes, les hommes des garçons et des animaux. C'est horrible! Je me demandais s'il était possible que l'homme se rassasiât jamais de la volupté; qu'il eût recours à de telles excitations; qu'il désirât des corps torturés, calcinés, déchirés, à la place de beaux corps blancs. J'eus peur de l'homme qui avait écrit cela. Avait-il vraiment mené une telle vie, ou était-ce la débauche de son imagination qui lui faisait écrire de telles choses? Il dit, quelque part, que c'étaient là les mœurs des chevaliers de son temps et que des scènes semblables se passaient au Parc-aux-Cerfs.
«Il parle de la volupté de voir mourir des hommes. La fameuse marquise de Brinvilliers déshabillait ses victimes et se délectait aux sursauts et aux contorsions des corps nus de ces malheureux.»
Durant tout le temps que dura cette lecture, durant plusieurs mois, je ne songeai pas une seule fois à faire ce que j'avais fait avec Marguerite et avec Roudolphine. Il me fallait beaucoup de temps pour lire dix volumes de trois cents pages, d'autant plus que je ne pouvais pas consacrer tous mes loisirs à la lecture; je devais étudier de nouvelles partitions; tous les jours, il y avait des répétitions ou des représentations; je recevais et rendais beaucoup de visites; j'étais invitée à des bals, à des soirées, à des parties de plaisir à la campagne, etc., etc. En outre, je ne savais pas assez bien le français pour comprendre exactement ce que de Sade écrivait, beaucoup de mots m'échappaient, qui n'étaient dans aucun vocabulaire.
Ainsi, je passai deux ans, vivant aussi chastement que sainte Madeleine, qui a eu également une jeunesse assez agitée et orageuse.
Vers la fin de la deuxième année, je reçus beaucoup d'offres d'engagement de différents théâtres de l'Allemagne, de l'Autriche et de la Hongrie. J'avais de la peine à me décider, quand arriva M. R..., alors intendant des théâtres de Budapest. Il venait expressément à Francfort pour me faire ses propositions oralement.
Deux messieurs l'accompagnaient: un riche propriétaire foncier, le baron Félix de O..., grand dilettante de musique, un homme très aimable, très beau et très riche. Il me fit la cour immédiatement et me promit un revenu beaucoup plus considérable que celui de l'intendant théâtral. En acceptant, je me serais déshonorée à mes propres yeux. Il me répugnait de vendre mes faveurs à Mammon; aussi je refusai ses offres.
L'autre monsieur était le neveu de l'intendant, un jeune homme d'à peine dix-neuf ans, joli, timide, honteux comme un petit paysan. C'est à peine s'il osait me regarder, et quand je lui parlais, il rougissait comme une pivoine. Le baron de O... en disait beaucoup de bien, que c'était un génie et qu'il jouerait un grand rôle dans sa patrie. Vraiment, cela valait la peine de recevoir les prémices d'un tel jeune homme. Si un puceau ignora jamais la théorie et la pratique des doux secrets de Cythère, c'était bien le jeune Arpard de H..., fils de la sœur de l'intendant hongrois.
Ces messieurs ne restèrent que deux jours à Francfort; ils allaient à Londres et à Paris pour acquérir quelques opéras à la mode.
M. de R... me pressait d'accepter; le baron de O... joignait ses prières à celles de l'intendant, et je lisais dans les yeux d'Arpard de ne point refuser. Ce regard me décida et j'acceptai. L'intendant sortit aussitôt un contrat, fait en double, de sa poche; il me lut le tout et je donnai ma signature.
Je prenais l'engagement de jouer à Budapest aussitôt que mon contrat francfortois serait périmé. On m'autorisait cependant à donner six représentations de gala à Vienne. Je débutais justement à la morte saison.
Le provisorium régnait alors en Hongrie; il n'y avait pas encore de Diète de l'Empire, bien qu'on parlât d'en convoquer une pour l'année suivante.
Le gouvernement autrichien commençait à céder. Il se rendait compte qu'un système d'esclavage n'était pas favorable à la Hongrie.
Ô mon Dieu, je me suis laissé entraîner à parler de politique, moi qui n'y ai jamais rien compris!
Je quittai Francfort au mois de juillet. Avant de venir ici, je m'étais fait photographier chez Augerer. Je ne ressemblais plus du tout à ce portrait. Mes traits étaient plus accentués; mais je semblais beaucoup plus jeune que je n'étais en réalité. Des médecins et des hommes et des femmes de mes amis m'ont souvent répété que j'étais peu développée pour mon âge. Je me souviens très bien de l'aspect qu'avait ma mère quand je la surpris au lit, le jour de l'anniversaire de mon père. Quelle différence entre elle et moi! Mes cuisses n'étaient alors pas aussi fortes et charnues que ses bras. Chez elle, on ne soupçonnait même pas l'os, tandis que, chez moi, il saillait partout: épaules, clavicules, hanches; on pouvait même compter mes côtes. Depuis deux ans que je menais une vie de vestale, j'avais pris de l'embonpoint. Les cuisses et les deux sphères de Vénus, qui font surtout l'orgueil des femmes, s'étaient arrondies; elles étaient dures et pourtant élastiques; je ne pouvais assez me contempler dans la psyché. J'aurais voulu être aussi flexible qu'un homme-serpent pour pouvoir m'enrouler et baiser ces belles boules!
Les scènes de flagellation dans le livre de Sade m'avaient rendue curieuse de connaître la volupté que l'on pouvait ressentir en se battant le derrière. Une fois, je pris une fine baguette de saule, je me déshabillai et me mis devant le miroir pour essayer. Le premier coup me fit si mal que je cessai immédiatement. Je ne connaissais pas encore l'art de cette volupté; je ne savais pas qu'il fallait commencer par des claques aussi légères que celles administrées par les masseuses dans les bains turcs, et que c'est seulement au moment de la crise que l'on peut frapper avec toute la vigueur du bras. Il se passa plusieurs années avant que je connusse cette volupté et que je trouvasse qu'elle augmente réellement la jouissance. Si la douleur ne m'avait pas découragée, j'aurais sûrement repris le jeu solitaire, malgré mes fermes principes de chasteté.
D'ailleurs, chaque fois que je prenais un bain, ce qui arrivait trois ou quatre fois par jour en été, j'étais prête à céder aux tentations de la chair. Vous ne le croirez peut-être pas, mais c'est bien le livre de Denise qui me refroidissait.
À mon passage à Vienne, toutes mes connaissances s'étonnèrent beaucoup de ce changement qui s'était produit dans mon physique. J'avais donné rendez-vous à ma mère, elle devait assister à mon triomphe. En me voyant, elle me serra dans ses bras en disant:
—Ma chère enfant, comme tu es belle et comme tu as bonne mine!
Je rencontrai une fois Roudolphine chez Dommaier, à Hilzig. Elle me dévisagea durant quelques secondes, puis me dit qu'elle ne m'avait tout d'abord pas reconnue. Elle aussi avait changé, mais non à son avantage. Elle remplaçait les roses de ses joues par du fard, mais elle n'arrivait pas à cacher les cernes bleuâtres de ses yeux.
—As-tu renoncé aux plaisirs de l'amour depuis que tu as quitté Vienne? me demanda-t-elle. C'est impossible, car qui a bu de cette ambroisie ne peut plus s'en passer. Mais il y a des natures qui s'épanouissent aux plaisirs de l'amour, au lieu de se faner, et tu leur appartiens!
Je lui affirmais vainement que je menais depuis deux ans une vie de recluse et que je ne m'en portais que mieux.
Elle ne voulait pas le croire; elle disait que c'était absurde.
—Qui aurais-je pu trouver à Francfort? lui disais-je. Les boursiers? Ils sont les antidotes de l'amour, ils n'ont aucune galanterie. Il est indigne d'une femme de se donner à un homme qui ne remplisse pas un peu le cœur. Rien ne me fait autant horreur que Messaline, qui ne recherche que la volupté animale.
Roudolphine rougit sous son fard; j'avais probablement touché juste, quoique bien involontairement.
Nous ne causâmes pas longtemps.
Je remarquai deux cavaliers qui nous examinaient à travers leur lorgnette; l'un salua Roudolphine, tandis que je m'en allais par une autre allée.
Durant ces quinze jours que je passai à Vienne, j'appris que Roudolphine passait pour une des femmes les plus coquettes de la société. Ses amants se comptaient par douzaines. Les deux messieurs que j'avais remarqués chez Hitzig étaient du nombre, ils étaient attachés à l'ambassade brésilienne et étaient les plus grands roués de Vienne. Roudolphine me présenta même l'un d'eux, le comte de A....a. Elle n'était plus jalouse; au contraire, elle cédait volontiers ses amants à ses amies. Elle m'avoua que ça lui faisait presque tout autant de plaisir d'assister aux jouissances sensuelles des autres. Je songeai aux scènes de «Justine» où il arrive quelque chose de semblable.
Par politesse, je rendis visite à Roudolphine. Elle était toute seule; il était près de trois heures et demie. Elle me montra des photographies qu'elle venait de recevoir de Paris.
C'étaient des scènes érotiques, des hommes et des femmes nus. Les plus intéressantes étaient celles de Mme Dudevant, qu'Alfred de Musset faisait circuler parmi ses amis.
Il y en avait surtout six qui étaient tout particulièrement obscènes. La célèbre femme de lettres initiait des femmes et des jeunes filles aux mystères du service saphique. Dans une de ces images, elle fait l'amour avec un gigantesque gorille; dans une autre, avec un chien de Terre-Neuve; dans une autre encore, avec un étalon que deux filles nues tiennent en laisse. Elle-même est agenouillée, on voit sa beauté dans toute sa splendeur, non seulement sa beauté, mais toutes ses beautés, car chacune de ses beautés était bien en évidence. J'ai peine à croire qu'une femme puisse supporter une telle emprise, la douleur doit passer de beaucoup la volupté.
Roudolphine m'a raconté l'histoire de ces images.
Vous ne la connaissez peut-être pas et je la crois assez intéressante pour vous la conter:
George Sand vécut durant plusieurs années très intimement avec Alfred de Musset. Ils voyagèrent ensemble en Italie. À Rome, après une terrible scène de jalousie, ils rompirent complètement. Musset était très discret et respectait plutôt son amante que la femme. George Sand, par contre, racontait partout qu'elle avait lâché le poète à cause de sa faiblesse dans les tournois d'amour; qu'il était tout à fait impuissant.
Alfred de Musset apprit ces calomnies. Sa vanité en fut blessée, car il perdait ainsi son avantage auprès de toutes les femmes. Il voulut se venger et il fit faire ces photographies, auxquelles il avait ajouté un texte scandaleux en vers. Ces images se répandaient par la photographie, car il n'avait pu trouver un imprimeur qui voulût s'en charger.
J'étais très heureuse de m'être réconciliée avec Roudolphine; ses visites me gênaient pourtant, car elle avait une mauvaise réputation.
J'étais impatiente d'aller à Budapest, et je ne perdis pas un jour, après la fin de mes représentations.
J'y arrivai durant la grande foire annuelle, la semaine la plus animée de la morte saison. La foire dure une quinzaine de jours; on l'appelle le marché de la Saint-Jean ou le marché aux melons, car le marché est alors encombré de ces fruits succulents.
Je m'étais procuré un vocabulaire hongrois-allemand et un manuel de la langue magyare.
En arrivant à Budapest, j'envoyai immédiatement ma carte à M. de R... Il fut assez aimable pour me rendre tout de suite visite. Son neveu Arpard l'accompagnait. Les yeux de l'adolescent rayonnèrent en me voyant.
Je fus très étonnée de voir ces deux messieurs entrer dans le costume de fête des Hongrois. J'appris plus tard que le costume national était à la mode.
M. de R... me conseilla de me procurer également le costume national. Le fanatisme était si vif que des hommes et des femmes qui s'opposaient à cette mode avaient été insultés par des jeune gens. Membre du théâtre national, on l'exigeait tout particulièrement de moi. Je trouvais cela abusif. On n'en disait pas un mot dans mon contrat. Mais comme ce costume m'allait à ravir, je me mis à la mode. J'étais beaucoup plus jolie que dans mes toilettes de ville. Je me fis faire plusieurs costumes que je portais de préférence.
M. R... me demanda si je voulais chanter en italien ou en allemand. Je remarquai qu'il désirait me poser encore une autre question. Je lui répondis que je ferais tout mon possible pour apprendre assez le hongrois pour pouvoir chanter dans cette langue. Comme on ne parle que très rarement dans les opéras et comme les assistants ne comprennent jamais le texte que l'on chante, je pensais que cela ne me serait pas trop difficile. J'ajoutai que je prendrais des leçons.
Il est de coutume en Hongrie de régaler les visites à n'importe quelle heure du jour. En général, manger est une des principales occupations des Hongrois.
Les Hongrois sont de grands sybarites.
Je priai donc ces deux messieurs de prendre une petite collation. M. de R... s'excusa, il avait beaucoup à faire et se leva pour sortir. «Si tu as envie de rester, dit-il à son neveu, je te permets d'accepter l'invitation de mademoiselle. Ensuite tu pourras lui montrer la ville et lui servir de cicerone. Vous viendrez au théâtre», dit-il, en s'adressant à moi, «on y donne la tragédie et vous allez vous y ennuyer, puisque vous ne comprenez pas encore notre langue. Faites donc comme vous l'entendrez. Nous parlerons encore demain.»
J'étais très heureuse d'être seule avec Arpard. J'avais décidé de lui enseigner l'amour et de le plier tout d'abord à mes caprices.
II
AMOUR ET SADISME
J'avais décidé de séduire Arpard, mais je n'avais pas encore pensé comment m'y prendre.
Je n'aurais pas eu de peine à le séduire, mais je devais prendre garde à bien des choses, et je ne vis le danger que lorsque M. de R... nous eut laissés seuls. Arpard était si jeune! Je compris que quand je lui aurais permis la jouissance du plus haut bien qu'un homme peut désirer et qu'une femme peut accorder, il ne serait plus possible de le retenir. Sa passion n'aurait plus été maîtresse et je n'aurais plus pu me dominer. Ce jeune homme, je le sentais bien, ne ressemblait pas à mon accompagnateur, à Franz, auquel je pouvais dire d'aller jusqu'ici et pas plus loin, et qui était un homme fait pour la servitude et l'obéissance, aussi bien dressé que le roquet de ma tante. Un malheur pouvait vite arriver. Je risquais tout en faisant ce pas au début de mon nouvel engagement. D'ailleurs je ne connaissais pas assez Arpard, je n'étais pas sûre de sa discrétion.
Les jeunes gens se vantent facilement de leurs conquêtes. Et s'ils ne se vantent pas, ils se trahissent facilement par un regard ou par une parole inconsidérée. D'ailleurs, on pouvait nous surprendre!
Si j'avais connu les Hongrois et les Hongroises, comme je devais les connaître plus tard, je n'aurais pas tant hésité. J'arrivais de Francfort, où l'on juge très sévèrement la conduite d'une femme.
Mon cœur battait si fort quand M. de R... m'eut laissée toute seule avec son neveu que je pouvais à peine parler. Je m'étais amourachée, je le sentais maintenant. Ah! si seulement j'avais pu lui communiquer les sentiments qui m'agitaient! Ce n'était pas que de la convoitise: c'était bien ce sentiment que les livres seuls m'avaient encore fait connaître; l'amour éthéré! J'aurais pu passer des heures à son côté, le contempler, écouter le son de sa voix, et j'aurais été ineffablement heureuse.
Mais je ne veux pas vous décrire mes sentiments, je n'en ai pas la force. Ma plume n'est pas assez habile; je n'ai jamais eu la prétention d'avoir du style. C'est tout juste si je connais l'orthographe et la grammaire. La syntaxe et la rhétorique brillent devant mes yeux comme une fata-morgana, que je n'ai jamais pu atteindre. Quand M. de R... se fut éloigné, le majordome de «l'Hôtel de la Reine d'Angleterre», où j'étais descendue, nous apporta la collation commandée: du café, de la crème, des glaces, de la tourte aux noisettes, des fruits, surtout des melons et un punch glacé. Il ne nous apportait que des rafraîchissements. Arpard prit place à mon côté. Comme il faisait très chaud, j'enlevai le fichu de soie qui me couvrait la nuque et la gorge. Arpard avait le spectacle de mes deux collines de lait. Au commencement, il ne les regardait que du coin des yeux; quand il vit que je lui permettais ce plaisir, il se pencha un peu vers moi et ses yeux y restaient fixés. Il soupirait, sa voix tremblait. En lui tendant un verre de café glacé, je lui frôlai la main et nos doigts s'unirent une seconde. Je sentais venir l'instant de ma défaite et je me défendais faiblement. Un petit frisson parcourait mon corps, je devins rêveuse, notre conversation tomba brusquement. Je me renversai sur le canapé, mes yeux étaient clos, mon esprit se troublait et je pensais m'évanouir. J'avais dû changer de couleur, car Arpard me demanda, inquiet, si je me trouvais mal. Je me ressaisis et le remerciai d'une poignée de main que nous prolongeâmes. Je lui abandonnai ma main gauche, il la couvrit de baisers. Son visage était rouge. Je croyais que tous les boutons de son habit allaient sauter, tant sa poitrine se gonflait.
Est-ce que ces préliminaires devaient durer encore longtemps? Il était beaucoup trop timide pour profiter de ses avantages, il ne les remarquait même pas. Un roué n'aurait pas manqué d'en profiter; mais un roué m'aurait-il amenée à cet état? J'aurais tout employé pour lui cacher mes sentiments.
La situation devenait pénible. Je rappelai à Arpard que son oncle lui avait recommandé de me montrer la ville. Je sonnai et je commandai d'aller chercher un fiacre.
«L'équipage du baron O... est en bas, me répondit le serviteur. Il le tient à votre disposition.»
Ceci était galant. Je n'avais pas encore vu le baron, j'avais oublié de lui envoyer ma carte. Je décidai de la lui remettre aussitôt. Nous y allâmes: le baron n'était pas à la maison. Nous poussâmes notre promenade jusqu'à Ofen. Puis nous revînmes sur nos pas, dans la petite forêt de la ville, une espèce de parc de fort mauvais goût, où il y avait un petit lac et des barques. Je demandai à Arpard si nous étions bien éloignés de «l'Hôtel de la Reine d'Angleterre». Il me répondit qu'il y avait une petite heure de chemin.
—Je vais renvoyer la voiture et nous nous promènerons ici; ne serez-vous pas trop fatiguée? me demanda-t-il.
—Même si cela doit durer jusqu'à demain matin, je ne serai point fatiguée.
Il sourit, en pensant à une autre fatigue.
Les Pesthois ne visitent ce parc que durant le jour; dès que le soleil disparaît, ils rentrent tous en ville. Je n'y voulais pas retourner, car Budapest est la ville la plus poussiéreuse qui soit. Toute la campagne environnante n'est qu'un immense désert de sable; chaque coup de vent y soulève des nuages de poussière, comme en Afrique. J'étais heureuse d'être à l'abri, de me promener dans l'herbe. Nous allions dans des îles en passant des ponts suspendus. Je me pendais au bras d'Arpard. Il me mena dans un restaurant encore ouvert. Je demandai jusqu'à quelle heure il était ouvert, et l'on me répondit qu'il fermait à neuf heures du soir pour se rouvrir à quatre heures du matin. Arpard me pressait de rentrer bientôt, car ce petit bois n'était pas sûr le soir, on y avait dernièrement assassiné quelqu'un.
—Mais vous n'avez pas peur, cher Arpard? lui dis-je.
Nous nous appelions déjà par nos petits noms. Notre familiarité avait déjà fait d'immenses progrès. Il s'était confessé, je l'avais obligé à faire ses aveux. Il me jurait, par les étoiles et par la profondeur du ciel, de m'aimer jusqu'à sa mort. Il était tombé amoureux à Francfort. Son imagination était ardente et poétique, comme celle des tout jeunes gens. Il pressait et baisait mes mains. Arrivés dans une île, il tomba à mes pieds,—il disait qu'il adorait la terre qui me portait, et il me supplia de lui permettre d'embrasser mes pieds. Je m'inclinais vers lui, je lui baisais les cheveux, le front, les yeux. Il me prit par la taille et enfouit sa tête—vous ne devinez pas où?—dans les environs de ce point que tous les hommes envient. Bien qu'il fût jalousement voilé de mousseline, caché par mes robes et ma chemise, Arpard semblait ivre. Il prit ma main droite et la pressa sur son cœur, sous son gilet. Ce cœur galopait et battait aussi fort que le mien. Mon genou droit se heurta à ses jambes, qui flageolèrent comme celles d'un homme ivre, et à cet attouchement il devint encore plus affolé et plus amoureux. Je crus que ses yeux allaient sauter hors de leurs orbites. Il était onze heures, nous étions encore dans l'île, étroitement enlacés. Mes jambes étaient sur ses genoux. Il osa enfin une première caresse. Il joua d'abord avec le cordon de mes bottines, puis il me caressa le visage, les oreilles, les cheveux, la nuque et aussi le menton, que j'avais fort joli. À cette première caresse, j'étais déjà hors de moi. Nos bouches s'étaient unies, je suçais ses lèvres et ma langue pénétrait entre ses dents jusqu'à sa langue. Je voulais l'avaler, tant je l'aspirais.
Je ne sais pas comment cela arriva, tout à coup je ne fus plus sur ses genoux. Je le serrais comme pour le briser. Sa main droite jouait avec ma nuque et me semblait moite de fièvre. Il me chatouillait à me rendre folle.
Ce n'était pas l'expérience qui le guidait, mais l'instinct. Il m'avoua plus tard avoir ignoré jusqu'à ce moment la différence du carquois et des flèches. Et cependant il agissait avec une inexpérience aussi adroite que pourrait l'être l'expérience même, et l'on doit remarquer que les gens d'expérience sont souvent malhabiles.
Je m'évanouissais, ce chatouillement était trop fort. Je baissai les yeux et j'aperçus mon superbe compagnon vêtu à la hongroise, ce qui lui seyait à ravir. Je ne lui avais pas encore rendu ses caresses et je brûlais de les lui rendre. Je le sentais tressaillir; une décharge électrique parcourait nos nuques et nous faisait tressaillir, comme ces malheureux animaux que la foudre frappe tressaillent avant de mourir, au plus fort d'un orage, dans la campagne. Au même instant, je sentis que j'étais hors de moi. L'extase nous ravissait l'un et l'autre dans des régions éthérées où il me paraissait que nul n'avait voyagé avant nous et où cependant tout était préparé pour nous recevoir. Arpard léchait mes mains et baisait les ongles de mes doigts. Ainsi que, je vous l'ai dit, personne ne lui avait appris ces choses: la nature seule le conduisait, il suivait ses inspirations.
Un incendie intérieur nous poussait à d'autres plaisirs. Nous réfléchissions tous les deux comment nous y prendre. Ma raison avait abdiqué. Je ne craignais plus rien. Et si quelqu'un était venu me dire que le déshonneur m'attendait, que j'allais être engrossée, que j'allais accoucher et mourir; et si d'autres étaient venus nous entourer pour se moquer de nous, j'aurais continué ce jeu d'amour, je leur aurais crié mon bonheur, je n'aurais ressenti aucune honte. J'étais l'esclave de mes désirs, j'étais entièrement soumise.
L'extase dura quelques minutes. Après nos caresses réciproques, mes feux devenaient chaque seconde plus ardents. Et lui était dans le même état.
Mes yeux allaient de son visage à ses mains puissantes, de celles-ci au paysage inanimé; ils erraient sur la surface des eaux, à peine déchirée par quelques rares broussailles. La lune se reflétait dans l'eau, qui se ridait par endroits quand un petit poisson sautait. J'aurais voulu m'y tremper avec Arpard, prendre un bain de fraîcheur et de volupté! J'étais une bonne nageuse. J'avais pris des leçons de natation à Francfort et j'aurais pu traverser le Mein ou le Danube à la nage.
Arpard devina ma pensée, il me souffla dans l'oreille:—Veux-tu te baigner avec moi dans cet étang? Il n'y a aucun danger. On dort depuis longtemps au restaurant. Il n'y a personne.
—Mais tu m'as dit que ce bois est peu sûr, que l'on vient d'y assassiner quelqu'un. Sinon, je veux bien.
—N'aie pas peur, chère ange. Cet endroit est encore le plus sûr. Plus près de la ville, dans l'allée des platanes qui mène à la rue du Roi, entre les villas, c'est là que c'est dangereux.
—Mais que dira-t-on à l'hôtel, si nous rentrons si tard?
—L'hôtel est ouvert toute la nuit. Le portier dort dans sa loge. Tu connais bien le numéro de ta chambre. La femme de chambre a sûrement mis la clef sur ta porte. D'ailleurs, une excuse est vite trouvée. Moi-même, je prends souvent une chambre dans cet hôtel quand je ne veux pas réveiller le concierge de mon oncle. Je prends la première clef, j'y suis comme à la maison. Ton voisin est parti aujourd'hui, la chambre à côté est vide, je m'y logerai.
—Puisque tu me tranquillises, essayons-le. Aide-moi à me déshabiller.
Il jeta aussitôt son bonnet, son brandebourg et sa chemise et m'aida à dénouer mon corset. En moins de trois minutes, nous étions tous les deux nus au clair de lune.
Arpard n'avait encore jamais vu une femme. Il tremblait de tout le corps. Il s'agenouilla devant moi et se mit à baiser chaque endroit de mon corps avec des paroles doucement murmurées et ferventes comme une prière, comme ces lentes prières des moines de l'Inde qui, réunis en collèges, prient des heures durant en une sorte de bruissement fait de paroles indistinctes, assez semblable aux rumeurs de certains insectes. Enfin je lui échappai et je sautai dans l'eau. Je me mis à nager avec vigueur. Arpard ne nageait qu'avec une main. Il m'étreignait de l'autre. Parfois, il plongeait. Sa tête bouclée entrait dans l'eau, puis reparaissait comme celle d'un charmant dieu aquatique, d'un nain mignon, gardien des trésors mythiques. Nous reprîmes bientôt pied. L'eau était moins profonde. Nos désirs nous jetèrent dans les bras l'un de l'autre et je reçus résignée les douces caresses qui, je le sentais, auraient pu facilement me détruire. Cependant, je ne pensai pas un seul instant aux suites possibles de mon abandon. Si j'avais vu un poignard entre ses mains, j'aurais offert ma poitrine à ses coups. Comme il était inexpérimenté, la crise était là avant qu'il eût commencé à me dire son amour, et il resta un moment muet dans la belle nuit, sans savoir que dire ni que faire. Mais il ne perdit pas courage. Il m'étreignit plus fort. Il haletait, ses doigts se crispaient dans ma chair. Il me disait en mots entrecoupés la douceur et la violence de cet amour qu'il voulait me donner une fois pour toutes, c'est-à-dire qu'il serait l'unique de sa vie, et, sans le croire, je me flattais qu'il en serait peut-être ainsi. Cela eût été douloureux, si ça n'avait pas été exquis.
J'étais maintenant sûre du résultat. Le frisson le plus voluptueux parcourait tous mes membres. Je le ressentais surtout dans la tête, puis aux pieds, dans les orteils. Mes yeux étaient tout grands ouverts et les larmes jaillissaient si impétueuses qu'il crut—ainsi qu'il me l'avoua plus tard—que c'était l'eau du bassin et non mes larmes. Ce frisson excita chez lui le même frisson et je sentis le tremblement me gagner, qui ne voulait pas finir. Nous tremblions tous deux, non pas de froid, mais à cause de ce frisson singulier et profond qui nous parcourait de la nuque au bout des orteils. Enfin son courant électrique me traversa de part en part. Nous étions serrés l'un contre l'autre, incapables de dire un mot, sans pensée, abîmés dans un lourd rêve d'amour. J'aurais voulu rester ainsi toute une éternité, jusqu'à la mort. Mourir ainsi serait l'extrême béatitude.
Le vent nous apportait le carillon de l'église de Sainte-Thérèse. Il sonnait minuit. Je dis à Arpard qu'il était l'heure de rentrer en ville, que nous pourrions reprendre nos jeux à l'hôtel. Il m'obéit immédiatement. Il me pria de bien vouloir lui permettre de me porter dans ses bras, comme un enfant, jusqu'au bord. Il me prit dans ses bras, je lui nouai les miens autour du cou et il me porta jusqu'au banc où étaient mes habits. J'enfilai tout de suite mes bas, il noua mes bottines en embrassant continuellement mes genoux et mes mollets. Enfin nous fûmes prêts et allâmes au rond-point. Devant le tir, à la sortie du petit bois, était un fiacre. Le cocher était sur son siège. Arpard lui demanda de nous mener immédiatement en ville, contre un bon pourboire. Il lui indiqua la place de Saint-Joseph. Il voulait cacher au cocher qui j'étais et où je demeurais. Moi aussi j'étais devenue prudente et j'avais descendu ma voilette. Le cocher accepta pour un florin d'argent. Nous montâmes dans le fiacre, qui partit au galop. Le cocher devait être de retour peu après minuit: il avait amené des jeunes gens au tir et il n'était pas libre.
Nous descendîmes à la place de Saint-Joseph. Ce n'était plus bien loin jusqu'à l'hôtel. J'entrai la première; il alla chercher les clefs et je l'attendis devant ma porte. Il m'apporta la clé au bout de quelques minutes. Le portier dormait. Personne ne nous avait vus rentrer.
J'étais lasse. J'avais les jambes rompues d'avoir supporté tant de délicieuses fatigues. Je tenais à aller dormir. Je me couchai immédiatement. Arpard aussi semblait las: il avait supporté les mêmes fatigues. Je lui conseillai de se refaire des forces et d'aller se coucher. Il aurait bien voulu rester, mais il fut assez délicat pour me quitter, après m'avoir encore une fois embrassée avec passion.
Je ne veux pas vous raconter toutes nos luttes d'amour à cette conquête du royaume de Cythère; je devrais me plagier moi-même et me répéter sans cesse. Cela vous ennuierait. Arpard m'avoua qu'il avait acheté à Francfort, chez un bouquiniste, les Mémoires de M. de M..., et que c'est là qu'il avait appris les théories des plaisirs de l'amour. Il me dit encore que, plusieurs fois, il avait été sur le point d'apporter ses prémices à une hétaïre, que seule la crainte de l'infection l'avait retenu; aussi c'était un grand bonheur que je fusse venue en Hongrie.
Le premier soir, j'avais négligé toutes les mesures de précaution que j'employais ordinairement. Dans la suite, j'eus de nouveau recours à ces mesures de prudence. Je voulais être à l'abri de toute surprise. Parfois, je les négligeais quand même; mais nos relations n'eurent néanmoins aucune suite funeste. Comme vous êtes médecin, vous saurez expliquer ce phénomène.
Mon bonheur ne fut pas de longue durée. Au mois d'octobre, Arpard reçut un emploi loin de Budapest et dut partir. Ses parents habitaient dans cette contrée, et son père était un homme si sévère qu'Arpard n'osa pas s'opposer à sa volonté.
Au mois de septembre, j'avais loué un appartement dans la rue de Hatvaner, dans la maison des Horvat. Je ne faisais pas ma cuisine, je me faisais apporter mes repas du casino. C'était beaucoup plus avantageux pour moi. Je n'avais pas besoin d'inviter mes collègues à dîner, comme j'aurais dû le faire si j'avais eu un ménage, car les Hongrois sont très hospitaliers. Les acteurs, les chanteurs, les comédiennes et les cantatrices s'invitaient réciproquement et vivaient aux crochets des uns et des autres.
Je pris une maîtresse de hongrois, une actrice, que le baron de O... me recommanda. Il ne me conseilla pas de prendre celle que M. de R... m'avait recommandée, car elle avait une mauvaise réputation en ville.
Mme de B..., ma maîtresse de hongrois, avait été très belle dans sa jeunesse. Elle avait eu une vie assez agitée. Son mari était un ivrogne et elle était divorcée. Elle parlait très bien l'allemand et n'avait appris le hongrois que pour entrer au théâtre. Son père avait été fonctionnaire et elle avait reçu une très bonne éducation. Elle me fit le compliment qu'elle n'avait encore jamais rencontré une personne qui apprît avec autant de facilité le hongrois que moi.
Nous fûmes bientôt amies, comme si nous avions été du même âge. Elle ne cachait pas ses aventures et m'en parlait souvent. Le nombre de ses amants était assez restreint; pourtant elle connaissait toutes les nuances de la jouissance sexuelle aussi bien que Messaline. Je ne pouvais pas cacher mon étonnement.
«C'est que, me disait-elle, j'ai eu des amies qui ne se gênaient pas pour se livrer devant moi au libertinage le plus effréné; aussi j'appris tout cela en y assistant sans jamais y prendre part. Mme L..., que M. de R... vous recommandait comme maîtresse de hongrois, a été la plus dissolue de toutes dans sa jeunesse. Elle le serait encore si elle n'était si vieille; pourtant elle a encore deux ou trois hommes qui lui rendent le service d'amour. J'ai entendu parler de Messaline, d'Agrippine, de Cléopâtre et d'autres femmes dissolues. Je ne pourrais pas croire à ces histoires si je n'avais connu la L... Vous devriez faire sa connaissance; elle est très intéressante, un phénomène en son genre. Elle connaît toutes les entremetteuses de Budapest et a des relations avec toutes les prostituées. Grâce à elle vous pourriez apprendre des choses que la plupart des femmes ignorent habituellement.»
Je dois vous faire remarquer que j'avais parlé à Mme de R... du livre du marquis de Sade et que je lui avais montré les images. Elle n'avait jamais vu ces images, mais elle me dit que Mme de L... devait les connaître. Elle avait vu Mme de L... les exécuter en pratique.
«Que risquez-vous à voir ces choses? poursuivit-elle. Personne ne le saura. Je dois vous dire qu'Anna (c'est le nom de Mme de L...) est la discrétion en personne. On jouit légèrement en assistant à ces spectacles. Ils vous permettent de connaître les hommes dans leur déshabillé moral. Combien des plus grandes dames de Budapest se livrent à des excès pires que des prostituées, et personne ne les soupçonne. Anna les connaît toutes; elles les a toutes vues quand elles se croyaient à l'abri de la curiosité, et non pas avec un homme, mais avec une demi-douzaine.»
Mme de R... aiguillonnait ma curiosité. Les scènes de Justine et de Juliette me faisaient horreur. Je n'aurais jamais voulu assister à certaines des scènes monstrueuses décrites dans ces volumes. Mais il y avait pourtant certaines choses que j'aurais pu supporter.
Vous connaissez sans doute le livre du marquis et vous savez ce que ces images représentent. Si vous ne vous en souvenez pas, permettez-moi de vous les décrire. La première représente une arène. En haut, on aperçoit à une fenêtre un homme âgé, avec une barbe, le propriétaire de la ménagerie, puis un jeune homme et une fille à peine nubile et un garçonnet.
Une fille nue est justement jetée par la fenêtre. Une panthère, une hyène et un loup sautent contre le mur pour la déchirer. Un lion est en train de dévorer une autre fille, ses intestins lui sortent du corps. Un énorme ours flaire une troisième fille. Même vous, un médecin, qui êtes habitué à assister aux plus terribles opérations, vous devez être épouvanté de cette image. Pensez donc, moi!
La deuxième image représente le marquis de Sade. Il s'est affublé d'une peau de panthère et attaque trois femmes nues. Il en étreint déjà une et lui mord la poitrine. Le sang coule. Sa main droite lui déchire l'autre sein. Par terre est un enfant nu, déchiré, mordu, mort.
Je ne sais pas quelle est la plus terrible de ces deux images. Je ne voulais pas assister à de tels spectacles. Mais il y en a d'autres, des orgies, des flagellations, des scènes de tortures et des débauches entre des personnes du même sexe, auxquelles l'on peut assister.
Vous direz peut-être que les plus innocentes peuvent mener aux plus cruelles. Je ne veux pas prétendre que certaines natures ne connaissent pas de bornes; mais je puis affirmer que cela ne sera jamais mon cas. On pourrait tout aussi facilement affirmer que toutes les personnes qui assistent à des exécutions ou à des punitions corporelles—on sait qu'il y a toujours beaucoup plus de femmes que d'hommes—sont capables d'assassiner leurs semblables, s'ils osaient le faire impunément, pour satisfaire leurs morbides désirs. Mais ceci est faux, j'en suis sûre. Une de mes amies, une Hongroise, dont le père était officier et habitait avec toute sa famille à la caserne de Alser, à Vienne, assistait presque tous les jours à des exécutions corporelles. Elle voyait par la fenêtre comment les soldats étaient battus de verges et de martinet dans la cour. Jamais elle n'eut envie d'en faire autant personnellement; elle n'était pas même capable de couper le cou à un poulet. Il y a un abîme entre la participation active et l'assistance passive.
Mme de L... fréquente dans les meilleures familles de Budapest. Les dames de la haute société sont intimes avec elle. Elle leur donne probablement des leçons dans l'art, qu'elle entend si bien, d'attirer les hommes. Ce n'était pas du tout compromettant de faire sa connaissance. En Allemagne, ça l'eût été. Je voulais bien la recevoir et Mme de B... me l'amena. Seul le baron de O... avait l'air mécontent et disait que ce n'était pas une société pour moi. Je ne sais pas pourquoi il la détestait tant. Elle me plut beaucoup. Elle n'était pas du tout provocante, ainsi que je le croyais. Quand nous nous connûmes mieux et que je l'eus priée de tout me raconter, elle laissa toute contrainte. Alors je vis que cette femme était tout autre qu'elle ne semblait en société. Elle avait une étrange philosophie, qui ne s'occupait que d'amener aux sens une nourriture toujours nouvelle. Elle me parut un Sade femelle. Elle eût été capable de faire tout ce qui était dans le livre. J'en eus bientôt des preuves, ainsi que je vais vous le raconter.
Nous parlions de quelles façons on peut pimenter la jouissance sexuelle de la femme. La sensibilité des parties sexuelles s'émousse à la longue et il faut avoir recours à des moyens artificiels pour la ranimer.
—Je ne conseillerais jamais à un homme de faire tout ce que j'ai fait, me disait-elle. Il n'y a rien de plus dangereux que la surexcitation pour un homme; cela l'énerve et le rend impuissant. L'imagination lui remplace mal et rarement ce qu'il a prodigué. Chez la femme, par contre, l'imagination augmente l'excitation et le plaisir. N'avez-vous jamais essayé de vous faire légèrement battre avec des verges durant le plaisir?
Je dois vous dire qu'avec Mme de L... il était inutile de mentir. Elle reconnut, dès sa première visite, jusqu'à quel degré j'avais été initiée aux mystères de l'amour. Mais je n'avais rien à craindre, car elle partageait mes opinions concernant le secret de ces choses et la dissimulation des femmes. Je lui dis que j'avais essayé une fois, mais que la douleur avait été si forte que j'y avais renoncé. Elle éclata de rire.
—Il y a très peu de femmes qui connaissent la volupté de la douleur, et surtout les verges ou le fouet, dit-elle. Parmi les nombreuses prisonnières qui sont condamnées à recevoir le martinet, il n'y en a pas une qui n'en aurait pas peur. Jusqu'à présent, je n'ai rencontré que deux filles qui ressentissent cette volupté. L'une était une prostituée de Raab, elle avait commis plusieurs vols rien que pour être fouettée. Sa volupté s'augmentait encore d'être punie publiquement. Elle était très fière d'être appelée putain. Quand elle recevait des coups, elle criait et se lamentait; mais, de retour dans sa cellule, elle se déshabillait, regardait dans le miroir ses chairs horriblement meurtries, tandis qu'elle paraissait pleine de volupté. Durant l'exécution, au milieu de la vive douleur, elle avait les déversements les plus voluptueux. L'autre, je viens de la découvrir, ici, en ville. Elle se trouve à la Conciergerie et reçoit trente coups de martinet par trimestre. Celle-ci ne crie jamais; son visage exprime plus de volupté que de douleur. Auriez-vous envie d'assister à l'exécution de cette fille?
J'hésitais. J'avais peur que M. de F..., gouverneur de la ville, ne l'apprît. Je le connaissais bien, il était un de mes adorateurs. Anna—je l'appelle ainsi puisque Mme de B... la nommait ainsi—m'assura que M. de F... n'en saurait rien; que Mme de B... et d'autres dames y assisteraient, quelques-unes de la plus haute aristocratie, comme les comtesses C..., K..., O... et V...; que je pouvais très bien passer inaperçue et que si j'étais bien voilée, personne ne me reconnaîtrait. Enfin, je consentis; le jour était proche où la prisonnière recevait sa punition, ainsi je n'eus pas longtemps à attendre.
Au jour de l'exécution, il y avait encore un autre spectacle, qui empêcha toutes les aristocrates de venir. C'était le jour de réception de la grande-duchesse qui venait d'arriver de Vienne. Nous entrâmes en cachette, Anna, Mme de B... et moi, dans une chambre préparée pour nous. Nous nous mîmes à la fenêtre. Bientôt apparurent trois hommes, le chef de la milice, un geôlier et le bourreau de la ville. La délinquante était une fille de seize à dix-huit ans, aussi belle qu'une jeune déesse, délicatement bâtie et avait un visage plein d'innocence. Elle n'avait pas peur, mais elle détourna les yeux quand elle nous vit. Anna me dit que j'allais bientôt me convaincre qu'elle n'avait pas honte. Le geôlier la ligota sur un banc et le bourreau la fouetta à coups de verge. Elle n'avait qu'un jupon très mince et sa chemise sur le corps. Ces voiles étaient tendus, des formes arrondies se dessinaient. La chair tremblait à chaque coup. Elle se mordait les lèvres, mais son visage était quand même rempli de volupté. Au vingtième coup, sa bouche s'ouvrit; elle soupirait voluptueusement et semblait jouir de la plus haute extase.
—Cela aurait dû venir beaucoup plus tôt ou beaucoup plus tard, me souffla Anna; je ne crois pas qu'elle atteindra une deuxième fois l'extase. Nous devrons la lui procurer quand elle entrera ici, après l'exécution. J'ai donné cinq florins au geôlier pour qu'il lui permette d'entrer. Je l'ai fait pour vous.
Je compris ce qu'elle entendait et je lui donnai dix florins pour couvrir les autres dépenses. Je voulais aussi donner quelque chose à la fille. L'exécution dura plus d'une demi-heure.
Chaque coup durait une minute. M. F... s'éloigna, le bourreau porta le banc dans un réduit et la fille entra dans notre chambre. Nous passâmes toutes dans une autre chambre, dont les vitres étaient dépolies. On ne pouvait pas nous observer. Anna lui dit de se déshabiller. Elle ne le fit qu'avec peine. Ses chairs étaient enflées, on pouvait compter les traces des lanières. La peau était crevée, il en sortait du sang en longs filets. C'était très beau.
—Tu n'as goûté qu'une seule fois la volupté? lui demanda Anna.
—Une seule fois, répondit la pauvrette à voix basse. Ses jambes tremblaient, il me semblait qu'elle avait envie d'une autre jouissance. Anna lui dit de mettre ses jambes sur une chaise. Puis elle s'agenouilla devant elle et se mit à jouer avec les boucles de ses cheveux, qui lui retombaient sur les yeux. Anna les écartait soigneusement, découvrant un beau front uni et blanc comme le marbre. La fille haletait et soupirait de temps en temps. Elle avait empoigné des deux mains les cheveux d'Anna et elle les arrachait, dans sa fureur amoureuse.
—Te crois-tu jolie? lui demandait Anna.—Oh! oui, beaucoup, et vous aussi, mais plutôt belle, votre caresse est douce. C'est si bon... Ah!... ah!... ne terminez pas, caressez mon front, lentement. Maintenant, rafraîchissez aussi de vos mains froides ma nuque et mes joues.
J'avais envie de remplacer Anna auprès de la fille. Anna remarqua le changement de ma physionomie. Elle cessa son jeu et me demanda:
—Voulez-vous essayer? Et toi, Nina (elle s'adressait à Mme de B...), ne reste pas ainsi comme une bûche. Amuse-toi avec mademoiselle.
Mme de B... éclata de rire. Elle se mit à l'aise et je fis de même. Anna ne suivit point notre exemple, et pour cause: un corps aussi abîmé que le sien nous aurait enlevé toute envie de plaisanter.
Nina (Mme de B...) était encore très belle, elle avait un plus beau corps que ma mère. Elle n'avait jamais eu d'enfants; son ventre n'avait pas de rides et n'était pas détendu comme on l'aurait attendu à son âge. Elle avait au moins cinquante ans, à en juger sur son visage. Pourtant elle avait moins de chance auprès des hommes qu'Anna, qui était beaucoup moins belle. Elle n'était pas lubrique; on aurait dit une statue de marbre, inanimée. Maintenant aussi, elle restait complètement froide.
Je pris la place d'Anna aux genoux de la fille.
Comme Anna avait interrompu le jeu, la bonne volonté qu'il faut de part et d'autre dans tout amusement humain avait fini par disparaître. Je dus tout recommencer. Cela dura longtemps. Nina s'était agenouillée auprès de moi, elle m'enlaçait de sa main gauche, tandis que la droite jouait à repousser les mèches rebelles qui faisaient paraître petit mon front, que j'ai naturellement haut et large. Ma tête me brûlait comme si elle avait été pleine d'explosifs. L'odeur qui emplissait la pièce était extrêmement voluptueuse; ce parfum m'était plus agréable que celui des fleurs les plus rares. Il m'enivrait.
Anna s'était agenouillée de son côté et s'amusait maintenant à tresser des nattes avec les beaux cheveux de la fille. Elle avait assez de cheveux pour qu'on pût ainsi tresser quatre nattes grosses comme un bras de femme et qui tombaient jusqu'au mollet. Ce chatouillement excitait la petite, elle s'agitait de plus en plus et la crise approchait. Anna lui tirait parfois les cheveux, et comme elle avait les chairs déjà meurtries, cela augmentait ses sensations douloureuses.
—Oh! mon Dieu! criait la fille voluptueuse, c'est trop fort! je ne puis plus rien supporter, je vais me trouver mal...
Anna éclata de rire et je fis comme elle, qui riait à se tordre. La fille aussi riait, mais avec un peu de honte, et Anna maintenant lui tirait les cheveux assez rudement, mais la fille n'en paraissait pas mécontente et j'aurais tout donné au monde pour savoir si son contentement était feint ou non. Mais il me fut impossible de lire ce qui se passait exactement dans le cerveau de cette fille et il est bien possible, après tout, qu'elle-même n'aurait rien su y démêler.
C'est ainsi que se termina ce jeu charmant et inoubliable. Nous nous habillâmes. Je donnai vingt florins à la fille, je l'embrassai tendrement et je lui dis qu'elle n'avait plus besoin de voler, que je la prenais à mon service.
III
ROSE
Vous m'avez demandé vous-même de ne rien vous cacher de mes expériences et de mes sentiments, aussi je n'ai pas hésité une minute à vous raconter l'anormalité de mes désirs pervers. Je suis convaincue que vous saurez me comprendre, car vous êtes un psychologue aussi profond qu'un fin physiologue. Il est probable qu'aucune femme ne vous fit jamais semblables aveux; mais vous avez certainement étudié de tels cas, et peut-être êtes-vous arrivé à les résoudre. Je suis profane, j'ignore tout de ces deux sciences; j'ai obéi au moment, sans penser si ce que je faisais pouvait révolter nos meilleurs sentiments et nous inspirer de l'horreur. De sang-froid, à l'abri de mes sens, j'aurais tremblé à l'idée d'accomplir de telles saletés. Maintenant, après les avoir faites, je suis d'un autre avis, car je ne vois pas ce qui les rend obscènes.
Peut-être que vous me reprendriez ici si je vous communiquais tout ceci oralement, et peut-être que vous ne me reprendriez pas. Vous connaissez, bien mieux que moi, la conformation organique de l'homme et vous connaissez la clé de ce phénomène dans le cerveau. Je raisonne d'après mon expérience personnelle, sans pouvoir garantir la justesse de ce que je dis.
Avant tout, je dois répondre à cette question: qu'est-ce qu'on entend au juste par une saleté?—Nous nous nourrissons tous les jours de matières qui, analysées, se trouvent être en état de pourriture; nous avons beau nous convaincre que nous purifions nos aliments par l'eau et par le feu, nous mangeons, au fond, des saletés. Certains aliments doivent être absolument pourris pour nous plaire. Est-ce que le vin, la bière ne doivent pas fermenter avant que nous les goûtions? Et la fermentation est un certain degré de pourriture! Et c'est ce qu'il y a de plus bled aux grives et aux bécassines qui est de haut goût et très recherché. Et si on pense de quoi se nourrissent les porcs et les canards! Le fromage fourmille de vers. Souvenons-nous de quelle façon on ensale les harengs. J'ai assisté une fois à Venise à cette opération. Je ne puis pas la raconter. Si on savait quel complément reçoit le sel de mer, plus personne n'en mangerait! En un mot, la saleté est quelque chose de très relatif, et qui songera, en jouissant de quelque chose, aux matières premières? C'est comme si quelqu'un, s'étant amouraché d'une jeune fille, perdait ses sentiments poétiques en pensant aux besoins naturels de sa bien-aimée. Moi je crois justement le contraire. Quand un homme aime quelqu'un ou quelque chose, il ne voit plus rien d'obscène, de sale ou de dégoûtant dans l'objet de son plaisir.
Ces quelques réflexions peuvent servir d'excuse à ce que j'ai fait, poussée par les désirs aveugles de mes sens. Je vous en ai parlé à la fin de ma dernière lettre. Cela doit vous suffire.
Ce que mon cœur éprouva plus tard est bien différent et beaucoup plus étrange. Vous aurez, comme psychologue, un sujet d'analyses, car, si ce n'est pas absolument extraordinaire, c'est quand même une anormalité.
J'ai lu, ces derniers temps, plusieurs livres sur l'amour grec, le soi-disant amour platonique; particulièrement les œuvres de Ulrich, professeur, actuellement à Durzbourg. Il ne parle cependant que de l'amour entre hommes, et ne dit pas un mot de l'amour entre femmes. Que direz-vous quand je vous avouerai que jamais je n'ai aimé un homme aussi violemment que j'ai aimé ma chère Rose, la fille dont je vous ai parlé à la fin de ma dernière lettre? L'amour physique m'attirait, il est vrai; mais il y avait encore autre chose au cœur, une nostalgie que je n'ai jamais éprouvée pour aucun homme. C'était un amour si pur que toutes les autres femmes me dégoûtaient, et les hommes encore plus. Je ne pensais qu'à Rose, je rêvais d'elle. J'embrassais mes oreillers, je les caressais en pensant que c'était elle que je tenais. Et je pleurais, j'étais désolée de ne pouvoir la voir.
Je ne savais à qui me confier, à Nina ou à Anna? Ou devais-je prier M. de F... de la libérer de sa peine? Il m'aurait demandé comment je la connaissais, et je n'aurais su que lui répondre. Enfin, je décidai d'en parler à Anna. Elle m'épargna la peine d'entamer cette conversation et, se mettant tout de suite à parler du plaisir partagé:
«C'est tout ce qui peut encore m'exciter, me dit-elle, et, aujourd'hui, je n'ai pas eu le meilleur. Je vous ai cédé la suprême jouissance. N'êtes-vous pas amoureuse de cette petite Rose? Ne niez pas, j'ai vu avec quelle volupté vous caressiez ses cheveux et son front, je vous ai vue; ne niez pas, je connais bien ces choses-là, n'est-ce pas? Oh! quel délicat parfum et quel excellent goût!
J'étais encore pleine de préjugés et je rougis.
—Hahahaha! Vous rougissez? C'est signe que vous êtes amoureuse de la petite. Même si je n'avais pas vu votre visage, je l'aurais deviné, quand vous lui avez donné l'argent et quand vous lui avez dit que vous vouliez la prendre chez vous. Trois mois sont vite passés, et je pense bien que la petite préférera venir chez vous que de retourner en prison. Son envie de se faire fouetter, vous pouvez tout aussi bien l'assouvir. Peut-être qu'elle préférera les verges au fouet, tous les goûts sont dans la nature, tous, vous pouvez m'en croire, et celui-là n'est déjà pas si sot.
—Ne serait-ce pas possible de l'avoir plus tôt? demandai-je.
—C'est difficile. Elle doit terminer sa peine. Cela ne dépend pas de M. de F... de la libérer ou non, bien qu'il soit très influent. Pourtant, je veux essayer de lui en parler.
—Ne lui dites pas mon nom. Il pourrait soupçonner quelque chose.
—Soyez sans crainte, mon offre ne l'étonnera pas du tout. Il y a assez de dames en ville qui font comme les hommes et qui ont des amants des deux sexes. Je lui dirai que c'est pour moi. Non, il ne voudrait pas. Je dirai que c'est une étrangère qui cherche une fille se laissant volontairement tourmenter et que je n'en connais pas d'autre que Rose. Pourtant vous ne devrez pas l'avoir chez vous les premiers jours. Ensuite je dirai que la dame a quitté Budapest et que, par humanité, je vous ai recommandé Rose comme femme de chambre.
—Mais le croira-t-il?
—Et pourquoi pas? J'ai une bonne langue. Avant tout, il faut beaucoup d'argent pour le corrompre.
—Combien? demandai-je effrayée, car Nina m'avait mise en garde contre son avidité.—Combien pensez-vous?
—Hou, peut-être cent florins, peut-être plus, je ne sais pas.
—Je ne voudrais pas y consacrer plus de cent florins, déclarai-je. Si elle m'avait demandé le double ou le triple, je les lui aurais donnés.
—Bon. Donnez-moi tout de suite cent florins. S'il consent à ce prix, la fille sera demain chez vous; sinon, je vous rends votre argent. Je vais tout de suite chez lui, avant qu'il aille au casino. Mais je n'ai pas d'argent pour prendre un fiacre. Donnez-moi encore un florin. Je ne demande rien pour ma peine. Votre amitié me suffit.
Nina avait raison. Cette femme m'aurait dépouillée, si je n'avais été prudente. Je savais bien qu'elle s'en irait à pied.
En moins d'une heure, elle était de retour. F... faisait des difficultés; elle avait ajouté cinquante florins et il avait cédé. Il ne le faisait que par amitié. Il n'avait pas demandé pourquoi c'était; il croyait que c'était un cavalier qui désirait garder l'incognito. Je fus donc forcée de lui trouver encore cinquante florins. Mais elle se mit à se plaindre du mauvais temps et des mauvais payeurs. Elle me montra un paquet de récépissés du mont-de-piété; elle me dit qu'elle perdait tout si elle ne payait les intérêts le lendemain. Je lui donnai cinquante florins de plus. Elle m'assura qu'elle considérait cette somme comme un emprunt; mais je lui répondis qu'elle n'avait pas besoin de me la rendre. Je voulais m'assurer sa discrétion et ses services ultérieurs.
Le lendemain, je racontai tout à Nina. Elle me dit que F... recevait à peine trente florins et que c'était Anna qui empochait le reste. Nous décidâmes de fêter ce jour par un bon souper.
—Il est possible que vous sauviez une fille perdue, me dit Nana, et Dieu vous récompensera de cette action. Mais cela va vous coûter de l'argent, car cette fille aura besoin d'habits. Vous devriez aussi lui préparer un bain. Ces malheureuses reçoivent si facilement de la vermine en prison. J'ai eu chez moi une fille de la grandeur et de la taille de Rose. Elle m'a quittée en laissant ses habits. Elle pouvait le faire, puisqu'elle a volé les miens. Ils seront assez bons. Taxez-les vous-même et donnez-moi ce que vous pensez être leur valeur.
Mme de B... était tout le contraire d'Anna. J'estimai ces habits à quarante-cinq florins. Elle n'en voulut que trente-six, et j'eus de la peine à lui faire accepter une broche en souvenir. Elle était très désintéressée.
Il était près de huit heures quand Rose arriva chez moi. Je la menai immédiatement à Orfen et nous prîmes un bain turc. Nous étions en octobre, ces bains deviennent toujours plus chauds tant que la température baisse à l'extérieur. La pauvre enfant se ressentait de l'exécution de la veille. C'est à peine si j'osais toucher les chairs endolories. Je la soulageai un peu en la pansant avec des compresses chaudes et lénitives. La chaleur du bain l'anima entièrement. Elle n'était plus aussi honteuse et timide que la veille. Elle se jetait à mon cou et plaisantait d'une façon gentille et juvénile. Elle disait des paroles charmantes avec une voix ravissante et avait toujours des réponses pleines d'à-propos. Elle me jura de ne jamais aimer un homme, si je voulais l'aimer comme je le lui avais témoigné la veille. Elle était folle de joie. Elle me dit que ça serait sa plus forte volupté d'être étranglée ou poignardée par moi. La fille était encore vierge, ce que je n'avais osé espérer. Je n'arrivais pas à la faire tenir en place tant elle était pétulante. Cette vivacité me plaisait surtout, je suis vive moi-même, mais loin d'atteindre à ce mouvement perpétuel. On eût dit du vif-argent.
—Je vous aime! me disait Rosé. Je n'y tiens pas. Je préfère vous aimer, vous, qu'un homme.
Roudolphine m'avait fait un cadeau à Vienne, et je n'en avais pas encore essayé. Il était de construction nouvelle et disposé pour servir à deux êtres. C'était le moment ou jamais d'utiliser ce cadeau de mon ancienne amie, qui sans doute ne se souvenait plus du don qu'elle m'avait fait et qui, si par hasard elle s'en souvenait, ne voudrait jamais croire que j'avais oublié de m'en servir ou plutôt que je n'en avais jamais eu l'occasion.
Après avoir pris le bain et ne nous être permis que des badineries sans importance, nous retournâmes à la maison. Anna et Nina nous attendaient déjà. La première avait commandé un succulent souper au Champagne. Elle avait apporté ce qu'il lui fallait et me dit que peut-être j'allais aussi connaître l'agrément de la douleur.
La chambre était bien chauffée, nous ne risquions rien à nous mettre à l'aise. Anna le fit aussi. Mais je ne remarquai point ses charmes flétris, car elle se mit tout de suite sous la table en disant qu'elle allait faire le chien. Cela nous fit rire, et j'en ris encore quand j'y pense. Elle faisait «houao, houao» comme un roquet, et de temps en temps frappant vite sur le sol avec sa main, elle faisait semblant de courir vite comme un mâtin qui veut s'élancer sur un passant mal vêtu.
Ma pose n'était pas très confortable, j'étais éloignée de la table et atteignais à peine les plats; pourtant le rire nerveux provoqué par Anna jouant à faire le chien me procurait le plus vif plaisir. Elle jouait aussi avec les deux mains, les frappant l'une contre l'autre pour imiter les claquements de fouet du veneur qui veut exciter son chien sur la piste de la bête noire; tout cela était imité à ravir, et j'avoue que je m'amusais extrêmement. Nina me passait les plats et remplissait mon verre. Nous mangions et buvions tant que la si froide Nina elle-même était pompette. Je jetais quelques bouchées à Anna. Elle ne mangeait les biscuits et autres sucreries qu'après les avoir reniflés comme un chien. Elle faisait même semblant de ronger un os. Elle disait qu'à être mangés comme par un chien les mets gagnaient un goût spécial.
Après le souper, je me préparai, toute joyeuse, à emmener Rose dans ma chambre pour partager mon lit. La jeune fille voulait justement aller au lit et s'étirait comme quelqu'un qui s'endormira aussitôt couché.
«Non, non, ce n'est pas ainsi que je l'entends, lui criai-je, méchante enfant! Attends, attends donc, tu sembles bien t'ennuyer avec nous.»
Nina s'amusait à faire des bouquets avec des fleurs de cire qu'elle imaginait elle-même. Elle avait pour cette imagination un goût exquis. Elle coloriait ensuite ses bouquets avec des couleurs vives qui paraissaient avoir été prises dans la nature, tant leur éclat était naturel. Je me souviens d'avoir vu une gerbe de roses du Bengale, non véritables, mais issues de ce procédé, qui étaient la plus belle chose qu'on pût voir, et aussi la chose la plus fragile, car les pétales de cire se brisent facilement, et il faut bien des précautions pour les conserver.
Cette occupation était aussi agréable que l'action de faire le chien. Pour moi, je tremblais d'impatience. Anna m'aidait. Nina cessa aussi cette imitation dans laquelle elle excellait. Rose s'étendit sur le lit. Je la regardai longuement: Je prenais ainsi un nouveau rôle. Je l'embrassais, je caressais ses épaules aveuglément et avais pris une de ses mains dans les miennes pour lui donner confiance en son époux d'un instant.
Nina se mit enfin en place devant sa table pour reprendre son agréable occupation de fleuriste. Rose poussa un faible cri de fatigue. Anna lui caressait la tête. Elle la berçait comme on fait aux petits enfants. Elle chantait une berceuse lente et d'une mélodie très belle. Tout à coup, j'entendis un sifflement: c'était Nina qui se mettait à siffler comme un homme. D'ailleurs elle sifflait très bien et avec beaucoup de force, imitant toutes sortes d'oiseaux, le merle, le rossignol, la mésange. Nous étions ravies.
«C'est dommage que vous ne sachiez pas siffler comme moi, dit Nina, cela ferait un beau concert, comme on en entend parfois dans les bosquets durant la belle saison. Enfin, je vais siffler seule. On ne peut pas rester tranquille avec vous.»
Je dis à Nina que nous pourrions imiter le chant des oiseaux avec la voix de tête, cela serait aussi agréable.
C'est alors qu'eut lieu la scène principale: nous formions un groupe, comme les Romains en ont représenté sur les camées et dans les bas-reliefs. Nina s'étendit près de moi. Elle sifflait d'une façon merveilleuse. Je caressais en chantant les cheveux de Rose. Je chantais toutes sortes d'airs célèbres en continuant mes caresses. Nous recommençâmes en chœur. Cette fois, la partie dura plus longtemps. Nina donnait plus de force à ses sifflets. Anna imitait le corbeau et les oiseaux de nuit. Nous commencions à nous fatiguer. Je regardais Rose. Elle était sur le point de s'endormir. Je l'implorais pour qu'elle ne dormît point. Je lui criais: «Ne dors pas jusqu'à l'aube!» et elle ouvrit les yeux. Enfin, nous gravîmes le suprême degré. Je perdis connaissance. De la joie partout, mes membres me picotaient. Nina et moi nous n'avions vraiment pas la moindre velléité de sommeil.
Je ne sais pas combien dura cette extase, que j'appellerai un évanouissement. Quand je revins à moi, Anna et Nina étaient sorties. Les assiettes étaient sur une chaise, près du lit. Les femmes avaient descendu la lampe, une faible lumière régnait dans la chambre. Rose dormait profondément; sa jambe gauche hors du lit, le pied ou plutôt ses doigts de pied touchaient le sol. Parfois, elle soupirait voluptueusement. Elle m'étreignait de son bras gauche; le droit pendait hors du lit. Les couvertures étaient remontées; je ne voulais pas la réveiller, et je remis ma tête sur les oreillers. Je m'endormis pour ne me réveiller qu'après dix heures du matin.
Je ne vais pas vous raconter toutes les scènes où j'étais tantôt active, tantôt passive. Je ne pourrais que me répéter. Vous en avez assez appris sur ce sujet; cela ne ferait que vous exciter, ainsi que je m'excite quand je lis ces pages. Car, soit dit entre parenthèses, je me suis fait une copie de ces feuilles, elles me servent d'excitant quand mes sens sont détendus.
Quelques jours plus tard, Anna revint chez moi. Nina était venue tous les jours pour continuer nos leçons de hongrois. Avec Rose, chaque fois que nous étions seules, je jouissais de toutes les joies et nous allions tous les jours au bain. Elle m'était fidèle comme si j'avais été un homme. Aujourd'hui encore, après tant d'années, elle m'est restée ce qu'elle était déjà alors, et bien qu'elle ait connu depuis l'amour masculin, elle me jure encore qu'elle aime mieux goûter l'amour entre mes bras que subir l'étreinte puissante du sexe fort. Moi aussi je le crois parfois, et je suis convaincue que si nous ne devions pas perpétuer le genre humain, nous pourrions très bien nous passer des hommes, tant la volupté est violente entre deux femmes.
Anna me proposa d'assister à une orgie grandiose qui avait lieu tous les ans, au carnaval, dans un b..... Elle me dit que les dames de la plus haute aristocratie y participaient, qu'elles étaient toutes masquées et que personne ne pouvait les reconnaître. Par le masque elles se distinguaient aussi des autres prêtresses de Vénus. Tout se passait très luxueusement. Les hommes y avaient entrée libre, mais chaque billet de dame coûtait soixante florins.
—Vous ne verrez pas quelque chose de semblable à Paris, disait-elle. Il n'y a pas plus de trente invitées. Les plus jolies putains (Mme de L... se servait toujours des mots les plus grossiers; je ne puis faire autrement que de les répéter; est-ce que cela vous choque?) les plus jolies putains y sont invitées et environ quatre-vingts messieurs. Vous voyez que le prix n'est pas exorbitant, puisqu'il y a environ cent cinquante personnes de rassemblées et que le billet revient ainsi à douze florins par tête. L'entremetteuse veut recouvrer ses frais et les messieurs le temps perdu, éclairage, musique et souper. L'année passée, les comtesses Julie A... et Bella K... ont payé douze cents florins pour couvrir les frais. Il est probable que l'entrée sera plus chère cette année. Moi, j'aurai une entrée gratuite, ainsi que d'habitude. Mais si vous voulez y participer, vous devez me le faire savoir dans le courant de la semaine pour que je vous fasse réserver un billet.
D'abord, je ne voulus pas. J'avais déjà dépensé beaucoup trop d'argent. Rose m'avait coûté plus de deux cents florins. Mes gages étaient assez élevés, mais j'aurais été embarrassée de dépenser encore quatre-vingts ou cent florins. Mais Anna me poussait tant que j'acceptai. Deux jours après, je recevais une carte d'entrée lithographiée avec une vignette que j'avais déjà vue dans un livre français. Une magnifique féminité posée sur un autel; des deux côtés, une haie masculine et, au fond, ainsi qu'un bonnet de grenadier, des cheveux de femme. Les cartes étaient signées par la comtesse Julie A... et L... R... (Luft Resithérèse), le nom d'une des plus célèbres propriétaires de b..... de Budapest, qui, ainsi que je l'appris, était protégée par M. de T...
Anna me dit qu'il y aurait un bal masqué. Les dames en domino n'auraient pas d'autres habits. On s'appliquait à découvrir certaines parties. Un costume pittoresque en augmentait les charmes. Bref, elle me fit un si beau tableau de la fête que je ne regrettai plus rien. Je me mis tout de suite à la confection d'un masque de caractère. Personne ne devait savoir que ce masque était le mien. Mme de B... avait à peu près la même taille que moi. Je lui dis donc de faire faire mon costume sur ses mesures.
Un soir, Anna vint me dire d'aller visiter le b..... où le carnaval devait avoir lieu. Elle voulait me procurer des habits d'homme; personne ne pourrait me reconnaître. Je passerais pour un jeune étudiant. Elle savait si bien parler que je cédai encore une fois. Je fus bientôt métamorphosée en jeune homme; mes cheveux étaient si adroitement cachés que l'on ne pouvait pas reconnaître leur longueur. Comme j'avais tenu plusieurs rôles de page dans les opéras, particulièrement dans les Huguenots et dans la Nuit de bal, d'Auber, mes mouvements et mes gestes n'étaient pas empruntés.
Le temps était beau; le pavé était sec; nous allâmes donc à pied. Ce n'était pas loin. Nous traversâmes la place des Cordeliers et nous entrâmes dans la première rue, la rue des Brodeurs. La maison de cette prêtresse de Vénus était assez vaste. Il était encore tôt; il n'y avait pas de visiteurs; ceux-ci n'arrivent, pour la plupart, qu'après le théâtre. La directrice de ce pensionnat était une grosse femme, de peau très brune; elle ressemblait à une bohémienne. L'expression de son visage était vulgaire et dure. Anna me présenta; elle me fixa et sourit. Je vis tout de suite qu'elle avait deviné mon déguisement, et je regrettais déjà d'être venue.
—Vous désirez voir mes pensionnaires, jeune homme. Si vous étiez venu hier, vous n'auriez rien vu d'extraordinaire. Mais je viens de recevoir deux échantillons nouveaux, frais et curieux, de Mme Radt, de Hambourg. Maintenant j'en ai une douzaine. Quand j'ai trop de visiteurs, j'envoie chercher la Julie de M. de F..., et la vieille Radjan est tout heureuse de pouvoir vendre sa marchandise démodée chez moi. Est-ce que ce jeune homme a déjà fait l'amour? (C'est son expression.) Il désire une vierge, et c'est pour cela que vous l'avez mené chez moi? dit-elle en s'adressant à Anna. Alors je vous recommande Léonie. Elle n'a débuté dans le métier que depuis deux mois et n'a que quatorze ans; mais elle s'y connaît mieux qu'une vieille.
Elle nous précéda dans une grande salle assez élégamment meublée. Il y avait un piano; les parois étaient recouvertes de miroirs. Les odalisques de ce harem public étaient sur un divan. Elles étaient toutes plus belles les unes que les autres, et il était difficile de faire son choix. Elles semblaient plutôt timides que hardies. Léonie, une très jolie rousse, avait quelque chose de provocant et de coquet dans les traits. Elle portait une frisure rococo. Elle était élancée, aussi souple qu'une sylphide. Son décolleté laissait voir ses seins qui tendaient son corsage à le rompre. Elle montrait toujours sa jambe, qui était fine, et son pied mignon. Je m'assis à côté d'elle. Anna prit place en face de nous. Léonie me pinçait parfois avec férocité; elle voulait être encore plus agressive, mais Anna lui tapa sur les doigts.
Je tendis dix florins à la propriétaire pour nous apporter du vin et des sucreries. Elle regarda dédaigneusement le billet de banque et dit: «C'est tout?» Ces mots me fâchèrent; je lui dis que je payerais tout ce qu'elle voudrait, mais que je n'avais qu'un billet de cent florins sur moi. Ceci la rendit immédiatement aimable. Elle me dit qu'elle allait me faire voir quelque chose que je n'avais certainement jamais vu et elle quitta le salon. Anna la suivit et je restai seule avec les femmes.
Je trouvai parmi elles ce que je n'y aurais jamais cherché: de l'éducation, un bon ton, oui, même certaines connaissances que plus d'une aristocrate aurait enviées. Une de ces femmes jouait très bien du piano, elle avait un très bon doigté, une bonne oreille; elle chantait juste des ariettes d'Offenbach. Une autre me montra un album avec de très belles aquarelles qu'elle faisait à ses moments de loisirs. Une partie de ces femmes se plaignaient de leur sort; elles déploraient leur malchance qui les avait menées ici. D'autres se sentaient parfaitement heureuses. Les cavaliers étaient aimables, galants; les étudiants étaient grossiers, mais entre leurs bras elles prenaient le plus de plaisir, car ces jeunes gens dépensaient leurs forces sans compter.
—Que voulez-vous, dit une belle Polonaise que l'on nommait Wladislawe; il vient ici un admirable jeune homme, il est fier comme un paon et toutes les femmes sont amoureuses de lui. Il coucha une nuit avec moi et, jusqu'au matin, il fit la chose neuf fois. C'est beaucoup avec une fille. Il est plus aisé de le faire avec une douzaine de femmes que cinq fois avec la même. Je n'en connais qu'un qui puisse en faire autant. Mais celui-là ne me l'a jamais fait. Il doit avoir une bien-aimée, une femme qui l'entretient.
—Tu parles du neveu de l'intendant du théâtre, dit Olga, une joyeuse Hongroise, Arpard H...?
Lorsque Olga prononça ce nom, je tressaillis.
—Aucune femme ne l'entretient, continua Olga, il est assez riche pour avoir une maîtresse.
—Je sais que la comtesse Bella R... lui a fait les propositions les plus brillantes et qu'il a refusées, dit une autre.
L'entrée de la patronne et d'Anna interrompit notre conversation.
—Si vous voulez bien venir, jeune homme, je vais vous montrer quelque chose qui va dessiller vos beaux yeux. Ce qu'il est beau! ajouta-t-elle en me pinçant le derrière.
Je suivis la grosse femme. Elle me mena dans un long corridor et nous traversâmes plusieurs chambres. Puis elle ouvrit une porte aussi doucement que possible et mit un doigt sur la bouche. La chambre était sombre; une faible lumière de crépuscule pénétra par la fenêtre voilée de rideaux blancs. Elle prit ma main et me mena vers un sopha posé devant une porte vitrée. J'entendis un faible bruit qui venait de la chambre d'à côté. Je montai sur le divan pour mieux voir ce qui s'y passait. La chambre était éclairée, je voyais tout ce qui s'y passait; mais les deux filles qui s'y trouvaient ne pouvaient pas me voir. Un vieillard entra; il était chauve, avait un vilain visage de fauve, il était assez grand et très maigre. J'entendais chaque mot. Une des odalisques avait une verge en main. Elles se déshabillèrent rapidement ainsi que le vieux Céladon, la vraie caricature du Chevalier à la Triste Figure. Ils étaient tous les trois ainsi devant mes yeux. L'homme était laid, un cuir jaune et poilu recouvrait son maigre squelette. Il était juste vis-à-vis de moi. Son nez était petit et son visage tout ratatiné. Je ne le vis pas tout d'abord. Je ne pouvais pas distinguer s'il avait deux bouches au lieu d'une bouche ou un nez, car son nez n'était pas plus grand qu'une fève. Les deux filles prenaient des poses voluptueuses pour l'exciter; mais cela n'aidait à rien. Alors il se coucha sur trois chaises; on lui attacha les pieds et les poignets, et l'une se mit à le battre, tandis que l'autre lui offrait tantôt sa main à baiser, tantôt son pied. Les coups tombaient toutes les minutes; au troisième, je vis des gouttes de sang perler sur la peau. Au dixième, ses potences (car je ne puis appeler autrement ses épaules maigres séparées par un torse encore plus maigre) étaient meurtries et ne formaient qu'une blessure informe et saignante comme un morceau de viande d'un animal. Il suppliait pourtant la fille qui le maltraitait si rudement de battre encore plus fort, et il sentait et baisait les mains de l'autre. Parfois j'entendais un coup de trompette ou le soupir d'un hautbois qui provenait du rire de la fille que ce vieux satyre flairait. Il semblait aspirer le parfum de ses mains.
—Ça n'ira pas ainsi, soupira-t-il enfin. Mais tu me gifleras et je serai content tout de suite. Louise, aurai-je une ou deux gifles aujourd'hui? N'est-ce pas, deux, deux gifles, ma chère Louise!
Il se coucha sur le dos et la fille dont il avait flairé les mains s'assit près de lui et le gifla à tour de bras. L'autre riait à se tordre en voyant les mines que faisait l'horrible vieillard. J'entendis les bruits de hautbois du rire des filles et je vis, ce qu'il désirait, les gifles tomber dru sur son visage; il grinçait des dents et se mordait les lèvres avec ardeur. Cette sotte opération lui faisait le plus grand plaisir, que l'on prolongeait aisément en le giflant selon son désir.
IV
ORGIE
Je regrettais beaucoup d'avoir été au b..... D'un côté, cela m'avait coûté très cher; d'un autre côté, je ne pouvais pas vaincre le dégoût que cette scène entre le vieillard et les deux filles avait provoqué en moi. Cet épouvantable tableau me rappelait ce que j'avais fait avec Rose. Je me disais que, moi aussi, j'aurais une fois recours à de tels excitants pour contenter mes sens blasés. Un amoureux ne trouve rien de dégoûtant dans l'objet de son amour; les épouses et les mères le prouvent journellement. Mais il ne pouvait pas être question d'amour chez ce vieil énervé. Ce n'était que ce même sentiment qui me poussait aussi vers Rose et qui pousse des hommes vers de beaux garçons: le sentiment le plus naturel, celui qui émeut les sens à la vue d'une belle femme, d'un joli garçon, d'une jolie fille ou d'un bel homme. Mais de quelle façon se manifestait-il chez ce vieillard? Ce qui lui procurait de la volupté, les coups particulièrement, était, au point de vue esthétique, dégoûtant.
Et moi-même je m'étais laissé séduire par de telles anormalités. L'ivresse avait dû me dominer, ou une vague d'inconscience, quand je m'étais laissé aller à ce que, dans mon bon sens, je n'aurais jamais fait. Les hommes sont ainsi faits. Souvent ceux qui, dans leur sens ordinaire, ne voudraient pas se départir de leur respectabilité, s'émancipent vite dans l'état d'ivresse. Je pensais ainsi; aujourd'hui je pense autrement. Vous savez ce que j'ai dit pour justifier certaines pratiques et certains désirs pervers ou anormaux. Après avoir vu ce vieillard, tout me dégoûta, aussi bien les plus violents désirs et les envies maladives que les relations naturelles avec Rose ou avec un homme. J'aurais chassé Arpard s'il était venu et s'il m'avait priée; et je chassai Rose quand elle voulut passer la nuit avec moi.
Je ne pouvais oublier l'épouvantable spectacle auquel je venais d'assister, je passai une nuit agitée, rêvant à de pires infamies, et, le lendemain, je fus de méchante humeur.
À dix heures du matin, je devais assister à une répétition générale. J'étais presque tout le temps sur la scène. Cette répétition, quoique pénible, changea mon humeur en chassant ces vilaines images.
Parmi les personnes qui assistaient à cette répétition, je remarquai immédiatement un étranger qui me fit une grande impression. C'était un très bel homme, très élégant, avec un visage intelligent. Un de mes collègues l'avait amené. C'était un amateur d'art et un grand dilettante. Quand le ténor chanta un passage à fausse voix, il le remplaça et chanta ce passage avec tant de passion, d'expression et de goût qu'il nous enthousiasma tous. Je n'avais jamais entendu une telle voix, elle me courait le long des nerfs. Tout le monde applaudit et le ténor s'écria: «Après vous, monsieur, ce serait une profanation si je continuais», et il gâcha le reste de sa partie, ainsi que moi et les autres chanteurs.
Je me renseignai auprès de M. de R... et lui demandai s'il était Hongrois.
—Vous m'en demandez plus que je ne puis vous dire, me répondit-il. Sa carte de visite porte Ferry, F, e, r, r, y. Il peut être aussi bien Hongrois, Anglais, Italien ou Espagnol que Français, Allemand ou Russe. Il parle toutes les langues. Je n'ai pas vu ses papiers. Je sais seulement qu'il arrive de Vienne, qu'il est reçu à la cour, que l'ambassadeur anglais l'a recommandé auprès de son chargé d'affaires, qu'il a dîné avec le régisseur du théâtre Royal et que, dans la haute société, on est heureux de l'avoir à dîner. Je crois qu'il est chargé d'une mission diplomatique. Il habite l'Hôtel de la Reine d'Angleterre.
Ferry assista à la fin de la répétition et se fit présenter. Il était un parfait galant homme, et je dus me surveiller en parlant avec lui.
J'étais libre le soir quand j'avais eu une répétition générale dans la journée. On m'avait recommandé d'assister souvent à la comédie, pour entendre la bonne prononciation du hongrois. J'allai le soir au théâtre. Mme de R... me tenait compagnie dans ma loge. Au premier entr'acte, j'eus la visite inattendue de Ferry. Il s'excusa de me rendre visite et je le priai de rester. Il me fit un brin de cour, c'est-à-dire qu'il loua ma voix et mon chant, dit que j'avais une belle figure pour le théâtre, que mes toilettes étaient de très bon goût, etc., etc., mais ne parla pas d'amour. Il était simple, poli, sans être importun ou commun. Je résolus de faire sa conquête avant que les belles dames de la société ne se l'arrachassent. Aussi je mis en œuvre toute ma coquetterie, pensant le gagner rapidement. Comme il me demandait la permission de me visiter chez moi, je pensais l'avoir déjà conquis, mais je fus bientôt détrompée.
Nous parlâmes aussi d'amour, mais très généralement. Quoique ses yeux fussent éloquents, sa langue restait muette. Et si ses paroles me laissaient entendre que je ne lui déplaisais point, il ne me pria jamais de lui témoigner la moindre faveur. Quand il me pressait les mains en arrivant ou en me quittant, il le faisait nonchalamment, sans y attacher la moindre signification.
Enfin, je l'amenai quand même à me parler de ses amours passées. Je lui demandai s'il avait fait beaucoup de conquêtes et s'il avait déjà été sérieusement amoureux.
—J'aime le beau où je le trouve, me dit-il. Je trouve que c'est une injustice de me lier à une seule personne. Je trouve, en théorie, que le mariage est l'institution la plus tyrannique de la société. Comment est-ce qu'un homme d'honneur ose promettre ce qui ne dépend pas de sa seule volonté? En général, on ne devrait jamais rien promettre. Vous ne trouverez personne qui puisse vous dire que j'aie jamais promis quelque chose à quelqu'un. Je ne promets même pas de venir à un dîner lorsque je suis invité; je me contente de confirmer la réception de l'invitation. Je ne paye jamais et je ne joue jamais. Le hasard est une trop grande puissance pour que je songe à lui donner des chances de me vaincre. Et c'est pourquoi je ne promettrais jamais à une femme de lui rester fidèle. Elle doit me prendre comme je suis. Si elle condescend à vouloir partager mon cœur avec d'autres, elle y trouvera assez de place. Ceci est la raison pourquoi je n'ai encore jamais fait une déclaration d'amour à aucune femme; j'attends toujours qu'elle me dise simplement et franchement si je lui ai assez plu pour qu'elle n'ait plus rien à me refuser.
—Je crois que vous avez rencontré de telles personnes, lui dis-je. Mais je ne comprends pas comment vous avez pu les aimer. Pardonnez-moi, mais une femme doit être bien imprudente qui ose faire les premiers pas, sans attendre que l'homme prenne l'initiative et lui fasse les ouvertures.
—Et pourquoi? Est-ce qu'un homme ne préfère pas une femme qui l'aime assez pour oser mépriser toutes les lois conventionnelles, à une femme qui joue la comédie? Les femmes qui se font prier ne le font qu'avec l'intention de céder à la fin. L'homme aimera bien mieux et plus longtemps la femme qui sait sacrifier sa vanité que celle qui ne sait être que coquette. L'amertume pousse les hommes à se venger d'une femme qui les a fait longtemps languir; quand elle a enfin cédé, ils lui sont infidèles et la quittent.
—Et ces malheureuses jeunes filles qui abandonnent leur cœur à la première attaque de l'homme, méritent-elles aussi que l'homme se venge?
—Je ne me suis vengé que des coquettes. Je ne voudrais jamais séduire une jeune fille innocente. Je ne l'ai jamais fait, et pourtant j'en ai eu. Chacune d'elles s'est offerte d'elle-même, sans que je la priasse jamais de me sacrifier sa virginité. Chacune d'elles était lasse d'attendre et connaissait son sort. Elles étaient libres de choisir. Elles se disaient: dois-je préférer celui qui me poursuit et qui ne me plaît pas à celui qui me laisse entendre que je lui plais sans rien m'en dire? Et leur choix tombait sur moi. Elles se libéraient des scrupules ridicules que des mères et des tantes et d'autres personnes fatiguées et prudes leur avaient appris dès l'enfance. Elles jouaient à jeu ouvert. Et aucune ne l'a regretté. Chacune savait les risques qu'elle courait; je disais à chacune qu'elle pouvait devenir mère, que je ne l'épouserais point, que j'aimais d'autres femmes et qu'elle ne me reverrait peut-être jamais plus. Dites-moi, n'ai-je pas agi en honnête homme?
Je ne pouvais pas le nier, mais je lui dis que je ne pourrais jamais faire une déclaration d'amour à un homme.
—Alors vous n'aimerez jamais un homme, me dit-il. Car l'amour de la femme est tout de sacrifice. Et je ne donnerai jamais la plus éphémère faveur à une femme qui ne m'aurait donné des témoignages d'un tel amour.
Il avait réponse à tout. Je savais qu'il ne me ferait jamais une déclaration et que les Messalines de la société allaient me le prendre si je ne faisais ce qu'il insinuait. Il était évident que je lui plaisais. Pourquoi m'aurait-il si souvent visitée? Il préférait passer le temps avec moi que d'aller en soirée. J'hésitais, j'attendais une occasion qui m'aurait épargné de rougir. J'espérais en trouver une durant le carnaval. Je ne sais pas, il me croyait peut-être inexpérimentée. D'après ses assertions, la virginité n'avait aucun charme pour lui. Il aurait aimé une vierge aussi corrompue qu'une Messaline. Mais il n'y a pas de telles vierges. L'amour s'apprend.
Je ne savais pas si je devais tout raconter à une amie et la prier d'être l'entremetteuse. Je me confiai à Anna. Elle me dit que Ferry était déjà tombé dans les rets d'une dame de la haute société et qu'elle allait faire son possible pour me l'enlever. Avant tout, elle voulait savoir si Ferry allait participer à l'orgie qui devait avoir lieu dans le b.....
Quelques jours plus tard, elle m'apporta des nouvelles plus rassurantes. La comtesse O... était la maîtresse de Ferry. La femme de chambre de la comtesse avait surpris la conversation du mystérieux et bel étranger. Il avait dit la même chose à la comtesse, celle-ci n'avait pas autant hésité que moi. En plus des deux conditions qu'il m'avait posées, que je devais faire les ouvertures et que je ne pouvais pas compter sur sa fidélité, il y en avait une troisième dont il ne m'avait pas parlé: chaque femme qui se livrait à lui devait être complètement nue. Quand une femme accorde tout à un homme, il n'y a pas de raison pour qu'elle ne le fasse complètement et en parade, c'est-à-dire nue. Et la comtesse avait accepté.
Je ne sais pas si je me serais jamais abandonnée de cette façon, même si j'avais été passionnément éprise. Je suis très libre sur ce point; pourtant je ne puis me passer d'une certaine pudeur qui, innée ou apprise, me domine. Je ne sais pas si cette retenue est naturelle à la femme ou si ce n'est qu'un résultat de notre éducation. Anna me dit en outre que Ferry participait sûrement à l'orgie qui devait avoir lieu chez Rési Luft: il y avait été invité par trois dames. Il ne l'avait pourtant pas promis, car c'était contraire à ses principes.
Le soir où l'orgie devait avoir lieu approchait. Anna, Rose et Nina m'aidaient à terminer mon costume. Il était d'une soie bleue ciel, très lourde, avec des entre-deux de gaze blanche et surchargé de fleurs d'or brodées. Cette toilette était charmante et pleine de goût. Elle m'allait parfaitement et était en outre excitante au possible. J'avais de mignonnes sandales de velours cramoisi, également brodées de fleurs d'or. Ma collerette était en dentelle ruchée, ainsi que la portaient les dames du XVIe siècle, et ainsi qu'est représentée Marie Stuart dans ses portraits. Les manches m'arrivaient au coude, elles étaient taillées en pointe et chamarrées de broderies d'or. Un châle indien tissé d'or m'entourait la taille. Ma coiffure se composait de plumes multicolores de marabout.
Je ne voulais pas porter mes bijoux pour ne pas être reconnue. Je les déposai chez une juive, qui m'en donna d'autres et qui devait me rendre les miens. J'avais à la main une houlette dorée, surmontée d'un oiseau des îles en ivoire. Mon costume était donc plein de goût et très original. En outre, j'avais un masque en taffetas qui ne me découvrait que les yeux et la bouche. La couleur de mes cheveux n'était pas assez voyante pour me trahir, bien qu'il y ait bien peu de femmes qui aient une aussi riche toison que moi.
Le 23 janvier, à sept heures du soir, nous allâmes, Anna et moi, à la rue des Brodeurs. J'avais jeté sur mon costume une lourde pelisse. Anna me quitta dans le vestibule. Rési Luft me reçut. Il y avait déjà beaucoup de monde dans la salle et l'orchestre jouait. Les messieurs que je vis étaient M. de D... et le baron ... Ils ne portaient pas de masques. Bizarrement accoutrés, ils n'avaient qu'une sorte de caleçon de bain en soie. Mon entrée dans la salle fit sensation; j'entendis les dames murmurer: «Celle-ci va nous battre», «Comme elle est belle!» «Elle est en sucre, on a envie d'y mordre», etc., etc. Les messieurs étaient encore plus ravis. Les plus belles parties de mon corps étaient faiblement voilées, mes reins, mes bras, mes mollets. Je cherchais Ferry dans la foule. Il était avec une dame, costumée de tulle blanc, avec des roseaux et des lis comme attributs, car elle était en nymphe. Son corps était assez bien fait, mais pas aussi beau que le mien. Une autre dame entourait d'un bras les hanches de Ferry. Elle ne portait qu'une ceinture d'or, des diamants et un diadème dans ses cheveux noir de corbeau; elle représentait Vénus. Elle tenait la main de Ferry dans la sienne, et la main de Ferry était ornée de belles bagues où brillaient des diamants d'une grosseur inhabituelle et de la plus belle eau. Je n'en avais jamais vu d'aussi gros ni surtout lançant de si beaux feux. Ferry, d'autre part, ne portait que des sandales rouge sang. Ni l'Apollon du Belvédère, ni Antinoüs n'étaient aussi proportionnés et aussi beaux que lui. Son corps était d'un blanc éblouissant, avec des ombres rosâtres aux contours.
À sa vue, je me mis à trembler, je le mangeai des yeux, et je m'arrêtai involontairement devant eux. Vénus avait un très beau corps, très blanc, mais ses seins n'étaient pas parfaits. En somme, c'était une femme un peu fanée; on voyait qu'elle servait assidûment la déesse qu'elle représentait.
Les yeux de Ferry s'arrêtèrent sur moi; il sourit légèrement et dit: «Tiens, c'est la meilleure méthode pour prendre l'initiative.» Il s'inclina devant ses dames et vint vers moi. Il me souffla mon nom à l'oreille. Je rougis sous mon masque.
L'orchestre attaqua une valse. Il était caché, un grand paravent le séparait de la bacchanale. Ferry me prit par la taille et nous nous mêlâmes au tourbillon des couples. L'attouchement multiplié de tous ces corps brûlants et brillants d'hommes et de femmes m'affolait. Tous les yeux masculins étaient brillants; durant la danse, ils se tournaient tous vers un but précis; les baisers pétillaient. Un parfum voluptueux s'élevait de ces hommes et de ces femmes. J'avais le vertige. Les bagues de Ferry me touchaient; elles m'écorchaient; je me pressais contre lui, j'étais prête à lui dire qu'il me plaisait; mais il ne le remarqua pas et me demanda: «N'es-tu pas jalouse?»
—Non! fis-je. J'aurais voulu te voir comme Mars avec Vénus.
Il me quitta et prit Vénus, qui causait avec un autre homme.
Quelques filles de la maison apportèrent un tabouret recouvert de velours rouge. Elles le placèrent au milieu de la salle. Vénus s'y assit et Ferry s'accroupit devant elle. Vladislawe et Léonie s'accroupirent à leurs pieds. L'une rafraîchissait avec un éventail le visage de la déesse et en essuyait la sueur avec un mouchoir; l'autre chantonnait doucement des chansons gaies de circonstance.
C'était trop! Vénus et une autre dame dansaient devant moi; une troisième m'éventait avec de grands éventails de plumes comme on en voit sur les peintures murales des Égyptiens, ou encore comme ceux dont on se sert pour les fêtes papales à Rome. Mes sens s'évanouissaient, mon souffle haletait, mon corps tremblait, tremblait si fort dans cette folie qu'il me brûlait. Tout tournait autour de moi, il me semblait être dans le désert pendant le simoun, quand le voyageur égaré croit voir toutes sortes de mirages plus affolants les uns que les autres et qui trompent son anxiété. Je râlais. Tous mes nerfs, qui s'étaient détendus, se crispèrent, mes tempes étaient en feu. Les danseurs et les danseuses diaboliques tournaient. Oh! ce qu'ils s'entendaient bien aux folies. Parfois, la danse s'arrêtait complètement. Je ne me souviens d'avoir assisté à une telle folie qu'à Paris, dans une fête mondaine où tout à coup les invités furent pris d'une frénésie égale et se mirent à danser comme font les Peaux-Rouges dans la terrible danse du scalp, qu'ils exécutent devant l'ennemi qu'ils vont immoler après l'avoir vaincu et pris. Mais à Paris, cependant, ces danses—les plus folles des danses—me paraissaient réglées par une sorte de bienséance que les Français, même les plus mal élevés, n'abandonnent jamais. Tandis qu'ici toute bienséance, toute morale enfin étaient mises de côté, et il ne restait que le plaisir de s'amuser, le plaisir d'être libre pendant quelques heures, avant de reprendre le hideux masque de la respectabilité mondaine, qui est la vraie règle des civilisations, règle nécessaire aussi, puisque sans elle nos sens, nos instincts déchaînés nous ramèneraient vraisemblablement très vite à l'état des animaux.
La danse s'arrêta un moment aux applaudissements des spectateurs, qui avaient fait cercle autour de nous. Les danses seules se suivaient à intervalles réguliers, on les applaudissait chaque fois. Je sentis une commotion électrique qui me paralysa le cœur. Sans sa présence d'esprit, je serais tombée; Ferry eut assez de sang-froid pour me soutenir, si bien que personne ne s'aperçut de mon étourdissement.
Et cette fois il ne cessa pas encore de me donner des preuves de son amour et de sa gaîté. Les assistants applaudissaient; ils délirèrent quand ils le virent pour la troisième fois se remettre à danser un cavalier seul en tenant ma houlette. Ils criaient: «Toutes les bonnes choses sont trois.» La danse dura un bon quart d'heure et ils nous entouraient toujours. Des paris se faisaient. Ferry était infatigable, mais la crise arriva enfin et il tomba épuisé à mes pieds, où il resta haletant, les yeux fermés, comme mourant. Je n'étais plus debout, sur mes pieds, plusieurs pensionnaires de la maison me soutenaient. De tous côtés, sous mes pieds, à gauche, à droite, je ne sentais que des soutiens. Les dames me couvraient de baisers, elles m'éventaient et essuyaient mon visage, et Ferry, qui s'était remis, debout derrière moi, me serrait dans ses bras.
Enfin, on nous laissa tranquilles. Ferry m'étreignit une dernière fois; puis il m'offrit le bras pour m'emmener dans une autre chambre. «Sur le trône! sur le trône!» crièrent plusieurs voix. On avait dressé, au bout de la salle, une espèce de tribune, avec une ottomane recouverte de velours rouge, d'épais rideaux et un baldaquin de pourpre. C'est là que l'on voulait nous mener en triomphe, pour nous témoigner que nous avions gagné la première place dans cette fête. Ferry déclina, en mon nom, tant d'honneur. Il dit qu'il préférait, si on voulait bien le lui permettre, prendre un rafraîchissement; sur quoi, la dame qui était costumée en Vénus nous mena au buffet, dans la salle du banquet, où la table n'était pas encore dressée.
—Est-ce qu'il n'y a pas un cabinet sombre où ma Titania (c'est ainsi qu'il me nommait, princesse des elfes, à cause de mon costume) pourrait se reposer un instant?
—Rési Luft doit en avoir plusieurs, répondit Vénus. Je vais lui dire d'en ouvrir un.
Elle s'éloigna et revint bientôt, accompagnée de l'hôtesse. À sa vue, nous éclatâmes de rire. Rési Luft avait suivi notre exemple: elle était vêtue en Tyrolienne. Elle était vieille, grosse, grasse, le portrait de cette reine des îles du Sud, de la célèbre Nomahanna, si cette horrible reine sauvage avait porté le costume du Tyrol. Mais c'était encore appétissant, et, je compris qu'il se trouvât des hommes pour goûter à ces charmes et s'engloutir dans cette mer de chairs.
Elle nous ouvrit un cabinet, près de la salle de danse. Par la porte ouverte, je pouvais suivre la voluptueuse bacchanale. Quelques couples dansaient encore; les autres préféraient une occupation plus sérieuse. Nous entendions le murmure des voix, le bruit des baisers, le halètement des hommes et les soupirs voluptueux des femmes. Ce spectacle m'excitait. J'étais assise sur les genoux de mon amant, un bras autour de son cou. Je sentais cependant que Ferry avait envie de se mêler encore à la danse.
—Tu ne vas pas recommencer? lui dis-je, l'étouffant de baisers.
—Et pourquoi pas? dit-il en souriant, puis voyant que je ne voulais pas: «Mais je voudrais fermer la porte. Enlève ton masque pour que je lise la gaîté dans tes traits. Pourrais-tu me le refuser?»
Il n'était pas le despote, le tyran que j'avais cru. Il était aussi doux, aussi caressant qu'un berger. Je fermai la porte, je poussai les verrous et je me jetai sur le lit. Je me reposai avec un plaisir indicible, car le bruit, la musique, les tourbillons des danseurs et danseuses m'avaient beaucoup fatiguée. Cette fois personne ne nous dérangeait; je ne voyais que lui, et lui que moi.
Suis-je capable de vous dire ce que je ressentis? Non. Qu'il vous suffise d'apprendre que nous nous dîmes de vrais mots d'amour. Je ne puis vous dire ma joie de l'avoir pour moi toute seule. Quand il m'embrassait, ses yeux devenaient fixes et prenaient une expression sauvage de volupté; mes yeux se troublaient aussi et nous retombions, ivres d'amour, poitrine à poitrine, en murmurant les paroles les plus folles, les plus dénuées de sens. À la fin, il s'était mis sur le côté; j'étais presque endormie, il disait toujours des paroles d'amour, nos yeux étaient fermés et nous restâmes une bonne demi-heure ensommeillés dans cette extase. Les cris qui venaient de la salle nous réveillèrent. Je réparai mon désordre à la hâte et il m'attacha lui-même mon masque, que j'avais oublié dans ma fièvre. Ferry prit son domino et nous entrâmes dans la salle. L'orgie atteignait son apogée. On ne voyait que des groupes voluptueux, dans toutes les poses imaginables, de deux, trois, quatre, cinq personnes.
Trois groupes étaient particulièrement compliqués. L'un était composé d'un monsieur et de six dames, qui chantaient des chansons montagnardes en se tenant par la main. Ils paraissaient extrêmement gais et se tenaient accroupis sur le sol, où l'on avait posé des flûtes de Champagne qui pétillaient, et, entre chaque chant, les chanteurs sablaient un verre ou deux, ce qui ne devait pas tarder à les jeter dans l'ivresse la plus complète.
L'autre groupe se composait de Vénus, étendue près d'un monsieur qui jouait des castagnettes, tandis qu'un autre jouait du tambourin de façon continue. Dans les deux mains, elle tenait des clochettes et les secouait, tandis qu'une sorte de géant de Rhodes, appuyé sur deux chaises, roulait du tambour delà façon la plus bruyante, comme s'il avait dirigé la marche d'une armée.
En même temps, ils poussaient des hurlements de Zoulous. C'était le plus beau groupe.
Le troisième groupe se composait de deux dames et d'un monsieur. Une dame était couchée sur le dos, l'autre tenait au-dessus d'elle une grosse caisse sur laquelle la première cognait de toutes ses forces en criant et en faisant des grimaces. Le monsieur, taillé en hercule, dominait en jouant de l'harmonica, dont le son harmonieux et cristallin parvenait à n'être pas étouffé par les chants des montagnards du premier groupe ni par les hurlements, les castagnettes, les tambourins, la grosse caisse. C'était vraiment de la folie, et de la folie musicale, qui plus est, et je me crus un instant dans un asile d'aliénés.
Tous les messieurs et toutes les dames avaient participé à ce concert, avec une activité plus ou moins vive, selon les tempéraments. Personne ne s'était dérobé à l'obligation de s'amuser. Ferry, parmi les hommes, et moi, parmi les femmes, nous étions encore les plus raisonnables.
Vénus, moi et la comtesse Bella étions les seules femmes qui ne se fussent point démasquées.
J'appris plus tard qui était Vénus. C'était une femme célèbre par ses aventures galantes. Elle se serait gardée pourtant d'enlever son masque, tandis que la comtesse Bella était une véritable furie, un démon féminin. Elle criait à haute voix: «Viens ici! Allons, ne sais-tu pas que je suis une putain, une vraie putain?» Elle fit le tour de toutes les pensionnaires de la maison; elle leur distribuait des bonbons, des fruits ou du Champagne. À table, elle but un plein verre d'eau-de-vie qu'un monsieur lui avait rempli. Elle était ivre-morte, se roulait sous la table. Rési Luft dut l'emporter dans un cabinet et la mettre au lit. Elle l'enferma à clé. Bella essaya d'enfoncer la porte, enfin elle tomba par terre et s'endormit. Un peu plus tard, deux pensionnaires montèrent voir si elle dormait. Elles la trouvèrent se vidant par toutes les ouvertures, comme un tonneau défoncé, et la mirent au lit. Elle dormit jusqu'à quatre heures de l'après-midi.
Le souper fut en tous points digne de l'orgie. Plusieurs personnes s'endormirent sur la table. Il n'y avait plus que Ferry et encore deux ou trois autres messieurs capables de se tenir décemment. Les autres laissaient tristement pendre la tête. Puis on distribua les prix. Ferry fut proclamé roi; puis vint le monsieur qui avait joué si bien de l'harmonica; puis un autre, qui avait distribué beaucoup de bonbons. Ma rivale, la princesse O..., que j'avais trouvée en compagnie de Ferry, l'avait bel et bien perdu. Je voulus le convaincre de boire jusqu'à être ivre, mais il refusa. Pourtant je réussis à le faire boire de l'eau-de-vie. L'orgie se termina à quatre heures du matin.
Ferry et moi, Vénus et quelques autres dames rentrâmes à la maison; les autres étaient ivres et passèrent la nuit chez Rési Luft.
En général, j'avais remarqué que les pensionnaires de notre hôtesse s'étaient le mieux conduites. Elles se faisaient prier par les messieurs avant de prendre part à ce qui se faisait. Léonie seule y faisait exception; mais on racontait d'elle qu'elle appartenait à la noblesse, qu'elle était d'une vieille famille viennoise, qu'elle avait quitté ses parents pour se vouer à cet infâme métier et qu'elle était venue directement chez Rési Luft.
Ferry m'accompagna chez moi. Rose était encore debout, elle n'alla se coucher que quand je le lui eus dit. Ai-je besoin de vous dire que pour Ferry et moi la guerre d'amour n'était pas encore terminée?
V
FERRY
Vous êtes peut-être fâché que je vous raconte tout au long mes aventures à Budapest; vous allez m'accuser de trop aimer les Hongrois. Certaines choses sont trop générales pour qu'on puisse les attribuer spécialement à telle ou telle nation—ainsi les arts—et je compte l'amour, comme je l'ai pratiqué, parmi les beaux-arts. Je puis donc vous assurer qu'il n'y a pas un pays au monde où l'on entende mieux l'art d'aimer qu'en Hongrie. Ce pays et ses habitants sont en retard à bien des points de vue; mais dans l'art de jouir de la vie—la volupté sexuelle est la plus haute jouissance,—ils sont aussi avancés que les Français et les Italiens, ces grands maîtres; oui, ils les ont peut-être dépassés.
Je vais vous le prouver.
Peu de temps avant de reprendre cette correspondance avec vous, je fis la connaissance d'un Anglais qui avait fait plusieurs fois le tour de monde. Il voyageait depuis quarante-quatre ans. Il avait donc vu tous les pays. Si nous admettons qu'il passa deux ou trois années dans chaque pays, il aura visité dix-huit pays; par exemple: l'Autriche, la Hongrie, la Turquie d'Europe, l'Italie, l'Espagne, la France, la Grande-Bretagne, la Russie, la péninsule scandinave, l'Allemagne, l'Orient, les États-Unis, la Suisse, l'Amérique du Sud, la Belgique et les Pays-Bas. Est-ce assez? Oui, n'est-ce pas.
Mon ami, c'est ainsi que je l'appellerai, a visité tous ces pays au moins deux fois. Il venait d'Italie et me fit la description d'un pensionnat de prêtresses de Vénus à Florence. Il y avait trois Hongroises parmi ces dames. Elles étaient les plus recherchées, leur prix montait de cent à cinq cents francs. La patronne disait qu'elle allait réformer son établissement et que les deux tiers de ses élèves devaient être des Hongroises. Il y avait quelques Espagnoles, quelques Hollandaises, une Serbe, une Anglaise, qui étaient toutes beaucoup plus belles; mais aucune ne savait aussi bien séduire les hommes que les Hongroises. Et c'était ainsi partout: à Paris, à Londres, à Saint-Pétersbourg, à Constantinople, dans plusieurs résidences de l'Allemagne, les Hongroises étaient partout préférées.
Non seulement les femmes de ce pays ont conquis les palmes de l'amour, mais aussi les jeunes gens. Ils sont d'un extérieur très attrayant, leurs manières sont captivantes; ils sont autres que les jeunes gens de toutes autres nations, et l'originalité nous attire, nous autres femmes. Enfin, ils sont infatigables aux jeux d'amour et ils en connaissent tous les raffinements, et une femme n'a jamais besoin, avec eux, d'employer d'extraordinaires excitants.
Ne pensez pas, d'après ce que je vous dis, que j'aie une passion exclusive pour les Hongrois et les Hongroises; je vais vous raconter les aventures que j'ai eues ailleurs.
Je reviens donc à mon histoire.
Je partageais mes plaisirs avec deux personnes: avec Ferry, qui était mon amant déclaré, et avec Rose, qui variait mes ébats. Un spécialiste dirait que je partageais des plaisirs homosexuels et hétérosexuels.
Ferry m'avoua qu'il n'avait connu le véritable amour qu'avec moi, que ses principes n'étaient plus aussi solides. Il croyait maintenant à la possibilité de la fidélité. Si je l'avais voulu, il m'aurait épousée; il me le proposa plusieurs fois. Je refusai. J'avais peur de perdre son amour, si d'autres liens que ceux de l'amour nous unissaient. Le mariage est le tombeau de l'amour. L'exemple de mes parents ne me rassurait pas; je craignais de voir notre amour profané par la loi et par l'Église. La cérémonie publique du mariage est une profanation. J'aimais; le secret de mes plaisirs augmentait mon amour. Tout ce qui n'a pas un rapport immédiat avec l'amour et le plaisir gêne, et Ferry partageait mes vues.
J'avais pourtant une inquiétude, j'avais peur de devenir mère et de perdre ma place. Je lui fis part de mes craintes. Je lui dis aussi mon étonnement de n'être pas encore enceinte, car, avec lui, j'avais négligé les mesures de précaution que Marguerite m'avait si chaleureusement recommandées et que j'avais toujours employées avec le prince.
—Il y a bien d'autres moyens, me dit Ferry; peu d'hommes et peu de femmes les connaissent. Je me suis servi d'un sans que tu le saches. Si tu veux connaître ces différents préservatifs, lis le livre De l'art de faire l'amour sans crainte. Je te le donnerai. On traite aussi de ton moyen, du condom, mais il n'est pas toujours sûr; il peut s'échauffer et éclater sans que l'on s'en aperçoive.
Il m'apporta ce livre et je le lus avec beaucoup d'attention. Il a été rédigé par un médecin; il est beaucoup plus rare que tous les romans priapiques; il est même plus rare que la Justine de Sade, qui a été officiellement brûlée sous Robespierre et qui vient d'être rééditée en Hollande et en Allemagne. Je pense que ce livre ne vous est jamais tombé entre les mains et je vais vous parler de quelques-uns des sujets qu'il traite.
L'auteur ne recommande pas l'emploi du condom; il prétend que la volupté de l'homme et de la femme est beaucoup moindre. Le condom n'est pas fait sur mesure. Quand il est trop étroit, il cause des douleurs à l'homme. Quand il est trop large, il se forme des faux plis aussi coupants qu'un cheveu. Dans les deux pas, il peut facilement céder et le but n'est pas atteint.
L'auteur dit que la femme peut ne concevoir qu'une fois sur mille si elle sait bien s'y prendre, mais je ne dirai pas comment, car ce sont choses qu'il faut connaître par expérience et non par la lecture. Je ne fais pas profession d'enseigner ces choses et si j'indique le titre de ce livre rare et quelques-unes de ses particularités, c'est pour montrer l'intérêt que je pris à le lire.
(À cet endroit, je me souvins que Ferry employait toujours le moyen dont il avait parlé; il l'employait expressément. Et si parfois il en usait autrement, ce n'était jamais qu'à la fin d'une séance.
Que cela neutralisât les effets masculins, je l'avais déjà deviné. Ferry, qui ne semblait pas avoir toujours confiance dans le premier secret, employait souvent un autre moyen qui augmentait encore ma joie.)
L'auteur ajoute encore que la formation de la semence a besoin d'un certain temps pour qu'elle soit fécondante. Et la chose est certaine, car l'on voit que les débauchés n'ont que rarement des enfants, et pour ma part je suis persuadée que Don Juan n'a jamais été père.
Il fait une distinction entre ce qui est de l'homme et ce qui est de la femme. Il dit qu'il n'y a pas de différence entre le masculin et le féminin; que ce n'est pas ce qu'on croit qui cause la volupté, mais bien ce qu'on évite souvent; car si cela n'était pas ainsi, la femme ne ressentirait point de volupté, ce qui est inexact, car la volupté de la femme est beaucoup plus forte que celle de l'homme, justement à cause de cela. La suite de cette explication était trop savante et je ne l'ai pas comprise. Nous avons parlé une fois de ce sujet; vous aussi vous prétendiez qu'après plusieurs plaisirs l'homme est stérile; c'est pourquoi les peuples froids se multiplient beaucoup plus que les peuples chauds et passionnés. Les Hongrois, les Français, les Italiens, les Orientaux, les Slaves du sud ont beaucoup moins d'enfants que les peuples du nord et particulièrement que les Allemands. Le mariage est plus fertile que le concubinat; la classe pauvre que l'aristocratie. (J'ai lu plus tard Kinskosch et Venette, tous ces auteurs sont du même avis.)
L'auteur recommande plusieurs moyens comme les plus sûrs. Un entre autres: l'homme, quand il sent la crise approcher, doit se retirer. Je ne crois pas qu'un homme puisse avoir assez de volonté pour le faire chaque fois. En outre, les deux perdent la plus haute volupté. Le but des amoureux, n'est-ce pas justement de ressentir ce choc électrique qui est bien la chose la plus humaine et la plus naturelle du monde? Je détesterais un homme qui me ferait cela.
Je me souviens encore de deux aphrodisiaques, qui sont très simples et que j'employai toujours dans la suite à la place du condom, que je trouvais vraiment trop grossier. L'un est la boule d'argent, l'autre l'éponge.
Une boule d'argent massive, avec un petit anneau muni d'un élastique, voilà tout. Comme elle est lourde, elle tombe au fond, et comme elle est de la grosseur d'une noisette, elle bouche suffisamment. Ce qu'il faut éviter ne peut plus passer. Cette boule est très pratique. Je crois que l'on s'en servait beaucoup autrefois et particulièrement au dix-huitième siècle. On m'a dit qu'il y avait une belle collection de ces boules chez un collectionneur de Berne. Et il est certain que ce moyen était fort employé en Suisse, où on le connaît encore fort bien. On parle même de boules en or, mais je dois dire que je n'en ai jamais vu.
L'emploi d'une éponge est du même genre. Ce moyen paraît être connu dès la plus haute antiquité, où l'on attribuait à l'éponge des vertus thérapeutiques que l'on a peut-être exagérées.
Ces moyens ne sont pas particulièrement sûrs, et il vaut bien mieux qu'ils ne le soient pas, car l'humanité cesserait bientôt d'exister s'il existait des moyens complètement sûrs pour éviter les suites que tout le monde, de plus en plus, semble avoir tendance à éviter, car l'homme est peut-être l'être qui se soucie le moins de la perpétuation de l'espèce.
Ceci me rappelle un savant auquel j'avais fait part de mes réflexions sur ces sujets; il me répondit que, si l'homme ne se souciait plus de perpétuer son espèce, c'est que la nature avait décidé l'anéantissement progressif de la race humaine, que d'ailleurs le temps viendrait où l'homme, roi de la création, devrait céder la place à un nouvel être qui existait peut-être déjà sans que nous le connussions et peut-être même sans que nos sens imparfaits pussent le concevoir.
En plus de cette collection d'aphrodisiaques, le livre indiquait toute une série de moyens pour éviter les conséquences. Je pense que vous les connaissez tous. En Hongrie, ce qu'on emploie le plus est une décoction de végétal que je ne veux pas dire. Chaque paysanne l'emploie. Mais cela est très nocif et dangereux, je connais beaucoup de cas d'empoisonnement.
Je reviens à mes aventures. Sûre de mes deux moyens, je m'adonnai complètement aux plaisirs. Je n'aimais que Ferry. Il était très prudent, personne ne soupçonnait nos relations et mon renom n'en souffrit point.
Rose était le plus à plaindre. Ferry ne lui laissait pas grand'chose. Je n'avais que très rarement une nuit de libre, où elle pouvait venir dans mon lit. J'avais pitié d'elle. Je ne connaissais pas la jalousie. Et je me demandai si je n'allais pas prendre un grand plaisir à la pousser entre les bras de Ferry. La dévirgination artificielle n'avait pas été complète. La membrane avait repoussé, sa virginité était à neuf! Comme médecin, vous allez vous récrier et dire que cela est impossible. Mais je puis vous certifier que c'est la pure vérité et que cette membrane avait repoussé, que je l'avais vue moi-même en l'examinant. Et je vis qu'elle était intacte. Au demeurant, j'avais vu la représentation d'une vierge dans un panopticum, sur la place de Saint-Joseph, lors de la foire de Budapest. Je suis profane, je puis vous dire ce que j'ai vu et non l'expliquer ou le prouver.
Je demandai à Rose si elle serait heureuse d'avoir un amant tel que Ferry. Elle me répondit qu'elle ne désirait pas un homme tant qu'elle m'avait. Enfin elle me dit que si elle consentait à sacrifier sa virginité à un homme, elle ne le ferait que pour me faire plaisir. Ferry ne lui était pas plus désirable que tel autre que je lui octroierais.
Il y a très peu de femmes qui connaissent le plaisir d'assister aux ébats amoureux d'un couple. Il y a aussi très peu d'hommes qui ne méprisent pas une femme qui se donne devant eux à un autre. Ferry et moi sommes de ces rares exceptions.
Il m'avait souvent demandé de me donner à un homme devant ses yeux. Je n'avais pu y consentir. Je dois avouer que je le soupçonnais de vouloir me quitter et qu'il cherchait une raison pour le faire. Je ne pouvais croire qu'il goûterait du plaisir à ce spectacle. Il me cita plusieurs exemples historiques, celui surtout de ce héros vénitien, Gatta Melatta, qui ne s'alliait avec sa femme que si celle-ci s'était auparavant abandonnée aux caresses d'un autre homme. Il décida donc d'enseigner l'amour à Rose, et je devais ensuite en faire autant avec un jeune homme.
J'eus beaucoup de peine à convaincre Rose de le faire. Elle se jeta dans mes bras, pleurait, disait que je ne l'aimais plus. Je dus lui prouver le contraire, je l'embrassai, la caressai, je lui dis tout ce que je trouvais de convaincant pour lui prouver qu'elle me ferait plaisir en accomplissant ce sacrifice. Au fond, je n'étais pas très convaincue moi-même, mais Ferry étant là, je n'osais pas reculer et je jouai mon rôle du mieux que je pus. À la fin, elle me parut convaincue et Ferry en profita aussitôt. Rose avait fermé les yeux et tremblait de tous ses membres. La petite rosse, elle ne voulait pas avouer combien je l'avais convaincue. Je vis tout cela le cœur gros, car bien que la jalousie ne fût pas mon défaut, je trouvais que c'était dommage et que Rose aurait été plus à moi si elle ne connaissait aucun homme et qu'en somme c'était la vraie raison de mon amour pour elle.
Cependant tout se passa le plus agréablement du monde, et depuis cette nuit je ne comprends plus du tout la jalousie des femmes. Il me semble que c'est beaucoup plus raisonnable et beaucoup plus naturel que ces choses ne se passent pas comme elles se passent dans les pays civilisés. La jouissance est augmentée par la présence d'une troisième personne. La volupté n'a pas seulement pour but la perpétuation de l'espèce; le but de la nature est aussi la volupté, ceci est ma conviction.
Dès le lendemain, Ferry me rappela de tenir ma promesse. Il me garantit que personne ne le saurait. Je devais l'accompagner en voyage.
C'était au printemps, le temps était magnifique. Il me dit que nous quitterions le lendemain Budapest. Il passa toute cette journée avec moi, il avait déjà fait ses visites d'adieu, on pensait qu'il avait quitté Budapest depuis trois jours.
J'avais un congé d'un mois. Je voulais aller à Presbourg, à Prague, revenir par Vienne où je devais donner quelques représentations, je pensais être de retour en juillet.
Nous quittâmes Budapest un dimanche, à deux heures de la nuit. Nous évitions de prendre le chemin de fer ou le bateau à vapeur; nous employions la voiture de Ferry ou la poste. Nous arrivâmes vers huit heures à Nessmely. Nous quittâmes alors la grande route, nous traversâmes Igmann et continuâmes notre voyage au sud-ouest. Nous arrivâmes vers midi dans la fameuse forêt de Bakony. Nous entrâmes dans une auberge au milieu de la forêt. La table était déjà dressée pour moi. Quelques hommes à sinistre figure étaient dans la cour et dans la chambre de l'auberge. Ils étaient armés de fusils, de pistolets et de casse-têtes. Je pensais que c'étaient des voleurs et j'étais un peu inquiète. Ferry s'entretenait avec eux en hongrois. Je lui demandai qui ils étaient; il me répondit qu'ils étaient de pauvres diables. Il ajouta que je n'avais rien à craindre. L'après-midi, nous remontâmes dans notre voiture; cinq hommes à cheval précédaient notre voiture, les autres étaient partis en avant.
Nous n'avancions plus aussi rapidement. Le chemin était défoncé, nous étions forcés d'aller un moment à pied. Enfin, nous arrivâmes au plus épais de la forêt. Ferry me proposa de faire une petite promenade, et la voiture se dirigea vers une maison que l'on voyait entre les arbres et qui avait l'apparence d'une auberge. Les brigands nous précédaient en écartant les branches. Au bout d'une heure, deux hommes vinrent à notre rencontre: l'un, de trente-quatre à trente-cinq ans, taillé en hercule, le visage sauvage et pourtant régulier; l'autre, un adolescent de vingt ans, aussi beau qu'Adonis. Ils faisaient aussi partie de la bande. Ferry me les présenta; puis il me dit que j'allais goûter l'amour avec ces deux hommes, que je n'avais rien à craindre d'eux, qu'ils ne savaient pas qui j'étais et qu'ils n'avaient aucune relation avec le monde extérieur.
Nous nous arrêtâmes dans une clairière. Une source assez profonde et large la traversait. L'hercule se mit à l'aise aussitôt; le jeune homme rougissait, hésitait; quand Ferry le lui eut commandé péremptoirement, il suivit l'exemple de son camarade. Ferry, me dit que je devais donner libre cours à mes sensations; que plus je serais passionnée, plus je lui ferais plaisir. Je connaissais ses pensées comme si je les avais lues. Je voulais lui faire plaisir et je résolus d'être très dissolue. J'appelai les deux hommes. Je les tirais vers moi... Lorsque tout fut fini et tous furent calmés, ils me portèrent dans la hutte, où Ferry me coucha dans un lit.
Puis-je vous raconter comment s'écoulèrent les trois jours que je passai dans cette forêt? Ferry avait congé. Je changeais tous les jours d'amants. Il y avait neuf brigands. Le troisième jour, nous célébrâmes une grande orgie, avec des paysannes, des femmes et des filles qui étaient venues. Agrippine aurait envié nos saturnales. Ces paysannes étaient aussi raffinées, adroites et voluptueuses que les dames de l'aristocratie de Budapest.
J'eus le temps de me reposer durant ma tournée. Rose m'accompagnait seule. Ferry me quitta après de tendres adieux. Il était temps de reprendre des forces, ces débauches m'auraient tuée.
Je n'ai rien à vous dire des deux années que je passai encore à Budapest, ni de mon engagement d'un an à Prague. J'appris à estimer ce proverbe français: «Ni jamais, ni toujours, c'est la devise des amours».
VI
À FLORENCE
J'avais atteint ma vingt-septième année. Mes parents étaient morts dans l'intervalle d'une semaine, emportés par une épidémie. J'étais pour ainsi dire seule au monde. J'avais perdu de vue ma parenté. Ma vieille tante, chez qui j'avais logé à Vienne en débutant au théâtre, dura le plus longtemps; elle mourut un an après que j'eus quitté Budapest. Ce cousin dont je vous ai parlé avait suivi la carrière militaire. Il avait perdu la mauvaise habitude de son enfance et était devenu un tel roué que les débauches le tuaient. J'avais beaucoup de chance d'un côté, pourtant j'avais dû supporter quelques durs chagrins. Je perdis mes deux premiers amants: Arpard A..., qui dut partir à Constantinople, où il avait un emploi à l'ambassade, et Ferry, qui émigra en Amérique. Avant ce départ, qui était forcé, il m'écrivit une longue et tendre lettre où il me jurait un éternel amour. Il m'écrivait qu'il voulait m'épouser si je le suivais en Amérique. Il n'osait plus rester en Europe, car il y risquait sa vie. Les bandits, dont quelques-uns avaient eu mes faveurs, furent arrêtés. Hercule et le bel adolescent finirent à la potence. Il ne me restait plus que Rose pour me rappeler les joyeuses journées passées à Budapest.
Je ne veux pas vous parler de ma carrière artistique. Ceci ne vous intéresse pas; si vous voulez la connaître, vous n'avez qu'à ouvrir les journaux, ce que vous avez sûrement fait.
Dans une grande ville d'Allemagne, je fis la connaissance d'un imprésario italien, qui m'avait entendue chanter dans un concert et dans un opéra. Il me rendit visite chez moi et me fit la proposition de le suivre en Italie. Je parlais parfaitement l'italien. Il me dit que pour pouvoir concourir avec les plus célèbres cantatrices d'Italie, il ne me manquait que l'habitude des immenses scènes de San Felice, de la Scala ou de San Carlo. Si j'avais du succès en Italie, mon avenir était assuré; j'avais la gloire. Je devais débuter au théâtre Pergola, à Florence. Je n'hésitai pas longtemps; je signai un engagement de deux ans; j'avais un gage de trente mille francs et deux soirées à mon bénéfice.
En Italie, j'avais moins à risquer que partout ailleurs où j'avais déjà chanté. Personne ne s'occupe de la conduite d'une femme non mariée. Cette apparente vertu féminine, qui est tant en honneur dans le reste de l'Europe, n'a aucune valeur en Italie. On l'exige plutôt d'une femme mariée que d'une fille. Je trouve ceci très raisonnable, et quand une dame qui a déjà connu toutes les nuances de l'amour veut se marier, les Italiens ne s'occupent pas de sa vie passée, ils ne sont pas tant scrupuleux. Aucun homme ne compte sur une vierge si la fiancée a plus de quinze ans.
À vingt-sept ans, j'atteignais l'apogée de ma beauté. Ceux qui m'avaient connue à Vienne ou à Francfort me certifiaient que j'étais beaucoup plus belle qu'à vingt ou vingt-deux ans.
J'avais une nature robuste et puissante. Mon tempérament était de fer, mais j'avais la force de maîtriser mes désirs quand je voyais que les plaisirs de l'amour attaquaient ma santé. À Francfort, j'avais passé deux années de chasteté; après avoir quitté Budapest, je restreignis même mes relations avec Rose. Celle-ci ne me provoquait jamais. Elle semblait partager tous mes sentiments. Notre accord était aussi parfait que celui des deux jumeaux siamois. Je tenais un journal. Comment pourrais-je, si je ne l'avais pas fait, vous raconter ainsi ma vie dans tous ses détails! En feuilletant, j'y trouve qu'après ma liaison avec Ferry, qui dura dix mois, je partageai, dans l'espace de cinq ans, soixante-deux fois les plaisirs avec Rose, en moyenne une fois par mois. N'est-ce pas le «nec plus ultra» de la tempérance? Et durant cette époque, je n'accordai pas la moindre faveur à un homme. J'étais en bonne santé, je vivais bien, je soignais mon corps et ne commettais aucun excès.
À Florence, je fis la connaissance d'un homme très intéressant, de cet Anglais dont je vous ai déjà parlé. Ce n'était plus un jeune homme, il comptait déjà cinquante-neuf ans. Je pouvais parler de tout avec lui, il était un parfait épicurien et étudiait la nature humaine; ses opinions s'harmonisaient avec les miennes. J'appris à mieux me connaître, grâce à lui. Il m'expliqua bien des choses dont je n'avais pas la clé. Je savais depuis longtemps que la nature de la femme est tout autre que la nature de l'homme, mais je n'avais pu deviner pourquoi. Il m'en donna les raisons physiologiques et psychologiques. Sa philosophie était simple et claire; il était impossible d'affaiblir ses principes, basés sur la raison. Il n'était pas du tout cynique; dans la société, on le prenait pour un homme très moral, bien qu'il ne feignît aucune vertu. Il me faisait doucement la cour, non pas pour atteindre ce que tout homme convoite, mais parce que j'étais capable d'écouter et de comprendre ses paroles. Pourtant, je remarquais qu'il aurait été très heureux de me posséder corporellement. Ceci est naturel. Je ne suis pas un Narcisse féminin, mais j'ai conscience de mes qualités physiques et spirituelles; je n'ai qu'à me regarder dans un miroir et à comparer ma beauté à celle des autres femmes. Vous m'avez avoué vous-même que vous n'avez jamais vu un corps féminin aussi bien proportionné que le mien, et ceci bien des années après ma connaissance avec sir Ethelred Merwyn.
J'étais piquée d'entendre l'Anglais faire continuellement ma louange, sans jamais essayer d'attaquer mon cœur ou quelque chose d'autre,—on dit cœur par euphémisme. Ma coquetterie était vaine. Il m'avait tout expliqué; mais je voulais encore savoir pourquoi il se faisait stoïque avec moi.
Un proverbe dit: «Si la montagne ne vient pas vers Mohamed, Mohamed doit aller vers la montagne.» Sir Ethelred était la montagne et si je voulais obtenir mon explication, je devais être le prophète.
—Je vous permets pourtant tout, sir Ethelred, lui dis-je une fois; pourquoi ne dépassez-vous jamais, quand vous me faites la cour, les limites de la plus stricte amitié? Vous avez été un grand Lovelace, ainsi que vous me l'avez dit; je sais même que vous faites encore plus d'une conquête.
—Vous vous trompez, madame, je ne fais plus de conquête, me répondit sir Ethelred. Vous n'allez pas croire que ce qu'un vieillard change contre de l'or soit des conquêtes.
—Je ne parle pas des lorettes et d'autres femmes légères. Vous ne répondez qu'à une partie de ma question. Me prenez-vous pour une coquette sans cœur, qui s'enorgueillit de vous enchaîner à son char de triomphe? Pensez-vous que vous ne pouvez pas inspirer de l'amour à une femme de mon âge?
—Je crois que c'est possible. Si vous m'accordiez vos faveurs, vous le feriez par pitié et non par amour. Ça serait tout au plus un désir maladif. Vous n'avez connu que des hommes jeunes. Vous voudriez me voir ridicule.
—Vous êtes injuste envers vous-mêmes et envers moi. Je vous ai déjà raconté que j'ai connu un homme qui dédaignait toute conquête qui ne venait pas s'offrir volontairement. Êtes-vous aussi vaniteux et exigez-vous quelque chose de semblable de la femme? Mais vous ne risquez rien si vous recevez une réponse défavorable, puisque vous pouvez la mettre sur le compte de votre âge. Tandis qu'une femme se sent fort humiliée si vous jouez auprès d'elle le rôle du chaste Joseph. Trop de timidité et de modestie ne vont pas à un homme.
—Mais il lui sied encore moins de faire dire de soi qu'il est un vieux faune.
—Vous êtes encore bel homme et vous possédez des qualités, qui font oublier vos ans. Voyons, si, méprisant les préjugés de mon sexe, je vous disais que vous pouvez tout oser, tout espérer de moi, tout exiger, ne vous décideriez-vous pas à accepter ces faveurs inespérées?
—Ceci est impossible. Vous ne le ferez jamais.
—En tout cas, vous pouvez me dire si vous me refuseriez oui ou non?
—Je serais fou de refuser; j'accepterais, dit sir Ethelred.
—Mais vous me mépriseriez au fond du cœur, comme une hétaïre ou une Messaline?
—Pas du tout. Le goût et les caprices d'une femme sont innombrables. Je vous aimerais et cet amour me rendrait le plus heureux des mortels.
Il était en pleine contradiction avec ce qu'il venait d'affirmer. Je m'étais approchée de lui, je mis ma main sur son bras et le regardai avec tant de douceur qu'il aurait dû être de pierre pour résister. Je déteste la coquetterie tant qu'elle n'est pas une arme de conquête ou de vengeance. Sir Ethelred avait toujours été mon ami, je n'avais aucune raison de me venger. Je ne veux pas dire non plus que je l'aimais; mais il était possible que des relations plus intimes réveillassent ce sentiment. Je le poussai tant qu'il oublia tous ses principes, tomba à mes pieds, embrassa mes genoux et mes pieds, et devint plus entreprenant. Je n'opposais aucune résistance, je le laissais faire.
Il me serra ensuite dans ses bras.
—Doutez-vous encore? lui dis-je tendrement.
—Je crois rêver. Je n'osais espérer un tel bonheur. Je ne le comprends pas encore. Je suis votre esclave, je ne vous refuserai rien.
Puis tout se passa d'abord le mieux du monde, ensuite sa façon de se comporter m'épouvanta. J'ai entendu dire que certaines personnes étaient frappées d'une attaque dans une telle situation; cela arrive plus souvent aux hommes qu'aux femmes. Cela doit être terrible de serrer un cadavre dans ses bras.
Sir Ethelred semblait avoir deviné mes pensées. Descendus au jardin, nous causâmes sur ce sujet.
—Mon Dieu, ne savez-vous donc, pas à quelles aberrations une passion excessive mène? Il y a eu beaucoup de cas où des hommes ont violé des cadavres. La loi ne sévirait pas, si cela n'existait pas. Je ne sais pas si cela arrivait jadis plus souvent qu'aujourd'hui; aujourd'hui, cela se passe encore. Durant les guerres de Napoléon, cette passion eut même de sérieuses suites pour la victime. Peu de jours avant la bataille d'Iéna, un officier fut logé chez un pasteur protestant. La fille du pasteur venait de mourir, c'est-à-dire que le médecin qui la soignait venait de remplir son bulletin de mort. Ce n'était qu'un cas aigu de catalepsie. La fille devait être enterrée après le départ des soldats. L'officier, séduit par la beauté du cadavre, le viola. L'électricité réveilla la jeune fille. Qui connaît donc le galvanisme de cet acte? Elle conçut même. Ses parents furent très agréablement surpris de la trouver éveillée le lendemain matin. Elle devint mère et ne connaissait même pas le père de son enfant, un garçonnet robuste et fort bien fait. La chose s'expliqua plusieurs années plus tard, quand l'officier repassa par hasard dans ce village. La chose fit beaucoup de bruit. MM. les soldats avaient plusieurs cas semblables sur la conscience. Quand on en surprenait un en flagrant délit, il s'excusait en disant qu'il l'avait fait par pure humanité, afin de ressusciter la fille. Naturellement, aucun ne réussissait, car ces cas de catalepsie sont excessivement rares et le moyen n'est pas toujours efficace. Le viol des cadavres est encore très fréquent, il est plutôt pratiqué par des personnes de l'aristocratie que par des personnes du peuple. Parmi toutes les histoires que je connais, je vais vous raconter celle du ministre autrichien, le prince de S... Il se faisait amener tous les morts de l'hôpital dans son appartement, soi-disant pour faire des études anatomiques, car il était dilettante de médecine. Les médecins découvrirent qu'il violait ces cadavres, car une fois le cadavre d'une vierge ne rentra pas intact à l'hôpital.
Cette passion est très dangereuse pour celui qui s'y adonne, elle peut même être mortelle. Les poisons qu'un cadavre sécrète sont très violents. Ce danger est encore plus grand dans les pays chauds, car les cadavres s'y décomposent plus rapidement. Ce vice est très répandu en Italie; le climat est très énervant et l'Italien fait usage de tout pour assouvir ses passions. L'onanisme, la sodomie et le viol des cadavres sont très développés ici. Oui, on assassine sur commande et on apporte les victimes palpitantes à des débauchés. Le procès d'un fabricant de salami a fait beaucoup de bruit ces derniers temps. Non seulement il assassinait ses victimes, mais il les violait avant ou après. Quand une femme est exécutée en Italie, ce qui n'est pas très rare dans les États de l'Église, on peut être sûr que vingt-quatre heures après son cadavre a été violé; si bien que des maris qui n'avaient pas été cocus du vivant de leur femme le sont après sa mort. Cela se passe également en France et en Angleterre, tout particulièrement à Londres, où la police est mal organisée et très faible. Le plus grand crime que l'homme puisse commettre, c'est de se mutiler soi-même; avez-vous jamais entendu dire que la loi l'en punisse?
Ce que sir Ethelred me racontait me remplissait d'effroi. Tous ces crimes le laissaient indifférent. D'après lui, l'automutilation et le viol des cadavres étaient des habitudes dangereuses; seulement, si elles nuisaient à celui qui s'y adonnait, la loi ne devait pas punir l'automutilation, ni le viol des cadavres, ni le suicide ou plutôt la tentative de suicide; les lois ne punissent que les actes qui attaquent la volonté, la santé ou le bien des autres.
Tout ce qu'il me racontait me faisait trembler, ces crimes étaient trop lugubres, je ne pouvais y croire.
—Il me serait facile de vous convaincre de la véracité de ces choses si je ne craignais de vous voir changer de sentiments à mon égard. Il me suffirait de vous mener dans les endroits où ces choses s'accomplissent.
—Quoi, ici, à Florence?
—Non, pas ici, mais à Rome, me répondit sir Ethelred. Vous y irez comme en tournée.
—Bon. Je vous promets que mon amour ne s'en ressentira pas et que j'aurai assez de force pour assister avec calme à ces choses. Mais vous devez me promettre que je ne devrai pas y prendre activement part, ni qu'un assassinat aura lieu devant moi. Je ne voudrais pas non plus voir de ces tortures qui mutilent pour toujours les victimes. Ces dernières doivent s'offrir volontairement; car je ne voudrais pas assister à ces horreurs décrites dans le livre de Sade.
Une passion maladive et fiévreuse s'empara de moi; j'étais inquiète, et Dieu sait où elle m'aurait poussée, si les actes que je devais bientôt voir n'avaient éloigné de moi ces envies. Je vais tout vous raconter, j'espère que vous ne me condamnerez pas. Si jamais nous nous rencontrons, vous m'expliquerez, au contraire, ces choses.
Le temps passait très vite en compagnie d'un aussi galant homme. Nous étions très tempérants quant à l'amour. Il était toujours prêt à de nouveaux jeux, mais je craignais pour sa santé. Je l'aimais trop pour ne pas vouloir lui épargner une humiliation.
Nous allâmes à Rome et sir Ethelred tint parole le troisième jour. Il dut payer une immense somme pour pouvoir contenter ma curiosité.
La veille au soir, il y avait eu deux exécutions au garrot. Un brigand des Abruzzes et sa femme, une ravissante personne, furent étranglés place Nacona. Sir Ethelred avait loué une fenêtre proche de la potence. À travers ma lorgnette, je pouvais suivre tous les mouvements musculaires du visage de ces deux malheureux; je souffrais cruellement. Je ne pouvais oublier ces deux visages d'épouvante. Sir Ethelred lisait dans mes pensées, il me dit:
—Vous les reverrez encore.
Je restai quinze jours à Rome. La fin de mon séjour fut troublée par la mort subite de mon ami. Il mourut de la malaria, cette terrible épidémie qui a déjà fait tant de victimes. Je ne l'abandonnai point jusqu'à son dernier souffle; je lui fermai les yeux. Dans son testament, il me léguait toute sa fortune, ses pierreries et ses antiques qu'il avait collectionnés dans ses voyages.
Cette mort inattendue me dégoûta de l'Italie et je fus heureuse de signer un engagement avec un imprésario qui m'emmenait à Paris, à l'Opéra-Italien.
VII
À PARIS
À mon arrivée à Paris, les deux cas qui révolutionnaient l'opinion vous sont sans doute connus, quoique les journaux les aient incomplètement racontés à cause du scandale des débats. Les assises étaient pourtant publiques, j'y ai vu des dames de la plus haute aristocratie et des demi-mondaines.
Mes aventures à Paris ne sont pas fort différentes de ce qu'elles ont été dans toutes les autres villes. Je vais donc vous raconter ce que j'ai pu apprendre sur ces deux affaires. Les procès se firent en même temps, bien que les crimes n'eussent pas eu lieu à la même date. Un aristocrate était incriminé dans l'une d'elles, sa famille avait tout fait pour étouffer l'affaire; elle y aurait réussi si de nouveaux témoins n'étaient venus et si les journaux n'avaient fait beaucoup de bruit autour de la deuxième affaire. L'inculpé était un homme du peuple, il fut tout de suite emprisonné et jugé. Dans la première affaire, on releva non seulement viol, mais aussi assassinat et non seulement sur une, mais sur plusieurs personnes. L'assassin et le violateur étaient deux individus différents, mais ils étaient en étroits rapports.
Au faubourg Poissonnière vivait un charcutier célèbre par la qualité de ses pâtés. Sa boutique ne désemplissait pas. Le peuple racontait beaucoup de bêtises sur la fabrication de ces pâtés, et le bruit se répandit qu'il employait de la chair humaine. Une perquisition eut lieu, on découvrit qu'il n'employait pas de la viande ordinaire, mais que c'était de la viande animale: il employait des chiens, des chats, des écureuils, des moineaux, etc. Chaque fois que la célébrité de ces pâtés reprenait, des bruits infâmes recommençaient à circuler. À la longue, la police n'y prit plus garde et même le public s'en lassa.
Environ dix-huit mois avant mon arrivée à Paris, on avait arrêté un coiffeur pour avoir coupé la gorge à un de ses clients. Les recherches permirent d'établir qu'il avait déjà commis plusieurs assassinats et qu'il vendait les cadavres à son beau-frère, qui était charcutier. La chair des cadavres était hachée, la complicité du beau-frère n'était pas sûre. À l'interrogatoire, l'accusé dit que l'un de ses confrères en faisait tout autant et qu'en plus il poursuivait un double but: car, premièrement, il fournissait les cadavres des jeunes filles impubères à un grand débauché, qui en abusait; ensuite, il les revendait une seconde fois au pâtissier. Le procureur général incrimina le débauché, mais celui-ci, qui avait été présent à l'interrogatoire du coiffeur, eut le temps de faire disparaître toutes traces de complicité. On découvrit des traces de sang et des os dans la cave du deuxième coiffeur, mais on ne put établir nettement son crime. On le laissa en liberté et il n'en fut plus question.
Six semaines avant mon arrivée, un agent des mœurs surprit un employé de la morgue en train de violer le cadavre d'une jeune fille repêchée dans la Seine. L'homme fut condamné à dix ans de galères. Cette condamnation fut trouvée trop forte par le public et les journaux, et la Cour de cassation la commua en deux ans de travaux forcés.
Cette deuxième affaire réveilla la première, car les journaux firent beaucoup de bruit autour du coiffeur-charcutier. Celui-ci, qui se croyait à l'abri de toute nouvelle poursuite, protégé comme il était par son client, avait oublié toute prudence. Un beau jour, la police perquisitionna chez lui et découvrit le cadavre d'une petite fille de dix ans. L'examen médical établit que la fillette avait été violée, mais il ne put fixer si elle l'avait été avant ou après l'assassinat.
L'assassin fut condamné à la guillotine; le condamné nia d'avoir des complices devant la Cour de cassation; quand il vit que rien ne pouvait le sauver, il avoua qu'il fournissait le cadavre des fillettes égorgées au duc de P..., qui les lui payait vingt napoléons d'or pièce. Il dit encore que c'était le duc qui l'avait poussé à attirer des fillettes dans sa boutique pour les assassiner. Le duc fut incriminé dans l'affaire, il nia énergiquement toute complicité. Le viol des cadavres était évident et il savait que les filles étaient assassinées. Son avocat fut assez adroit pour ne le faire accuser que de viol, sa condamnation fut petite en comparaison de l'immensité de son crime. Le coiffeur était un ancien valet de chambre du duc, tout le monde était convaincu de sa complicité.
J'appris par hasard à connaître une demi-mondaine. C'était la maîtresse du prince russe D..., une femme d'une rare beauté et très bien conservée pour son âge. Elle avait au moins trente-trois ans; je lui en aurais à peine donné vingt-cinq. Son amant dépensait des sommes folles pour elle. Il me fit un brin de cour, je n'aurais eu qu'un mot à dire pour le capter. Je lui dis rondement qu'il devait laisser toute espérance. Grâce à la largesse de mon ami défunt, je possédais une respectable fortune. Le Russe me déplaisait, il était très laid, avait passé la cinquantaine, il portait une perruque et se teignait la moustache. J'ai toujours méprisé les hommes qui tâchent de cacher leur âge. Sir Ethelred avait les cheveux gris, mais il aurait eu honte de porter une perruque.
À Paris, j'eus encore meilleure opinion des Hongroises. J'en rencontrai quatre, Mathilde de M..., une fille naturelle du prince O..., vendue par sa mère à un riche cavalier. Elle s'émancipa et se maria avec un riche banquier parisien. Sarolta de B..., ma collègue du Théâtre Lyrique, qui devint mon amie intime. Nous nous décidâmes à aller ensemble à Londres et à nous engager au théâtre du Covent-Garden. Sarolta n'était pas ma rivale, elle ne jouait que dans les opéras lyriques. Elle était charmante et encore très naïve. Elle jouait avec les hommes sans rien leur accorder. Elle craignait aussi de devenir mère. La troisième était une certaine Mme de B..., la femme d'un colonel hongrois. Il vivait avec elle en bigamie, car il n'était pas divorcé de sa première femme. Quand il apprit l'arrivée de cette dernière, il s'enfuit à Constantinople et embrassa l'islamisme. La quatrième s'appelait Jenny K..., et elle était la fille d'un avocat de Budapest. Elle et ses trois sœurs vivaient du marchandage de leurs charmes. Elles avaient commencé le métier à bas prix. Un comte s'amouracha de Jenny et la mit ainsi à la mode. Jenny eut beaucoup de chance et vint avec ses sœurs à Paris. Elles comptaient parmi les dames les plus élégantes de la bohème dorée. Un cavalier italien, le marquis M..., épousa plus tard Jenny, sans la garder longtemps, car il mourut après deux ans. Jenny lança alors son filet sur un prince souverain, qui la mena à l'autel.
VIII
À LONDRES
Sarolta et moi, ainsi que je vous l'ai dit dans le précédent chapitre, avions décidé d'aller à Londres. J'avais vécu assez simplement à Paris. J'étais très prudente en amour et je ne négligeais jamais d'employer les préservatifs dont je vous ai parlé.
Avant de vous parler de mon séjour à Londres, je dois vous parler de l'homme qui m'aurait rendue malheureuse sans votre aide, mon très cher ami. Je vous ai déjà tout raconté oralement, il est donc inutile de vous le raconter par écrit. Je n'ai jamais rencontré un homme aussi têtu. Je fis sa connaissance trois mois après mon arrivée à Paris. Il avait le renom d'être le plus grand roué de la capitale de la France. Malgré ma froideur, il me poursuivait partout, il vint même à Londres, où il se logea vis-à-vis de chez moi. Je crus d'abord qu'il était fou, puis qu'il m'aimait démesurément, jusqu'à ce que je reconnusse, pour mon malheur, que toute sa conduite n'était que vanité et vengeance. Mais il était trop tard. Je ne veux plus parler de lui, son souvenir m'est haïssable. Je l'aimais, jusqu'à ce qu'il me trahît doublement: d'abord en me faisant négliger ma prudence habituelle, puis en me contaminant. À Londres, il n'osait pas me poursuivre ouvertement, car j'aurais pu appeler l'aide de la police, et il n'osa pas m'attaquer, comme il le fit plus tard dans un autre pays et dans d'autres circonstances.
Nous louâmes, Sarolta et moi, un coquet appartement à Saint-James Wood, dans les environs immédiats du Regentspark. C'était au commencement de la saison. Le temps est magnifique au mois d'avril. Notre cottage était entouré d'un petit jardin avec quelques arbres fruitiers, une charmille et des chemins soigneusement ratelés. Nous nous y promenions tous les matins après le lunch. Parfois nous restions dans notre chambre, qui avait une très belle vue sur le Regentspark.
Un matin, Sarolta était dans ma chambre et nous mangions du gâteau la fenêtre ouverte. Nous en jetions les miettes aux rouges-gorges, qui venaient les picoter jusque dans notre main. Une faible brise agitait les arbres, le parfum des lilas nous enivrait. J'étais en chemise et je m'appuyais sur l'épaule de Sarolta.
—Regarde donc, me dit celle-ci, n'est-ce pas étrange de voir un monsieur aussi élégamment mis en compagnie de cinq ou six vauriens? Et elle me montrait du doigt un massif de verdure du Regentspark.
Je regardai et je vis un monsieur qui tenait par la main deux petites filles misérablement vêtues et pieds nus. Il les mena dans un endroit que je connaissais bien et qui était un des plus retirés du parc. Je compris immédiatement que c'était un débauché qui voulait séduire ces pauvres enfants, ce qui n'est pas rare à Londres.
Je fis signe à un agent de ville qui passait justement et je lui dis ce que je venais de voir. L'agent se précipita vers l'endroit indiqué et disparut dans la verdure. Bientôt il réapparut en compagnie du monsieur, dont la toilette était légèrement en désordre. Je pris ma lorgnette et je suivis des yeux ce qui se passait dans le parc. L'agent se disputait avec l'homme, les petites filles étaient tout autour, des enfants de cinq à neuf ans; elles aussi parlaient fiévreusement. L'une d'elles alla vers la plus petite et désigna le monsieur. Elle aurait poussé plus loin sa démonstration si le sergent de ville ne l'en avait empêchée. Un groupe se forma, j'entendis des promeneurs crier: «Take him in charge. (Arrêtez-le.)» Un second agent arriva et le groupe s'éloigna dans la direction du poste de police de Marylebone.
Quelques jours plus tard, nous lûmes le nom de ce gentleman dans le journal. L'agent qui l'avait arrêté et les petites filles étaient les témoins à charge. Le cas était assez intéressant. Nous assistâmes aux débats. Ce que les petites racontaient était assez piquant. L'accusé ne fut pourtant pas condamné. C'était un riche commerçant. Il se retira, après avoir été vertement semoncé par le juge.
Les lois anglaises, la justice et le public en général sont assez coulants à cet égard. Je me souviens de bien des cas où j'aurais décidé tout autrement que les juges anglais. C'était un de mes passe-temps favoris que de lire les rapports policiers et particulièrement les délits de mœurs. Un jeune Français qui était légèrement gris prit un baiser à la fille de sa patronne. Il fut condamné à six semaines d'arrêt. Une forte peine pour un baiser.
Les tribunaux sont surtout coulants avec les ecclésiastiques. Un pasteur avait deux jeunes filles en pension. Il leur apprit toutes sortes de choses immorales. Il les prenait dans son lit, etc., etc., et fut condamné par les jurés aux travaux forcés. L'évêque de Canterbury le prit sous sa protection et le procès fut révisé. Les deux fillettes durent comparaître; l'une avait douze ans, l'autre sept. Les questions posées troublèrent ces pauvres enfants. Elles furent facilement convaincues de culpabilité. Comme si deux enfants pouvaient séduire un homme mûr! Elles furent envoyées dans la maison de correction de Hollowey, tandis que le véritable coupable, le révérend Hatchet, fut libéré. Oui, et parce qu'il avait été deux ou trois semaines en prison, il fut considéré comme un martyr. On fit une quête en sa faveur et il reçut un bon presbytère.
Vous connaissez mes opinions sur ce point, sur ce qu'on nomme débauche; vous savez que je ne suis pas d'accord avec l'opinion du plus grand nombre. Je crois que chacun, homme et femme, est libre de faire ce qu'il veut avec son corps tant qu'il ne porte pas atteinte à la liberté d'autrui. Il est punissable d'employer la violence, de séduire par des promesses, par l'excitation des sens ou grâce à des narcotiques qui aliènent la volonté. Tant que j'ai goûté l'amour et pratiqué toutes les espèces de volupté, je n'ai jamais obligé personne à se soumettre à ma guise. Je vous ai raconté comment Rose est devenue mon amie; elle l'est encore.
Je restai trois années à Londres. Mon engagement n'était que pour deux ans, mais je le renouvelai, car je m'y plaisais beaucoup. Pendant mon séjour, je lus assidûment les journaux. Je vis que les hommes étaient partout les mêmes, que les désirs et les passions poussaient à des vices et excusaient aussi bien l'acte sexuel normal que les relations maladives et perverses entre personnes du même sexe.
En France, en Italie, et probablement aussi en Allemagne, des crimes se commettent, tout comme à Londres, par volupté.
Le cas le plus terrible est celui d'un jeune Italien nommé Lanni avec une fille de joie. Il avait étranglé la fille au moment de l'extase. Des juristes anglais m'ont dit que si Lanni n'avait pas dépouillé sa victime, car il lui avait volé ses bijoux, sa montre et son argent, et que s'il n'avait pas acheté un billet pour filer à Rotterdam, ce qui faisait présumer que le crime était prémédité, il n'aurait pas été poursuivi pour assassinat et condamné à mort. La strangulation d'une fille de joie au moment de l'extase est assimilée aux meurtres par imprudence et n'est pas punie de mort.
Comme la peine de mort n'est pas graduée, il est terrible qu'elle soit si souvent appliquée. Elle n'est pas juste. Ce Lanni était beaucoup plus coupable qu'un de ses compatriotes, qui tua, dans un moment de jalousie et de rage, son rival au moment où il sortait du lit de son adorée. Il essaya de se tirer un coup de revolver dans la tête, mais ne se fracassa que la mâchoire. On le soigna avec les plus grands soins pour lui conserver la vie; ensuite, on le pendit. Ceci est cruel et barbare.
Je clos cette liste déjà trop longue des criminalités londoniennes pour vous raconter mes aventures personnelles.
Je rencontrai à Londres une ancienne collègue, Laure R..., qui eut plus tard beaucoup de chance: un des plus riches cavaliers d'Allemagne, le comte prussien H..., s'en éprit, en fit sa maîtresse et l'épousa ensuite. H... n'était plus très jeune; il lui laissa après sa mort une fortune estimée à plusieurs millions d'écus. Elle acheta une des plus grandes propriétés de Hongrie dans les environs de Pressbourg.
Sarolta n'eut pas le succès qu'elle escomptait. Elle quitta Londres au mois d'août. Je restai donc seule avec Rose. On m'invitait dans le monde le plus fashionable, mais je m'y ennuyais; j'aurais voulu connaître la vie de la bohème dorée de Londres. Par bonheur, je retrouvai une lettre d'introduction de mon ami défunt chez une de ses cousines qui habitait le faubourg de Drompton. Je lui envoyai la lettre de sir Ethelred et ma carte de visite et reçus une invitation pour le soir même.
Mrs. Meredith—c'était son nom—était âgée de quarante-cinq à quarante-huit ans. Elle avait dû être très belle et avait dû jouir de la vie, car elle était assez fanée, ses cheveux étaient gris et son visage était sillonné de rides. Elle se poudrait beaucoup. Elle était philosophe, de la secte des épicuriens. Elle était très bien reçue partout, car elle avait beaucoup d'esprit et une bonne humeur inépuisable. Elle était en outre très aimable et assez riche pour faire des soirées chez elle. Ces soirées se composaient de personnes du même esprit, et bien des dames avaient un renom équivoque, quoiqu'elles fussent toutes de l'aristocratie. Malgré la liberté d'esprit et de conduite qui régnait dans ce cercle, ces soirées ne se déchaînaient jamais en orgies.
Malgré notre différence d'âge, nous devînmes bientôt de bonnes amies. Je lui avouai quelles relations j'avais eues avec son cousin. Elle me loua beaucoup de l'avoir favorisé de mon amour. Elle me fit entendre que sir Ethelred lui avait parlé de notre liaison, mais sans lui dire mon nom, car il était très discret. Meredith parlait très librement de toutes les choses. Elle me dit qu'elle n'avait pas encore renoncé à l'amour, mais que ça lui coûtait beaucoup d'argent. «Mon Dieu! disait-elle, je fais comme les vieillards qui achètent l'amour des jeunes femmes. Ceci ne déshonore jamais l'acheteur; mais tout au plus celui qui échange le plus grand bien contre le moindre.»
Comme elle allait partout, j'eus une belle occasion d'apprendre ce qu'il y avait de remarquable à Londres. Les Anglais sont très tolérants vis-à-vis des gens du théâtre et de la bohème. Ils ne les reçoivent pas dans leur société, ou alors, s'ils les invitent, ils les traitent comme des automates; ils sont très polis envers eux, mais quand le concert est terminé, ils ne les connaissent plus. Mais si un cavalier épouse une femme de la rue, on oublie aussitôt son passé, on la traite en grande dame, et si elle est l'épouse d'un lord, elle peut même assister au lever de la Reine. Je connais trois de ces dames, lady T..., la marquise de W... et lady O...
Certains locaux ne sont pas fréquentés par ces dames de la rue, ainsi les bals de Canterbury hall, Argyll Rooms, Piccadilly Salon, Halborn Casino, Black Eagle, Callwell et beaucoup d'autres. Ces nymphes, quoiqu'elles soient inscrites comme prostituées à la police, ne sont pas les parias de la société, comme sur le continent. Elles sont protégées par les lois si quelqu'un les insulte en leur donnant un titre déshonorant. Elles ne sont pas aussi déclassées qu'ailleurs. Elles ne s'appellent pas filles de joie, mais dames indépendantes. Il y a des locaux où elles tiennent des réunions et où tout le monde n'est pas admis, par exemple chez Mrs. Hamilton, Oxendo Street. Il faut être présenté par une de ces dames.
Mrs. Meredith me raconta ses aventures dans ces locaux et me demanda si j'avais envie d'en visiter quelques-uns en sa compagnie. J'acceptai immédiatement. Nous les visitâmes tous. J'eus l'occasion de faire des observations sur le caractère de ces filles; les Anglaises de cette caste sont beaucoup plus dignes que les filles des autres pays. Il y a aussi des femmes tout aussi débauchées qu'ailleurs, qui sont prêtes à faire tout pour de l'argent; il y a aussi des femmes de marbre qui dépouillent les hommes, des femmes qui n'ont plus aucun sentiment, plus de sensibilité; mais en général, les prostituées anglaises sont moins insolentes que les françaises; et même à Londres, elles sont bien différentes des françaises et des allemandes. Je dois avouer à ma honte que les prostituées allemandes sont les plus communes, les plus vulgaires de toutes. Elles doivent l'être, car elles sont moins belles que les anglaises et leur insolence force les hommes que leurs charmes ne peuvent attirer. On les reconnaît de loin à leur toilette tapageuse et à leur lourde démarche.
Mrs. Meredith possédait aussi une très belle campagne à Surrey, guère plus éloigné de Londres que Richmond. Elle y invita quelques jeunes prêtresses de Vénus. J'y vins moi-même en compagnie de Rose, qui malgré ses vingt-six ans était aussi belle que lors de notre rencontre. Notre société féminine comptait quarante à cinquante personnes; la fête devait durer trois jours.
—Nous allons voir, disait Mrs. Meredith, si nous ne pouvons pas nous passer des hommes.
Une large rivière traversait le jardin de Mrs. Meredith; elle n'était pas navigable; par endroit, nous pouvions la traverser à pied. Le jardin était entouré d'une haute muraille et les bords de la rivière étaient plantés de saules pleureurs. Ils faisaient comme un rideau; nous étions à l'abri de tout œil indiscret. Nous pouvions faire tout ce que nous voulions.
Le lit de la rivière était du sable le plus fin. Nous étions presque toujours dans l'eau, comme des canards; nous nous amusions, nous barbotions; j'étais la plus adroite nageuse. Dois-je vous dire tout ce que nous fîmes ensemble? Il y aurait trop à raconter et ma lettre serait deux fois plus longue, et je ne pourrais pas tout vous décrire. J'y renonce. Cependant je dois dire que quelques dames prétendaient même n'avoir jamais goûté telle volupté dans les bras d'un homme. Je comprends d'ailleurs pourquoi les Turques ne s'ennuient jamais dans leur harem et qu'elles ne peuvent pas être malheureuses en attendant leur tour de partager la couche de leur sultan. Déjà, la conscience de savoir que cette étreinte n'expose à aucune suite dangereuse rehausse beaucoup le plaisir.
Aucune de nous ne s'amusa autant que notre hôtesse. Le cinquième jour nous rentrâmes toutes à Londres, où mes devoirs m'appelaient.
J'aurais pu gagner d'immenses sommes à Londres si j'avais voulu faire la conquête des hommes. Lord W..., un fanatique de musique, qui dépensait des sommes folles avec toutes les actrices, me fit faire les offres les plus séduisantes, par l'entremise de ses connaissances masculines et féminines. Je les refusai, comme toutes celles qui me furent faites en Angleterre, et malgré ma liaison avec Mrs. Meredith, j'avais le renom d'être inabordable. Une dame qui m'invita au mariage de sa fille complimenta ma vertu autant que mon chant. Elle me parla aussi de Mrs. Meredith.
«Cette bonne dame, disait-elle, a un renom assez équivoque. Vous l'ignorez sans doute. Je crois que vous avez connu son cousin, si Ethelred Merwyn. On m'a même raconté qu'il a été votre amant. Il vous a recommandé sa cousine? Il ne savait pas qu'elle était débauchée. D'ailleurs, cela ne doit pas vous toucher, vous n'avez pas besoin d'en prendre note.»
Que l'opinion du monde est fausse! Sir Ethelred un stoïcien! Moi seule j'aurais pu le dire, car aucune femme ne le connaissait comme moi!
J'avais pris un garçon hindou à mon service; il était d'une grande beauté; il avait à peine quatorze ans. Je le pris parce qu'il me plaisait beaucoup. Il était mon esclave; son dévouement était sincère. Je le voyais souvent les yeux clos, perdu dans ses pensées et dans ses rêves.
Je n'ai plus rien à vous dire. Vous connaissez déjà tout ce qui m'arriva plus tard. Je vous l'ai raconté oralement, quand nous avons fait connaissance. Cette lettre est donc la dernière.