L'Oeuvre Poètique de Charles Baudelaire: Les Fleurs du Mal
[13]On ne se tromperait peut-être pas en pensant que Gazotte (autant celui du Diable amoureux que celui du récit de la Harpe) a été le trait d'union qui eut l'honneur de réunir dans la tête de Baudelaire l'esprit des écrivains de la Révolution et celui d'Edgar Poë.
PIÈCES EXTRAITES DES "ÉPAVES" (1866)
LE COUCHER DE SOLEIL ROMANTIQUE
Que le Soleil est beau quand tout frais il se lève,
Comme une explosion nous lançant son bonjour!
—Bienheureux celui-là qui peut avec amour
Saluer son coucher plus glorieux qu'un rêve!
Je me souviens!... J'ai vu tout, fleur, source, sillon,
Se pâmer sous son œil comme un cœur qui palpite...
—Courons vers l'horizon, il est tard, courons vite,
Pour attraper au moins un oblique rayon!
Mais je poursuis en vain le Dieu qui se retire;
L'irrésistible Nuit établit son empire,
Noire, humide, funeste et pleine de frissons;
Une odeur de tombeau dans les ténèbres nage,
Et mon pied peureux froisse, au bord du marécage,
Des crapauds imprévus et de froids limaçons.
LE JET D'EAU
Tes beaux yeux sont las, pauvre amante!
Reste longtemps sans les rouvrir,
Dans cette pose nonchalante
Où t'a surprise le plaisir.
Dans la cour le jet d'eau qui jase
Et ne se tait ni nuit ni jour
Entretient doucement l'extase
Où ce soir m'a plongé l'amour.
La gerbe épanouie
En mille fleurs,
Où Phœbé réjouie
Met ses couleurs,
Tombe comme une pluie
De larges pleurs.
Ainsi ton âme qu'incendie
L'éclair brûlant des voluptés
S'élance, rapide et hardie,
Vers les vastes cieux enchantés.
Puis elle s'épanche, mourante,
En un flot de triste langueur,
Qui par une invisible pente
Descend jusqu'au fond de mon cœur.
La gerbe épanouie
En mille fleurs,
Où Phœbé réjouie
Met ses couleurs,
Tombe comme une pluie
De larges pleurs.
O toi que la nuit rend si belle,
Qu'il m'est doux, penché vers tes seins,
D'écouter la plainte éternelle
Qui sanglote dans les bassins!
Lune, eau sonore, nuit bénie,
Arbres qui frissonnez autour,
Votre pure mélancolie
Est le miroir de mon amour.
La gerbe épanouie
En mille fleurs,
Où Phœbé réjouie
Met ses couleurs,
Tombe comme une pluie
De larges pleurs.
VARIANTES DE «LA PETITE REVUE» (8 juillet 1865).
Refrain, vers 1, 2, 3, 4 et 5.
La gerbe d'eau qui verse
Ses mille fleurs,
Que la lune traverse
De ses lueurs
Tombe comme une averse
LES YEUX DE BERTHE
Vous pouvez mépriser les yeux les plus célèbres,
Beaux yeux de mon enfant, par où filtre et s'enfuit
Je ne sais quoi de bon, de doux comme la Nuit!
Beaux yeux, versez sur moi vos charmantes ténèbres!
Grands yeux de mon enfant, arcanes adorés,
Vous ressemblez beaucoup à ces grottes magiques
Où, derrière l'amas des ombres léthargiques,
Scintillent vaguement des trésors ignorés!
Mon enfant a des yeux obscurs, profonds et vastes,
Comme toi, Nuit immense, éclairés comme toi!
Leurs feux sont ces pensers d'Amour, mêlés de Foi,
Qui pétillent au fond, voluptueux ou chastes.
HYMNE
A la très chère, à la très belle
Qui remplit mon cœur de clarté,
A l'ange, à l'idole immortelle,
Salut en immortalité!
Elle se répand dans ma vie
Comme un air imprégné de sel,
Et dans mon âme inassouvie
Verse le goût de l'éternel.
Sachet toujours frais qui parfume
L'atmosphère d'un cher réduit.
Encensoir oublié qui fume
En secret à travers la nuit.
Comment, amour incorruptible,
T'exprimer avec vérité?
Grain de musc qui gis, invisible,
Au fond de mon éternité!
A la très bonne, à la très belle
Qui fait ma joie et ma santé,
A l'ange, à l'idole immortelle,
Salut en immortalité!
VERS POUR LE PORTRAIT
DE M. HONORÉ DAUMIER
Celui dont nous t'offrons l'image,
Et dont l'art, subtil entre tous,
Nous enseigne à rire de nous,
Celui-là, lecteur, est un sage.
C'est un satirique, un moqueur;
Mais l'énergie avec laquelle
Il peint le Mal et sa séquelle
Prouve la beauté de son cœur.
Son rire n'est pas la grimace
De Melmoth ou de Méphisto
Sous la torche de l'Alecto
Qui les brûle, mais qui nous glace:
Leur rire, hélas! de la gaîté
N'est que la douloureuse charge;
Le sien rayonne, franc et large,
Comme un signe de sa bonté!
LOLA DE VALENCE
INSCRIPTION POUR LE TABLEAU D'ÉDOUARD MANET
Entre tant de beautés que partout on peut voir,
Je comprends bien, amis, que le désir balance;
Mais on voit scintiller en Lola de Valence
Le charme inattendu d'un bijou rose et noir.
SUR LE TASSE EN PRISON
D'EUGÈNE DELACROIX
Le poète au cachot, débraillé, maladif,
Roulant un manuscrit sous son pied convulsif,
Mesure d'un regard que la terreur enflamme
L'escalier de vertige où s'abîme son âme.
Les rires enivrants dont s'emplit la prison
Vers l'étrange et l'absurde invitent sa raison;
Le Doute l'environne, et la Peur ridicule,
Hideuse et multiforme, autour de lui circule.
Ce génie enfermé dans un taudis malsain,
Ces grimaces, ces cris, ces spectres dont l'essaim
Tourbillonne, ameuté derrière son oreille,
Ce rêveur que l'horreur de son logis réveille,
Voilà bien ton emblème, Ame aux songes obscurs,
Que le Réel étouffe entre ses quatre murs!
LA VOIX
Mon berceau s'adossait à la bibliothèque,
Babel sombre, où roman, science, fabliau,
Tout, la cendre latine et la poussière grecque,
Se mêlaient. J'étais haut comme un in-folio.
Deux voix me parlaient. L'une, insidieuse et ferme,
Disait: «La Terre est un gâteau plein de douceur;
Je puis (et ton plaisir serait alors sans terme!)
Te faire un appétit d'une égale grosseur.»
Et l'autre: «Viens! oh! viens voyager dans les rêves,
Au delà du possible, au delà du connu!»
Et celle-là chantait comme le vent des grèves,
Fantôme vagissant, on ne sait d'où venu,
Qui caresse l'oreille et cependant l'effraie.
Je te répondis: «Oui! douce voix!» C'est d'alors
Que date ce qu'on peut, hélas! nommer ma plaie
Et ma fatalité. Derrière les décors
De l'existence immense, au plus noir de l'abîme,
Je vois distinctement des mondes singuliers,
Et, de ma clairvoyance extatique victime,
Je traîne des serpents qui mordent mes souliers.
Et c'est depuis ce temps que, pareil aux prophètes,
J'aime si tendrement le désert et la mer;
Que je ris dans les deuils et pleure dans les fêtes,
Et trouve un goût suave au vin le plus amer;
Que je prends très souvent les faits pour des mensonges,
Et que, les yeux au ciel, je tombe dans des trous.
Mais la Voix me console et dit: «Garde tes songes;
Les sages n'en ont pas d'aussi beaux que les fous!»
L'IMPRÉVU
Harpagon, qui veillait son père agonisant,
Se dit, rêveur, devant ces lèvres déjà blanches:
«Nous avons au grenier un nombre suffisant,
Ce me semble, de vieilles planches!»
Célimène roucoule et dit: «Mon cœur est bon,
Et naturellement Dieu m'a faite très belle.»
—Son cœur! cœur racorni, fumé comme un jambon,
Recuit à la flamme éternelle!
Un gazetier fumeux, qui se croit un flambeau,
Dit au pauvre, qu'il a noyé dans les ténèbres:
«Où donc l'aperçois-tu, ce Créateur du Beau,
Ce Redresseur que tu célèbres?»
Mieux que tous, je connais certain voluptueux
Qui bâille nuit et jour, et se lamente et pleure,
Répétant, l'impuissant et le fat: «Oui, je veux
Être vertueux, dans une heure!»
L'horloge, à son tour, dit à voix basse: «Il est mûr,
Le damné! J'avertis en vain la chair infecte.
L'homme est aveugle, sourd, fragile, comme un mur
Qu'habite et que ronge un insecte!»
Et puis, Quelqu'un paraît, que tous avaient nié,
Et qui leur dit, railleur et fier: «Dans mon ciboire,
Vous avez, que je crois, assez communié,
A la joyeuse Messe noire!
«Chacun de vous m'a fait un temple dans son cœur;
Vous avez, en secret, baisé ma fesse immonde.
Reconnaissez Satan à son rire vainqueur.
Énorme et laid comme le monde!
«Avez-vous donc pu croire, hypocrites surpris,
Qu'on se moque du maître, et qu'avec lui l'on triche,
Et qu'il soit naturel de recevoir deux prix,
D'aller au Ciel et d'être riche?
«Il faut que le gibier paye le vieux chasseur
Qui se morfond longtemps à l'affût de la proie.
Je vais vous emporter à travers l'épaisseur,
Compagnons de ma triste joie,
«A travers l'épaisseur de la terre et du roc,
A travers les amas confus de votre cendre,
Dans un palais aussi grand que moi, d'un seul bloc,
Et qui n'est pas de pierre tendre;
«Car il est fait avec l'universel Péché
Et contient mon orgueil, ma douleur et ma gloire!»
—Cependant, tout en haut de l'univers juché,
Un ange sonne la victoire
De ceux dont le cœur dit: «Que béni soit ton fouet,
Seigneur! que la douleur, ô Père, soit bénie!
Mon âme dans tes mains n'est pas un vain jouet,
Et ta prudence est infinie.»
Le son de la trompette est si délicieux,
Dans ces soirs solennels de célestes vendanges,
Qu'il s'infiltre comme une extase dans tous ceux
Dont elle chante les louanges.
LA RANÇON
L'homme a, pour payer sa rançon,
Deux champs au tuf profond et riche,
Qu'il faut qu'il remue et défriche
Avec le fer de la raison;
Pour obtenir la moindre rose,
Pour extorquer quelques épis,
Des pleurs salés de son front gris
Sans cesse il faut qu'il les arrose.
L'un est l'Art et l'autre l'Amour.
—Pour rendre le juge propice,
Lorsque de la stricte justice
Paraîtra le terrible jour,
Il faudra lui montrer des granges
Pleines de moissons et des fleurs
Dont les formes et les couleurs
Gagnent le suffrage des Anges.
A UNE MALABARAISE
Tes pieds sont aussi fins que tes mains, et ta hanche
Est large à faire envie à la plus belle blanche;
A l'artiste pensif ton corps est doux et cher;
Tes grands yeux de velours sont plus noirs que ta chair.
Aux pays chauds et bleus où ton Dieu t'a fait naître
Ta tâche est d'allumer la pipe de ton maître,
De pourvoir les flacons d'eaux fraiches et d'odeurs,
De chasser loin du lit les moustiques rôdeurs,
Et, dès que le matin fait chanter les platanes,
D'acheter au bazar ananas et bananes.
Tout le jour, où tu veux tu mènes tes pieds nus,
Et fredonnes tout bas de vieux airs inconnus;
Et quand descend le soir au manteau d'écarlate,
Tu poses doucement ton corps sur une natte,
vOù tes rêves flottants sont pleins de colibris,
Et toujours, comme toi, gracieux et fleuris.
Pourquoi, l'heureuse enfant, veux-tu voir notre France,
Ce pays trop peuplé que fauche la souffrance,
Et, confiant ta vie aux bras forts des marins,
Faire de grands adieux à tes chers tamarins?
Toi, vêtue à moitié de mousselines frêles,
Frissonnante là-bas sous la neige et les grêles,
Comme tu pleurerais tes loisirs doux et francs,
Si, le corset brutal emprisonnant tes flancs,
Il te fallait glaner ton souper dans nos fanges
Et vendre le parfum de tes charmes étranges,
L'œil pensif et suivant, dans nos sales brouillards,
Des cocotiers absents les fantômes épars!
VARIANTE
Cette pièce parut d'abord dans l'Artiste du 13 décembre 1846, sous le titre A une Indienne. Elle était terminée par les six vers suivants:
Amour de l'inconnu, jus de l'antique pomme,
Vieille perdition de la femme et de l'homme,
O curiosité, toujours tu leur feras
Déserter, comme font les oiseaux, ces ingrats,
Pour un lointain mirage et des cieux moins prospères
Le toit qu'ont parfumé les cercueils de leurs pères.
PIÈCES EXTRAITES
DE L'ÉDITION POSTHUME DITE "DÉFINITIVE" (1868>
A THÉODORE DE BANVILLE
1842
Vous avez empoigné les crins de la Déesse
Avec un tel poignet, qu'on vous eût pris, à voir
Et cet air de maîtrise et ce beau nonchaloir.
Pour un jeune ruffian terrassant sa maîtresse.
L'œil clair et plein du feu de la précocité,
Vous avez prélassé votre orgueil d'architecte
Dans des constructions dont l'audace correcte
Fait voir quelle sera votre maturité.
Poète, notre sang nous fuit par chaque pore;
Est-ce que par hasard la robe du Centaure
Qui changeait toute veine en funèbre ruisseau,
Était teinte trois fois dans les baves subtiles
De ces vindicatifs et monstrueux reptiles
Que le petit Hercule étranglait au berceau?
LE CALUMET DE PAIX
IMITÉ DE LONGFELLOW
I
Or Gitche Manito[14], le Maître de la Vie,
Le Puissant, descendit dans la verte prairie,
Dans l'immense prairie aux coteaux montueux;
Et là, sur les rochers de la Rouge Carrière,
Dominant tout l'espace et baigné de lumière,
Il se tenait debout, vaste et majestueux.
Alors il convoqua les peuples innombrables,
Plus nombreux que ne sont les herbes et les sables.
Avec sa main terrible il rompit un morceau
Du rocher, dont il fit une pipe superbe,
Puis, au bord du ruisseau, dans une énorme gerbe,
Pour s'en faire un tuyau, choisit un long roseau.
Pour la bourrer il prit au saule son écorce;
Et lui, le Tout-Puissant, Créateur de la Force,
Debout, il alluma, comme un divin fanal,
La Pipe de la Paix. Debout sur la Carrière
Il fumait, droit, superbe et baigné de lumière.
Or pour les nations c'était le grand signal.
Et lentement montait la divine fumée
Dans l'air doux du matin, onduleuse, embaumée.
Et d'abord ce ne fut qu'un sillon ténébreux;
Puis la vapeur se fit plus bleue et plus épaisse,
Puis blanchit; et montant, et grossissant sans cesse,
Elle alla se briser au dur plafond des deux.
Des plus lointains sommets des Montagnes Rocheuses,
Depuis les lacs du Nord aux ondes tapageuses,
Depuis Tawasentha, le vallon sans pareil,
Jusqu'à Tuscaloosa, la forêt parfumée,
Tous virent le signal et l'immense fumée
Montant paisiblement dans le matin vermeil.
Les Prophètes disaient: «Voyez-vous cette bande
De vapeur, qui, semblable à la main qui commande,
Oscille et se détache en noir sur le soleil?
C'est Gitche Manito, le Maître de la Vie,
Qui dit aux quatre coins de l'immense prairie:
«Je vous convoque tous, guerriers, à mon conseil!»
Par le chemin des eaux, par la route des plaines,
Par les quatre côtés d'où soufflent les haleines
Du vent, tous les guerriers de chaque tribu, tous,
Comprenant le signal du nuage qui bouge,
Vinrent docilement à la Carrière Rouge
Où Gitche Manito leur donnait rendez-vous.
Les guerriers se tenaient sur la verte prairie,
Tous équipés en guerre, et la mine aguerrie,
Bariolés ainsi qu'un feuillage automnal;
Et la haine qui fait combattre tous les êtres,
La haine qui brûlait les yeux de leurs ancêtres
Incendiait encor leurs yeux d'un feu fatal.
Et leurs yeux étaient pleins de haine héréditaire.
Or Gitche Manito, le Maître de la Terre,
Les considérait tous avec compassion,
Comme un père très bon, ennemi du désordre,
Qui voit ses chers petits batailler et se mordre.
Tel Gitche Manito pour toute nation.
Il étendit sur eux sa puissante main droite
Pour subjuguer leur cœur et leur nature étroite,
Pour rafraîchir leur fièvre à l'ombre de sa main;
Puis il leur dit avec sa voix majestueuse,
Comparable à la voix d'une eau tumultueuse
Qui tombe et rend un son monstrueux, surhumain:
II
«O ma postérité, déplorable et chérie!
O mes fils! écoutez la divine raison.
C'est Gitche Manito, le Maître de la Vie,
Qui vous parle! celui qui dans votre patrie
A mis l'ours, le castor, le renne et le bison.
Je vous ai fait la chasse et la pêche faciles;
Pourquoi donc le chasseur devient-il assassin?
Le marais fut par moi peuplé de volatiles;
Pourquoi n'êtes-vous pas contents, fils indociles?
Pourquoi l'homme fait-il la chasse à son voisin?
Je suis vraiment bien las de vos horribles guerres.
Vos prières, vos vœux même sont des forfaits!
Le péril est pour vous dans vos humeurs contraires
Et c'est dans l'union qu'est votre force. En frères
Vivez donc, et sachez vous maintenir en paix.
Bientôt vous recevrez de ma main un Prophète
Qui viendra vous instruire et souffrir avec vous.
Sa parole fera de la vie une fête;
Mais si vous méprisez sa sagesse parfaite,
Pauvres enfants maudits, vous disparaîtrez tous!
Effacez dans les flots vos couleurs meurtrières.
Les roseaux sont nombreux et le roc est épais;
Chacun en peut tirer sa pipe. Plus de guerres,
Plus de sang! Désormais vivez comme des frères,
Et, tous unis, fumez le Calumet de Paix!»
III
Et soudain tous, jetant leurs armes sur la terre,
Lavent dans le ruisseau les couleurs de la guerre
Qui luisaient sur leurs fronts cruels et triomphants
Chacun creuse une pipe et cueille sur la rive
Un long roseau qu'avec adresse il enjolive.
Et l'Esprit souriait à ses pauvres enfants!
Chacun s'en retourna l'âme calme et ravie.
Et Gitche Manito, le Maître de la Vie,
Remonta par la porte entr'ouverte des cieux.
—A travers la vapeur splendide du nuage
Le Tout-Puissant montait, content de son ouvrage
Immense, parfumé, sublime, radieux!
LA PRIÈRE D'UN PAÏEN
Ah! ne ralentis pas tes flammes;
Réchauffe mon cœur engourdi,
Volupté, torture des âmes!
Diva! supplicem exaudi!
Déesse dans l'air répandue,
Flamme dans notre souterrain!
Exauce une âme morfondue,
Qui te consacre un chant d'airain.
Volupté, sois toujours ma reine!
Prends le masque d'une sirène
Faite de chair et de velours,
Ou verse-moi tes sommeils lourds
Dans le vin informe et mystique,
Volupté, fantôme élastique!
LE COUVERCLE
En quelque lieu qu'il aille, ou sur mer ou sur terre.
Sous un climat de flamme ou sous un soleil blanc.
Serviteur de Jésus, courtisan de Cythère,
Mendiant ténébreux ou Crésus rutilant,
Citadin, campagnard, vagabond, sédentaire,
Que son petit cerveau soit actif ou soit lent,
Partout l'homme subit la terreur du mystère,
Et ne regarde en haut qu'avec un œil tremblant.
En haut, le Ciel! ce mur de caveau qui l'étouffe.
Plafond illuminé pour un opéra bouffe
Où chaque histrion foule un sol ensanglanté;
Terreur du libertin, espoir du fol ermite;
Le Ciel! couvercle noir de la grande marmite
Où bout l'imperceptible et vaste Humanité.
L'EXAMEN DE MINUIT
La pendule, sonnant minuit,
Ironiquement nous engage
A nous rappeler quel usage
Nous fîmes du jour qui s'enfuit:
—Aujourd'hui, date fatidique,
Vendredi, treize, nous avons,
Malgré tout ce que nous savons,
Mené le train d'un hérétique.
Nous avons blasphémé Jésus,
Des Dieux le plus incontestable!
Comme un parasite à la table
De quelque monstrueux Crésus,
Nous avons, pour plaire à la brute,
Digne vassale des Démons,
Insulté ce que nous aimons
Et flatté ce qui nous rebute;
Contristé, servile bourreau,
Le faible qu'à tort on méprise
Salué l'énorme Bêtise,
La Bêtise au front de taureau;
Baisé la stupide Matière
Avec grande dévotion,
Et de la putréfaction
Béni la blafarde lumière.
Enfin, nous avons, pour noyer
Le vertige dans le délire,
Nous, prêtre orgueilleux de la Lyre,
Dont la gloire est de déployer
L'ivresse des choses funèbres,
Bu sans soif et mangé sans faim!...
—Vite soufflons la lampe, afin
De nous cacher dans les ténèbres!
MADRIGAL TRISTE
Que m'importe que tu sois sage?
Sois belle! et sois triste! Les pleurs
Ajoutent un charme au visage.
Comme le fleuve au paysage;
L'orage rajeunit les fleurs.
Je t'aime surtout quand la joie
S'enfuit de ton front terrassé;
Quand ton cœur dans l'horreur se noie;
Quand sur ton présent se déploie
Le nuage affreux du passé.
Je t'aime quand ton grand œil verse
Une eau chaude comme le sang;
Quand, malgré ma main qui te berce,
Ton angoisse, trop lourde, perce
Comme un râle d'agonisant.
J'aspire, volupté divine!
Hymne profond, délicieux!
Tous les sanglots de ta poitrine,
Et crois que ton cœur s'illumine
Des perles que versent tes yeux!
Je sais que ton cœur, qui regorge
De vieux amours déracinés.
Flamboie encor comme une forge,
Et que tu couves sous ta gorge
Un peu de l'orgueil des damnés;
Mais tant, ma chère, que tes rêves
N'auront pas reflété l'Enfer,
Et qu'en un cauchemar sans trêves,
Songeant de poisons et de glaives,
Éprise de poudre et de fer,
N'ouvrant à chacun qu'avec crainte,
Déchiffrant le malheur partout,
Te convulsant quand l'heure tinte,
Tu n'auras pas senti l'étreinte
De l'irrésistible Dégoût,
Tu ne pourras, esclave reine
Qui ne m'aimes qu'avec effroi,
Dans l'horreur de la nuit malsaine,
Me dire, l'âme de cris pleine:
«Je suis ton égale, ô mon Roi!»
L'AVERTISSEUR
Tout homme digne de ce nom
A dans le cœur un Serpent jaune,
Installé comme sur un trône,
Qui, s'il dit: «Je veux!» répond: «Non!»
Plonge tes yeux dans les yeux fixes
Des Satyresses ou des Nixes,
La Dent dit: «Pense à ton devoir!»
Fais des enfants, plante des arbres,
Polis des vers, sculpte des marbres,
La Dent dit: «Vivras-tu ce soir?»
Quoi qu'il ébauche ou qu'il espère,
L'homme ne vit pas un moment
Sans subir l'avertissement
De l'insupportable Vipère.
LE REBELLE
Un Ange furieux fond du ciel comme un aigle,
Du mécréant saisit à plein poing les cheveux
Et dit, le secouant: «Tu connaîtras la règle!
(Car je suis ton bon Ange, entends-tu?) Je le veux!
Sache qu'il faut aimer, sans faire la grimace,
Le pauvre, le méchant, le tortu, l'hébété,
Pour que tu puisses faire à Jésus, quand il passe,
Un tapis triomphal avec ta charité.
Tel est l'Amour! Avant que ton cœur ne se blase,
A la gloire de Dieu rallume ton extase;
C'est la Volupté vraie aux durables appas!»
Et l'Ange, châtiant autant, ma foi! qu'il aime.
De ses poings de géant torture l'anathème;
Mais le damné répond toujours: «Je ne veux pas!»
BIEN LOIN D'ICI
C'est ici la case sacrée
Où cette fille très parée,
Tranquille et toujours préparée.
D'une main éventant ses seins,
Et son coude dans les coussins,
Écoute pleurer les bassins:
C'est la chambre de Dorothée.
—La brise et l'eau chantent au loin
Leur chanson de sanglots heurtée
Pour bercer cette enfant gâtée.
Du haut en bas, avec grand soin,
Sa peau délicate est frottée
D'huile odorante et de benjoin.
—Des fleurs se pâment dans un coin.
LE GOUFFRE
Pascal avait son gouffre, avec lui se mouvant.
—Hélas! tout est abîme,—action, désir, rêve,
Parole! et sur mon poil qui tout droit se relève
Maintes fois de la Peur je sens passer le vent.
En haut, en bas, partout, la profondeur, la grève,
Le silence, l'espace affreux et captivant...
Sur le fond de mes nuits Dieu de son doigt savant
Dessine un cauchemar multiforme et sans trêve.
J'ai peur du sommeil comme on a peur d'un grand trou,
Tout plein de vague horreur, menant on ne sait où;
Je ne vois qu'infini par toutes les fenêtres,
Et mon esprit, toujours du vertige hanté,
Jalouse du néant l'insensibilité.
—Ah! ne jamais sortir des Nombres et des Êtres.
LES PLAINTES D'UN ICARE
Les amants des prostituées
Sont heureux, dispos et repus;
Quant à moi, mes bras sont rompus
Pour avoir étreint des nuées.
C'est grâce aux astres nonpareils,
Qui tout au fond du ciel flamboient,
Que mes yeux consumés ne voient
Que des souvenirs de soleils.
En vain j'ai voulu de l'espace
Trouver la fin et le milieu;
Sous je ne sais quel oeil de feu
Je sens mon aile qui se casse;
Et brûlé par l'amour du beau,
Je n'aurai pas l'honneur sublime
De donner mon nom à l'abîme
Qui me servira de tombeau.
RECUEILLEMENT
Sois sage, ô ma Douleur, et tiens-toi plus tranquille.
Tu réclamais le Soir; il descend; le voici:
Une atmosphère obscure enveloppe la ville,
Aux uns portant la paix, aux autres le souci.
Pendant que des mortels la multitude vile,
Sous le fouet du Plaisir, ce bourreau sans merci,
Va cueillir des remords dans la fête servile,
Ma Douleur, donne-moi la main; viens par ici.
Loin d'eux. Vois se pencher les défuntes Années,
Sur les balcons du ciel, en robes surannées;
Surgir du fond des eaux le Regret souriant;
Le Soleil moribond s'endormir sous une arche,
Et, comme un long linceul traînant à l'Orient,
Entends, ma chère, entends la douce nuit qui marche!
LA LUNE OFFENSÉE
O Lune qu'adoraient discrètement nos pères,
Du haut des pays bleus où, radieux sérail,
Les astres vont te suivre en pimpant attirail,
Ma vieille Cynthia, lampe de nos repaires,
Vois-tu les amoureux sur leurs grabats prospères,
De leur bouche en dormant montrer le frais émail?
Le poète buter du front sur son travail?
Ou sous les gazons secs s'accoupler les vipères?
Sous ton domino jaune, et d'un pied clandestin,
Vas-tu, comme jadis, du soir jusqu'au matin,
Baiser d'Endymion tes grâces surannées?
«—Je vois ta mère, enfant de ce siècle appauvri,
Qui vers son miroir penche un lourd amas d'années,
Et plâtre artistement le sein qui t'a nourri!»
ÉPIGRAPHE POUR UN LIVRE CONDAMNÉ
Lecteur paisible et bucolique,
Sobre et naïf homme de bien,
Jette ce livre saturnien,
Orgiaque et mélancolique.
Si tu n'as fait ta rhétorique
Chez Satan, le rusé doyen,
Jette! tu n'y comprendrais rien,
Ou tu me croirais hystérique.
Mais si, sans se laisser charmer,
Ton œil sait plonger dans les gouffres,
Lis-moi, pour apprendre à m'aimer;
Ame curieuse qui souffres
Et vas cherchant ton paradis,
Plains-moi!... Sinon, je te maudis!
[14]Prononcez: Guitchi Manitou. (Note de Baudelaire.)
ORDRE DE L'ÉDITION POSTHUME
DITE «DÉFINITIVE» (1868)
| PRÉFACE (C'est la pièce intitulée Au lecteur, dans les éditions précédentes.) |
| SPLEEN ET IDÉAL |
| I. Bénédiction. |
| II. L'Albatros. |
| III. Élévation. |
| IV. Correspondances. |
| V. J'aime le souvenir de ces époques nues. |
| VI. Les Phares. |
| VII. La Muse malade. |
| VIII. La Muse vénale. |
| IX. Le mauvais Moine. |
| X. L'Ennemi. |
| XI. Le Guignon. |
| XII. La Vie antérieure. |
| XIII. Bohémiens en voyage. |
| XIV. L'homme et la Mer. |
| XV. Don Juan aux enfers. |
| XVI. A Théodore de Banville (1842). |
| XVII. Châtiment de l'orgueil. |
| XVIII. La Beauté. |
| XIX. L'idéal. |
| XX. La Géante. |
| XXI. Le Masque. |
| XXII. Hymne à la Beauté. |
| XXIII. Parfum exotique. |
| XXIV. La Chevelure. |
| XXV. Je t'adore à l'égal de la voûte nocturne. |
| XXVI. Tu mettrais l'univers entier dans ta ruelle. |
| XXVII. Sed non satiata. |
| XXVIII. Avec ses vêtements ondoyants et nacrés. |
| XXIX. Le serpent qui danse. |
| XXX. Une charogne. |
| XXXI. De profundis clamavi. |
| XXXII. Le Vampire. |
| XXXIII. Une nuit que j'étais près d'une affreuse Juive. |
| XXXIV. Remords posthume. |
| XXXV. Le Chat. |
| XXXVI. Duellum. |
| XXXVII. Le Balcon. |
| XXXVIII. Le Possédé. |
| XXXIX. Un fantôme. |
| XL. Je te donne ces vers afin que si mon nom. |
| XLI. Semper eadem. |
| XLII. Tout entière. |
| XLIII. Que diras-tu ce soir, pauvre âme solitaire. |
| XLIV. Le Flambeau vivant. |
| XLV. Réversibilité. |
| XLVI. Confession. |
| XLVII. L'Aube spirituelle. |
| XLVIII. Harmonie du soir. |
| XLIX. Le Flacon. |
| L. Le Poison. |
| LI. Ciel brouillé. |
| LII. Le Chat. |
| LIII. Le beau Navire. |
| LIV. L'Invitation au voyage. |
| LV. L'Irréparable. |
| LVI. Causerie. |
| LVII. Chant d'automne. |
| LVIII. A une Madone. |
| LIX. Chanson d'après-midi. |
| LX. Sisina. |
| LXI. Vers pour le portrait d'Honoré Daumier. |
| LXII. Franciscæ meæ laudes. |
| LXIII. A une dame créole. |
| LXIV. Mœsta et errabunda. |
| LXV. Le Revenant. |
| LXVI. Sonnet d'automne. |
| LXVII. Tristesses de la lune. |
| LXVIII. Les Chats. |
| LXIX. Les Hiboux. |
| LXX. La Pipe. |
| LXXI. La Musique. |
| LXXII. Sépulture d'un poète maudit. |
| LXXIII. Une Gravure fantastique. |
| LXXIV. Le Mort joyeux. |
| LXXV. Le Tonneau de la haine. |
| LXXVI. La Cloche fêlée. |
| LXXVII. Spleen. |
| LXXVIII. Spleen. |
| LXXIX. Spleen. |
| LXXX. Spleen. |
| LXXXI. Obsession. |
| LXXXII. Le Goût du néant. |
| LXXXIII. Alchimie de la Douleur. |
| LXXXIV. Horreur sympathique. |
| LXXXV. Le Calumet de paix, imité de Longfellow. |
| LXXXVI. La prière d'un païen. |
| LXXXVII. Le Couvercle. |
| LXXXVIII. L'Imprévu. |
| LXXXIX. L'Examen de minuit. |
| XC. Madrigal triste. |
| XCI. L'Avertisseur. |
| XCII. A une Malabaraise. |
| XCIII. La Voix. |
| XCIV. Hymne. |
| XCV. Le Rebelle. |
| XCVI. Les Yeux de Berthe. |
| XCVII. Le Jet d'eau. |
| XCVIII. La Rançon. |
| XCIX. Bien loin d'ici. |
| C. Le Coucher du soleil romantique. |
| CI. Sur le Tasse en prison d'Eugène Delacroix. |
| CII. Le Gouffre. |
| CIII. Les Plaintes d'un Icare. |
| CIV. Recueillement. |
| CV. L'Heautontimoroumenos. |
| CVI. L'Irrémédiable. |
| CVII. L'Horloge. |
| TABLEAUX PARISIENS |
| CVIII. Paysage. |
| CIX. Le Soleil. |
| CX. Lola de Valence. |
| CXI. La lune offensée. |
| CXII. A une mendiante rousse. |
| CXIII. Le Cygne. |
| CXIV. Les sept Vieillards. |
| CXV. Les petites Vieilles. |
| CXVI. Les Aveugles. |
| CXVII. A une passante. |
| CXVIII. Le Squelette laboureur. |
| CCIX. Le Crépuscule du soir. |
| CXX. Le Jeu. |
| CXXI. Danse macabre. |
| CXXII. L'Amour du mensonge. |
| CXXIII. Je n'ai pas oublié, voisine de la ville. |
| CXXIV. La servante au grand cœur dont vous étiez jalouse. |
| CXXV. Brumes et pluies. |
| CXXVI. Rêve parisien. |
| CXXVII. Le Crépuscule du matin. |
| LE VIN |
| CXXVIII. L'âme du vin. |
| CXXIX. Le Vin des Chiffonniers. |
| CXXX. Le Vin de l'assassin. |
| CXXXI. Le Vin du solitaire. |
| CXXXII. Le Vin des amants. |
| FLEURS DU MAL |
| CXXXIII. Épigraphe pour un livre condamné. |
| CXXXIV. La Destruction. |
| CXXXV. Une Martyre. |
| CXXXVI. Femmes damnées. |
| CXXXVII. Les deux bonnes Sœurs. |
| CXXXVII. La Fontaine de sang. |
| CXXXIX. Allégorie. |
| CXL. La Béatrice. |
| CXLI. Un Voyage à Cythère. |
| CXLII. L'Amour et le Crâne. |
| RÉVOLTE |
| CXLIII. Le Reniement de saint Pierre. |
| CXLIV. Abel et Caïn. |
| CXLV. Les Litanies de Satan. |
| LA MORT |
| CVLVI. La Mort des amants. |
| CXLVII. La Mort des pauvres. |
| CXLVIII. La Mort des artistes. |
| CXLIX. La Fin de la journée. |
| CL. Le Rêve d'un curieux. |
| CLI. Le Voyage. |
PIÈCES EXTRAITES DES "ÉPAVES" (1866)
et non insérées dans les "Fleurs du Mal"
GALANTERIES
LES PROMESSES D'UN VISAGE
J'aime, ô pâle beauté, tes sourcils surbaissés,
D'où semblent couler des ténèbres;
Tes yeux, quoique très noirs, m'inspirent des pensers
Qui ne sont pas du tout funèbres.
Tes yeux, qui sont d'accord avec tes noirs cheveux,
Avec ta crinière élastique,
Tes yeux, languissamment, me disent: «Si tu veux,
Amant de la muse plastique,
Suivre l'espoir qu'en toi nous avons excité,
Et tous les goûts que tu professes,
Tu pourras constater notre véracité
Depuis le nombril jusqu'aux fesses;
Tu trouvera au bout de deux beaux seins bien lourds,
Deux larges médailles de bronze,
Et sous un ventre uni, doux comme du velours,
Bistré comme la peau d'un bronze,
Une riche toison qui, vraiment, est la sœur
De cette énorme chevelure,
Souple et frisée, et qui l'égale en épaisseur,
Nuit sans étoiles, Nuit obscure!»
LE MONSTRE
OU
LE PARANYMPHE D'UNE NYMPHE MACABRE
I
Tu n'es certes pas, ma très chère,
Ce que Veuillot nomme un tendron.
Le jeu, l'amour, la bonne chère
Bouillonnent en toi, vieux chaudron!
Tu n'es plus fraîche, ma très chère,
Ma vieille infante! Et cependant
Tes caravanes insensées
T'ont donné ce lustre abondant
Des choses qui sont très usées,
Mais qui séduisent cependant.
Je ne trouve pas monotone
La verdeur de tes quarante ans;
Je préfère tes fruits, Automne,
Aux fleurs banales du Printemps!
Non, tu n'es jamais monotone!
Ta carcasse a des agréments
Et des grâces particulières;
Je trouve d'étranges piments
Dans le creux de ses deux salières;
Ta carcasse a des agréments!
Nargue des amants ridicules
Du melon et du giraumont!
Je préfère tes clavicules
A celles du roi Salomon,
Et je plains ces gens ridicules!
Tes cheveux, comme un casque bleu,
Ombragent ton front de guerrière,
Qui ne pense et rougit que peu,
Et puis se sauvent par derrière,
Comme les crins d'un casque bleu.
Tes yeux qui semblent de la boue
Où scintille quelque fanal,
Ravivés au fard de ta joue,
Lancent un éclair infernal!
Tes yeux sont noirs comme la boue!
Par sa luxure et son dédain
Ta lèvre amère nous provoque;
Cette lèvre, c'est un Éden
Qui nous attire et qui nous choque,
Quelle luxure! et quel dédain!
Ta jambe musculeuse et sèche
Sait gravir au haut des volcans,
Et malgré la neige et la dèche
Danser les plus fougueux cancans.
Ta jambe est musculeuse et sèche.
Ta peau brûlante et sans douceur,
Comme celle des vieux gendarmes,
Ne connaît pas plus la sueur
Que ton œil ne connaît les larmes,
Et pourtant elle a sa douceur!
II
Sotte, tu t'en vas droit au Diable!
Volontiers j'irais avec toi,
Si cette vitesse effroyable
Ne me causait pas quelque émoi.
Va-t'en donc, toute seule, au Diable!
Mon rein, mon poumon, mon jarret
Ne me laissent plus rendre hommage
A ce seigneur, comme il faudrait:
«Hélas! c'est vraiment bien dommage!»
Disent mon rein et mon jarret.
Oh! très sincèrement je souffre
De ne pas aller aux sabbats,
Pour voir, quand il pète du soufre,
Comment tu lui baises son cas!
Oh! très sincèrement je souffre.
Je suis diablement affligé
De ne pas être ta torchère,
Et de te demander congé,
Flambeau d'enfer! Juge, ma chère,
Combien je dois être affligé,
Puisque depuis longtemps je t'aime,
Étant très logique! En effet,
Voulant du Mal chercher la crème
Et n'aimer qu'un monstre parfait,
Vraiment oui! vieux monstre, je t'aime!
BOUFFONNERIES
SUR LES DÉBUTS D'AMINA BOSCHETTI
au Théâtre de la Monnaie, à Bruxelles[15].
Amina bondit,—fuit, puis voltige et sourit;
Le Welche dit: «Tout ça, pour moi, c'est du prâcrit;
Je ne connais, en fait de nymphes bocagères,
Que celles de Montagne-aux-Herbes-Potagères.»
Du bout de son pied fin et de son œil qui rit,
Amina verse à flots le délire et l'esprit;
Le Welche dit: «Fuyez, délices mensongères!
Mon épouse n'a pas ces allures légères.»
Vous ignorez, sylphide au regard triomphant,
Qui voulez enseigner la walse à l'éléphant,
Au hibou la gaîté, le rire à la cigogne,
Que sur la grâce en feu le Welche dit: «Haro!»
Et que le doux Bacchus lui versant du bourgogne,
Le monstre répondrait: «J'aime mieux le faro!»
A M. EUGÈNE FROMENTIN
A PROPOS D'UN IMPORTUN QUI SE DISAIT SON AMI
Il me dit qu'il était très riche,
Mais qu'il craignait le choléra;
—Que de son or il était chiche,
Mais qu'il goûtait fort l'Opéra;
—Qu'il raffolait de la nature,
Ayant connu monsieur Corot;
—Qu'il n'avait pas encor voiture,
Mais que cela viendrait bientôt;
—Qu'il aimait le marbre et la brique,
Les bois noirs et les bois dorés;
—Qu'il possédait dans sa fabrique
Trois contre-maîtres décorés;
—Qu'il avait, sans compter le reste.
Vingt mille actions sur le Nord;
—Qu'il avait trouvé, pour un zeste.
Des encadrements d'Oppenord;
—Qu'il donnerait (fût-ce à Luzarches)
Dans le bric-à-brac jusqu'au cou,
Et qu'au Marché des Patriarches
Il avait fait plus d'un bon coup;
—Qu'il n'aimait pas beaucoup sa femme,
Ni sa mère;—mais qu'il croyait
A l'immortalité de l'âme
Et qu'il avait lu Niboyet!
—Qu'il penchait pour l'amour physique,
Et qu'à Rome, séjour d'ennui,
Une femme, d'ailleurs phtisique,
Était morte d'amour pour lui.
Pendant trois heures et demie,
Ce bavard, venu de Tournai,
M'a dégoisé toute sa vie;
J'en ai le cerveau consterné.
S'il fallait décrire ma peine,
Ce serait à n'en plus finir;
Je me disais, domptant ma haine:
«Au moins, si je pouvais dormir!»
Comme un qui n'est pas à son aise,
Et qui n'ose pas s'en aller,
Je frottais de mon cul ma chaise,
Rêvant de me faire empaler.
Ce monstre se nomme Bastogne;
Il fuyait devant le fléau.
Moi, je fuirai jusqu'en Gascogne,
Ou j'irai me jeter à l'eau,
Si, dans ce Paris, qu'il redoute,
Quand chacun sera retourné,
Je trouve encore sur ma route,
Ce fléau, natif de Tournai!
Bruxelles, 1865.
UN CABARET FOLATRE
SUR LA ROUTE DE BRUXELLES A UCCLE
Vous qui raffolez des squelettes
Et des emblèmes détestés,
Pour épicer les voluptés
(Fût-ce de simples omelettes!)
Vieux Pharaon, ô Monselet!
Devant cette enseigne imprévue.
J'ai rêvé de vous: A la vue
Du Cimetière, Estaminet!
[15]1864 et inséré d'abord dans La Petite Revue, 13 mai 1865, dans la deuxième partie d'un article intitulé M. Baudelaire, poète de circonstance.
Le texte ici conservé est celui des Épaves.
AUTRES POÉSIES
publiées du vivant de l'auteur
*
* *
N'est-ce pas qu'il est doux, maintenant que nous sommes[16]
Fatigués et flétris comme les autres hommes,
De chercher quelquefois à l'Orient lointain
Si nous voyons encor les rougeurs du matin,
Et, quand nous avançons dans la rude carrière,
D'écouter les échos qui chantent en arrière
Et les chuchotements de ces jeunes amours
Que le Seigneur a mis au début de nos jours?...
*
* *
Il aimait à la voir, avec ses jupes blanches[17],
Courir tout au travers du feuillage et des branches,
Gauche et pleine de grâce, alors qu'elle cachait
Sa jambe, si la robe aux buissons s'accrochait...
HYMNE SENTIMENTAL[18]
C'est l'heure favorable aux baisers; la tempête,
Qui blasphème le ciel et fait trembler le faîte,
Invite les bons vins du fond de leur grenier
A descendre en cadence au conjugal foyer.
Car l'intime chaleur de l'âtre qui pétille
Sert à rendre meilleurs les pères de famille,
Et la foudre fera, complice de l'amour,
L'épouse au cœur tremblant docile jusqu'au jour.
SONNET BURLESQUE[19]
Vacquerie
A son Py—
Lade épi—
Que: «Qu'on rie
Ou qu'on crie,
Notre épi
Brave pi—
Aillerie.
O Meuri—
Ce! il mûri—
Ra, momie.
Ce truc-là
Mène à l'A—
Cadémie.»
SAPHO[20]
Fragments littéraires
«Avant que le Constitutionnel n'imprime la fameuse tragédie de Sapho dans sa Bibliothèque choisie, nous livrons à l'avidité de nos lecteurs quelques fragments de cette œuvre remarquable, où rayonnent l'éclat et la vigueur de l'école moderne, unies (sic) aux grâces coquettes et charmantes de Marivaux et de Crébillon fils.
Voici quelques vers détachés d'une scène d'amour entre Phaon et la célèbre Lesbienne:
Oui, Phaon, je vous aime; et, lorsque je vous vois,
Je perds le sentiment et la force et la voix.
Je souffre tout le jour le mal de votre absence,
Mal qui n'égale pas l'heur de votre présence;
Si bien que vous trouvant, quand vous venez le soir,
La cause de ma joie et de mon désespoir,
Mon âme les compense, et sous les lauriers roses
Étouffe l'ellébore et les soucis moroses.
Maintenant Phaon, le timide pasteur, s'épouvante de cette passion qu'il est pourtant tout prêt à partager.
Cette belle a, parmi les genêts près d'éclore,
Respiré les ardeurs de notre tiède aurore.
En chatouillant l'orgueil d'un berger tel que moi.
Son amour n'est pas sans me donner de l'effroi.
A part la réserve, peut-être trop romantique, de ce dernier alexandrin, on ne peut méconnaître une grande fermeté de touche et une sobriété de forme qui rappellent heureusement la facture de Lucrèce. Mais, continue Phaon,
Comme de ses chansons chaudement amoureuses
Émane un fort parfum de riches tubéreuses,
Je redoute—moi dont le cœur est neuf encor.
De ne la pouvoir suivre en son sublime essor;
Je baisse pavillon,—pauvre âme adolescente,
Au feu de cette amour terrible et menaçante.
Maintenant, c'est au tour de Sapho d'exprimer, en traits éloquents, ses doutes et ses alarmes:
Pour aimer les bergers, faut-il être bergère?
Pour avoir respiré la perfide atmosphère
De tes tristes cités, corruptrice Lesbos,
Faut-il donc renoncer aux faveurs d'Antéros?
Et suis-je désormais une conquête indigne
De ce jeune berger, doux et blanc comme un cygne?
L'auteur nous pardonnera sans doute ces courtes citations, qui ne peuvent nuire à l'intérêt qu'inspirera son œuvre, et qui sont assez piquantes pour attirer vers elle l'attention et la faveur publiques.»
CHANSON[21]
—Combien dureront nos amours?
Dit la pucelle au clair de lune.
L'amoureux répond:—O ma brune.
Toujours! toujours!
Quand tout sommeille aux alentours,
Hortense, se tortillant d'aise,
Dit qu'elle veut que je la baise
Toujours! toujours!
Moi, je dis:—Pour charmer mes jours
Et le souvenir de mes peines:
Bouteilles, que n'êtes-vous pleines
Toujours! toujours!
Car le plus chaste des amours,
Le galant le plus intrépide,
Comme un flacon s'use et se vide
Toujours! toujours!
(1848.)
ÉPILOGUE[22]
Le cœur content, je suis monté sur la montagne
D'où l'on peut contempler la ville en son ampleur,
Hôpital, lupanars, purgatoire, enfer, bagne,
Où toute énormité fleurit comme une fleur.
Tu sais bien, ô Satan, patron de ma détresse,
Que je n'allais pas là pour répandre un vain pleur;
Mais comme un vieux paillard d'une vieille maîtresse
Je voulais m'enivrer de l'énorme catin
Dont le charme infernal me rajeunit sans cesse.
Que tu dormes encor dans les draps du matin,
Lourde obscure, enrhumée, ou que tu te pavanes
Dans les voiles du soir passementés d'or fin,
Je t'aime, ô capitale infâme! Courtisanes
Et bandits, tels souvent vous offrez des plaisirs
Que ne comprennent pas les vulgaires profanes.
VERS LAISSÉS CHEZ UN AMI ABSENT[23]
[Sur l'enveloppe:]
Monsieur Auguste Malassis,
Rue de Mercélis,
Numéro trente-cinq bis,
Dans le faubourg d'Ixelles,
Bruxelles.
(Recommandé à l'Arioste
De la poste,
C'est-à-dire à quelque facteur
Versificateur.)
5 heures, à l'Hermitage.
Mon cher, je suis venu chez vous
Pour entendre une langue humaine,
Comme un qui, parmi les Papous,
Chercherait son ancienne Athène.
Puisque chez les Topinambous
Dieu me fait faire quarantaine,
Aux sots je préfère les fous,
Dont je suis, chose, hélas! certaine.
Offrez à Mam'selle Fanny
(Qui ne répondra pas: nenny,
La salut n'étant pas d'un âne)
L'hommage d'un bon écrivain.
Ainsi qu'à l'ami Lécrivain
Et qu'à Mam'selle Jeanne.
SONNET POUR S'EXCUSER DE NE PAS ACCOMPAGNER UN AMI A NAMUR[24]
Puisque vous allez vers la ville
Qui, bien qu'un fort mur l'encastrât,
Défraya la verve servile
Du fameux poète Castrat;
Puisque vous allez en vacances
Goûter un plaisir recherché,
Usez toutes vos éloquences,
Mon bien cher Coco-Malperché[25],
(Comme je le ferais moi-même)
A dire là-bas combien j'aime
Ce tant folâtre Monsieur Rops,
Qui n'est pas un grand prix de Rome,
Mais dont le talent est haut comme
La pyramide de Chéops!
[16]Vers de jeunesse, cités dans les Débats du 15 octobre 1864 par M. Emile Deschanel, qui fut un condisciple de Baudelaire au lycée Louis-le-Grand.
[17]Cf. note précédente.
[18]Ce huitain, que l'auteur qualifie «Hymne sentimental de l'excellent poète latin», a paru dans le Jeune enchanteur, Histoire tirée d'un palimpseste de Pompéia.
[19]Ce sonnet, qui parodie le fameux sonnet d'Auguste Vacquerie à Paul Garnier (les Demi-teintes), avait paru dans la Silhouette du 1er juin 1845, intercalé dans la lettre suivante:
«Vous n'êtes pas, monsieur, sans ignorer que le théâtre de l'Odéon est en pleine démolition. Un antiquaire de nos amis, qui a la manie de chercher proie jusque dans les endroits les plus secrets et les moins praticables, est parvenu à arracher cette curieuse pièce à la fureur des maçons acharnés sur le monument-cadavre.
«P.-S.—Nous espérons, monsieur, que vous voudrez bien, dans l'intérêt du jeune auteur des Demi-Teintes en particulier et de la littérature académique en général, donner connaissance de ce fragment aux nombreux abonnés de votre spirituelle feuille.
«Agréez, etc., etc.
«ANTONIUS PINGOUIN,
«Attaché aux dépouillements et embaumements.» (Jardin du Roi. Section des Volatiles.)
Retrouvé par la Petite Revue (24 juin 1865), il fut par elle attribué à Charles Baudelaire, et les bibliographes baudelairiens ont généralement admis pour exacte cette attribution. Cependant, M. Auguste Vitu en a contesté le bien-fondé dans une lettre citée par M. Jacques Crépet op. cit., p. 304. Selon lui, cette parodie serait de Théodore de Banville. (Note du collecteur des Œuvres posthumes, Mercure de France, MCMV.)
[20]Charles Baudelaire, par MM. A. de la Fizelière et Georges Decaux (Paris, à la librairie de l'Académie des Bibliophiles, 1868); «Sapho, tragédie attribuée à Arsène Houssaye pour Rachel. Mystification littéraire, organisée par Aug. Vitu. Un fait-théâtre de l'Époque lance la nouvelle. L'Entr'acte la reproduit, et le Corsaire-Satan du 25 novembre 1845 donne un fragment de cette tragédie composée en commun par Baudelaire, Banville, P. Dupont et Vitu.»
Pour compléter cette note de MM. de la Fizelière et Decaux, ajoutons que le Corsaire-Satan, plusieurs mois après en avoir publié un fragment, continuait à entretenir ses lecteurs de cette fameuse tragédie. C'est ainsi que nous y lisons, en date du 17 janvier 1846: «Lundi prochain, M. Arsène Houssaye lira sa tragédie de Sapho au comité de lecture du second théâtre français. M. Bocage est, dit-on, enchanté de cet ouvrage, et se réserve le rôle de Phaon.»
Et encore: «Plusieurs parties de la tragédie de Sapho sont exécutées selon les lois de l'épopée panthéiste. C'est ainsi que le Saut de Leucate est personnifié et prend une certaine part à l'action. On cite avec éloge un dialogue entre le Saut et la célèbre Lesbienne.» (Note du collecteur des Œuvres posthumes, Mercure de France, MCMV.)
[21]Chanson insérée dans la Closerie des Lilas, de Privât d'Anglemont (Paris, in-32, 1848), avec la variante erronée au troisième vers de la deuxième strophe: que je lui plaise. Le texte authentique se trouve dans le Nouveau Parnasse satyrique du XIXe siècle, Bruxelles, 1846, t. I, p. 239, avec l'indication du plagiat de Privât d'Anglemont et l'indication qu'il s'agit d'Élise Sergent, dite Pomaré.
[22]A la fin des Petits Poèmes en prose.
[23]Lettre et enveloppe communiquées à l'éditeur du Tombeau, de Charles Baudelaire, Paris, Bibliothèque artistique et littéraire, 1896, par M. Deman.
Les deux premières strophes de cette fantaisie rimée avaient été publiées par la Petite Revue du 29 avril 1865, avec des commentaires, dans l'article intitulé Baudelaire, poète de circonstance.
[24]La Petite Revue, 29 avril 1865. (Cf. note précédente.)
[25]Surnom transparent et fameux de l'éditeur Poulet-Malassis.
POÉSIES
publiées après la mort de l'auteur
INCOMPATIBILITÉ[26]
Tout là-haut, tout là-haut, loin de la route sûre,
Des fermes, des vallons, par delà les coteaux,
Par delà les forêts, les tapis de verdure,
Loin des derniers gazons foulés par les troupeaux.
On rencontre un lac sombre encaissé dans l'abîme
Que forment quelques pics désolés et neigeux;
L'eau, nuit et jour, y dort dans un repos sublime
Et n'interrompt jamais son silence orageux.
Dans ce morne désert, à l'oreille incertaine
Arrivent par moments des bruits faibles et longs
Et des échos plus morts que la cloche lointaine
D'une vache qui paît aux penchants des vallons.
Sur ces monts où le vent efface tout vestige,
Ces glaciers pailletés qu'allume le soleil,
Sur ces rochers altiers où guette le vertige,
Dans ce lac où le soir mire son teint vermeil,
Sous mes pieds, sur ma tête et partout le silence,
Le silence qui fait qu'on voudrait se sauver,
Le silence éternel et la montagne immense,
Car l'air est immobile et tout semble rêver.
On dirait que le ciel, en cette solitude,
Se contemple dans l'onde, et que ces monts, là-bas,
Écoutent, recueillis, dans leur grave attitude,
Un mystère divin que l'homme n'entends pas.
Et lorsque par hasard une nuée errante
Assombrit dans son vol le lac silencieux,
On croirait voir la robe ou l'ombre transparente
D'un esprit qui voyage et passe dans les cieux.
[1837-1838.]
[A M. H. Hignard[27].]
Tout à l'heure, je viens d'entendre
Dehors résonner doucement
Un air monotone et si tendre
Qu'il bruit en moi vaguement,
Une de ces vielles plaintives,
Muses des pauvres Auvergnats,
Qui jadis aux heures oisives
Nous charmaient si souvent, hélas!
Et, son espérance détruite,
Le pauvre s'en fut tristement;
Et moi, je pensai tout de suite
A mon ami que j'aime tant,
Qui me disait en promenade
Que pour lui c'était un plaisir
Qu'une semblable sérénade
Dans un long et morne loisir.
Nous aimions cette humble musique
Si douce à nos esprits lassés
Quand elle vint, mélancolique,
Répondre à de tristes pensers.
—Et j'ai laissé les vitres closes,
Ingrat, pour qui m'a fait ainsi
Rêver de si charmantes choses
Et penser à mon cher Henri!
[1839.]
[A M. Antony Bruno[28].]
Vous avez, compagnon, dont le cœur est poète,
Passé dans quelque bourg tout paré, tout vermeil,
Quand le ciel et la terre ont un bel air de fête,
Un dimanche éclairé par un joyeux soleil;
Quand le clocher s'agite et qu'il chante à tue-tête,
Et tient dès le matin le village en éveil,
Quand tous pour entonner l'office qui s'apprête,
S'en vont, jeunes et vieux, en pimpant appareil;
Lors, s'élevant au fond de votre âme mondaine,
Des tons d'orgue mourant et de cloche lointaine
Vous ont-ils pas tiré malgré vous un soupir?
Cette dévotion des champs, joyeuse et franche,
Ne vous a-t-elle pas, triste et doux souvenir,
Rappelé qu'autrefois vous aimiez le dimanche?
[1840.]
*
* *
Je n'ai pas pour maîtresse une lionne illustre[29].
La gueuse, de mon âme, emprunte tout son lustre
Insensible aux regards de l'univers moqueur,
Sa beauté ne fleurit que dans mon triste cœur.
Pour avoir des souliers elle a vendu son âme,
Mais le bon Dieu rirait si, près de cette infâme,
Je tranchais du tartufe et singeais la hauteur,
Moi qui vends ma pensée et qui veux être auteur.
Vice beaucoup plus grave, elle porte perruque.
Tous ses beaux cheveux noirs ont fui sa blanche nuque,
Ce qui n'empêche pas les baisers amoureux
De pleuvoir sur son front plus pelé qu'un lépreux.
Elle louche, et l'effet de ce regard étrange,
Qu'ombragent des cils noirs plus longs que ceux d'un ange,
Est tel que tous les yeux pour qui l'on s'est damné
Ne valent pas pour moi son œil juif et cerné.
Elle n'a que vingt ans; la gorge déjà basse,
Pend de chaque côté, comme une calebasse,
Et pourtant, me traînant chaque nuit sur son corps,
Ainsi qu'un nouveau-né, je la tette et la mords.
Et bien qu'elle n'ait pas souvent même une obole
Pour se frotter la chair et pour s'oindre l'épaule,
Je la lèche en silence, avec plus de ferveur
Que Madeleine en feu les deux: pieds du Sauveur.
La pauvre créature, au plaisir essoufflée,
A de rauques hoquets la poitrine gonflée,
Et je devine, au bruit de son souffle brutal,
Qu'elle a souvent mordu le pain de l'hôpital.
Ses grands yeux inquiets, durant la nuit cruelle,
Croient voir deux autres yeux au fond de la ruelle,
Car, ayant trop ouvert son cœur à tous venants,
Elle a peur sans lumière et croit aux revenants.
Ce qui fait que, de suif, elle use plus de livres
Qu'un vieux savant couché jour et nuit sur ses livres,
Et redoute bien moins la faim et ses tourments
Que l'apparition de ses défunts amants.
Si vous la rencontrez, bizarrement parée,
Se faufilant au coin d'une rue égarée,
Et la tête et l'œil bas, comme un pigeon blessé.
Traînant dans les ruisseaux un talon déchaussé,
Messieurs, ne crachez pas de jurons ni d'ordure
Au visage fardé de cette pauvre impure
Que déesse Famine a, par un soir d'hiver,
Contrainte à relever ses jupons en plein air.
Cette bohème-là, c'est mon tout, ma richesse,
Ma perle, mon bijou, ma reine, ma duchesse,
Celle qui m'a bercé sur son giron vainqueur,
Et qui dans ses deux mains a réchauffé mon cœur.
[Épitaphe pour lui-même[30].]
Ci-gît, qui pour avoir par trop aimé les gaupes,
Descendit jeune encore au royaume des taupes.
[1841-1842.]
CHANSON DU SCIEUR DE LONG[31]
Rien n'est aussi-z-aimable,
Fanfru-cancru-lon-la-lahira,
Rien n'est aussi-z-aimable
Que les scieurs de long (bis.)
Ia pas des gens plus aise,
Fanfru-cancru-lon-la-lahira,
Ia pas des gens plus aise
Que les scieurs de long. (bis.)
Tant qu'ils sont sur la bille,
Fanfru-cancru-lon-la-lahira,
Tant qu'ils sont sur la bille
Sciant des cheverons, (bis.)
Aussi de la membrure,
Fanfru-cancru-lon-la-lahira,
Aussi de la membrure
De tout échantillon (bis.)
—La maître vient les voir,
Fanfru-cancru-lon-la-lahira,
Le maître vient les voir:
Courage, compagnons, (bis.)
V'ià la Saint-Jean qu'arrive,
Fanfru-cancru-lon-la-lahira,
V'ià la Saint-Jean qu'arrive:
Les écus rouleront! (bis.)
—Nous irons voir nos femmes,
Fanfru-cancru-lon-la-lahira,
Nous irons voir nos femmes,
Les ceux qui en auront; (bis.)
Ia plus que le p'tit Pierre,
Fanfru-cancru-lon-la-lahira,
Ia plus que le p'tit Pierre,
Mais nous le marierons (bis.)
Avec la fille du maître,
Fanfru-cancru-lon-la-lahira,
Avec la fille du maître
Qui-z-est ici présent. (bis.)
Nous irons à la noce,
Fanfru-cancru-lon-la-lahira,
Nous irons à la noce,
Comme tous les parents. (bis.)
L'an d'après, sur la bille,
Fanfru-cancru-lon-la-lahira,
L'an d'après sur la bille,
Jouerons les p'tits enfants. (bis.)
Car rien n'est si-z-aimable,
Fanfru-cancru-lon-la-lahira,
Car rien n'est si-z-aimable
Que les scieurs de long. (bis.)
[A Sainte-Beuve.]
Tous imberbes alors, sur les vieux bancs de chêne[32].
Plus polis et luisants que des anneaux de chaîne,
Que, jour à jour, la peau des hommes a fourbis,
Nous traînions tristement nos ennuis, accroupis
Et voûtés sous le ciel carré des solitudes,
Où l'enfant boit, dix ans, l'âpre lait des études.
C'était dans ce vieux temps, mémorable et marquant,
Où, forcés d'élargir le classique carcan,
Les professeurs, encor rebelles à vos rimes,
Succombaient sous l'effort de nos folles escrimes
Et laissaient l'écolier, triomphant et mutin,
Faire à l'aise hurler Triboulet en latin.—
Qui de nous, en ces temps d'adolescences pâles,
N'a connu la torpeur des fatigues claustrales,
—L'œil perdu dans l'azur morne d'un ciel d'été,
Ou l'éblouissement de la neige,—guetté,
L'oreille avide et droite,—et bu, comme une meute,
L'écho lointain d'un livre ou le cri d'une émeute?
C'était surtout l'été, quand les plombs se fondaient,
Que ces grands murs noircis en tristesse abondaient,
Lorsque la canicule ou le fumeux automne
Irradiait les cieux de son feu monotone,
Et faisait sommeiller, dans les sveltes donjons,
Les tiercelets criards, effroi des blancs pigeons;
Saison de rêverie, où la Muse s'accroche
Pendant un jour entier au battant d'une cloche;
Où la Mélancolie, à midi, quand tout dort,
Le menton dans la main, au fond du corridor,—
L'œil plus noir et plus bleu que la Religieuse,
Dont chacun sait l'histoire obscène et douloureuse,
—Traîne un pied alourdi de précoces ennuis.
Et son front moite encor des longueurs[33] de ses nuits.
—Et puis, venaient les soirs malsains, les nuits fiévreuses,
Qui rendent de leur corps les filles amoureuses
Et les font, aux miroirs,—stérile volupté,—
Contempler les fruits mûrs de leur nubilité,—
Les soirs italiens, de molle insouciance,
—Qui des plaisirs menteurs révèlent la science,
—Quand la sombre Vénus, du haut des balcons noirs,
Verse des flots de musc de ses frais encensoirs.—
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Ce fut dans ce conflit de molles circonstances,
Mûri par vos sonnets, préparé par vos stances,
Qu'un soir, ayant flairé le livre et son esprit,
J'emportai sur mon cœur l'histoire d'Amaury.
Tout abîme mystique est à deux pas du doute.—
Le breuvage infiltré lentement, goutte à goutte,—
En moi qui, dès quinze ans, vers le gouffre entraîné,
Déchiffrais couramment les soupirs de René,
Et que de l'inconnu la soif bizarre altère[34],
—A travaillé le fond de la plus mince artère.—
J'en ai tout absorbé, les miasmes, les parfums,
Le doux chuchotement des souvenirs défunts,
Les longs enlacements des phrases symboliques,
—Chapelets murmurants de madrigaux mystiques,
—Livre voluptueux, si jamais il en fut.—
Et depuis, soit au fond d'un asile touffu,
Soit que, sous les soleils des zones différentes,
L'éternel bercement des houles enivrantes,
Et l'aspect renaissant des horizons sans fin,
Ramenassent ce cœur vers le songe divin,—
Soit dans les lourds loisirs d'un jour caniculaire
Ou dans l'oisiveté frileuse de frimaire,—
Sous les flots du tabac qui masque le plafond,—
J'ai partout feuilleté le mystère profond
De ce livre si cher aux âmes engourdies
Que leur destin marqua des mêmes maladies,
Et, devant le miroir, j'ai perfectionné
L'art cruel qu'un démon, en naissant, m'a donné,
—De la douleur pour faire une volupté vraie,—
D'ensanglanter son mal et de gratter sa plaie.
Poète, est-ce une injure ou bien un compliment?
Car, je suis vis-à-vis de vous comme un amant,
En face du fantôme, au geste plein d'amorces,
Dont la main et dont l'œil ont, pour pomper les forces,
Des charmes inconnus.—Tous les êtres aimés
Sont des vases de fiel qu'on boit les yeux fermés,
Et le cœur transpercé, que la douleur allèche,
Expire chaque jour en bénissant sa flèche.
[1844.]
*
* *
Noble femme au bras fort, qui durant les longs jours[35],
Sans penser bien ni mal, dors ou rêves toujours
Fièrement troussée à l'antique.
Toi que depuis dix ans qui pour moi se font lents
Ma bouche bien apprise aux baisers succulents
Choya d'un amour monastique.
Prêtresse de débauche et ma sœur de plaisir,
Qui toujours dédaignas de porter et nourrir
Un homme en tes cavités saintes.
Tant tu crains et tu fuis le stigmate alarmant
Que la vertu creusa de son soc infamant
An flanc des matrones enceintes.
[Élégie refusée aux jeux floraux.][36]
Mes bottes, pauvres fleurs, sur leurs tiges fanées,
Dans un coin, tristement, gisaient, abandonnées,
Veuves des soins du décrotteur.
Les jours étaient passés où mon âme ravie
Les voyait recouvrer leur éclat et leur vie
Sous le pinceau réparateur.
Et moi, je contemplais avec sollicitude
Le spectacle émouvant de leur décrépitude!
Puis, un de ces soupirs qu'on ne peut étouffer
S'échappa malgré moi de ma gorge oppressée,
Et mon cœur, encor plein de leur grandeur passée,
Se mit à les apostropher.
O bottes! leur disais-je, ô bottes infidèles,
Vous êtes, vous aussi, comme les hirondelles,
Des oiseaux légers, inconstants!
Vous aimez le ciel pur et les brises amies;
Aussi d'un vol léger, vous vous êtes enfuies
Quand est venu le mauvais temps.
Ainsi, durant les jours pluvieux de novembre,
Me voilà donc contraint de rester dans ma chambre,
Appelant, mais en vain, les beaux jours d'autrefois,
Car la dent des pavés en grosses cicatrices
A gravé sur vos fronts vos états de services,
Et vous n'entendez plus ma voix.
Le ciel, dont la bonté s'étend sur la nature,
Refuse ses bienfaits à la littérature.
Peut-être, hélas! l'hiver entier,
Traînant cette existence absurde et malheureuse,
J'attendrai vainement d'une âme généreuse
Un crédit chez quelque bottier.
Oh! si pareil bienfait vient à tomber des nues,
Je jure de marcher au travers de nos rues
Avec un légitime orgueil.
Et vous, dont je n'ai plus qu'une triste mémoire,
O mes bottes! rentrez au fond de cette armoire
Qui va vous servir de cercueil.
[1851.]
*
* *
Hélas! qui n'a gémi sur autrui, sur soi-même[37]?
Et qui n'a dit à Dieu: «Pardonnez-moi, Seigneur,
Si personne ne m'aime et si nul n'a mon cœur;
Ils m'ont tous corrompu; personne ne vous aime!»
Alors lassé du monde et de ses vains discours,
Il faut lever les yeux aux voûtes sans nuages,
Et ne plus s'adresser qu'aux muettes images
De ceux qui n'aiment rien consolantes amours.
Alors, alors, il faut s'entourer de mystère,
Se fermer aux regards, et sans morgue et sans fiel,
Sans dire à vos voisins: «Je n'aime que le ciel»,
Dire à Dieu: «Consolez mon âme de la terre!»
Tel, fermé par son prêtre un pieux monument,
Quand sur nos sombres toits la nuit est descendue,
Quand la foule a laissé le pavé de la rue,
Se remplit de silence et de recueillement.
[1852.]
*
* *
Quant à moi, si j'avais un beau parc planté d'ifs sur autrui, sur soi-même[38],
Si, pour mettre à l'abri mon bonheur dans l'orage,
J'avais, comme ce riche, un parc au vaste ombrage,
Dédale s'égarant sous de sombres massifs;
Si j'avais des bosquets, ô rossignols craintifs,
O cygnes, vos bassins; votre sentier sauvage,
Vers luisants qui, le soir, étoilez le feuillage;
Vos prés au grand soleil, petits grillons plaintifs;
Je sais qui je voudrais cacher sous mes feuillées,
Avec qui secouer dans les herbes mouillées
Les perles que la nuit y verse de ses doigts,
Avec qui respirer les odeurs des rivières,
Ou dormir à midi dans les chaudes clairières,
Et tu le sais aussi, belle aux yeux trop adroits.
AUTRE MONSELET PAILLARD[39]
VERS DESTINÉS A SON PORTRAIT
On me nomme le petit chat;
Modernes petites-maîtresses,
J'unis à vos délicatesses
La force d'un jeune pacha.
La douceur de la voûte bleue
Est concentrée en mon regard;
Si vous voulez me voir hagard,
Lectrices, mordez-moi la queue!
SONNET[40]
Lorsque de volupté s'alanguissent tes yeux,
Tes yeux noirs flamboyants de panthère amoureuse,
Dans ta chair potelée, et chaude, et savoureuse,
J'enfonce à belles dents les baisers furieux.
Je suis saisi du rut sombre et mystérieux
Qui jadis transportait la Grèce langoureuse,
Quand elle contemplait, terre trois fois heureuse,
L'accouplement sacré des Hommes et des Dieux.
Puis, sur mon sein brûlant, je crois tenir serrée
Quelque idole terrible et de sang altérée,
A qui les longs sanglots des moribonds sont doux,
Et j'éprouve, au milieu des spasmes frénétiques,
L'atroce enivrement des vieux Fakirs hindous,
Les extases sans fin des Brahmes fanatiques.
[Sur l'album de Mme Émile Chevalet.]
Au milieu de la foule, errantes, confondues,
Gardant le souvenir précieux d'autrefois,
Elles cherchent l'écho de leurs voix éperdues,
Tristes comme le soir deux colombes perdues
Et qui s'appellent dans les bois.
*
* *
Je vis, et ton bouquet est de l'architecture[41]:
C'est donc lui la beauté, car c'est moi la nature;
Si toujours la nature embellit la beauté,
Je fais valoir tes fleurs... me voilà trop flatté.
[26]Cette pièce avait été communiquée par Louis Ménard à Charles Cousin, qui la cita dans Charles Baudelaire, souvenirs, correspondances, biographie suivie de pièces inédites (Paris, chez René Pincebourde, 1872).
[27]Cités par M. Hignard, qui avait été le condisciple de Baudelaire au collège de Lyon. (Le Midi hivernal, 17 mars 1892.)
[28]Le Monde illustré, 4 novembre 1871; communication de M. Antony Bruno, auquel Baudelaire avait donné ce sonnet en 1840.
[29]Cette pièce a paru pour la première fois dans un numéro de Paris à l'eau-forte (17 octobre 1875), — moins les vers 19 à 24, qui ont été rétablis par la Jeune France (janvier-février 1884).
Une note de la rédaction de Paris à l'eau-forte mentionne qu'elle figure sur l'album de M. A. Buchon. (Note du collecteur des Œuvres posthumes, MCMV.)
[30]Jacques Crépet, Charles Baudelaire. Lib. Varnier, A. Messein, succ., Paris, MCMVII.
[31]Publiée par le prince A. Ourousof dans Le Tombeau de Charles Baudelaire, 1890, avec cette note: «Chanson inédite de Baudelaire communiquée par M. Hoctes. Cette pièce était destinée au drame intitulé L'Ivrogne: «Le Chat Noir», n° 288 du 31 juillet 1886.»
[32]Eugène Crépet, Charles Baudelaire, Œuvres posthumes, etc. Cette pièce était incluse dans la première lettre de Baudelaire à Sainte-Beuve (V. Lettres, 1844)—signée Baudelaire-Dufays.
[33]C'est «longueurs» qu'on lit chez M. E. Crépet, mais le contexte exige évidemment «langueurs». Note du collecteur des Œuvres posthumes, MCMV.
[34]Dans le texte original, ce mot est orthographié alterre.
[35]La Renaissance latine, 15 décembre 1902. Ces vers, signés B. D., et publiés par le docteur M. Laffont, sont écrits «au verso d'une feuille d'album où se trouve une poésie de Pierre Dupont, également inédite, que le grand chansonnier de Lyon dédie, le 18 octobre 1844, comme «essai de plume», à Edward Hanquet, le philosophe». (Note du collecteur des Œuvres posthumes MCMV). Il s'agit sans doute de M. Henkey, riche amateur anglais.
[36]La Gironde littéraire, 15 avril 1888.
[37]Le Midi hivernal, 24 mars 1892. Remis par Baudelaire à M. Hignard.
[38]Le Monde illustré, 2 décembre 1871, sous ce titre: Sonnet inédit de Charles Baudelaire (sic) et la signature Charles Baudelaire. (Note du collecteur des Œuvres posthumes, MCMV.)
[39]Nouveau Parnasse satyrique du XIXe siècle, 2e édit. (Bruxelles, 1881). Ce portrait est ainsi intitulé, dans ce recueil, parce qu'il y succède à trois autres pièces sur Monselet. (Note du collecteur des Œuvres posthumes, MCMV.)
[40]Les frères Lionnet, souvenirs et anecdotes, Paris, 1888.
[41]Œuvres posthumes, MCMV, et accompagné de la note suivante du collecteur: Collection Gustave Kahn. Ce quatrain est écrit de la main de Baudelaire au bas d'un billet à lui évidemment adressé, et non signé, dont voici le texte:
«Mardi 3 novembre.
«Vous m'avez envoyé des vers sans papillon, permettez-moi de vous offrir des fleurs sans vers, et pour me prouver que mon goût a su comprendre le vôtre, mettez-les ce soir à votre boutonnière,
«Car toujours la nature embellit la beauté.»
AMŒNITATES BELGICÆ[42]
VENUS BELGE[43]
[En faisant l'ascension de la rue Montagne de la Cour, à Bruxelles.]
Ces mollets sur ces pieds montés
Qui vont sous ces cottes peu blanches
Ressemblent à des troncs plantés.
Dans des planches.
Les seins des moindres femmelettes
Ici pèsent plusieurs quintaux
Et leurs membres sont des poteaux
Qui donnent le goût des squelettes.
Il ne me suffit pas qu'un sein soit gros et doux;
Il le faut un peu ferme, ou je tourne casaque,
Car, sacré nom de Dieu! je ne suis pas cosaque,
Pour me soûler avec du suif et du saindoux.
LA PROPRETÉ DES DEMOISELLES BELGES
Elle puait comme une fleur moisie.
Moi, je lui dis (mais avec courtoisie):
«Vous devriez prendre un bain régulier
Pour dissiper ce parfum de bélier.»
Que me répond cette jeune hébétée?
«Je ne suis pas, moi, de vous dégoûtée!»
—Ici pourtant on lave le trottoir
Et le parquet avec du savon noir.
UNE EAU SALUTAIRE
Joseph Delorme a découvert
Un ruisseau si clair et si vert
Qu'il donne aux malheureux l'envie
D'y terminer leur triste vie.
—Je sais un moyen de guérir
De cette passion malsaine
Ceux qui veulent ainsi périr:
Menez-les aux bords de la Senne.
UN NOM DE BON AUGURE
Sur la porte je lus: «Lise Van Swieten.»
(C'était dans un quartier qui n'est pas un Éden.)
—Heureux l'époux, heureux l'amant qui la possède,
Cette Ève qui contient en elle son remède!
Cet homme enviable a trouvé,
Ce que nul n'a jamais rêvé,
Depuis le pôle nord jusqu'au pôle antarctique,
Une épouse prophylactique!—
OPINION DE M. HETZEL SUR LE FARO[44]
«Buvez-vous du faro?» dis-je à monsieur Hetzel.
Je vis un peu d'horreur sur sa mine barbue.
«Non, jamais! le faro (je dis cela sans fiel),
C'est de la bière deux fois bue.»
Hetzel parlait ainsi dans un café flamand,
Par prudence sans doute, énigmatiquement.
Je compris que c'était une manière fine
De me dire: «Faro, synonyme d'urine!»
LES BELGES ET LA LUNE[45]
On n'a jamais connu de race si baroque
Que ces Belges. Devant le joli, le charmant,
Ils roulent de gros yeux et grognent sourdement;
Tout ce qui réjouit nos cœurs mortels les choque.
Dites un mot plaisant, et leur œil devient gris
Et terne comme l'œil d'un poisson qu'on fait frire;
Une histoire touchante: ils éclatent de rire,
Pour faire voir qu'ils ont parfaitement compris.
Comme l'esprit, ils ont en horreur les lumières;
Parfois, sous la clarté calme du firmament,
J'en ai vu qui, rongés d'un bizarre tourment,
Dans l'horreur de la fange et du vomissement,
Et gorgés jusqu'aux dents de genièvre et de bière,
Aboyaient à la lune, assis sur leur derrière!
ÉPITAPHE POUR L'ATELIER de M. ROPS,
FABRIQUANT DE CERCEUILS A BRUXELLES
Je rêvais, contemplant ces bières
De palissandre et d'acajou,
Qu'un habile ébéniste orne de cent manières;
Quel écrin, et pour quel bijou!
Les morts ici sont sans vergogne.
Un jour des cadavres flamands
Souilleront ces cercueils charmants.
Faire de tels étuis pour de telles charognes!
L'ESPRIT CONFORME
Les Belges poussent, ma parole!
L'imitation à l'excès,
Et s'ils attrapent la vérole,
C'est pour ressembler aux Français.
LA CIVILISATION BELGE
Le Belge est très civilisé:
Il est voleur, il est rusé,
Il est parfois syphilisé,
Il est donc très civilisé.
Il ne déchire pas sa proie
Avec ses ongles; met sa joie
A montrer qu'il sait employer
A table fourchette et cuiller;
Il néglige de s'essuyer,
Mais porte paletot, culottes,
Chapeau, chemise même et bottes;
Fait de dégoûtantes ribotes;
Dégueule aussi bien que l'Anglais;
Met sur le trottoir des engrais;
Rit du ciel et croit au progrès
Tout comme un journaliste d'outre—
Quiévrain[46];—de plus, il peut f....,
Debout, comme un singe avisé;
Il est donc très civilisé.