L'oiseau bleu: Féerie en six actes et douze tableaux
TYLTYL
Mais je l'ai vu, son frère!... Il est allé chez les Malheurs avec les Gros Bonheurs....
LE BONHEUR
J'en étais sûr!... Il a mal tourné, de mauvaises fréquentations l'ont entièrement perverti.... Mais n'en parle pas à sa sœur. Elle voudrait aller le chercher et nous y perdrions une des plus belles joies.... Voici encore, parmi les plus grandes, la Joie-de-voir-ce-qui-est-beau, qui ajoute chaque jour quelques rayons à la lumière qui règne ici....
TYLTYL
Et là, au loin, au loin, dans les nuages d'or, celle que j'ai peine à voir en me dressant tant que je peux sur la pointe des pieds?...
LE BONHEUR
C'est la grande Joie-d'aimer.... Mais tu auras beau faire, tu es bien trop petit pour la voir tout entière....
TYLTYL
Et là-bas, tout au fond, celles qui sont voilées et ne s'approchent pas?...
LE BONHEUR
Ce sont celles que les Hommes ne connaissent pas encore....
TYLTYL
Que nous veulent les autres?... Pourquoi s'écartent-elles?...
LE BONHEUR
C'est devant une Joie nouvelle qui s'avance, peut-être la plus pure que nous ayons ici..
TYLTYL
Qui est-ce?...
LE BONHEUR
Tu ne la reconnais pas encore?... Mais regarde donc mieux, ouvre donc tes deux yeux jusqu'au cœur de ton âme!... Elle t'a vu, elle t'a vu!... Elle accourt en te tendant les bras!... C'est la Joie de ta mère, c'est la Joie-sans-égale-de-l'amour-maternel!...
[Après l'avoir acclamée, les autres Joies, accourues de toutes parts, s'écartent en silence devant la Joie-de-l'amour-maternel.]
L'AMOUR MATERNEL
Tyltyl! Et puis Mytyl!... Comment, c'est vous, c'est vous que je retrouve ici!... Je ne m'attendais pas!... J'étais bien seule à la maison, et voici que tous deux vous montez jusqu'au ciel où rayonnent dans la Joie l'âme de toutes les mères!... Mais d'abord des baisers, des baisers tant qu'on peut!... Tous les deux dans mes bras, il n'y a rien au monde qui donne plus de bonheur!... Tyltyl, tu ne ris pas?... Ni toi non plus, Mytyl?... Vous ne connaissez pas l'amour de votre mère?... Mais regardez-moi donc, et n'est-ce pas mes yeux, mes lèvres et mes bras?...
TYLTYL
Mais si, je reconnais, mais je ne savais pas.... Tu ressembles à maman, mais tu es bien plus belle....
L'AMOUR MATERNEL
Évidemment, moi, je ne vieillis plus.... Et chaque jour qui passe m'apporte de la force, de la jeunesse et du bonheur.... Chacun de tes sourires m'allège d'une année.... A la maison, cela ne se voit pas, mais ici l'on voit tout, et c'est la vérité....
TYLTYL, [émerveillé, la contemplant et l'embrassant tour à tour.]
Et cette belle robe, en quoi donc qu'elle est faite?... Est-ce que c'est de la soie, de l'argent ou des perles?...
L'AMOUR MATERNEL
Non, ce sont des baisers, des regards, des caresses.... chaque baiser qu'on donne y ajoute un rayon de lune ou de soleil....
TYLTYL
C'est drôle, je n'aurais jamais cru que tu étais si riche.... Où donc la cachais-tu?... Était-elle dans l'armoire dont papa a la clef?...
L'AMOUR MATERNEL
Mais non, je l'ai toujours, mais on ne la voit pas, parce qu'on ne voit rien quand les yeux sont fermés.... Toutes les mères sont riches quand elles aiment leurs enfants.... Il n'en est pas de pauvres, il n'en est pas de laides, il n'en est pas de vieilles.... Leur amour est toujours la plus belle des Joies.... Et quand elles semblent tristes, il suffit d'un baiser qu'elles reçoivent ou qu'elles donnent pour que toutes leurs larmes deviennent des étoiles dans le fond de leurs yeux....
TYLTYL, [la regardant avec étonnement.]
Mais oui, c'est vrai, tes yeux, ils sont remplis d'étoiles.... Et ce sont bien tes yeux, mais ils sont bien plus beaux.... Et c'est ta main aussi, elle a sa petite bague.... Elle a même la brûlure que tu t'es faite un soir en allumant la lampe.... Mais elle est bien plus blanche et qu'elle a la peau fine!... On dirait qu'on y voit couler de la lumière.... Elle ne travaille pas comme celle de la maison?...
L'AMOUR MATERNEL
Mais si, c'est bien la même; tu n'avais donc pas vu qu'elle devient toute blanche et s'emplit de lumière dès qu'elle te caresse?...
TYLTYL
C'est étonnant, maman, c'est bien ta voix aussi; mais tu parles bien mieux que chez nous....
L'AMOUR MATERNEL
Chez nous on a bien trop à faire et l'on n'a pas le temps.... Mais ce qu'on ne dit pas, on l'entend tout de même.... Maintenant que tu m'as vue, me reconnaîtras-tu, sous ma robe déchirée, lorsque tu rentreras demain dans la chaumière?...
TYLTYL
Je ne veux pas rentrer.... Puisque tu es ici, j'y veux rester aussi, tant que tu y seras....
L'AMOUR MATERNEL
Mais c'est la même chose, c'est là-bas que je suis, c'est là-bas que nous sommes.... Tu n'es venu ici que pour te rendre compte et pour apprendre enfin comment il faut me voir quand tu me vois là-bas.... Comprends-tu, mon Tyltyl?... Tu te crois dans le ciel; mais le ciel est partout où nous nous embrassons.... Il n'y a pas deux mères, et tu n'en as pas d'autre.... Chaque enfant n'en a qu'une et c'est toujours la même et toujours la plus belle; mais il faut la connaître et savoir regarder.... Mais comment as-tu fait pour arriver ici et trouver une route que les Hommes ont cherchée depuis qu'ils habitent la Terre?...
TYLTYL, [montrant la Lumière qui, par discrétion, s'est un peu écartée.]
C'est elle qui m'a conduit....
L'AMOUR MATERNEL
Qui est-ce?...
TYLTYL
La Lumière....
L'AMOUR MATERNEL
Je ne l'ai jamais vue.... On m'avait dit qu'elle vous aimait bien et qu'elle était très bonne.... Mais pourquoi se cache-t-elle?... Elle ne montre jamais son visage?...
TYLTYL
Mais si, mais elle a peur que les Bonheurs aient peur s'ils y voyaient trop clair....
L'AMOUR MATERNEL
Mais elle ne sait donc pas que nous n'attendons qu'elle!... [Appelant les autres Grandes Joies.] Venez, venez, mes sœurs! Venez, accourez toutes, c'est la Lumière qui vient enfin nous visiter!...
[Frémissement parmi les Grandes Joies qui se rapprochent. Cris: «La Lumière est ici!... La Lumière, la Lumière!...»]
LA JOIE-DE-COMPRENDRE, [écartant toutes les autres pour venir embrasser la Lumière.]
Vous êtes la Lumière et nous ne savions pas!... Et voici des années, des années, des années que nous vous attendons!... Me reconnaissez-vous?... C'est la Joie-de-comprendre qui vous a tant cherchée.... Nous sommes très heureuses, mais nous ne voyons pas au delà de nous-mêmes....
LA JOIE-D'ÊTRE-JUSTE, [embrassant la Lumière à son tour.]
Me reconnaissez-vous?... C'est la Joie-d'être-juste qui vous a tant priée.... Nous sommes très heureuses, mais nous ne voyons pas au delà de nos ombres....
LA JOIE-DE-VOIR-CE-QUI-EST-BEAU, [l'embrassant également.]
Me reconnaissez-vous?... C'est la Joie-des-beautés qui vous a tant aimée... Nous sommes très heureuses, mais nous ne voyons pas au delà de nos songes....
LA JOIE-DE-COMPRENDRE
Voyez, voyez, ma sœur, ne nous faites plus attendre.... Nous sommes assez fortes, nous sommes assez pures.... Écartez donc ces voiles qui nous cachent encore les dernières vérités et les derniers bonheurs.... Voyez, toutes mes sœurs s'agenouillent à vos pieds.... Vous êtes notre reine et notre récompense....
LA LUMIÈRE, [resserrant ses voiles.]
Mes sœurs, mes belles sœurs, j'obéis à mon Maître.... L'heure n'est pas venue, elle sonnera peut-être et je vous reviendrai sans craintes et sans ombres.... Adieu, relevez-vous, embrassons-nous encore comme des sœurs retrouvées, en attendant le jour qui paraîtra bientôt....
L'AMOUR MATERNEL, [embrassant la Lumière.]
Vous avez été bonne pour mes pauvres petits....
LA LUMIÈRE
Je serai toujours bonne autour de ceux qui s'aiment....
LA JOIE-DE-COMPRENDRE, [s'approchant de la Lumière.]
Que le dernier baiser soit posé sur mon front....
[Elles s'embrassent longuement, et, quand elles se séparent et relèvent la tète, on voit des larmes dans leurs yeux.]
TYLTYL, [étonné.]
Pourquoi pleurez-vous?....[regardant les autres Joies]
Tiens! vous pleurez aussi.... Mais pourquoi tout le monde a-t-il des larmes plein les yeux?...
LA LUMIÈRE
Silence, mon enfant....
RIDEAU
ACTE CINQUIÈME
DIXIÈME TABLEAU
LE ROYAUME DE L'AVENIR
Les salles immenses du Palais d'Azur, où attendent les enfants qui vont naître.—Infinies perspectives de colonnes de saphir soutenant des voûtes de turquoise. Tout ici, depuis la lumière et les dalles de lapis-lazuli jusqu'aux pulvérulences du fond où se perdent les derniers arceaux, jusqu'aux moindres objets, est d'un bleu irréel, intense, féerique. Seuls les chapiteaux et les socles des colonnes, les clefs de voûte, quelques sièges quelques bancs circulaires sont de marbre blanc ou d'albâtre.—A droite, entre les colonnes, de grandes portes opalines. Ces portes, dont le Temps, vers la fin de la scène, écartera les battants, s'ouvrent sur la Vie actuelle et les quais de l'Aurore. Partout, peuplant harmonieusement la salle, une foule d'enfants vêtus de longues robes azurées.—Les uns jouent, d'autres se promènent, d'autres causent ou songent; beaucoup sont endormis, beaucoup aussi travaillent, entre les colonnades, aux inventions futures; et leurs outils, leurs instruments, les appareils qu'ils construisent, les plantes, les fleurs et les fruits qu'ils cultivent ou qu'ils cueillent sont du même bleu surnaturel et lumineux que l'atmosphère générale du Palais.—Parmi les enfants, revêtues d'un azur plus pâle et plus diaphane, passent et repassent quelques figures de haute taille, d'une beauté souveraine et silencieuse, qui paraissent être des anges.
[Entrent à gauche, comme à la dérobée, en se glissant parmi les colonnes du premier plan, Tyltyl, Mytyl et la Lumière. Leur arrivée provoque un certain mouvement parmi les Enfants-Bleus qui bientôt accourent de toutes parts et se groupent autour des insolites visiteurs qu'ils contemplent avec curiosité.]
MYTYL
Où est le Sucre, la Chatte et le bon Pain?...
LA LUMIÈRE
Ils ne peuvent pas entrer ici; ils connaîtraient l'Avenir et n'obéiraient plus....
TYLTYL
Et le Chien?...
LA LUMIÈRE
Il n'est pas bon, non plus, qu'il sache ce qui l'attend dans la suite des siècles.... Je les ai emprisonnés dans les souterrains de l'église....
TYLTYL
Où sommes-nous?...
LA LUMIÈRE
Nous sommes dans le Royaume de l'Avenir, au milieu des enfants qui ne sont pas encore nés. Puisque le Diamant nous permet de voir clair en cette région que les Hommes n'aperçoivent pas, nous y trouverons fort probablement l'Oiseau-Bleu....
TYLTYL
Bien sûr que l'Oiseau sera bleu, puisque tout y est bleu.... [Regardant tout autour de soi.] Dieu que c'est beau tout ça!...
LA LUMIÈRE
Regarde les enfants qui accourent....
TYLTYL
Est-ce qu'ils sont fâchés?...
LA LUMIÈRE
Pas du tout.... Tu vois bien, ils sourient, mais ils sont étonnés....
LES ENFANTS-BLEUS, [accourant de plus en plus nombreux.]
Des petits Vivants.... Venez voir les petits Vivants!...
TYLTYL
Pourquoi qu'ils nous appellent «les petits Vivants»?...
LA LUMIÈRE
Parce qu'eux, ils ne vivent pas encore....
TYLTYL
Qu'est-ce qu'ils font alors?...
LA LUMIÈRE
Ils attendent l'heure de leur naissance....
TYLTYL
L'heure de leur naissance?...
LA LUMIÈRE
Oui; c'est d'ici que viennent tous les enfants qui naissent sur notre Terre. Chacun attend son jour.... Quand les Pères et les Mères désirent des enfants, on ouvre les grandes portes que tu vois là, à droite; et les petits descendent....
TYLTYL
Y en a-t-il! Y en a-t-il!...
LA LUMIÈRE
Il y en a bien davantage.... On ne les voit pas tous.... Pense donc, il en faut de quoi peupler la fin des temps.... Personne ne saurait les compter....
TYLTYL
Et ces grandes personnes bleues, qu'est-ce que c'est?...
LA LUMIÈRE
On ne sait plus au juste.... On croit que ce sont des gardiennes.... On dit qu'elles viendront sur Terre après les Hommes.... Mais il n'est pas permis de les interroger....
TYLTYL
Pourquoi?
LA LUMIÈRE
Parce que c'est le secret de la Terre....
TYLTYL
Et les autres, les petits, on peut leur parler?...
LA LUMIÈRE
Bien sûr, il faut faire connaissance.... Tiens, en voilà un plus curieux que les autres.... Approche-toi, parle-lui....
TYLTYL
Qu'est-ce qu'il faut lui dire?...
LA LUMIÈRE
Ce que tu voudras, comme à un petit camarade....
TYLTYL
Est-ce qu'on peut lui donner la main?
LA LUMIÈRE
Évidemment, il ne te fera pas de mal.... Mais voyons, n'aie donc pas l'air si emprunté.... Je vais vous laisser seuls, vous serez plus à l'aise entre vous.... J'ai d'ailleurs à causer avec la Grande-personne Bleue....
TYLTYL, [s'approchant de l'Enfant-Bleu et lui tendant la main.]
Bonjour!... [Touchant du doigt la robe bleue de l'Enfant.] Qu'est-ce que c'est que ça?
L'ENFANT, [touchant gravement du doigt le chapeau de Tyltyl.]
Et ça?...
TYLTYL
Ça?... C'est mon chapeau.... Tu n'as pas de chapeau?...
L'ENFANT
Non; pourquoi c'est faire?...
TYLTYL
C'est pour dire bonjour.... Et puis, pour quand fait froid....
L'ENFANT
Qu'est-ce que c'est faire froid?...
TYLTYL
Quand on tremble comme ça: brrr! brrr!... qu'on souffle dans ses mains et qu'on fait aller les bras comme ceci....
[Il se brasse vigoureusement.]
L'ENFANT
Il fait froid sur la Terre?...
TYLTYL
Mais oui, des fois, l'hiver, quand on n'a pas de feu....
L'ENFANT
Pourquoi qu'on n'en a pas?...
TYLTYL
Parce que ça coûte cher et qu'il faut de l'argent pour acheter du bois....
L'ENFANT
Quoi que c'est de l'argent?
TYLTYL
C'est avec quoi l'on paie....
L'ENFANT
Ah!...
TYLTYL
Il y en a qui en ont, d'autres qui n'en ont point....
L'ENFANT
Pourquoi?...
TYLTYL
C'est qu'ils ne sont pas riches.... Est-ce que tu es riche?... Quel âge as-tu?...
L'ENFANT
Je vais naître bientôt.... Je naîtrai dans douze ans.... Est-ce que c'est bon, naître?...
TYLTYL
Oh oui!... C'est amusant!...
L'ENFANT
Comment que tu as fait?...
TYLTYL
Je ne me rappelle plus.... Il y a si longtemps!...
L'ENFANT
On dit que c'est si beau, la Terre et les Vivants!...
TYLTYL
Mais oui, ce n'est pas mal.... Il y a des oiseaux, des gâteaux, des jouets.... Quelques-uns les ont tous; mais ceux qui n'en ont pas peuvent regarder les autres....
L'ENFANT
On nous dit que les mères attendent à la porte.... Elles sont bonnes, est-ce vrai?...
TYLTYL
Oh oui!... Elles sont meilleures que tout ce qu'il y a!... Les bonnes-mamans aussi; mais elles meurent trop vite....
L'ENFANT
Elles meurent?... Qu'est-ce que c'est ça?...
TYLTYL
Elles s'en vont un soir, et ne reviennent plus....
L'ENFANT
Pourquoi?...
TYLTYL
Est-ce qu'on sait?... Peut-être qu'elles sont tristes....
L'ENFANT
Elle est partie, la tienne?...
TYLTYL
Ma bonne-maman?...
L'ENFANT
Ta maman ou ta bonne-maman, est-ce que je sais, moi?...
TYLTYL
Ah! mais, ça n'est pas la même chose!... Les bonnes-mamans s'en vont d'abord; c'est déjà assez triste.... La mienne était très bonne....
L'ENFANT
Qu'est-ce qu'ils ont, tes yeux?... Est-ce qu'ils font des perles?...
TYLTYL
Mais non; c'est pas des perles....
L'ENFANT Qu'est-ce que c'est alors?...
TYLTYL
C'est rien, c'est tout ce bleu qui m'éblouit un peu....
L'ENFANT
Comment que ça s'appelle?...
TYLTYL
Quoi?...
L'ENFANT
Là, ce qui tombe?...
TYLTYL
C'est rien, c'est un peu d'eau....
L'ENFANT
Est-ce qu'elle sort des yeux?...
TYLTYL
Oui, des fois, quand on pleure....
L'ENFANT
Qu'est-ce que c'est pleurer?
TYLTYL
Moi, je n'ai pas pleuré; c'est la faute à ce bleu.... Mais si j'avais pleuré ce serait la même chose....
L'ENFANT
Est-ce qu'on pleure souvent?...
TYLTYL
Pas les petits garçons, mais les petites filles.... On ne pleure pas ici?...
L'ENFANT
Mais non, je ne sais pas....
TYLTYL
Eh bien, tu apprendras.... Avec quoi que tu joues, ces grandes ailes bleues?...
L'ENFANT
Ça?... C'est pour l'invention que je ferai sur Terre....
TYLTYL
Quelle invention?... Tu as donc inventé quelque chose?...
L'ENFANT
Mais oui, tu ne sais pas?... Quand je serai sur Terre, il faudra que j'invente la Chose qui rend Heureux....
TYLTYL
Est-elle bonne à manger?... Est-ce qu'elle fait du bruit?...
L'ENFANT
Mais non, on n'entend rien....
TYLTYL
C'est dommage....
L'ENFANT
J'y travaille chaque jour.... Elle est presque achevée.... Veux-tu voir?...
TYLTYL
Bien sûr.... Où donc est-elle?...
L'ENFANT
Là, on la voit d'ici, entre ces deux colonnes...?
UN AUTRE ENFANT-BLEU, [s'approchant de Tyltyl et le tirant par la manche.]
Veux-tu voir la mienne, dis?...
TYLTYL
Mais quoi, qu'est-ce que c'est?...
DEUXIÈME ENFANT
Les trente-trois remèdes pour prolonger la vie.... Là, dans ces flacons bleus....
TROISIÈME ENFANT, [sortant de la foule.]
Moi, j'apporte une lumière que personne ne connaît!... [Il s'illumine tout entier d'une flamme extraordinaire.] C'est assez curieux, pas?...
QUATRIÈME ENFANT, [tirant Tyltyl par le bras.]
Viens donc voir ma machine qui vole dans les airs comme un oiseau sans ailes!...
CINQUIÈME ENFANT
Non, non; d'abord la mienne qui trouve les trésors qui se cachent dans la lune!...
[Les Enfants-Bleus s'empressent autour de Tyltyl et de Mytyl en criant tous ensemble: «Non, non, viens voir la mienne!... Non, la mienne est plus belle!... La mienne est étonnante!... La mienne est tout en sucre!... La sienne n'est pas curieuse.... il m'en a pris l'idée!..., etc.». Parmi ces exclamations désordonnées, on entraîne les petits Vivants du côté des ateliers bleus; et là, chacun des inventeurs met en mouvement sa machine idéale. C'est un tournoiement céruléen de roues, de disques, de volants, d'engrenages, de poulies, de courroies, d'objets étranges et encore innommés qu'enveloppent les bleuâtres vapeurs de l'irréel. Une foule d'appareils bizarres et mystérieux s'élancent et planent sous les voûtes, ou rampent au pied des colonnes, taudis que des enfants déroulent des cartes et des plans, ouvrent des livres, découvrent des statues azurées, apportent d'énormes fleurs, de gigantesques fruits qui semblent formés de saphirs et de turquoises.]
UN PETIT ENFANT-BLEU, [courbé sous le poids de colossales pâquerettes d'azur.]
Regardez donc mes fleurs!...3
TYLTYL
Qu'est-ce que c'est?... Je ne les connais pas....
LE PETIT ENFANT-BLEU
Ce sont des pâquerettes!...
TYLTYL
Pas possible!... Elles sont grandes comme des roues....
LE PETIT ENFANT-BLEU
Et ce qu'elles sentent bon!...
TYLTYL, [les humant.]
Prodigieux!...
LE PETIT ENFANT-BLEU
Elles seront comme ça quand je serai sur Terre....
TYLTYL
Quand donc?...
LE PETIT ENFANT-BLEU
Dans cinquante-trois ans, quatre mois et neuf jours....
[Arrivent deux Enfants-Bleus qui portent comme un lustre, pendue à une perche, une invraisemblable grappe de raisins dont les baies sont plus grosses que des poires.]
L'UN DES ENFANTS QUI PORTENT LA GRAPPE
Que dis-tu de mes fruits?...
TYLTYL
Une grappe de poires!...
L'ENFANT
Mais non, c'est des raisins!... Ils seront tous ainsi, lorsque j'aurai trente ans.... J'ai trouvé le moyen....
UN AUTRE ENFANT, [écrasé sous une corbeille de pommes bleues grosses comme des melons.]
Et moi!... Voyez mes pommes!...
TYLTYL
Mais ce sont des melons!...
L'ENFANT
Mais non!... Ce sont mes pommes, et les moins belles encore!... Toutes seront de même quand je serai vivant.... J'ai trouvé le système!...
UN AUTRE ENFANT, [apportant sur une brouette bleue des melons bleus plus gros que des citrouilles.]
Et mes petits melons?...
TYLTYL
Mais ce sont des citrouilles!...
L'ENFANT AUX MELONS
Quand je viendrai sur terre, les melons seront fiers!... Je serai le jardinier du Roi des neuf Planètes....
TYLTYL
Le Roi des neuf Planètes?... Où est-il?...
LE ROI DES NEUF PLANÈTES, [s'avançant fièrement. Il semble avoir quatre ans et peut à grand'peine se tenir debout sur ses petites jambes torses.]
Le voici!
TYLTYL
Eh bien! tu n'es pas grand....
LE ROI DES NEUF PLANÈTES, [grave et sentencieux.]
Ce que je ferai sera grand.
TYLTYL
Qu'est-ce que tu feras?
LE ROI DES NEUF PLANÈTES
Je fonderai la Confédération générale des Planètes solaires.
TYLTYL, [interloqué.]
Ah, vraiment?
LE ROI DE NEUF PLANÈTES
Toutes en feront partie, excepté Saturne, Uranus et Neptune qui sont à des distances exagérées et incommensurables.
[Il se retire avec dignité.]
TYLTYL
Il est intéressant....
UN ENFANT-BLEU
Et vois-tu celui-là?
TYLTYL
Lequel?
L'ENFANT
Là, le petit qui dort au pied de la colonne....
TYLTYL
Eh bien?
L'ENFANT
Il apportera la joie pure sur le Globe..
TYLTYL
Comment?...
L'ENFANT
Par des idées qu'on n'a pas encore eues....
TYLTYL
Et l'autre, le petit gros qui a les doigts dans le nez, qu'est-ce qu'il fera, lui?...
L'ENFANT
Il doit trouver le feu pour réchauffer la Terre quand le Soleil sera plus pâle....
TYLTYL
Et les deux qui se tiennent par la main et s'embrassent tout le temps: est-ce qu'ils sont frère et sœur?...
L'ENFANT
Mais non, ils sont très drôles.... Ce sont les Amoureux....
TYLTYL
Qu'est-ce que c'est?...
L'ENFANT
Je ne sais pas.... C'est le Temps qui les appelle ainsi pour s'en moquer.... Ils se regardent tout le jour dans les yeux, ils s'embrassent et se disent adieu....
TYLTYL
Pourquoi?
L'ENFANT
Il paraît qu'ils ne pourront pas partir ensemble....
TYLTYL
Et le petit tout rose, qui semble si sérieux et qui suce son pouce, qu'est-ce que c'est?...
L'ENFANT
Il paraît qu'il doit effacer l'Injustice sur la Terre....
TYLTYL
Ah?...
L'ENFANT
On dit que c'est un travail effrayant....
TYLTYL
Et le petit rousseau qui marche comme s'il n'y voyait pas. Est-ce qu'il est aveugle?...
L'ENFANT
Pas encore; mais il le deviendra.... Regarde-le bien; il paraît qu'il doit vaincre la Mort....
TYLTYL
Qu'est-ce que ça veut dire?...
L'ENFANT
Je ne sais pas au juste; mais on dit que c'est grand....
TYLTYL, [montrant une foule d'enfants endormis au pied des colonnes, sur les marches, les bancs, etc.]
Et tous ceux-là qui dorment,—comme il y en a qui dorment!—est-ce qu'ils ne font rien?...
L'ENFANT
Ils pensent à quelque chose....
TYLTYL
A quoi?...
L'ENFANT
Ils ne le savent pas encore; mais ils doivent apporter quelque chose sur la Terre; il est défendu de sortir les mains vides....
TYLTYL
Qui est-ce qui le défend?...
L'ENFANT
C'est le Temps qui se tient à la porte.... Tu verras quand il ouvrira.... Il est bien embêtant....
UN ENFANT, [accourant du fond de la salle, en fendant la foule.]
Bonjour, Tyltyl!...
TYLTYL
Tiens!... Comment sait-il mon nom?...
L'ENFANT, [qui vient d'accourir et qui embrasse Tyltyl et Mytyl avec effusion.]
Bonjour!... Ça va bien?...—Voyons, embrasse-moi, et toi aussi, Mytyl.... Ce n'est pas étonnant que je sache ton nom, puisque je serai ton frère.... On vient seulement de me dire que tu es là.... J'étais tout au bout de la salle, en train d'emballer mes idées....—Dis à maman que je suis prêt....
TYLTYL
Comment?... Tu comptes venir chez nous?
L'ENFANT
Bien sûr, l'année prochaine, le dimanche des Rameaux.... Ne me tourmente pas trop quand je serai petit.... Je suis bien content de vous avoir embrassés d'avance....—Dis à Papa qu'il répare le berceau....—Est-ce qu'on est bien chez nous?...
TYLTYL
Mais on n'y est pas mal.... Et Maman est si bonne!...
L'ENFANT
Et la nourriture?...
TYLTYL
Ça dépend.... Il y a même des jours où l'on a des gâteaux, n'est-il pas vrai, Mytyl?...
MYTYL
Au Nouvel An et le Quatorze Juillet.... C'est maman qui les fait....
TYLTYL
Qu'as-tu là, dans ce sac?... Tu nous apportes quelque chose?...
L'ENFANT, [très fièrement.]
J'apporte trois maladies: la fièvre scarlatine, la coqueluche et la rougeole....
TYLTYL
Eh bien, si c'est tout ça!... Et après, que feras-tu?...
L'ENFANT
Après?... Je m'en irai....
TYLTYL
Ce sera bien la peine de venir!...
L'ENFANT
Est-ce qu'on a le choix?...
[A ce moment, on entend s'élever et se répandre une sorte de vibration prolongée, puissante et cristalline qui semble émaner des colonnes et des portes d'opale que touche une lumière plus vive.]
TYLTYL
Qu'est-ce que c'est?...
UN ENFANT
C'est le Temps!... Il va ouvrir les portes!...
[Aussitôt, un vaste remous se propage dans la foule des Enfants-Bleus. La plupart quittent leurs machines et leurs travaux, de nombreux dormeurs s'éveillent, et les uns comme les autres tournent les yeux vers les portes d'opale et se rapprochent de celles-ci.]
LA LUMIÈRE [rejoignant Tyltyl.]
Tâchons de nous dissimuler derrière les colonnes.... Il ne faut pas que le Temps nous découvre....
TYLTYL
D'où vient ce bruit?...
UN ENFANT
C'est l'Aurore qui se lève.... C'est l'heure où les enfants qui naîtront aujourd'hui vont descendre sur Terre....
TYLTYL
Comment qu'ils descendront?... Il y a des échelles?...
L'ENFANT
Tu vas voir.... Le Temps tire les verrous....
TYLTYL
Qu'est-ce que c'est le Temps?...
L'ENFANT
C'est un vieil homme qui vient appeler ceux qui partent....
TYLTYL
Est-ce qu'il est méchant?...
L'ENFANT
Non, mais il n'entend rien.... On a beau supplier, quand ce n'est pas leur tour, il repousse tous ceux qui voudraient s'en aller....
TYLTYL
Est-ce qu'ils sont heureux de partir?
L'ENFANT
On n'est pas content quand on reste; mais on est triste quand on s'en va.... Là! Là!... Voilà qu'il ouvre!...
[Les grandes portes opalines roulent lentement sur leurs gonds. On entend, comme une musique lointaine, les rumeurs de la Terre. Une clarté rouge et verte pénètre dans la salle: et le Temps, haut vieillard à la barbe flottante, armé de sa faux et de son sablier, paraît sur le seuil, tandis qu'on aperçoit l'extrémité des voiles blanches et dorées d'une galère amarrée à une sorte de quai que forment les vapeurs roses de l'Aurore.]
LE TEMPS, [sur le seuil.]
Ceux dont l'heure est sonnée sont-ils prêts?...
DES ENFANTS-BLEUS, [fendant la roule et accourant de toutes parts.]
Nous voici!... Nous voici!... Nous voici!...
LE TEMPS, [d'une voix bourrue, aux enfants qui défilent devant lui pour sortir.]
Un à un!... Il s'en présente encore beaucoup plus qu'il n'en faut!... C'est toujours la même chose!... On ne me trompe pas!... [Repoussant un enfant.] Ce n'est pas ton tour!... Rentre, c'est pour demain.... Toi non plus, rentre donc et reviens dans dix ans.... Un treizième berger?... Il n'en fallait que douze; on n'en a plus besoin, nous ne sommes plus au temps de Théocrite ou de Virgile.... Encore des médecins?... Il y en a déjà trop; on s'en plaint sur la Terre.... Et les ingénieurs, où sont-ils?... On veut un honnête homme, un seul, comme phénomène.... Où donc est l'honnête homme?... C'est toi?... [L'enfant fait signe que oui.] Tu m'as l'air bien chétif.... tu ne vivras pas longtemps!... Holà, vous autres, là, pas si vite!... Et toi, qu'apportes-tu?... Rien du tout? les mains vides?... Alors on ne passe pas.... Prépare quelque chose, un grand crime, si tu veux, ou une maladie, moi, cela m'est égal.... mais il faut quelque chose.... [Avisant un petit que d'autres poussent en avant et qui résiste de toutes ses forces.] Eh bien, toi, qu'as-tu donc?... Tu sais bien que c'est l'heure.... On demande un héros qui combatte l'Injustice; c'est toi, il faut partir....
LES ENFANTS-BLEUS
Il ne veut pas, monsieur....
LE TEMPS
Comment?... Il ne veut pas?... Où donc se croit-il, ce petit avorton?... Pas de réclamations, nous n'avons pas le temps....
LE PETIT, [que l'on pousse.]
Non, non!... Je ne veux pas!... J'aime mieux ne pas naître!... J'aime mieux rester ici!...
LE TEMPS
Il ne s'agit pas de ça.... Quand c'est l'heure, c'est l'heure!... Allons, vite, en avant!...
UN ENFANT, [s'avançant.]
Oh! laissez-moi passer!... J'irai prendre sa place!... On dit que mes parents sont vieux et m'attendent depuis si longtemps!...
LE TEMPS
Pas de ça.... L'heure est l'heure et le temps est le temps.... On n'en finirait pas si l'on vous écoutait.... L'un veut, l'autre refuse, c'est trop tôt, c'est trop tard.... [Écartant des enfants qui ont envahi le seuil.] Pas si près, les petits.... Arrière les curieux.... Ceux qui ne partent pas n'ont rien à voir dehors.... Maintenant vous avez hâte; puis, votre tour venu, vous aurez peur et vous reculerez.... Tenez, en voilà quatre qui tremblent comme des feuilles.... [A un enfant qui, sur le point de franchir le seuil, rentre brusquement.] Eh bien, quoi?... Qu'as-tu donc?...
L'ENFANT
J'ai oublié la boîte qui contient les deux crimes que je devrai commettre....
UN AUTRE ENFANT
Et moi le petit pot qui renferme l'idée pour éclairer les foules....
TROISIÈME ENFANT
J'ai oublié la greffe de ma plus belle poire!...
LE TEMPS
Courez vite les chercher!... Il ne nous reste plus que six cent douze secondes.... La galère de l'Aurore bat déjà des voiles pour montrer qu'elle attend.... Vous arriverez trop tard et vous ne naîtrez plus.... Allons, vite, embarquons!... [Saisissant un enfant qui veut lui passer entre les jambes pour gagner le quai.] Ah! toi, non, par exemple!... C'est la troisième fois que tu essayes de naître avant ton tour.... Que je ne t'y prenne plus, sinon ce sera l'attente éternelle près de ma sœur l'Éternité; et tu sais qu'on ne s'y amuse pas.... Mais voyons, sommes-nous prêts?... Tout le monde est à son poste?... [Parcourant du regard les enfants réunis sur le quai ou déjà assis dans la galère.] Il en manque encore un.... Il a beau se cacher, je le vois dans la foule.... On ne me trompe pas.... Allons, toi, le petit qu'on appelle l'Amoureux, dis adieu à ta belle....
[Les deux petits qu'on appelle «les Amoureux», tendrement enlacés et le visage livide de désespoir, s'avancent vers le Temps et s'agenouillent à ses pieds.]
PREMIER ENFANT
Monsieur le Temps, laissez-moi partir avec lui!...
DEUXIÈME ENFANT
Monsieur le Temps, laissez-moi rester avec elle!...
LE TEMPS
Impossible!... Il ne nous reste plus que trois cent quatre-vingt-quatorze secondes..
PREMIER ENFANT
J'aime mieux ne pas naître!...
LE TEMPS
On n'a pas le choix....
DEUXIÈME ENFANT, [suppliant.]
Monsieur le Temps, j'arriverai trop tard!...
PREMIER ENFANT
Je ne serai plus là quand elle descendra!...
DEUXIÈME ENFANT
Je ne le verrai plus!...
PREMIER ENFANT
Nous serons seuls au monde!...
LE TEMPS
Tout ça ne me regarde pas.... Réclamez auprès de la Vie.... Moi, j'unis, je sépare, selon ce qu'on m'a dit.... [Saisissant l'un des enfants.] Viens!...
PREMIER ENFANT, se débattant.
Non, non, non!... Elle aussi!...
DEUXIÈME ENFANT, [s'accrochant aux vêtements du premier.]
Laissez-le!.... Laissez-le!...
LE TEMPS
Mais voyons, ce n'est pas pour mourir, c'est pour vivre!... [Entraînant le premier enfant.] Viens!...
DEUXIÈME ENFANT, [tendant éperdument les bras vers l'enfant qu'on enlève.]
Un signe!... Un seul signe!... Dis-moi, comment te retrouver!...
PREMIER ENFANT
Je t'aimerai toujours!...
DEUXIÈME ENFANT
Je serai la plus triste!... Tu me reconnaîtras!...
[Elle tombe et reste étendue sur le sol.]
LE TEMPS
Vous feriez beaucoup mieux d'espérer.... Et maintenant, c'est tout.... [Consultant son sablier.] Il ne nous reste plus que soixante-trois secondes....
[Derniers et violents remous parmi les enfants qui partent et qui demeurent.—On échange des adieux précipités: «Adieu, Pierre!... Adieu Jean....—As-tu tout ce qu'il faut?... Annonce ma pensée!...—N'as-tu rien oublié?...—Tâche de me reconnaître!...—Je te retrouverai!...—Ne perds pas tes idées?...—Ne te penche pas trop sur l'Espace!...—Donne-moi de tes nouvelles!...—On dit qu'on ne peut pas!...—Si, si!... essaie toujours!...—Tâche de dire si c'est beau!... —J'irai à ta rencontre!...—Je naîtrai sur un trône!...», etc., etc.]
LE TEMPS, [agitant ses clefs et sa faux.]
Assez! assez!... L'ancre est levée!...
Les voiles de la galère passent et disparaissent. Ou entend s'éloigner les cris des enfants dans la galère: «Terre!... terre!... Je la vois!... Elle est belle!... Elle est claire!... Elle est grande!...». Puis, comme sortant du fond de l'abîme, un chant extrêmement lointain d'allégresse et d'attente.
TYLTYL, [à la Lumière.]
Qu'est-ce?... Ce n'est pas eux qui chantent.... On dirait d'autres voix....
LA LUMIÈRE
Oui, c'est le chant des Mères qui viennent à leur rencontre...
[Cependant, le Temps referme les portes opalines. Il se retourne pour jeter un dernier regard dans la salle, et soudain aperçoit Tyltyl, Mytyl et la Lumière.]
LE TEMPS, [stupéfait et furieux.]
Qu'est-ce que c'est?... Que faites-vous ici?... Qui êtes-vous?... Pourquoi n'êtes-vous pas bleus?... Par où êtes-vous entrés?...
[Il s'avance en les menaçant de sa faux.]
LA LUMIÈRE, [à Tyltyl.]
Ne réponds pas!... J'ai l'Oiseau-Bleu.... Il est caché sous ma mante.... Sauvons-nous.... Tourne le Diamant, il perdra notre trace....
[Ils s'esquivent à gauche, entre les colonnes du premier plan.]
RIDEAU
ONZIÈME TABLEAU
L'ADIEU
La scène représente un mur percé d'une petite porte. C'est la pointe du jour.
[Entrent: Tyltyl, Mytyl, la Lumière, le Pain, le Sucre, le Feu et le Lait.]
LA LUMIÈRE
Tu ne devinerais jamais où nous sommes....
TYLTYL
Bien sûr que non, la Lumière, puisque je ne sais pas....
LA LUMIÈRE
Tu ne reconnais pas ce mur et cette petite porte?...
TYLTYL
C'est un mur rouge et une petite porte verte....
LA LUMIÈRE
Et ça ne te rappelle rien?...
TYLTYL
Ça me rappelle que le Temps nous a mis à la porte....
LA LUMIÈRE
Qu'on est bizarre quand on rêve.... On ne reconnaît pas sa propre main....
TYLTYL
Qui est-ce qui rêve?... Est-ce moi?...
LA LUMIÈRE
C'est peut-être moi.... Qu'en sait-on?... En attendant, ce mur entoure une maison que tu as vue plus d'une fois depuis ta naissance....
TYLTYL
Une maison que j'ai vue plus d'une fois?
LA LUMIÈRE
Mais oui, petit endormi!... C'est la maison que nous avons quittée un soir, il y a tout juste, jour pour jour, une année....
TYLTYL
Il y a tout juste une année?... Mais alors?...
LA LUMIÈRE
N'ouvre pas des yeux comme des grottes de saphir.... C'est elle, c'est la bonne maison des parents....
TYLTYL, [s'approchant de la porte.]
Mais je crois.... En effet.... Il me semble.... Cette petite porte.... Je reconnais la chevillette.... Ils sont là?... Nous sommes près de Maman?... Je veux entrer tout de suite.... Je veux l'embrasser tout de suite!...
LA LUMIÈRE
Un instant.... Ils dorment profondément; il ne faut pas les réveiller en sursaut.... Du reste, la porte ne s'ouvrira que lorsque l'heure sonnera....
TYLTYL
Quelle heure?... Il y a longtemps à attendre?...
LA LUMIÈRE
Hélas, non!... quelques pauvres minutes....
TYLTYL
Tu n'es pas heureuse de rentrer?... Qu'as-tu donc, la Lumière?... Tu es pâle, on dirait que tu es malade..
LA LUMIÈRE
Ce n'est rien, mon enfant.... Je me sens un peu triste, parce que je vais vous quitter....
TYLTYL
Nous quitter?...
LA LUMIÈRE
Il le faut.... Je n'ai plus rien à faire ici; l'année est révolue, la Fée va revenir et te demander l'Oiseau-Bleu....
TYLTYL
Mais c'est que je ne l'ai pas, l'Oiseau-Bleu!... Celui du Souvenir est devenu tout noir, celui de l'Avenir est devenu tout rouge, ceux de la Nuit sont morts et je n'ai pas pu prendre celui de la Forêt.... Est-ce ma faute à moi s'ils changent de couleur, s'ils meurent ou s'ils s'échappent?... Est-ce que la Fée sera fâchée, et qu'est-ce qu'elle dira?...
LA LUMIÈRE
Nous avons fait ce que nous avons pu.... Il faut croire qu'il n'existe pas, l'Oiseau-Bleu; ou qu'il change de couleur lorsqu'on le met en cage....
TYLTYL
Où est-elle, la cage?...
LE PAIN
Ici, maître.... Elle fut confiée à mes soins diligents durant ce long et périlleux voyage; aujourd'hui que ma mission prend fin, je vous la restitue, intacte et bien fermée, telle que je la reçus.... [Comme un orateur qui prend la parole.] Maintenant, au nom de tous, qu'il me soit permis d'ajouter quelques mots....
LE FEU
Il n'a pas la parole!...
L'EAU
Silence!...
LE PAIX
Les interruptions malveillantes d'un ennemi méprisable, d'un rival envieux.... [Élevant la voix.] ne m'empêcheront pas d'accomplir mon devoir jusqu'au bout.... C'est donc au nom de tous....
LE FEU
Pas au mien.... J'ai une langue!...
LE PAIX
C'est donc au nom de tous, et avec une émotion contenue mais sincère et profonde, que je prends congé de deux enfants prédestinés, dont la haute mission se termine aujourd'hui. En leur disant adieu avec toute l'affliction et toute la tendresse qu'une mutuelle estime..
TYLTYL
Comment?... Tu dis adieu?... Tu nous quittes donc aussi?...
LE PAIN
Hélas! il le faut bien.... Je vous quitte, il est vrai; mais la séparation ne sera qu'apparente, vous ne m'entendrez plus parler....
LE FEU
Ce ne sera pas malheureux!...
L'EAU
Silence!...
LE PAIN, [très digne.]
Cela ne m'atteint point.... Je disais donc: vous ne m'entendrez plus, vous ne me verrez plus sous ma forme animée.... Vos yeux vont se fermer à la vie invisible des choses; mais je serai toujours là, dans la huche, sur la planche, sur la table, à côté de la soupe, moi qui suis, j'ose le dire, le plus fidèle commensal et le plus vieil ami de l'Homme....
LE FEU
Eh bien, et moi?...
LA LUMIÈRE
Voyons, les minutes passent, l'heure est près de sonner qui va nous faire rentrer dans le silence.... Hâtez-vous d'embrasser les enfants....
LE FEU, [se précipitant.]
Moi d'abord, d'abord moi!... [Il embrasse violemment les enfants.] Adieu, Tyltyl et Mytyl!... Adieu, mes chers petits.... Souvenez-vous de moi si jamais vous avez besoin de quelqu'un pour mettre le Feu quelque part....
MYTYL
Aïe! aïe!... Il me brûle!...
TYLTYL
Aïe! aïe! Il me roussit le nez!.....
LA LUMIÈRE
Voyons, le Feu, modérez un peu vos transports.... Vous n'avez pas affaire à votre cheminée....
L'EAU
Quel idiot!...
LE PAIN
Est-il mal élevé!...
L'EAU, [s'approchant des enfants.]
Je vous embrasserai sans vous faire de mal, tendrement, mes enfants....
LE FEU
Prenez garde, ça mouille!...
L'EAU
Je suis aimante et douce; je suis bonne aux humains....
LE FEU
Et les noyés?...
L'EAU
Aimez bien les Fontaines, écoutez les Ruisseaux.... Je serai toujours là....
LE FEU
Elle a tout inondé!...
L'EAU
Quand vous vous assiérez, le soir, au bord des Sources,—il y en a plus d'une ici, dans la forêt,—essayez de comprendre ce qu'elles essaient de dire.... Je ne peux plus.... Les larmes me suffoquent et m'empêchent de parler....
LE FEU
Il n'y paraît point!...
L'EAU
Souvenez-vous de moi lorsque vous verrez la carafe.... Vous me trouverez également dans le broc, dans l'arrosoir, dans la citerne et dans le robinet....
LE SUCRE, [naturellement papelard et doucereux.]
S'il reste une petite place, dans votre souvenir, rappelez-vous que parfois ma présence vous fut douce.... Je ne puis vous en dire davantage.... Les larmes sont contraires à mon tempérament, et me font bien du mal quand elles tombent sur mes pieds....
LE PAIN
Jésuite!...
LE FEU, [glapissant.]
Sucre d'orge! berlingots! caramels!...
TYLTYL
Mais où donc sont passés Tylette et Tylô?... Que font-ils?...
[Au même moment, on entend des cris aigus poussés par la Chatte.]
MYTYL, [alarmée.]
C'est Tylette qui pleure!... On lui fait du mal!...
[Entre en courant la Chatte, hérissée, dépeignée, les vêtements déchirés, et tenant son mouchoir sur la joue, comme si elle avait mal aux dents. Elle pousse des gémissements courroucés et est serrée de très près par le Chien qui l'accable de coups de tête, de coups de poing et de coups de pied.]
LE CHIEN, [battant la Chatte.]
Là!... En as-tu assez?... En veux-tu encore?... Là! là! là!...
LA LUMIÈRE, TYLTYL et MYTYL, [se précipitant pour les séparer.]
Tylô!... Es-tu fou?... Par exemple!... A bas!... Veux-tu finir!... A-t-on jamais vu!... Attends! attends!...
[On les sépare énergiquement.]
LA LUMIÈRE
Qu'est-ce que c'est?... Que s'est-il passé?...
LA CHATTE, [pleurnichant et s'essuyant les yeux.]
C'est lui, madame la Lumière.... Il m'a dit des injures, il a mis des clous dans ma soupe, il m'a tiré la queue, il m'a roué de coups, et je n'avais rien fait, rien du tout, rien du tout!...
LE CHIEN, [l'imitant.]
Rien du tout, rien du tout!... [A mi-voix, lui faisant la nique.] C'est égal, t'en as eu, t'en as eu, et du bon, et t'en auras encore!...
MYTYL, [serrant la Chatte dans ses bras.]
Ma pauvre Tylette, dis-moi donc où c'est que t'as mal.... Je vais pleurer aussi!...
LA LUMIÈRE, [au Chien, sévèrement.]
Votre conduite est d'autant plus indigne que vous choisissez pour nous donner ce triste spectacle le moment, déjà assez pénible par lui-même, où nous allons nous séparer de ces pauvres enfants....
LE CHIEN, [subitement dégrisé.]
Nous séparer de ces pauvres enfants?...
LA LUMIÈRE
Oui, l'heure que vous savez va sonner.... Nous allons rentrer dans le Silence.... Nous ne pourrons plus leur parler....
LE CHIEN, [poussant tout à coup de véritables hurlements de désespoir et se jetant sur les enfants qu'il accable de caresses violentes et tumultueuses.]
Non, non!... Je ne veux pas!... Je ne veux pas!... Je parlerai toujours!... Tu me comprendras maintenant, n'est-ce pas, mon petit dieu?... Oui, oui, oui!.... Et l'on se dira tout, tout, tout!... Et je serai Lien sage.... Et j'apprendrai à lire, à écrire et à jouer aux dominos!... Et je serai toujours très propre.... Et je ne volerai plus rien dans la cuisine.... Veux-tu que je fasse quelque chose d'étonnant?... Veux-tu que j'embrasse la Chatte?...
MYTYL, [à la Chatte.]
Et toi, Tylette?... Tu n'as rien à nous dire.
LA CHATTE, [pincée, énigmatique.]
Je vous aime tous deux, autant que vous le méritez....
LA LUMIÈRE
Maintenant, qu'à mon tour, mes enfants, je vous donne le dernier baiser....
TYLTYL et MYTYL, [s'accrochant à la robe de la Lumière.]
Non, non, non, la Lumière!... Reste ici, avec nous!... Papa ne dira rien.... Nous dirons à Maman que tu as été bonne....
LA LUMIÈRE
Hélas! je ne peux pas.... Cette porte nous est fermée et je dois vous quitter...
TYLTYL
Où iras-tu toute seule?
LA LUMIÈRE
Pas bien loin, mes enfants; là-bas, dans le pays du Silence des choses..
TYLTYL
Non, non; je ne veux pas.... Nous irons avec toi.... Je dirai à Maman....
LA LUMIÈRE
Ne pleurez pas, mes chers petits.... Je n'ai pas de voix comme l'Eau; je n'ai que ma clarté que l'Homme n'entend point.... Mais je veille sur lui jusqu'à la fin des jours.... Rappelez-vous bien que c'est moi qui vous parle dans chaque rayon de lune qui s'épanche, dans chaque étoile qui sourit, dans chaque aurore qui se lève, dans chaque lampe qui s'allume, dans chaque pensée bonne et claire de votre âme.... [Huit heures sonnent derrière le mur.] Écoutez!... L'heure sonne.... Adieu!... La porte s'ouvre!... Entrez, entrez, entrez!...
[Elle pousse les enfants dans l'ouverture de la petite porte qui vient de s'entrebâiller et se referme sur eux.—Le Pain essuie une larme furtive, le Sucre, l'Eau, tout en pleurs, etc., fuient précipitamment et disparaissent à droite et à gauche, dans la coulisse. Hurlements du Chien à la cantonade. La scène reste vide un instant, puis le décor figurant le mur de la petite porte s'ouvre par le milieu, pour découvrir le dernier tableau.]
ACTE SIXIÈME
DOUZIÈME TABLEAU
LE RÉVEIL
Le même intérieur qu'au premier tableau, mais tout, les murs, l'atmosphère, y paraît incomparablement, féeriquement plus frais, plus riant, plus heureux.—La lumière du jour filtre gaiement par toutes les fentes des volets clos.
[A droite, au fond de la pièce, en leurs deux petits lits, Tyltyl et Mytyl sont profondément endormis.—La Chatte, le Chien et les Objets sont à la place qu'ils occupaient au premier tableau, avant l'arrivée de la Fée.—Entre la Mère Tyl.]
LA MÈRE TYL, [d'une voix allègrement grondeuse.]
Debout, voyons, debout! les petits paresseux!... Vous n'avez donc pas honte?... Huit heures sont sonnées, le soleil est déjà plus haut que la forêt!... Dieu! qu'ils dorment, qu'ils dorment!... [Elle se penche et embrasse les enfants.] Ils sont tout roses.... Tyltyl sent la lavande et Mytyl le muguet.... [Les embrassant encore.] Que c'est bon les enfants!... Ils ne peuvent pourtant pas dormir jusqu'à midi.... On ne peut pas en faire des paresseux.... Et puis, je me suis laissée dire que ce n'est pas trop bon pour la santé.... [Secouant doucement Tyltyl.] Allons, allons, Tyltyl....
TYLTYL, [s'éveillant.]
Quoi?... La Lumière?... Où est-elle? Non, non, ne t'en vas pas....
LA MÈRE TYL
La Lumière?... mais bien sûr qu'elle est là.... Il y a déjà pas mal de temps.... Il fait aussi clair qu'à midi, bien que les volets soient fermés.... Attends un peu que je les ouvre.... [Elle pousse les volets, l'aveuglante clarté du grand jour envahit la pièce.] Là, voilà!... Qu'est-ce que t'as?... T'as l'air tout aveuglé...
TYLTYL, [se frottant les yeux.]
Maman, maman!... C'est toi!...
LA MÈRE TYL
Mais bien sûr que c'est moi.... Qui veux-tu que ce soit?...
TYLTYL
C'est toi.... Mais oui, c'est toi!...
LA MÈRE TYL
Mais oui, c'est moi.... Je n'ai pas changé de visage cette nuit.... qu'as-tu donc à me regarder comme un émerveillé?... J'ai peut-être le nez à l'envers?...
TYLTYL
Oh! que c'est bon de te revoir!... Il y a si longtemps, si longtemps!... Il faut que je t'embrasse tout de suite.... Encore, encore, encore!... Et puis, c'est bien mon lit!... Je suis dans la maison!...
LA MÈRE TYL
Qu'est-ce que t'as?... Tu ne t'éveilles pas?... T'es pas malade, au moins?... Voyons, montre ta langue.... Allons, lève-toi donc, et puis habille-toi....
TYLTYL
Tiens! je suis en chemise!...
LA MÈRE TYL
Bien sûr.... Passe ta culotte et ta petite veste.... Elles sont là, sur la chaise....
TYLTYL
Est-ce que j'ai fait ainsi tout mon voyage?...
LA MÈRE TYL
Quel voyage?...
TYLTYL
Mais oui, l'année dernière....
LA MÈRE TYL
L'année dernière?...
TYLTYL
Mais oui, donc!... A Noël, lorsque je suis parti....
LA MÈRE TYL
Lorsque t'es parti?... T'as pas quitté la chambre.... Je j'ai couché hier soir, et je te retrouve ce matin.... T'as donc rêvé tout ça?...
TYLTYL
Mais tu ne comprends pas!... C'était l'année passée, lorsque je suis parti avec Mytyl, la Fée, la Lumière.... elle est bonne, la Lumière! le Pain, le Sucre, l'Eau, le Feu. Ils se battaient tout le temps.... T'es pas fâchée?... T'as pas été trop triste?... Et Papa, qu'a-t-il dit?... Je ne pouvais pas refuser.... J'ai laissé un billet pour expliquer....
LA MÈRE TYL
Qu'est-ce que tu chantes là?... Bien sûr que t'es malade, ou bien tu dors encore.... [Elle lui donne une bourrade amicale.] Voyons, réveille-toi.... Voyons, ça va-t-il mieux?...
TYLTYL
Mais, Maman, je t'assure.... C'est toi qui dors encore....
LA MÈRE TYL
Comment! je dors encore?... Je suis debout depuis six heures.... J'ai fait tout le ménage et rallumé le feu....
TYLTYL
Mais demande à Mytyl si c'est pas vrai.... Ah! noirs en avons eu des aventures!...
LA MÈRE TYL
Comment, Mytyl?... Quoi donc?...
TYLTYL
Elle était avec moi.... Nous avons revu bon-papa et bonne-maman....
LA MÈRE TYL, [de plus en plus ahurie.]
Bon-papa et bonne-maman?...
TYLTYL
Oui, au Pays du Souvenir.... C'était sur notre route.... Ils sont morts, mais ils se portent bien.... Bonne-maman nous a fait une belle tarte aux prunes.... Et puis les petits frères, Robert, Jean, sa toupie, Madeleine et Pierrette, Pauline et puis Riquette...
MYTYL
Riquette, elle marche à quatre pattes!...
TYLTYL
Et Pauline a toujours son bouton sur le nez....
MYTYL
Nous t'avons vue aussi hier au soir.
LA MÈRE TYL
Hier au soir? Ce n'est pas étonnant puisque je t'ai couchée.
TYLTYL
Non, non, aux jardins des Bonheurs, tu étais bien plus belle, mais tu te ressemblais....
LA MÈRE TYL
Le jardin des Bonheurs? Je ne connais pas ça....
TYLTYL, [la contemplant, puis l'embrassant.]
Oui, tu étais plus belle, mais je t'aime mieux comme ça...
MYTYL, [l'embrassant également.]
Moi aussi, moi aussi....
LA MÈRE TYL, [attendrie, mais fort inquiète.]
Mon Dieu! qu'est-ce qu'ils ont?... Je vais les perdre aussi, comme j'ai perdu les autres!... [Subitement affolée, elle appelle.] Papa Tyl! Papa Tyl!... Venez donc! Les petits sont malades!...
[Entre le Père Tyl, très calme une hache à la main.]
LE PÈRE TYL
Qu'y a-t-il?...
TYLTYL et MYTYL [accourant joyeusement pour embrasser leur père.]
Tiens, Papa!... C'est Papa!... Bonjour, Papa!... Tu as bien travaillé cette année?...
LE PÈRE TYL
Eh bien, quoi?... Qu'est-ce que c'est?... Ils n'ont pas l'air malade; ils ont fort bonne mine....
LA MÈRE TYL, [larmoyante.]
Il ne faut pas s'y fier.... Ce sera comme les autres.... Ils avaient fort bonne mine aussi, jusqu'à la fin; et puis le bon Dieu les a pris.... Je ne sais ce qu'ils ont.... Je les avais couchés bien tranquillement hier au soir; et ce matin, quand ils s'éveillent, voilà que tout va mal.... Ils ne savent plus ce qu'ils disent; ils parlent d'un voyage.... Ils ont vu la Lumière, grand-papa, grand'maman, qui sont morts mais qui se portent bien....
TYLTYL
Mais bon-papa, il a toujours sa jambe de bois....
MYTYL
Et bonne-maman ses rhumatismes....
LA MÈRE TYL
Tu entends?... Cours chercher le médecin!...
LE PÈRE TYL
Mais non, mais non.... Ils ne sont pas encore morts.... Voyons, nous allons voir.... [On frappe à la porte île la maison.] Entrez!
[Entre la Voisine, petite vieille qui ressemble à la Fée du premier acte, et qui marche en s'appuyant sur un bâton.]
LA VOISINE
Bien le bonjour et bonne fête à tous!
TYLTYL
C'est la Fée Bérylune!
LA VOISINE
Je viens chercher un peu de feu pour mon pot-au-feu de la fête.... Il fait bien frisquet ce matin.... Bonjour, les enfants, ça va bien?...
TYLTYL
Madame la Fée Bérylune, je n'ai pas trouvé l'Oiseau-Bleu....
LA VOISINE
Que dit-il?...
LA MÈRE TYL
Ne m'en parlez pas, madame Berlingot.... Ils ne savent plus ce qu'ils disent.... Ils sont comme ça depuis leur réveil.... Ils ont dû manger quelque chose qui n'était pas bon....
LA VOISINE
Eh bien, Tyltyl, tu ne reconnais pas la mère Berlingot, ta voisine Berlingot?...
TYLTYL
Mais si, madame.... Vous êtes la Fée Bérylune.... Vous n'êtes pas fâchée?...
LA VOISINE
Béry.... quoi?
TYLTYL
Bérylune
LA VOISINE
Berlingot, tu veux dire Berlingot....
TYLTYL
Bérylune, Berlingot, comme vous voudrez, madame.... Mais Mytyl qui sait bien....
LA MÈRE TYL
Voilà le pis, c'est que Mytyl aussi....
LE PÈRE TYL
Bah, bah!... Cela se passera; je vais leur donner quelques claques....
LA VOISINE
Laissez donc, ce n'est pas la peine.... Je connais ça; c'est rien qu'un peu de songeries.... Ils auront dormi dans un rayon de lune.... Ma petite fille qu'est bien malade est souvent comme ça....
LA MÈRE TYL
A propos, comment qu'elle va, ta petite fille?
LA VOISINE
Couci-couci.... Elle ne peut se lever.... Le docteur dit que c'est les nerfs.... Tout de même je sais bien ce qui la guérirait.... Elle me le demandait encore ce matin, pour son petit noël; c'est une idée qu'elle a....
LA MÈRE TYL
Oui, je sais, c'est toujours l'oiseau de Tyltyl.... Eh bien, Tyltyl, ne vas-tu pas le lui donner enfin, à cette pauvre petite?...
TYLTYL
Quoi, Maman?...
LA MÈRE TYL
Ton oiseau.... Pour ce que tu en fais.... Tu ne le regardes même plus.... Elle en meurt d'envie depuis si longtemps!...
TYLTYL
Tiens, c'est vrai, mon oiseau.... Où est-il?... Ah! mais voilà la cage!... Mytyl, vois-tu la cage?... C'est celle que portait le Pain.... Oui, oui, c'est bien la même; mais il n'y a plus qu'un oiseau.... Il a donc mangé l'autre?... Tiens, tiens!... Mais il est bleu!... Mais c'est ma tourterelle!... Mais elle est bien plus bleue que quand je suis parti!... Mais c'est là l'Oiseau-Bleu que mous avons cherché!... Nous sommes allés si loin et il était ici!... Ah! ça, c'est épatant!... Mytyl, vois-tu l'oiseau?... Que dirait la Lumière?... Je vais décrocher la Cage.... [Il monte sur une chaise et décroche la cage qu'il apporte à la Voisine.] La voilà, madame Berlingot.... Il n'est pas encore tout à fait bleu; ça viendra, vous verrez.... Mais portez-le bien vite à votre petite fille....
LA VOISINE
Non?... Vrai?... Tu me le donnes, comme ça, tout de suite et pour rien?... Dieu! qu'elle va être heureuse!... [Embrassant Tyltyl.] Il faut que je t'embrasse!... Je me sauve!... Je me sauve!...
TYLTYL
Oui, oui; allez vite.... Il y en a qui changent de couleur....
LA VOISINE
Je reviendrai vous dire ce qu'elle aura dit....
[Elle sort.]
TYLTYL, [après avoir longuement regardé autour de soi.]
Papa, Maman; qu'avez-vous fait à la maison?... C'est la même chose; mais elle est bien plus belle....
LE PÈRE TYL
Comment, elle est plus belle?...
TYLTYL
Mais oui, tout est repeint, tout est remis à neuf, tout reluit, tout est propre.... Ça n'était pas comme ça, l'année dernière....
LE PÈRE TYL
L'année dernière?...
TYLTYL, [allant à la fenêtre.]
Et la forêt qu'on voit!... Est-elle grande, est-elle belle!... On croirait qu'elle est neuve!... Qu'on est heureux ici!... [Allant ouvrir la huche.] Où est le Pain?... Tiens, ils sont bien tranquilles.... Et puis, voilà Tylô!... Bonjour, Tylô, Tylô!... Ah! tu t'es bien battu!... Te rappelles-tu dans la forêt?...
MYTYL
Et Tylette?... Elle me reconnaît bien, mais elle ne parle plus....
TYLTYL
Monsieur le Pain.... [Se tâtant le front.] Tiens, je n'ai plus le Diamant! Qui est-ce qui m'a pris mon petit chapeau vert?... Tant pis! je n'en ai plus besoin....—Ah! le Feu!... Il est bon!... Il pétille en riant pour faire enrager l'Eau.... [Courant à la fontaine.]—Et l'Eau?... Bonjour, l'Eau!... Que dit-elle?... Elle parle toujours, mais je ne la comprends plus aussi bien..
MYTYL
Je ne vois pas le Sucre....
TYLTYL
Dieu que je suis heureux, heureux, heureux!...
MYTYL
Moi aussi, moi aussi!...
LA MÈRE TYL
Qu'ont-ils donc à tourniller comme ça?...
LE PÈRE TYL
Laisse donc, t'inquiète pas.... Ils jouent à être heureux....
TYLTYL
Moi, j'aimais surtout la Lumière.... Où est sa lampe?... Est-ce qu'on peut l'allumer?... [Regardant encore autour de soi.] Dieu! que c'est beau tout ça et que je suis content!...
[On frappe à la porte de la maison.]
LE PÈRE TYL
Entrez donc!...
[Entre la Voisine, tenant par la main une petite fille d'une beauté blonde et merveilleuse qui serre dans ses bras la tourterelle de Tyltyl.]
LA VOISINE
Vous voyez le miracle!...
LA MÈRE TYL
Pas possible!... Elle marche?...
LA VOISINE
Elle marche!... C'est-à-dire qu'elle court, qu'elle danse, qu'elle vole!... Quand elle a vu l'oiseau, elle a sauté, comme ça, d'un saut, vers la fenêtre, pour voir à la lumière si c'était bien la tourterelle de Tyltyl.... Et puis pfff!... dans la rue, comme un ange.... C'est tout juste si je pouvais la suivre....
TYLTYL, [s'approchant, émerveillé.]
Oh! qu'elle ressemble à la Lumière!...
MYTYL
Elle est bien plus petite....
TYLTYL
Sûr!... Mais elle grandira...
LA VOISINE
Que disent-ils?... Ça ne va pas encore?...
LA MÈRE TYL
Ça va mieux, ça se passe.... Quand ils auront déjeuné, il n'y paraîtra plus....
LA VOISINE, [poussant la petite fille dans les bras de Tyltyl.]
Allons, va, ma petite, va remercier Tyltyl....
[Tyltyl, soudainement intimidé, recule d'un pas.]
LA MÈRE TYL
Eh bien, Tyltyl, qu'est-ce que t'as?... T'as peur de la petite fille?... Voyons, embrasse-la.... Voyons, un gros baiser.... Mieux que ça.... Toi si effronté d'habitude!... Encore un!... Mais qu'est-ce donc que t'as?... On dirait que tu vas pleurer....
[Tyltyl, après avoir gauchement embrassé la petite fille, reste un moment debout devant elle, et les deux enfants se regardent sans rien dire; puis, Tyltyl caressant la tète de l'oiseau.]
TYLTYL
Est-ce qu'il est assez bleu?...
LA PETITE FILLE
Mais oui, je suis contente....
TYLTYL
J'en ai vu de plus bleus.... Mais les tout à fait bleus, tu sais, on a beau faire, on ne peut pas les attraper.
LA PETITE FILLE
Ça ne fait rien, il est bien joli....
TYLTYL
Est-ce qu'il a mangé?...
LA PETITE FILLE
Pas encore.... Qu'est-ce qu'il mange?...
TYLTYL
De tout, du blé, du pain, du maïs, des cigales....
LA PETITE FILLE
Comment qu'il mange, dis?...
TYLTYL
Par le bec, tu vas voir, je vais te montrer....
[Il va pour prendre l'oiseau des mains de la petite fille; celle-ci résiste instinctivement, et, profitant de l'hésitation de leur geste, la tourterelle s'échappe et s'en vole.]
LA PETITE FILLE, [poussant un cri de désespoir.]
Maman!... Il est parti!...
[Elle éclate en sanglots.]
TYLTYL
Ce n'est rien.... Ne pleure pas.... Je le rattraperai.... [S'avançant sur le devant de la scène et s'adressant au public.] Si quelqu'un le retrouve, voudrait-il nous le rendre?... Nous en avons besoin pour être heureux plus tard....
RIDEAU
COSTUMES
TABLEAUX
PERSONNAGES
L'OISEAU BLEU
ACTE PREMIER
PREMIER TABLEAU
ACTE DEUXIÈME
DEUXIÈME TABLEAU
TROISIÈME TABLEAU
ACTE TROISIÈME
QUATRIÈME TABLEAU
CINQUIÈME TABLEAU
ACTE QUATRIÈME
SIXIÈME TABLEAU
SEPTIÈME TABLEAU
HUITIÈME TABLEAU
NEUVIÈME TABLEAU
ACTE CINQUIÈME
DIXIÈME TABLEAU
ONZIÈME TABLEAU
ACTE SIXIÈME
DOUZIÈME TABLEAU