← Retour

La 628-E8: Comprenant en annexe le chapitre intégral "Balzac"

16px
100%

The Project Gutenberg eBook of La 628-E8

This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook.

Title: La 628-E8

Author: Octave Mirbeau

Release date: April 10, 2017 [eBook #54528]
Most recently updated: October 23, 2024

Language: French

Credits: Produced by Laura Natal Rodriguez and Marc D'Hooghe at
Free Literature (back online soon in an extended version,
also linking to free sources for education worldwide ...
MOOC's, educational materials,...) (Images generously made
available by the Internet Archive.)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA 628-E8 ***

LA 628-E8

Par

OCTAVE MIRBEAU

COMPRENANT EN ANNEXE

LE CHAPITRE INTÉGRAL «BALZAC»

SUPPRIMÉ LORS DE L'APPARITION

EN 1907

PARIS
BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER
FASQUELLE ÉDITEURS
11, RUE DE GRENELLE, 11

Table


DÉDICACE

À Monsieur FERNAND CHARRON

À qui dédier le récit de ce voyage, sinon à vous, cher Monsieur Charron, qui avez combiné, construit, animé, d'une vie merveilleuse, la merveilleuse automobile où je l'accomplis, sans fatigue et sans accrocs?

Cet hommage, je vous le dois, car je vous dois des joies multiples, des impressions neuves, tout un ordre de connaissances précieuses que les livres ne donnent pas, et des mois, des mois entiers de liberté totale, loin de mes petites affaires, de mes gros soucis, et loin de moi-même, au milieu de pays nouveaux ou mal connus, parmi des êtres si divers dont j'ai mieux compris, pour les avoir approchés de plus près, la force énorme et lente qui, malgré les discordes locales, malgré la résistance des intérêts, des appétits et des privilèges, et malgré eux-mêmes, les pousse invinciblement vers la grande unité humaine.

Oui, ce qui est nouveau, ce qui est captivant, c'est ceci. Non seulement l'automobile nous emporte, de la plaine à la montagne, de la montagne à la mer, à travers des formes infinies, des paysages contrastés, du pittoresque qui se renouvelle sans cesse; elle nous mène aussi à travers des mœurs cachées, des idées en travail, à travers de l'histoire, notre histoire vivante d'aujourd'hui...

Du moins, on est si content qu'on croit vraiment que tout cela est arrivé. Et puis, pour nous les rendre supportables et sans remords, ne faut-il pas anoblir un peu toutes nos distractions?


Il y a six ans, je me rappelle, parti, un malin, d'Aurillac, sur une des premières automobiles que vous ayez construites, j'arrivai, le soir, vers quatre heures, en plein Jura, à Poligny.

C'était la fin d'un jour de marché. Tout était calme dans les rues. Nul bruit dans les cabarets, à peu près vides. Bêtes et gens s'en allaient pacifiquement, qui à l'étable, qui au foyer. Quelques groupes restaient encore à deviser sur la place, où les petits marchands avaient démonté et repliaient leurs étalages... Rien qu'à la traverser, la ville me fut sympathique. Elle avait un air de décence, de bonne santé, de bon accueil, très rare en France.

Dans l'auberge où je descendis, je m'attablai entre deux paysans, très beaux, très forts, les cheveux drus et noirs sur une puissante tête carrée, le masque modelé en accents énergiques; singulièrement avenants. Ils parlaient de leurs affaires, et moi, tout en mangeant de savoureuses truites, arrosées d'un excellent vin d'Arbois, je les écoutais parler. Comme ils n'avaient rien du nationalisme sectaire et méfiant, avec lequel, d'ordinaire, les paysans reçoivent ce qu'ils appellent les étrangers, ils permirent fort gentiment que je prisse part à leur conversation.

Ils se montrèrent parfaits techniciens agricoles, curieux de progrès, informés au delà des choses de leur métier. Je n'avais plus, devant moi, l'Auvergnat, âpre et rusé, bavard et superstitieux, ignorant et lyrique, que j'avais quitté le matin même, non sans plaisir, je l'avoue; je voyais enfin des hommes, calmes, réfléchis, réalistes, précis, qui ne croient qu'à leur effort, ne comptent que sur lui, savent ce qu'ils veulent, ont le sentiment très net de leur force économique, exigent qu'on respecte en eux la dignité sociale et humaine du travail. Aucune trace de superstition, en leurs discours, et, ce qui me frappa beaucoup, pas le moindre misonéisme. Ils n'eurent pas une parole de haine contre l'automobilisme. Au contraire. Ils admiraient grandement cette nouveauté, lui faisaient crédit de n'être encore qu'un sport—un sport expérimental—aux mains des riches, et ils en attendaient des applications démocratiques, avec confiance.

À plusieurs reprises, ils marquèrent cette fierté que, de tous les départements français, le leur fût celui où l'instruction s'était le plus développée.

L'un d'eux me dit:

—Chez nous, tous, nous désirons apprendre. Malheureusement, on ne nous apprend pas grand'chose. Nous n'avons pas, bien sûr, l'ambition de devenir des savants, comme Pasteur. Mais nous voudrions connaître l'indispensable. Or, l'instruction qu'on nous donne est, tout entière, à réformer. C'est l'instruction cléricale qui persiste hypocritement, dans l'instruction laïque. On nous farcit toujours l'esprit de légendes dont nous n'avons que faire... Mais nous continuons à ignorer les plus simples éléments de la vie: par exemple, ce que c'est que l'eau que nous buvons, la viande que nous mangeons, l'air que nous respirons, la semence que nous confions à la terre..., en bloc, tous les phénomènes naturels, et nous-mêmes... Alors, comme nos anciens, nous cheminons, à tâtons, dans la routine, et nous ne sommes pas capables de tirer parti des immenses richesses qui sont, partout, dans la nature, à portée de la main.

L'autre, qui approuvait, dit à son tour:

—Les socialistes nous prêchent sans cesse l'émancipation, l'affranchissement... J'en suis, parbleu!... Mais, l'affranchissement, l'émancipation de quoi, si tout d'abord on n'affranchit et on n'émancipe notre cerveau?

Je compris très bien que le passé n'avait plus aucune prise sur ces hommes conscients et qu'ils défendraient avec une volonté tenace et une tranquille assurance, les conquêtes, les pauvres petites conquêtes, matérielles et morales, qu'ils avaient su, tout seuls, arracher à la société et au sol ingrat de leurs montagnes...

Et tel était le miracle... En quelques heures, j'étais allé d'une race d'hommes à une autre race d'hommes, en passant par tous les intermédiaires de terrain, de culture, de mœurs, d'humanité qui les relient et les expliquent, et j'éprouvais cette sensation—tant il me semblait que j'avais vu de choses—d'avoir, en un jour, vécu des mois et des mois.

Et cette sensation que, seule, l'automobile peut donner, car les chemins de fer, qui ont leurs voies prisonnières, toujours pareilles, leurs populations parquées, toujours pareilles, leurs villes encloses que sont les chantiers et les gares, toujours pareilles, ne traversent réellement pas les pays, ne vous mettent point en communication directe avec leurs habitants,—cette sensation, tout à fait nouvelle, que de fois j'en goûtai la force et le charme, au cours de ce voyage exquis, où je retrouve constamment mon admiration et, je puis le dire, ma reconnaissance, pour cette maison roulante idéale, cet instrument docile et précis de pénétration qu'est l'automobile, et surtout—puisqu'il faut bien finir par tout ramener à soi—l'automobile créée par vous, cher monsieur Charron, pour mes curiosités et mes vagabondes rêveries...


C'est pour cela que j'aime mon automobile. Elle fait partie désormais de ma vie; elle est ma vie, ma vie artistique et spirituelle, autant et plus que ma maison. Elle est pleine de richesses, sans cesse renouvelées, qui ne coûtent rien que la joie de les prendre au passage, ici, là, partout où m'entraînent la fantaisie de voir et le désir d'étudier. J'y sens vivre les choses et les êtres avec une activité intense, en un relief prodigieux, que la vitesse accuse, bien loin de l'effacer. Elle m'est plus chère, plus utile, plus remplie d'enseignements que ma bibliothèque, où les livres fermés dorment sur leurs rayons, que mes tableaux, qui, maintenant, mettent de la mort sur les murs, tout autour de moi, avec la fixité de leurs ciels, de leurs arbres, de leurs eaux, de leurs figures... Dans mon automobile j'ai tout cela, plus que tout cela, car tout cela est remuant, grouillant, passant, changeant, vertigineux, illimité, infini... J'entrevois, sans en être troublé, la dispersion de mes livres, de mes tableaux, de mes objets d'art; je ne puis me faire à l'idée, qu'un jour, je ne posséderai plus cette bête magique, cette fabuleuse licorne qui m'emporte, sans secousses, le cerveau plus libre, l'oeil plus aigu, à travers les beautés de la nature, les diversités de la vie et les conflits de l'humanité.


Eh bien, faut-il vous le dire, cher monsieur Charron? J'ai beaucoup hésité, avant d'inscrire votre nom en tête de ce petit volume... J'avoue que, durant quelques heures, j'ai manqué de courage... Voilà un bien gros mot, n'est-ce pas, pour une chose pourtant bien naturelle et bien simple... C'est que je connais les hommes de mon temps, surtout de mon milieu. Leur bienveillance si connue, leur indomptable morale et l'intransigeance de leurs vertus, m'ont positivement effrayé... Mais le sentiment très vif que j'ai de ma liberté, l'horreur, non moins vive, que j'ai des usages reçus et des pratiques courantes, mon immoralité, pour tout dire, eurent vite fait de surmonter cette terreur passagère et absurde... Si on les écoutait, ces braves gens-là, on ne ferait jamais rien de ce que l'on veut et de ce qui vous plaît... Laissons-les dire...

Laissons-les dire, mais profitons de cette circonstance pour risquer quelques observations...


L'époque, cher monsieur Charron, est terriblement réfractaire à l'admiration que nous devons aux choses du progrès, à la reconnaissance que nous devons aux hommes qui travaillent, luttent et trouvent. Admiration et reconnaissance, on ne les comprend et ne les accepte que si elles sont tarifées et rétribuées selon des prix courants, proportionnés à l'enthousiasme avec lequel on les exprime. La presse est devenue si universellement vénale, elle oblige tellement toutes les choses de la vie à verser dans sa caisse, pour être reconnues valables, un impôt de plus en plus lourd, qu'un écrivain, aujourd'hui, sous peine de se déshonorer, n'a plus le droit de signaler une découverte scientifique importante, ou de confesser un plaisir, une émotion, si cette émotion, ce plaisir lui viennent d'un objet fabriqué et qui se vend. Pour un temps, dont on aperçoit, d'ailleurs, la fin prochaine, il peut encore—sauf dans Le Journal, bien entendu—admirer un livre, un tableau, une statue, dire, à peu près librement, ses impressions sur ce qu'on appelle une œuvre de l'imagination. Classification vraiment arbitraire et comique, car j'ai toujours pensé que les statues, les tableaux, les livres se vendent avec plus d'âpreté encore que les machines; et les machines m'apparaissent, bien plus que les livres, les statues, les tableaux, des oeuvres de l'imagination. Quand je regarde, quand j'écoute vivre cet admirable organisme qu'est le moteur de mon automobile, avec ses poumons et son cœur d'acier, son système vasculaire de caoutchouc et de cuivre, son innervation électrique, est-ce que je n'ai pas une idée autrement émouvante du génie humain, de sa puissance imaginative et créatrice, que si je lis un livre de M. Paul Bourget, ou considère un tableau de M. Detaille, une statue de M. Denys Puech? Est-ce que le moindre mécanisme qui transporte l'énergie motrice, la chaleur, la parole, l'image, par de minces réseaux de fils métalliques, ou par d'invisibles ondes, n'implique pas une plus grande somme d'études, d'observations, d'efforts, de facultés supérieures?... Et cependant, le livre banal, infiniment inutile de M. Paul Bourget, la statue—si l'on peut dire—de M. Denys Puech, le tableau—euphémisme—de M. Detaille, il est admis, il est honorable, élégant, que je puisse les vanter tant que je voudrai, et tout le monde me louera d'avoir débité, à leur propos, les sottises esthétiques qui fermentent sous le crâne d'un critique d'art. Mais il me sera formellement interdit de décrire une machine qui, comme l'automobile, par exemple, bouleverse déjà, et bouleversera bien davantage les conditions de la vie sociale.

Eh bien, je proteste, de toutes mes forces, contre cette conception éducatrice des journaux qui leur permet—parce que c'est de l'art—de vous raconter, en quatre colonnes, le dernier vaudeville des Variétés, et qui fait que nous ne savons rien, jamais rien,—parce que c'est du commerce,—des travaux admirables, par lesquels tant de savants obscurs s'acharnent à conquérir, pour nous, chaque jour, un peu plus de bonheur...


Cette liberté, je ne la revendique pas, cher monsieur Charron, pour déclarer, tout de go, que vous avez inventé l'automobile. Mais, de vous y être passionné, l'automobilisme vous doit beaucoup. Parmi les constructeurs français—j'ai plaisir à le reconnaître—vous êtes certainement celui qui apporta le plus de progrès notables à cette industrie. Ingénieux, pratique et tenace, vous n'avez cessé de chercher et de trouver des améliorations, vous n'avez cessé de créer des dispositifs, adoptés universellement aujourd'hui, grâce à quoi nos moteurs ont atteint ce degré de presque-perfection, où nous les voyons en ce moment. Et ce qui m'étonne le plus, et dont je vous loue infiniment, c'est que vous vous soyez aussi préoccupé de leur donner une forme harmonieuse, et de doter la machine, comme un objet d'art, de sa part de beauté.

Je vous ai suivi, avec un intérêt grandissant, depuis le jour où, dans les sous-sols de l'avenue de la Grande-Armée—vous n'aviez pas d'usine en ce temps-là—vous convoquiez quelques personnes à venir voir les pièces du premier châssis que vous alliez monter... J'en étais... Je me souviens qu'un curieux personnage, un Américain, qui n'est pas un inconnu et qui est roi, comme pas mal de citoyens de sa république, roi de l'Acier, M. Schwab, pour tout dire, en était aussi... Je le vois encore, prenant chaque pièce, successivement, et après l'avoir examinée, soupesée, éprouvée, flairée, disant:

—Ça, c'est de l'acier... À la bonne heure!... Voilà de l'acier!...

Si bien qu'avant de s'en aller il vous commanda deux châssis pour lui, dix autres, pour des Américains, des rois de quelque chose évidemment, dont il vous donna les noms et les adresses:

Et il ajouta:

—S'ils n'en veulent pas... tant pis pour eux!... Je les prendrai, moi... Marchez!... Marchez!... Ça, c'est de l'acier...

Et moi, qui ne suis roi de rien, entraîné par l'exemple de M. Schwab, j'en commandai un, également.

—Bon!... s'écria M. Schwab... Parfait!... Et si, au dernier moment, vous n'en voulez pas, non plus... je le prends... C'est de l'acier!


Lors de ce voyage que j'entreprends de raconter ici M. Schwab me rappelait cette journée, un soir, que je le vis entrer dans Delft, où moi-même je venais d'arriver...

Ce fut une soirée assez comique, vraiment, et bien américaine.

Après le dîner, durant lequel nous avions beaucoup parlé de nos autos—car entre autres bienfaits de l'automobilisme, il est remarquable que le cours habituel de nos conversations sur l'immortalité de l'âme et sur les femmes en ait été si radicalement modifié—nous sortîmes. Et nous nous promenâmes par la ville.

Curieuse et délicieuse ville, et si lointaine!

La lune éclairait d'une lueur, aux éclats de nacre, les canaux encaissés, les ponts qui les enjambent d'une arche unique, les arbres grêles qui les bordent comme des rideaux de dentelle. Et les découpages, sur le ciel, des hauts pignons, prenaient des aspects d'un romantisme suranné et charmant... Puis, entre des espaces bleus, d'énormes tours surgissaient tout à coup dans la nuit argentée... Je dis qu'elles surgissaient; elles avaient plutôt l'air d'être tombées du ciel, ayant gardé l'obliquité de leur chute sur le sol. Et nous longions ensuite des palais, sombres et muets, où la lumière dessinait, çà et là, l'ogive d'une porte, l'intervalle d'un créneau, des plaques de vitraux treillissés... Personne dans les rues, presque pas de lumières aux fenêtres... des boutiques endormies dont le rayonnement semblait se rétrécir, s'affaiblir et mourir, comme celui des lampes qui vont s'éteindre dans un sanctuaire... Et, brusquement, nous respirions, parmi l'âcre odeur des eaux enfermées dans la pierre, de violents parfums de jacinthes qui montaient, vers nous, de barquettes pleines de fleurs, amarrées au quai et attendant le marché du lendemain.

Nous ne parlions pas... M. Schwab fumait avec effort un de ces détestables cigares, comme n'en fument que les milliardaires... Et moi, transporté dans ce décor nocturne du moyen âge, il me semblait que fêtais loin de tout, loin des aciers et des rois de l'acier... si loin, si loin, si loin!

Mais M. Schwab n'avait pas quitté le siècle, lui, ni l'Amérique, ni même l'avenue de la Grande-Armée... Il s'acharnait à tirer sur son cigare qui laissait une affreuse odeur, derrière lui... Et cela faisait exactement le bruit que font les carpes dans un bassin, quand elles viennent respirer, le museau hors de l'eau, l'air des beaux soirs d'été. Je l'entendais, dans l'intervalle de ces bruits, qui disait:

—Ce petit Charron... Hein? C'est un gaillard!... Il sait ce que c'est que l'acier...

Deux femmes, en longues manies noires, passèrent près de nous, avec des pas feutrés, silencieuses comme des vols de chauves-souris... D'où venaient-elles?... Où allaient-elles?... Était-ce même des femmes?... N'était-ce pas plutôt des âmes, des âmes anciennes, les âmes nocturnes de tout ce passé?... Je vis leurs manteaux se fondre dans la nuit...

M. Schwab ne les avait pas regardées... Il poursuivait:

—Vous savez... en Amérique... ce petit Charron, il serait roi aussi... roi de l'automobile...

Et alors, au loin, très loin, ce fut comme un son de cloche, un tout petit son de cloche, d'un timbre unique, sans vibration prolongée, un son pareil au chant si joli, si mélancolique du crapaud, dans les jardins étouffants d'août... Puis d'autres sons de cloche, aussi lointains, à l'est, à l'ouest, se répondirent... Je crus voir des intérieurs de couvents, des cloîtres, des visages blêmes sous des voiles, des mains jointes, des cierges... Et, près de moi, une voix que je n'écoutais plus, et dont il ne me venait que des paroles coupées par le silence que ces petits sons de cloche, là-bas, partout, rendaient si émouvant, si mystérieux, une voix disait:

—Carburateur... boîte de vitesse... boîte d'embrayage... magnéto... acier... acier... acier... acier...

Et ce moi «trust... trust... trust...» qui vibrait, me chatouillait, m'agaçait l'oreille, comme un bourdonnement d'insecte:

—Pruut... Pruut... Pruut!...

Nous ne rentrâmes que fort tard à l'hôtel.

J'ai pensé que cela vous amuserait de savoir que vous aviez préoccupé l'esprit d'un homme tel que M. Schwab, au point que, dans un soir calme de Hollande, parmi le décor d'une vieille ville, illustrée de tant de souvenirs et qui, depuis Guillaume le Taciturne, n'a guère changé, il vous ait sacré Roi de l'Automobile!...

OCTAVE MIRBEAU.


LA 628-E8


LE DÉPART

Avis au lecteur.

Voici donc le Journal de ce voyage en automobile à travers un peu de la France, de la Belgique, de la Hollande, de l'Allemagne, et, surtout, à travers un peu de moi-même.

Est-ce bien un journal? Est-ce même un voyage?

N'est-ce pas plutôt des rêves, des rêveries, des souvenirs, des impressions, des récits, qui, le plus souvent, n'ont aucun rapport, aucun lien visible avec les pays visités, et que font naître ou renaître, en moi, tout simplement, une figure rencontrée, un paysage entrevu, une voix que j'ai cru entendre chanter ou pleurer dans le vent? Mais est-il certain que j'aie réellement entendu cette voix, que cette figure, qui me rappela tant de choses joyeuses ou mélancoliques, je l'aie vraiment rencontrée quelque part; et que j'aie vu, ici ou là, de mes yeux vu, ce paysage, à qui je dois telles pages d'un si brusque lyrisme, et qui, tout à coup,—par suite de quelles associations d'idées?—me fit songer au botanisme académique de M. André Theuriet?

Il y a des moments où, le plus sérieusement du monde, je me demande quelle est, en tout ceci, la part du rêve, et quelle, la part de la réalité. Je n'en sais rien. L'automobile a cela d'affolant qu'on n'en sait rien, qu'on n'en peut rien savoir. L'automobile, c'est le caprice, la fantaisie, l'incohérence, l'oubli de tout... On part pour Bordeaux et—comment?... pourquoi?—le soir, on est à Lille. D'ailleurs, Lille ou Bordeaux, Florence ou Berlin, Buda-Pesth ou Madrid, Montpellier ou Pontarlier..., qu'est-ce que cela fait?...

L'automobile, c'est aussi la déformation de la vitesse, le continuel rebondissement sur soi-même, c'est le vertige.

Quand, après une course de douze heures, on descend de l'auto, on est comme le malade tombé en syncope et qui, lentement, reprend contact avec le monde extérieur. Les objets vous paraissent encore animés d'étranges grimaces et de mouvements désordonnés... Ce n'est que, peu à peu, qu'ils reprennent leur forme, leur place, leur équilibre. Vos oreilles bourdonnent, comme envahies par des milliers d'insectes aux élytres sonores. Il semble que vos paupières se lèvent avec effort sur la vie, comme un rideau de théâtre sur la scène qui s'illumine... Que s'est-il donc passé?... On n'a que le souvenir, ou plutôt la sensation très vague, d'avoir traversé des espaces vides, des blancheurs infinies, où dansaient, se tordaient des multitudes de petites langues de feu... Il faut se secouer, se tâter, taper du pied sur le sol, pour s'apercevoir que votre talon pose sur quelque chose de dur, de solide, et qu'il y a autour de vous, devant vous, des maisons, des boutiques, des gens qui passent, qui parlent, qui s'empressent... On ne se ressaisit bien que le soir, tard, après dîner. Encore, vous reste-t-il une sorte d'agitation nerveuse qui décuplera et grossira vos rêves de la nuit.

—Alors, me direz-vous, c'est le journal d'un malade, d'un fou, que vous allez nous donner?

Hélas!..., cher monsieur Thureau-Dangin, quel homme—même parmi ceux qui ont le moins de génie—peut se vanter de n'être ni fou, ni malade?


Au gré de souvenirs qui ne sont peut-être que des rêves, et de rêves qui ne sont peut-être que des impressions réelles, il est possible, après tout, que je vous mène de Cologne à Rotterdam, de Rotterdam à Hambourg, de Hambourg à Anvers, d'Anvers à Delft, de Delft au Helder, du Helder à Brême et à Düsseldorf, et que, pour arriver à ces différentes étapes, nous passions par l'Amérique, la Russie, la Chine, les lacs d'Afrique, les montagnes glacées des solitudes polaires. Mais ne vous y fiez point. En tout cas, n'attendez pas de moi des renseignements historiques, géographiques, politiques, économiques, statistiques, des documents parlementaires, édilitaires, militaires, universitaires, judiciaires... Non que je les méprise, croyez-le bien... Mais où et comment eussè-je pu les recueillir? Il faut habiter un pays, vivre parmi ses institutions, ses usages quotidiens, ses mœurs et ses modes, pour en sentir les bienfaits ou les outrages... Or, je n'ai pu que rouler sur ses routes, comme un boulet sur la courbe de sa trajectoire.

Que les démographes et les sociologues laissent donc ici toute espérance! Je n'ai point la prétention de leur offrir un ouvrage sérieux et copieux, comparatif de l'état des peuples, énumérateur de leurs richesses, annonciateur de leurs destinées, et qui—pour peu qu'en plus de ces connaissances respectables et chimériques je connusse intimement la concierge ou la corsetière de Madame de X...,—me vaudrait les éloges de l'Institut, et, peut-être, ce prix—ah! que j'ai souvent souhaité—ce prix qui répond, au très gracieux, au très galant, au très décoratif nom de Reine Pou!


Je sais des gens qui ont le don d'écrire, en marge de leurs guides, au jour le jour, leurs émotions de voyage, ou ce qu'ils croient être leurs émotions; qui vont, de salle en salle, dans les musées, un stylographe d'une main, un carnet de l'autre, le Bædecker en poche, les yeux ailleurs et l'esprit nulle part; qui font arrêter la voiture devant une ruine historique, un point de vue recommandé, l'emplacement d'un ancien champ de bataille, pour enregistrer aussitôt une «idée et sensation», qui n'est le plus souvent que la réminiscence d'une lecture de la veille; qui ne s'endorment jamais sans avoir inscrit scrupuleusement le compte détaillé de leurs enthousiasmes, en même temps que de leurs dépenses.

Par exemple, ceci, que j'ai lu sur un carnet oublié par un touriste dans une chambre d'hôtel:

«Visité le château de Chambord (voir description dans Bædecker...). On ne bâtit plus comme ça... Oublié les hontes du présent (Combes, Pelletan, Jaurès, Hervé)... Vécu toute la journée parmi les nobles gloires du passé... (François Ier, Diane de Poitiers, duchesse d'Étampes)... Me sens consolé, et meilleur... (à développer)... Donné deux francs au gardien, ce que ma femme trouve excessif... Acheté pour douze sous de cartes postales illustrées (montrer combien ces cartes postales grèvent aujourd'hui le budget d'un voyage).»

Ces gens-là, je les vénère. Peut-être connaissent-ils des joies supérieures que j'ignore. Mais je tiens à les ignorer, me contentant des miennes, dont je ne sais pas d'ailleurs si ce sont des joies.


J'écrirai donc ceci au hasard de mes souvenirs et de mes rêves, sans trop distinguer entre eux. Vous y verrez souvent, j'imagine, des contradictions qui choqueront votre âme délicate et ordonnée, exaspéreront votre esprit, si plein de forte logique... Qu'y faire? C'est que je suis homme, comme tout le monde, et que rien des infirmités, des incohérences, des erreurs humaines, ne m'est étranger. De même que tous mes semblables,—qui se vantent, avec un si comique orgueil, de n'être que cœur, cerveau, et tout ailes,—j'ai un estomac, un foie, des nerfs, par conséquent des digestions, des mélancolies et des rhumatismes, sur lesquels le soleil et la pluie, le plaisir et la peine exercent des influences ennemies. Ce que M. Paul Bourget appelle des «états de l'esprit», ce n'est jamais que des «états de la matière», qui affectent diversement notre sensibilité morale, notre imagination, le mouvement et la direction de nos idées, comme les météores, qui passent sur la mer, en changent, mille fois par jour, la coloration et le rythme. Selon que mes organes fonctionnent bien ou mal, il m'arrive de détester, aujourd'hui, ce que j'aimais hier, et d'aimer le lendemain, ce que, la veille, j'ai le plus violemment détesté. Loin de m'en plaindre, je m'en réjouis, car c'est cela qui donne à la vie son intérêt innombrable... «Il y a quelque chose que je préfère à la beauté, c'est le changement», écrit Ernest Renan, à moins que ce ne soit M. Maurice Barrès.

Enfin, je tâcherai de suivre, en toutes choses, le conseil de ce Boileau, si sottement calomnié, et qui veut qu'un beau désordre soit un effet de l'art.

Comme il doit être content, aujourd'hui, ce Boileau!


La vitesse.

Il faut bien le dire—et ce n'est pas la moindre de ses curiosités—l'automobilisme est une maladie, une maladie mentale. Et cette maladie s'appelle d'un nom très joli: la vitesse. Avez-vous remarqué comme les maladies ont presque toujours des noms charmants? La scarlatine, l'angine, la rougeole, le béri-béri, l'adénite, etc. Avez-vous remarqué aussi que, plus les noms sont charmants, plus méchantes sont les maladies?... Je m'extasie à répéter que la nôtre se nomme: la vitesse... Non pas la vitesse mécanique qui emporte la machine sur les routes, à travers pays et pays, mais la vitesse, en quelque sorte névropathique, qui emporte l'homme à travers toutes ses actions et ses distractions... Il ne peut plus tenir en place, trépidant, les nerfs tendus comme des ressorts, impatient de repartir dès qu'il est arrivé quelque part, en mal d'être ailleurs, sans cesse ailleurs, plus loin qu'ailleurs... Son cerveau est une piste sans fin où pensées, images, sensations ronflent et roulent, à raison de cent kilomètres à l'heure. Cent kilomètres, c'est l'étalon de son activité. Il passe en trombe, pense en trombe, sent en trombe, aime en trombe, vit en trombe. La vie de partout se précipite, se bouscule, animée d'un mouvement fou, d'un mouvement de charge de cavalerie, et disparaît cinématographiquement, comme les arbres, les haies, les murs, les silhouettes qui bordent la route... Tout autour de lui, et en lui, saute, danse, galope, est en mouvement, en mouvement inverse de son propre mouvement. Sensation douloureuse, parfois, mais forte, fantastique et grisante, comme le vertige et comme la fièvre.

Par exemple, je vais à Amsterdam... Quand j'ai un ennui, un dégoût, simplement, pour ne plus entendre parler de M. Willy et de M. Bernstein, je vais à Amsterdam. Je décide que j'y resterai huit jours, huit jours d'oubli, huit jours de joie... Il me faut huit jours, bien pleins, pour revoir, un peu superficiellement, mais avec calme, cette admirable ville. Si huit jours ne me suffisent pas, j'en prendrai quinze... Je suis libre de moi, de mon temps... Rien ne me retient ici; rien ne me presse là-bas.

Et je pars.

J'arrive à Amsterdam... Malgré la douceur de ma C.-G.-V., et l'élasticité moelleuse, berceuse, de ses uniques ressorts, j'arrive, un peu moulu d'avoir traversé les infâmes pavés, les offensants et barbares pavés de la Belgique, où succombèrent tant de pauvres châssis, mal préparés à affronter ces obstacles de pierre qui font, des routes flamandes, quelque chose comme d'interminables moraines... Donc, j'arrive, un matin, car je suis allé coucher à La Haye, où j'ai revu le Vivier et ses Cygnes, où j'ai respiré ce calme doux, ce calme doré qui doit me guérir de toute vaine agitation... Enfin... enfin... me revoici à Amsterdam... Je suis content... Décidément, huit jours, quinze jours... ce n'est pas assez... Je resterai trois semaines.

Je dis à mon mécanicien:

—Brossette, mon ami... nous resterons un mois ici... Peut-être plus.

Brossette sourit et répond:

—Entendu, monsieur... Alors, faut descendre les bagages?... Tous?

—Tous, tous, tous... Je crois bien...

—Entendu, monsieur...

—Et vous, mon bon Brossette... congé... Je n'ai pas besoin de la voiture ici...

Le sourire de Brossette s'accentue...

—Bon!... bon!... fait-il... En tout cas, j'attendrai monsieur, ce soir, pour les ordres.

—Mais non, mais non... Couchez-vous... Amusez-vous...

Et il se rend au garage.

À peine sorti de la voiture, la douche prise, le corps, des pieds à la tête, frotté à l'essence de sauge et de romarin, souple, gai, le jarret solide, je vais par la ville... Lentement, d'abord... en bon promeneur qui veut jouir des choses qu'il retrouve, qu'il aime... Ah! quelle ville!... Quelle joie!... Quelle tranquillité en moi!... Pour la cent-millième fois, avec des phrases que je connais et que vous connaissez si bien, je bénis l'invention de l'automobile et ses incomparables bienfaits... Je me dis:

—Quelle merveille! On part quand on veut. On s'arrête où l'on veut. Plus de ces horaires tyranniques, qui vous arrachent du lit trop tôt, qui vous font arriver à des heures stupides de la nuit, dans des gares boueuses et compliquées. Plus de ces promiscuités, en d'étroites cellules, avec des gens intolérables, avec les chiens, les valises, les odeurs, les manies de ces gens... Viendrais-je si souvent à Amsterdam, s'il me fallait subir, toute une nuit, en un wagon, l'horreur de ces voisinages et le danger de ces haleines, quand on a l'air vivifiant de la prairie, de la forêt? Oh non!... Et les flâneries libres, les belles, les délicieuses flâneries!... Le polder, le polder!...

Et, en me disant cela, sans m'apercevoir de rien, à chaque pas qui me pousse et qui m'entraîne, je vais plus vite... encore plus vite... Mes reins ont des élasticités de caoutchouc neuf; mes semelles, sur les pavés, les trottoirs, rebondissent, devant moi, derrière moi, comme des balles de tennis... Je cours pour les rattraper... Je cours... je cours...

Je commence par les musées, n'est-ce pas?... par ces musées magnifiques où, devant le génie de Rembrandt et de Vermeer, je suis venu oublier les Expositions parisiennes, les pauvres esthétiques, essoufflées et démentes de nos esthéticiens... Des salles, des salles, des salles, dans lesquelles il me semble que je suis immobile, et où ce sont les tableaux qui passent avec une telle rapidité que c'est à peine si je puis entrevoir leurs images brouillées et mêlées... Et l'instant d'après, sans trop savoir ce qui m'est arrivé, je me trouve longeant les canaux, les canaux aux eaux mortes, bronzées et fiévreuses, où glissent, pareilles aux jonques chinoises, ces massives et belles barques néerlandaises qui laissent tomber, sur la surface noire, le reflet vert, acide et mouvant de leurs proues renflées.

Maintenant, me voici sur des places, dans des rues, dans des ruelles qui se croisent et s'entre-croisent, ces rues si prodigieusement colorées, où défilent, défilent des maisons en porte-à-faux, d'un dessin si souple, de hautes façades, étroites et pointues, qui se penchent les unes sur les autres, s'étranglent les unes entre les autres, s'écrasent les unes contre les autres. Deux fois, trois fois, j'ai traversé le Dam... Je vais toujours, et, devant les glaces des magasins, je me surprends à regarder passer une image forcenée, une image de vertige et de vitesse: la mienne.

Et ce sont des jardins, avec des massifs de tulipes... d'énormes monuments de brique... des banques comme des citadelles, la Bourse, toute rouge, encore des canaux, des canaux, des ponts, des ponts, et encore des maisons qui dansent et croulent, et, à deux enjambées de la Kalverstraat, c'est le petit béguinage catholique, invisible, silencieux, tout à fait perdu au milieu des boutiques vivantes et trafiquantes, avec sa minuscule église, ses étroits jardins triangulaires, si tristes d'être sans verdure et sans fleurs, ses petites maisons à pignon vert, au seuil desquelles, accroupies et tassées sous leurs coiffes plates, l'on voit prier et dodeliner de la tête, des vieilles très anciennes, qui ne vous regardent pas, qui ne regardent jamais rien, qui n'ont jamais rien regardé...

Je vais toujours... Ah! c'est le port...

Le soir est venu... Il souffle un vent humide et très froid. Je n'aperçois dans la brume que des feux rouges, jaunes, verts, qui clignotent, très pâles, sur le canal... Les sirènes ne discontinuent pas de crier, comme des chiens perdus dans la nuit. Alors, je m'enfonce dans les quartiers presque inconnus de ce port, où se cachent d'affreux bouges, des musicos hurlants, toute une Inde étrange, boueuse et glacée, un carnaval mi-septentrional, mi-javanais, qui vous racle les nerfs de ses musiques aigres et traînantes, vous prend à la gorge, par ses odeurs de salure marine, de goudron, d'alcool, d'opium, de pétrole, d'oripeaux fétides, de chairs noires ou cuivrées, où, ici et là, autour d'un bras levé, d'une cheville en l'air, reluit un cercle d'or... Que sais-je?...

Car tout est nouveau, à Amsterdam, tout vous arrête, à ses aspects multiples, tragiques et lointains... Mais je ne m'arrête pas... je ne m'arrête nulle part... Je bouscule une négresse qui s'est accrochée à moi, et, de ses grosses lèvres rougies de bétel, me souffle au visage, avec des paroles de luxure, une odeur de mort... Et je vais... je vais sans savoir où je vais... Je garde le souvenir vague de brasseries obscures et profondes, en voûte de chapelle, où des visages d'ombre et de silence regardent des foules qui passent, sans cesse, en cortèges noirs, sous des lumières aveuglantes, comme des projections de lanterne magique... Et puis rien... rien que des choses qui glissent... qui fuient... qui tournoient comme des ondes... et se balancent comme des vagues...

Rentré à l'hôtel, exténué, fourbu, la tête éclatant sous la pression de tout ce que j'y ai entassé d'images tronquées, qui cherchent vainement à se rejoindre, je n'ai plus qu'une obsession: m'en aller, m'en aller... Oh! m'en aller...

Brossette est là qui m'attend... Il cause avec le portier. Il fait le héros... Avec des gestes imitatifs, il décrit des virages, des vitesses extravagantes, raconte des voyages admirables qu'il n'a jamais accomplis, et où son sang-froid, son audace, sa science de mécanicien m'ont sauvé de la mort... Je suis si heureux de le voir là, que j'ai envie de l'embrasser.

—Eh bien, mon bon Brossette... La voiture est prête?

—Oui, monsieur.

—Alors... demain matin..., sept heures précises, Brossette... Nous partons... nous partons...

Brossette ne s'étonne pas... Il a l'habitude de ces brusques sautes dans mes résolutions... Pourtant, il ne peut s'empêcher—mais avec discrétion—de manifester son contentement... Je sais qu'il n'aime pas Amsterdam. Il m'a dit, un jour de spleen:

—Ça n'est pas une ville pour un chauffeur...

Il préfère Trouville, Dieppe, Monte-Carlo, Ostende... Ça, c'est des garages... Il préfère surtout l'avenue de la Grande-Armée, la vraie patrie du chauffeur.

Il me demande:

—Alors, monsieur rentre à Paris?

—Oui, oui... Et d'un trait, Brossette... d'un trait...

—Monsieur a raison.

En se retirant, il hausse les épaules:

—Que monsieur ne me parle pas d'un pays où on tire l'essence à même un tonneau.

Et puis, lui aussi, sans doute, a le vertige, quand il n'est plus sur sa machine, la main au volant... C'est là que le calme rentre dans son âme, et dans la mienne...

Il savait si bien à quoi s'en tenir, ce malin de Brossette, qu'en dépit de mes ordres, il n'a descendu de l'auto que ma valise...

Ah! comment faire pour attendre à demain? car je sens que je ne dormirai pas... Malgré le calme de cet hôtel, tous mes nerfs vibrent et trépident... Je suis comme la machine qu'on a mise au point mort, sans l'éteindre, et qui gronde...


Le garage.

Charles Brossette? Il vaut la peine d'une digression...

Mais avant que de parler de lui, je dois dire un mot du milieu où naquit et se développa cette nouvelle forme zoologique: le mécanicien.

L'automobilisme est un commerce en marge des autres, un commerce qui ressemble encore un peu à celui des tripots et des restaurants de nuit. À son début, il ne s'adressait exclusivement qu'au monde du plaisir et du luxe. Il groupa donc, fatalement, automatiquement, autour de lui, le même personnel, à peu près: fêtards décavés, gentilshommes tire-sous, pantins sportifs, échappés des albums de Sem, cocottes allumeuses et proxénètes, toute cette apacherie brillante, toute cette pègre en gilets à fleurs, qui vit des mille métiers obscurs, inavouables, que produisent la galanterie et le jeu, et dont les cabinets de toilette, les cercles, sont les ordinaires bureaux. Les «grands noms de France», soutiens des religions mortes et des monarchies disparues, qui rougiraient de pratiquer des commerces licites, s'adonnent le plus volontiers du monde aux pires commerces clandestins, pourvu que leur élégance n'en souffre pas trop, publiquement, et que s'y rassurent leurs principes traditionnels. Car il est faux de dire qu'ils déchoient, ces gentilshommes; ils continuent. Ils se ruèrent donc sur l'automobilisme avec frénésie. Tel duc, tel vicomte, qui gagnait péniblement sa vie, en procurant à des Américains, à des banquiers enrichis, de vieux meubles truqués, d'antiques bibelots maquillés, des tableaux contestables, et, à l'occasion, des demoiselles à coucher ou à marier, se mirent à brocanter des automobiles, à décorer, de leur présence rétribuée, des garages qui se constituèrent, un peu partout, pour l'exploitation—que dis-je?—pour le détroussement du client nouveau.

Ces garages formèrent des équipes de mécaniciens. Ils leur inculquèrent d'assez vagues connaissances sur la conduite et l'entretien des moteurs; ils leur apprirent, surtout, à les détraquer, adroitement, comme le cocher de grande maison détraque un attelage, pour avoir à le remplacer et réaliser aussi de forts bénéfices sur la vente de l'un et l'achat de l'autre. Ils leur enseignèrent d'admirables méthodes, les trucs les plus variés, qui permissent de centupler la fourniture de l'outillage, des accessoires, de voler sur l'huile et sur l'essence, d'exploiter la fragilité des pneumatiques, comme le cocher dont je parle vole sur l'avoine, le fourrage, la paille... Ce fut une école de démoralisation où, s'entraînant l'un l'autre, le vieux lascar stimulant le néophyte timide, chacun perdit, peu à peu, le sens proportionnel de l'argent, la plus élémentaire notion de la valeur réelle de la camelote brute ou travaillée. Et ce fut si fou que ce qui coûtait, ailleurs, deux sous, valut, ici, sans qu'on s'étonnât trop, vingt francs. J'ai le souvenir d'une note où un lanternier d'automobile me comptait cent francs une simple soudure de phare, qui en valait bien trois... Tel accessoire, coté, en ces temps héroïques, quatre-vingts francs, est coté sept francs aujourd'hui dans les catalogues—illustrés par Helleu,—des maisons les plus chères. Le reste, à l'avenant.

Ils ne risquaient rien, ni le mécanicien, ni le garage, car ils tablaient à coup sûr, sur l'ignorance du client, à qui il suffisait, pour qu'il se tût, qu'on lui lançât à propos une belle expression technique:

—Mais, monsieur, c'est le train baladeur. C'est l'arbre de came... C'est le cône d'embrayage... C'est le différentiel... Le différentiel, monsieur... pensez donc!

Contre de si terribles mots, que vouliez-vous qu'il fît?... Qu'il payât... Et il payait... Il se montrait même assez fier d'avoir acquis le droit de dire à ses amis:

—Je suis ravi de ma machine... Elle va très bien... Hier, j'ai eu une panne de différentiel...

Aujourd'hui que le commerce de l'automobilisme se développe de tous côtés, amène une concurrence formidable, tend à rentrer dans les conditions normales des autres commerces, les garages voudraient bien refréner le mal qu'ils ont déchaîné... Ainsi les escrocs arrivés, les cocottes vieillies aspirent à l'honorabilité d'une existence décente et régulière. Dans l'espoir de faire disparaître une partie de ces abus qui finissaient par les discréditer, eux aussi, la chambre syndicale des constructeurs d'automobiles a décidé de refuser impitoyablement, aux mécaniciens, des commissions, sur les réparations des voitures qu'ils mènent. On commence, un peu partout, à prendre des précautions, pour ramener à des pourcentages avouables le taux de ces bénéfices usuraires. On voit dans les garages, ceux qui furent les plus acharnés, hier, à inculquer aux mécaniciens les meilleurs procédés de brigandage, leur prêcher, aujourd'hui, d'un ton convaincu, les beautés de la modération et du désintéressement, le respect enthousiaste de la morale. Les garages leur crient:

—Il n'est que d'être honnête, mes amis, et d'avoir une conscience pure.

Reste à savoir si des gens habitués à des gains qui, pour être immoraux, n'en ont pas moins augmenté leur vie, élargi leur bien-être, fondé une caste, enviée des autres travailleurs, y renonceront facilement...

Un jour, Brossette, avec qui je discutais de ces choses, me dit:

—Eh bien, quoi, monsieur?... Quoi donc?... Tout ça c'est des histoires de riches... Alors?

Et pourtant Brossette est conservateur, nationaliste, clérical. En dehors de L'Auto, il ne lit que La Libre Parole... Encore aujourd'hui, il croit fermement à la trahison de Dreyfus, comme un brave homme.


Mon chauffeur.

Brossette—Charles-Louis-Eugène Brossette,—est né en Touraine, dans un petit village, près d'Amboise. Jusqu'à vingt ans, il a travaillé, chez son père, maréchal-ferrant, et là, il a pris, en même temps que le goût des chevaux, le goût de «la mécanique»: les deux choses qui ont fait sa vie. Son service militaire terminé, son père, un des plus parfaits ivrognes de la région, étant mort, le jeune Charles Brossette est entré, comme charretier, dans une grande ferme, puis, comme cocher, chez des bourgeois riches. Il aimait bien les chevaux, les connaissait à merveille, les menait et les soignait de même, mais il détestait la livrée. Ses divers patrons souffraient de ce qu'il fût toujours «ficelé comme quat'sous». Il n'a pas changé, d'ailleurs.

Lorsqu'on commence à parler de l'automobile, Brossette comprend aussitôt qu'il y a quelque chose à faire «là-dedans». Il a des économies—car, contrairement aux lois de l'hérédité, il est sobre et même un peu avare—et il s'en vient à Paris, pour apprendre ce nouveau métier, dans un garage. Il est intelligent, adroit; il s'y passionne. Ce lourdaud de province en remontre bien vite aux lascars parisiens les plus délurés. Il va d'usine en usine, de garage en garage, se familiarise avec tous les types de voiture, conduit des cocottes, des boursiers, des ducs, fait des voyages, prend part à des enlèvements de jeunes filles et à des épreuves de tourisme.

Il revenait d'Amérique, un peu désillusionné, quand je le rencontrai, lui cherchant une voiture, moi, un mécanicien. Au cours de nos pourparlers, je lui demandai son opinion sur l'Amérique.

—Rien d'épatant, monsieur, me répondit-il. L'Amérique? Tenez... c'est Aubervilliers... en grand!

L'observation était, sans doute, un peu courte. Elle m'amusa. J'engageai Brossette.

J'eus d'abord de la peine à m'habituer à lui... Et puis, je m'y habituai, comme à un vice.

Brossette est le produit du garage.

Il ne sait pas très bien distinguer entre ce qui m'appartient et lui appartient, et confond volontiers ma bourse avec la sienne. Depuis trois ans, l'extraordinaire, c'est que le réservoir d'essence de ses voitures, grâce à une fatalité diabolique, a sans cesse des trous, des trous invisibles, par où la motricine coule et fuit, et qu'on ne peut pas arriver à boucher... Exemple fâcheux, et contagion plus rare, le réservoir d'huile imite son voisin à la perfection.

À chaque fin de mois, lorsque Brossette m'apporte son livre, la même conversation s'engage, chaque fois, entre nous...

—Voyons, Brossette, je n'y comprends rien. Le mardi 17, vous me marquez cinquante-cinq litres d'essence.

—Sans doute...

—Bon. Le mercredi 18, encore cinquante-cinq litres...

—Bien sûr...

—Bon... Mais rappelez-vous?... Le mercredi, nous ne sommes pas sortis...

—Évidemment... sans ça!...

—Et je vois que, le jeudi 19, c'est encore cinquante-cinq litres...

—Naturellement... Monsieur sait bien... Ce sacré réservoir!

—Et l'huile? Vous ne me ferez jamais croire...

—Le réservoir aussi!... C'est facile à comprendre. Ils fuient... Tout s'en va...

—Réparez-les, sapristi!

—Mais je ne fais que ça, monsieur! Je m'y tue... je m'y tue... On ne peut pas!

Il m'est pénible de prendre ce brave garçon en flagrant délit de mensonge et de vol... Et puis, quoi?... Tout ça, c'est des histoires de riches... Je me tais et je paie...

D'ailleurs, Brossette a des vertus qui font que je lui pardonne ces pratiques professionnelles. C'est un excellent compagnon de route, gai, débrouillard, attentif sans servilité, et, hormis ces légères fantaisies de comptabilité, très fidèle. Il m'amuse, et avec lui je jouis de la plus complète sécurité. Il a un sang-froid imperturbable, de la prudence, et, quand il le faut, de la hardiesse. Il ignore la fatigue, et, dans toutes les circonstances, garde sa belle humeur... Il faut le voir aux prises avec les agents cyclistes et les gendarmes, qu'il étourdit de sa gentillesse pittoresque, ce qui fait qu'il passe, presque toujours indemne, au travers des contraventions les mieux établies...

Et puis, il aime sa machine; il en est fier; il en parle comme d'une belle femme.

Le mois dernier, nous revenions de Bordeaux, la nuit. Entre Blois et Chartres «nous avions crevé»... quatre fois...; au delà de Versailles, tout près de Ville-d'Avray, pour la cinquième fois, un pneu éclata. J'étais énervé, pressé de rentrer. En outre, j'avais vraiment pitié de ce pauvre Brossette.

—Tant pis! lui dis-je... Marchons comme ça!...

Il avait arrêté la voiture:

—Non, monsieur, c'est impossible... fit-il. Ça fatigue trop le différentiel...

Et il se mit à travailler, en aidant son courage d'une chanson.

Les mécaniciens exercent sur l'imagination des cuisinières et des femmes de chambre un prestige presque aussi irrésistible que les militaires. Ce prestige a une cause noble; il vient du métier même qu'elles jugent héroïque, plein de dangers, et qu'elles comparent à celui de la guerre. Pour elles, un homme toujours lancé à travers l'espace, comme la tempête et le cyclone, a vraiment quelque chose de surhumain. Elles se rappellent avoir vu des gravures où des anges guerriers soufflaient dans les longues trompettes, pour exciter la frénésie meurtrière des armées, ou bien des petits dieux joufflus dont l'haleine soulevait la mer, culbutait les forêts, emportait les montagnes, comme des fétus de paille... Je pense qu'elles se font une idée semblable du mécanicien d'automobile.

Pourtant, Brossette n'est pas beau. Son aspect n'a rien d'exaltant et qui puisse éveiller, dans l'esprit, de telles allégories, de tels prodiges. Il a le dos voûté, la poitrine plate, les jambes maigres et un peu cagneuses. On dirait que sa moustache, très courte, est rongée par la pelade. N'était un sourire assez joli, qui lui donne parfois une expression de joviale malice, un air de gaieté spirituelle et farceuse, son visage n'offrirait aucun charme spécial à l'amour. Sa tenue lâchée, ses vêtements le plus souvent sales et fripés, sa casquette enfoncée en arrière, sur la nuque, sa démarche lourde et raide d'ouvrier, n'excitent pas aux rêves de volupté et de gloire...

Eh bien! il n'y en a que pour lui, à l'office.

La cuisinière l'adore, et la femme de chambre en est folle. On le soigne comme un pacha; on le dorlote comme un enfant. L'une le gorge de petits plats amoureusement mijotés, et de friandises; l'autre n'est occupée qu'à tenir sa garde-robe, son linge... Il est comblé de cadeaux de toute sorte, et mes boîtes de cigares y passent, l'une après l'autre. Lui, se laisse faire, gentiment, gaiement, sans trop d'empressement, en homme blasé de toutes ces faveurs. Ménager de ses forces et de sa moelle, Brossette n'a pas un tempérament d'amoureux. De l'amour, il aime surtout les blagues un peu grasses, qui n'engagent à rien, et les petits profits. Il se passe volontiers du reste.

Tout cela ne va pas, bien entendu, sans de terribles scènes de jalousie. Souvent les deux rivales se menacent, se prennent aux cheveux. Il y a de tels fracas dans la batterie de cuisine et dans la vaisselle, que, pour mettre d'accord ces enragées, souvent je suis obligé de les mettre à la porte... Et puis cela recommence avec les autres... J'ai cru qu'en éloignant Brossette de la maison, j'y ramènerais le calme... Je lui ai dit:

—Écoutez, Brossette... vous êtes assommant... Vous mettez tout sens dessus dessous, chez moi. Je n'ai plus de maison. Dorénavant, vous logerez et vous prendrez vos repas dehors.

Et lui, philosophe, m'a répondu:

—Monsieur a bien raison... Au moins, je pourrai lire L'Auto à mon aise... Mais, allez!... ça ne changera rien à rien... Elles en veulent, monsieur... Ah! ces sacrées femmes, ce qu'elles sont embêtantes!...

En voyage, il est bombardé de lettres... À peine s'il les lit, en haussant les épaules... Il n'y répond jamais... Mais il écrit copieusement à des amis, à qui il raconte des aventures émouvantes, des prouesses de plus en plus extraordinaires, et il tient pour eux un livre de «moyennes», jamais atteintes, ai-je besoin de le dire?

Ce que j'admire en Brossette, c'est la puissance de sa vue, qui lui permet d'apercevoir, à des kilomètres de distance, le moindre obstacle sur la route; ce que j'admire surtout, c'est le sens étonnant, mystérieux, qu'il a de l'orientation. Cette faculté, qui semble un prodige, on peut l'expliquer, on l'explique, par des raisons physiques, très claires, chez les pigeons, les canards sauvages, les hirondelles... Mais comment l'expliquer chez Brossette? Et lui qui aime tant à se vanter de tout, il est, sur ce point, d'une modestie qui me surprend... Il n'y pense pas... n'en parle pas... Il est comme ça... il a toujours été comme ça... voilà... Je l'observe souvent. Le dos rond, la main touchant à peine le volant, la figure grave et plissée, surveillant tour à tour le graisseur, le voltmètre, le manomètre, la campagne... l'oreille attentive aux moindres bruits du moteur, il va, sans s'inquiéter jamais de la borne indicatrice, du poteau, dont les flèches montrent le chemin... Aux carrefours, il dresse un peu plus la tête... Il regarde l'horizon, flaire le vent, puis il s'engage résolument dans l'une des quatre ou six routes qui sont devant lui... C'est toujours la bonne... Il n'arrive pour ainsi dire pas qu'il se trompe...

Il y a deux ans de cela... Nous revenions de Marseille. Nous nous étions arrêtés à Lyon, un jour... Brossette se montrait particulièrement gai... jamais je ne l'avais vu si gai. Je lui en fis la remarque.

—C'est la machine, monsieur... Elle va comme un ange... Ça me fait plaisir.

Nous quittâmes Lyon, au petit matin. Je pensais rentrer par Dijon, où j'avais l'intention de déjeuner chez un ami... Je m'aperçus bientôt que nous n'étions pas sur la route... Mais Brossette me dit avec une tranquille assurance:

—Que monsieur ne se fasse pas de mauvais sang!... Ça va bien... Ça va très bien.

Il était tellement sûr de son fait que je n'osai pas insister davantage... Pourtant, je ne cessai de me répéter à moi-même: «Nous ne sommes pas sur la route... Nous ne sommes pas sur la route.»

Le temps était très frais... presque froid. Pas de soleil dans le ciel... pas de brume, non plus... une atmosphère limpidement grise, subtilement argentée, où toutes les choses prenaient des colorations délicates... J'avais le cœur réjoui... La machine était ardente, excitée par une carburation régulière et forte... Et nous allions... nous allions... C'étaient des paysages, des villages, des villes, des côtes que nous passions à toute vitesse, et dont j'étais bien sûr que nous ne les avions jamais rencontrés; du moins, jamais rencontrés entre Lyon et Dijon... Deux heures... trois heures... quatre heures. Aux formes des terrains, au type des visages, je sentais que nous nous approchions de la Touraine, que nous étions peut-être en Touraine, que peut-être, nous l'avions déjà dépassée.

Il fallut faire de l'essence, dans un bourg. Je consultai la carte... Parbleu! qu'est-ce que je disais?... Triomphalement, je montrai la carte à Brossette, heureux de le prendre, une fois, en défaut.

—Encore quatre heures de ce train-là, Brossette.. et nous sommes à Bordeaux. Nous courons vers l'ouest, mon ami... nous y courons, comme l'avenir...

Mais Brossette hocha la tête:

—Comme monsieur se tourmente, fit-il... Puisque je dis à monsieur!... Ces routes-là... j'irais les yeux fermés... Monsieur me connaît...

—La carte, Brossette... voyez la carte!

—Ah! la carte!

Et, jetant sur le trottoir le dernier bidon d'essence vidé, il haussa les épaules, dans un mouvement de souverain mépris... Puis il se toucha le front.

—La carte! répéta-t-il... la voilà la carte... le Taride... l'État-major... c'est là!...

Nous repartîmes... J'étais résigné à tout, même à franchir l'Atlantique, au besoin, si telle était la fantaisie de mon ami Brossette.

Une heure après, à l'entrée d'un village, nous stoppions, le long d'un grand mur, au milieu duquel s'ouvrait une porte, peinte en gris et armée de lourdes traverses de fer... Au-dessus de la porte, était écrit, en lettres noires presque effacées, et surmonté d'une croix de pierre, ce mot: Asile. Brossette était vivement descendu de la voiture, et sonnait à la porte...

—Que monsieur ne s'inquiète pas!... Je reviens tout de suite...

J'étais tellement stupéfait que je ne pensai pas à lui demander d'explications... D'ailleurs, la porte aussitôt ouverte, Brossette avait disparu...

Quel asile?... Pourquoi cet asile?... qu'allait-il faire en cet asile?... Est-ce que mon mécanicien était devenu subitement fou?

Par l'entrebâillement de la porte, j'aperçus des jardins et, au fond, une grande maison toute blanche... Des vieilles gens formaient des groupes devant la maison. Des vieilles gens se promenaient, à petits pas, dans les allées du jardin...

Brossette reparut bientôt, le visage tout épanoui. Il soutenait une très vieille femme, grosse, courte, toute ridée, toute courbée, qui marchait péniblement, en s'aidant d'un bâton. Il la conduisit, près de moi, et me dit, en me regardant d'un regard qui demandait pardon, en même temps qu'il s'illuminait de bonheur.

—Fallait pourtant bien, monsieur, que je vous fasse connaître maman... C'est maman, monsieur!

Et s'adressant à la vieille:

—Tiens, maman... C'est monsieur... Dis bonjour à monsieur!

La vieille sembla d'abord consternée de nos peaux de loup, de nos lunettes relevées sur la visière de nos casquettes... Tout rond, hagard, son œil allait de moi à son fils, qu'en vérité elle ne reconnaissait pas, sous cette vêture où s'ébouriffaient des poils blancs et noirs... Enfin, elle chevrota, indignée:

—Si c'est Dieu possible!... Ah! ah!... Des masques!... Des masques!...

Brossette éclata d'un bon rire, d'un rire plein de tendresse.

—Maman! Oh! maman!... Ça t'épate, hein?,.. Et tiens..., ça..., c'est une automobile... C'est moi, ton fils... qui la conduis... Regarde un peu... T'en as peut-être jamais vu, ma pauvre maman, des automobiles?... Attention...

Il mit le moteur en marche, le fit ronfler épouvantablement. La vieille, effrayée, voulut rentrer. Elle criait:

—Si c'est Dieu possible!... Si c'est Dieu possible!

Brossette l'apaisa, en l'embrassant et en lui glissant deux louis dans la main.

—Allons, dis adieu à monsieur... Faut que nous partions... Mais nous reviendrons dans quelque temps... Nous reviendrons te voir, encore une fois...

Il confia sa mère à une surveillante qui attendait, près de la porte, l'embrassa de nouveau, tendrement...

—Porte-toi bien, maman...

Et il sauta dans la voiture:

—Soixante-dix-sept ans, monsieur!... Et maligne... maligne!... Vous comprenez?... toute seule à son âge... Alors, je l'ai mise là... on la soigne bien... elle est heureuse...

Puis:

—Monsieur a été bon pour moi... Je remercie bien monsieur... Vrai!... monsieur est un bon garçon...

Il ajouta, après avoir vérifié son graisseur:

—Si monsieur a faim, nous pouvons aller déjeuner à Amboise... C'est à dix minutes d'ici...

En traversant le village, lentement, il reconnaissait les maisons... appelait les gens.

—Tiens!... C'est Prosper... Bonjour, Prosper!... Voilà la forge du père... Maintenant, c'est un café... Tenez, monsieur. À Tivoli... oui, c'est là qu'elle était... Eh bien, mon vieux Vazeilles... tu en as un fameux coup de soleil... Ça, c'est mon oncle... ce petit gros, devant l'épicier... Bonjour, mon oncle!...

Ému et glorieux, il se dressait, se carrait dans l'automobile.

Lorsque nous eûmes dépassé la dernière maison, il se retourna vers moi, et me dit «en donnant ses gaz»:

—Joli patelin, n'est-ce pas?... Il n'a pas changé...

Ce mois-là, en examinant son livre, je constatai, sans trop de surprise et sans la moindre irritation, que le bon Brossette avait largement rattrapé les quarante francs donnés à sa mère. Je dois dire, à son honneur, qu'il y avait eu lutte. Des surcharges toutes fraîches indiquaient visiblement qu'il ne s'était décidé que tard, à cette restitution... Je lui en sus gré. Mais l'habitude avait été plus forte que la reconnaissance... Une fois de plus, son intérêt triomphait de son émotion. Après tout, n'avait-il pas raison?... Tout ça, n'est-ce pas? c'est des histoires de riches...

Brave Brossette!...


Frontières.

Ce n'est pas sans appréhension que, par un beau matin d'avril 1905, nous démarrâmes, mes amis et moi, sur notre merveilleuse, ardente et souple C.-G.-V.

Pas très loin de Saint-Quentin, où nous devions faire le petit pèlerinage obligatoire aux pastels de Latour, on nous jeta des pierres... À La Capelle, des gendarmes, embusqués derrière des verres d'absinthe, dans un cabaret, nous arrêtèrent et réclamèrent les papiers de la voiture, avec des airs menaçants. Après une discussion interminable où, une fois de plus, j'admirai la belle tenue, le beau langage, l'impeccable logique des autorités françaises, deux contraventions, en dépit de la verve de Brossette, nous furent dressées, la première pour excès de vitesse, la deuxième parce que le numéro, à l'arrière, le 628-E8, avait, sur la route, recueilli un peu de poussière qui le cachait en partie. Il faut bien que les gendarmes égayent un peu leurs mornes stations dans les cafés... Comme nous arrivions à Givet, place forte élevée contre les incursions des Belges, un gamin, du haut d'un talus, fit rouler, sous les roues de la voiture, une grosse bille de bois, qui nous obligea, pour l'éviter, à un dangereux dérapage...

Et nous étions en France, dans la douce France, la France du progrès, de la générosité et de l'esprit! Prémices réconfortantes! Qu'allait-il advenir de nous, en Hollande, pensaient mes amis, et surtout en Allemagne, où il est reconnu, par les plus doctes historiens de La Patrie, que les êtres informes qui peuplent ces deux pays, ne sont encore que des sauvages?...

J'avais beau les rassurer... Ils n'étaient pas si tranquilles.

On leur avait dit:

—Ah! vous allez en avoir des embêtements!... En Hollande, les Bataves vous regardent comme des bêtes curieuses et malfaisantes, s'ameutent, s'excitent, dressent des embûches... Et c'est la culbute dans le canal... Pour l'Allemagne, c'est un pays encore plus dangereux... Rappelez-vous la guerre de 70... Ce qui va vous arriver... c'est effrayant!

On leur avait conté de terrifiantes anecdotes sur l'hostilité des populations, l'implacable rigueur des règlements, la tyrannie sanguinaire des autorités... Il semblait qu'il fût plus facile et moins périlleux de pénétrer à la Mecque, à Péterhof ou à Lhassa, qu'à Cologne et à Essen...

—Et les routes!... Quelque chose d'affreusement préhistorique... Pas de vicinalités, dans ces pays-là... pas de ponts et chaussées!... Admettons, pour un instant, que les populations ne vous massacrent point; que vous sortiez, à peu près intacts, votre automobile et vous, des griffes de l'autorité... jamais vous ne sortirez de ces routes-là... Des cloaques,... des fondrières,... des abîmes... L'accident certain,... la prison probable,... la mort possible... Voilà ce qui vous attend... Mais vous ne connaissez pas les Allemands. Tenez, pendant la guerre, nous avons dû loger, à la campagne, un escadron de uhlans... Savez-vous ce qu'ils faisaient?... Ils mangeaient le cambouis de nos voitures... Mais oui... tel est ce peuple, mon cher...

Si bien qu'ils avaient hésité longtemps à m'accompagner, dans ce voyage, qui, pour toutes sortes de raisons, leur tenait à cœur... Aussi, avant de partir, s'étaient-ils munis copieusement de toutes les recommandations politiques, diplomatiques, militaires et douanières... Nous avions un portefeuille bourré de certificats, d'attestations, et d'admirables lettres d'une très belle écriture, ornées de cachets rouges imposants. Les papiers hollandais disaient: «Nous prions les autorités, etc.» Les papiers allemands disaient: «Ordre est donné aux autorités.» Il y a avait là une nuance plutôt rassurante... Mais, le moment venu de les mettre à l'épreuve, qu'allaient-ils peser, devant tant de barbarie?...


La douane allemande.

Ce qui nous arriva, quand nous franchîmes la frontière allemande, à Elten...

Nous venions de passer un mois merveilleux, un mois enchanté, en Hollande, dans la douce et claire Hollande, encore tout émus de ses paysages de ciel et d'eau, de ses villes penchées, de ses musées. Il ne nous était rien arrivé de fâcheux, au contraire. Ici un accueil réservé et, au fond, bienveillant; là, une hospitalité enthousiaste. Même en Frise, où une automobile est une bête presque inconnue, où la curiosité hollandaise se montre parfois gênante, nous n'avions suscité qu'une sorte d'étonnement respectueux... Du moins, cet étonnement, c'est ainsi que je me plus à le qualifier... Quand on file sur les routes frisonnes, on voit, à chaque minute, passer des hommes au visage placide, qui mènent ces admirables chevaux, dont la peinture hollandaise consacre les belles formes rondes, de ces chevaux très noirs, à la haute encolure, à la robe luisante, qui s'accordent si bien avec le paysage et décorent nos corbillards parisiens avec tant de majesté... Ils s'arrêtaient pour nous considérer, laissant s'emballer leurs bêtes surprises... Je garde le souvenir de celui que nous fîmes, en cornant, se retourner de loin, et qui, sans plus se soucier de son cheval parti et galopant, à fond de train, dans le polder, demeura pétrifié d'admiration, immobile au bord de la route, son chapeau à la main...

Je me rappelais aussi qu'à Edam, ayant laissé l'automobile à la garde de Brossette, pour prendre le coche d'eau qui mène à Volendam, nous avions été entourés, subitement, par les habitants de tout le village... Il y avait là de jolies filles souriantes, parées de bijoux et de dentelles; il y avait surtout des hommes, dont l'aspect nous inquiéta. Ces colosses, calmes et rasés, très beaux sous leurs bonnets de peau de mouton et dans leurs amples culottes bouffantes, me faisaient penser à ces paysans héros, leurs ancêtres, qui boutèrent, hors de leur République, notre bouillant Louis XIV, ses fringantes cavaleries, ses infanteries si bien dressées, ses cuisines et ses dames, non sans garder quelques bannières et drapeaux, et quelques canons historiés. Et je m'imaginai qu'ils examinèrent ces trophées du même regard fier et conquérant dont leurs descendants examinaient notre machine... À notre retour de Volendam, j'appris de Brossette, qu'il avait été traité royalement et que ces braves gens lui avaient offert un banquet.

—Seulement, expliqua Brossette,... j'ai dû en promener quelques-uns,... les notables de l'endroit,... et y aller d'une conférence sur le mécanisme...

—Vous savez donc le hollandais? lui demandai-je...

—Non, monsieur... Mais il y a les gestes... C'est égal... ce sont des types, vous savez!... Et je ne m'y fierais pas...

Oui, mais l'Allemagne?... Ses douaniers rogues, ses terribles officiers, son impitoyable police? Les épreuves allaient maintenant commencer. Je regrettai, ah! combien je regrettai, à ce moment, de n'avoir pas l'âme chimérique de M. Déroulède, pour, d'un geste, rayer à jamais de la carte du monde ce barbare pays!

Nous arrivâmes, venant d'Arnheim, vers quatre heures de l'après-midi, à Elten. Je cherchai longtemps où pouvait bien être la douane... On m'indiqua un petit bâtiment, modeste et familial, que nous eûmes la surprise de trouver vide... Je heurtai les portes et appelai vainement, plusieurs fois... À grand'peine, je finis par découvrir une bonne femme, assise, dans le coin d'une pièce, et qui reprisait pacifiquement des bas... Elle avait de larges lunettes, un visage vénérable et très doux. Elle était sourde. Près d'elle, un chat jaune dormait, roulé en boule sur un vieux coussin... Un pot de terre chantait sur la grille d'un fourneau. J'eus beau inspecter la pièce, pas le moindre appareil de force, nulle part... pas de râtelier avec sa rangée de fusils,... nul casque à pointe,... pas même un portrait de l'Empereur Guillaume, aux murs... Je crus que je m'étais trompé. Avec beaucoup de difficultés, je mis la bonne femme au fait de ce qui m'amenait.

—Oui... oui, fit-elle, en se levant pesamment... c'est bien ici...

Elle posa ses lunettes et son ouvrage sur une table encombrée de paperasses, de registres, de livres à souche. Le chat réveillé s'étira voluptueusement... Elle dit en souriant:

—Un beau temps pour voyager... Na!... Venez avec moi... C'est à deux pas...

Nous traversâmes la rue. Elle me fît entrer dans un cabaret où un gros homme, très rouge de figure et très court de cuisses, fumait sa grande pipe, assis devant une chope de bière... Quoiqu'il fût tout seul, il semblait s'amuser extraordinairement. Peut-être songeait-il à nos défaites, à ses victoires? Car, à quoi peuvent bien songer les Allemands?—La femme lui dit quelques mots.

—Ah! ah! fit le gros homme... Très bien... très bien! Nous allons voir ça...

Je remarquai alors qu'il était coiffé, assez comiquement, d'une casquette anglaise, qui lui collait au crâne, et que ses vêtements, déteints, ne rappelaient l'uniforme que par deux ou trois boutons de cuivre et par un liséré, où le rouge ancien reparaissait, çà et là, à de longs intervalles... Nous sortîmes.

Il tourna autour de la voiture, l'examina avec une curiosité réjouie... Brossette le suivait, prêt à ouvrir les coffres à la première réquisition... Moi, j'extrayais de ma poche le fameux portefeuille... Et tel fut le dialogue qui s'engagea entre un citoyen français et un douanier allemand:

—Ça va bien, hein?

—Assez bien...

—Ça va vite?

—Assez vite, oui.

—Trente kilomètres?

—Oh! Plus... plus...

—Sacristi!... C'est joli... c'est joli...

Il passa la main sur la poire de la trompe, gonfla ses joues, souffla:

—Beuh? Beuh?....

—Oui...

—C'est joli... Et vous allez à Krefeld?

—Non... à Düsseldorf...

—À Düsseldorf?... Sapristi!... Alors, dépêchez-vous... Houp!... Houp!... Houp!

Il me frappa amicalement sur l'épaule:

—Français, hein?...

—Oui...

Il me serra fortement la main, et, m'indiquant la route:

—Düsseldorf... la première à droite... À Emmerich, vous passez le Rhin, sur le bac... Houp! Houp!

Je demandai:

—La route est mauvaise, hein?

—Mauvaise?... C'est comme du parquet ciré... Houp!

Avant de virer, selon les indications du douanier, je me retournai... Je le vis planté au milieu de la route, qui agitait en l'air sa casquette, en signe de bon voyage.

Nous fûmes longtemps à revenir de notre étonnement.

—Ça doit cacher quelque chose de terrible, dit l'un de nous... Attention, Brossette... Et pas si vite!

C'est ainsi que nous entrâmes en Allemagne.


Vers Rocroy.

Pour l'instant, nous n'avons même pas franchi la frontière belge, et nous roulons toujours vers Givet.

Première journée désagréable.

Après Compiègne, le vent s'était levé brusquement, un vent du nord, âpre et dur, qui gênait beaucoup notre marche, et faisait tournoyer vers nous, sur la route, de petits cyclones de poussière... Tant que nous eûmes à longer l'Oise, à la quitter pour la retrouver ensuite, avec la fraîcheur de sa vallée, la surprise de ses ports charmants, et le mouvement de sa batellerie, cela alla très bien. Mais au-delà de Saint-Quentin, où notre patriotisme se contenta d'admirer Latour et ne songea pas une minute, hélas! à donner le moindre souvenir à M. Anatole de la Forge, le paysage devint morose. Nous aussi. Presque rien que des champs de betteraves, à peine ensemencés... Il semblait que la campagne se fripât, se ratatinât, se décolorât, sous la sécheresse du vent... Elle était laide à voir, comme une chambre dont on n'a pas fait la toilette depuis longtemps... Peu de villages, pas de villes, sauf Guise qui ne me parut pas être l'Eldorado industriel, célébré par le bon Fournière et créé par le bon Godin. De loin en loin, des hameaux endormis, des fermes ensommeillées; ici, une pauvre briqueterie; là, une distillerie abandonnée... et la route, la route monotone, inactive, presque déserte. Nous ne rencontrâmes guère que ces hautes et lourdes voitures de liquoristes, qui s'en allaient, dans un bruit de bouteilles secouées, porter aux rares humains de ces régions la tristesse, la maladie et la mort.

Moins un pays travaille, et plus l'on dirait qu'on rencontre de ces assommoirs ambulants. Cela tient, sans doute, à ce qu'on ne rencontre qu'eux.

Je remarquai que presque tous les vieux châteaux sont désertés... Ils ne nourrissaient plus leur homme. Quelques-uns servent, pour les pauvres gens, de sanatoria, ou de colonies de vacances; ils sont revenus au peuple, et c'est ce qu'ils avaient de mieux à faire. Les autres tombent en ruine et meurent dans leur cercle de ronces. Personne n'en veut plus. Le temps est dur à l'oisiveté des hobereaux. Les jours de marché, et le dimanche, à l'heure de la messe, on les voit encore se pavaner à la ville, avec des culottes de velours usé, des cravaches, des bottes, des éperons qu'ils font toujours sonner fièrement sur les trottoirs. Mais ils n'ont plus de cheval, car l'avoine est chère; et ils n'ont plus rien, car, pour avoir quelque chose, il faut le gagner au travail. Ils se contentent de ces simulacres de luxe et de chic, où ils trouvent encore de quoi alimenter leur orgueil déchu, et leur foi chimérique... Heureux pourtant, quand, au retour de la foire, sur la route, ils rencontrent un paysan qui consent à les ramener, chez eux, dans sa carriole, avec son porc!... Je parle surtout de la Bretagne, du Perche, du Nivernais, où il y a encore des châteaux, plus sales que des porcheries, habités par des hobereaux, plus dénués que des mendiants... Mais ici il semble qu'il n'y ait même plus de hobereaux, retournés avec leurs cravaches, leurs éperons, leur Roi et leur Dieu, dans le grand tout du passé.

Quelquefois, sur une hauteur, se dresse encore un château tout neuf, de brique et de pierre, avec des tours, des tourelles, des créneaux. Soyez sûr qu'il appartient à un cordonnier heureux, à un épicier enrichi, parvenus enfin à réaliser le rêve anachronique et seigneurial, qui hanta leur esprit de prolétaire..


Une ville morte.

Rocroy, nom sonore qui semble claironner, à lui seul, toute la jeune gloire de Louis XIV.

J'ai vu bien des villes mortes,—elles ne sont pas rares en France,—mais d'aussi mortes que Rocroy, il n'est pas possible qu'il y en ait, nulle part, dans le monde. Rocroy est plus qu'une ville morte, c'est un cimetière; plus qu'un cimetière, c'est le cimetière d'un cimetière, si une telle chose peut se concevoir. L'administration des ponts et chaussées qui, par pudeur nationale, sans doute, a voulu épargner aux voyageurs étrangers l'affligeant spectacle de cette déchéance, a déclassé la route qui mène à Rocroy. Rien ne mène plus à Rocroy qu'un chemin ensablé, cahoteux, que personne ne prend, et où poussent librement des herbes grisâtres: l'ancienne route. La nouvelle le contourne à quelques kilomètres, et s'en va desservant des villages plus vivants et de moins mornes campagnes. Pourtant, Rocroy subsiste encore sur les cartes, par habitude, je pense, peut-être par charité, comme, dans les budgets de l'État, subsistent parfois des crédits alloués à des services supprimés, ou à des personnes disparues... Je ne puis me faire à l'idée que le gouvernement trouve des fonctionnaires assez dénués, pour les envoyer—sous-préfets, juges, percepteurs, etc.—dans cette nécropole. J'imagine qu'on les recrute—et avec peine encore—parmi les anciens concierges de châteaux historiques et les gardiens de cimetières désaffectés... Quant aux quelques figurants, chargés de représenter l'indigène, d'où viennent-ils? De quels hôpitaux? De quelles morgues?... De quels musées de cire?

Et remarquez que, par une audacieuse ironie, Rocroy tient, dans notre système de géographie départementale, l'emploi de chef-lieu d'arrondissement... C'est chef-lieu de rétrécissement qu'il faudrait dire...

Nous y arrivâmes par hasard, ou plutôt par erreur, car, malgré Brossette, que son instinct ne trompe jamais, je m'acharnai à croire que le dit chemin cahoteux devait être un raccourci, et, qu'à le prendre, nous économiserions de la route et du temps, pour gagner Fumay.

Hélas! ce fut Rocroy.

Mais, je ne regrette rien. Les spectacles agréables ne nous sont pas seuls utiles, et nous avons appris, depuis l'histoire romaine, que rien n'exerce l'esprit, n'élève le cœur, comme de méditer sur des ruines.

Rocroy a encore ses remparts et ses deux portes. Bien qu'ils aient été construits par Vauban, qui avait pourtant de l'imagination et le goût du pittoresque, ils n'ont rien de terrible, rien de décoratif, non plus. La ville n'est, pour ainsi dire, qu'une place, une petite place lugubre et muette, fort sale, autour de laquelle des maisons, qui n'ont même pas le prestige des architectures anciennes, se délabrent, s'excorient, s'exfolient, ainsi que de pauvres visages, atteints de dermatose. Cela est noir, galeux, effrayamment vide. Je ne me rappelle pas y avoir vu un arbre, une fontaine, un kiosque. On y chercherait vainement, même sur une boutique ou sur un café, le souvenir du grand Condé... Ah! les Espagnols peuvent venir à Rocroy, sans la moindre humiliation. Rien n'y évoque plus la mémorable frottée qu'ils y reçurent; aucun trophée à la mairie, aucun canon sur les remparts... Mais que viendraient faire à Rocroy les Espagnols? Ils ont aussi des villes mortes, chez eux, de vieilles villes sarrasines, des villes de porcelaine que le soleil, chaque matin et chaque soir, anime de reflets enflammés et merveilleux.

Quand nous traversâmes cette place, nous vîmes quelques fantômes, assis sur des chaises et sur des bancs, au seuil des portes, devant les boutiques, dont la plupart, d'ailleurs, étaient closes. Ils ne remuaient pas, ne parlaient pas, ne regardaient pas. Le bruit de l'automobile ne leur fit même pas lever la tête.

Dans les plus petits villages, perdus au fond des terres, un chien étranger, un chemineau qui passe, une voiture d'ambulant, un vol d'oies sauvages, est un événement considérable. À plus forte raison, une auto... On s'inquiète, on s'assemble autour de ces choses inhabituelles, qui, pour un instant, rompent la monotonie de ces existences enfermées.

À Rocroy, ils ne s'inquiétaient de rien, ne regardaient rien, si parfaitement immobiles que nous eûmes la pensée que c'étaient des mannequins d'étoupe, et que, si nous les avions effleurés d'une chiquenaude, ils fussent tombés sur le trottoir, avec un bruit mou... Notre surprise s'augmenta à découvrir que les devantures des boutiques s'ornaient d'enseignes, telles que celles-ci: «Épicerie parisienne... Boulangerie parisienne... Charcuterie parisienne...». J'ignore l'idée que ces spectres se font de Paris, si Paris, pour eux, symbolise la vie ou la mort... Ce que je sais, c'est que tout était parisien, à Rocroy, et que tout était mort.

On ne perçoit d'abord que le comique des choses; ce n'est qu'à la réflexion que le tragique apparaît.

Il ne nous fallut pas longtemps pour sentir que cette ruine et que cette mort étaient bien la parfaite et douloureuse image de la ruine et de la mort, que fut l'œuvre politique et militaire de Louis XIV, œuvre à jamais néfaste, que, plus tard, vint achever Napoléon dont, par un prodige, la France n'est pas morte, mais qui pèse toujours sur elle d'un poids si lourd et si étouffant...

Aujourd'hui, de probes et sagaces historiens entreprennent de réviser l'histoire de ce siècle abominable que, dans les écoles démocratiques et les salons libéraux, on appelle toujours le grand siècle. Vraiment, nous n'avons plus à avoir honte du nôtre, quoi qu'en aient les Académies, gardiennes sévères des mensonges du passé.

Que sont nos vices, notre corruption, notre vénalité, que sont nos pauvres petits Panamas, si on les compare aux vices, aux corruptions, aux concussions, aux trahisons de cette cour fameuse qu'on nous donne encore pour le modèle de l'honneur, du patriotisme, de l'élégance et de la vertu? À peine des farces de collégien... Ma pensée allait, avec une sorte de reconnaissante piété, vers nos bons radicaux et radicaux socialistes qui, comme la noblesse d'alors, forment la classe privilégiée d'aujourd'hui, celle qui, éternellement, sous des titres différents, mais avec des appétits égaux, se rue, dit-on, à la même curée des honneurs et de l'argent... Quelles braves gens! Et comme je les aime!... Ils sont affables, polis, modérés dans l'expression publique de leurs passions, ennemis du scandale qui est toujours laid, des intrigues trop bruyantes qui sont parfois dangereuses. Excellents patriotes, fermes capitalistes, intermédiaires habiles entre l'épargne et les banques, propriétaires orthodoxes, qui donc pourrait mieux défendre les immortels principes de la conservation sociale, repartir plus équitablement, entre les grosses affaires qu'ils protègent, et les menus besoins des pauvres qu'ils administrent, la manne des budgets?... En outre, ils ont de l'éducation, de la décence et de la vertu, une culture moyenne qui les rend aptes à toutes les médiocrités éclatantes et fructueuses, un raffinement de mœurs, qui fait leur commerce agréable et sans surprises, des habitudes électorales qui les mêlent au peuple, qui apprennent, même aux plus grincheux, la bienveillance et la familiarité envers les petits...

Ah! comme ils ont bonne figure, à les comparer, en leur sévère habit noir, à ces grands seigneurs, vêtus de soies et de dentelles, brutaux et goujats, ignorants et voleurs, domestiques et proxénètes, dont l'élégance si vantée, si regrettée, consistait à se roter au visage l'un de l'autre, donner audience, déculottés sur leurs chaises percées, se barbouiller de sauces, comme les chiens qui fouillent du nez dans leur pâtée, cultiver, bactériologistes sans le savoir, d'immondes vermines sous leurs perruques: charniers ambulants, ambulantes ordures, qui laissaient de leur passage dans les couloirs de Versailles, de Meudon, du Petit-Luxembourg, une persistante odeur de musc et de merde... Prestigieux serviteurs de la monarchie et de la religion, ils ne pensaient qu'à trafiquer de leurs fonctions, piller le trésor, les tailles, les gabelles, les magasins publics, tricher au jeu, trahir leur pays, mener leurs femmes, leurs filles, leurs maîtresses, au lit royal, leurs fils au lit des augustes sodomistes de la Maison de France, et, mieux que sur les champs de bataille où ils se battaient, d'ailleurs, comme des lions, leur fierté chevaleresque s'exaltait à présenter le pot de chambre au Roi, à changer ses chemises, ses chausses, ses draps, souillés par les déjections de ses purgatifs...

Règne monstrueux et fétide, dont l'odeur de latrines, de bordel, vous prend à la gorge, et vous fait tourner, soulever le cœur, jusqu'au vomissement!... Ni la beauté des palais, ni la grâce des jardins et des parcs, ni la gloire de La Rochefoucauld, de Pascal, de La Bruyère, de Corneille, de Racine, de Molière, ni le puissant génie constructeur de Colbert, ni—ce qui est plus beau et plus grand que tout cela—la force accusatrice des aveux, des portraits de l'immortel Saint-Simon, ne sauraient en effacer les hontes et les crimes.

Et comme je n'oubliais pas que nous étions à Rocroy, je m'arrêtai plus complaisamment à la physionomie du grand Condé qui, au dire de l'Histoire, fut la plus pesante, la plus stupide, la plus héroïque brute de ce siècle de brutes, qui vendit toujours son épée au plus offrant, qui la vendit même à la France... O gloire de Chantilly!

En sortant de Rocroy, où, parmi tant de morts, m'étaient revenus tant de souvenirs d'un passé détesté, avec quelle ferveur je me plongeai à nouveau—c'est une image—dans le bain de vos vertus rafraîchissantes et hygiéniques, bons radicaux et radicaux socialistes de notre temps, si paisible et si raffiné!... Avec quelle joie purifiante, avec quelle dévotion consolatrice je me plus à évoquer vos vertueux hauts-de-forme et vos honnêtes habits noirs... à évoquer encore, à évoquer toujours, groupées autour de M. Fallières—c'était alors M. Loubet—dans les appartements enfin aérés, enfin désinfectés de Rambouillet, les élégances de notre Cour contemporaine!... Qu'il me parut rassurant, M. Loubet!—c'est aujourd'hui M. Fallières, bon gros vigneron de notre terroir méridional.—Qu'elles me parurent charmantes, émouvantes, antiseptiques, vos élégances nouvelles, bons radicaux et radicaux socialistes! La belle affaire qu'un esprit vil, frivole et chagrin observe, si mal à propos, tout ce qu'elles doivent encore aux parfumeries des salons de coiffure, à la coupe familiale des coupeurs de la Belle-Jardinière!....


La mort de Rocroy a gagné la campagne qui l'environne, comme la gangrène d'un membre gagne le membre voisin... L'impression en est sinistre... On croit qu'on va respirer, on étouffe plus encore. Avant de retrouver la vie balsamique de la terre, la splendeur de la forêt, le tumulte de la Meuse, au long des ardoisières de Fumay, il nous faut traverser un large plateau, sorte de zone funéraire, où le sol est pierreux, lugubrement stérile. Là, ne poussent que des herbes sèches et décolorées, de maigres bouleaux qui ne dépassent pas la taille d'un arbuste nain, et çà et là, des ajoncs qui n'ont pas une fleur... Ensuite, c'est une joie à pousser des hosannas, c'est comme une résurrection, lorsque nous rejoignons, par les lacets des Ardennes, la rivière mouvementée, et que nous entendons la sirène des remorqueurs qui entraînent les longs trains de bateaux... Et tout reverdit, tout miroite, tout sent bon, tout travaille, le sol fleuri, les arbres s, les eaux, les coteaux, les maisons, les hommes, le ciel; tout est féerique jusqu'à Givet.


Une ville forte.

Quelle folle terreur ont donc su nous inspirer les Belges, que Givet soit une telle forteresse?

La ville disparaît presque sous l'accumulation des défenses militaires... Forts tapis au haut des pics, terrasses armées, enceintes bastionnées, casemates blindées, fossés remplis d'eau, pont-levis, mâchicoulis, échauguettes, demi-lunes, chemins de ronde, tout ce qu'inventa, pour la sécurité des frontières, la science ancienne et moderne de la fortification, Givet en est pourvu... Par les poternes et les chemins couverts, on s'attend à voir, tout d'un coup, débusquer des hommes d'armes, bardés de fer... Ah! les Belges doivent être fiers d'être Belges, en regardant Givet... Ils savent ainsi tout ce que leur puissance militaire a de redoutable... J'imagine aisément que Givet soit, pour eux, la meilleure école, où se fortifie leur arrogance nationale. Le dimanche, les pères doivent conduire leurs enfants à Givet, et je les entends qui leur disent:

—Voyez, comme nous faisons trembler le monde!

De son côté, un officier français, devant qui je m'étonnais de ce luxe guerrier, m'a expliqué ceci:

—Il ne faut plus, au cours des luttes futures, qu'on puisse encore s'écrier: «Ah! voici les Belges. Nous sommes foutus!»

Et que de casernes!... Quelles immenses esplanades pour l'évolution des troupes!... Que de soldats!

J'ai vu défiler des bataillons et des bataillons d'infanterie. En tenue de campagne et clairon sonnant, sans doute ils revenaient d'une reconnaissance, peut-être d'un combat. Et j'ai admiré leur allure martiale, leur souple entraînement... Nous sommes bien gardés, allez!... Tout me fait croire aujourd'hui que, devant un tel déploiement de forces, un tel hérissement de défenses, l'armée belge nous laissera tranquilles, désormais.

«Si tu veux la paix...», dit la Sottise des nations.

On rêve pour Nancy le tiers seulement des travaux patriotiques exécutés à Givet... Il est vrai que, là-bas, ce ne sont que les Allemands...


Une famille d'automobilistes.

Revenus de notre surprise, bien sûrs de n'être pas dérangés par une attaque soudaine des corps d'armée belges, nous passâmes la soirée assez gaiement, dans un hôtel propre, très recommandé par le Touring Club, où l'on nous servit de la cuisine simple et modeste, de la cuisine de siège. Les truites de la Meuse, annoncées sur la carte, furent, au dernier moment, remplacées par une plus humble friture de gardons, et l'on substitua de la charcuterie au rosbif promis; tout cela de si bonne grâce que nous fûmes enchantés de notre dîner.

Près de nous, était attablée toute une famille: le père et la mère, la fille, le fils. Ils étaient arrivés, un peu avant nous, en automobile aussi... Partis de Paris, depuis trois jours, ils avaient été arrêtés, dans des endroits peu habitables, par toute sorte d'accidents... Ils en parlaient avec aigreur... La mère, surtout, se plaignait amèrement de la machine:

—Ce n'est rien... ce n'est rien... expliquait le père. Elle est un peu paresseuse, c'est vrai... Elle va s'échauffer...

Elle insistait:

—Je t'ai toujours dit que tu aurais dû acheter une Charron, comme les Levasseur, ou une Panhard, comme les Tripier... Ce ne sont pourtant pas des imbéciles, eux!... Ah! c'est agréable, d'avoir tout le temps des pannes!

—Elle va s'échauffer... je te répète qu'elle va s'échauffer... Il faut qu'elle se fasse... Mais naturellement.... Tu n'es pas raisonnable... Voyons, c'est comme des chaussures neuves... elles ne vont bien au pied qu'au bout de huit jours... Ah! les femmes... la lune, tout de suite!

—Eh bien, moi, je te dis que nous n'arriverons jamais à Bruxelles, avec ce sabot-là...

Il se mit à rire bruyamment, se tourna vers nous, comme pour en appeler à notre témoignage:

—Sabot!... Une Brulard-Taponnier, douze chevaux!... Ah! ah! ah!...

—Tu verras... tu verras!...

Elle était couperosée, flasque, minaudière, et pessimiste. Pour bien prouver qu'elle était venue en automobile, elle avait conservé ses terribles lunettes bien en vue sur son chapeau de feutre beige. Lui, gros, court, la joue ronde et rasée, la barbe en pointe, jovial, vulgaire, et brave homme, arborait orgueilleusement une casquette russe, ornée des insignes du Touring. Impossible d'être plus gauche, plus sottement fagotée que la fille. Sans fraîcheur, sans grâce, les oreilles livides et comme décollées, le cheveu pauvre, elle montrait déjà, sur le devant de la bouche, une denture toute gâtée... Quant au fils, le front bas, le menton fuyant, jaune et très maigre, le corps aveuli par des habitudes solitaires, il était totalement abruti... Famille bien française, comme on voit.

En voyage, nous ne cessons, nous autres de France, de nous moquer des familles allemandes, anglaises, italiennes, que nous rencontrons sur notre route, et qui, souvent, nous donnent l'exemple de la santé physique et de la bonne éducation. Avec une joie féroce et un imbécile orgueil, nous nous complaisons à relever, toujours à notre avantage, ce que nous appelons leurs ridicules, leurs tares, qui ne sont, peut-être, que des vertus... Mais il est entendu que rien n'est beau, élégant, pétulant, spirituel, rien n'est intelligent que de France. Les grands hommes d'autre part ne sont que de plats copistes, de honteux plagiaires. Dickens doit tout à Alphonse Daudet, Tolstoi à Stendhal... Ibsen est, tout entier, dans La Révolte de Milliers de l'Isle-Adam... Qu'eût été Gœthe sans Gounod et sans Thomas?... Et pour ce qui est de Henri Heine, ne parlons pas, voulez-vous?... de ce vil espion pensionné par Guizot... L'âme française, je la retrouve, toute, dans cette exclamation de Brossette qui, un jour, à Kœnigsberg, me disait:

—Les Allemands, monsieur?... quel peuple de sauvages!... Ils ne comprennent pas un mot de français...

Ah! si pourtant nous songions quelquefois à mirer, dans nos familles à nous, nos infériorités de race, nos descendances d'alcooliques, de syphilitiques, notre lourdeur, notre stupidité haineuse ou jobarde?

Cette fois, en considérant cette famille de mon pays, attablée près de nous, j'y songeai, avec quelle douloureuse humilité!

Ils allaient en Belgique. Jamais encore ils n'étaient sortis de France, et l'idée que, le lendemain matin, pour la première fois, ils franchiraient une frontière, entreraient dans un pays qui ne serait plus la France, cette idée-là les impressionnait, les troublait au delà de tout... Ils ne savaient pas trop s'ils devaient avoir peur, ou se réjouir...

Après le dîner, la table desservie, le père s'entretint longuement, avec le patron de l'hôtel, des industries du pays; la mère tira de son sac un jeu de cartes et fit une patience; la jeune fille feuilleta le Bædecker, et le fils, écroulé sur sa chaise, bouche ouverte et bras pendants, s'endormit profondément.

Tout à coup la jeune fille demanda:

—Mère!... qu'est-ce que c'est que le Mannekem-Piss?

—Veux-tu bien te taire?... chuchota la mère, en glissant vers nous un regard inquiet... Veux-tu bien ne pas dire de ces choses-là, petite malheureuse?

Mais la jeune fille appuya, ingénument:

—Quelles choses?... Puisque c'est dans le Bædecker!

—Ça n'est pas convenable, là!

—Pourquoi?

—Parce que...

—Alors, on ne verra pas le Manneken-Piss?

—Si, tu le verras... Tu le verras avec ta mère... Seulement, tais-toi!

Et le père continuait de s'instruire auprès du patron de l'hôtel.

—Nous avons ici, énumérait ce dernier, de très beaux calcaires... une importante fabrique de colle forte.... des tanneries...

—Des tanneries?... Ah!... c'est intéressant... Et la conserve?

—Non, nous n'avons pas ça... Par exemple, nous avons aussi une belle usine de caoutchouc...

—Bigre!... Ah! dites-moi?... Et pas de conserve?... C'est curieux!...

À cette insistance, nous comprîmes que le gros monsieur avait, quelque part, un établissement de conserves... Malgré son air bonhomme, avait-il dû en empoisonner des gens! Et, peut-être, avait-il élevé ses enfants avec ses produits, ce qui expliquait leur teint terreux et maladif... Satisfaits de ce renseignement et de ces hypothèses, nous allions nous retirer, quand le mécanicien entra, en cotte de travail, les mains toutes noires de graisse...

—Ah! Ferdinand, dites-moi?... La voiture?... Ça va, hein?... Nous partons demain, à huit heures, mon garçon... huit heures précises... Dites-moi?... Faites le plein d'essence... Voyons... Namur?... Soixante kilomètres, à peu près, hein? Non... le demi-plein... Ce sera assez...

Le mécanicien parut gêné, se gratta la tête:

—C'est que... dit-il... voilà... la machine ne va pas du tout... Elle n'embraye plus...

—Sacristi!... Dites-moi?... Ça n'est pas grave?

—Hé!... monsieur... c'est embêtant...

Toute la famille, même le fils réveillé, tendait le col vers le mécanicien...

—Comment?... Qu'est-ce que vous dites?... Une machine toute neuve!

—Bien sûr... mais monsieur doit comprendre... du moment qu'elle n'embraye plus...

—Je comprends... certainement, je comprends... mais...dites-moi?...Ce n'est pas une raison... Voyez ça... travaillez...

—Mauvais travail... Ici, il n'y a pas de fosse... Et puis, il fait trop noir... Demain matin, nous verrons ça... Ah! j'ai bien peur...

—Mais non... mais non... Huit heures, hein?... Ah!.. Dix litres seulement... Nous remplirons après la frontière...

Il prononça «la frontière» avec un accent majestueux. Le mécanicien parti, il se promena quelques minutes dans la salle, le front plissé... Mais, pour dissimuler ses préoccupations, les pouces aux entournures du gilet, et balançant la tête, il faisait:

—Peuh! peuh! peuh!... Peuh! peuh!

La mère avait un sourire méchant... Elle dit:

—Tu verras... tu verras!

La fille demanda:

—Père... qu'est-ce que c'est: «elle n'embraye plus»?

—Mon enfant, c'est...

Il resta court, chercha une explication, et n'en trouvant pas:

—C'est rien... fit-il, rien du tout... Un peu de graissage... il n'y paraîtra plus...

—Oui! oui... compte là-dessus... ricana la mère, en se levant.

Et nous allâmes nous coucher.

Le lendemain matin, dans la cour de l'hôtel, ce fut une scène tragique.

La famille, harnachée pour le voyage, était réunie autour de la Brulard-Taponnier, douze chevaux... Nous arrivâmes juste au moment où Brossette, à qui son collègue avait demandé aide, sortait de dessous la voiture.

—Eh bien? interrogea le monsieur, qui avait mis ses derniers espoirs dans la science de notre mécanicien...

—Eh bien... répondit-il en s'époussetant... rien à faire... Le cône est faussé, le cuir est brûlé... Faut qu'elle aille à l'usine.

Ils furent tellement consternés, tous les quatre, qu'ils ne songèrent même pas à protester, à s'indigner. Le silence qui suivit cette sentence fut quelque chose de poignant... J'eus pitié d'eux... Vraiment, ils avaient l'air de condamnés à mort.

Ferdinand s'approcha de son maître. Son expression de fourberie me frappa. Il fut verbeux.

—Je l'avais bien dit à monsieur, hier soir... Ah! c'est très embêtant... J'vas ramener la sacrée machine à Paris, et je viendrai retrouver monsieur en Belgique, où que monsieur me dira... Vrai!... on peut appeler ça de la guigne... Monsieur, lui, va prendre le chemin de fer pour quelques jours, cinq... six jours... huit jours au plus... le temps des réparations, quoi!... À moins que monsieur ne préfère m'attendre ici... C'est, comme de juste, à la disposition de monsieur...

Le patron de l'hôtel, qui circulait autour de la voiture, lança négligemment:

—Il y a de bien belles promenades, dans les environs... Bons chevaux... Voitures confortables... Prix modérés...

Après un nouveau silence, le monsieur regarda Ferdinand d'un regard timide et suppliant:

—Vous êtes bien sûr?... Il n'y a pas un moyen?... Dites-moi?... pas un moyen?

—Que monsieur demande à mon collègue!...

Brossette, qui se lavait les mains à la pompe, tourna la tête, répéta:

—Rien à faire...

Ferdinand rajusta le capot du moteur. Ils le considéraient comme s'ils eussent encore espéré un miracle... Mais le moteur resta silencieux...

—Ah! c'est complet, fit, dans un serrement des lèvres, la femme dont la couperose, sous le voile, s'accentuait de barres violacées... Elle est jolie la Brulard-Taponnier, douze chevaux!... Elle est jolie!

De plus en plus hébété, le monsieur soupira.

—Arriver à Bruxelles en chemin de fer!... Dites-moi?... C'est raide...

La fille avait des larmes dans les yeux. Adieu, peut-être, le Manneken-Piss!... Le fils ouvrait et refermait la portière d'un geste colère et stupide...

En écoutant le bruit doux et régulier de notre moteur que Brossette venait de mettre en marche, le monsieur, dans sa détresse, s'enhardit jusqu'à m'adresser la parole:

—Vous avez de la chance... Ah! vous avez de la chance...

—Monsieur a une bonne voiture, voilà... rectifia aigrement la femme... Monsieur n'a pas une Brulard-Taponnier, douze chevaux!...

Notre 628-E8 partit dans un démarrage que, malicieusement, Brossette s'était appliqué à faire foudroyant.

—Pauvres gens!... dis-je à Brossette, quand nous fûmes sortis de la ville.

Brossette, d'abord, ne répondit rien. Puis, haussant les épaules et ne pouvant retenir un petit rire que je voyais se tordre, au coin de sa bouche:

—De bonnes poires, monsieur!... La voiture n'a rien, vous savez?... Seulement, Ferdinand est jaloux de sa femme... Ça le travaille... ça le travaille... Il veut rentrer pour la surprendre... Et comme ils n'y connaissent rien...

J'adressai de vifs reproches à Brossette, pour s'être fait le complice d'une si mauvaise action.

—Oh! moi, monsieur... bien sûr que je donne tort à Ferdinand... Ces choses-là, ça se fait pas... Mieux vaut être cocu... je lui ai dit... Il s'est entêté... Tout de même, je pouvais pas refuser ce service à un copain... Et puis, on n'est pas poires comme ces gens-là!

L'air piquait; le matin était exquis, odorant... Un gros bateau remontait la Meuse, dans un clapotement rouge... Nous marchions vivement... Peu à peu, je sentais mon indignation faiblir. Quand nous nous arrêtâmes, devant la douane, les mauvais instincts, qui travaillent l'âme de l'automobiliste, avaient fait leur œuvre. Et c'est avec une sorte de joie méchante, de plaisir barbare, que j'aimai à me représenter, dans la cour de l'hôtel, groupée autour de la machine silencieuse, cette famille désemparée, à qui le patron de l'hôtel continuait de dire, sans doute:

—Il y a de bien belles promenades, dans les environs!...


BRUXELLES

Il y a de quoi s'irriter d'avoir roulé, depuis la frontière, sur d'infâmes pavés, sur d'immenses vagues de pavés, d'avoir traversé le Borinage noir et fumant au soleil, avec des éclats de métaux, et qui, toutes les nuits, incendie la nuit de ses bouillonnements de forge et de ses flammes d'enfer, pour n'aboutir qu'à cette ville si parfaitement inutile, si complètement parodique: Bruxelles.

Bruxelles!

Vraiment, il est insupportable, et même un peu humiliant de se sentir dans cette capitale des sociétés de tramways du monde entier, reine de l'industrie des asperges précoces, des endives amères et des raisins de serre sans goût, quand Bruges en dentelles, Liège en acier, Louvain en prières, Gand d'autrefois, avec ses rues si anciennes, ses pignons peints, ses toits coloriés et tout ce que disent les façades de ses églises, tout ce que chuchotent les vieux murs au bord du canal; quand les formidables quais d'Anvers, Mons où grouillent les gueules farouches, Charleroi et ses montagnes de crassiers que franchissent les petits chemins de fer aériens; Furne où les processionnaires du Saint-Sang défilent, portant des croix de fer, lourdes comme leurs péchés, quand tout ce pittoresque, tout cet art, tout ce mouvement tragique du travail, tout ce tumulte de la Meuse et de l'Escaut, tout ce silence mortuaire des béguinages, tous ces souvenirs de kermesses et de massacres, ne sont qu'à quelques tours de pneus d'ici.

Et justement Bruxelles!

Enfin, j'y suis... Il faut bien que j'y reste, ne fût-ce que pour panser mes côtes meurtries et mes reins brisés par tant de ressauts et de cahots, sur ces routes de supplice...


Après tout, on peut aimer Bruxelles. Il n'y a là rien d'absolument déshonorant.

Je sais des gens, de pauvres gens, des gens comme tout le monde, qui y vivent heureux, du moins qui croient y vivre heureux, et c'est tout un.

J'ai conté, jadis, je crois, l'histoire de cet ami, interne dans une maison de fous en province, qui, de sa chambre, n'ayant pour spectacle que les casernes, à droite; à gauche, la prison et une usine de produits chimiques; en face, l'hôpital et le lycée; rien que de la pierre grise, des chemins de ronde, des préaux nus, des cours sans verdure, des fenêtres grillées, me montrait, avec attendrissement, au-dessus d'un mur, un petit cerisier tortu, malade, la seule chose qui fût à peine vivante, au milieu de ce paysage de damnation, et me disait:

—Regarde, mon vieux... On est bien ici, hein?... C'est tout à fait la campagne.

Il y a des gens qui croient que Bruxelles, c'est tout à fait la ville.

J'en sais même qui voudraient y vivre, qui regrettent de ne pas y vivre, par exemple ces gais notaires de nos provinces économes, ces financiers bons enfants de la rue Lepelletier qui, actuellement, au Dépôt, à Gaillon, à Poissy, à Clairvaux, se reprochent amèrement de n'avoir pas su mettre au point—au point légal—ces dangereuses opérations de l'abus de confiance et du faux. Mais l'espèce en devient de plus en plus rare. Et depuis la réforme du régime des prisons, préfèrent-ils à Bruxelles ce Fresnes humanitaire, où le confort et l'hygiène ne sont pas illusoires, où le travail semble récréatif et moralisateur, où le modem style des cellules, des préaux, des parloirs, est supportable, sobre, et ne donne pas de cauchemars: la première prison où l'on cause.


On peut ne pas aimer Bruxelles. C'est d'ailleurs le cas de beaucoup de Bruxellois et non des moindres.

Voyez le roi Léopold qui n'y est jamais, qui multiplie les occasions de n'y jamais rester, qui est partout, en France, en Italie, en Suisse, en Allemagne, en Angleterre, qui est en chemin de fer, en yacht, en automobile, mais jamais en Belgique.

—C'est ainsi, confessait-il gaiement, un soir d'Élysée Palace, à un de mes amis, lequel sait parler aux rois, c'est ainsi que j'ai pu garder la vivacité de mon esprit, la sûreté de mon goût, et cette jeunesse qui impressionne tant les femmes... Et puis, que voulez-vous?... J'ai de si grosses affaires, dans tant de pays...

—Même en Belgique, sire...

—Oui... je sais bien... faisait-il en hochant la tête... en Belgique, j'ai un peuple... Mais j'ai aussi, ailleurs, une fortune énorme, qui me cause beaucoup de tracas... Il faut bien que je l'administre...

Voyez tous les poètes, tous les écrivains, tous les artistes bruxellois et ixellois qui, dès l'âge le plus tendre, en cohortes serrées, s'empressent de déserter leur capitale, et s'en viennent à Paris, afin, sans doute, d'y apporter un peu de cet accent savoureux qui manque encore à notre littérature, et d'y gagner rapidement cette consécration décorative et lucrative qui manque tant à la leur...

Et comme ils ont raison.


Ils ont raison, car presque tout me paraît ridicule à Bruxelles, me donne et leur donne envie de rire, mais d'un rire terne, d'un rire sans éclats, de ce rire glacial, douloureux qui rend tout à coup si triste, si triste, triste comme son ciel d'hiver, ses boulevards circulaires, les livres de M. Edmond Picard, les poèmes de M. Ivan Gilkin, les couvertures de M. Deman, les meubles de M. Vandevelde.

Pourtant, Bruxelles est comique. Il n'y a pas à dire, il est extrêmement comique, n'est-ce pas, cher monsieur Camille Lemonnier, qui fûtes, tour à tour, avec une ardeur égale et avec un égal bonheur, Alfred de Musset, Byron, Victor Hugo, Émile Zola, Chateaubriand, Edgar Poe, Ruskin, tous les préraphaélites, tous les romantiques, tous les naturalistes, tous les symbolistes, tous les impressionnistes, et qui, aujourd'hui, après tant de gloires différentes et tant d'universels succès, mettez vos vieux jours et vos toujours jeunes œuvres sous la protection du naturisme, et de son jeune chef, M. Saint-Georges de Bouhélier?


Au temps de sa splendeur, au temps où les ducs de Bourgogne y étalaient leur luxe barbare et magnifique, où les infants et les archiducs y commandaient pour le compte de l'Empereur ou du roi d'Espagne, Bruxelles fut la ville éclatante de drap d'or, de velours, de soies, de fourrures, la poétique et amoureuse ville des dentelles, qui sont le luxe le plus joliment féminin, l'art le plus exquisement valet de la sensualité. Ce fut la capitale du bien vivre, du bien boire, où bourgeois cossus, riches marchands, ribaudes étoffées, s'amusaient grassement et cognaient leurs danses titubantes aux murs des rues étroites, où les étrangers les plus opulents se sentaient pauvres et dénués devant tant de somptuosités et tant de ribotes...

De cette vie pittoresque et forcenée il ne demeure pour témoins que la Maison de ville, trop regrattée, trop redorée, Sainte-Gudule au nom joli, mais dont pas une femme ne voudrait pour patronne, le Manneken-Piss, tristement anachronique, et quelques ruelles aux pignons penchés, aux noms sonores de mangeailles.

Maintenant, il n'y a plus que des femmes qui sont presque jolies, presque bien mises, nymphes grassouillettes du Parc, de la Monnaie et de la Cambre, des messieurs presque élégants, qui font l'ornement de Spa, la parure de Blankenberghe, et la royale gloire d'Ostende. Il n'y a plus que de faux cigares de la Havane qui, tous, viennent d'Anvers et de Hambourg, et d'affreuses dentelles fausses, d'affreuses dentelles mécaniques, bien que cent maisons de lingerie se disputent—comme jadis cent villes de la Grèce faisaient d'Homère—le piètre honneur d'avoir fourni le trousseau de la princesse Stéphanie.

Et il n'y a plus, à Bruxelles, que des boursiers sans carnet, les fondateurs des XX sans tableaux, les inventeurs du modem style sans clients, çà et là, quelques critiques d'art symbolistes, hélas! sans emploi, quelques poètes aigris de n'avoir pu partir pour ailleurs, mélancoliques laissés pour compte de la littérature, de l'art, de la brasserie, et ce qui est pire que tout cela—oh! comme je comprends mieux tous les jours, cher Baudelaire, ton sarcasme douloureux!—des Bruxellois.


Sous l'Empire qui fut le second et qui sera le dernier—car nous n'avons rien à redouter d'un prince qui a pu vivre vingt ans avenue Louise,—Bruxelles était encore quelque chose... On le dit du moins... Aujourd'hui, ce n'est plus rien.

Ah! comme ils furent bien inspirés, le jour où ils chassèrent Victor Hugo de chez eux!... Quel bonheur, en quelque sorte providentiel, pour le grand poète, et pour nous! Il y eût sûrement perdu tout son génie; nous, nous eussions perdu toute sa gloire, insuffisamment remplacée par celle de M. Viélé-Griffin.

D'ailleurs, jamais ils n'ont pu garder un exilé de choix. Il leur fallait des proscrits à leur taille, de pauvres petits proscrits de rien du tout... C'est Boulange, Boulange, Boulange, c'est Boulange qu'il leur faut!... Oui, il leur fallait le général Boulanger... Ils l'ont eu... Ils étaient fiers de ses bottes dévernies et de sa plume blanche maculée de la boue du nationalisme... Ils l'entouraient de prévenances, lui envoyaient des fleurs, lui jouaient de la musique de M. Gevaert... Et voilà qu'au bout de très peu de temps, écœuré de la rue Montagne-de-la-Cour, du bois de la Cambre, n'en pouvant plus d'ennui et de dégoût, le pauvre diable finit par se brûler ce qui lui restait de cervelle... Celui-là aussi!... Alors qui?

Je ne crois pas qu'il existe, aujourd'hui, dans n'importe quel pays, à Aurillac et au Puy, pas même à Briançon, de caissiers assez dépourvus pour prendre leur retraite à Bruxelles. À preuve cette confidence, émouvante et douloureuse, que me fit, un soir, un honorable préposé à la caisse d'un grand établissement de crédit français:

—Plusieurs fois, monsieur, m'avoua ce sage, j'ai songé à me sauver avec la caisse... Que voulez-vous?... J'ai trop de famille, et pas assez d'appointements... Je n'arrive pas... je n'arrive pas à nouer les deux bouts... Ah! cela m'était bien facile, je vous assure... Du samedi soir au lundi matin... j'avais tout le temps, vous comprenez!... Mais je me suis dit: «Il va falloir vivre à Bruxelles désormais... Ma foi, non... J'aime mieux rester honnête homme.»

Et il soupira profondément...


Malgré toute ma bonne volonté—car il est bien évident, n'est-ce pas, que je suis sans parti pris, touchant Bruxelles,—il m'est impossible de trouver à ces rangées de petits hôtels et à ces parcs minuscules, de caractère. Ils ne paraissent faits que pour démontrer que Londres est une belle ville unique. De ci, de là, des constructions neuves, de larges voies moroses, où le Roi s'acharne à engloutir les millions de ses filles, évoquent la triste richesse de Berlin... Mais Bruxelles, avec ses gardes civiques, n'est pas la capitale d'un Empire de canons et d'affaires, où subsistent encore le souvenir d'un grand Frédéric, et le charme de son dix-huitième siècle truqué.

Non, Bruxelles est bien la capitale comique, la capitale d'opérette, la capitale de Vandepereboom!


Derrière le Musée, dans une rue que bordent de maigres acacias, j'ai remarqué, à travers sa grille, entre cour et jardin, une maison, trop petite assurément pour y loger Little-Tich... Devant la maison, un bassin rond, et guère plus grand qu'une assiette, d'où s'élancent deux fleurs d'arum, et qu'enjambe, on ne sait pourquoi, un pont arqué, peint en vert. Quelques plantes, qui gardèrent leur secret, se dessèchent au bas des murs, le long desquels la clématite et la vigne vierge refusent obstinément de grimper. On aperçoit à droite quelque chose de fauve, de roussi et de pelé qui fut peut-être, jadis, une pelouse.

Le propriétaire de cette villa a deux cygnes, l'un blanc, l'autre noir, mais le bassin est si étroit, et si peu profonde l'eau, que les deux malheureux volatiles, dans l'impossibilité de se baigner, se sont réfugiés sur le pont. C'est là que, affalés, étalés, tantôt le bec sous l'aile, tantôt le col allongé vers l'eau, ils passent leurs journées à dormasser, à rêvasser de lacs bleus et d'étangs pleins de roseaux...

Je ne veux pas dire que ceci soit un trait de bucolique spécial à Bruxelles. On peut le rencontrer, l'observer dans toutes les banlieues, à Chatou, au Vésinet, sans doute, non moins qu'à Villeneuve Saint-Georges et à Choisy-le-Roi, partout, autour des villes, où l'homme qui se relire des affaires a des désirs plus vastes que sa maison, son jardin et son bassin, et croit se créer un univers, en faisant souffrir les bêtes et les plantes...

Ce qui me fait supposer que Bruxelles n'est pas une ville, mais la banlieue d'une ville qu'on construira peut-être un jour...

Espérons... Espérons...!


J'ai été chercher, à la gare, des bagages que nous avions fait expédier par le train.

Au-dessus d'une porte, j'ai lu cette inscription, en deux langues, encore:

Sortie des voyageurs sans bagages, et des autres aussi.


Nous avons été recevoir, à la gare, un ami qui arrive d'Amsterdam... Et nous attendons le train sur le quai.

Un employé nous dit:

—Ici, savez-vous, c'est les Belges.

Il nous indique un autre point du quai:

—Là... savez-vous... c'est les autres!


Le même soir, au coin d'une rue, une femme—une Flamande assez fraîche de visage, mais massive et pesante,—racole un passant. La conversation s'engage; le passant demande:

—Et où demeures-tu?

La femme répond avec orgueil:

—Rue Montagne-de-la-Cour.

Le passant objecte:

—C'est trop loin.

Alors, la femme:

—Viens donc!... J'ai une belle chambre, sais-tu... bien ridonnée... Tu verras, Manneke, comme elle est ridonnée... Je tapisse partout.


Gérald B..., un de nos compagnons, nous raconte qu'il a passé la nuit chez une des plus jolies cocottes de Bruxelles...

—Très jolie, ma foi!... et bonne fille... Et un appartement d'un goût... qui m'a beaucoup gêné... Au moment du grand délire, la jolie cocotte se met à pousser des soupirs, des soupirs, et, tout d'un coup, elle s'écrie: «Il y a du bon... sais-tu... il y a du bon!»


Il circule dans Bruxelles beaucoup d'automobiles, et qui, toutes, semblent des engins formidables. La plupart simulent—à ne pas s'y méprendre—nos plus illustres marques françaises. En dépit de leur apparence de monstres, elles ne vont pas vite, elles vont très lentement, elles ne vont pas du tout.

—Par prudence, m'explique-t-on... Les Belges sont des mécaniciens très sages... Sans ça!

Ce matin, j'ai vu, arrêtée devant la porte d'un petit hôtel que décorent—comme tous les petits hôtels—des vitraux, des mosaïques, des cuivres vernis, dessinés par M. Théo Van Rysselberghe, j'ai vu une de ces voitures monstrueuses, plus monstrueuse encore que toutes celles que j'ai vues jusqu'ici... Un frisson m'a secoué tout le corps, rien qu'à considérer le redoutable capot qui protège le moteur... C'est un prodigieux cube de tôle, flanqué de sirènes de paquebot, armé de phares lenticulaires, gigantesques. En outre, un projecteur électrique, capable d'éclairer toute la Belgique nocturne, est fixé à la barre de direction. Je me dis avec un sentiment d'épouvante, où il entre, d'ailleurs, beaucoup d'admiration:

—Une machine d'au moins cinq cents chevaux... Ces Belges, qui n'ont l'air de rien, sont inouïs...

Très impressionné, je m'approche de cette terrible machine de guerre. Elle est au repos... elle dort... Ah! j'aime mieux ça... Le mécanicien, non plus, n'est pas là... quelle imprudence!... Sans doute, il boit, dans un bar voisin, de la bière qui n'est pas de la bière, à moins que ce soit du gin qui n'est même pas de l'eau-de-vie de pomme de terre... Enfin, il n'est pas là... J'ai alors la curiosité de soulever cet effarant capot... C'est comme si je tenais dans mes mains une bombe, garnie de sa mèche allumée. Le cœur me bat, me bat...

D'abord, je ne vois rien, rien que le vide... Puis, à force de regarder, je finis par apercevoir une espèce de minuscule mécanisme, monocylindrique, de la grosseur d'une tasse à café chinoise, et dont la force ne doit pas excéder un cheval et demi...

Le mécanicien revient. Il a un visage d'orgueil... il me regarde avec pitié. Puis il se met à tourner la manivelle... Je m'en vais...

Une heure après, je repasse par cette rue, devant le petit hôtel. Le mécanicien tourne toujours, sans succès, la manivelle... Tête nue, le visage dégouttant de sueur, ses habits à terre, il tourne... tourne... tourne!...


Après des révolutions, dans le genre des nôtres bien entendu, ils ont été chercher, pour l'installer dans cette capitale nulle, une dynastie de principicules allemands, mâtinés de quoi?... de d'Orléans.

Les drôles de gens!

Il n'est pas moins admirable qu'ils poursuivent l'effort paradoxal de se faire une nationalité autonome avec des résidus de tant de races si mal amalgamées, de même qu'ils s'acharnent à se faire une langue officielle avec un patois.

Qu'on parle flamand en Flandre, wallon en Wallonnie, mais, je vous en prie, monsieur Picard, qu'ils continuent de parler, à Bruxelles, ce belge que vous parlez si bien!

Car si toute la Belgique est merveilleusement flamande, Bruxelles n'est que belge, irréparablement belge. Nulle part ailleurs, on ne rencontre plus d'effigies en pierre, en marbre, en bronze, en saindoux, en pain d'épices, de ce lion qui n'est ni héraldique, ni zoologique, de ce lion qui n'est pas méchant, qui n'est pas un lion, pas même un caniche, qui ressemble si fort au lion des grands Magasins du Louvre, et à qui est réservé, sans doute, le destin léopoldien de devenir, un jour, l'enseigne des grands Magasins du Congo.

«L'union fait la force», répète partout l'inscription bilingue. C'est l'union de toutes les imitations qui fait la force de leur comique.


Cependant Bruxelles ne semble se douter de rien de tout cela, ni de cette drôlerie éparse, obsédante, ni de ce que fut le Bruxelles d'autrefois. Et cette espèce de toute petite grande ville a l'air encore assez satisfait de n'être que le Bruxelles d'aujourd'hui, et se trouve—c'est le plus comique—à son avantage.

S'il est un Bruxelles charmant, et dont on puisse s'éprendre—après tout, pourquoi pas?—je suis bien sûr, au moins, que c'est un Bruxelles qu'on ne voit point. Le voyageur, qui passe quelque part, ne voit jamais que ce qui se voit. Les âmes cachées dans les villes, comme les fleurs qui se cachent dans les prairies, sont toujours les plus jolies. Ah! je voudrais bien voir ce qui se cache à Bruxelles...

Cherchons toujours...


Le Roi en est...

Nous sommes descendus à l'hôtel Bellevue. On le répare. De la cave au grenier, on le remet à neuf. Les couloirs sont obstrués par des planches, des échelles, des tréteaux. De gros madriers soutiennent les plafonds qui croulent. On nage dans les plâtras, dans les gravats; on bute sur des pots de colle. Ça va être, paraît-il, une orgie de confort moderne. Du moins, l'annoncent en anglais, en allemand, en russe, en français, de petites notices, bien en vue dans les chambres.

Les garçons vous disent avec des airs avisés, et pour vous donner confiance:

—Le Roi en est.

Parbleu! Le Roi est de tout, en Belgique; seulement, il n'est jamais en Belgique. D'ailleurs, dans quelques jours, lorsque je paierai ma note à la caisse, je m'apercevrai bien que le Roi en est... Il en est même trop.

En attendant, on rencontre, dans l'hôtel, plus de peintres, de fumistes, de plombiers, de menuisiers, de tapissiers, que de voyageurs... À peine quatre ou cinq Américaines qui vont en Hollande, ou qui en reviennent, elles ne savent pas au juste; à peine trois pauvres Anglais, qui, demain matin, se rendront au champ de bataille de Waterloo.

Le service est complètement désorganisé. On ne peut rien avoir, pas même d'eau. Ce matin, en guise de petit déjeuner, j'ai eu une conversation avec le garçon.

—Monsieur va sans doute à Ostende?

—Non, mon ami... Si vous n'y voyez pas d'inconvénient, je n'irai point à Ostende.

—Monsieur a tort... monsieur devrait y aller... Il faut avoir vu cela... C'est curieux... Depuis l'abolition des jeux, nous avons au Casino d'Ostende, quatre tables de roulette et trente-deux de baccara... Elles travaillent nuit et jour, monsieur... Je ne parle pas des petits chevaux, pour les petites gens... Il y en a!... Il y en a!... Et les femmes... les femmes!... Ah!... monsieur sait sans doute que, maintenant, Ostende doit rester ouvert toute l'année?... Du moment que les jeux sont supprimés, il n'y a plus à se gêner, n'est-ce pas?

Puis, discrètement:

—Le Roi en est!

Et comme je ne dis mot, le garçon explique:

—Oh! il ne s'en cache pas... Il s'en moque, allez, de ce qu'on peut penser ou ne pas penser de lui... C'est un type... Et pourvu que la galette soit au bout!... Bras dessus, bras dessous, il se promène, sur la digue, avec Marquet, le directeur du Casino... En voilà un qui a de la veine! Il n'y a pas si longtemps, il était garçon... petit garçon... à la buvette de la gare de Namur... Bien des fois, il m'a servi une tasse de café, entre deux trains... Il n'était pas fier, alors... Et le voilà maintenant presque ministre... plus que ministre... associé du Roi...

Je suis sorti.

Devant l'hôtel, sur le parvis de l'hôtel, j'aperçois une jeune femme très jolie, infiniment gracieuse, qui joue avec ses deux petites filles. La jeune femme, très élégante, est tout en blanc, souple, mol et léger; les deux petites filles, en blanc aussi, jambes nues, avec d'immenses chapeaux de paille et de dentelles... Toutes les trois, elles jouent à se poursuivre, autour d'une caisse verte où fleurit un grand laurier rose. Très raide, très digne, tout en noir, la gouvernante est assise sur un banc, près de la porte, un paquet d'ombrelles et de manteaux sur les genoux, un livre, non ouvert, à la main. Elles attendent, sans doute, une voiture commandée qui ne vient pas plus que n'est venu mon déjeuner... Le portier, tout galonné d'or, inspecte la place et les rues d'un air inquiet.

Je m'arrête à considérer cette jeune femme, qui est bien plus enfant que ses deux petites filles. Je n'ai jamais vu de si beaux cheveux blonds, blonds, comme, à certains jours, est blonde cette mer si merveilleusement blonde du Nord. Je n'ai jamais vu une nuque, mieux infléchie, d'une pulpe plus soyeuse. Les yeux bleus sont d'une candeur puérile, adorable. Ah! comme ils ignorent Nietzsche, et comme leur est indifférent ce Rembrandt, dont la Ronde de Nuit leur est inexplicable et ridicule, puisqu'on n'y voit pas des petites filles qui dansent, le soir, dans un jardin... Chaque mouvement du buste des bras, des jambes qui, souvent se devinent sous la batiste brodée de la robe, chaque balancement des hanches, chaque pli de la jupe est une élégance, une caresse, une invention de beauté, une fête émouvante de la vie. Bien qu'elle soit fine de lignes, d'apparence presque délicate, on la sent ronde et ferme avec une peau qui, certainement, irradie de la lumière, comme, au crépuscule, ces grands iris blancs de Florence...

Tout à coup, elle pousse un petit cri d'oiseau, s'arrête de courir, se hausse sur la pointe de ses souliers mordorés, allonge divinement les bras, tend son buste élastique, et prend je ne sais quoi sur une branche du laurier.

Les deux petites trépignent, tapent dans leurs mains.

—Donne... donne... maman.

Et je vois dans sa main, gantée de suède du même blond que les cheveux, une coquille de petit escargot, sèche et vide.

—Ah! le pauvre petit!... Il est mort... dit-elle avec un air de consternation délicieuse... Il est mort!

Je crois bien qu'il est mort, le pauvre escargot... Il est mort depuis des millions d'années, car c'est un escargot fossile... Avec des précautions infinies, des tendresses maternelles, qui furent des prodiges de grâce sculpturale, elle remet la coquille, dans la fourche d'une branche. Elle semble lui dire:

—Dors, petit, dors!

Puis elle recommence de courir, de poursuivre les deux petites filles, en criant:

—Jeanne... Gabrielle... mes amours... Le gros lion... le gros lion... le gros lion!

Comme Jeanne, Gabrielle, faisant semblant d'avoir peur, se mettent à pleurer pour rire, la jeune femme se baisse, s'accroupit, attire dans ses bras les enfants qu'elle dévore de caresses et de baisers:

—O les petites bébêtes aimées!... les chères bébêtes adorées!

Il ne m'a pas échappé que, se sentant regardée, admirée, elle a prodigué peut-être pour le portier de l'hôtel, peut-être pour le passant qui passe, peut-être pour moi aussi, le charme multiple de ses gestes, la grâce glissée ou appuyée de ses œillades. Mais je n'en tire aucune vanité, aucun espoir. Je connais ces coquetteries et jusqu'où elles vont, ou plutôt, jusqu'où elles ne vont pas.

Du reste, il serait tout à fait surnaturel que, dans un hôtel de Bruxelles, il pût m'arriver des aventures qui ne me sont jamais arrivées dans aucun hôtel du monde.

N'y pensons plus, comme chante M. Gounod, et allons bravement voir le Manneken-Piss, puisque c'est par là que tout finit, ici...

Tout de même, le soir, j'ai voulu m'informer auprès du garçon:

—C'est une dame de Paris... explique-t-il... elle vient quelquefois... elle se fait appeler Madame X... mais nous savons que ce n'est pas son nom...

—Ah!

—Oui...

Il s'approche de moi, et tout bas, avec une sorte de gravité confidentielle:

—Le Roi en est!...


L'accent belge.

Leurs théâtres, sauf le théâtre du Parc, qui est tout à fait français, c'est presque la Comédie-Française, presque l'Opéra, presque les Nouveautés, presque l'Olympia, mais avec l'accent. Or, cet accent est triste et comique, à la façon d'un air faux.

Non seulement les ingénues, les grandes coquettes, les jeunes premières, les vieilles dernières, les amoureux, les pères nobles, les chanteuses, les choristes, les souffleurs, régisseurs, décorateurs, les gymnastes, les montreurs de phoques et les écuyères, ont cet accent sans accent qui fait rire et qui fait pleurer aussi, mais—chose fantastique—les danseuses également, les danseuses surtout qui, ne pouvant mettre l'accent dans leur bouche, l'introduisent dans leurs jambes, dans leurs bras, dans leurs sourires, dans leurs exercices de désarticulation, dans toutes leurs poses, jusque dans le frémissement aérien des tutus envolés.


Je suis allé au Palais de Justice, où ils ont entassé pêle-mêle, tant qu'ils ont pu, des souvenirs de monuments sur des monuments de souvenirs, pour n'aboutir qu'à un monument d'une laideur invraisemblable. Ils y ont empilé de l'assyrien sur du gothique, du gothique sur du tibétain, du tibétain sur du Louis XVI, du Louis XVI sur du papou... C'est tellement laid, que ça en devient beau...

On y jugeait un pauvre diable de Français qui, ne pensant pas à mal, et pour s'emparer de son argent, dont elle ne faisait rien, avait étranglé une vieille dame de Bruxelles. Sa mine réjouie, bonasse, naïve me frappa. M. Edmond Picard le défendait, car, non seulement M. Edmond Picard écrit, mais il parle aussi le belge le plus pur et le plus châtié.

Quand le président lut, avec l'accent qui, cette fois, me parut d'un comique étrangement sinistre, l'arrêt qui le condamnait au bagne perpétuel, le client de M. Edmond Picard se mit à rire, à se tordre de rire. À plusieurs reprises, il applaudit frénétiquement.

Le soir, il a dit à son avocat, qui lui reprochait sa conduite inconvenante:

—Je ne croyais pas que c'était vrai... Je m'imaginais qu'on m'avait amené au théâtre, pour me distraire un peu, et me faire voir les meilleurs comiques de l'endroit. J'étais content... Je m'amusais... Ah! je m'amusais!... Que voulez-vous? J'aime les imitations...

Et il a ajouté, déçu:

—Alors, c'est pas imité?... Ce juge, c'était bien un juge?... Et vous, vous êtes bien un avocat?... Et moi, je suis bien un assassin?... Ah vrai!...


Le repas des funérailles.

Il m'a bien fallu aller à l'enterrement de Mme Hoockenbeck, la femme de mon ami Hoockenbeck. Il me savait à Bruxelles. D'ailleurs, un enterrement belge, je n'y eusse point manqué pour un empire.

Mon ami Hoockenbeck, commerçant réputé,—il a brillamment réussi dans ses affaires,—homme politique important—il est député,—protecteur des arts—il est de toutes les sociétés artistiques qu'invente et préside M. Octave Maus,—mon ami Hoockenbeck est bien le type de ces pauvres diables dont on dit qu'ils «n'existent pas». Et si mon ami Hoockenbeck «n'existe pas» à Bruxelles, je vous laisse à imaginer... Hoockenbeck n'a jamais eu une opinion, ni un goût, ni une habitude, ni même une manie capable de résister, plus de cinq minutes, à une autre qu'on lui ait, je ne dis pas opposée, mais proposée. Rien de plus facile que de le faire varier, surtout dans les questions qui lui tiennent le plus à cœur: la pôlitiq, et l'art indépendant. Par exemple, il se montre intraitable, quant aux calembours. Il fait des calembours inlassablement, insupportablement. Cela vient de son bon naturel. Il aime faire rire. Et, comme il n'a pas toujours le choix, c'est de lui-même, le plus souvent, qu'il fait rire. Moi, qui n'ai pas une âme pure, il m'a beaucoup fait pleurer. Avec cela bavard, fatigant, médisant, curieux, vaniteux, au moins autant, à lui seul, que tous les autres hommes. Son seul avantage sur eux, c'est qu'il est tout cela, plus ingénument... Hoockenbeck est peut-être le seul homme au monde à qui, pas une fois, je n'aie pu adresser la parole sérieusement; le seul aussi qu'il m'ait été impossible d'écouter sans en être agacé, jusqu'à la crise de nerfs... Au demeurant, je l'aime bien.

Sa femme a toujours été aussi insignifiante que son visage, aussi neutre que le blond éteint de ses cheveux. Jamais je ne lui ai entendu dire une parole juste, exprimer une idée, un sentiment quelconque. Banale, jusqu'à en être exceptionnelle. Je l'aimais bien aussi.

J'ai trouvé le pauvre Hoockenbeck en larmes, désespéré. Il faisait peine à voir. Il reniflait, pleurait, m'embrassait, multipliait tellement les démonstrations de sa douleur, que je le regardais, parfois, à la dérobée, avec la crainte d'une farce, encore.

Il voulut absolument m'amener devant le cercueil, et me fit, en hoquetant, le récit de la mort de sa femme.

—Une tumeur à la matrice!... Oui... oui... Auriez-vous jamais cru ça, à la voir? Moi... jamais, jamais, je ne m'étais aperçu de rien... Et elle... ah!... elle ne m'avait jamais rien dit... Elle était si brave!

Et il sanglota:

—Ma pauvre Louise! Quelle perte pour moi!... Elle aimait tant... an... s'amuser!... Nous devions aller à Paris... oh! oh!... le mois prochain... Elle voulait retourner à l'abbaye de Thélème... à l'abbaye... hi! hi!... de Thélème... Pauvre Louise!... Ouh! ouh!... Elle était si brave! Et maintenant... voilà!... Une tumeur à la matrice.... Et voilà!... Non... non... jamais... je ne...

Sur quoi, mon ami Hoockenbeck eut une redoutable crise de sanglots, durant laquelle je me surpris à jouer, par contenance, avec la frange d'argent du drap mortuaire... Puis, tout à coup, je le vis se précipiter sur le tapis, à plat ventre, et partir à se claquer les fesses, comme s'il eût voulu se corriger de sa douleur, ou se punir de n'en être pas assez abîmé...

—Elle était si brave!... Elle était si brave!

Il fallut lui tamponner les tempes, le frictionner, le faire boire, enfin, le coucher sur un divan et lui tenir les mains jusqu'à ce qu'il se fût, comme un petit enfant, apaisé.

Heureusement, d'autres visiteurs survinrent. Il se remit tout à fait, pour les recevoir, et, tandis qu'il recommençait de pleurer sur leurs joues, je m'esquivai.

Le lendemain, il y eut une messe magnifique, mais une messe belge... Un latin, d'un sonore! Et un français, d'un belge!... Au cimetière, oraisons funèbres en belge, condoléances en belge. Je me rappelle qu'au milieu du discours pathétique d'un vieux petit blond, chauve, étrangement sphérique, qui, tout pâle, suait à grosses gouttes, et dont la voix tonnait en belge, toujours en belge, je poussai un cri qui fit qu'on se retourna, et dus enfoncer mon mouchoir dans ma bouche. J'ai gardé l'espoir qu'on s'était mépris, au sens de mes larmes...

Après la cérémonie, je ne pus refuser l'invitation de Hoockenbeck qui insista, en pleurant, pour me garder à dîner.

Je pensais dîner en tête-à-tête avec lui. Ma surprise fut grande de trouver dans le salon, où l'on avait débarrassé, à la hâte, la chapelle ardente, une société nombreuse. Une odeur de fleurs fanées, d'encens, une autre, équivoque, persistaient, qui étaient affreusement pénibles. On me présenta à des tantes, à des cousines de Louvain, à des nièces de Liège, à des amis d'Anvers, à une famille de Verviers, et à nombre de Bruxellois. Les hommes en habit, cravatés de blanc; les femmes en robe de soie. D'une, corpulente et fardée, le corsage était ouvert. Tout ce monde avait une expression singulière, gênée: une expression d'attente. Dans ces occasions-là, on ne sait jamais quelle contenance garder. La mesure juste y est fort délicate. Après tout, un dîner, même un dîner d'enterrement, ce n'est pas un enterrement... Ce n'est pas, non plus, un dîner ordinaire...

Repas copieux, succulent, arrosé de ces bourgognes et de ces bordeaux comme il n'en fermente que chez nous, mais comme on n'en élève qu'en Belgique. Il commença tristement. Un oncle colossal évoqua, d'une voix funèbre, l'enfance de la défunte. Insensiblement, de souvenirs en souvenirs, on en vint aux historiettes attendries qui firent doucement pleurer, puis aux anecdotes gaies qui firent rire un peu, puis aux grasses plaisanteries qui firent pouffer de rire.

—Elle était si brave!... répétait, tantôt sur le mode douloureux, tantôt sur le mode joyeux, mon ami Hoockenbeck, qui, d'ailleurs, parlait peu et buvait beaucoup.

À une plaisanterie plus salée, Hoockenbeck, voulant s'empêcher de rire, avala de travers une grosse bouchée de homard, et, de peur qu'il n'étouffât, chacun se mit à lui bourrer le dos de coups de poing. À partir de ce moment, l'animation s'accentua et, bientôt, l'enterrement dégénéra en kermesse. Les trognes des hommes s'enluminaient de rouges violents; les yeux des femmes s'emplissaient de lueurs troubles. Et les coq-à-l'âne, les jeux de mots, les histoires épicées de partir, se croiser, rebondir d'un bout de la table à l'autre bout. Et, sous la table, Dieu sait ce qui se passait! Une grosse cousine appuyait, avec une persistance de plus en plus frénétique, son pied sur le mien... Des couples disparaissaient, revenaient...

—On n'enterre pas tous les jours une femme pareille... tonitruait l'oncle colossal... une femme pareille!

Et, dodelinant de la tête, la langue déjà épaisse, Hoockenbeck bégayait:

—Elle était si brave!... si bra... a... ve!...

Malgré les vins, malgré les sauces, malgré les parfums évaporés des peaux moites, l'odeur des fleurs fanées, et l'autre, s'acharnaient. Mais la gaité d'aucun n'en paraissait retenue.

Quand je voulus rentrer, Hoockenbeck s'excusa,—il me sembla que c'était à regret,—de ne pas me reconduire. Mais son beau-frère, un capitaine revenu du Congo (il n'était malheureusement pas en uniforme), prétendit que l'air lui ferait du bien... Aidé d'un jeune ménage de Liège, il triompha aisément des scrupules du veuf qui, généralement rubicond et couperosé, était devenu violet, à force de congestion.

Nous partîmes à cinq.

Que faire à Bruxelles, vers dix heures de la nuit, sinon la tournée traditionnelle dans les cafés? De brasseries en brasseries, de cafés en cafés, notre bande grossissait d'amis rencontrés... On s'attendrissait:

—Ah! mon pauvre vieux!

—Ah! la pauvre Louise!

—Comme ça... si vite?... qu'est-ce qu'il y a eu donc?

—Une tumeur à la matrice... Auriez-vous cru ça, à la voir?...

Hoockenbeck avait parfois des remords.

—Si elle nous voyait!... disait-il timidement.

À quoi le capitaine répliquait:

—Allons donc! Louise était une excellente femme... Elle aimait à s'amuser, sans en avoir l'air. Comme elle serait contente, d'être au milieu de nous!

—Elle était si brave... leitmotiv ait, d'une voix do plus en plus pâteuse, le malheureux veuf...

Il arriva, à la fin, qu'ayant épuisé tous les cafés et tous les bouges, nous échouâmes dans un restaurant de nuit... Il était bruyant... Des femmes dégrafées, des jeunes gens ivres, chantaient, dansaient aux sons de la musique des laoutars roumains.

—Du champagne! du champagne! commanda Hoockenbeck qui, entré dans la salle, sa cravate dénouée, et son chapeau de travers, prit la taille d'une petite brune... Mais je crois bien que ce fut seulement pour assurer son équilibre... En suite de quoi, il alla rouler sur une banquette...

À six heures du matin,—j'ai honte de l'avouer, mais il faut bien l'avouer,—je me réveillai dans un fiacre, à la porte de mon hôtel. Le veuf ronflait à mes côtés. Je sortis sans bruit, et donnai l'adresse d'Hoockenbeck au cocher. Je ne m'aperçus que plus tard que je m'étais trompé: c'était l'adresse d'un mauvais lieu.

Brave Hoockenbeck! Il y est peut-être encore...


Vive l'armée belge!

Le plus comique—tout est toujours le plus comique en Belgique—c'est l'armée belge. L'armée belge est bien plus terrible à voir que l'armée allemande, non par le nombre de ses soldats, mais par la chamarrure de ses uniformes. Elle rappelle—en beaucoup plus hippodrome—les plus splendides moments de l'Épopée napoléonienne. Il ne lui manque que ses guerres et ses victoires, et Monsieur d'Esparbès, pour les chanter. Les Belges n'ont pas osé aller jusque-là...

Sur la place de l'Hôtel-de-Ville, ce matin, six soldats, des cavaliers. Gros, gras, lourds, la moustache longue et épaisse, le torse bombé sous un dolman vert que passementent, sur la poitrine, sur les flancs et dans le dos, d'énormes brandebourgs orange, les manches tellement galonnées qu'on ne sait jamais si on a affaire à des caporaux ou à des généraux, le pantalon amarante, très collant aux cuisses, et tirebouchonné sur la botte, le bonnet de police avec des brandebourgs aussi, crânement posé sur l'oreille... Et tellement martiaux, tellement conquérants qu'on dirait qu'ils ont vaincu le monde!... J'ai cru voir des survivants de l'immortelle garde impériale... Ils étaient six.

La foule, heureuse, toute fière, entoure ces six cavaliers... D'après ce que j'entends autour de moi, il paraît que c'est la petite tenue... et presque la tenue de corvée... Un bourgeois dit à un ami étranger qu'il promène par la ville:

—Et si tu les voyais, en grande tenue, sais-tu?...

Quelque temps après, le même bourgeois, tout rayonnant d'enthousiasme, dit encore:

—Cent mille hommes comme ça... tu penses?


Ma complice.

Je n'ai passé à Bruxelles qu'une bonne journée: celle qu'y a passée Mme B... arrivant de Monte-Carlo pour aller à Ostende. C'est toujours un plaisir que de la voir et de l'entendre rire.

J'ai pu lui parler de Bruxelles, à mon aise, et c'est sa complaisance qui est un peu responsable du souvenir que j'ai gardé de ce dernier séjour.

Elle possède à merveille la coquetterie de donner, en riant à tout ce qu'ils disent, de l'orgueil aux plus sots, comme si elle ne savait pas du tout qu'elle arrive à être encore un peu plus jolie quand elle rit, que ses yeux s'approfondissent et jouent, à la façon du velours sous la pesée du doigt, et que sa lèvre, non contente de se soulever sur les dents qu'elle a, découvre encore la surprise et le délice d'une gencive de chatte. Si je n'étais guéri d'aimer l'amour, et capable en tous cas de m'éprendre d'autre chose qu'une femme laide, j'envierais l'ami qui est si amoureux d'elle, et l'envierais plus qu'elle, qui ne sait que s'en moquer.

Ce n'est sans doute pas cette pauvre jolie petite Mme B... qui a inventé l'accent belge, l'accent belge de Bruxelles, surtout; ni elle qui est responsable de l'art belge, ou des modes belges, ou des mœurs belges, ou des imitations belges, ni de l'aspect comique et cossu des Bruxellois et de leurs Bruxelloises. Mais, à coup sûr, si les compatriotes de M. Francis de Croisset, né Wiener, me demeurent tellement comiques, où, ce qui revient au même, sont aussi comiques, c'est que je n'ai poussé si fort leurs ridicules que pour entendre encore, entendre toujours glousser de rire et pleurer de rire, et s'étouffer à rire, et chanter à force de rire, cette jolie petite Mme B... dont le naturel a le goût exquis de l'eau très pure, et dont l'absence d'hypocrisie eût ravi Stendhal, aux Italiennes de qui elle ressemble.

De sorte que si ces pages ont un sort heureux, si elles demeurent quelques jours, si on m'accuse d'avoir calomnié Bruxelles, s'il m'est désormais interdit de m'y montrer, sans risquer de me faire lapider, c'est votre faute, vous avez beau rire, vous avez bien raison de rire, ce sera votre faute, Madame...


Au cabaret.

Nous fûmes, un soir, dans un de ces cabarets à bonne chair de la rue Chair-et-pain ou de la rue des Harengs, les hôtes d'une bande de Bruxellois...

Ai-je besoin de dire que ce sont d'excellents garçons, et qu'ils ont le cœur sur la main? Après tout, ce n'est point de leur faute, s'ils sont de Bruxelles... D'une amabilité bruyante, quasi marseillaise, mais sans le pittoresque, sans la grâce piquante, fleurie, de Marseille, ils s'intitulent les Parisiens de Bruxelles, ou les Bruxellois de Paris... je ne sais plus au juste.

Ce soir-là, nous étions, moi particulièrement, j'étais las de musées et las de galeries, las de la plus belle peinture, même las de la peinture flamande et des plus purs Hollandais... Je ne pouvais plus entendre, sans devenir aussitôt neurasthénique et chronophage, les noms vénérés de Van Eyck, de Jordaens, de Rubens, de Bouts. Volontiers, j'eusse donné, sinon un Vermeer de Delft,—j'ai horreur de l'exagération—mais peut-être quatre Memling, et sûrement l'œuvre entier de Wiertz, de Gallait, de Leys, de Van Beers, de Jef Lambeaux, des deux Stevens et de Rops, et encore celui de Henri de Groux ajouté à celui de Knopff, et bien d'autres avec, ah! je vous le jure, sans compter bien entendu, les lanternes japonaises de M. Théo Van Rysselberghe, pour manger tranquillement, et que je n'entendisse pas parler d'art, et pas parler de Paris... de Paris, surtout... de Paris... Mais les Bruxellois, quand ils se mettent en frais, et pour bien étaler leur culture, et pour bien montrer qu'ils sont de Bruxelles, n'ont que deux sujets de conversation: l'art et Paris... Paris et l'art...

Par malheur, ce soir-là, nos hôtes étaient particulièrement amateurs d'art, et amateurs de Paris, et particulièrement prolixes. Au bout de cinq minutes, à peine avions-nous touché aux hors-d'œuvre—comment s'y prirent-ils?—ils avaient fini par me dégoûter de leur musée, qui est un admirable musée de province, par me dégoûter de tous les musées, aussi bien ceux de Dresde et de Berlin que de La Haye, de Madrid et de Florence... Quant à Paris, chaque fois que ce nom sortait de leur bouche, l'effet en était tel que je me mettais à aboyer douloureusement, comme un chien devant qui l'on joue du piano... Faut-il tout avouer? Ils avaient fini par me dégoûter de leur cuisine merveilleuse...

Ils énuméraient, comme un vieux soldat ses campagnes, les premières parisiennes où ils avaient été, où ils iraient, revenaient des vernissages, des grandes ventes, du Salon des Indépendants, retourneraient à d'autres salons, d'autres vernissages, d'autres grandes ventes, au Grand Prix, aux dernières premières de la saison, au Salon d'automne, chez les Bernheim, chez Vollard, chez Moline, chez Durand Ruel... J'avais honte d'ignorer jusqu'aux neuf dixièmes des Parisiens illustres qu'ils tutoyaient, et plus des quatre-vingt-dix-neuf centièmes des auteurs, dont ils citaient, par cœur, des pages entières, en prose libre et en vers libérés...

J'aurais bien voulu m'en aller...

Mais c'étaient nos hôtes, et nous étions définitivement attablés.

À des huîtres, nourries des plus grasses algues de la Zélande, avaient succédé des poissons dont la chair exhalait toute la forte saveur de la mer du Nord; aux pièces de boucherie ruisselantes de jus, flanquées de pâtes rissolées, toutes sortes de volatiles dorés, craquants, débordant de truffes par tous les bouts; à des légumes rares, choux maritimes, jets de houblon, qui avaient pompé les plus subtils arômes de la terre et les éthers les plus parfumés des terreaux, des montagnes d'écrevisses, des lacs de crème, des pâtisseries des Mille et une Nuits. Et encore des fruits, qui avaient dû murir en paradis, s'ajoutaient à des fromages qui avaient dû pourrir en enfer. Les meursault, les haut-brion, les château-laffitte, les clos-vougeot, les chambolle-musigny, les ruchotte, les romanée dont s'enorgueillit la cave du professeur Albert Robin, des champagnes plus durs que l'acier-nickel, les eaux-de-vie, mieux que centenaires, toutes les liqueurs de la Hollande, tous les tord-boyaux de l'Angleterre et de l'Amérique ne faisaient qu'exciter la verve esthétique et le parisianisme pourtant si exalté de nos hôtes, tandis que, l'abrutissement me gagnant, je ne trouvais même plus la force d'exprimer, pas même la faculté de sentir toute l'horreur que l'art m'inspirait, et Paris, donc... ah! Paris!

Je ne songeais plus à m'en aller... je ne songeais plus à rien...

Au fond de la petite salle, à la peinture écaillée, aux lambris dévernis, parmi une tablée de Flamands, dont je regardais s'empourprer les visages, comme des pignons de brique, sous le soleil couchant, un couple ne cessait de s'embrasser, de s'embrasser à perdre haleine, de s'embrasser toujours, de s'embrasser encore... Ah! ils ne pensaient pas à l'art, ceux-là... Ils ne parlaient pas d'art, ceux-là... Ils ne parlaient pas d'art, et pas de Paris, je vous assure... Les heureuses gens!... Et comme je les enviais... non de s'embrasser... mais de se taire!... Je m'attachai désespérément au spectacle qu'ils me donnaient comme on s'attache à une image quelconque, aux fleurs d'un tapis, aux rais de lumière d'une persienne, à la promenade d'une mouche sur un mur blanc, pour chasser, loin de soi, une idée pénible, et qui revient, et qui s'obstine...

Elle était presque trop blonde, presque trop rose, presque trop grasse, de ce gras fleuri de rose et malsain qu'ont les bons pâtés de Strasbourg, et elle s'enroulait à un joli gars, aux yeux les plus noirs, sec et bistré comme un Espagnol... Pendant que leurs amis mangeaient avec une gloutonnerie silencieuse, eux ne faisaient que s'enlacer, s'enlaçaient si bien qu'ils semblaient tourner, tourner... Hors des longs gants de Suède, retroussés, les menottes, un peu courtes et potelées, pas jolies, sensuelles, mais d'une sensualité un peu grossière, ces menottes, où jouaient les feux d'un rubis, se crispaient, pour ajouter encore au goût du baiser, sur un brin de moustache, sur les épaules, la nuque, le col, dans les cheveux épais du garçon, dont les mains, aussi, s'égaraient sous les jupons, comme au bord d'une kermesse de Rubens. Et cela n'était pas très impudique, à force de franchise, de naïveté et de maladresse...

Personne, d'ailleurs, ne prenait garde au couple énamouré, ni leurs compagnons qui n'en perdaient pas une bouchée, ni mes amis accablés, ni nos hôtes infatigables, ni la caissière penchée sur ses additions, ni le vieux maître d'hôtel, à l'habit crasseux et trop large, au crâne luisant, aux cheveux gris envolés, qui circulait, pesamment, entre les tables, portant les plats... Oh! ce vieux domestique de La Joie fait peur!

Quand la petite enragée s'arrêtait pour reprendre son souffle, on percevait à son cou l'éclat d'une croix en brillants... Elle se tapotait vivement les cheveux, au bord du chapeau, suçait, non moins vivement, une patte d'écrevisse, et remontait, ensuite, d'un geste bref, ses gants au-dessus de ses coudes... Puis ils s'enlaçaient à nouveau, avec plus de hardiesse, aussi libres que s'ils eussent été seuls, dans une chambre... Leurs mains cachées sous la table travaillaient à des caresses invisibles, mais précises... J'admirais que, gauche et lourde, elle ne fût gracieuse et légère que dans le baiser... Ils ne disaient toujours rien, non plus que leurs compagnons, comme si les mots dussent contrarier les joies, également passionnées, également fugaces, de la gueule et de l'amour...

Et j'entendais la caissière, très pâle et très hautaine, sous ses bandeaux noirs, répéter, en écrivant sur un gros registre, comme les mots d'une dictée.

—Quatre homards grillés..., quatre bécassines au champagne.

Et j'entendais le vieux maître d'hôtel crier, d'une voix cassée:

—Les cigares... voilà, monsieur...

Et j'entendais nos Bruxellois, de plus en plus enthousiastes, clamer, l'un:

—Paris!... Paris!... Paris!

L'autre:

—L'art!... l'art!... l'art!

Un troisième rythmer cette phrase, où M. Camille Lemonnier avère, comme ils disent, une autobiographie, si poétiquement juste:

—«Et depuis lors, mon âme se volatilise, parmi la gracilité mouvante des roseaux, et la frivolité des libellules.»

Et j'entendais une voix furieuse s'élever du fond de moi-même:

—Zut! Zut! Zut!...

Si bien que, vers deux heures du matin, étourdi, exténué, le cerveau affreusement liquéfié, le cœur chaviré, les jambes titubantes, je me couchai, aussi informé des choses de Paris que le moindre d'entre ces Parisiens de Bruxelles, ou de ces Bruxellois de Paris... je ne sais pas encore...

Et plus compétent en art
Que leur monsieur Edmond Picard,
Et plus aussi, mon cher Mendès,
Que votre Dujardin-Beaumetz
Qui n'est pas de Bruxelles, mais
Qui, dans un discours belgifique,
Reconcentra les esthétiques
De la France et de la Belgique.

Et voyant que je parlais en vers... en vers belges, je m'endormis rageusement...


CHEZ LES BELGES

Catholicisme.

Ce n'est pas en passant quelques jours dans un pays qu'on peut juger de ses mœurs, de ses tendances, de ses idées, de ses institutions. Les observations y sont forcément rapides et superficielles; elles ne portent que sur un ordre de choses infiniment restreint, et d'ailleurs peu important. On n'atteint pas l'âme intime, l'âme secrète, l'âme profonde d'un pays, à moins d'y vivre de sa vie... Il faut donc se contenter des apparences, qui trompent souvent. En considération de quoi, je prie les lecteurs de me pardonner le ton parfois frivole et injuste de ces pages.

Pourtant, dès que vous entrez en Belgique, vous êtes frappé par cette sorte de malaria religieuse qui y règne. Elle attriste singulièrement ce petit pays... C'est peut-être cela qui rend si noires ces verdures de la campagne belge que détestait tant Baudelaire... De même que dans notre sauvage et dolente Bretagne, où l'esprit religieux a en quelque sorte tout pétrifié, de même que, dans le Tyrol autrichien, où, à chaque tournant de route, à chaque carrefour, partout, se dressent des images de sainteté qui pourraient servir à l'administration vicinale de bornes kilométriques, de même, en Belgique, la superstition religieuse est souveraine maîtresse des âmes, des paysages et des lois. Je ne parle pas seulement des couvents qui y pullulent, comme, en Allemagne, les casernes; je ne parle pas de ces béguinages, qui ne sont d'ailleurs plus que des souvenirs, gardés seulement par Gand et par Bruges, pour les badauds du pittoresque et les moutons de Panurge du tourisme. Je parle de tout ce pays, sur qui le catholicisme étend son ombre épaisse et malsaine. Dans les chemins, dans les sentes et dans les villes, on rencontre, par milliers, de ces figures de foi têtue, de ces figures de prières, agressives et sombres, telles qu'elles sont peintes dans les triptyques des primitifs flamands. Les siècles ont passé sur elles, les progrès et la science ont passé sur elles, sans en adoucir les angles durs et obtus.

Je me souviens qu'il y a plusieurs années, pris d'un malaise subit dans une auberge de village, je demandai qu'on allât me chercher un médecin, à la ville voisine, qui était Gand.

—Ah! Seigneur Jésus, s'écria la bonne, en me voyant très pâle... Il va peut-être mourir... Dites une prière, bien vite, monsieur... Dites une prière... Et attendez-moi...

Elle sortit précipitamment, sans m'apporter d'autres secours.

Quelques minutes après, je vis entrer, introduit dans ma chambre par la petite bonne, un gros prêtre, essoufflé d'avoir trop couru... Il voulut, à toute force m'administrer l'extrême-onction. Et comme je refusais de me munir des sacrements de l'Église, il insista avec violence et ne se retira qu'après avoir appelé, sur ma tête de mécréant, toutes les malédictions du ciel et toutes les fureurs de l'enfer.

Partout des processions, des sons de cloche, des cérémonies cultuelles, extravagantes et moyenâgeuses, des églises pleines et chantantes, des décors d'autels dans les chambres privées, des dos courbés, des mains jointes... et des prêtres insolents, paillards et pillards, et de terribles évêques, avec des faces d'inquisition. Partout, aussi, cette littérature dont l'érotisme mystique s'associe si bien aux ferveurs pieuses et les exalte... Qui n'a pas assisté aux fêtes du Saint-Sang, dans Furne, devenu, ces jours-là, un véritable asile d'aliénés, ne peut concevoir à quels dérèglements, à quelles démences, la religion, ainsi enseignée, peut conduire la pauvre âme des hommes... C'est ce carillonneur de Rodenbach—personnage d'ailleurs historique—qui gravait sur l'airain sonore et bénit de ses cloches les plus monstrueuses obscénités... (Il paraît que ces cloches illustrées, on peut les voir à Bruges, si l'on a quelques hautes références ecclésiastiques...) C'est Philippe II, couvrant son carnet d'imaginations démoniaques, alors qu'entouré de ses évêques, de ses moines, de ses bourreaux, une nonne sur les genoux, il faisait couler le sang et tenailler la chair des hérétiques, dans les chambres de torture...

Les centres ouvriers eux-mêmes, les cités industrielles, où souvent grondent la révolte et l'émeute, n'échappent pas toujours à la contagion. J'ai vu autrefois, à Gand, une grève. Ce n'étaient point des flots de peuple lâchés et battant, avec des clameurs de mer soulevée, les murs de la ville... C'était une procession religieuse qui défilait silencieusement, avec des attributs religieux, des bannières ecclésiales, des oriflammes, des femmes déguisées en Saintes-Vierges, des enfants, en petits anges frisés... Et je me souviendrai toujours de cet ouvrier, à la gueule farouche, qui marchait devant la foule, portant je ne sais quoi, qui ressemblait à un ostensoir...

La Belgique ne peut pas éliminer le sang espagnol qui coule dans ses veines...


Démocrates de Gand.

Un charmant ami de Mæterlinck, retrouvé à Bruxelles, nous conte cette anecdote:

Gand a chez nous la spécialité des émeutes bizarres. Vous souvenez-vous de celles qui eurent lieu, en Belgique, il y a quelque douze ans? Le peuple réclamait le suffrage universel. Il voulait, lui aussi, être souverain. Cela lui était venu, tout d'un coup, on ne sait pourquoi. Il avait déjà un Roi constitutionnel et trouvait, sans doute, que cela ne suffisait pas à son bonheur. Il en voulait d'autres, beaucoup d'autres, des rois en habit civil, et il les voulait de son choix... Le peuple, donc, descendit en armes dans la rue et se livra aux vociférations d'usage. Les bourgeois, protégés par les troupes, s'amusèrent à ces spectacles qu'ils croyaient sans danger.

À Gand, les choses semblèrent, durant quelque temps, tourner au tragique. Cris, barricades, rixes sanglantes, coups de revolver, charges de cavalerie, décharges de mousqueterie, rien ne manqua à la fête, pas même les morts. Ordinaire apothéose... Ces escarmouches menaçant de se prolonger, on convoqua la garde civique. J'en faisais partie. Force me fut de me ranger sous le drapeau de l'ordre, parmi les défenseurs de la société. Dans ma compagnie, nous n'étions que deux bourgeois authentiques, un peintre de mes amis, et moi. Le reste?... ouvriers, petits employés, commis de magasin, tous, ou presque tous, en parfaite communion d'idées avec les émeutiers. Dans le rang, ils discutaient, entre eux, à voix basse, et ce mot de «suffrage universel» revenait sans cesse, sur leurs lèvres.

Ils se promettaient bien, ils juraient, si on leur commandait de tirer sur le peuple, de tirer en l'air.

—Ils ont raison, disait l'un, ils combattent pour notre bonheur.

—Mieux que cela, appuyait un autre... pour notre souveraineté...

—Oui, oui!... Tous, nous voulons être souverains, comme en France.

—Imposer notre volonté, comme en France.

—Dicter nos lois, comme en France.

—Patience!... Encore quelques jours, et nous serons les maîtres de tout, comme en France.

Un autre disait:

—On peut commander tout ce qu'on voudra. Je ne tirerai pas... D'abord, parce que ce n'est point mon idée, ensuite parce que mon frère est avec ceux qui se battent, pour notre souveraineté. Je me serais bien battu, moi aussi... mais j'ai une femme, deux enfants...

—Moi aussi, je me serais bien battu... mais le patron, qui n'est pas pour le peuple, m'aurait mis à la porte, et je n'aurais plus d'ouvrage... Oui, mais, quand nous serons souverains, c'est nous qui mettrons les patrons à la porte...

Un petit homme, qui n'avait encore rien dit, se mit, tout à coup, à répéter, plusieurs fois, en me criblant de regards aigus, sautillants et menaçants:

—Moi, je sais bien pour qui je voterai...

Et, comme je restais muet, dans mon rang...

—Oui, oui... Vous voudriez que je vote pour vous... Mais je ne suis pas un imbécile... Je ne voterai pas pour vous... Je sais bien pour qui je voterai... Je voterai pour quelqu'un... Et quand j'aurai voté pour celui que je sais... ah! ah! ah!... Je sais ce que je dis... Et vous... vous ne dites pas ce que vous savez...

—Au moins, pensais-je... ils ne tireront pas.

Notre capitaine se promenait devant le front de la compagnie, inquiet, nerveux, l'oreille ouverte aux clameurs encore lointaines de l'émeute. De temps en temps, des cavaliers traversaient la place, au galop. Les boutiques se fermaient; de pâles bourgeois rentraient chez eux, en hâte, essoufflés. Peu à peu, le grondement populaire se fit plus proche; les cris, les vociférations, les appels, plus distincts. Deux coups de feu claquèrent, comme deux coups de fouet, dans une bagarre de voitures... Le capitaine se tourna vers nous. C'était un marchand de cravates de la ville... Il avait une figure toute ronde et rose, un gros ventre pacifique, des yeux doux...

—Mes enfants, nous dit-il... ça se gâte... Ils vont être là dans quelques minutes... Qu'est-ce que vous voulez?... Je vais être obligé de faire les sommations légales et de commander le feu... C'est très embêtant... car je les connais... ce sont des enragés... ils ne m'écouteront pas... Tirer sur des gens de la ville, des gens qu'on connaît... c'est très embêtant. D'un autre côté, il faut bien que force reste à la loi... Il le faut... C'est très embêtant... Si encore ils avaient exposé tranquillement leurs revendications!... Le Roi est un brave homme, les ministres sont de braves gens... Eux aussi, parbleu, sont de braves gens... On se serait arrangé, bien ou mal... Enfin, ça n'est pas tout ça... Le devoir avant tout... c'est très embêtant... Soldats... écoutez-moi bien... Il faut faire le moins de malheur qu'on pourra... Quand je commanderai le feu, le premier rang ne tirera pas... Il n'y aura que le second rang qui tirera... Et encore est-il nécessaire que le second rang tire, tout entier?... Non... non... En somme, il ne s'agit que de les effrayer... Trois, quatre morts... trois, quatre blessés... C'est très embêtant... mais ce n'est pas une grosse affaire... Et ça suffira peut-être à les arrêter, ces bougres-là... Voyons, vous, là-bas, dans le second rang, attention!... Fixe!... Y a-t-il, parmi vous, dix hommes... bien décidés à lâcher leur coup sur le peuple, à mon commandement?... Y en a-t-il cinq seulement?... Voyons, voyons, sacristi!... Y en a-t-il quatre?... quatre?... Répondez!

Et à ma stupéfaction, de la droite à la gauche du rang, j'entendis sur chaque lèvre, voltiger sur chaque lèvre, rebondir de lèvre en lèvre, ce mot:

—Moi... moi... moi... moi... moi!...

Sur les cinquante hommes que nous étions dans le rang, deux seulement s'étaient tus... Deux seulement étaient froidement résolus, non seulement à ne pas tirer sur des hommes, mais à lever la crosse en l'air, aussitôt parti l'ordre de mort... Et ces deux hommes, ce n'étaient point des prolétaires, c'étaient les deux bourgeois de la compagnie, mon ami le peintre et moi...

Heureusement qu'ils tirèrent fort mal... Il n'y eut que dix pauvres diables de tués, et douze de blessés!...


Constantin Meunier.

Revu toute la journée—une journée triste et pluvieuse—des œuvres de Constantin Meunier.

Constantin Meunier est un artiste intéressant et méritoire. Par son talent, par sa belle vie sans défaillance, il a droit au respect de tous. De son œuvre, se dégage une forte signification humaine.

Comme tant d'autres, qui y trouvèrent fortune et profit, il eût pu faire des Dianes cireuses, d'onduleuses Vénus et de voluptueuses faunesses. Il eût pu élever, aussi bien que d'autres, des monuments en sucre ou en saindoux, à la mémoire des grands hommes de Bruxelles, et peupler le bois de la Cambre de toute une foule de peintres, de poètes, d'orateurs et de militaires... Mais il avait un idéal plus fier.

Né au milieu d'un pays de travail et de souffrance, vivant dans une atmosphère homicide, ayant toujours sous les yeux, le lugubre spectacle de l'enfer des mines, le drame rouge de l'usine, il fit des ouvriers.

Il les peignit d'abord; ensuite, il les modela.

Ardemment, il se passionna à leurs labeurs, à leurs misères, à leurs révoltes. Il comprit la rude beauté tragique de leurs torses, la musculature contractée, violente de leurs gestes, la tristesse haletante, farouche, durcie de leurs faces souterraines. Il tenta de styliser, de ramener vers la simplicité linéaire du drapement antique, leurs tabliers de cuir, leurs bourgerons collants, leurs pauvres hardes de travail. Et surtout, il s'émut,—car il était infiniment bon, et il rêvait toujours de justice,—de ce que contient d'injustice sociale, d'âpre exploitation capitaliste et politique, la destinée de ces parias, à qui il est dévolu de ne trouver leur maigre existence quotidienne, que dans l'effroi, ou dans l'usure lente d'un métier, auprès de quoi le bagne semble presque une douceur.

De tout cela il sut tirer des accents assez nobles, des apparences sculpturales assez fortes, de la pitié. On lui doit trois œuvres presque entièrement belles: Une Figure de paysanne, au visage usé, aux yeux morts, aux seins taris; le Cheval de mine, la Femme au grisou, cette dernière, surtout, d'une composition ample et simple, d'un métier plus serré. C'est déjà beaucoup.

Malheureusement, venu trop tard à la sculpture, qui est un art très difficile, ennemi du truquage et du trompe-l'œil, Constantin Meunier, en dépit de ses dons réels, de sa passion, de sa forte compréhension de la vie ouvrière, ne connut pas très bien son métier. Son modelé est pauvre, parfois désuni, sa forme souvent lourde, ses plans pas assez nombreux, pas assez colorés, ses contours secs... Il ne sait pas toujours combiner avec harmonie un monument, architecturer un ensemble, grouper des figures... On sent trop l'effort en tout ce qu'il fait. La souplesse qui donne la vie, le mouvement à la matière, est peut-être ce qui lui manque le plus. Seul, le morceau vaut ce qu'il vaut, et, le plus souvent il n'a qu'une valeur,—par conséquent, une illusion—de littérature.


On m'a raconté le drame suivant:

La Ligue des Droits de l'homme que préside, avec tant de fermeté et un si beau dévouement, M. Francis de Pressensé, institua une commission chargée d'élever, à la grande mémoire d'Émile Zola, un monument. Cette commission choisit, pour l'exécuter, Constantin Meunier. Mais celui-ci hésita longtemps, émit des scrupules. Il était souffrant, se trouvait bien vieux, avait encore une œuvre importante à terminer, cette œuvre dont nous avons admiré, à nos expositions, de nombreux fragments, et qu'il eût bien voulu voir se dresser sur une des places publiques de Bruxelles, avant de mourir. Sur des instances réitérées, flatteuses pour lui, à coup sûr, mais maladroites, car lui seul était en mesure de savoir ce qu'il pouvait ou ne pouvait pas entreprendre,—il finit par accepter cette lourde mission, mollement, à la condition qu'on lui adjoignît un collaborateur français, qui fut aussitôt désigné, ou plutôt qui se désigna lui-même: M. Alexandre Charpentier.

Au bout d'une très longue année, Constantin Meunier et M. Alexandre Charpentier présentèrent à la commission une maquette, pas très heureuse, dit-on. Elle fut jugée insuffisante. Les deux artistes avouaient d'ailleurs qu'ils n'en étaient pas contents. Ils comprirent qu'ils devaient chercher et trouver autre chose...

Le monument était tel. Un Émile Zola, debout, oratoire, dramatique, étriqué, en veston d'ouvrier, en pantalon tirebouchonné, un Zola sans noblesse et sans vie propre, où rien ne s'évoquait de cette physionomie mobile, ardente, volontaire, timide, si conquérante et si fine, rusée et tendre, joviale et triste, enthousiaste et déçue, et qui semblait respirer la vie, toute la vie, avec une si forte passion. Derrière ce Zola, banal et pauvre, une Vérité nue étendait les mains. À droite, un mineur; à gauche, une glèbe. L'invention était quelconque. On voit qu'elle ne dépassait pas la mentalité des artistes officiels. Et tout cela se groupait assez mal.

—Sapristi! dit M. Alexandre Charpentier, devant cette découverte un peu tardive... Voilà qui est ennuyeux... Car ils ont raison... Ça ne vaut rien du tout... J'ai idée que c'est la Vérité qui nous gêne... Elle est très jolie... mais pas à sa place, derrière Zola... Il faut absolument la mettre devant... Qu'en dites-vous?

—Essayons de la mettre devant... consentit Constantin Meunier.

—Essayons.

Placée devant, la Vérité produisit un effet plus déplorable encore. Et puis elle annulait la glèbe, le mineur.

—Diable! s'écrièrent, avec un ensemble plus parfait que leur œuvre, les deux artistes terrifiés...

Et ils réfléchirent longuement.

—Si on l'habillait?... proposa Constantin Meunier.

—La Vérité?

—Oui... Eh bien, quoi?

—Une Vérité habillée?... Ce ne serait plus la Vérité... Non... Essayons à droite.

—Essayons... acquiesça Constantin Meunier.

On transporta la Vérité à droite... Mais...

—Non, non... quelle horreur!... Enlevez...

Constantin Meunier se cache la face... Tout se déséquilibre du monument... Tout s'effondre... tout fiche le camp, comme on dit dans les ateliers.

Le problème devenait de plus en plus ardu.

—Alors, à gauche, invita, pour la deuxième fois, M. Alexandre Charpentier.

Le pauvre Constantin Meunier n'avait plus la foi. Il répondit, mollement:

—Essayons à gauche.

On transporta la Vérité à gauche.

—Impossible!

Tel fut le cri que poussèrent simultanément Constantin Meunier et M. Alexandre Charpentier.

Hélas! ni devant, ni derrière, ni à droite, ni à gauche.... Situation douloureuse et sans issue. Ce qu'elle dut en entendre, la Vérité, comme toujours!

Au cours de leurs travaux, les deux sculpteurs avaient eu des mésententes assez pénibles. Cette dernière aventure n'était point pour les dissiper. Ceux qui connaissent le cœur des hommes, surtout le cœur des artistes, qui sont deux fois des hommes, peuvent se faire une idée de ce qui se passa entre Constantin Meunier et M. Alexandre Charpentier. Ils en arrivèrent, dans leurs rapports, à une tension telle, que l'artiste belge, irrité de l'ingérence dominatrice de son collaborateur, et pensant que son influence avait pu être déprimante, finit par se priver de ses services. Peut-être eût-il dû commencer par là.

Resté seul, le pauvre grand sculpteur fut bien embarrassé. Faut-il croire, comme d'aucuns l'affirment, que l'atmosphère de Bruxelles, aujourd'hui, est funeste à toute création artistique? Ou bien, Constantin Meunier était-il trop vieux? Manquait-il de cette ardeur d'imagination qui tant de fois corrigea ce que son métier avait d'insuffisant? Il essaya quantité de combinaisons qui ne réussirent point. Finalement, après des jours d'efforts, après des luttes douloureuses avec son œuvre et avec lui-même, il en vint à cette conclusion stupéfiante: que, esthétiquement, du moins, les deux figures de la Vérité et de Zola s'excluaient, qu'il fallait choisir entre la Vérité et Zola et ne plus tenter de les associer l'une à l'autre, en bronze. Et il choisit Zola, réservant la Vérité pour une destination inconnue.

On prétend que l'irritation, le chagrin, l'état de lutte constante où il avait dû se mettre vis-à-vis de M. Alexandre Charpentier, la déception, tout cela ne fut pas étranger à sa mort, qui arriva peu après. Et le monument d'Émile Zola, en dépit des oppositions de la famille de Constantin Meunier, revint à M. Alexandre Charpentier, qui y travaille, seul, désormais. Où en est-il? Comment est-il? Je n'en sais rien, n'étant pas dans le secret des dieux.

Cette histoire est triste, et, comme toutes les histoires tristes, elle a sa part de comique, un comique amer et grinçant, qui est bien ce qu'il y a de plus tragique dans le monde. Mais, quand on y regarde de près, elle est très caractéristique, et aussi, très harmonieuse avec la vie.

Avant de se pacifier dans l'immortalité, la destinée d'Émile Zola aura été étrangement tourmentée. Comme tous les hommes de génie,—surtout les hommes d'un génie rude, tenace et humain,—Zola a créé, toujours, autour de lui, de la tempête. Il n'est pas étonnant que la bourrasque souffle encore.

Son œuvre fut décriée, injuriée, maudite, parce qu'elle était belle et nue, parce qu'au mensonge poétique et religieux elle opposait l'éclatante, saine, forte vérité de la vie, et les réalités fécondes, constructrices, de la science et de la raison.

On le traqua, comme une bête fauve, jusque dans les temples de justice. On le hua, on le frappa dans la rue, on l'exila: tout cela parce qu'au crime social triomphant, à la férocité catholique, à la barbarie nationaliste, il avait voulu, un jour de grand devoir, substituer la justice et l'amour.

Sa mort fut un drame épouvantable et stupide. Lui qui, devant les rugissements des hommes, devant leurs foules ivres de meurtre, avait montré un cœur si intrépide, un si magnifique et tranquille courage, il n'a rien pu contre l'imbécillité lâche et sournoise des choses, car l'on dirait que les choses elles-mêmes ont de la haine, une haine atroce, une haine humaine, contre ce qui est juste et beau.

Et voilà un sculpteur, deux sculpteurs, dont les intentions ne peuvent être, une minute, suspectées, qui aimèrent Zola, qui l'admirèrent, et qui, parce qu'ils furent impuissants à interpréter le génie d'une œuvre et l'héroïque beauté d'un acte, s'écrient, dans leur langage d'artistes fourvoyés:

—Décidément, la Vérité et Zola ne sont pas d'ensemble.

Je sais bien que le fait, en lui-même, est assez mince, et qu'il ne faut voir dans ces paroles qu'un mauvais calembour, en argot de métier...

Pourtant, ce soir-là, à la suite de ce récit, je rentrai à l'hôtel affreusement triste et découragé. Je passai une nuit fort agitée et fiévreuse. Dans mes cauchemars, je ne voyais partout que des places publiques, des squares, des jardins, où des foules forcenées érigeaient au Mensonge, à la Haine, au Crime, à la Stupidité, des monuments formidables et dérisoires.

Heureusement, le lendemain, Bruxelles me reprenait. Je revis, en sortant, la jolie femme au laurier-rose, plus candide, plus enfant que jamais... Elle ne jouait plus au gros lion avec ses petites filles; elle jouait au méchant tigre. Et les Bruxellois eurent vite fait de chasser les fantasmes de la nuit, et de m'entraîner, à nouveau, dans la ronde de leur comique.

Sur les ponts
De Bruxelles...

Qu'est-ce que je chantais là, mon Dieu?... À Bruxelles, il n'y a pas de ponts... Ils avaient bien, autrefois, une rivière, une rivière que, par esprit d'imitation et pour justifier leur parisianisme, ils avaient appelée, en en réformant l'orthographe: la Senne. Mais, depuis longtemps, ils l'ont enfouie sous terre et recouverte d'une voûte... Peut-être aussi, est-ce pour ne pas faire concurrence au Manneken-Piss, dont le pipi puéril leur suffit, suffit à leur amour de l'eau, à leur amour des reflets dans l'eau...


Un Industriel.

J'ai vu un grand industriel. Il était d'ailleurs tout petit, ainsi qu'il arrive souvent des grands écrivains, des grands artistes, des grands avocats, des grands médecins.... Il était tout petit, très rouge de visage, très blond de barbe et de cheveux, et bedonnant, avec une très grosse chaîne, ou plutôt un très gros câble d'or, en guirlande sur son ventre.

—Ça va très mal... ça va très mal... gémit-il... On ne peut plus travailler tranquillement... Toujours des grèves!... Quand l'une cesse, l'autre commence... Pourquoi, mon Dieu, pourquoi?... Ah! je ne sais pas ce que va devenir notre industrie, notre pauvre industrie... Elle est bien malade...

Et, brusquement:

—C'est de votre faute!... crie-t-il.

—De ma faute?... À moi?

—Oui, oui... Enfin, de la faute des socialistes... des anarchistes français... Mais oui... Vous ne connaissez pas nos ouvriers, à nous... De braves gens... de très braves gens... Au fond, ils ne veulent rien... ne demandent rien... sont très contents de ce qu'ils gagnent. Ils ne gagnent pas grand'chose, c'est vrai. Mais ça leur suffit... Du reste, qu'est-ce qu'ils feraient de plus d'argent?... Rien... rien... rien... Vous allez rire. L'année dernière, j'ai donné vingt francs à un ouvrier qui avait sauvé la vie à ma fille... ma fille unique... tombée dans le canal... Savez-vous ce qu'il a fait de ses vingt francs? Il a acheté un samovar, mon cher monsieur, un samovar!... Il est vrai que c'est un Russe... N'importe.

Et il répète, en levant les bras au ciel:

—Un samovar!... Un samovar! Et ils sont tous comme ça!... Parbleu! ils se mettent bien en grève, de temps en temps, comme les autres... Que voulez-vous?... c'est la mode, aujourd'hui, dans le monde ouvrier... Du moins, chez nous, les grèves ne sont pas sérieuses... des grèves pour rire... Quelques jours de flâne... et puis à l'ouvrage!... Nos grèves?... C'est la forme moderne de la kermesse... Oui, mais, dès que nos ouvriers sont en grève, arrivent, on ne sait d'où... des tas de socialistes... d'anarchistes... enfin des Français... Ils gueulent: «Debout! Debout!... Sus aux patrons!... Mort au capital!...» Ils excitent à la violence, à l'émeute, au pillage. Et voilà nos bons petits agneaux belges, changés, aussitôt, en bêtes féroces françaises... Alors, tout va mal... le gâchis, quoi!... Nous sommes bien obligés, parfois, d'augmenter les salaires... Or, augmenter les salaires, savez-vous ce que c'est? C'est ruiner notre industrie, tout simplement... Oui, monsieur, notre industrie... vous ruinez notre industrie, tout simplement... Ah! sans vous!...

Je voulus expliquer à mon interlocuteur que nos grands industriels du Nord formulaient les mêmes éloges sur le désintéressement de leurs ouvriers, et les mêmes plaintes contre les excitateurs belges. C'est beaucoup plus facile que de rechercher les vraies causes d'une évolution, disons, pour ne pas les vexer, d'une maladie économique, et d'y remédier. Je tâchai de lui faire comprendre que, tant que les conditions du travail ne seraient pas réorganisées sur des bases plus justes, il en serait toujours ainsi... Mais le petit grand industriel s'obstine à ne pas entendre raison.

Il proteste, s'agite, trépigne, crie:

—Non, non... Il n'y a pas d'évolution économique, pas de maladie économique... Il n'y a rien d'économique. Il y a le travail... Le travail est le travail... Qu'est-ce que le travail?... Rien... Que doit-il être?... Rien... Je ne connais que ce principe-là... Mais, laissez-moi donc tranquille... Non, non. Il y a vous, vous!... Vous, vous avez toujours été les propagandistes de l'esprit révolutionnaire parmi les peuples... C'est dégoûtant... Ah! je sais bien ce que vous rêvez... je vois bien ce que vous attendez... La Belgique aux Français, hein?

—Et vous la France aux Belges, hein?

Le petit grand industriel me considère alors d'un œil singulièrement brillant:

—Hé!... Hé! fait-il en claquant de la langue... Ne riez pas... Dites donc? Dites donc?... Avec nos bons, nos excellents amis les Allemands?... Hé! hé?... Mais dites donc?... Ah! ah!...

Puis, il se hausse sur la pointe des pieds, atteint de la main mon épaule, où il tape, le bon Belge, de petits coups protecteurs:

—Hé! hé!... Sapristi... dites-moi donc?... Ce serait une fameuse chance, pour vous!...


Waterloo.

Le même jour, je suis allé visiter le champ de bataille de Waterloo. Peut-être ai-je été poussé inconsciemment à cette absurde visite, par cette idée, non moins absurde, de m'habituer tout de suite à l'idée de la défaite, de la dénationalisation, de la belgification, qu'évoque en moi le nom seul de Waterloo.

Mais je n'ai rien vu, au champ de bataille de Waterloo... Au champ de bataille de Waterloo, près de l'auberge de Belle-Alliance, où quelques excursionnistes anglais échangeaient de petits cailloux jaunes contre de petits cailloux noirs, je n'ai vu, debout sur une table, les jambes bottées, sur la tête un panama en bataille, aux yeux une énorme lorgnette, je n'ai vu que M. Henry Houssaye, qui regardait... quoi?

Des corbeaux volaient ici et là, dans la morne plaine... Et je me dis mélancoliquement:

—Il les prend encore pour des aigles.


Au Musée.

Je ne dirai rien des visites que j'ai faites aux Musées. Je veux garder secrètes en moi, au plus profond de moi, les jouissances et les rêveries que je vous dois, ô Van Eyck, ô Jordaens, ô Rubens, ô Teniers, ô Van Dyck!... Je veux, en admirateur respectueux, soucieux de votre immortel repos, vous épargner toutes les sottises, épaisses, gluantes, que sécrètent hideusement les critiques d'art, lorsqu'ils se trouvent en présence des œuvres d'art, de n'importe quelles œuvres d'art, sottises indélébiles qui, bien mieux que les poussières accumulées et les vernis encrassés, encrassent à jamais vos chefs-d'œuvre, et finissent par vous dégoûter de vous-mêmes... Ah! c'est bien la peine que vous ayez été de grands hommes et de braves gens!

Un soir, au Musée de La Haye, j'ai vraiment entendu l'Homère de Rembrandt me dire:

—Éloigne de moi,—ah! je t'en supplie, toi qui sembles m'aimer silencieusement,—éloigne de moi tous ces sourds bourdonnements de moustiques, toutes ces douloureuses piqûres de mouches, qui rendent ma vie si intolérable, dans ce musée, et qui font que je regrette souvent—je t'en donne ma parole d'honneur—de n'avoir pas été peint par M. Dagnan-Bouveret... Car, si j'avais été peint par M. Dagnan-Bouveret, comprends-tu?... tout ce qui se dit de moi aurait sa raison d'être... Et je n'en souffrirais pas... Tiens! regarde cette grosse dame... oui, là-bas... à gauche..., cette grosse dame en rose... devant le Vermeer... Tout à l'heure, elle rassemblait autour de moi toute sa famille—quatre petits garçons, quatre petites filles, et autant de neveux et de nièces—et elle disait à tout ce monde, en me désignant de la pointe d'une aiguille à chapeau: «Examinez bien ce vieux-là, mes enfants. Comme il ressemble à votre grand-père!» Et les enfants de s'écrier, en tapant dans leurs mains: «C'est vrai!... Grand-papa... grand-papa!» Eh bien, j'aime mieux ça. Je ne sais pas pourquoi... ça m'a fait plaisir... oui, ça m'a ému, de savoir que je ressemble à quelqu'un, à quelqu'un de vivant, même à quelqu'un de Bruxelles;... car, sûrement, elle est de Bruxelles, la grosse dame en rose... Mais si tu avais entendu, l'autre jour, M. Thiébaut-Sisson? Alors je ne ressemblais plus à rien... Et M. Mauclair, donc?... N'affirmait-il pas que je suis «de la peinture statique»? Quelle pitié, mon Dieu... quelle pitié!

Est-ce curieux?... Est-ce humiliant pour notre mentalité, qu'il existe encore au XXe siècle tant de gens assez oisifs, assez pauvres d'idées, assez dénués du sens de la vie, assez peu respectueux du sens de la beauté, pour se donner la mission ridicule d'expliquer des choses, que d'ailleurs on n'explique point, auxquelles ils ne comprennent et ne comprendront jamais rien, quand il est si facile de laisser, chacun, jouir de ce qu'il a devant les yeux, librement, à sa façon?

Mais voilà... Tout homme a, dans le cœur, un Mauclair qui sommeille.

Si, du moins, il sommeillait toujours, ce sacré Mauclair-là!... N'est-ce pas, mon pauvre Homère?


Il fait de la race.

Les Belges sont grands éleveurs de poules et aussi de lapins. Ils ont fabriqué une espèce de lapin qui se nomme d'un nom grandiose: le géant des Flandres, et qui, pour un lapin, animal généralement peu lyrique, est bien un géant, plus qu'un géant, un véritable monstre. Le géant des Flandres arrive à peser jusqu'à vingt-deux livres de viande.

Mais c'est surtout la poule qui constitue, pour la Belgique, un commerce intéressant et très prospère. Il faut le reconnaître, les Belges sont des maîtres incomparables, en aviculture.

Parmi les élevages, très nombreux autour de Bruxelles, j'en ai visité un qu'on m'avait spécialement recommandé. Il appartient à M. de S... Mi-paysan, mi-hobereau, d'accueil un peu rude, mais bon homme au fond, M. de S..., après quelques minutes, finit par se familiariser jusqu'à l'indiscrétion, jusqu'aux bourrades joyeuses, aux tapes sur le ventre. Et son rire est quelque chose de si assourdissant que, chaque fois qu'il rit, on est instinctivement porté à se boucher les oreilles, comme au passage d'une locomotive qui siffle.

Son installation est merveilleuse. Rien n'y est laissé au hasard... Tout y est combiné, prévu, réglementé, discipliné: nourriture, soins, hygiène, exercice physique, sélection, en vue de l'amélioration constante et du plus parfait bonheur de la race.. Je n'ai jamais vu que, nulle part, on en ait fait autant pour les hommes.

—Je suis sévère..., confesse M. de S..., ça oui... mais je ne les embête pas... Il ne faut jamais embêter les bêtes... Il faut qu'elles s'amusent, au contraire.. Quand elles ne s'amusent pas, elles dépérissent... Et alors, bonsoir les œufs!...

Ils ont deux espèces de poules, en Belgique; la Coucou de Malines, et la Campine. Produit très bien fixé d'un croisement de la Brahma herminée avec la Campine, la Coucou de Malines est résistante, grosse, un peu lourde de formes, d'un joli gris caillouté, d'une chair abondante et délicate. Elle est essentiellement commerciale. On en expédie dans le monde entier. La Campine est la poule nationale. On raconte qu'il y a plus d'un siècle, la race en était à peu près perdue; du moins elle s'était astucieusement dispersée parmi d'autres races. Peu à peu, on l'a reconstituée dans toute sa pureté originelle. Elle est petite, mais extrêmement élégante, vive et jolie. M. Paul Bourget dirait qu'elle a des allures aristocratiques. Svelte et un peu piaffeuse, telle du moins que je la connais, je crois qu'il serait plus juste de lui attribuer des airs de petite cocotte, de cocodette. Un mantelet blanc, délicieusement blanc, accompagne sa robe blanche et noire, très collante au corps, et qui dessine les formes avec une grâce un peu hardie... Une crête effilée, d'un rouge vif, la coiffe d'une façon exquisément insolente. Comme notre Bresse, elle a des pattes bleues, ce qui est un signe de bonne naissance. Le sang bleu, toujours.

—Une pondeuse admirable, s'extasiait notre hobereau... la meilleure, la plus régulière de toutes les pondeuses... avec ses petites mines évaporées...

Et, tout en me promenant à travers ses parquets, propres, luisants, luxueux, pareils aux villas de Saint-Germain et de l'Isle-Adam, il me confiait, en termes prolixes, ses idées sur l'élevage...

Comme j'admirais la vitalité, la robustesse, la belle humeur de ses bêtes:

—Ah! voilà!...professait-il. Il faut être impitoyable et scientifique.. Je suis impitoyable et scientifique... J'élimine les coqs qui ne chantent pas bien... dont la voix n'est pas assez sonore et retentissante... Tout est là, mon cher monsieur... J'ai observé que, plus un coq chante fort, plus il est ardent et, par conséquent, apte à la reproduction. Une belle voix, chez les coqs, de même que chez les hommes, annonce toujours... enfin, vous savez ce que je veux dire...

—Alors, les ténors?... ne pus-je m'empêcher de remarquer... Dites donc, voilà un point de vue nouveau.

—Non, pas les ténors, naturellement. Les ténors sont des lavettes... Ah! ah! ah!... Les ténors, à la broche!... Dans la marmite, les ténors!... Bien entendu, je ne conserve que les barytons... les barytons sérieux, bien gorgés... Allez! les poules ne s'y trompent pas... Elles savent parfaitement que plus un coq barytonne, mieux elles seront servies, plus leurs œufs seront gros, abondants... et plus vigoureux leurs petits... car tout s'enchaîne, dans la nature... Tenez, j'ai fondé à Bruxelles un Club, chargé de propager, à travers le monde, ces vérités biologiques... Un succès fou, mon cher monsieur... Nous avons maintenant des journaux, des conférences, des laboratoires... beaucoup d'argent... Nous organisons des expositions épatantes... avec des concours de chant... Un vrai conservatoire... mais pas de musique... ah! ah!... non, sacré matin!... un conservatoire de... enfin vous savez ce que je veux dire... C'est passionnant.

Il m'apprit qu'il n'y avait qu'un seul moyen de reconstituer une race dégénérée: l'inceste.

—Ainsi vous prenez, je suppose, deux cochins fauves... Ils ont des tares inadmissibles, ignobles, dégoûtantes, criminelles, telles, par exemple, que des plumes grises, noires ou blanches... des culottes étriquées, pas assez bouffantes... des queues trop longues... Enfin, il reste en eux des mélanges anciens, des influences disparates... Eh bien, vous les isolez dans un parquet... Bon... Ils ont des couvées... Bon!... Vous sélectionnez, sans faiblesse, la poule et le coq, c'est-à-dire le frère et la sœur que vous mettez carrément à la reproduction... Et ainsi de suite, de couvées en couvées... Peu à peu, les influences étrangères s'atténuent, les mélanges disparaissent... Après cinq, six générations, vous avez retrouvé tous les caractères bien définis, toutes les vertus ataviques, toute la pureté première de la race. Ah! c'est passionnant.

Il ajouta:

—Pour les hommes, ma foi!... je n'ai point essayé...

Et il me poussa du coude légèrement:

—Hé! hé! Dites donc? Faudrait peut-être essayer ça... en France, où la race s'en va... s'en va...

Je vis, dans un parquet, des oiseaux extraordinaires que, tout d'abord, je pris pour des rapaces. Droits comme des hommes et juchés sur de hautes pattes sèches, nerveuses, armées de terribles éperons, le poitrail bombant, serré dans un justaucorps de plumes bleuâtres, la queue courte, pointue, relevée à la manière d'un sabre, l'œil féroce, le bec recourbé, coupant, nomme celui des vautours, ils me firent l'effet de ces reitres querelleurs, qui, pour un rien, tiraient l'épée, et vous étendaient, d'un coup d'estoc, sur la berge des routes.

—Des Combattants de Bruges... expliqua en haussant les épaules, le hobereau... Rien du tout... rien du tout... Oui, ils font les fendants... ça a l'air de quelque chose... et, au fond, des couillons, mon cher monsieur, les pires couillons du monde. Ne me parlez pas de ces épateurs, qu'un rouge, gorge mettrait en déroute... et qu'il faut élever dans du coton...

Nous marchions toujours de parquets en parquets, et, toujours, le grand aviculteur parlait, parlait, expliquait, commentait:

—L'hôpital! me dit-il, tout à coup.

Il s'arrêta, me montra un grand espace, divisé en cinq ou six compartiments, enclos de grillages, où s'élevaient, bien exposées au soleil, de vraies maisonnettes. Une forte odeur d'acide phénique montait du sol soigneusement ratissé... Quelques poules se promenaient, l'aile basse, de l'allure triste, lente et cassée qu'ont les vieilles bonnes femmes, dans la campagne. J'en vis qui boitillaient, qui sautillaient sur leurs pattes, entourées de linges de pansement. D'autres, hottues, les plumes ternes et bouffantes, la crête décolorée, restaient immobiles, sans rien voir de ce qui se passait autour d'elles. D'autres encore, accroupies en rang, sur l'herbe sulfatée, dodelinaient de la tête et se racontaient de petites histoires, parlaient, sans doute, de leurs maladies, comme font les convalescents, assis, dans le jardin de l'hospice, sur des bancs, un jour de soleil.

Et M. de S... me conta ceci:

—Un matin, j'apprends par mon chef basse-courrier, que j'ai deux poules diphtériques... Comment avaient-elles pu attraper cette contagion, ici, où, chaque jour, les parquets, le sol, les mangeoires, l'eau, la nourriture même, tout enfin est désinfecté?... Je me le demande encore... Mais il n'y avait pas à s'y tromper; elles étaient diphtériques... Ah! sacristi!... Immédiatement, j'ordonne de les isoler dans une de ces maisonnettes que vous voyez... Et on les soigne... Trois fois par jour, un employé venait avec un petit attirail d'infirmier... Il commençait par racler, avec un grattoir, le gosier des poules, enduisait, ensuite, à l'aide d'un pinceau, les plaies à vif, d'une bonne couche de pétrole, et comme il faut soutenir les malades, durant l'évolution de cette maladie, qui est très déprimante, il leur entonnait deux ou trois boulettes, d'une composition spéciale et tonique... Ce régime leur était extrêmement pénible et douloureux. Mais quoi? Elles avaient beau protester, il fallait bien en passer par là... Or, voici ce qu'elles imaginèrent... C'est à ne pas croire! Moi-même, j'eusse traité de blagueur celui qui m'eût rapporté la chose, si je n'en avais pas été, une dizaine de fois, le témoin stupéfait... Du plus loin qu'elles voyaient venir leur bourreau, avec sa trousse, elles essayaient aussitôt de se mettre sur leurs pattes, battaient de l'aile, affectaient la plus folle gaieté, puis, se précipitant aux mangeoires garnies d'un peu de millet, elles faisaient semblant de manger.... Oui, mon cher monsieur, avec une ostentation comique, elles faisaient semblant de manger, goulûment. Et, regardant l'employé, en dessous, d'un air malin, elles semblaient lui dire: «Tu vois, nous avons grand appétit... nous sommes tout à fait guéries... Remporte donc ton grattoir, ton pinceau au pétrole, et tes boulettes»... Ah! les roublardes!... C'est passionnant...

Chargement de la publicité...