La belle que voilà...
Elle se répéta doucement: «Dans quinze jours!» et esquissa un pas plein d’allégresse. Le claquement léger de ses semelles sur le plancher troubla le silence de la nuit et elle s’arrêta court, ayant cru entendre quelqu’un remuer en haut. La seule idée que Mr. Blakeston père était peut-être rentré et pouvait être dérangé dans son sommeil glaça son enthousiasme. Elle sortit, referma la porte avec précaution, et retira ses chaussures avant de monter l’escalier.
Cette quinzaine ne lui parut pas très longue. Elle avait attendu si longtemps que deux semaines de plus ou de moins n’avaient vraiment pas grande importance, et ces deux semaines étaient différentes de toutes celles qui les avaient précédées. Il ne s’agissait plus de songes creux ni d’espérances improbables. L’événement merveilleux qui devait inaugurer l’ère nouvelle avait pris forme, une forme vraisemblablement et indiscutablement réelle. Ce n’était plus qu’une date sur le calendrier, une date soulignée à l’encre, que rien ne pouvait empêcher d’arriver.
Et puis Lizzie était bien trop occupée pour être impatiente.
Il fallait d’abord choisir l’air de danse, l’air irrésistible qui devait assurer le triomphe; il fallait en copier la musique sur du papier soigneusement rayé pour l’orchestre du «Paragon». C’était long, on devait s’appliquer terriblement, éviter les pâtés, ne pas se tromper de ligne, et l’ouvrage fait, enlever avec une gomme les traces de doigts. Et avec tout cela il fallait encore trouver le temps de travailler plus que jamais, d’apprendre par cœur toutes les nuances du morceau, d’en donner à l’exécution le «fini» brillant et sûr qui devait trancher sur la médiocrité des exhibitions rivales. Les heures d’atelier ne s’écoulaient qu’avec une lenteur fastidieuse, mais les soirées passaient dans la fièvre.
Ce ne fut que dans le courant de la dernière semaine que Lizzie s’avisa qu’il était une question capitale qu’on avait jusque-là négligée: le costume. Elle y songea pour la première fois un matin en s’habillant, récapitula mentalement le contenu de sa garde-robe et s’abandonna au plus complet désespoir. L’insuffisance de son trousseau était si évidente qu’il semblait impossible d’arriver à une solution satisfaisante. Elle agita le problème toute la journée et décida qu’il faudrait recourir à des emprunts: une camarade de l’usine avait un chapeau orné de plumes jaunes qu’elle consentirait peut-être à prêter, une autre possédait une robe de satin noir d’une grande beauté.
Lizzie se rasséréna quelque peu, mais quand elle fit part de son projet à l’oncle Jim, il réfléchit quelques instants, et exposa des vues surprenantes.
—Petite! dit-il, si vous avez le beau chapeau et la robe de satin noir, peut-être que ça fera plaisir à la galerie, mais vous pouvez être sûre que les gens des places chères ne trouveront pas ça superbe! Ils ont vu mieux que cela, cela ne les étonnera pas, et peut-être bien que ça ne leur plaira pas du tout. Il ne faut pas oublier qu’ils auront payé deux ou trois shillings pour leur place, et que c’est leur opinion qui comptera aux yeux de la direction.
Il délibéra quelques minutes, et dit avec décision:
—Vous ne savez pas ce que vous allez faire, petite? Vous allez danser en costume d’atelier. Parfaitement, avec une blouse de toile, bien blanche, les manches relevées jusqu’aux coudes, et sans chapeau.
Lizzie le regarda avec horreur, parut se soumettre lentement et dit d’une voix tremblante:
—Et la jupe?
L’oncle eut un moment d’hésitation.
—Ah! la jupe! dit-il. Il faudra voir.
Il se gratta la tête d’un air rêveur, et songea:
—La jupe, reprit-il, ça n’a pas grande importance. N’importe quel jupon court pas trop mauvais fera l’affaire; tout ce qu’il faut, c’est qu’il soit assez court pour ne pas vous gêner et pour bien laisser voir le travail des pieds.
Comme Lizzie ne paraissait pas convaincue, il continua d’une voix persuasive:
—Voyez-vous, petite, ce que vous voulez montrer, c’est quelque chose de distingué. Pas un numéro de danseuse nègre, avec des robes à paillettes, des coups de rein et des hurlements. Non, rien que la plate-forme, l’orchestre qui jouera un air, et vous. Vous avez des dispositions, et je vous ai montré du mieux que j’ai pu.
L’oncle sembla se débattre avec son vocabulaire, plein d’un grand désir d’exprimer sa pensée, il déploya les psaumes et devint solennel.
—De la danse comme ça, petite, ça n’est pas tout le monde qui peut la comprendre! Mais ça vaut mieux, c’est décent, et c’est distingué. D’abord, s’il s’agissait de faire des singeries sur la scène, vous ne sauriez pas: ça n’est pas dans la famille. Au lieu de ça vous allez leur montrer ce que vous savez faire: du travail propre et joli, et ceux qui n’y verront rien, c’est tant pis pour eux. Mais il ne faut pas oublier une chose, petite! C’est que si vous voulez avoir les deux livres, et peut-être quelque chose avec, il faut leur montrer de la danse pour de vrai, et pas des singeries!
Lizzie hocha la tête, sérieuse: elle avait compris. Mais ces conseils étaient superflus, elle avait une mission, qui n’était certes pas de faire des grimaces et des cabrioles. L’oncle lui-même ne considérait l’épreuve de samedi que comme une occasion heureuse dont il fallait essayer de profiter. Elle, Lizzie, en savait davantage. A partir de samedi tout allait changer, l’horloge du temps allait s’arrêter une seconde et repartir, allègre, pour battre la cadence heureuse des jours nouveaux; c’était un miracle authentique, révélé à elle seule, qui venait en secret et dont il faudrait se réjouir en cachette: la réalisation d’une promesse faite il y avait longtemps, longtemps, à une petite fille sage qui avait patiemment attendu.
C’était l’impression qui la dominait encore quand elle fit son entrée sur la scène du «Paragon», le sentiment confus qu’elle avait attendu toute sa vie, au long des interminables années grises, et que le moyen était enfin venu. Elle n’avait aucun doute sur le résultat: en un quart d’heure passé dans la coulisse elle venait de voir défiler sur les planches une douzaine de concurrentes dont les romances nasillées plaintivement ou les monologues éventés n’avaient suscité qu’une hilarité peu flatteuse ou des murmures impatients. Il n’y avait eu qu’un succès: un menuisier qui jonglait avec ses outils, mais Lizzie n’avait pas peur.
Quand son tour fut venu, elle attendit qu’un domestique en livrée chamarrée eût traîné sa plate-forme au milieu de la scène; puis elle fit son entrée à pas rapides, affairée et digne, s’assura que le carré de planches était posé bien d’aplomb, et s’y campa. Elle s’aperçut alors que son entrée avait été accueillie par une grande clameur, une clameur née quelque part au fond de la salle béante, qui venait franchir la rampe comme une avalanche de bruit.
Toutes les amies de la corderie étaient là-haut, dans la galerie à six pence: le bar était déserté, celles qui n’avaient pu trouver de sièges s’entassaient autour des balustrades, et elles criaient toutes à tue-tête: «Lizzie! Ohé, Lizzie! Hooray!» Les spectateurs des autres places commencèrent à appeler aussi: «Lizzie! Ohé, Lizzie!» au milieu des rires. L’orchestre étonné ne jouait pas encore. Lizzie restait immobile sur sa plate-forme, impatientée et presque en colère. Mais l’occasion était si solennelle qu’elle ne pouvait pas se contenir et attendre encore un peu.
Peut-être était-ce la fragilité de sa silhouette, du corps menu, seul au milieu de la scène; peut-être l’humilité naïve du costume, du jupon court à fleurs, du corsage pauvre aux manches relevées; ou bien encore était-ce la simplicité enfantine de sa figure blanche sous les cheveux légers, son air solennel d’attente... Mais Lizzie, toujours immobile, figée et digne sous les appels familiers, avait quelque chose d’étrangement pathétique.
L’orchestre attaqua un air de danse, et l’auditoire, amusé et sympathique, se tut tout à fait en voyant que la petite poupée s’était mise à danser.
Elle dansa avec soin, suivant exactement la cadence, un peu ennuyée parce que l’orchestre jouait à son gré trop fort et qu’elle craignait de n’être pas entendue.
En face d’elle, il y avait une vaste salle presque comble; d’innombrables rangées de sièges occupés par des spectateurs, hommes et femmes, qui étaient silencieux. Tout cela était exactement comme elle se l’était imaginé. Après les premières mesures, sa vue se troubla un peu, et elle ne vit plus devant elle qu’un grand espace béant peuplé de figures attentives, vers lesquelles le tapotement léger de ses pieds sur les planches s’en allait comme un appel poignant.
Il y eut un passage difficile, très vif, et la peur désespérée d’être en retard sur la mesure la remplit d’une angoisse fiévreuse; mais après cela, c’était un rythme plein et facile, un chant clair, léger, joyeux, qui l’emporta tout entière. Elle eut envie de tendre les mains pour offrir ses paumes ouvertes, de se laisser osciller avec la mesure, de chanter avec tout son corps l’hymne de désir et d’allégresse. Tous ces gens qui écoutaient, comment pourrait-elle leur faire comprendre? Mais les paroles de l’oncle Jim lui revinrent à la mémoire: «Surtout, petite, pas de singeries!» Et elle laissa retomber ses bras à ses côtés.
Il fallait pourtant bien qu’elle se fît entendre, et elle essaya de faire passer dans sa danse tout ce qu’il lui était interdit d’exprimer autrement. D’une cadence preste et légère, elle fit un naïf alleluia, le psaume délirant d’une petite créature jeune et grisée de soleil; et quand le rythme retomba, languit, se traîna un peu, elle leva vers la salle béante ses yeux enfantins, et raconta d’un tapotement incertain et monotone sa courte vie incolore, longue d’ennui, son espérance découragée, le rêve encore mal défini, obscur et fragile.
Et c’était fini! Elle entendit arriver la dernière mesure avec une surprise affolée, fit claquer ses derniers coups de talon très fort en guise d’appel, de protestation,—c’était trop court; on ne pouvait pas la juger là-dessus; c’était si important pour elle; elle aurait dû...—et l’orchestre était silencieux, la salle était sortie de son immobilité, emplie soudain de mouvements divers et d’un grand bruit confus. Lizzie, oubliant la révérence gracieuse qu’elle avait projetée, descendit de la plate-forme et rentra dans la coulisse, un peu étourdie, la gorge serrée, prenant les dieux à témoin que c’était trop court et qu’elle pouvait faire beaucoup mieux.
Un gros monsieur l’arrêta par le poignet, et sans lâcher prise, avança de deux pas et prêta l’oreille. Elle écouta aussi, et se dit qu’il y avait beaucoup de gens qui applaudissaient, mais qu’ils n’avaient pas l’air de claquer bien fort. Une voix de femme, aiguë comme un sifflet, cria au-dessus du tumulte:
—Lizzie!... Lizzie!... Engcôo!
Le gros monsieur se retourna, hocha la tête d’un air paternel et dit:
—C’est un succès, petite, un vrai succès!
Et une jongleuse américaine montra des dents éblouissantes en un sourire protecteur.
Après? Eh bien, après il y eut la délibération du Jury; la proclamation du résultat, accueillie par de nouveaux cris d’enthousiasme de la galerie; et on amena Lizzie au milieu de la scène pour lui remettre deux souverains neufs dans une petite bourse de peluche bleue. Après il y eut toutes les amies qui attendaient à la porte, débordant d’une affection jusque-là insoupçonnée et de félicitations suraiguës; et il y eut l’oncle Jim, souriant et supérieur, qui demanda à voir les souverains, et méfiant, les fit sonner sur le trottoir.
Mais au milieu de tout cela, Lizzie ne pouvait se défaire d’une inexplicable angoisse et elle se répétait doucement à elle-même tout le long de Mile End Road, que c’était trop court et que cela ne pouvait pas compter. Comment? C’était déjà fini? Les figures familières, les voix connues, le décor de chaque jour, rien de tout cela n’avait changé; tout était comme auparavant, et voilà que Faith Street s’ouvrait de nouveau devant elle, étroite et sombre, ramassant entre ses murailles souillées l’air étouffant du soir, tous ses relents pauvres, et la tristesse de la nuit.
Quand Lizzie s’éveilla, elle eut tout de suite conscience du grand calme qui régnait à la fois dans la maison et au dehors; le silence de la rue n’était troublé que par de vagues bruits domestiques et l’écho lointain d’une voix paresseuse. Elle se frotta les yeux, murmura: «Dimanche» et se renfonça dans l’oreiller. Un peu plus tard, elle rouvrit les yeux sans bouger, et tout ce qui s’était passé la veille lui revint à la mémoire par images successives. Elle se souvint des deux souverains qu’elle avait confiés à l’oncle Jim pour plus de sûreté, et l’importance de la somme lui fit chaud au cœur. Après quelques instants de réflexion, elle se dit que le mal qu’elle s’était donné valait vraiment bien cela; et après quelques instants encore, elle se trouva assise dans son lit, les genoux sous le menton, tremblant d’indignation.
Pour deux livres, quarante shillings, deux petites pièces d’or, qui ne lui serviraient à rien, elle avait vendu son avenir! Voilà ce qu’elle avait fait. Elle s’était perfectionnée dans un art d’agrément à force de labeur et de persévérance; elle avait acquis un talent, un talent rare, qui lui avait coûté de longs efforts et avait par conséquent beaucoup de valeur; une grande espérance, l’espérance de jours meilleurs, d’une vie différente, de la revanche qui devait tôt ou tard venir, l’avait pénétrée, accompagnée partout et toujours, lui avait fait supporter les injustices des hommes et du sort, les longues heures d’atelier, les souliers percés, la margarine rance, les chapeaux sans plumes, et bien d’autres choses: et puis les événements avaient suivi leur cours, le jour de l’apothéose était venu, et voilà que tout était fini! De tout ce que lui avait promis sa juste espérance, il ne restait qu’une bourse de peluche bleue qui contenait deux souverains; rien n’était changé; la vie allait reprendre comme autrefois, avec cette différence qu’elle n’avait plus rien à attendre.
Elle ne comprenait pas bien ce qui s’était passé. Elle ne savait pas à qui s’en prendre; mais il y avait eu quelque part une malhonnêteté, un vol; et comme ce qu’on lui avait escroqué était son dû, son unique bien et l’essence de sa vie, l’injustice était si criante et le vol si cruel qu’un Dieu juste n’aurait jamais dû les tolérer.
Lizzie se disait toutes ces choses, assise sur son lit, les bras autour de ses genoux repliés, et une crise de colère impuissante contre l’iniquité des hommes lui fit monter les larmes aux yeux. Le passé étant plein de mélancolie et le présent incertain, elle essaya pour se consoler de se figurer encore une fois le futur sous des couleurs éclatantes: mais après un court effort d’imagination, son pauvre courage s’écroula, et l’idée des longues années à venir la secoua d’un frisson d’horreur. Elles se présentaient comme une longue trame grise, tissée de travail et d’ennui, où la suite interminable des jours traçait le même dessin monotone. Elle pouvait se figurer très exactement ce que serait l’avenir, parce qu’il serait tout pareil à l’autrefois; seulement autrefois, il y avait au bout des longs jours mornes la clarté consolante d’une promesse, la promesse de toutes les choses qui n’étaient pas arrivées... Lizzie se souvint d’avoir lu dans un livre, imprimé en grosses lettres pour les petits enfants, l’histoire d’une fée qui marchait «au milieu d’un nuage doré»; elle ressentit une sorte de vanité amère à songer qu’elle avait, elle aussi, marché dans un nuage doré, éblouie et aveugle; et il ne restait plus du beau nuage que deux fragments dérisoires, enfermés dans une bourse de peluche bleue.
Au milieu de son désespoir, il lui vint à l’idée qu’il y avait, comme chaque dimanche, le marché de Middlesex Street, à quelques minutes de chez elle, et que les deux souverains tant méprisés, employés judicieusement, pouvaient après tout faire bien des choses. Elle se leva, fit sa toilette avec le plus grand soin et descendit. Sa mère lui fit observer que quand on sortait de son lit à cette heure-là, il était absolument futile d’espérer trouver quelque chose à manger. Lizzie sourit avec hauteur, et alla s’asseoir sur le pas de la porte pour attendre l’oncle. Il arriva bientôt, et sur sa demande, lui remit le trésor avec un sourire d’indulgence.
En descendant Mile End Road, Lizzie songeait que c’était quelque chose d’étonnant et de presque tragique, la petitesse du prix en quoi s’était résumé son rêve. Elle tenait là dans sa paume fermée tout ce qui restait d’un monde de mirage, échafaudé lentement et dissipé en un soir; ces deux pièces d’or étaient en quelque sorte des reliques, tout ce qui restait pour prouver aux autres et lui rappeler à elle-même l’existence du bel édifice fauché.
Quand elle arriva à Middlesex Street, elle se souvint tout à coup qu’elle n’avait encore rien mangé, et elle déjeuna sur le champ d’une portion d’anguille à la gelée, de deux glaces et d’une tablette de chocolat; ensuite elle se laissa prendre dans la foule et suivit la rue jusqu’au bout, regardant les étalages.
Elle était encore perplexe quand une poussée subite la projeta vers un coin de trottoir où s’alignaient des paires de chaussures; à vrai dire, elle eût préféré réserver son argent pour des objets moins utiles, mais la voix de la raison se fit entendre, et elle fit l’acquisition d’une paire de souliers jaunes un peu usés, mais pointus à ravir. Refusant l’offre d’un journal pour les emballer, elle alla s’asseoir sur le trottoir dans une petite rue latérale, mit les souliers jaunes et abandonna les vieux. Quand celle eut fait cela, elle se dit qu’elle venait d’être pratique, prévoyante et sage, et elle décida que le prochain achat aurait pour objet un article d’ornement. Après une longue hésitation, elle se décida pour une fourrure. On était en août, mais le marchand dissipa ses derniers doutes en lui assurant que les fourrures vraiment belles se portaient toute l’année. Elle acheta encore un collier de perles, une broche, un nœud de velours rose dont elle orna son chapeau, et un mouchoir de soie safran avec son initiale brodée en bleu. Après cela, elle ne pouvait vraiment plus s’apitoyer sur elle-même; et son souci principal fut de disposer ces divers ornements avec assez d’art pour qu’on pût les voir tous au premier coup d’œil.
Quand cela fut fait, elle remonta Whitechapel Road jusqu’au «Pavillon», puis revint sur ses pas, marchant lentement au milieu du trottoir, mais s’appliquant à ne pas révéler dans son maintien un orgueil de mauvais goût. Une fois revenue, elle comprit que dans ce quartier on ne saurait pas réellement apprécier sa toilette; puisqu’elle se trouvait par hasard bien habillée, elle irait se montrer dans des sphères plus élégantes; et sans attendre plus longtemps, elle empoigna sa jupe à pleine main, prit le coin de sa fourrure entre ses dents pour ne pas la perdre, et rattrapa un omnibus en trois enjambées. Comme ce n’était pas le moment de regarder à la dépense, elle prit un ticket de trois pence, se réservant de descendre quand bon lui semblerait. Elle hésita plusieurs fois et se leva à moitié, mais se contint, et ne quitta l’omnibus que quand le conducteur annonça «Marble Arch!» d’une voix lassée.
Lizzie, débarquée sur le trottoir, regarda la grille et dit «Hyde Park!» à demi-voix, d’un ton chargé de respect; puis elle épousseta sa fourrure à petites tapes tendres, prit le mouchoir de soie safran à la main, et entra dans le grand monde avec simplicité.
Il est bon de se promener dans les rues et de regarder les étalages, il est doux de manger lentement une glace à la framboise, doux aussi de rester tard au lit le dimanche matin, ou bien d’aller en voiture jusqu’à Epping-Forest et de reposer ses yeux sur de l’herbe vraiment verte et des arbres qui ne soient pas plantés en rangées; mais marcher doucement dans les allées d’un parc, par un beau soleil, quand on a une fourrure neuve, des souliers jaunes, un collier de perles et un mouchoir de soie brodé est plus délicieux que tout cela. C’est une joie si complète et si pure que toutes les satisfactions de vanité mesquine finissent par disparaître. On se sent sorti de la dure carapace des jours de travail, installé dans un cercle supérieur où les toilettes éclatantes, le décor ratissé et les manières polies rendent la vie douce, facile et belle; et par sympathie les gestes les plus ordinaires et même le cours naturel des idées prennent une distinction mystérieuse.
Lizzie se promena donc dans Hyde-Park et Kensington-Gardens tant que dura le jour, et fut parfaitement heureuse. A la fin de la journée, elle se dirigea vers le kiosque de la musique et s’assit à quelque distance pour jouir de ses dernières heures. Le soleil descendit derrière les arbres lointains, borda de nuances éclatantes et douces quelques nuages épars et disparut tout à fait. Au milieu de l’ombre qui tombait sur le parc, la musique continuait à se faire entendre, jouant des airs militaires, au rythme martial et gai, auxquels la venue lente du crépuscule prêtait une mélancolie inattendue.
Lizzie restait sans bouger dans son fauteuil, résolue à ne partir que le plus tard possible, et sentant pourtant que son bonheur s’en allait. Il faisait trop sombre maintenant pour qu’on pût voir sa fourrure, ni le nœud rose de son chapeau, ni le mouchoir de soie qu’elle tenait pourtant à moitié déployé sur ses genoux. L’obscurité la repoussait impitoyablement dans sa sphère: elle n’était plus qu’une petite chose insignifiante, perdue dans la nuit.
Quand la musique se tut, des gens qui étaient assis se levèrent et passèrent devant elle pour s’en aller; il y avait surtout des dames, des dames à démarche molle et balancée, dont la silhouette devinée dans l’ombre avait un aspect d’élégance raffinée. C’étaient de grandes dames, assurément, qu’elles fussent ou non titrées; la molle indolence de leurs moindres gestes disait aux tiers: «Maintenant nous rentrons chez nous, dans nos maisons où il y a des lumières douces, des lits à colonnes et de la vaisselle d’argent.»
Lizzie se souvint du soir où l’oncle Jim avait éveillé son grand désir en parlant des duchesses qui n’auraient pas su danser. Eh bien, elle savait danser, elle, danser comme les grandes dames n’auraient jamais pu, jamais; mais elles s’en moquaient pas mal! Elles n’étaient même pas venues au «Paragon» pour lui voir gagner le premier prix, et si elles étaient venues, elles l’auraient oubliée en moins d’une heure, retournant à leurs plaisirs, à leurs jolies choses et à leurs jolies vies, pendant que la petite Lizzie rentrait dans les régions noires, avec ses deux souverains, et au dedans d’elle quelque chose de cassé qui criait son agonie. L’argent était déjà en partie dépensé; il lui avait donné quelques heures de satisfaction, et voici que c’était déjà fini, et l’autre voix au dedans d’elle recommençait sa clameur lamentable, lui rappelait sans répit son désespoir, semblait la pousser vers quelque redoutable asile.
Elle se leva aussi et s’en alla vers la grille; elle n’essayait plus d’avoir l’air distingué. D’abord elle sentait qu’elle n’était même pas bien habillée; elles n’avaient pas de fourrures les autres, et probablement si elles avaient vu la sienne, avant qu’il fît nuit, elles auraient ri. Elles auraient ri doucement, sans éclats, par politesse, et elles auraient passé en balançant les hanches dans leurs jupes soyeuses et molles vers les équipages qui les attendaient certainement un peu plus loin. Le beau mérite de savoir danser! C’était moins difficile que d’être riche, et moins spirituel que de porter de jolies toilettes et de ne rien faire!
Dans les allées sombres du parc, et plus tard sur l’omnibus qui la ramenait vers Mile End, Lizzie sentit au milieu de son souci se lever en elle un étrange orgueil: l’orgueil de ceux qui ont nourri de grands rêves et n’ont pas été compris. Il y aurait une sorte de noblesse amère à promener dans Faith Street, même dans la corderie, la conscience d’aspirations méconnues. Elle se sentait maintenant délivrée des obligations mesquines et des devoirs vulgaires, appelée à marcher dans ces sentiers semés de lauriers et de ronces où s’en vont les grandes âmes que la vie a traitées injustement.
Cet orgueil tomba quelque peu quand elle arriva à la maison, où le reste de la famille était rassemblé. Sur la table, il y avait un pot de bière et des verres; même Bunny avait auprès de lui un peu de bière dans le fond d’un gobelet et mangeait des noix avec diligence. Blakeston vit du premier coup d’œil les ornements nouveaux et fronça les sourcils; mais l’oncle Jim admira sincèrement:
—C’est étonnant, dit-il, la différence que ça fait tout de suite, un peu de toilette chez une jeune fille!
Lizzie garda un silence tragique, et Bunny, devinant sa tristesse, lui offrit des noix.
L’oncle poursuivit placidement:
—A la bonne heure! On s’amuse quand on peut, et puis le lundi au travail! S’pas, petite?
La «petite», les lèvres serrées, retira son chapeau, posa sa fourrure; puis s’abandonnant soudain, elle se laissa aller sur la table, et la tête entre les coudes, sanglota éperdument. Les noix échappées de sa main rebondirent sur la table et roulèrent par terre, où Bunny les ramassa.
Au milieu du silence stupéfait, la voix mouillée de Lizzie prononça piteusement:
—Je ne veux pas! Oh! je ne veux pas!
L’oncle qui ne comprenait pas encore, demanda avec lenteur:
—Qu’est-ce qu’elle ne veut pas?
Entre deux hoquets désespérés, elle répondit faiblement:
—Travailler. Oh! je ne veux pas!
Entendant cette prétention éhontée, Blakeston père voulut protester avec indignation. Mais l’oncle l’arrêta de la main.
Il chercha laborieusement quelque chose à dire, et ne trouva rien. Mrs. Blakeston qui ne prenait pas au sérieux les nerfs de jeune fille, examinait la fourrure avec intérêt. Au bout de quelque temps, l’oncle Jim, ayant définitivement reconnu son impuissance à trouver des paroles de consolation, offrit un peu de bière, et voyant que ce subterfuge ne suffisait pas à arrêter les larmes, il lui conseilla d’aller se coucher.
Elle monta l’escalier en sanglotant toujours, se déshabilla et pleura longtemps sur l’oreiller. La vie était trop dure; le chemin des grandes âmes était tout en ronces, sans aucuns lauriers; et même l’oubli du sommeil ne lui était d’aucun réconfort, à cause du lendemain qui venait déjà.
A cinq heures un quart, Lizzie se leva, descendit allumer le fourneau à essence et emplir la bouilloire, et remonta s’habiller. A côté de son lit, il y avait un morceau de miroir pendu à un clou; quand elle s’en servit pour arranger ses cheveux, elle constata qu’elle avait les yeux rouges, et dit à haute voix: «Ça m’est bien égal!» En regardant avec plus d’attention, elle découvrit autre chose: c’est qu’elle ne pourrait jamais avoir l’air d’une héroïne, d’une héroïne de rien.
Les héroïnes du crime et du vice, les révoltées avaient une mine altière, des yeux profonds au regard dominateur, un teint mat, des lèvres de carmin, un port de tête arrogant, enchanteur et cruel. Elle, Lizzie, n’avait rien de tout cela. Comme héroïne vertueuse, innocente et persécutée, elle eût été plus vraisemblable, mais celles-là avaient toujours un air de distinction chaste, de vertu éclatante qui les marquait pour le triomphe inévitable de la fin. Ce qu’elle voyait dans les débris de miroir c’était, sans illusion possible, la figure d’une petite jeune fille ennuyée et lasse, qui se préparait à travailler toute la journée, pour huit shillings par semaine, et n’aimait pas cela. Il n’y avait donc pour elle aucun espoir! Quand elle eut fait cette constatation, elle s’aperçut qu’elle n’avait plus que juste le temps de boire son thé en toute hâte et d’emporter un morceau de pain pour manger en route.
Elle arriva en grignotant dans Mile End Road, et la gloire du soleil levant au-dessus des maisons la frappa comme une offense. Elle se dit: «Elles sont encore au lit, les grandes dames!» et regarda le ciel rose avec hostilité; le fait d’être levée à temps pour voir l’aurore était la preuve amère de sa servitude. Mais ce ne fut que quand elle se retrouva à l’atelier, à sa place coutumière, attelée de nouveau à la longue tâche fastidieuse, qu’elle goûta tout à fait l’horreur de la vie qui recommençait.
Il se pourrait fort bien que dans vingt-cinq ans elle fût encore là. Vingt-cinq ans! Elle essaya de se représenter combien cela faisait de jours, et abandonna bientôt le calcul, arrivée à des chiffres tels qu’ils cessaient d’avoir aucun sens. Le ronronnement continu des machines semblait le symbole même de l’éternité. Elles marchaient sans heurts, inlassables, rapides, exemptes des imperfections et des faiblesses d’une humanité précaire, et toutes ces choses qui tournaient sans arrêt, les volants, les longues tiges d’acier, les courroies et les engrenages, c’étaient des vies, des vies, des vies, des vies qui passaient. Elles se suivaient en longues files inépuisables, faisaient quelques tours rapides, s’usaient et passaient dans le vide, remplacées par d’autres, toutes résignées et dociles. D’innombrables générations se succédaient sans plainte, et déjà la machine appelait de son ronronnement doux les petites filles qui avaient cru lui échapper.
L’heure du déjeuner amena toutes les amies, qui exigeaient le récit détaillé de tout ce qui s’était passé, de ce qu’avait dit le directeur du «Paragon» et de la façon dont elle allait dépenser les deux souverains. Mais Lizzie n’était pas en humeur de causer; la curiosité de ces prétendues amies lui parut sotte et vulgaire, et leurs exclamations diverses, qui se traduisaient toutes par: «A-t-elle de la chance, cette Lizzie!» la choquèrent comme des propos déplacés au cours de funérailles. Car elle portait en terre ce jour-là un grand secret plein d’orgueil, quelque chose comme les restes d’une personne de haute naissance qui aurait vécu en exil et dont, même après sa mort, il serait interdit de révéler le nom. Elles ne comprenaient pas, les autres; elles ne comprendraient jamais, et elles l’ennuyaient. Naturellement, quand elle montra sa mauvaise humeur, on l’accusa de vanité ridicule, et les camarades coupèrent court à leurs félicitations pour dire d’un ton moqueur:
—Ah! ça paraît dur de se remettre au travail quand on a passé sur les planches! Il faudra pourtant s’y faire, ma fille!
Lizzie répondit:
—Peut-être!
Et elle rentra la première à l’atelier.
Les machines tournaient toujours; il semblait qu’elles dussent continuer ainsi pendant des siècles et des siècles et que toutes les générations à venir suffiraient à peine à assurer leur besogne; mais Lizzie n’était plus disposée à se résigner. Une fièvre de révolte haletait en elle et faisait trembler ses mains, et toute sa volonté frêle se cabrait contre le destin. Ce qui l’exaltait surtout, c’était l’inégalité de la lutte: d’un côté, il y avait une grande loi irrésistible et peut-être juste qui, depuis le commencement du monde, ployait sous le même joug les résignés et les réfractaires, et de l’autre côté, il y avait la petite Lizzie qui se dressait en face de l’inévitable et prétendait échapper au sort commun. Pourtant, il lui faudrait céder tôt ou tard, à moins... Elle s’arrêta un instant dans son travail, les yeux ouverts sur la muraille; et quelque chose de grand et de solennel entra dans la longue salle emplie de poussières, voila le décor mesquin, couvrit tous les bruits de la vie vulgaire, et lui chuchota à l’oreille des promesses d’évasion.
Elle songea: «Comme c’est simple!» et s’étonna de n’y avoir pas songé plus tôt. C’était une revanche, en somme, la seule possible, mais éclatante; un défi lancé à toutes les grandes puissances oppressives; une fin tragique et belle qui terminerait sans déchéance un grand chagrin... et elle avait lu dans les journaux que cela ne faisait presque pas mal. Les grandes dames elles-mêmes, si elles apprenaient cela, seraient contraintes au respect; les amies de la corderie percevraient confusément qu’elles avaient caché au milieu d’elles une âme plus haute et plus pure; et quand sonnerait le glas de son départ, il y aurait quelque part dans l’infini une voix juste et compatissante qui annoncerait:
—Celle qui s’en va, c’est la petite Lizzie, qui savait danser!
Une fois que l’idée fut venue, elle ne songea même pas qu’il pût y avoir la moindre hésitation: c’était la solution glorieuse et simple, qui répondait à tout, et pour laquelle elle n’avait besoin de la permission de personne. Et elle serait une héroïne, après tout!
Les heures qui passèrent après cela furent douces et faciles, et les moindres choses prirent un sens mystérieux, comme ennoblies par le reflet de ce qui allait venir. Quand la journée de travail fut finie, Lizzie quitta l’usine avec un sourire affable et s’en alla le long de Commercial Road vers les docks, un peu émue, mais pleine de fierté. Elle sentait qu’elle allait faire là quelque chose de grand et d’héroïque, qui devait la relever à jamais au rang dont elle avait cru un moment déchoir, et mettre un sceau de noblesse authentique sur ses opérations avortées. Les gens diraient: «Il fallait vraiment qu’elle eût une nature supérieure au vulgaire, puisqu’elle est morte d’avoir été méconnue!» Et la mort lui donnerait ainsi son auréole plus facilement et plus sûrement que le succès.
Elle avait marché assez vite et s’aperçut qu’il était encore trop tôt; la nuit ne faisait que commencer. La rivière serait sillonnée de chalands et de vapeurs; elle pourrait être dérangée, et elle désirait finir sans hâte, doucement, dans un cadre auguste de silence et de paix. Elle s’en alla donc par les rues, regardant autour d’elle par curiosité: tout ce qu’elle voyait, gens, maisons et boutiques, était laid, indistinctement laid; il n’y avait rien là qui valût un regret. D’ailleurs elle le comprenait maintenant, même les maisons de West-End avec leurs façades à colonnes, les squares tranquilles et distingués, les magasins aux épais tapis, et même bijoux et fourrures n’auraient pu la satisfaire tout à fait. Elle disait cela sans envie et sans dépit et elle en donnait la preuve, puisqu’elle allait renoncer à jamais à l’espérance de toutes ces choses, que personne n’aurait pu lui retirer.
Quand la nuit fut un peu avancée, elle se dirigea de nouveau vers la rivière, longea l’église de Limehouse et suivit les rues obscures en cherchant l’endroit qu’elle avait en vue. Elle le trouva bientôt: c’était un passage étroit entre deux murailles qui menait à un tronçon de quai; des deux côtés l’eau du fleuve clapotait doucement contre les hautes parois de wharfs déserts; du quai partait une passerelle qui conduisait à un ponton ancré dans le courant, où s’amarraient les vapeurs.
Au coin du quai, il y avait un public-house dont les fenêtres étaient encore éclairées; quand elle se fut assurée qu’il n’y avait plus personne dehors, elle passa vite et sans faire de bruit et franchit la passerelle en courant.
L’eau était parfaitement calme et pourtant le ponton se balançait doucement, en oscillations paresseuses, comme bercé par le remous de quelque chose qui venait de passer. De l’autre côté, c’était la double obscurité de l’eau noire et des murailles sombres des entrepôts; çà et là les lumières de quelques vapeurs immobiles se reflétaient dans le fleuve en longues traînées vacillantes; le sifflement lointain d’un remorqueur s’étouffant dans la nuit; les bruits divers de la cité arrivant par intervalles en échos confus, et c’était tout. Ce ponton qui oscillait doucement sur l’eau sombre avait des airs d’asile, et sa solitude recueillie semblait en vérité une promesse de la paix définitive.
Lizzie arriva là en courant, vit les lumières miroitant dans l’eau, presque sous ses pieds, et s’arrêta. Elle savait qu’à gauche, très loin c’était la mer, et de l’autre côté Londres, et elle fut contente de voir que la marée descendait. Elle songea quelle chose vaste et mystérieuse c’était qu’une rivière, qui traversait d’un bout à l’autre les villes des hommes en poursuivant au milieu d’eux sa vie à elle, que rien n’avait pu changer. Combien en avait-elle déjà porté dans ses eaux troubles et roulé sur ses bancs de vase, de ces choses semblables à ce que la petite Lizzie allait devenir? Pauvres filles qui avaient été poussées au dernier refuge pour avoir cru que l’honneur ou l’amour étaient des choses d’importance; vieilles gens qui avaient trop longuement et trop durement vécu et ne se sentaient pas la force d’attendre davantage; faillis, vaincus et délaissés, ils étaient venus à elle, et ils avaient trouvé ce qu’ils cherchaient, comme elle allait le trouver à son tour.
Elle fit deux pas vers le bord et s’arrêta encore une fois. Elle n’avait pas peur de la mort, Lizzie; seulement... elle avait grand peur de l’eau noire, et elle recula lentement jusqu’au milieu du ponton et s’efforça de se rappeler son grand chagrin afin de s’exalter un peu.
Il vint tout à coup, avec son cortège de désillusions, d’iniquités et d’intolérables ennuis. De toutes celles qui avaient cherché un asile dans l’eau profonde, il n’en était certes pas qui eût pu avoir d’aussi justes raisons que Lizzie! La belle affaire d’avoir été trahie ou délaissée! La grosse douleur de n’avoir pas de quoi manger! Elle! On lui avait volé son espoir: des puissances occultes et malfaisantes lui avaient suggéré un rêve obscur, l’avaient nourri, attisé, fait croître d’un jour à l’autre, pour l’escamoter soudain d’une façon incompréhensible et cruelle! Il ne restait plus qu’une grande détresse, l’avenir interminable et vague, le travail fastidieux... Et les deux souverains déjà dépensés!
Quand elle eut songé à tout cela, Lizzie se couvrit les yeux de ses mains, marcha droit devant elle, sentit le sol manquer sous ses pieds, et se laissa aller en frissonnant...
Au rez-de-chaussée de la maison de Faith Street, le conseil de famille était rassemblé. Mr. Blakeston père regarda la montre de son beau-frère, et dit avec amertume:
—Voilà ce que c’est quand on leur laisse quarante sous à ces petites! Ça passe ses soirées dehors à les dépenser comme des sottes!
Sa femme ajouta:
—Et ce que ça se monte la tête! Vous avez vu cette histoire qu’elle a faite hier, disant qu’elle ne voulait plus travailler!
L’oncle Jim intervint avec bienveillance:
—Bah! dit-il. A cet âge-là, on dit çà, et puis le lendemain on n’y pense plus. Il ne faut pas se plaindre, en somme: tout a bien fini.
Tout avait bien fini, en effet, surtout pour Lizzie, que la marée descendante poussait doucement vers la mer.
TABLE DES MATIÈRES
| Pages | |
| La Belle que voilà... | 5 |
| Celui qui voit les Dieux | 21 |
| Le dernier soir | 51 |
| La Vieille | 81 |
| La destinée de Winthrop-Smith | 97 |
| La foire aux vérités | 121 |
| La peur | 141 |
| Lizzie Blakeston | 155 |
ACHEVÉ D’IMPRIMER LE 3 MARS 1923
== PAR L’IMPRIMERIE FLOCH ==
A MAYENNE, POUR BERNARD GRASSET