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La bêtise humaine (Eusèbe Martin)

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Baïsso té, mountagno[1],
Levo té, valloun,
M'empeichas de veïré
Lo mio Janettoun.

[1]

Baisse-toi, montagne,
Lève-toi, vallée,
Que je puisse voir
Ma mie Jeannette.

De la chanson au costume national, il n'y avait que l'épaisseur d'un désir. Sans être absolument pareil, celui qui couvrait Rose de mai, avait quelque analogie avec celui de la mie Jeannette. Eusèbe ne songeait plus à Adéonne. Entièrement perdu dans les rêves qu'il nourrissait depuis deux mois, sa pensée errait dans les doux champs de la rêverie. Il lui semblait qu'il avait vu depuis longtemps, toujours peut-être, celle qui emplissait son cœur.

Une portière se souleva doucement, et Adéonne s'avança sans qu'Eusèbe, tout entier à sa contemplation, y prît garde. Elle regarda, pendant trois secondes, l'étranger; mais bien que son coup d'œil fût infaillible pour juger à quelle position sociale un homme appartenait, elle ne put, cette fois, rien démêler. Un instant elle se demanda si l'extase du jeune homme n'était point une comédie; mais le feu qui brillait dans ses yeux, son front pâle, les battements de son cœur révélèrent à l'actrice, habituée à voir la comédie humaine et à la jouer elle-même, un sentiment profond et sincère.

—Vous avez voulu me voir, monsieur, dit-elle; que désirez-vous de moi?

Eusèbe tressaillit comme s'il eût été réveillé en sursaut, et, à son tour, il regarda Adéonne.

La cantatrice portait une robe de satin noir piqué, fort simple. Un col et des manchettes de vieille guipure de Hollande complétaient son ajustement. Ses luxuriants cheveux blonds tombaient, négligemment noués sur son cou, comme une rivière d'or, dont deux bandeaux, admirablement dessinés, semblaient les premières ondes. Ses yeux, grands et bruns, dont la paupière inférieure avait une teinte bleue, formaient un éclatant contraste avec sa peau d'un blanc mat, qu'aucune nuance rose ne venait éclairer. Ses lèvres même étaient pâles et ne paraissaient rouges que lorsqu'elle en approchait ses mains effilées, d'une blancheur diaphane. Ce n'était plus la brillante artiste qu'Eusèbe avait vue tant de fois. C'était une créature admirablement belle, mais plus statue que femme. Si le jeune homme eût jeté les yeux sur les deux lobes délicieusement dessinés, dont on apercevait l'origine sous les jours de la guipure, il aurait cru à une nouvelle hallucination taillée dans le marbre. Mais il ne regardait ni cela ni autre chose. Interdit, il cherchait des mots pour répondre, et ses mots ne venaient pas.

Adéonne était trop femme pour ne pas comprendre l'effet qu'elle produisait. Elle ne s'en souciait guère. Cependant elle en fut flattée, et dit d'une voix plus douce:

—Puis-je savoir, monsieur, ce qui me vaut votre visite?

—Madame, répondit Eusèbe en balbutiant et en devenant rouge et pâle tour à tour; madame, je désire vous acheter.

L'accent un peu lent du jeune homme, ses habits d'une coupe peu connue, firent penser à la chanteuse qu'il était étranger. Sa phrase, dont elle ne pouvait démêler le sens qu'il y attachait, lui parut une proposition d'engagement; elle répondit:

—Je vous remercie, monsieur, mais un engagement de trois ans me lie à mon théâtre, et je suis décidée à ne plus chanter en province, encore moins à l'étranger. Je suis trop bonne patriote pour cela. Je ne vous suis pas moins reconnaissante des offres que vous veniez me faire. Pour quelle ville vouliez-vous m'engager?

—Je me suis mal expliqué sans doute, madame, puisque je ne me suis pas fait comprendre. Je ne viens pas vous engager. Je viens vous acheter.

—Pour qui? demanda l'artiste avec dégoût.

—Pour moi, répondit Eusèbe.

—Si c'est là une gageure, monsieur, je la trouve d'un goût plus que contestable. Si c'est une plaisanterie, je la trouve grossière.

—Ce n'est ni l'une ni l'autre de ces deux choses, reprit Eusèbe en tremblant sous le courroux de la jeune femme.

—Alors, sortez, monsieur! reprit Adéonne avec hauteur, sortez, ou je vais vous faire chasser. Vous venez insulter chez elle une femme qui ne vous a rien fait. C'est lâche!

—Madame, s'écria Eusèbe en tombant à genoux; madame, ayez pitié de moi. Je ne suis pas méchant, je vous assure. Non, je ne le suis pas. Moi, vous insulter!... si vous saviez!... Je vais tout vous dire quand les larmes ne m'étoufferont plus. Moi, vous insulter! c'est absurde. Je ne sais pas bien parler, voyez-vous; je ne suis qu'un pauvre paysan; oui, je ne suis qu'un paysan. Quand vous m'aurez entendu, vous me pardonnerez, bien sûr; puis vous me ferez chasser après si vous voulez. Donnez-moi une minute, je ne serai pas long; je sais qu'il ne faut pas abuser du temps des autres. Souvent on a l'air de n'avoir rien à faire et l'on est très-occupé. Puis, je vous le répète, vous serez libre de me faire chasser après, mais ce sera inutile, je m'en irai bien tout seul. Vous voyez bien que je ne suis pas mauvais. On m'a toujours trouvé bon et doux, certainement. Mais je vous l'ai dit, je suis de la campagne; à la campagne, on ne sait pas comme dans les villes. Je suis venu pour apprendre; mon père m'a envoyé pour cela. Il y a trois mois seulement que je suis à Paris; trois mois, c'est si peu! Il y avait un mois que j'y étais, quand je vous ai vue; c'était un mercredi, je ne m'attendais pas à vous voir; j'étais au théâtre, vous avez ôté votre masque. Si vous saviez ce qui s'est passé en moi! je ne puis vous le dire. Il m'a semblé que je n'avais jamais vu d'autres femmes que vous. J'étais bien heureux, bien malheureux aussi, allez! Mon cœur battait bien fort, j'appuyais ma main dessus pour ne pas l'entendre. La nuit, je fermais les yeux et je vous voyais dans l'ombre. Lorsque le jour venait, vous disparaissiez et je m'endormais pour ne pas voir que je ne vous voyais plus. Ce n'est pas ma faute. J'allais dans ce théâtre sans penser à rien. Est-ce que je savais! Puis j'y suis revenu tous les soirs, ç'a été mon tort; je n'aurais pas dû, mais c'était malgré moi. Je m'éloignais, j'allais bien loin, et cependant j'arrivais toujours le premier... Ne me faites pas chasser encore.

—Parlez, murmura Adéonne.

—Figurez-vous que j'avais fini par être très-heureux, très-heureux. Quand je vous avais bien regardée, je rentrais chez moi; là je faisais les rêves les plus charmants que vous puissiez imaginer. Vous étiez comme moi née à la Capelette.—Quand j'ai vu ce portrait où vous êtes en paysanne, j'ai cru que j'avais rêvé vrai.—Oui, je pensais cela. Je me levais de grand matin pour vous regarder dormir; puis, j'allais vous chercher des fleurs que j'étalais pour que le sable des allées ne criât pas sous vos pieds, et je disais à mon père:—Père, vous vouliez savoir où est le vrai? Le vrai, c'est le bonheur. Mon père vous disait «ma fille,» et vous remerciait d'avoir porté la joie sous notre toit. Le soir, nous allions vers le bord de l'eau; vous chantiez, et j'étais heureux. Tout cela me semblait vrai, je me sentais vivre avec vous et par vous; je passais des journées entières à vos côtés. Un jour, nous étions assis sur le rocher de la Jouve, d'où une jeune fille s'est élancée dans l'eau, parce que son amoureux ne l'aimait plus. J'avais mon fusil, j'allais tirer sur une mésange; vous, m'avez dit: Ne la tuez pas, et vous avez appuyé votre main sur mon bras. L'oiseau a dit: merci, et moi j'ai baisé la place où s'était appuyé votre doigt. Vous voyez que je me rappelle tout, et ce n'était pourtant pas vrai.

Un jour, j'ai été à la campagne chez des amis. Ils étaient trois. Ils m'ont arraché mon secret. Tout ce qu'il y avait de bonheur en moi, ils me l'ont pris, ils m'ont blâmé, ils se sont moqué de moi et m'ont dit:... Ce sont eux qui sont lâches! Ne me forcez pas à dire ce qu'ils ont dit. Si vous ne me pardonnez pas, je les tuerai.

—Dites-moi tout; mon pardon est à ce prix.

—Eh bien, ils m'ont dit, ah! c'est bien mal, je le répète pour être pardonné, cela me brûle les lèvres. Ils ont dit que vous étiez une femme de rien, une déhontée sans cœur et sans âme, une créature maudite de Dieu, vendant son corps à tout venant. Voilà ce qu'ils ont dit; et lorsque j'ai eu bien souffert durant trois jours et mille nuits, j'ai pris mon argent et je suis venu pour vous acheter. Pardonnez-moi, je vous ai tout dit.

—Vous vouliez m'acheter, demanda Adéonne dont le visage n'avait réflété aucune émotion pendant le récit d'Eusèbe; vous êtes donc bien riche?

—J'ai là tout ce que je possède, dit le jeune homme, quarante-huit mille francs.

—Et vous pensiez que pour cette somme je me serais donnée à vous pour l'éternité? reprit en souriant la chanteuse.

—Non. Mais un instant j'ai eu la folle espérance de croire que pour cet argent, et aussi par pitié, vous me permettriez de vous regarder, de toucher votre main, d'entendre votre voix, et à l'heure où le soleil se couche, je serais parti en emportant assez de bonheur avec moi pour bénir à jamais votre souvenir.

—Quoi! une journée seulement?

—Trois heures, deux, une...

—Votre parole?

—Je n'ai jamais menti.

—Asseyez-vous, reprit froidement Adéonne, et ayant sonné sa femme de chambre, elle lui dit:

—Jenny, je n'y suis pour personne.


XXIII

Adéonne était née à Saumur, entre le deuxième et troisième acte de Thérèse ou l'Orpheline de Genève. Mlle Vacher, sa mère, jouait l'orpheline innocente et persécutée. Depuis le matin, elle sentait quelque chose d'anormal dans son organisation; mais la brave demoiselle, en digne artiste qu'elle était, n'avait pas voulu faire manquer la recette. Du reste, le public n'y perdit rien: on fit une légère coupure, et la pièce continua; rien ne fut changé, il n'y eut qu'une orpheline de moins et une petite fille de plus, laquelle fut le lendemain baptisée sous les noms de Françoise-Joséphine Vacher, née de demoiselle Marie-Augustine Vacher, artiste dramatique, et de père inconnu. Comme il va sans dire, l'aventure fit sensation dans Saumur. Les dames de la ville envoyèrent du linge, et les élèves de l'école de cavalerie, qui depuis dix mois applaudissaient Augustine, firent entre eux une souscription qui rapporta assez pour éloigner pendant deux mois de la couche de la pauvre artiste le spectre de la misère.

Seul, le lieutenant de Baudibard de Saint-Fayol ne donna rien.

Le capitaine Bertuchot prétendit que c'était pour éloigner les soupçons.

A quoi le sous-lieutenant de Vic, qui ne mettait pas de dragonne à sa langue, répondit que le sous-lieutenant de Baudibard de Saint-Fayol était un fat et qu'à ce compte tout le monde aurait pu se dispenser de donner.

Le lieutenant de Baudibard de Saint-Fayol, qui avait l'oreille chaude,—il était de Pau ou de Bayonne, peut-être de Dax, mais ce qu'il y a de certain c'est qu'il avait l'oreille chaude,—avertit que la chose ne se passerait pas comme ça. Le lendemain, il prit le sous-lieutenant de Vic à part pendant le pansage.

—Lieutenant de Vic, lui dit-il, persistez-vous à vous dire le père de l'enfant?

—On n'a jamais pu savoir... répondit M. de Vic.

—Demain, à cinq heures du matin, sur la route de la Flèche, nous pourrons éclaircir ce mystère.

—Nous éclaircirons tout ce que vous voudrez, mon lieutenant, répliqua courtoisement M. de Vic.

La nouvelle se répandit bien vite dans la ville que deux officiers s'allaient battre au sujet de la petite de la comédienne.

Le général commandant l'École n'en dormit pas.

—Salomon, dit-il à son aide de camp, se trouvant dans une semblable occurrence, aurait ordonné qu'on partageât la bambine entre les deux pères. Malheureusement, la position est plus tendue que dans le fameux procès jugé par ce grand roi. Si je prononçais le même jugement que lui, la pauvre petite serait hachée menu comme chair à pâté. Or, ce qu'il y a de plus simple, c'est de consigner mes deux gaillards.

Ainsi fit-il, et il fit bien.

Mlle Vacher quitta Saumur, pour aller gagner son pain sous d'autres cieux; elle parcourut toute la France. Cinq ans après, ses engagements portaient cette mention peu honorable:

«Le directeur aura le droit d'utiliser la fille de ladite demoiselle Vacher toutes les fois qu'il le trouvera nécessaire pour son spectacle, moyennant un cachet de quarante centimes par représentation.»

Joséphine naquit entre deux portants de coulisses, et son enfance n'eut d'autres horizons qu'une campagne en carton et un ciel de calicot.

C'est mal dire: Joséphine n'eut pas d'enfance. A dix ans, elle eût fait rougir un dragon; à douze, elle aurait fait pâlir un carabinier.

La demoiselle Vacher, sa mère, en était venue à jouer les duègnes. Ne pouvant se suffire à elle et à sa fille, elle s'associa avec un drôle du nom de Gouzir, lequel jouait les pères-nobles et ne pouvait vivre seul avec ses trop modestes appointements.

A Nantes ou à Tours, Joséphine, qui avait alors quinze ans, resta trois jours absente de la maison. Gouzir la gourmanda; sa mère se contenta de lui dire:

—Nous partons pour Paris dans deux mois; tu aurais bien pu attendre.

A Paris, le ménage vit bien des mauvais jours; mais enfin, un homme qui avait vu Joséphine à la salle Molière, fit du bien à la famille; après celui-ci un autre, et ainsi de suite, jusqu'à M. Fontournay, qui s'amouracha de la jeune fille et fit une pension à ses parents, à la condition qu'il resterait chez eux. Cette clause fut fatale à la pauvre Vacher et à l'infortuné Gouzir. Que faire en un gîte, à moins que l'on n'y boive? Ils burent tant, tant, tant, qu'un matin on les trouva morts. Devant Dieu soit leur âme, si tant est qu'ils aient eu une âme, supposition bien invraisemblable.

Fontournay avait quatre-vingt mille francs de rentes et un égoïsme à faire envie à un roi. Mathématique dans ses vices, il les enfermait dans son secrétaire et ne les faisait sortir que pour quelques heures seulement, et chacun à leurs jours, comme on fait des chevaux de prix qui ne quittent l'écurie que pour raison de santé.

Fontournay était buveur, mais non ivrogne; mangeur, mais non gourmand; sa lubricité s'arrêtait à la porte du dévergondage et n'y frappait que pour en imposer au monde des vieux viveurs. Ce bon riche n'éprouvait aucun sentiment sincère pour Joséphine; il ne l'aimait ni d'amour, ni d'amitié, ni d'habitude. Il la gardait cependant avec soin, et c'eût été pour lui un grand chagrin de la perdre.

Lorsque la connaissance s'était faite, Fontournay avait éprouvé, en trouvant Joséphine, une satisfaction semblable à celle que ressentirait un bibliomane en découvrant une édition rare d'un ouvrage insignifiant. Depuis longtemps il était fort ennuyé de recruter ses amours au Conservatoire ou dans le monde des lorettes célèbres. Il avait remarqué, cet observateur profond, que toutes les biches ont à peu de chose près la même physionomie, et que le passe-port de l'une pourrait servir à toutes les autres:

Cheveux châtain foncé,
Yeux bruns,
Front bas,
Bouche grande,
Nez relevé ou court.
Signes particuliers: Toilette ridicule, parler bête.

Cette monotonie ennuyait le cher homme. De plus, il avait aussi remarqué que les créatures, qui se font un grand nom dans le monde galant, ne doivent, la plupart du temps, leur succès qu'à une excentricité ou à une opposition complète du type vulgaire. Cette fille pâle, au nez effilé, aux narines dilatées, aux cheveux fauves, l'avait séduit; il se disait: J'ai trouvé l'oiseau rare.

Le soir où, au mépris des convenances, Joséphine Vacher avait fait son apparition dans la baignoire d'avant-scène louée à l'année à l'Opéra-Comique par Fontournay, il se fit un grand bruit du côté des vieillards, et les jeunes gens dirent: «Ce vieux diable de Fontournay nous a déterré une charmante maîtresse pour l'avenir.»

Joséphine fut l'événement de la soirée. Les femmes du monde la regardèrent avec une effronterie extrême, et toutes firent la même question au journaliste Narcisse Beauramier, qui, ce soir-là, allait de loge en loge, chercher ou répandre des nouvelles:

—Comment nommez-vous cette créature qui se pavane dans la loge de M. Fontournay?

—Belle dame, répondait Beauramier avec finesse, c'est encore un mystère.

Fontournay était ravi. Le lendemain il combla Joséphine de cadeaux, lui constitua une maison, des appointements fixes, et lui donna un professeur de piano et de chant pour l'occuper.

Joséphine avait mené une vie trop agitée pour ne pas être satisfaite de son repos. Un jour que sa femme de chambre, gagnée par un ami de Fontournay, l'engageait à accepter des offres brillantes et une vie plus libre, Joséphine répondit:

—Les femmes ne sont pas nées pour être libres. Je pense que M. Brannery ne vaut pas mieux que M. Fontournay; autant mépriser celui-ci qu'un autre. J'y suis habituée.

Pendant deux ans, Joséphine ne donna à son protecteur aucun sujet de plainte. Elle ne sortait jamais, et malgré un espionnage bien organisé, Fontournay ne put parvenir à la découvrir en rupture de fidélité.

Ce bonheur tranquille finit par ennuyer le bon bourgeois. La femme dont il avait été si fier n'avait pas secondé ses vues. Au lieu de briller beaucoup, de le tromper un peu, de faire parler d'elle, elle vivait comme une bourgeoise. Un matin, il pensa qu'il fallait en finir et chercher ailleurs.

—Chère enfant, dit-il à Joséphine, j'ai à vous annoncer une chose assez triste pour moi. Des obligations, des affaires, comment dirai-je! des nécessités de famille, me forcent à vous quitter. Ne m'interrompez pas. Vous savez que je ne suis pas ingrat, j'ai toujours agi avec vous en galant homme; je continuerai. Vous toucherez votre pension pendant un an encore, et vous aurez toujours un ami en moi. Ainsi, c'est entendu, à dater d'aujourd'hui, nous serons de bons camarades.

—Quelle jolie scène je vous ferais si je vous aimais! répondit Joséphine en souriant.

—Je vois avec plaisir que vous prenez mieux la chose que je ne le pensais.

—Je ne la prends ni bien ni mal; cela m'est indifférent, voilà tout.

—Je crois cependant, reprit Fontournay, mériter quelques regrets.

—Vous avez tort.

—Vous êtes peu gracieuse pour moi, chère belle.

—Raisonnons. Vous m'avez donné une parcelle de vos revenus; cela vous convenait, si vous l'avez fait c'est que vous pensiez que ce que je vous donnais valait autant. Des regrets, dites-vous, pourquoi? Je trouverai facilement une affection comme la vôtre. Vous venez me raconter que vous êtes un galant homme; qu'est-ce que cela me fait? N'ai-je pas été loyale, moi, dont le métier est de ne pas l'être? Vous m'avez prise sans savoir pourquoi, vous me quittez de même. Je n'ai rien à dire et je ne dis rien; mais de grâce ne me parlez pas de regrets; les regrets n'étaient pas dans le marché.

Fontournay était venu avec l'intention très-arrêtée de quitter Joséphine. En chemin il s'était promis d'être fort et de ne céder à aucune prière, de résister aux larmes que la belle ne manquerait pas de verser. La façon avec laquelle sa maîtresse acceptait la rupture changea complétement ses idées. Par un retour subit, que les penseurs expliqueront, s'ils le peuvent, il éprouva un violent chagrin en pensant que la femme dont il voulait se défaire à tout prix un instant auparavant le quittait sans se faire prier.

—Je voulais vous éprouver, ma Joséphine, dit-il, l'épreuve n'a pas été heureuse; laissez-moi croire que vous aviez pénétré ma pensée et que vous avez voulu me tourmenter.

—Je ne m'amuse jamais à ces riens-là. Depuis trois mois mon parti est pris, je débute demain à l'Opéra-Comique. Si je réussis, je veux être seule et libre comme une brave artiste. Si je tombe, j'irai m'enterrer dans une campagne que je connais près de Nantes. Je n'ai jamais respiré, j'ai besoin d'air.

—Vous allez débuter, s'écria Fontournay avec stupéfaction, que me chantez-vous là?

—Demain je vous chanterai l'Ambassadrice. En ce moment, je vous dis la vérité: mes débuts sont annoncés. Afin de ne subir aucune observation de votre part, j'ai changé de nom. Joséphine était un nom absurde, commun, impossible. Maintenant je m'appelle Adéonne. Demandez à l'affiche.

Fontournay ne répondit pas d'abord. Ce que lui disait sa maîtresse le jetait dans une stupéfaction profonde. Souvent il avait songé à faire de Joséphine une artiste, non par intérêt pour elle, mais pour la voir admirée, applaudie, désirée même,—surtout désirée, c'eût été la fête de sa vanité. Sa nature vulgaire l'avait empêché de reconnaître une organisation d'élite dans une fille qu'il avait eue presque pour rien. Joséphine débutait sans recommandations, sans protecteur; ce qui faisait supposer avec raison au vieux viveur, qu'on avait reconnu en elle des qualités vraiment supérieures. Ses regrets furent profonds.

—Quoi! dit-il, c'est de vous dont on parle tant depuis deux mois, c'est vous qui êtes Adéonne?

—C'est moi.

—Et vous me l'avez caché?

—Parfaitement.

—Mais savez-vous que c'est indigne, que jamais pareille ingratitude ne...

—Jusqu'à présent vous n'avez été qu'ennuyeux; vous allez devenir ridicule. Finissons-en. Vous aviez assez de moi et vous me quittiez comme un vieil habit dont on ne veut plus. Par un retour, dont je n'ai que faire de rechercher la cause, vous avez changé d'avis; tant pis pour vous. Vous ai-je parlé d'ingratitude, moi, lorsque vous êtes venu me dire que des raisons de famille, de convenances, que sais-je, vous forçaient de rompre avec moi? Non, je n'ai rien dit; faites de même. Entre nous, il serait injuste qu'en amitié le bail fût renouvelable à la volonté du preneur. C'est le contraire. Tout est pour le mieux.

—Joséphine, s'écria Fontournay, vous ne pouvez pas me quitter ainsi, c'est impossible. Je vous donnerai ce que vous voudrez; cherchez, imaginez les choses les plus chères, vous les aurez.

—Je ne veux rien.

—Je ne sais que vous dire, que vous offrir, moi, reprit le galant homme la larme à l'œil; vous me quitterez plus tard; mais laissez-moi vous guider, vous protéger dans la nouvelle voie que vous voulez parcourir. Je ne vous demanderai rien, vous me recevrez quand vous voudrez, je ne suis pas gênant. Voyons, un bon mouvement, je vous le demande à genoux.

Le vieillard tomba lourdement aux pieds de la fille Vacher, qui se contenta de lui dire:

—Vous savez, mon cher, que si je reculais mon fauteuil, vous ne pourriez plus vous relever.

—Joséphine, vous savez mes principes. Si c'est un caprice qui vous trotte par la tête, dites-le-moi sans crainte.

—Vous étiez ridicule; voilà que vous devenez ignoble.

—Ah! vous n'avez pas de cœur, murmura Fontournay en se remettant péniblement debout. Et il sortit en poussant un de ces soupirs qui attendrissent quelquefois les huissiers, mais jamais la femme qui vous quitte.

Les débuts d'Adéonne furent heureux. En quinze jours, Fontournay vieillit de dix ans. Il avait écrit cent fois sans recevoir de réponse. Un matin, il se redressa radieux: il venait de reconnaître l'écriture d'Adéonne sur l'adresse d'une lettre que son domestique lui apportait. Il prit le pli en tremblant.

—Je savais bien qu'elle me reviendrait, dit-il, et il lut:

«Tous les hommes sont les mêmes: les vieux sont assommants, les jeunes sont méprisables. Assommez-moi, et que ça finisse.

Adéonne.»

Le vieillard ne se le fit pas dire deux fois; il arriva chez son ingrate amie le cœur palpitant d'espoir.

—Chère cruelle, lui dit-il, que vous m'avez fait souffrir! Me revenez-vous du fond du cœur?

—Toutes ces dames ont des diamants, répondit Adéonne. Je veux, à moi seule, autant de diamants que toutes ces dames.

—Vous les aurez.

—J'y compte bien.

—Puis-je vous refuser quelque chose? Mais, au moins, dites-moi...

—Quoi?

—Mais...

—Tenez, une fois pour toutes, expliquons-nous bien et ne nous comptons plus de balivernes. Ce que je vous demande, d'autres me l'ont offert. Je vous donne la préférence, parce que je suis habituée à vous, et qu'au fond vous êtes plus ennuyeux que méchant.

—Il n'y a que vous au monde pour dire certaines choses sans fâcher vos amis.

—J'ai soin de ne les dire qu'en tête-à-tête, répondit la chanteuse. C'est mon seul mérite.

Fontournay donna les diamants et passa dans son milieu pour l'homme le plus fortuné de France. Il ne demandait pas autre chose pour être heureux. Pour lui, le bonheur consistait à être envié de sept ou huit vieux drôles aux crânes chauves et aux cerveaux vides.

Il y avait six mois que la vanité de Fontournay était la vanité la plus radieuse du monde, lorsque Eusèbe, tremblant et fou, vint sonner à la porte de la cantatrice.


XXIV

La consigne donnée par Adéonne à sa femme de chambre avait été si scrupuleusement observée, que le lendemain à dix heures, personne n'avait encore pénétré dans le boudoir de la comédienne.

Le silence et l'obscurité régnaient dans l'appartement. On aurait pu croire à la nuit, si les rideaux mal joints n'eussent laissé passer un rayon de soleil.

Adéonne, dans la même toilette que la veille, les cheveux en désordre, ouvrait avec une précaution extrême la porte qui conduisait de sa chambre au salon, s'arrêtant au moindre cri de la serrure; elle la referma avec les mêmes soins et, marchant sur la pointe du pied, elle traversa avec la légèreté d'un sylphe les deux pièces qui séparaient sa chambre de la salle à manger, où elle arriva si doucement que sa femme de chambre, qui écrivait à son amant, un dragon du 3e régiment, ne l'entendit pas venir.

—Que faites-vous là, Jenny? demanda-t-elle à voix basse.

—Madame le voit, répondit la jeune fille assez embarrassée; j'écrivais à mon cousin.

—A votre amoureux. Que fait-il?

—Il est soldat; nous devons nous marier.

—Pourquoi ne vient-il pas vous voir?

—Madame m'avait défendu de recevoir personne.

—Je vous le permets maintenant.

—Madame est bien bonne.

—Un militaire est toujours un honnête garçon, ajouta la maîtresse pour motiver sa concession.

—Madame peut être sûre que c'est pour le bon motif.

—Ça m'est égal. Préparez le déjeuner tout de suite, et pas de bruit.

Adéonne revint dans son boudoir. Une glace sur les genoux, elle se mit à peigner ses longs cheveux. Lorsqu'elle leur eut donné les contours qu'elle désirait, elle se regarda une dernière fois dans la glace et resta pensive le visage appuyé sur sa main. Deux ou trois fois elle se leva comme pour entrer dans sa chambre; une fois même, ses doigts effilés saisirent le bouton de la porte, mais elle revint s'asseoir.

Un léger bruit la fit tressaillir. Elle prêta une oreille attentive: les mouvements précipités de sa poitrine soulevaient le satin de sa robe, une pâleur mortelle se répandit sur son visage. Eusèbe entr'ouvrit la porte.

En apercevant Adéonne, le jeune homme resta immobile.

—J'avais cru rêver, dit-il.

Adéonne s'élança à son cou et le tint longtemps embrassé.

—Viens me dire que tu m'aimes, mon Eusèbe, murmura-t-elle en l'entraînant sur le divan; ou plutôt ne me dis rien, laisse-moi te voir. Oui, c'est bien toi, comme tu es beau! Dis que tu m'aimeras toujours.

—Oui, répondit Eusèbe.

—Je voudrais te dire beaucoup de choses, si tu savais, mais je ne trouve rien. Je suis toute bête, mais je t'aime bien; le bonheur m'étouffe.

—Écoute, mon bon ange, reprit-elle; nous ne nous quitterons plus, n'est-ce pas? Tu n'as rien à faire, ne viens pas me dire non, tu me l'as dit; je t'assure que tu me l'as dit deux fois hier soir. Nous ne nous quitterons plus. D'abord, si tu ne veux pas rester ici, je te suivrai partout où tu iras. Si tu veux, je laisserai mon théâtre et tout.

—Je veux que vous ne fassiez aucun sacrifice pour moi. Je n'ai pas besoin de cela pour être heureux.

—Des sacrifices! laisse-moi donc! Je me moque pas mal de tout ça; je n'ai jamais tenu à rien, moi: maintenant je tiens à toi. Je n'avais qu'un rêve, c'était d'être aimée comme tu m'aimes, mais je croyais que ça ne se pouvait pas; j'y avais renoncé; en voyant les hommes, je me disais: c'est des bêtises, il n'y faut plus penser. J'avais bien tort, dis?

—Je suis comme vous, j'ai le cœur plein; les paroles ne me viennent pas pour vous dire tout ce que je ressens.

—Et d'abord ne me dis pas vous, on a l'air d'être fâché; dis-moi toi, ça sera bon tout plein. Ça rend bon, d'aimer. J'ai dit à ma bonne qu'elle pouvait recevoir son amoureux, et, en me peignant, je parlais au bon Dieu; c'est la première fois de ma vie. On ne croit pas toujours en lui, on a bien tort, il est très-bon; car enfin, s'il vous fait du mal, c'est souvent pour votre bien; si tes amis ne t'avaient pas dit que je n'étais qu'une rien du tout, tu n'aurais pas osé venir; si tu n'étais pas venu, je n'aurais jamais aimé personne. Y crois-tu, au bon Dieu, mon chéri?

—Quand j'étais enfant, ma mère me faisait prier; plus tard, mon père m'a dit que si tout portait à croire qu'il y eût un Dieu, il se pourrait faire qu'il n'y en eût point.

—Un drôle d'homme, ton père! c'est égal, je l'aime aussi, parce que c'est ton père; il veut que tu t'instruises, il a raison. Je t'apprendrai la vie, moi, je la connais, j'ai été si malheureuse! Quand je te raconterai tout cela, tu pleureras. D'abord, nous autres, les femmes, nous sommes plus fortes que les hommes, nous savons tout sans rien apprendre. Quand je pense que lui et toi vous vous démanchez pour savoir où est le faux et où est le vrai! Ça me ferait bien rire si je ne t'aimais pas: c'est beaucoup bête. Le faux, c'est tout; le vrai, mon Eusèbe, c'est l'amour.


XXV

Eusèbe eut tout le temps possible pour méditer sur le singulier aphorisme si naïvement formulé par Adéonne: pendant un an, ils ne se quittèrent pas.

Le jeune homme avait oublié l'univers qui, de son côté, s'occupait peu de lui.

La comédienne aimait avec passion. A son amour se joignait un autre sentiment: le caractère doux et l'ignorance complète d'Eusèbe sur toutes les choses de la vie, la rendaient l'arbitre de sa destinée, et elle était fière, cette fille, qui avait porté des bas troués pendant vingt ans, d'avoir à protéger quelqu'un.

Elle n'abusait pas de sa suprématie. Plus d'une fois, à genoux devant son amant, elle lui avait dit:

—Comme tu es bon de ne pas vouloir être le maître!

Lorsque les femmes qui vivent en dehors des lois sociales parviennent à l'âge de vingt ans, elles regardent l'humanité par-dessus l'épaule; elles méprisent les hommes à cause de leurs faiblesses qu'elles connaissent bien. Souvent il leur arrive de pleurer amèrement, mais ce n'est pas sur leur abjection ou leur servitude, les remords eux-mêmes n'ont rien à voir dans ces larmes; esclaves, elles pleurent de ne pas avoir des maîtres forts.

Alors le besoin d'être dominées ou de dominer s'empare de ces créatures folles; de là naissent ces liaisons odieuses avec des hommes odieux, où la femme n'est plus dominée, mais battue; ou encore ces amitiés étranges et pleines de jalousies que les impures éprouvent entre elles.


XXVI

Eusèbe avait déposé sa volonté sur l'étagère de sa maîtresse parmi d'autres chinoiseries. Adéonne conduisait sa vie comme le vent dirige la feuille du saule tombée sur une eau tranquille. Elle le faisait habiller selon ses goûts, lui donnait à lire les livres qu'elle aimait, et lui parlait de tout parce qu'elle ne savait rien. Eusèbe était entièrement à elle, il se souciait peu de la domination complète que la chanteuse exerçait sur lui: il était heureux, et comme il n'avait que vingt-deux ans, il croyait à l'éternité du bonheur, comme les âmes dévotes et non pieuses croient à l'éternité des peines.

Cette félicité parfaite aurait duré longtemps, car Eusèbe, simple et naïf comme ceux qui ont vécu au grand air, ne s'inquiétait point du passé d'Adéonne, et le mot jalousie lui était inconnu. L'inconstance d'Adéonne était seule à redouter. Mais Adéonne aimait avec cette furia sincère des femmes qui aiment tardivement. Donc, rien ne semblait devoir altérer la limpidité de ces deux existences qui n'en formaient qu'une.

Une camarade de l'artiste fut le grain de sable qui bouleversa les destinées de cet empire où il n'y avait qu'un roi et une reine se faisant tour à tour sujet l'un de l'autre pour avoir le droit de se prosterner chacun son jour.

Cette femme, nommée Marie Bachu, doublait Adéonne au théâtre et dans les affections de Fontournay. Un jour, grâce à ce dernier, elle obtint ce qu'elle appelait une création, un rôle neuf dans un vieil ouvrage ressemelé. Adéonne se plaignit amèrement au régisseur général et déclara que sous aucun prétexte elle ne laisserait, elle, chef d'emploi, usurper ses droits légitimes. Marie Bachu pria, supplia, s'emporta, mais son antagoniste fut inébranlable.

—Croyez-vous, s'écria la doublure, que je suis faite pour avoir éternellement vos restes?

—Mais, repartit Adéonne en faisant allusion à Fontournay, vous devriez vous y habituer, depuis un an.

Le régisseur, qui connaissait la situation, se prit à rire. Cette hilarité bête rendit les deux femmes grossières en donnant de la vanité à la première et de la colère à la seconde, qui répondit en serrant les dents:

—Si j'ai vos restes, ce n'est point votre faute.

—C'est vrai, dit Adéonne, ordinairement je donne les vieilles choses dont je ne me sers plus à ma femme de chambre.

—Vous pourriez parler plus convenablement d'un homme qui vous a tirée de la misère.

—Ça renverserait toutes les idées acquises sur son compte.

—Dites plutôt que vous êtes encore froissée de son abandon.

—Voyons, ma belle, dit la maîtresse d'Eusèbe avec calme, bien que ses lèvres fussent blafardes, ne plaisantons pas. Vous savez bien que j'ai flanqué votre Fontournay à la porte, le gros phoque! Vous savez bien que, pendant six mois, il m'a ennuyée pour que je lui fisse l'aumône d'un regard, et qu'il a poussé la platitude jusqu'à m'offrir de tolérer une autre liaison. Vous savez cela, ici personne ne l'ignore; chantez-moi donc autre chose. Je ne suis pas méchante au fond, moi; vous voulez cette panne de rôle, prenez-la; je vous la laisse, mais pour Dieu ne me fatiguez plus avec votre ridicule ami, et laissez-moi aimer en paix mon amant, qui est aussi noble que le vôtre est vil, aussi jeune que le vôtre est vieux, aussi beau que le vôtre est laid.

—Mes enfants, dit en intervenant le régisseur, ne nous dévorons pas tout à fait, ce serait dommage.

Et il entraîna Adéonne.

—Beau, beau, murmurait Marie Bachu, de façon à être entendue; c'est sans doute pour ça qu'on ne le voit jamais.

En rentrant chez elle, Adéonne dit à Eusèbe:

—Ce soir, mon bon chéri, je veux que tu m'accompagnes au théâtre.


XXVII

Les comédiens, les chanteurs surtout, dînent de bonne heure. A cinq heures, Adéonne fit agenouiller Eusèbe devant elle, et se mit à peigner sa chevelure avec le soin d'une mère qui coiffe son fils le jour de sa première communion.

—Que tes cheveux sont beaux et soyeux, mon Eusèbe; disait-elle, tu sais qu'ils sont plus fins que les miens?

—Cela prouve qu'ils n'ont pas de tact.

—Je leur pardonne, parce qu'ils s'harmonisent bien avec la couleur mate de ton teint. On nomme, je crois, cela un teint olive, je ne sais pourquoi?

—Parce que les olives sont vertes.

—Que tu es sot. Je n'aime pas qu'on se moque de ce que j'aime. C'est comme ces deux signes noirs que tu as sur la joue, je les adore.

—Moi aussi, parce que j'espère les entendre chanter la veille de leur mort.

—Mon ami, nous allons dans le monde: j'espère que tu ne diras pas de ces énormités-là: on te prendrait pour un vaudeville oublié. Viens, que je fasse le nœud de ta cravate. Bien, tu es charmant! partons.

Les deux amoureux sortirent bras dessus bras dessous. L'artiste promena son amant pendant une heure sur les boulevards; les passants se retournaient pour contempler ce couple d'une beauté si charmante et si bizarre à la fois.

—Comme toutes les femmes te regardent, dit Adéonne. J'étais bien sûre que tu étais beau.

—Moi aussi, j'en étais sûr, répondit simplement Eusèbe, puisque tu m'aimais.

La chanteuse regarda son amant avec une tendresse profonde.

—Tu serais laid, que je t'aimerais de même, reprit-elle; il n'y a que toi qui sache dire de si bonnes choses.

—Qu'ai-je donc dit?

—La plus charmante flatterie du monde.

—Je ne m'en doutais pas.

—Heureusement, ce n'eût été qu'un compliment.

—Et la différence?

—La différence? Il y a là deux sortes de compliments: ceux qu'on trouve et ceux qu'on cherche; ceux qui viennent du cœur, ceux qui sortent de la bouche; les uns ne servent qu'une fois pour l'être aimé, les autres s'emploient toute la vie et pour tout le monde. C'est une monnaie courante, dont les hommes ont une provision.

—Je comprends, ce sont les pauvres qui sont les riches.

—Tiens, reprit la jeune femme en arrivant à la rue Favart, vois-tu cette petite fenêtre, la troisième au premier, au-dessus de l'entresol? C'est celle de ma loge.

—Je la connais: j'ai passé une nuit avec elle.

—Voici, mon Eusèbe, le palais de votre bien-aimée, dit Adéonne en ouvrant la porte de sa loge. Un sourire s'arrêta sur ses lèvres, son visage devint soucieux et elle ajouta: c'est ici notre laboratoire, à nous autres artistes; c'est là que nous triturons notre beauté, notre cœur, notre corps pour servir le tout au public, qui croit que nous n'avons ni cœur, ni beauté; c'est bien triste. Je m'étais promis de ne jamais te montrer toutes nos misères, mais on disait que tu n'étais pas beau. Viens, que je t'embrasse; je ne t'ai pas encore aimé ici.

Eusèbe regardait Adéonne avec surprise. Il ne comprenait ni l'incohérence de ses paroles, ni la fièvre qui paraissait l'agiter. Il lui dit:

—Il se passe en toi quelque chose d'étrange. Je ne te devine plus.

—Tiens, reprit-elle, va-t'en d'ici, j'ai eu tort de t'amener; c'est ma vanité qui m'y a poussée; je sens un malheur dans l'air; nous sommes si heureux chez nous; va-t'en, mon Eusèbe, va-t'en vite, si tu m'aimes.

—Je ferai ce que tu voudras.

—C'est cela. Je t'aime tant, si tu savais; retourne à la maison; Jenny te fera du thé; tu m'attendras en lisant; je reviendrai de bonne heure.

Une roulade effrontée se fit entendre dans le couloir au moment où Eusèbe donnait le baiser d'adieu à sa maîtresse. Adéonne retint son amant et lui dit:

—Puisque tu es là, reste, mon Eusèbe; j'ai besoin de toi: mon cœur chante faux.


XXVIII

L'Opéra-Comique et le Gymnase-Dramatique possèdent des foyers dont la pruderie est devenue proverbiale. Au boulevard Bonne-Nouvelle la préciosité est un honorable parti pris; au théâtre Favart elle est naturelle. La vie des chanteuses est un long travail, récompensé par d'énormes appointements. La sagesse relative des artistes lyriques peut s'expliquer facilement: peu de temps et beaucoup d'argent à dépenser. Voilà l'énigme. Ceci démontre pourquoi les cantatrices contractent plus souvent des mariages avec des gens du monde que les autres femmes de théâtre. Un vice de construction dans ces bâtiments des théâtres vient encore ajouter de la monotonie aux soirées de l'Opéra-Comique: le foyer des artistes est petit, triste et incommode, si bien qu'on y va fort peu; souvent les visiteurs sont forcés de causer entre eux, ce qui les ennuie toujours.

Malgré la retenue des artistes, la tristesse du lieu, le comme il faut qui y règne ou la solitude qui s'y manifeste, il est bien rare que chaque soir on ne remue pas trois mondes dans cet espace étroit,

Là c'est un amant que l'une vous donne,
Là c'est un amant que l'autre vous prend,

dirait un amoureux de la couleur locale.

Dans cette atmosphère si nouvelle pour lui, Eusèbe apprit plus en un mois qu'il n'aurait pu le faire autre part en dix ans.

Les désillusions, les incertitudes, les étonnements se succédaient avec une désolante rapidité. Le premier de ses sentiments qui succomba à la dissection fut son amour pour Adéonne. A mesure que l'affection de la chanteuse s'augmentait des succès obtenus par son amant, beau à faire peur, jeune et naïf au point d'avoir de l'esprit, celle du jeune homme diminuait devant des réalités qu'il n'avait jamais soupçonnées.

Adéonne se peignait le visage en rouge, en blanc en bleu; jamais Eusèbe n'avait voulu comprendre que le perfide feu de la rampe rendait ce tatouage nécessaire.

Adéonne se couvrait les mains, les bras et les épaules de poudre de riz. Eusèbe se disait qu'elle trompait le public, et, lorsqu'elle mettait du carmin sur ses ongles et du vermillon sur ses lèvres, il levait les épaules.

—Je t'aime mieux sans tout ce plâtre! disait-il.

—Mais, mon cher trésor, répondait la chanteuse, moi aussi je m'aime mieux; mais il le faut...

—Je t'assure qu'autrement tu es cent fois mieux.

—Je ne dis pas non, mais cela ne se peut pas.

—Pourquoi?

—Parce que...

—Ce n'est pas là une raison. Écoute, si tu m'aimes, fais une chose pour moi: entre un soir en scène avec ta jolie figure à toi; tu verras.

—Tu ne comprends rien aux exigences des planches!

—C'est-à-dire que tu me refuses la première chose que je te demande?

—Absolument. Embrasse-moi et tais-toi.

—Merci, je ne veux pas me teindre les lèvres!

Adéonne entrait en scène le cœur serré en murmurant: l'amour s'en va.

Eusèbe remontait furieux, en se disant qu'Adéonne lui refusait un sacrifice bien mince.

Lorsque les amoureux comptent les sacrifices refusés, lorsque les amis comptent l'argent prêté, l'amour et l'amitié s'envolent vers d'autres régions où les cœurs sont plus doux.

Eusèbe se serait peut-être habitué à ce maquillage,—ainsi disent les habitués des coulisses,—parce qu'il était purement physique, mais le maquillage moral le déconcerta.

Tant qu'il avait vu Adéonne de l'orchestre, il s'était figuré qu'il ne pouvait y avoir au monde une artiste plus merveilleusement douée comme chanteuse et comme comédienne. Les applaudissements du public avaient fortifié cette opinion toute naturelle; sa présence aux répétitions la changea complétement. Il avait entendu quelquefois sa maîtresse dire:—J'apprends mon rôle,—j'étudie mon grand air.—Dans sa simplicité, le naïf garçon croyait que cela suffisait. La première fois qu'il la vit répéter au théâtre, il fut profondément humilié dans la personne de son adorée.

L'accompagnateur suait à son piano en serinant à Adéonne les morceaux de la pièce nouvelle. De temps à autre le musicien s'emportait, et les expressions les plus bizarres sortaient de sa bouche.

—Mais vous n'avez donc pas d'oreilles! criait-il; mais c'est à se manger les foies! mais on n'a pas idée de ça! vous avez donc acheté le fond d'un jeton?

—Monsieur, dit Eusèbe, je ne saisis pas très-bien le sens de vos paroles, mais vous me semblez un peu dur pour madame.

—Je voudrais bien vous voir à ma place, vous, routiner la même chose pendant quatre mois, et au cinquième, quand vous croiriez avoir fini, vous apercevoir que vous avez tout bonnement apprivoisé des crécelles.

—Voyons, mon petit Ruffin, dit Adéonne, ne soyons pas, méchant, nous serons bien gentil.

—Je ne suis pas méchant; mais pourquoi diable monsieur se mêle-t-il de ce qui ne le regarde pas?

—Ne fais pas attention; il n'est pas musicien, répondit majestueusement l'artiste.

Après la leçon, Adéonne prit Eusèbe à part:

—Cher petit, lui dit-elle, tu n'entends rien au théâtre; nous allons répéter à la scène, je te prie de ne plus faire d'observation, tu te rendrais ridicule et moi aussi; va dans la salle et tais-toi.

—Je me tairai, répondit Eusèbe, qui alla se blottir dans le coin le plus obscur de la salle, qui lui sembla un vaste tombeau.

—A vos places, cria le régisseur; attention, Adéonne-Pepita entre en scène; pas par là! bien, par ici; tu y es, va.

Adéonne commença.

ADÉONNE.

Enfin le jour reluit, Lélio va venir,
Rien ne saurait le retenir, je pense.
Le ciel en ce moment commence à s'éclaircir,
Mon cœur joyeux renaît à l'espérance.

LE RÉGISSEUR.

Ah! mais non! ah! mais non! ce n'est pas ça, tu reviens de Pontoise.

ADÉONNE.

Mais...

LE RÉGISSEUR.

Mais, il n'y a pas de mais. Voyons, tu dis: Enfin le jour reluit; tu ne dois pas regarder la salle, tes yeux doivent se porter sur l'horizon. Tu continues: Lélio va venir; il faut que la satisfaction la plus entière brille dans ton regard.

ADÉONNE.

Elle brillera à la représentation.

LE RÉGISSEUR.

Je la connais celle-là, on dit toujours ça, et à la représentation rien ne brille.

ADÉONNE.

Est-ce un mot?

LE RÉGISSEUR.

J'en fais quelquefois. C'est comme lorsque tu dis: Rien ne saurait le retenir, il faut que tu sois bien sûre de ton fait. Tu dis après: Le ciel en ce moment commence à s'éclaircir, et tu regardes les lacets de tes bottines; il faut regarder le ciel, que diable!

ADÉONNE.

Avec ça que je ne le connais pas ton ciel en calicot.

LE RÉGISSEUR.

Ce n'est pas une raison, on ne peut pas le faire en palissandre. Tu poursuis: Ton cœur joyeux renaît à l'espérance.

ADÉONNE.

Mon cœur joyeux...

LE RÉGISSEUR.

Oui, ton cœur joyeux, ça ne fait rien. Mon cœur joyeux renaît à l'espérance. Tu dois avoir l'air ravi et surtout mettre la main gauche sur ton cœur, pendant que, par un geste noble, la droite exprime ta satisfaction.

ADÉONNE.

On le fera, ton geste noble.

LE RÉGISSEUR.

Je la connais celle-là. Continue.

ADÉONNE.

Moments pleins de charmes,
Bannissons les alarmes,
Séchons bien mes larmes,
A nous le bonheur.

LE RÉGISSEUR.

A la bonne heure! c'est mieux ça.

ADÉONNE.

Ce n'est pas malheureux.

LE RÉGISSEUR.

Seulement, tu ne bannis pas assez tes alarmes.

ADÉONNE.

Bon!

LE RÉGISSEUR.

Il n'y a pas de bon. C'est comme quand tu dis: Séchons bien mes larmes, ta main droite doit se porter à tes yeux avec rapidité comme pour les essuyer.

ADÉONNE.

Je ne puis pourtant pas pleurer à toutes les répétitions. Je sécherai mes larmes à la représentation.

LE RÉGISSEUR.

Je la connais celle-là! La première arrive, on oublie, et on ne sèche rien; va toujours.

ADÉONNE.

Le vent de la rive,
Qui de loin arrive,
De sa voix plaintive,
Murmure à mon cœur:
Tra la la la la la.
Murmure à mon cœur:
Tra la la, etc.

LE RÉGISSEUR.

Ça, c'est très-bien, il n'y a rien à dire. Je ne dis rien, tu vois? Piétro entre en scène. A vous, Varenne.

VARENNE (accourant).

Pepita!
Te voilà!
C'est bien toi,
C'est bien toi,
C'est bien toi,
C'est bien toi
Que je voi.
Oui, c'est toi,
Oui, c'est toi,
Oui, c'est toi oi oi oi
Que je voi.

ADÉONNE.

Me voilà!
Me voilà!
C'est bien moi,
C'est bien moi,
C'est bien moi,
C'est bien moi,
Que tu voi.
Oui, c'est moi,
Oui, c'est moi.
Oui, c'est moi oi oi oi
Que tu vois.

ENSEMBLE.

ADÉONNE.

Eh quoi! ce doux songe
Où l'amour me plonge
N'est point un mensonge,
Et dans ce moment,
Joie enchanteresse,
Dans ma douce ivresse,
C'est toi que je presse
Sur mon cœur brûlant?

VARENNE

Non, non! ce doux songe
Où l'amour te plonge
N'est point un mensonge,
Et dans ce moment,
Joie enchanteresse,
Dans ta douce ivresse,
C'est moi qui te presse
Sur mon cœur brûlant[2]?


[2] L'auteur, qui ne veut se brouiller avec personne, a préféré passer ici pour un plagiaire que de citer le nom de l'homme célèbre auquel l'Opéra-Comique doit ces beaux vers.

(Note de l'éditeur.)

LE RÉGISSEUR.

Parfait! parfait! Seulement, mes enfants, vous êtes trop loin de la rampe; vous ne chantez pas pour le pompier, sapristi! Je vous ai marqué avec du blanc la place où vous devez être. Faites-y bien attention.

VARENNE.

Est-ce tout?

LE RÉGISSEUR.

Non. Vous dites, vous répétez même quatre fois: Dans ma douce ivresse, c'est toi que je presse sur mon cœur brûlant, et vous êtes à deux lieues l'un de l'autre; il faut vous presser, sac à papier! il faut vous presser.

VARENNE.

On se pressera à la représentation; dormez en paix.

LE RÉGISSEUR.

Toujours la même chanson; puis le grand jour arrive, et l'on ne presse rien du tout.


Eusèbe assistait tous les jours aux scènes de la scène. Son instinct, les vagues connaissances qu'il avait acquises, l'expérience qui lui était venue au frottement du monde artistique, lui permettaient de distinguer une triste vérité: Adéonne n'était pas une grande artiste; il avait fait d'elle une divinité; ce n'était qu'une femme vulgaire à laquelle il fallait marquer de blanc l'endroit où elle devait se placer.

On aime une femme pour trois choses:

Pour sa supériorité.—Amour grave, mais rare.

Pour sa beauté.—Amour vulgaire et court.

Pour son cœur.—Amour durable et monotone.

La supériorité d'Adéonne venait de tomber, sa beauté restait, mais son amant y était habitué; elle avait bien encore son cœur, mais c'était trop ou trop peu.


XXIX

Une manie absurde du monde des coulisses vint porter un dernier coup à cet amour chancelant.

Eusèbe, doux et modeste, avait fini par conquérir la bienveillance générale, et, tous les gens du théâtre le saluaient chaque soir par un mot amical.

Le second régisseur ne manquait jamais de lui dire:

—Bien le bonsoir, monsieur, compliments sincères, sincères compliments; avant-hier vous avez chanté comme un ange.

Un habitué arrivait-il, sa première parole était pour Eusèbe:

—Eh bien, cher M. Martin, vous devez être content? on dit que votre rôle dans la nouvelle pièce est ravissant.

—M. Martin, un conseil d'ami: Marie Bachu vous fait le plus grand tort dans l'esprit du directeur; elle veut le rôle dans la pièce de Meyerbeer: vous savez qu'elle est capable de tout. Méfiez-vous!

Un vieux bonhomme qui chantait les Laruette était celui de tous qui portait le plus sur les nerfs de l'amoureux irrité.

—M. Eusèbe, lui disait-il chaque jour, croyez-en ma vieille expérience: sans le talent, la voix et la jeunesse ne sont rien. Ne vous endormez pas; si vous connaissiez le public comme moi, avant de rire vous y regarderiez à deux fois. Un beau jour une nouvelle arrive, le public n'a plus d'yeux que pour elle, et dame!... l'administration fait comme le public.

Le gros Fontournay qui affectait par genre de pratiquer en amour les tolérances en usage pendant le dernier siècle, et qui pour tout au monde n'aurait voulu avoir l'air de garder rancune à son heureux successeur, lui faisait aussi mille compliments dans le moule de celui-ci:

—Mon cher, c'est affaire à vous que les belles toilettes: on ne se met pas mieux!

—M. Martin, disait le premier régisseur, vous êtes en retard. Je me verrai forcé de vous mettre à l'amende.

Pendant la régence de sa naïveté, Eusèbe avait aspiré avec bonheur toutes ces inepties; lorsque l'acquit lui vint, il en fut singulièrement froissé.

—Pourquoi, dit-il un soir à Adéonne, en revenant du théâtre, n'êtes-vous point une femme inconnue, une médiocrité quelconque! Je serais vraiment plus heureux; votre individualité m'envahit et, bien que je n'aie pas de vanité, je suis profondément humilié.

—Je ne comprends rien à ce que tu me dis là; explique-toi mieux.

—Je dis, continua Eusèbe, que ma nullité m'étouffe: près de vous, j'ai l'air du mari d'une reine régnante. On ne m'adresse la parole, que pour me parler de vous; ce soir encore, ce gros homme que vous nommez Fontournay, m'a dit que j'avais de jolies toilettes; un étranger demande-t-il qui je suis; on ne lui répond pas: c'est Martin; on lui dit: c'est l'amant de l'Adéonne.

—Ça te déplaît?

—Ça ne me déplaît pas; ça m'attriste.

—Que tu es enfant! réfléchis un peu, de quoi veux-tu qu'on te parle? on croit que tu m'aimes, on te parle de moi; quoi de plus naturel? Quant à ce phoque de Fontournay, je te défends de lui adresser la parole.

—Mais ce n'est pas lui seul qui me tient un pareil langage; c'est tout le monde, depuis le régisseur jusqu'au machiniste. Si bien, que si je veux garder l'emploi, il faudra que je mette un vieux cachemire, un chapeau de crêpe jaune, et que je passe mère d'actrice, comme Mme Baudry; je deviendrai Mme Adéonne la mère.

Adéonne se tut, ne comprenant pas la susceptibilité du jeune homme; elle ne pouvait la discuter; elle prit le parti adopté par toutes les femmes embarrassées; elle devint triste, et un instant après elle reprit la conversation, comme si elle eût été distraite par une pensée douloureuse.

—Un châle et un chapeau jaune ne suffisent pas, dit-elle avec amertume; rien ne peut remplacer une mère.

Eusèbe, en entendant ce cri de l'âme, se repentit de sa dureté; à peine entré dans l'appartement d'Adéonne, il se jeta à ses genoux.

—Pardonne-moi, mon ange; j'ai eu tort et j'ai manqué de cœur, puisque j'ai réveillé en toi un triste souvenir.

—Mon Dieu non, dit Adéonne en dénouant les brides de son chapeau; j'ai dit cela comme j'aurais dit autre chose: ma mère ne pouvait pas me sentir.

Le lendemain, pendant le déjeuner, elle regarda Eusèbe: il était pâle et sombre.

—Cher trésor, lui dit-elle, on se lasse de tout, même du bonheur; je crois qu'il est temps de te distraire.

—J'y songeais, répondit Eusèbe; ce soir j'irai dîner avec Clamens.


XXX

Daniel Clamens était un juif entaché de littérature. Garçon intelligent, il savait régler ses affaires avec une habileté telle que bien qu'il ne possédât ni fortune, ni talent, il avait toujours amplement de quoi subsister jusqu'à la saison nouvelle.

Clamens avait trois frères, l'un compositeur, l'autre sculpteur, l'autre peintre; lui était auteur dramatique. Des quatre Clamens, Daniel était le moins fort. Jamais il n'avait obtenu de succès sérieux. Cependant il était fort connu; la réputation de ses frères avait convergé sur lui.

Eusèbe l'avait connu au théâtre, et s'était lié à lui. Désireux de faire accepter par Adéonne un rôle dans une de ses pièces, Clamens avait été d'une aménité charmante avec le provincial qu'il avait invité à dîner cent fois, sans que celui-ci acceptât jamais. Lorsqu'il le vit arriver, il poussa des cris de joie.

—Enfin, vous voilà, lui dit-il, je vous tiens; ce n'est pas malheureux! Vous ne pouvez savoir combien je vous en voulais de ne pas me venir voir! Je ne ferai la paix avec vous que lorsque vous m'aurez promis de revenir.

—Je vous le promets, répondit Eusèbe; je viendrai souvent, j'ai besoin de me distraire.

—Vous dites cela, mais vous n'en ferez rien; du reste je comprends que vous restiez au nid: vous devez y être si heureux!

—Je l'étais.

—Ah bah! cela vous a passé?

—Pas tout à fait.

—Y aurait-il de la brouille? demanda Daniel avec inquiétude.

—Oh! du tout! au contraire, répondit Eusèbe; mais il paraît qu'on se lasse du bonheur comme de toutes choses, et que j'ai besoin de me distraire.

—A la bonne heure! reprit Clamens, vous m'avez effrayé et étonné en même temps; Adéonne est si ravissante!

—Bien ravissante en effet, si ravissante, que pour elle j'ai négligé de suivre les conseils de mon père, oublié le but de ma vie.

—Vous êtes jeune heureusement. A quelle carrière vous destinez-vous?

—Je ne sais. Je voulais étudier la vie avant de choisir, mais voici deux ans que je suis à Paris, et je ne suis pas plus avancé que lorsque j'ai quitté ma province. Mon ignorance et ma nullité m'humilient, j'ai honte de ne rien être, parce que je sens que je ne puis être rien.

—La vie, mon cher, n'est pas chose difficile à connaître. La grande malice est de savoir ses secrets. Quand on les a pénétrés, savant ou ignorant, stupide ou spirituel, creux ou profond, on arrive à tout.

—Hélas! continua Eusèbe, si je n'ai pas été assez habile pour connaître la vie, comment pourrais-je en percer les secrets?

—Avec la vrille de l'amitié.

—Un peintre, nommé Paul Buck, que je connaissais autrefois, m'a dit que l'amitié n'existait pas.

—Mon frère le peintre est aussi de cet avis, reprit Clamens; j'ai toujours pensé que le scepticisme est une maladie qui se gagne en triturant les couleurs. Méfiez-vous, cher ami, des gens qui nient les sentiments. Ces gens-là sont mauvais et regardent le monde à travers leur âme.

—Vous n'aimez donc pas votre frère? demanda Eusèbe.

—Moi! mais je l'adore, répondit le librettiste; seulement je ne partage pas ses principes. Pour vous prouver que l'amitié existe, je vous offre la mienne. Vous voulez connaître le monde, étudier la vie? venez, je vous en montrerai les trucs et les ficelles; je serai votre guide, votre conseil: à nous deux nous allons faire de l'anatomie sociale; nous disséquerons l'humanité, et je vous montrerai la manière de tenir le scalpel.

—Marchons, dit Eusèbe.

—Un instant, reprit son ami. Avant de partir il faut que je vous donne un avis: si vous voulez tout voir, tout entendre, tout étudier, il faut, avant de partir, matelasser vos coudes, capitonner votre langue, et vous mettre du coton dans l'oreille gauche, afin que ce qui entrera par la droite ne puisse pas ressortir. Et maintenant, continua Clamens en faisant un geste formidable, «Suivez-moi,» comme il est dit dans Guillaume Tell.

—Où allons-nous? demanda Eusèbe.

—Mon cher, répondit, le cicérone, la meilleure manière d'arriver quelque part est de ne pas savoir où l'on va.


XXXI

—Tenez, dit Clamens, voyez-vous ce ruban d'asphalte, qui s'étend de l'endroit où nous sommes jusqu'à la Chaussée-d'Antin?

—Oui, répondit Eusèbe; c'est le boulevard des Italiens.

—Vous l'avez dit. Eh bien! l'humanité entière grouille sur cette surface de terrain grande à peine comme le jardin de votre père. Asseyons-nous, et dans une heure, vous connaîtrez Paris comme si vous l'aviez fait; et Paris c'est l'univers. Les autres villes du monde, Bordeaux, Lyon, Londres, Berlin, Rome, Pétersbourg, sont des rivières ou des fleuves; Paris, c'est la mer. Tous les échantillons physiques et moraux de l'espèce humaine viennent s'y rouler et se tordre comme des vagues furieuses, dans cette immense et sublime tempête qu'on nomme la vie. Vous voulez décomposer cette eau houleuse? Tant pis pour vous; vous n'y trouverez que de l'écume, ou vous vous noierez, faute de cette ceinture de sauvetage qui s'appelle l'expérience.

—Mieux vaut se noyer tout de suite que de mourir de fatigue sur un rocher d'où l'on n'aperçoit que le vide, reprit Eusèbe; mais, en vérité, il me semble que nous employons de bien grands mots pour de bien petites choses.

—Et d'abord, répondit Daniel Clamens, il n'est rien de petit au monde. Une goutte d'eau peut sauver un homme, trois peuvent le tuer, cent forment une rigole, mille un ruisseau. Multipliez dix fois ces nombres par eux-mêmes, et vous arriverez à former un torrent qui, en huit jours, engloutirait la France. Eh bien! les hommes sont comme ces gouttelettes; en les voyant séparément, ils n'ont rien de terrible; mais le jour où, par une franc-maçonnerie mystique, ils se trouvent rassemblés et classés selon leurs vices, leurs qualités, leurs passions ou leurs ardeurs, ils s'enlacent et forment un tout redoutable qui ébranle les sociétés jusque dans leurs racines les plus profondes.

—Que faire, au milieu de tout cela? demanda Eusèbe.

—Rire, répondit le poëte; rire pour ne pas pleurer; exploiter les vices des uns, les vertus des autres, et fermer les yeux pour ne pas voir le lendemain.

—En admettant cette théorie, reprit Eusèbe, il me semble fort difficile de connaître assez les autres pour pouvoir profiter de leurs défauts ou de leurs qualités.

—Allons donc! on connaît tout le monde excepté soi. Voyez-vous ce gentleman qui marche devant nous? il est mis comme un prince, il dîne dans les bons endroits et ne se refuse rien. Il est arrivé à Paris en sabots, il y a quatre ans; aujourd'hui il doit ses bottes, voilà tout le mystère.

Ce gaillard-là refuserait le traitement d'un conseiller d'État; il gagne plus à emprunter.

—Très-bien, répondit le jeune homme, pour celui-là, je comprends, il a un vice déterminé. Vous le connaissez et ne lui prêtez rien; c'est fort bien cela; mais quel parti pouvez-vous tirer de lui et de ses défauts?

—Je lui emprunte de l'argent.

Le jeune Martin fut sur le point de penser que son ami le faisait poser, comme jadis Paul Buck avait fait poser Bonnaud sur le chemin de fer; mais Clamens ne lui donna pas le temps d'entrer en pourparlers avec cette idée.

—Je lui emprunte de l'argent, reprit-il, et il m'en prête parce que, mieux que personne, il connaît la nécessité. Adroit chasseur de pièces de vingt francs, il croit voir en moi un élève qui fera son chemin. Puis l'argent qu'il me prête est l'excuse de sa conscience: lorsqu'il dépouille les autres, il pense que je l'ai dépouillé, et il finit par croire qu'au lieu de pratiquer l'escroquerie il applique la loi du talion. Seul, cet homme n'est point dangereux; mais il a dix mille confrères, qui exploitent quarante mille sots et en vivent, au détriment de cent mille pauvres diables qui crèvent de faim ou vont mourir aux galères.

—Je suis sûr, continua Daniel Clamens, que le mot usurier représente à votre esprit un vieillard sordide, en redingote marron et en bonnet de soie noire.

—Il est dans ma commune un vieil homme nommé Gardet, qui passe pour pressurer les pauvres gens qui lui empruntent de l'argent. Il est vrai que ce vieux drôle est vêtu à peu près comme vous le dites, à cette différence près que son bonnet n'est point en soie. Dans beaucoup de livres que je lis depuis deux ans, j'ai vu les usuriers dépeints de la même façon.

—C'est un tort. Aujourd'hui, tout ce qui fait le mal est jeune; c'est là un des signes les plus caractéristiques de notre époque. Ce sont les jeunes qui jouent à la Bourse, pendant que les vieux font du commerce; ce sont les jeunes qui entretiennent les filles, et les vieux qui se cachent dans les armoires: c'est triste à dire, mais cela est ainsi. Revenons à nos moutons. Ces deux jeunes dandys qui, devant nous, balancent si agréablement leurs sticks, ont à peine cinquante ans à eux deux, et ce sont les juifs les mieux réussis de Paris.

—Mais, interrompit Eusèbe, je croyais que vous étiez Juif?

—Permettez, reprit vivement Daniel, je suis Israélite, ce qui n'est pas du tout la même chose. Tels que vous les voyez, ce fashionable et son brillant ami ont ruiné bien des gens. En ce moment, ils ne se promènent pas, comme vous pourriez le supposer: ils cherchent pratique. Avez-vous besoin d'argent?

—Cher ami, répondit Eusèbe, vous savez que je suis tout à fait sauvage et que j'ignore la plupart des choses de la vie; faites-moi donc la grâce, si cela ne vous ennuie pas trop, de vouloir bien m'instruire jusqu'au bout, en me définissant d'une façon exacte la profession de ces deux hommes.

—C'est facile. Ces deux diables ont compris que le besoin était la lèpre de presque toutes les existences, et ils ont fondé contre la gêne une compagnie d'assurances, qui serait une chose toute philanthropique, si la prime n'était de cent pour cent. Exemple: ils prêtent sur garantie cinq cents francs pour six mois; au bout de ce temps, on leur en rend mille.

—Pourquoi mille?

—Pour l'intérêt de l'argent avancé pendant six mois.

—Mais à tant faire, reprit Eusèbe, ils devraient prêter pour un an; ils n'auraient besoin de rien donner du tout.

—C'est une idée cela. Il faudra que je la leur communique.

—Vous connaissez donc de telles gens?

—Ce sont mes amis.

—Vous m'étonnez fort!

—Raisonnons. Je ne suis pas procureur impérial, moi, que diable! Peu m'importe leur conduite? Qu'ils dupent les sots, c'est une affaire entre leur conscience et la bêtise humaine: qu'ils s'arrangent! Pour moi, je les ai toujours trouvés charmants; ils m'ont rendu service en me prêtant souvent.

—A cent pour cent?

—A rien pour cent.

—Alors, ils ne sont pas aussi juifs que vous le voulez bien dire?

—Ils le sont plus que je ne saurais le dire; mais pas avec moi, et voici pourquoi. Le jour de la fortune faite s'avance pour eux. Ce jour arrivé ils laisseront les affaires, auront des voitures, des maîtresses, ils épouseront deux héritières, feront figure dans le monde. Mais il est une chose qu'ils ne pourront acheter, c'est la considération, et ils comptent sur moi pour leur servir de témoin à décharge devant le tribunal de l'opinion publique.

—Triste, triste! murmura Eusèbe.

—Que voulez-vous, le monde est ainsi fait, dit Daniel.

—Eh bien! décidément, reprit le provincial, j'aime mieux ne pas faire sa connaissance.

—Vous avez tort; vous auriez appris des choses curieuses qu'il importe de connaître; puis, voyez-vous, la première chose à faire est d'apprendre les vices du temps afin de pouvoir les éviter.

—J'aime mieux les appréhender que de les voir de trop près, répondit le jeune Martin; merci mille fois, mon cher Clamens, d'avoir bien voulu être mon guide. Je sens que je suis trop faible pour arriver à un but à travers des chemins si dangereux. Continuez à aller droit devant vous dans cette voie; vous connaissez la boue de toutes les ornières, les ronces de tous les buissons; vous arriverez j'en suis certain. Mais, en vérité, je vous le demande; qu'irai-je faire, moi, simple et naïf à travers tant de périlleux chemins? Suivons chacun notre voie: allez confiant vers l'avenir, moi je retourne au bonheur.

—Qu'appelez-vous le bonheur?

—La femme aimée et mes poëtes dont je vous parlais hier soir.

—Hélas! cher ami, répondit Daniel Clamens, ce bonheur-là ne dure guère. La femme est un grelot qui ne sonne pas toujours. Quant à vos poëtes, ils dureront encore moins que votre maîtresse, puisqu'ils ne sont que trois. La tristesse la plus amère est le fond de ces trois grands génies. Le premier est mort découragé: il vous découragera. Le second vit dans l'exil, où les sérénités sont mornes. Le troisième enfin, frappé par l'ingratitude de ses contemporains, a imposé silence à l'orchestre harmonieux qu'il avait dans l'âme pour s'asseoir désolé sur la pierre du chemin et jouer de la clarinette.


XXXII

Les deux amis se promenèrent longtemps silencieux. Clamens assez désappointé de ne plus avoir à professer, se disait: Eusèbe est un sot. De son côté, Eusèbe se disait: Daniel est un sage. Et comme ils étaient tous deux dans une erreur profonde, ils demeuraient convaincus qu'ils étaient dans le vrai.

Au moment de se séparer, Daniel dit à son élève réfractaire:

—Donc à revoir, cher ami; je ne vous en veux pas le moins du monde de ne m'avoir point écouté; plus tard vous le regretterez. N'oubliez pas que je serai toujours prêt à recommencer mon cours.

—Merci, répondit Eusèbe, votre bonté me touche, et... Le reste de sa phrase resta cloué sur ses lèvres.

Lâchant la main de son ami, Martin s'avança rapidement près d'un groupe de jeunes gens assis devant la porte du café Tortoni.

—Qu'avez-vous? demanda Daniel qui le suivit.

—N'entendez-vous pas? murmura Eusèbe.

—Oui, disait l'un des jeunes gens, Adéonne est une ravissante créature; depuis huit jours que je suis avec elle, je comprends l'amour insensé qu'elle avait inspiré à ce vieux drôle de Fontournay.

—Vous venez de dire, monsieur, que vous vivez depuis huit jours avec Adéonne? dit Eusèbe en s'avançant pâle et troublé.

—J'ai dit ce qui m'a plu, répondit le jeune homme avec hauteur. Je n'ai pas, je pense, de comptes à vous rendre?

—Je ne vous demande rien, reprit Eusèbe; je voulais vous faire répéter afin de vous dire que vous mentiez; vous ne voulez pas, peu m'importe. Je vous dirai que vous avez menti.

Et prenant Clamens par le bras il continua sa promenade.

—Voici une mauvaise affaire, dit le vaudevilliste.

—Pourquoi? demanda Martin.

—Vous allez voir.

A cet instant, un jeune homme d'une tenue irréprochable, s'approchait de l'amant d'Adéonne.

—Monsieur, dit-il à Eusèbe en le saluant avec une exquise politesse; mon ami, M. le comte de la Saulaye, m'envoie près de vous pour vous faire remarquer que vous lui avez donné un démenti public et que vous avez omis de lui laisser votre carte?

Eusèbe allait répondre; Daniel le devança.

—Monsieur, dit-il à l'envoyé, veuillez faire mes excuses, je vous prie, à M. de la Saulaye. Mon ami, M. Eusèbe Martin de la Capelette, poussé par une colère que votre âge vous fera excuser, a omis de vous laisser son adresse; voici la mienne; demain jusqu'à midi, nous serons à votre disposition.

—Je vous remercie, dit le jeune homme en échangeant sa carte avec le vaudevilliste. Puis il salua et alla rejoindre ses amis.

—Çà, demanda Eusèbe, pouvez-vous me dire mon bon Clamens ce que signifie cet échange de morceaux de carton?

—Hélas! cela veut dire que vous vous battrez demain avec M. de la Saulaye.

—Je me battrai moi, et comment cela?

—A l'épée, au sabre ou au pistolet, comme il le désirera; il a le choix des armes, puisque vous l'avez insulté.

—Pour Dieu, mon ami, s'écria Eusèbe, ne vous moquez pas de moi.

—Rien n'est plus sérieux, malheureusement je ne plaisante pas, reprit Clamens avec tristesse. J'ai vu tout d'abord que vous accomplissiez une action dont vous ne connaissiez pas les conséquences. Maintenant, le mal est fait, il n'y a plus à y revenir; il faut vous battre, bon gré mal gré; les lois de l'honneur ou plutôt les lois de la société vous y obligent.

—Quoi! reprit Eusèbe avec véhémence, je rencontre sur ma route un misérable qui calomnie de la plus odieuse façon une femme que j'aime, que je ne quitte pas une minute! Je pourrais broyer cet homme sous mes poings, je ne le fais pas, tant son action honteuse m'inspire de mépris; je me contente de lui dire qu'il ment, et je serais forcé de me battre avec cet imposteur infâme, que j'ai ménagé, et s'il faut en croire vos assertions, c'est moi qui serais à sa disposition, et devrais accepter l'arme qui lui est familière, et dont je ne me suis jamais servi! En vérité cela ne se peut pas; ce serait odieux.

—Cependant, il en est ainsi, mon pauvre enfant. Je vous le répète, les lois de l'honneur sont inflexibles.

—Les lois de l'honneur, quel honneur! où prenez-vous l'honneur, je vous prie, dites-moi?... Ce n'est point moi qui ai forfait à ces lois si elles existent; c'est cet homme.

—Écoutez-moi, Eusèbe, reprit Clamens avec gravité; vous avez défendu la réputation d'Adéonne, vous avez bien fait, d'abord parce que c'est votre maîtresse, et aussi parce que c'est une brave et vaillante créature qui vous aime de tout son cœur; oui, je le répète, vous avez bien fait. Je suis convaincu comme vous que La Saulaye a menti comme un manant; mais, en le lui disant vous lui faisiez une injure, dont il a le droit de vous demander rétractation par les armes. Si vous refusiez, vous passeriez pour un lâche, et le monde croirait que la vérité et le bon droit sont de son côté. Je me suis fait de mon plein gré votre second dans cette affaire. Je ne regrette pas mon initiative; si vous refusez de vous battre, je prendrai votre place.

—Comment cela?

—Les lois de l'honneur m'y forcent.

—Je me battrai, répondit Eusèbe, mais je veux que le diable m'emporte, si je comprends quelque chose à ce que vous nommez les lois de l'honneur!


XXXIII

Après une longue discussion, dans laquelle Clamens avait beaucoup parlé et Eusèbe peu compris, le besoin d'un second, pour assister le jeune homme, s'étant fait sentir, Eusèbe se souvint de son vieil ami Paul Buck et se dirigea vers sa demeure.

Le peintre avait déménagé depuis longtemps et ce ne fut qu'après bien des courses que le provincial parvint à le dénicher, dans une affreuse mansarde de la rue Neuve Coquenard.

Hélas, que Paul Buck était changé! ce n'était plus le joyeux artiste à la figure réjouie, au cœur content. La paresse avait passé sur sa tête, avait rendu ses cheveux incultes, déchiré ses vêtements et troué ses bottes.

—Tiens! dit-il, en voyant Eusèbe, je pensais à toi ce matin, je me disais: Si je savais l'adresse de mon petit sauvage, j'irais lui emprunter dix francs.

—En voilà vingt, dit Eusèbe; es-tu malade?

—Moi, du tout. Tu me trouves changé, n'est-ce pas?

—Oui.

—Que veux-tu, c'est le chagrin.

—Tu es malheureux?

—Trois fois les pierres!

—Comment cela se fait-il? tu as du talent, tu aimes l'art et tu es fort.

—Du talent, je n'en ai plus; l'art je le méprise depuis que je vois la réputation vivre en concubinage avec un tas de polissons sans mérite; quant à ma force, elle a disparu avec Gredinette, une drôlesse qui m'a quitté pour suivre un garçon de café.

—Tu aimais cette femme? demanda Eusèbe avec étonnement.

—C'était la seule chose qui me restât, répondit douloureusement le peintre. Dame! j'y tenais! Et toi, mon bon vieux, que deviens-tu?

—Je me bats demain.

—Ah!

—Oui.

Et Eusèbe raconta de point en point à Paul toute sa vie depuis qu'ils étaient séparés.

—Eh bien! dit-il en terminant son récit, que penses-tu de cela?

—Mais, répondit Paul, je pense que tu as bien fait de venir me chercher, que tu as agi en brave garçon en donnant un démenti à ce gentilhomme de carton; mais je pense aussi qu'il pourrait bien se faire qu'il ait dit la vérité.

Eusèbe pâlit. Paul continua:

—C'est que, vois-tu, les femmes sont bien étranges! Pourquoi ton Adéonne ne te tromperait-elle pas avec un comte, puisque Gredinette m'a trompé avec un homme à tablier blanc?

—Adéonne a trop de cœur.

—Mon Dieu! ce sont toujours les femmes qui ont trop de cœur qui éprouvent le besoin de le partager. Sais-tu tirer?

—Pas le moins du monde.

—Tu n'as pas peur, j'espère?

—Si, répondit Eusèbe, j'ai peur, j'ai bien peur.

—Pas possible! s'écria Paul en lâchant sa pipe; tu dois te tromper.

—Non. Je sais ce que je dis. Je n'ai pas peur d'avoir la peau trouée, je ne crains pas qu'on me fasse du mal, je n'ai pas cette crainte ignoble qui fait frissonner et vous donne froid. J'ai peur de mourir, j'ai vingt-quatre ans; j'ai peur de mourir et de quitter Adéonne que j'aime; j'ai peur de mourir sans avoir revu mon père et mes grands arbres de la Capelette. Depuis deux heures, l'idée que je pourrais mourir demain m'a donné le mal du pays; je ne cherche plus à lire dans l'avenir; je regarde dans le passé, il me semble qu'il n'y a eu que du bonheur. Les êtres les plus humbles pour lesquels j'ai eu de l'amitié prennent dans mon cœur des proportions immenses. Il ne me reste peut-être plus que quinze heures à vivre. Eh bien! j'en donnerais sept pour revoir la grande Caty, une pauvre paysanne qui a eu soin de mon enfance, et embrasser mon pauvre chien Médor, qui est aveugle.

—Bah! tout ira bien, dit Paul, rassure-toi; tu peux compter sur moi; demain je serai chez ton ami à l'heure indiquée.

Eusèbe lui serra la main et partit.

Quand il fut seul, le peintre se dit:

—Pauvre garçon! Il a raison, c'est dur de mourir à son âge, quand on a tant de raisons de regretter la vie. Mais qui dit qu'il mourra? ce n'est guère probable; s'il n'est que blessé, il pourra revoir son père, ses grands arbres et aimer sa maîtresse. Mon père, à moi, est mort; quand il vivait nous n'avons jamais eu d'autres arbres que ceux des routes; ma maîtresse est partie; je ne possède pas même un chien aveugle, et je viens de casser ma pipe.

Et comme ses yeux se portaient sur la pièce d'or laissée par Eusèbe, il ajouta: Pourtant il ne faut pas trop se plaindre, puisque je possède vingt francs: le droit de vivre un jour ou de ne pas mourir pendant quinze.


XXXIV

Le hasard, qui est l'amant de cœur de la destinée et qui exerce sur elle une influence désastreuse, se plut à rassembler dans l'appartement de Clamens quatre hommes ayant chacun une opinion différente sur le duel.

Paul Buck prétendait tout simplement que le duel était une bêtise.

Daniel Clamens avançait que c'était un mal nécessaire.

Le commandant de Vic, premier témoin de M. de la Saulaye, affirmait que c'était le jugement de Dieu.

Pour M. de Buffières, le jeune lion qui avait échangé sa carte avec le vaudevilliste, il avouait n'avoir aucune opinion à délayer sur ce crime, que la loi,—par respect pour elle-même, sans doute,—n'a pas osé prévoir.

Malgré tant de disparité dans leurs idées, les témoins s'entendirent presque tout de suite. Un seul tâcha de secouer l'olivier de paix: ce fut Paul Buck.

—Messieurs, dit-il, je crois que notre devoir est, l'honneur de nos commettants n'étant pas en péril, d'arranger cette sotte affaire.

—Monsieur, répondit M. de Buffières, nous avons la prétention de croire, monsieur le commandant de Vic et moi, que nous n'avons de conseil à recevoir de personne dans un cas comme celui qui nous rassemble.

—Libre à vous, messieurs, de ne pas écouter un bon avis, mais libre à moi, je pense, de dire ici mes impressions. Si je parle, croyez bien que ce n'est point pour professer, mais, devant ma conscience, je suis responsable de la vie de deux hommes, dont l'un est mon ami; si un malheur venait à arriver, je veux pouvoir dormir tranquille.

—Si c'est pour assurer votre sommeil, continuez.

—Si je tiens à garantir mes nuits, continua l'artiste, c'est que, jusqu'à présent, les jours ne m'ont guère réussi. Voyons, messieurs, parlons peu et parlons bien; nous sommes des hommes, pourquoi ne nous entendrions-nous pas? Je suis sûr que, dans le fond du cœur, chacun de nous regrette ce qui arrive.

—Certainement, certainement, répondit le commandant de Vic; moi, qui vous parle, j'ai eu dix affaires, je n'en suis pas mort, c'est vrai, cependant; je ne vois jamais avec plaisir deux hommes se couper la gorge; je dirai même mieux,—vous me croirez si vous voulez,—ça m'est évidemment désagréable; néanmoins il est des circonstances... vous me comprenez bien?

—Il faut que jeunesse se casse, dit Clamens; ce mauvais jeu de mots fit sourire M. de Buffières qui adorait les à peu près.

Paul Buck crut le moment bien choisi pour renouveler sa tentative de réconciliation.

—Au fond de tout cela qu'y a-t-il? Rien. Un jeune homme plaisante avec des amis, il se vante de posséder une femme à laquelle il n'a jamais parlé,—nous nous en sommes assurés;—le propriétaire de la dame entend ce propos et dit au jeune bavard qu'il en a menti; c'est dur, mais entre nous que vouliez-vous qu'il fît? il ne pouvait pas décemment l'inviter à dîner. Eh bien! que M. de la Saulaye, qui est un galant homme, j'en suis certain, reconnaisse qu'il a eu tort et nous en resterons là. Parbleu! nous ne demandons pas la mort du pécheur.

—Vous oubliez, dit M. de Buffières, que c'est l'insulteur et non l'insulté, qui doit faire les excuses.

—Il y a, reprit le peintre, une autre façon de terminer cette absurde affaire: que M. de la Saulaye prouve qu'il a dit la vérité; nous, nous empêcherons notre ami de se battre pour une femme qui n'en vaut pas la peine.

—Monsieur de la Saulaye, reprit le commandant, prouvera tout ce qu'on voudra, mais seulement quand il aura obtenu réparation de l'outrage qui lui a été fait.

—C'est ça même, dit M. de Buffières.

—Si, continua Paul, par un hasard malheureux, M. de la Saulaye tuait M. Martin ou que M. Martin tuât M. de la Saulaye, cela prouverait-il que l'un avait tort et que l'autre avait menti? et la réputation d'Adéonne en serait-elle moins avancée?

—Adéonne! s'écria le commandant de Vic, s'agirait-il de la chanteuse?

—Oui, répondit monsieur de Buffières; la connaissez-vous?

—Elle, non, je ne la connais que de vue; mais j'ai beaucoup connu sa mère, une jolie brune qui avait des yeux noirs comme la peau d'une taupe, elle jouait la comédie à Saumur, et, ce qu'il y a de singulier, c'est que la naissance de cette Adéonne, fut la cause d'une rencontre entre un excellent officier, M. de Baudibard de Saint-Fayol, qui est maintenant colonel du 9e lanciers, et moi.

—Allons donc!

—C'est comme je vous le dis. De Baudibard de Saint-Fayol prétendait que la petite était sa fille et moi je prétendais absolument la même chose. Je reçus dans le bras un coup de fleuret qui me retint quinze jours dans ma chambre, ce qui, avec un mois d'arrêts forcés, me calma beaucoup. Aujourd'hui je me battrais pour prouver le contraire de ce que j'avançais alors. Dernièrement nous fûmes exprès à l'opéra-comique, Saint-Fayol et moi, pour voir la petite. Saint-Fayol, qui est aussi brun que moi, n'en revenait pas de lui voir des cheveux blonds. Alors je me rappelai que j'avais eu pour fourrier pendant ma liaison avec la mère, un alsacien blond comme de la filasse. Je fis part de ce souvenir à de Baudibard de Saint-Fayol. Nous n'avons jamais tant ri.

—De quoi? demanda Paul Buck.

—Mais parbleu! de cette aventure, donc! répondit le commandant.

Clamens et M. de Buffières riaient. Paul comprit que tout nouvel effort serait inutile; il se retira dans un coin et se contenta d'incliner la tête, lorsque M. de Vic, lui dit:—Eh bien, c'est entendu, demain, sept heures, au Pecq, avenue de la Grotte; nous porterons chacun nos épées.


XXXV

Paul et Clamens conduisirent Eusèbe chez un maître d'armes renommé, Grisier ou Gatechair.

—Cher professeur, dit Clamens, je vous présente un de mes meilleurs amis, M. Eusèbe Martin, qui se bat demain et ne sait pas tenir une épée; je lui ai fait espérer que vous voudriez bien lui donner quelques conseils.

—Je ne puis lui en donner qu'un, dit le maître, c'est de ne pas se faire tuer. Je le lui donne de grand cœur; c'est tout ce que je puis faire.

—Comment, cher maître, vous pensez que vous ne pourriez pas lui démontrer quelques coups?

—L'escrime ne s'apprend pas en une heure.

—Sans doute, mais n'est-il point quelques bottes secrètes?...

—Toutes les bottes sont secrètes pour qui ne sait pas les parer.

—Ne pourriez-vous au moins montrer à mon ami la manière de se mettre en garde? Il se bat avec un homme du monde et il serait bon qu'il sache se faire tuer comme un garçon qui sait vivre.

—Pour ça, dit le maître, c'est facile; je suis à votre disposition.

Le professeur plaça Eusèbe, lui expliqua comment il devait tenir son arme, marcher à l'épée ou rompre; il lui fit comprendre que la raideur n'est point la force et bien d'autres choses encore. La facilité d'Eusèbe à saisir les démonstrations, son attitude et sa vigueur inspirèrent au maître beaucoup d'intérêt. Le savant praticien regardait partir le jeune homme avec tristesse; au moment où celui-ci après l'avoir remercié, allait se retirer, il le rappella.

—Remettez-vous en garde, dit-il, et écoutez-moi bien. Afin de vous donner une juste idée du duel, je vais vous charger avec cette épée qui est démouchetée, et comme vous voyez, très-acérée; suivez bien mes mouvements et tâchez de parer, car bien que je sois sûr de ne point vous porter de coups dangereux, il pourrait arriver que, dans la vivacité de l'attaque ou par votre maladresse, mon fer vous fasse des raflures ou des piqûres douloureuses. Et maintenant, prenez garde à vous.

Alors le maître se précipita sur Martin avec une violence extrême. Son épée toujours menaçante frôlait la poitrine du jeune homme qui rompait pour ne pas être atteint. Le maître s'arrêta; le jeune homme était arrivé contre le mur. Aucun trouble ne se manifestait en lui. Le professeur l'examina attentivement, et voyant son calme, il lui dit:

—Allez, monsieur, vous reviendrez, c'est, moi qui vous le promets.

—Dieu vous entende, répondit Eusèbe.

Le lendemain les trois amis arrivaient les premiers au rendez-vous. Un endroit convenable fut choisi, les épées mesurées, et le commandant de Vic prononça le mot sacramentel: Allez.

Eusèbe attaqua avec fureur son adversaire. Surpris par une vigueur à laquelle il était loin de s'attendre, et ne reconnaissant d'ailleurs dans les coups que le jeune homme cherchait à lui porter, aucun des coups écrits, enseignés dans les salles; celui-ci manifesta un embarras qui augmenta le courage de Martin, et lui fit précipiter ses attaques; M. de la Saulaye fut atteint au poignet; les témoins s'interposèrent, et Clamens enchanté s'écria:

—Messieurs, le combat est terminé.

—Pourquoi? demanda Eusèbe.

—L'honneur est satisfait, répondit M. de Vic.

Le jeune homme pensa que l'honneur n'était pas difficile, et il reprit avec ses deux témoins la route de Paris.

Eusèbe jugea à propos de ne pas dire un mot de toute cette affaire à celle qui en était la cause involontaire; sa délicatesse le servit admirablement en cette circonstance. Adéonne se serait traînée à ses genoux pour l'empêcher de se battre, et l'aurait mis à la porte s'il ne s'était pas battu.


XXXVI

AB EXTRA

Il y avait environ trois quarts d'heure que les combattants avaient quitté le bois du Vésinet.

Deux gendarmes arrivèrent à franc étrier à l'avenue de la Grotte. Ils embrassèrent l'espace; un mouvement de dépit se manifesta dans leur attitude.

—Nous arrivons trop tard, dit l'un d'eux.

—Je m'en doutais, répondit l'autre.

—Mes bons messieurs, la charité, s'il vous plaît, pour l'amour de Dieu et de la bonne sainte Vierge, mes bons messieurs, la charité, s'il vous plaît, disait une voix dolente.

—Brigadier, si nous demandions à cette mendiante quelques renseignements?

—Notre devoir est naturellement de pousser nos investigations jusque dans leur dernière limite.

—C'est aussi ma manière d'envisager, soit dit sans vous offenser.

—Oh hé! la femme, là-bas! cria le brigadier en s'adressant à une pauvre vieille ridée comme une poire sèche, vous n'avez pas vu passer des messieurs en cet endroit?

—Pour ce qui est de les avoir vus, répondit la pauvresse, je ne les ai point vus, bonnes gens, bien sûr, v'là tantôt vingt ans que je suis aveugle, privée de la lumière du bon Dieu.

—Le cas est différent, et l'on ne peut vous accuser de mauvaise volonté.

—Naturellement, répondit le simple gendarme.

—Non, pour ce qui est de les avoir vus, reprit la vieille, toujours avec la même voix dolente, je ne les ai point vus; mais sauf votre respect, je n'ai pas été sans les entendre.

—Ah, ah, ils ont donc passé par là?

—Passé et repassé, mon bon monsieur; à cette heure, ils doivent être à Paris, car ils seront arrivés à temps pour le train.

Le gendarme poussa un grognement; le brigadier désappointé grogna deux fois.

—Pas moyen de verbaliser, dit-il.

—Tout de même, reprit la vieille, vous êtes la gendarmerie?

—Oui, brave femme; pourriez-vous par hasard nous renseigner; avez-vous su ou vu quelque chose?

—Je n'ai rien su ni rien vu, mes excellents messieurs, mais je pourrais tout de même vous donner des renseignements.

—Alors parlez sans haine et sans crainte, dit le représentant de la loi.

—Ils étaient sept, trois d'un côté et quatre de l'autre, ces jeunes messieurs...

—Qui vous a dit qu'ils étaient sept? demanda le brigadier avec finesse.

—C'est qu'ils se sont arrêtés pour me faire la charité: cinq m'ont donné; des deux autres l'un a dit: Je n'ai pas de monnaie, l'autre a dit: Je ne suis pas superstitieux.

—Comment savez-vous qu'ils étaient jeunes?

—Parce qu'ils marchaient vite, et que, quand l'on est vieux, voyez-vous, on n'est point pressé de mourir.

—Comment, de mourir?

—Mon Dieu, oui, puisqu'ils allaient se battre.

—Qui vous l'a dit?

—Mais leurs aumônes, mes bons messieurs; quatre m'ont donné vingt sous chacun; dans leur idée ça devait porter bonheur à leurs amis; le cinquième, un brave jeune homme, celui qui allait se battre, m'a donné une pièce de cinq francs; on est généreux quand on est malheureux ou heureux, quand on pleure ou quand on rit. Le sixième, celui qu'a dit: J'ai pas de monnaie, c'était le médecin. Les médecins, eux, ne donnent jamais; que ça leur fait à ces gens-là qu'on vive ou qu'on meure! Pour le septième, celui-ci qui a dit: C'est de la superstition, c'est celui qu'était dans son tort.

—Naturellement, s'écria en riant le brigadier, vous trouvez, vous, que c'est celui qui vous a donné la pièce de cinq francs qui doit avoir raison; je comprends ça.

—Vous ne comprenez point, mon doux gendarme, je vous l'assure; je sais ça, moi; j'en ai tant vu passer qui allaient se tuer. Ceux qui n'ont pas le bon droit pour eux ne donnent jamais rien, pas par avarice, oui-da, mais ils savent bien que ça n'est pas avec cent sous qu'on peut forcer la main au bon Dieu.

—Et alors? reprit le sous-officier.

—Alors ils ont été dans le bois, pas bien loin, car ils ne sont pas restés dix minutes; ils se sont battus à l'épée, je n'ai point entendu tirer de coups de pistolet; puis ils sont repartis sans s'être blessés beaucoup.

—Jusqu'à présent, votre perspicacité n'est point en défaut. Mais, demanda le brigadier, comment savez-vous que la blessure était légère?

—Ah, mon bon fils, répondit la vieille, je suis bien sûre de ce que je dis; si la blessure avait été dangereuse, ils m'auraient tous donné en repassant.


XXXVII

Eusèbe avait oublié cette aventure, comme aurait dit le commandant de Vic, lorsqu'un matin, Adéonne, pâle et tremblante, l'embrassa avec tendresse et lui remit un papier timbré.

—Tu t'es battu, mon Eusèbe! s'écria-t-elle, tu t'es battu et tu ne me l'avais pas dit?

—C'est vrai, répondit le jeune homme.

—Oh! c'est mal! bien mal de ta part.

—Qu'est ce papier?

—Lis.

Ce papier était une assignation dans laquelle le sieur Eusèbe Martin, auteur de coups et blessures sur la personne du sieur Ravaud, se disant de la Saulaye, délit prévu par l'article, etc., etc., était sommé de se rendre le mercredi suivant, devant monsieur de la Varade, juge d'instruction à Versailles. Ce même papier prétendait que, faute par lui de ce faire, il serait décerné un mandat d'amener.

Eusèbe prit l'assignation et fut demander des éclaircissements à Clamens. Le vaudevilliste le rassura en lui disant qu'il était assigné lui-même et que cela n'avait qu'une importance médiocre.

—Nous serons condamnés à quelques cents francs d'amende, à quelques mois de prison, tout sera dit; ne vous alarmez pas.

—Ainsi, reprit Eusèbe, un monsieur s'est plu à calomnier une femme, j'ai exposé ma vie contre la sienne quand j'aurais pu simplement l'étrangler, et il faudra encore que je donne de l'argent et que je subisse avec vous et Paul une condamnation?

—Naturellement, répondit le vaudevilliste.

—Mais lui sera condamné aussi, j'espère? reprit Eusèbe avec véhémence.

—Pas le moins du monde; il sera bel et bien acquitté, d'abord parce qu'il a eu tort, et ensuite parce que vous vous êtes fait justice par vos mains.

—Mais si je l'avais tué?

—Comme le combat a été loyal, nous aurions été absous.

—Ah! s'écria le jeune Martin, mon père m'avait bien dit qu'il ne fallait jamais faire les choses à demi.


XXXVIII

Or, le mercredi, Eusèbe Martin, Daniel Clamens et Paul Buck arrivèrent à Versailles. Comme l'heure de comparaître n'était pas encore venue, les deux jeunes gens firent visiter la ville au provincial; après quoi ils se dirigèrent vers le parquet.

—Est-ce là ce que vous nommez le palais de justice? demanda Eusèbe en montrant à ses amis un bâtiment d'assez chétive apparence.

—Oui, répondit Clamens.

—Vous me disiez en venant, reprit l'amant d'Adéonne, que la justice était le premier des pouvoirs constitués. On ne s'en douterait guère en comparant son palais avec celui des rois.

—Les rois, dit Paul Buck, possèdent en France une dizaine de palais; la Justice en a plus de cinq cents, et elle condamne plus d'hommes en un jour, qu'un monarque n'en pourrait grâcier en un an.

—Heureusement pour la société, messieurs, dit en saluant M. de Vic, qui arrivait suivi de MM. de la Saulaye et de Buffières.

La première vengeance de la justice contre les duellistes est de les réunir dans son antichambre. Sans le respect profond que les Français professent pour elle, bien des rixes se renouvelleraient. Il est vrai que cet usage, qui pourrait avoir de graves désagréments, a aussi des compensations: souvent on a vu des adversaires se serrer la main au moment de comparaître devant leur juge.

M. de la Saulaye en apercevant l'amant d'Adéonne le salua courtoisement et lui tendit sa main.

Eusèbe salua à son tour, mais ne répondit point à l'avance qui lui était faite.

—Monsieur, dit le commandant de Vic en fronçant le sourcil, j'ai l'honneur de vous faire remarquer que M. de la Saulaye vous offre la main.

—Ne voulant pas lui offrir la mienne, dit Eusèbe, je suis fâché que vous m'ayez fait faire cette remarque.

Le militaire allait probablement se fâcher si M. de Buffières ne l'eût retenu.

—Vous êtes trop bon, commandant, lui dit-il tout bas, de faire attention à ce rustre.

—Rustre, tant que vous voudrez, répondit le vieux crâne; ça ne l'empêche pas de n'être qu'un grossier.

De leur côté, Paul Buck et Daniel Clamens reprochaient à Eusèbe son manque de courtoisie.

Deux gendarmes entrèrent, escortant trois hommes de mauvaise mine, qu'ils firent asseoir près des acteurs du duel du Pecq.

—Quoi! disait Eusèbe, vous voulez me persuader que j'agirais en homme bien élevé en donnant ma main à un drôle que j'ai vu mentir pour calomnier une femme, qui a voulu me tuer, et qui par dessus le marché, est cause que nous avons le désagrément, vous et moi, d'être ici attendant une condamnation, en compagnie de trois filous! En vérité, je me refuse à croire à une semblable énormité, et je préfère passer pour le dernier goujat du monde, plutôt que d'effleurer le doigt de ce monsieur.

MM. de la Saulaye, de Vic, de Buffières, furent appelés les premiers près du magistrat, qui les garda plus de trois heures.

Eusèbe se rongeait les poings comme un homme enterré vivant. Clamens, un crayon à la main, rimaillait un couplet de facture, et Paul Buck dissertait avec l'un des gendarmes, sur la philosophie de l'histoire.

—Monsieur, dit doucement l'un des bandits à Eusèbe, voudriez-vous, s'il vous plaît, me donner un peu de tabac? voilà quatre mois que je n'ai point fumé.

—Je n'ai point de tabac, répondit Martin, mais j'ai quelques cigares; si ces messieurs le permettent, je vous les offrirai volontiers.

—Offrez, dirent les deux gendarmes, ça ne se doit pas... mais enfin!

Les trois jeunes gens vidèrent leurs porte-cigares, et glissèrent quelque argent dans la main des malfaiteurs. La glace était rompue.

—Pourquoi avez-vous été arrêté? demanda Paul Buck au malfaiteur qu'il venait de gratifier de trois cigares et d'une pièce de deux francs.

—Moi, répondit l'homme avec une voix sinistre, j'ai été coffré par erreur.

—C'est la septième fois que la justice se trompe à votre endroit, dit un gendarme.

—Pour les autres fois, reprit l'homme, je n'ai rien à dire, mais pour celle-ci, aussi vrai que vous êtes un honnête homme, monsieur le gendarme, je suis innocent. Ce n'est pas moi qui ai fait le coup.

—Si ce n'est toi, c'est donc ton frère, reprit sentencieusement le bon gendarme.

—Ma foi, répondit l'homme, vous m'y faites penser; cela pourrait bien être. J'en toucherai un mot au juge.

—Et vous, demanda Eusèbe au second, avez-vous aussi à vous reprocher d'avoir volé?

—Mon Dieu oui, monsieur.

—Qui a pu vous entraîner à cela?

—Les hommes. Mon histoire est fort simple J'avais dix-neuf ans, j'adorais une jeune fille de mon pays. Un jour elle me demanda de lui apporter des fleurs; c'était le lendemain la fête de Sainte-Marie, et elle voulait en couvrir l'autel, afin que la Vierge nous fût favorable; ses parents ne se souciaient guère de notre union. Je n'avais ni jardin, ni fleurs. La nuit venue, je me mis à rôder, et quand tout le village fut endormi, je franchis le mur du verger de l'adjoint au maire...

—Vol avec escalade, la nuit, dans une maison habitée; cinq ans de fers, interrompit le gendarme.

—Vous l'avez dit, continua le voleur; mais comme j'étais jeune, que j'avais de bons antécédents, qu'il ne s'agissait que de quelques roses qui tôt ou tard eussent été offertes à la Vierge, j'en fus quitte pour trois ans de prison. Quand j'eus fini mon temps, ma maîtresse était mariée. Pour moi, j'avais appris en prison la théorie du mal; la répulsion que j'inspirais à tout le monde me força à en apprendre la pratique. Vous voyez que je ne suis pas encore bien fort, puisque je me suis fait pincer.

—Et vous, mon brave, demanda Clamens au troisième larron, pourquoi avez-vous volé?

—Par goût, dit laconiquement celui-ci.

—Par goût?

—Par goût.

—Mon Dieu, reprit le gendarme, tous les goûts sont dans la nature.


XXXIX

Malgré son air tout à fait glacial, M. de la Varade n'était point un méchant homme.

De François Ier à la révolution de 93, les la Varade avaient toujours occupé un siége au parlement. Le premier fut anobli, parce qu'il avait su plaire à la belle Diane, comtesse de Brézé; l'un des derniers fut guillotiné, parce qu'il avait déplu à la citoyenne Manon Lavri, qui avait une influence considérable sur le président de la section de la butte des Moulins.

Le père du juge d'instruction qui allait interroger Eusèbe, était mort sous la Restauration procureur général en province.

M. de la Varade parlait avec une extrême difficulté; doux et paresseux, la magistrature n'était point son fait. Sa profession lui causait mille tourments, mais il aurait cru manquer à lui-même et à la mémoire des siens en ne l'exerçant point.

—Un la Varade, disait-il à son fils, doit être magistrat: noblesse oblige.

Lorsqu'il était seul il regrettait amèrement de ne pouvoir vivre à sa guise, en dépensant selon ses goûts ses soixante mille livres de rente. Souvent le pauvre homme s'était demandé sérieusement si un citoyen n'est pas dispensé d'accomplir ses devoirs sociaux lorsque l'état auquel il appartient possède des millions d'hommes doués d'aptitudes suffisantes pour le remplacer. Sa femme prétendait que si, sa conscience affirmait que non.

Mme de la Varade, qui désirait ardemment habiter Paris, disait quelquefois à son mari:

—Faites-moi le plaisir de me dire, mon ami, ce que la société gagne à ce que ce soit un la Varade ou un Rabanel, par exemple, qui instruise les vols à la tire des petits filous de Versailles. Pensez-vous qu'avec votre nom et notre fortune vous ne pourriez rendre des services à votre pays que de cette façon? Beau sort, en vérité, que le vôtre! Vous exercerez pendant vingt-cinq ans et vous deviendrez président de cour dans quelque ville perdue au fond de la province.

—Ainsi ont fait les miens, répondait le mari, ainsi ferai-je, et, avec l'aide de Dieu, j'espère que mon fils m'imitera.

La femme haussait les épaules, la mère soupirait.

Eusèbe entra dans le cabinet du juge, salua et attendit une interrogation.

—Voulez-vous, monsieur, lui demanda le magistrat après la question d'usage, raconter les faits qui ont motivé une rencontre entre vous et M. de la Saulaye?

—Et d'abord, reprit Eusèbe avec vivacité, je suis accusé de coups et blessures sur la personne de mon adversaire; je désire vous faire remarquer que je ne l'ai point frappé.

—Cela ne signifie rien, répliqua le magistrat; c'est une formule, revenons aux faits.

—Est-il possible que vous les ignoriez! s'écria Eusèbe. Ces messieurs ont affirmé vous les avoir racontés.

—Peu importe, j'ai besoin de les apprendre de votre bouche.

—Qu'il en soit fait ainsi que vous le désirez, dit le provincial; et il raconta de point en point les péripéties de son duel.

—Ainsi, reprit le magistrat, c'est vous qui avez donné le démenti?

—Certes! et à ma place vous eussiez agi de même.

—Je n'ai pas à vous dire ce que j'aurais fait, je n'ai qu'à vous questionner. L'affaire s'est-elle passée loyalement?

—Non.

—Qu'avez-vous à reprocher à votre adversaire?

—D'avoir menti.

—Ce n'est point là ce que je vous demande. Je parle de sa conduite sur le terrain; je n'ai pas à me préoccuper du reste.

—Sur le terrain, nous étions sept, répondit Eusèbe; mon adversaire ne pouvait se conduire déloyalement, n'eussions-nous été que deux; j'avais une arme égale à la sienne; je ne le craignais point.

—Vous êtes sans doute fort à l'épée?

—Je ne sais. Je ne m'étais jamais battu, et si j'excepte une leçon d'une heure, je n'avais jamais tenu cette arme en main.

—En somme, vous n'avez rien à reprocher à votre adversaire?

—Si: il a menti.

—En êtes-vous bien sûr? demanda M. de la Varade.

—Oui, bien sûr.

—Alors, pourquoi vous battre?

—Ma foi, je l'ignore; on m'a dit que l'honneur l'exigeait.

—Si l'on ne vous eût pas dit cela, vous ne vous seriez donc pas battu?

—Ma foi, non; j'avais dit à cet homme qu'il était un imposteur, cela me suffisait.

La franchise d'Eusèbe frappa le magistrat.

—Monsieur Martin, dit-il, je suis père, permettez-moi donc de vous parler comme à un fils.

Eusèbe s'inclina; le magistrat reprit:

—Pensez-vous qu'une fille de théâtre vaille la peine qu'on se tue pour elle?

—Oui, dit le jeune homme, quand elle est honnête et qu'on l'aime.

—Ainsi, vous aimez cette créature?

—Ah! monsieur, de tout mon cœur.

—Où l'avez-vous connue?

Eusèbe raconta comment son père l'avait envoyé à Paris pour y apprendre la vie, admirer la civilisation et tâcher de démêler le faux et le vrai. Son voyage, son arrivée, ses déceptions, sa rencontre avec Adéonne, son existence depuis cette époque, ses petits chagrins, ses humiliations, ses joies, il ne cacha rien.

—Mon enfant, lui dit M. de la Varade, je me connais en hommes, je suis sûr que vous êtes sincère. Rassurez-vous; votre affaire ne sera pas poursuivie. Maintenant, ce n'est plus le juge qui parle, c'est l'homme: écoutez-moi. Jusqu'à présent vous n'avez pas suivi les ordres de votre père, vous êtes dans le chemin de l'erreur, je vous en avertis. Ne sentez-vous pas que vous jouissez présentement d'un bonheur factice? N'avez-vous jamais pensé au vide profond que masquent les félicités mal définies? Et ne vous êtes-vous jamais trouvé honteux de ne rien être dans une société où chaque individu accomplit une mission?

—Si, vraiment, s'écria le jeune homme, j'ai éprouvé toutes les sensations que vous venez de dépeindre; mais que puis-je faire, impuissant que je suis à trouver le vrai, que personne ne veut me montrer?

—Le vrai, reprit M. de la Varade, est tout entier dans un mot qui est la religion des sociétés. Le vrai, c'est le Devoir.


XL

Eusèbe quitta le cabinet du juge et fut rejoindre ses deux amis auxquels il annonça que l'affaire en restait là, et tous trois retournèrent à Paris.

Adéonne éclata en transports de joie mêlés de larmes en revoyant Eusèbe. Celui-ci resta préoccupé et ne prêta à cette effusion qu'une attention distraite.

Le lendemain, il se leva de bon matin, s'habilla et sortit au grand étonnement d'Adéonne qui n'osa l'interroger.

—Il n'a pas fermé l'œil de la nuit, pensa-t-elle, et il part à cette heure; que peut-il avoir et où va-t-il.

Eusèbe n'avait pas fait trois pas dans la rue qu'il remonta comme s'il eût oublié quelque chose, et embrassant sa maîtresse, il lui dit:

—Adéonne, ma douce reine, sais-tu, toi, ce que c'est que le Devoir?

—Le devoir, répondit la chanteuse, certainement je sais ce que c'est.

—Dis!

—Le Devoir, pour moi, c'est de n'être point sifflée et d'être fidèle à l'homme que j'aime. A toi, mon Eusèbe!

—Le Devoir de la femme n'est point semblable à celui de l'homme.

—Absolument semblable; le tien est de m'aimer comme je t'aime.

Eusèbe sortit et se dirigea vers la demeure de Clamens.

—Ami, dit-il en entrant chez le poëte qui ronflait, je vous demande pardon de vous déranger si matin, mais il s'agit pour moi d'une chose importante à connaître. Faites-moi, je vous prie, la grâce de me dire ce que c'est que le Devoir.

Daniel ouvrit les yeux à grand' peine, regarda d'un air hagard son matinal visiteur et répondit:

—Le Devoir pour moi, c'est cinq actes reçus au Théâtre-Français.

Et se retournant du côté du mur, il se remit à ronfler.

Eusèbe partit et se décida à grimper les dix étages de Paul Buck.

—Sois le bienvenu, s'écria l'artiste, le bonheur est sous mon toit, Gredinette est revenue et... et j'ai pardonné. Tu vas me blâmer, me dire que j'ai été faible; mais que veux-tu, mon bonheur est attaché aux rubans de son bonnet. D'ailleurs pourquoi la clémence, qui est la vertu des rois, ne serait-elle pas celle des peintres?

—Tu veux que je te blâme d'être heureux, mon bon Paul, quelle folie! Je ne viens certes pas pour cela, mais pour autre chose.

—Parle.

—Je veux que tu me dises ce que c'est que le Devoir?

—Le Devoir, petit sauvage, c'est la seule chose que Gredinette ignore.

—C'est là une définition bien vague.

—Le Devoir! Il y a mille manières d'interpréter ce mot-là.

—La meilleure?

—Selon moi, le devoir de l'homme consiste à fumer sa pipe sous l'œil de Dieu, sans faire de tort à personne.

—Merci, dit Eusèbe, et il quitta son ami fort surpris d'une si brusque retraite.

Dans la rue, le pauvre garçon, plus embarrassé que jamais, se mit à errer au hasard. La vue de l'ancienne boutique de Lansade, devant laquelle il passa, lui rappela l'honnête marchand qui était venu à son secours dans un cas bien plus grave. Il se décida à aller lui demander l'explication du mot prononcé par M. de la Varade.

Chemin faisant il rencontra le régisseur du théâtre qui le salua avec aménité.

—M. Sainval, dit-il en courant à lui, vous pourriez peut-être m'éviter une longue course.

—Je suis tout à votre service.

—Expliquez-moi comment vous entendez le Devoir!

C'est bien simple, M. Martin: plaire à son directeur d'abord et au public ensuite, voilà.

—Merci, dit Eusèbe, et il continua sa route.

En arrivant à Viroflay, le jeune homme eut toutes les peines du monde à reconnaître la demeure de celui qu'il venait voir. Le jardin n'existait plus, un vaste hangar rempli de caisses de bois-blanc en occupait la place. La maison, si proprette et si blanche autrefois, était devenue grise, et ses murs étaient presque couverts par les gigantesques lettres d'une interminable enseigne:

F. B. LANSADE

CI-DEVANT

BOULEVARD SAINT-DENIS

A

PARIS

PORCELAINES ET CRISTAUX

DÉPOT

DES MEILLEURES FABRIQUES DE FRANCE

FAIT L'EXPORTATION

Un homme couvert d'une blouse bleue, le front ruisselant de sueur, vint au-devant de lui.

—Ah! dit-il en abordant le jeune homme, vous voilà enfin, monsieur Martin. A dire vrai, je n'espérais plus vous revoir, je vous croyais parti. Souvent j'ai eu l'intention de m'informer, mais je suis si occupé quand je vais à Paris, que je n'ai pas une minute à moi.

—Vous avez donc repris les affaires, mon cher Lansade? demanda Martin.

—Ah Dieu! non, répondit le marchand, c'est bien fini. J'ai eu le bonheur de faire ma petite affaire, cela me suffit, maintenant je me repose. Je fais par-ci par-là quelques petites bricoles, mais c'est pour ne pas trop m'ennuyer.

—A voir votre maison, on dirait une vraie manufacture.

—N'est-ce pas? mais il n'en est rien. Je fais quelques petites affaires avec les marchands des environs, c'est moi qui les fournis, je vends presque autant qu'à Paris. Je fais ça en m'amusant. Voyez ce que c'est: autrefois, j'avais un commis et un garçon, maintenant je suis tout seul et je fais l'exportation; mais à vrai dire, je travaille comme quatre; il faut bien s'occuper un peu.

Sans plus se soucier de son visiteur, Lansade se mit à emballer des verres, à clouer des caisses, à choisir des porcelaines.

—Sans cérémonies, monsieur Eusèbe, dit-il au bout d'un instant, voulez-vous casser une croûte sous le pouce?

—Merci, dit Eusèbe, il faut que je sois à Versailles avant midi... Je voulais vous demander quelque chose.

Les traits du marchand se décomposèrent, et un malaise manifeste s'empara de lui.

—Je voudrais, continua le jeune homme, que vous me disiez ce que c'est que le Devoir?

—C'est bien facile, monsieur Eusèbe, répondit Lansade en raclant avec une pierre ponce le dessous rugueux d'une assiette; le Devoir, c'est de travailler quand on est jeune, de faire honneur à sa signature, et une fois qu'on a fait sa pelote, de faire place à d'autres; chacun son tour.

Eusèbe prit congé du marchand.

—A vous revoir, monsieur Martin, dit celui-ci; venez donc me demander à déjeuner un de ces jours; tâchez que ce soit un dimanche.

Le temps était beau, les buissons en fleurs. Eusèbe, qui depuis longtemps n'avait pas vu la campagne, éprouva, malgré sa préoccupation, un bien-être indicible, et résolut de faire sa route à pied.

—J'ai eu tort, se dit-il, de questionner tous ces gens-là, qui envisagent le Devoir chacun à un point de vue différent; le seul homme qui puisse m'instruire sur ce point, c'est l'honorable magistrat qui a bien voulu me faire voir le néant de mon existence.

Une heure après, le jeune homme frappait à la porte du logis de M. de la Varade, qui était absent. Un domestique l'introduisit dans le cabinet de travail du juge en le priant d'attendre; son maître, disait-il, ne devait pas tarder à rentrer.

Eusèbe attendait depuis plus de dix minutes et allait se retirer, lorsque, parmi des livres placés sur une table, ses yeux remarquèrent un dictionnaire français.

—Ah! se dit-il, mon pressentiment ne m'avait pas trompé, c'était bien ici que je devais trouver ce que je cherche. Il se mit à feuilleter et trouva:

Devoir, subst. masc. Ce à quoi l'on est obligé par la conscience, par la raison, par la bienséance, par la loi, par l'usage.

Il laissa tomber le livre avec découragement.

—Me voici plus embarrassé que jamais, pensa-t-il, puisque les choses auxquelles la loi, l'usage, la bienséance vous obligent, sont juste le contraire de celles que dictent la conscience et la raison.

Eusèbe en était là de ses réflexions, lorsqu'une jeune femme à l'œil vif apparut sur le seuil de la porte. C'était Mme de la Varade.

—Mon mari, dit-elle, me fait dire qu'il ne rentrera que fort tard; je suis désolée, monsieur, qu'on vous ait fait attendre inutilement.

—C'est moi, madame, qui regrette qu'on vous ait dérangée.

—Voulez-vous me dire votre nom?

—Eusèbe Martin.

Les femmes des juges d'instruction savent mieux ce qui se passe que le procureur général, leurs maris leur disent tout. M. de la Varade avait raconté à sa femme le duel d'Eusèbe, aussi celle-ci regardait-elle avec curiosité ce tout jeune homme, qui possédait l'amour d'une femme relativement célèbre.

—Si, reprit Mme de la Varade après un long silence, vous avez absolument à parler à mon mari et que vous vouliez attendre son retour...

—Merci, madame, interrompit Eusèbe, je ne saurais me rendre indiscret à ce point. Je n'ai rien à dire d'important à monsieur le juge d'instruction. Hier, dans un moment de bonté, il a bien voulu me donner de bons avis; malheureusement, je n'ai pas parfaitement saisi sa pensée, et aujourd'hui je venais le prier de me définir un mot qu'il appelle la religion des sociétés.

—Et quel est ce mot?

—Le Devoir.

Mme de la Varade éclata de rire avec tant de bonne foi, qu'Eusèbe troublé ne put voir les plus jolies dents du monde, des dents si blanches, si blanches, que la réverbération des lèvres les faisait paraître roses.

—Comment, monsieur, dit la jolie rieuse, c'est pour savoir cela que vous êtes venu de Paris?

—Oui, madame.

—Eh bien, je vais vous satisfaire.

—Je vous en serai bien reconnaissant, je vous assure, madame.

—Savez-vous ce qu'était l'Hydre de Lerne?

—Mais, reprit Eusèbe en balbutiant, je crois que c'était un monstre fabuleux...

—Vous y êtes; une vilaine bête qui avait sept têtes. On en coupait une, il en naissait sept autres. Eh bien, monsieur, le Devoir est un monstre moral; toutes les fois qu'on en a accompli un, il en reste sept autres à accomplir.


XLI

Un matin, un mois après sa visite à Versailles, Eusèbe, un énorme bouquet à la main, entra chez Adéonne.

—Pourquoi ces fleurs? demanda la chanteuse, Ce n'est pas aujourd'hui ma fête, que je sache?

—Non, répondit le jeune homme, c'est la fête de ce bouquet.

—Il est des jours, reprit la comédienne, où les fleurs et les compliments sont d'un mauvais augure. J'ai fait, ce matin, trois réussites, le neuf de pique est toujours sorti. Gageons qu'il y a une mauvaise nouvelle cachée sous ces camélias.

—C'est vrai.

—Parle.

—Je ne sais comment te l'apprendre...

—Tu te maries, n'est-ce pas?

—Oui. Qui a pu te dire...

—Il y a quinze jours que je le sais. J'ai trouvé la lettre de ton père dans la poche de ton habit. Ne t'excuse pas. Je sais ce que tu pourrais me raconter.

—Je n'ai pas à me justifier, reprit Eusèbe en feignant une tranquillité bien loin de son âme. Je me marie parce qu'un homme doit accomplir ses Devoirs sociaux.

—Tu vois, mon Eusèbe, continua la chanteuse, on nous croit très-fortes, nous autres femmes de théâtre, il n'en est rien cependant. Je t'aimais, parce que je te croyais fort et plein de cœur. Tu es lâche et sot.

—Adéonne!

—Ne t'emporte pas, tu vois combien je suis calme. Oui, je le répète, tu es lâche et sot. Le Devoir d'un homme de cœur est de vivre pour la femme qui l'aime. Le Devoir de l'homme intelligent est de préférer à un bonheur d'aventure celui qu'il a sous la main. Tu n'accomplis ni l'un ni l'autre, tant pis pour toi. Que m'importe à moi que tu te maries? tu ne m'aimes plus. Je demanderais au temps de me venger si je ne t'aimais encore. Enfin, que veux-tu, c'est un grand malheur pour moi, car mon amour me tuera; pourvu que je ne tue pas mon amour, ce qui serait bien plus cruel encore.

—Veux-tu que je rompe? murmura Eusèbe, il est encore temps.

—Non. Eusèbe. Si tu pouvais reprendre ta parole, je ne pourrais reprendre mes illusions.


XLII

M

Monsieur et madame Bonnaud, rentiers, ont l'honneur de vous faire part du mariage de leur fille mademoiselle Louise-Clémentine Bonnaud avec monsieur Eusèbe Martin.

La bénédiction nuptiale aura lieu le 27 courant à onze heures du matin en l'église de Marly-le-Roi.

Cet avis avait été adressé à Adéonne par Bonnaud qui, en père prévoyant, désirait avertir la chanteuse dans le cas où Eusèbe ne l'eût pas fait et ainsi éviter une scène à l'église, ce qui eût fait un effet déplorable à Marly-le-Roi. Après avoir lu, Adéonne dit à Marie Bachu qui était venue la consoler:

—Si Dieu n'était pas si méchant, je ferais dire une messe pour mon bonheur, qu'on enterrera ce jour-là.

—Il y a longtemps que le mien est dans la tombe, répondit Marie Bachu et je n'en suis pas morte.


XLIII

La veille du 27 courant, c'est-à-dire le 26, monsieur, madame et mademoiselle Bonnaud entourés de leurs amis, Eusèbe Martin assisté par Lansade et monsieur de la Varade s'apprêtaient à signer devant maître Mouflon, notaire, sans son collègue, deux actes d'une importance extrême. Le premier était un contrat de mariage, le second un acte d'association entre le dit sieur Eusèbe Martin et le sieur Isidore Boucain, fabricant de produits chimiques et successeur de Bonnaud.

Le sieur Isidore Boucain apportait à la société E. Martin et Ce son intelligence commerciale, Eusèbe Martin apportait l'usine qui constituait la dot de sa femme.

Le notaire lut les deux actes à haute voix.

Eusèbe se leva et lui dit: «Voulez-vous ajouter, je vous prie, à mon apport social cette somme de quarante-huit mille francs que je dépose entre vos mains?

Bonnaud et Lansade poussèrent une exclamation qui ne peut se rendre par l'assemblage d'aucune lettre.

—Quoi! dit le premier à Eusèbe, la comédienne vous a rendu votre argent!

—Lisez, répondit Eusèbe en lui passant un papier que les deux marchands allèrent dévorer dans l'embrasure d'une fenêtre. Voici ce que contenait ce papier:

«Eusèbe,

«Vous avez voulu m'acheter, mais je ne me suis point vendue. Voici les quarante-huit billets que vous avez oubliés chez moi. J'avais placé cet argent chez Gallis, mon agent de change; les intérêts ont suffi largement à défrayer vos dépenses. Permettez-moi de garder pour mon courtage la ceinture de cuir qui contenait cette somme. Vous ne retournerez plus dans vos bois de châtaignier: si par hasard vous y reveniez, c'est que vous n'auriez plus d'argent; partant cette rustique bourse ne saurait vous être utile.

»Adieu, Eusèbe,

»Adéonne.

—L'insolente! murmura Bonnaud, et s'approchant du notaire, il lui dit à demi-voix: Voulez-vous constater dans un article additionnel qu'en cas de décès, s'il n'y a pas d'enfants nés dans le mariage, le bien des conjoints restera au dernier vivant?


XLIV

Lorsque tous les honnêtes bourgeois amis de Bonnaud et de Lansade eurent bien mangé, ils ne se levèrent pas de table, ils se mirent à boire, et quand ils eurent bu, ils se mirent à chanter.

Ce fut Bonnaud, le père de la fiancée, qui commença; les convives firent chorus.


Prenez dix viveurs usés par toutes les débauches; enfermez-les par une nuit d'hiver avec dix courtisanes dans l'un des splendides salons du pavillon d'Armenonville, au milieu du bois de Boulogne, loin de tous regards, exempts de toute contrainte; donnez-leur de l'or pour jouer; ordonnez qu'on leur serve les vins les plus exquis de la meilleure cave du monde. Une fois tout cela fait, vous n'attendrez pas longtemps pour voir un tableau participant de l'enfer du Dante, et du Rêve de bonheur. Au moment où toutes les passions qui grouillent dans le cœur de l'homme seront déchaînées, entrez, et dites à cette hideuse compagnie de se mettre aux fenêtres pour voir passer deux jeunes mariés qui sortent de l'église. Alors vous verrez, je vous le dis, un spectacle étrange et navrant. La tourmente de l'orgie s'apaisera, les chants cesseront, la noce passera et les rires des jeunes amies de la fiancée troubleront seuls le silence et le recueillement de la saturnale émue.

Les hommes penseront à leurs sœurs, à leurs mères, à leur jeunesse perdue dans le vice et dans la débauche. Les femmes, ces dix femmes abjectes, traînées dans toutes les hontes, tressailliront en voyant le voile blanc de la jeune fille vierge. Peut-être, à elles dix, trouveront-elles deux larmes, l'une pour leur présent avili, l'autre pour leur honnêteté à jamais perdue. Si l'une d'entre elles, plus ivre ou plus perdue que les autres, voulait jeter une insulte à la face de la vertu qui passe, son imprécation resterait étranglée dans sa gorge, et ses compagnes d'avilissement la mépriseraient.

Eh bien, pour le mariage, ce sacrement redoutable parmi les plus redoutables, pour cet acte horrible ou sublime, qui rive à jamais deux êtres à une chaîne dont chaque anneau brisé est une douleur ou une honte, les bourgeois n'ont pas le moindre respect; ils attendent le moment où le prêtre aura fini pour entonner des chansons grivoises et dire des choses qui, ailleurs, ne seraient qu'obscènes.


XLV

Les grandes douleurs tiennent peu de place dans la vie, et Dieu a donné à l'homme qu'il veut éprouver la force nécessaire pour les supporter. Devant un grand désastre la nature humaine se roidit; devant les mille misères de l'existence et les péripéties qui font naître les orages de la vie, elle se courbe.

Le lendemain de son mariage seulement, Eusèbe comprit l'étendue de son amour pour Adéonne. Il sentit que la parole sacramentelle d'un homme à écharpe tricolore ne suffit pas pour détruire la plus grande faiblesse de l'homme: l'Habitude.

Nature douce et droite, le fils du sceptique Martin ne chercha pas à se mentir à lui-même. Il entrevit l'immensité de son malheur et y entra avec résignation.

Le système des comparaisons lui ôta toute tranquillité d'esprit et de cœur. En voyant les draps de toile de Chartres qui garnissait le lit nuptial, il pensait à la batiste ornée de valenciennes de son ancien nid. A l'honnête froideur de Clémentine, il opposait les élans passionnés d'Adéonne. La simplicité décente de sa femme le révoltait et lui remettait dans l'esprit les mots vainqueurs que la chanteuse laissait échapper entre deux éclats de rire.

L'intérieur de la fabrique où se distillait l'eau de Javelle, où se cristallisait le sulfate de magnésie, lui donnait le vertige. Pour les livres de commerce, il n'y touchait qu'avec crainte, tant il avait peur qu'une puissance mystérieuse ne les fît se refermer d'eux-mêmes et prendre, comme dans un étau, son front chargé d'ennui. C'était surtout quand il pénétrait dans ce laboratoire nauséabond qu'il regrettait les bords de la rivière où il avait failli se noyer lorsqu'il était enfant, et le boudoir bleu où il avait lu et relu ses trois poëtes pendant que sa maîtresse chantait.


XLVI

Un matin, la nostalgie du bonheur le prit par les cheveux et le conduisit chez Adéonne.

—Jenny, dit-il en entrant, où est madame?

—Madame est morte, répondit la jeune fille, et elle se mit à pleurer.

Eusèbe se laissa tomber sur le divan et resta deux heures à attendre des larmes. Son cœur serré battait avec violence, un râle sourd sortait en grinçant de sa gorge sèche, les larmes ne venaient pas.

Jenny, la bonne, avait regardé avec colère, Eusèbe, dont l'abandon avait causé la mort de sa maîtresse; elle eut pitié de sa profonde douleur.

—Monsieur, lui dit-elle en lui présentant un coffret d'acier, j'allais vous écrire afin d'accomplir les derniers ordres de la pauvre madame. Elle m'avait dit: «Huit jours après ma mort, vous porterez ça à Eusèbe.» Je vous le remets; le voici, monsieur, le voici.

Et la brave fille se remit à pleurer.

Eusèbe, le regard fixe, prit le coffret, le posa sur la table et l'ouvrit après en avoir pris la clef derrière le cadre du portrait d'Adéonne. Il en sortit une enveloppe dont il brisa le cachet en tremblant, et il lut:

«Mon Eusèbe,

»Quand tu liras cette vilaine lettre, je serai morte, mon amour pour toi m'aura tuée. Pleure-moi beaucoup, mais ne me plains pas trop. J'aime mieux mourir de ça que d'autre chose. Je me voyais m'en aller et j'éprouvais presque du bonheur à penser que c'était pour toi et par toi que j'allais en finir avec la vie. Si tu savais comme c'est bon d'aimer! cela rend honnête. Marie Bachu me fait pitié, la pauvre fille, avec ses raisonnements, c'est des bêtises. Écoute-moi, mon bon chéri, ce qui est après est mon testament. Je te laisse et lègue ma bague en turquoise et en brillants; c'est la première chose que j'ai achetée de l'argent que j'avais gagné. Tu trouveras dans le tiroir de mon petit bonheur du jour mes autres bijoux: ils sont enveloppés par paquets avec les noms dessus. C'est des souvenirs pour mes camarades du théâtre; tu donneras toi-même ma montre et la chaîne à Mme Marignan, mon habilleuse, et quarante-deux francs que je dois à Adolphe, le coiffeur. Tu porteras mon deuil, je t'en supplie, au moins un mois, n'est-ce pas, mon chéri? tu diras chez toi que tu as perdu un cousin. J'ai vu ta femme, elle est jolie, mais tu comprends que sa figure ne me revient pas beaucoup. Et puis tu donneras toutes mes robes et mon linge à Jenny, ma bonne, et aussi deux mille francs pour faire remplacer son amoureux, si toutefois elle consent à se marier; ce n'est qu'à cette condition que je lui donne cela. Quand tu auras fait tout ce que je te dis, tu prendras le reste de l'argent; il y aura une quinzaine de mille francs quand mes meubles auront été vendus. Alors tu partiras pour Strasbourg et tu chercheras un nommé Antoine Krutger, tourneur en bois; quand tu l'auras trouvé, tu lui demanderas s'il a été fourrier dans un régiment de chasseurs en garnison à Saumur il y a vingt-huit ans. S'il te dit oui, tu lui donneras tout; c'est mon père, un brave homme qui m'aurait méprisée. S'il est mort, tu donneras à ses enfants: c'est comme si c'était mes frères, n'est-ce pas? Voilà tout. Et maintenant, mon bon Eusèbe, adieu pour toujours. Je t'aimais, oh! je t'aimais à ne pas pouvoir le dire et je t'embrasse comme le jour où tu voulais m'acheter.

»Adéonne.»

»P. S. Je te demande pardon de la peine que tu vas te donner pour moi, et je suis à toi pour la vie; ça ne sera pas long.»

Eusèbe sanglotait; il relut cinq ou six fois la lettre de sa maîtresse et appela Jenny.

—Mon enfant, lui dit-il, madame ne vous a pas oubliée; elle vous laisse de quoi vous marier.

—Comment! s'écria Jenny, je pourrais retourner dans mon pays. Ah! monsieur, que la pauvre madame était bonne!

—De quel pays êtes-vous? demanda avec intérêt Eusèbe, qui comprenait ce cri nostalgique.

—De Strasbourg.

—Madame le savait-elle?

—Non, monsieur; à Paris les Alsaciennes se placent difficilement; j'avais dit en entrant ici que j'étais de Nancy.

—N'avez-vous jamais entendu parler d'un tourneur nommé Antoine Krutger?

—Antoine Krutger! s'écria la jeune fille, vous l'avez connu? c'était mon père.

—Avait-il été militaire?

—Oh oui! monsieur, dans la cavalerie, il était sous-officier à l'école de Saumur. S'il avait vécu je ne serais pas en condition.

Martin fils resta un instant sans parler: un monde de pensées encombrait son cerveau.

—Mon enfant, reprit-il, tout ce qui est ici vous appartient; madame vous a faite sa légataire universelle.

—Ah! monsieur! s'écria Jenny en pleurant de joie et de douleur, je suis bien heureuse et bien malheureuse en même temps, et je n'avais pas besoin de ça pour aimer la pauvre madame comme une sœur.


XLVII

Eusèbe, navré, revint chez lui en proie à une fièvre violente. Malgré mille efforts, il fut obligé de se mettre au lit, où il resta un mois presque sans connaissance. Lorsqu'il revint à lui, ce fut Paul Buck et Gredinette qu'il trouva à son chevet. Il demanda sa femme; on lui répondit qu'elle était près d'une de ses sœurs mourante.

Quelques jours après, Eusèbe entrait en convalescence et se promenait au jardin appuyé sur le bras de Gredinette.

—Tenez, mon bon Eusèbe, ça m'ennuie, lui dit la jeune femme; mais aussi bien, puisqu'il faut que vous appreniez la vérité tôt ou tard, j'aime mieux vous la dire tout de suite. Apprêtez-vous à un grand malheur.

—Parlez, répondit Eusèbe; je ne puis pas être plus malheureux.

Après mille détours, Gredinette apprit à Martin que sa femme était partie avec Isidore Boucain, et que tous deux avaient eu soin d'emporter la caisse.

Eusèbe ne répondit rien, et son visage n'exprima aucune sensation.

—Il a mieux pris la chose que je ne pensais, dit le soir Gredinette à Paul.

Peu à peu, Eusèbe recouvra la santé.

—Je vais vous faire mes adieux, dit-il un matin à ses deux derniers amis; je vais retourner à la Capelette, que je n'aurais jamais dû quitter. Je vais saluer mon beau-père et je partirai ce soir. Merci de votre amitié; je ne l'oublierai jamais. Si un jour, las de la vie, vous voulez goûter le repos, venez sous mon toit, je vous aimerai comme vous m'avez aimé.

—Ne va pas voir Bonnaud! s'écria Paul, ce pauvre père t'accuse de la faute de sa fille.

—Moi!

—Oui. Il prétend que ce sont tes débordements avec Adéonne qui l'ont entraînée au mal. Ne te dérange pas non plus pour Mme de la Varade: elle est tout entière aux prédications d'un missionnaire qui fait fureur à Versailles.

—Un missionnaire? Qu'est-ce que cela?

—Les missionnaires, mon ami, reprit Paul avec gravité, ce sont des hommes ou plutôt des enfants de Dieu qui traversent les mers, s'exposent à mille dangers, pour aller dans des contrées presque inconnues porter aux peuplades sauvages la parole de Dieu et la civilisation; le prêtre dont je te parle a été crucifié, et dix fois sur le point d'être mangé.

—Je vais le voir, dit Eusèbe, et il sortit.

Le Père Vernier appartenait à la Congrégation des Lazaristes de Turin. C'était un vieillard à barbe blanche, au teint basané; ses yeux noirs étaient pleins d'audace et de bonté. Il reçut Eusèbe avec aménité.

—Que voulez-vous, mon enfant? lui demanda-t-il.

—Mon père, répondit le jeune homme, je me suis meurtri à toutes les aspérités de la vie; à mesure que je cherchais la vérité, je m'enfonçais dans le doute; aujourd'hui, je viens à vous comme l'oiseau blessé qui, tournoyant en l'air, cherche la branche du vieux chêne pour se reposer. Au nom de votre Dieu, dites-moi où est le vrai, où se cache le faux?

—Monsieur, reprit sèchement le père Vernier, j'ai dévoué ma vie au service du Seigneur, j'ai traversé les déserts pour enseigner sa parole aux peuplades sauvages; je dois mon appui aux humbles et aux souffrants, mais je n'ai rien à démêler avec les esprits forts et les philosophes.

Le soir même Eusèbe partait.

Ne trouvant point à Limoges de voiture pour le transporter à la Capelette, il se décida à faire à pied les six lieues qui le séparaient de la maison de son père. Un orage violent le força de s'arrêter à moitié chemin et de coucher dans une auberge de la route. Pendant que la maîtresse de l'auberge préparait son dîner, il prit machinalement un livre graisseux qui traînait sur la table et il lut. Après avoir mangé il se retira dans sa chambre où il passa la nuit à relire l'humble livre de l'auberge. Dès l'aube, il descendit et donna un louis à l'aubergiste pour emporter le livre.

—Pourquoi, se dit-il lorsqu'il fut sur le chemin, ai-je été si loin m'exposer à tant de douleur, pour chercher le vrai qui était à ma porte?

Le volume qu'Eusèbe emportait contenait les Évangiles.

—J'ai eu tort de laisser emporter le livre du petit par ce monsieur, dit l'aubergiste à sa femme.

—Bah! il nous coûtait douze sous, répondit celle-ci.

—S'il nous en a donné vingt francs, reprit le mari, c'est qu'il valait mieux que ça.

Eusèbe frappa à la grande porte.

—Ah! Seigneur du bon Dieu! s'écria la grande Caty, vous voilà donc enfin, monsieur Eusèbe. Ah! montez vite, votre père veut tant vous voir avant de mourir.

Deux secondes après, Eusèbe était près de son père agonisant.

—Te voilà enfin, mon fils, dit le bon M. Martin en râlant, te voilà. As-tu atteint ton but, et peux-tu me dire avant que je meure, où est le faux, où est le vrai?

—Père, répondit Eusèbe, le faux est sur terre, le vrai est au ciel.

—Tu as peut-être raison, dit le moribond, et si M. l'abbé Jaucourt n'était pas mort, je le ferais venir, s'il en était temps encore.

—Père, reprit le jeune homme, les prêtres ne meurent pas; ils n'ont pas besoin de se marier pour se reproduire; la religion est une mère féconde: pour un de ses enfants qui meurt, il lui en naît dix.

—C'est possible, mais je ne veux pas l'abbé Faye, murmura Martin d'une voix éteinte; il a les cheveux rouges. Et il rendit le dernier soupir.

—Père! père! s'écriait Eusèbe sans se douter que le vieillard fût mort, croyez-moi, il n'y a de vrai que la grandeur de Dieu.

—Et la bêtise humaine, dit en passant sa tête rousse à travers la porte l'abbé Faye, que la grande Caty avait été chercher de son autorité privée.

FIN.

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