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La capitaine

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IV

A BORD DU REQUIN

—Ah! dit le masque d'un ton amer, presque menaçant; mieux vaut mille fois mourir, tout d'un coup, avec trois balles dans la poitrine, que de languir empoisonné d'amour par une femme sans coeur!

Il tourna le dos, descendit légèrement sur le pont et disparut sous l'accastillage d'arrière.

—Rompez vos rangs! ordonna le maître d'équipage.

Tandis que les matelots se dispersaient par groupes dans les batteries, avec un murmure semblable au bourdonnement d'une ruche d'abeilles, mais sans ces éclats de voix, sans ce tumulte qu'on remarque, après une revue, dans les vaisseaux de la marine régulière, l'officier qui avait constaté la mort d'Auguste Tridon, monta sur la galerie.

Il salua très-civilement, s'agenouilla près de Kate, lui frotta Les tempes d'une essence particulière, et, tout en la rappelant au sentiment, il dit à Harriet avec l'aisance d'un homme du monde.

—Vous êtes, madame, à bord du Requin, un corsaire de fort bonne mine, comme vous le voyez, quoique nos ennemis les Anglais l'appellent un pirate. Mais le nom ne fait rien à la chose, Nihil nomen… Ah! pardonnez-moi… un souvenir classique… Cette petite fille en reviendra… La voici qui ouvre les yeux… J'avais l'honneur de vous dire que vous naviguez sur le Requin… vous le saviez!… Vous y êtes en sûreté! tout autant que sur le vaisseau-amiral de la station… Mais votre femme de chambre se remet; recuperat sensus… Allons, ma bonne, soulevez-vous, en vous appuyant sur moi; là… comme cela… encore un petit peu de courage… Vous y êtes!… n'ayez pas peur… ma chère, je ne suis pas un monstre, horribile monstrum.

—Ah! mon doux Jésus, comme j'ai vu des choses effrayantes! balbutia
Catherine, en roulant autour d'elle des yeux hagards.

—Une exécution! une pauvre petite exécution! on en voit tous les jours à terre de semblables, ma mignonne, et chaque fois qu'il y en a une vous y courez… Elles ne vous font pas le même effet, parce que les causes ne sont pas les mêmes, sublata causa, tollitur

L'officier s'était relevé avec Kate: il évolua prestement sur les talons et, s'adressant de nouveau à madame Stevenson:

—Pardon encore une fois, madame, je suis chirurgien à bord du Requin. On m'a chargé de vous en faire les honneurs et de vous communiquer la consigne qui vous regarde: primo: vous aurez, vous et cette intéressante enfant—il lança à Catherine un regard langoureux—toute liberté d'agir, de vous promener quand vous voudrez, sauf pendant les heures de combat; secundo: il vous est accordé un appartement dans le gaillard d'arrière; tertio: votre table sera servie, comme vous le désirerez: chaque matin, vous n'aurez qu'à dresser le menu et à le remettre au maître d'hôtel, qui viendra prendre vos ordres (et, comme j'aurai l'avantage extrême de m'asseoir à votre table, mensam tuam par… je vous éviterai cette peine, avec votre bon plaisir); quarto: si un homme de l'équipage s'oubliait devant vous, il serait puni de la peine que vous requerriez contre lui; mais cela n'aura pas lieu, je m'en fais le garant. Ni vous, ni cette charmante bachelette, n'aurez à souffrir de nos matelots, dociles sunt…; sexto: il vous est défendu, à vous et à mademoiselle, d'adresser la parole à qui que ce soit, sauf à votre serviteur très-respectueux qui, seul, jouira de la faveur inappréciable d'être un intermédiaire entre le monde ambiant et vous; septièmement; c'est tout, totum est.

Ces paroles furent prononcées avec une volubilité extrême, qui ne permit pas à Harriet d'y glisser un mot. Elle se contenta d'examiner son interlocuteur.

Il était petit de taille, riche d'embonpoint, mafflé, lippu, rouge de figure, comme une pomme d'api. Il avait les yeux à fleur de tête, clignotant sans cesse à droite, à gauche, sous une paire de lunettes à verres convexes; une apparence de bonhomie, de douceur qui jurait affreusement avec sa profession de pirate. Malgré sa corpulence, tous ses mouvements avaient une vivacité électrique. Jamais il n'était en repos. Une circonstance l'obligeait-elle à rester debout, sans marcher, il dansait alternativement sur une jambe ou sur l'autre. Ses bras fonctionnaient sans cesse comme les ailes d'un télégraphe. On doutait qu'il se tînt immobile même en dormant. Sa langue était dans une agitation perpétuelle, qui le forçait à lire, à étudier, à penser tout haut.

On l'appelait le major Guérin; mais les matelots du bord l'avaient rebaptisé le docteur Vif-Argent.

Malgré ses brusqueries, ses gourmades, ils avaient pour lui une affection dévouée; car il était habile, obligeant, et plus d'un lui devait la conservation de ses jours.

Quoique assez pénétrante, madame Stevenson ne sut pas apprécier le major Guérin. Elle le prit pour quelque fruit sec d'une école de médecine qui, sans ressource et sans client, avait choisi la piraterie comme un excellent moyen de bien vivre en travaillant le moins possible.

Les attentions—un peu équivoques, il est vrai,—qu'il eut, tout d'abord pour sa domestique, achevèrent de le démonétiser dans l'esprit d'Harriet.

Le jugement de la jeune femme eût pu se résumer ainsi.

—C'est un rustre, un idiot, un ivrogne, un libertin!

Quelle est la femme qui pardonne à un homme les égards qu'il a eus pour une autre femme, en sa présence, surtout si cette dernière semble à la première d'une condition inférieure à la sienne?

Aussi le major Guérin, ayant offert son bras à madame Stevenson, pour descendre l'escalier qui conduisait sur le pont, elle le refusa sèchement par cette épigramme:

—Merci, monsieur; adressez vos bons offices à ma servante! elle en a plus besoin que moi.

—C'est juste, dit le docteur, très-juste, madame, cette pauvre petite est encore faible; je vais l'aider.

Et il prit décidément le bras de Kate, qui en devint toute rouge.

Harriet les suivit d'un air dédaigneux.

Ils traversèrent la batterie d'entrepont et entrèrent dans un magnifique salon, dont les fenêtres ouvraient sur une galerie, à la poupe du navire.

Le luxe et l'élégance qui régnaient dans cette pièce, arrachèrent à madame Stevenson une exclamation de surprise. Jamais, même dans les appartements de l'Amirauté, à Londres, elle n'avait vu un ameublement aussi somptueux et des décorations aussi splendides, quoique d'un goût aussi parfait.

Les merveilles de la tapisserie orientale et de l'ébénisterie occidentale avaient été mises contribution pour orner ce salon. Il était tendu en cachemire de l'Inde bleu et or, dont les draperies, suspendues à des colonnettes de jaspe flottaient, à larges plis, tout à l'entour.

Une peinture admirable, représentant les amours de Psyché avec Cupidon, couvrait le plafond. Par la correction de son dessin, cette toile semblait appartenir à l'école flamande, mais, par la suavité de son coloris, l'école italienne la revendiquait hautement.

Un des plus merveilleux produits de la Turquie s'étalait sur le parquet.

Les fauteuils, les canapés, la table de centre étaient en citronnier marqueté d'écaille.

Mais ce qui porta au comble l'émerveillement de madame Stevenson, ce fut, dans le fond de la pièce, près des fenêtres, un piano et une harpe!

Un piano et une harpe sur un corsaire!

—Voici votre salon, madame, lui dit le docteur Guérin. De chaque côté, vous trouverez une chambre à coucher, l'une pour vous, l'autre pour mademoiselle. Nul ici ne vous dérangera, à moins… mais il sera toujours temps de vous prévenir, si toutefois ma personne ne vous agrée pas…

—Au contraire, monsieur! au contraire! répondit Harriet.

Le major lui déplaisait; mais comme il paraissait s'être laissé prendre aux charmes de Catherine, il valait encore mieux le garder près de soi qu'un autre officier. On lui tiendrait la dragée haute, et l'on en tirerait tout ce qu'on voudrait.

Madame Stevenson s'était rapidement fait ce raisonnement.

—Je vous laisse, madame, car vous désirez sans doute vous reposer. Mais si vous avez besoin de mes services, cette sonnette m'avertira.

Et il montra un cordon pendant le long d'une des colonnettes.

—Un moment, monsieur, dit Harriet en se jetant sur une berceuse, un moment.

—Disposez de moi, madame.

—Pourriez-vous me dire ce qu'on prétend faire de nous?

—Je l'ignore, madame, ignoro.

—Ah! vous l'ignorez; je veux bien le croire, mais votre commandant ne l'ignore pas, lui!

—Non, madame, il ne l'ignore pas, lui.

—C'est un homme masqué, que j'ai vu sur la galerie?

—C'est un homme masqué, que vous avez vu sur la galerie.

—Me serait-il possible de lui parler?

—Il ne vous serait pas possible de lui parler.

—Pourquoi cela?

Le major ne répondit pas.

—Mais pourquoi, monsieur? dites-moi pourquoi? reprit madame Stevenson en frappant du pied avec impatience.

—Tenez, madame, lisez, fit le docteur.

Et il indiqua à Harriet une pancarte fixée à une colonne, près d'elle.

Un calligraphe émérite y avait tracé les lignes suivantes:

RÈGLEMENT DU REQUIN
ORGANISATION

ARTICLE 1. Tous les hommes à bord du Requin, ont juré fidélité, obéissance passive à leur capitaine-commandant;

ART. 2. Il a sur eux droit de vie et de mort;

ART. 3. Il leur est défendu de lui adresser la parole, sans y être invité par lui;

ART. 4. Ils se doivent entre eux aide et protection;

ART. 5. Le capitaine-commandant est le seul juge à bord;

ART. 6. Il délègue ses pouvoirs à qui bon lui semble;

ART. 7. Il n'est tenu à aucun compte envers ses hommes;

    ART. 8. Tout homme qui a pris du service sur le Requin, s'est
    engagé pour la vie;

    ART. 9. Il est enjoint a tous de tuer un déserteur partout où
    ils le rencontreront;

    ART. 10. Celui qui, rencontrant un déserteur, ne le tuerait
    pas ou ne le ferait pas tuer, serait traité comme le déserteur
    lui-même;

ART. 11. Les hommes gradés jouissent, hiérarchiquement, sur leurs subordonnés, des mêmes droits que le capitaine-commandant, mais le privilège de la décision suprême lui appartient en tout.

PUNITION

ARTICLE UNIQUE. Chaque infraction à la discipline peut être punie de mort.

OBSERVATION

Toute personne qui met le pied sur le Requin est soumise aux mêmes lois que les hommes de l'équipage.

Signé: LE REQUIN.

Le règlement était rédigé en français. Cette langue paraissait, du reste, la seule qu'on pariât à bord du navire.

—Une chose m'étonne, dit madame Stevenson, après avoir pris connaissance du terrible document, c'est qu'il se trouve des gens assez niais pour accepter de pareilles conditions!

—Oh! dit le docteur, nous n'en manquons jamais, madame, nunquam deficiunt.

—Alors, monsieur, je suis votre prisonnière?

—Vous êtes notre prisonnière, prononça le major Vif-Argent, en reprenant le ton froid et la tournure discrète qu'il affectait chaque fois qu'elle l'interrogeait.

—Mais cette captivité durera-t-elle longtemps?

Il ne fit pas de réponse.

—Puis-je au moins écrire à votre commandant?

—Vous pouvez lui écrire.

—Ah! s'écria-t-elle en souriant, c'est déjà quelque chose. Je pensais bien que ce farouche monarque était vulnérable par un point. Je lui écrirai donc.

—Comme il vous plaira.

—Mais, ajouta-t-elle, en se ravisant, qui lui portera la lettre?

—Moi, madame.

—Alors, monsieur, veuillez me donner ce qui est nécessaire…

—Vous trouverez tout cela dans votre chambre à coucher, madame.
Voulez-vous que je vous y introduise?

Volontiers, monsieur.

Et elle se leva, en disant à Kate en anglais:

—Viens.

Le docteur Guérin, les précédant, traversa la pièce, écarta la draperie et ouvrit une porte cachée derrière. Une petite chambre à coucher, d'un goût aussi luxueux que le salon, se montra à leurs regards.

Catherine se croyait dans un palais enchanté.

—Pendant que vous écrirez la lettre, je vous ferai apprêter une collation, madame, dit le docteur, laissant retomber la tapisserie sur madame Stevenson.

—Que c'est donc beau, madame! que c'est donc beau ici! s'exclamait Kate. Ah! mon doux Jésus, il y a plus d'or que dans l'église de Saint-Patrick, à Dublin! Et de la soie! on habillerait toutes les dames d'Halifax, avec ce qu'il y en a ici. C'est pas pour dire, mais ces pirates savent joliment faire les choses! Ça doit être un bon métier qu'ils ont là! Oh! mais s'ils ne se tuaient pas comme ça, ça me serait égal d'en épouser un…

—Le docteur qui vous a soignée, n'est-ce pas? dit Harriet en riant.

—Pourquoi pas, madame? il n'est pas mal, cet homme! Est-ce que vous croyez…

—Qu'il voudrait de vous?

Catherine essaya de rougir.

—Il me conviendrait assez, murmura-t-elle.

—Eh bien, demandez-le en mariage! repartit Harriet donnant cours à un bruyant accès d'hilarité. Mais asseyez-vous, madame la doctoresse. Je vais préparer un poulet pour monsieur notre ravisseur.

Elle se mit à un pupitre en bois de rose, placé sur un guéridon, prit du papier, une plume, et, d'une main assurée, elle écrivit:

«Au commandant du Requin,

»La soussignée, et sa femme de chambre, ont été attirées dans un piège qui leur avait été dressé, par vos ordres, sans doute. Elles n'ont point eu à se plaindre de vos gens; mais la soussignée veut savoir dans quel but vous vous êtes emparé de sa personne.

»Un galant homme, fût-il un pirate, ne refuse jamais une explication à une femme.

»HENRIETTE STEVENSON,

»Née de Grandfroy.

»A bord du Requin ce 23 juillet 1811.»

Elle cacheta son billet et y mit l'adresse:

«Au commandant du Requin

—Maintenant, Kate, dit-elle, vous allez m'aider à m'arranger un peu.
Par bonheur que j'ai en l'idée de prendre quelques effets avec moi.

—Mais, voyez donc, madame, s'écria la soubrette qui venait de soulever un rideau près du lit.

L'enfoncement, masqué par ce rideau, formait une garde-robe, où se montraient à profusion des habillements de femme, aussi variés que fashionables.

—Ces bandits ne se refusent rien! dit madame Stevenson, en considérant les objets avec l'oeil exercé d'une coquette. Tout cela est à la dernière mode!

—Si vous mettiez cette jolie robe lilas! fit Kate qui palpait la soie avec un ravissement inexprimable.

—Fi! s'écria Harriet.

—Pourquoi donc! elle vous irait à merveille, j'en suis sûre!

—Moi, mettre les loques d'une… de la maîtresse de ces brigands, y songez-vous, Kate!

—Dame, on dirait qu'elles ont été accrochées là pour vous! Ma patronne! comme il y en a! comme elles sont belles!

—Il se pourrait, pourtant, qu'on les eût placées là à mon intention, se dit madame Stevenson.

Cependant, elle ne voulut point se parer de ces effets; et, après avoir rafraîchi sa toilette, elle rentra dans le salon.

Le docteur attendait.

Il reçut l'épître de madame Stevenson, et promit de la déposer entre les mains du commandant.

—Aurai-je une réponse, monsieur? demanda-t-elle.

—Madame, fit le major éludant la question, voici des fruits et des pâtisseries!

Il indiqua un plateau de vermeil chargé de friandises, et quitta brusquement le salon.

Harriet était gourmande; il serait superflu d'ajouter que miss Kate partageait ce joli défaut.

Elles s'attablèrent amicalement, l'infortune ayant cela de bon qu'elle efface les distances, et mangèrent d'excellent appétit.

—Ah! ah! voici la preuve de mes soupçons, s'écria tout à coup madame Stevenson, montrant à Catherine le coin de sa serviette, en fine toile de Hollande:

Comme le mouchoir, trouvé dans le jardin, elle était marquée d'un A et d'un L, surmontés d'une couronne de comte.

V

REQUINS CONTRE ANGLAIS

Pendant huit jours, madame Stevenson attendit la réponse à sa lettre; cette réponse ne vint pas.

Elle s'accoutumait à sa prison, assez douce d'ailleurs, et passait son temps à lire ou à faire de la musique. Souvent aussi le major Guérin lui tenait compagnie. Quoiqu'elle ne lui pardonnât point les caresses dont il comblait Catherine, et qui faisaient dire à celle-ci: «Qu'après tout, le Requin avait du bon,» la jeune femme recherchait volontiers, à défaut d'autre, la société du docteur.

Elle tenta même sur lui le pouvoir de ses charmes. Repoussée avec perte, Harriet essaya d'en obtenir quelques renseignements par sa femme de chambre. Celle-ci ne fut pas plus heureuse. Le chirurgien était impénétrable.

Le questionnait-on, il n'entendait pas, ou sautait habilement à un autre sujet.

Insensiblement, Harriet s'était vue forcée, par la nécessité, de recourir à la garde-robe mise à sa disposition. Elle avait commencé par un châle pour s'abriter contre la fraîcheur du soir; puis, ç'avait été un ruban, puis le linge dont elle manquait; enfin, les robes eurent leur tour.

—Il n'y a point de femme à bord, j'en suis certaine, se disait-elle en manière d'excuse, pourquoi me gênerais-je?

Et peu à peu, la toilette entière y avait passé.

Les matelots, les officiers, tout le monde témoignait à madame Stevenson une déférence extrême. Mais personne ne lui parlait, à l'exception du major Vif-Argent.

Elle pouvait se promener avec Kate sur toute l'étendue du pont; la dunette et la galerie, du haut de laquelle elle avait assisté à l'exécution, seules leur étaient interdites.

Plus d'une fois, Harriet y avait vu le comte Lancelot,—on l'a reconnu,—toujours masqué et accompagné d'un homme également masqué, son inséparable Samson.

Un matin, qu'il était ainsi sur le gaillard d'arrière, Harriet, s'armant d'audace, s'élança sur l'escalier qui y conduisait, et voulut l'aborder; mais Samson, qu'elle n'avait pas aperçu, caché qu'il était par une voile d'artimon, se jeta entre elle et lui, enleva la jeune femme, et sans souffler mot, la redescendit dans la cabine, où elle fut enfermée tout le jour.

—Si vous recommencez, ma chère dame, lui dit le major, le pont vous sera interdit, tibi interdictum tabulatum erit.

Elle se garda bien, dès lors, de s'exposer à être privée de cette distraction.

En dépit de son horreur pour les forbans, elle ne pouvait s'empêcher d'admirer l'ordre qui régnait parmi eux. Jamais une rixe, jamais une querelle. Chose inouïe! on n'entendait ni ces jurons, ni ces blasphèmes qui fatiguent, jour et nuit, les échos des navires ordinaires.

Quand ils n'étaient pas de service, les hommes causaient, contaient des histoires, ou réparaient leur uniforme.

Les jeux de hasard étaient strictement prohibés.

Une discipline draconienne soumettait à la Volonté du commandant, tout l'équipage, depuis le plus petit mousse, jusqu'à ses lieutenants.

Il en était de même à bord du Caïman, qui voyageait de conserve avec le Requin se tenant souvent à quelques brasses dans l'ouaiche du second, et recevait de fréquentes visites du capitaine.

Le cutter Wish-on-Wish suivait le Requin à la remorque.

Durant les huit premiers jours qu'elle passa sur ce dernier, les pirates firent diverses prises.

Quand ils s'étaient emparé d'un navire, tous ceux qui le montaient étaient impitoyablement jetés à la mer, s'ils avaient fait l'ombre d'une résistance. Se rendaient-ils complaisamment, on les entassait dans les chaloupes de leur bâtiment et on les abandonnait aux caprices des flots.

Le butin était divisé en deux parts égales.

L'une appartenait, tout entière, au capitaine. Elle servait à l'entretien de ses vaisseaux; l'autre était tirée au sort, par lots, sans distinction d'âge ni de grade.

Un mousse ou un simple calfat pouvait ainsi gagner un lot aussi précieux qu'un lieutenant.

La nourriture était la même pour tous.

Les officiers n'avaient d'autre avantage qu'un service moins pénible, et l'exercice d'une portion du commandement, plus ou moins grande, suivant leur rang.

Le respect de tous pour leur capitaine allait jusqu'à l'adoration. Celui-ci, du reste, était un marin consommé, qui lisait dans le ciel comme dans un livre, et ne se laissait jamais surprendre par un grain. Quand il était à bord, il ne confiait à personne autre que lui le gouvernement du navire. Il veillait à tout, devinait tout, pourvoyait à tout.

Nets et précis, ses ordres étaient, exécutés avec une rapidité qui tenait du prodige. Personne de son équipage ne l'avait vu démasqué. Ses deux seconds, et le capitaine du Caïman seuls étaient en rapports directs avec lui; dans son intimité il n'admettait que Samson, surnommé par les matelots le Balafré, et le docteur Guérin.

Seuls aussi, ils pouvaient pénétrer dans son appartement, situé à la poupe, entre les deux batteries, et dont le salon et les deux cabines, occupés par madame Stevenson, formaient habituellement une partie.

Parmi tant d'étrangetés, il en était une que la jeune femme ne s'expliquait pas. Acharnés à la destruction des navires anglais, les Requins de l'Atlantique, loin d'insulter les bâtiments français, leur portaient fréquemment aide et secours.

Quoique les Français fussent alors en guerre avec la Grande-Bretagne, ce fait n'expliquait pas complètement la rage des pirates contre les Anglais. Ils les tuaient, les massacraient, les torturaient à plaisir.

Harriet en demanda un matin la cause au docteur Vif-Argent.

Ils venaient de déjeuner et prenaient le café.

A cette question, le major sourit amèrement.

—Ce serait une longue histoire, madame, dit-il, et vous n'auriez pas la patience… mulier patientiae non propensa.

—Si vous me faites grâce de votre latin, je vous jure de vous écouter sans ouvrir la bouche, répondit-elle.

—Il ne m'est pas défendu de la conter…

—Commencez, alors, mon cher docteur. Cela m'aidera à couler le temps; mais pas de votre baragouinage latin, surtout!

—Eh bien, madame, je vais vous satisfaire.

«Vous savez, ou ne savez pas, que la plupart d'entre nous sont
Acadiens, descendants de braves Français, qui colonisèrent jadis la
Nouvelle-Écosse et les provinces limitrophes.»

—J'ignorais cela, dit Harriet en étouffant un léger bâillement.

Le major continua:

«Peuple simple et bon que ces Acadiens[4]; il n'aimait pas le sang, l'agriculture était son occupation. On l'avait établi dans des terres basses, et repoussant à force de digues la mer et les rivières dont ces plaines étaient couvertes. Ces marais desséchés donnaient du froment, du seigle, de l'orge, de l'avoine et du maïs. On y voyait encore une grande abondance de pommes de terre, dont l'usage était devenu commun.

[Note 4: Voyez Raynal.]

D'immenses prairies étaient couvertes de troupeaux nombreux; on y compta jusqu'à soixante mille bêtes à cornes. La plupart des familles avaient plusieurs chevaux, quoique le labourage se fit avec des boeufs. Les habitations, presque toutes construites de bois, étaient fort commodes et meublées avec la propreté que l'on trouve parfois chez les laboureurs d'Europe les plus aisés. On y élevait une grande quantité de volailles de toutes les espèces. Elles servaient à varier la nourriture des colons, qui était généralement saine et abondante. Le cidre et la bière formaient leur boisson; ils y ajoutaient quelquefois de l'eau-de-vie de sucre.

»C'était leur lin, leur chanvre, la toison de leurs brebis qui servaient à leur habillement ordinaire. Ils en fabriquaient des toiles communes, des draps grossiers. Si quelqu'un d'entre eux avait un peu de penchant pour le luxe, il le tirait d'Annapolis ou de Louisbourg[5]. Ces deux villes recevaient en retour du blé, des bestiaux, des pelleteries.

[Note 5: La première, alors la capitale de la Nouvelle-Écosse ou
Acadie, était bâtie sur la baie Française, aujourd'hui baie de Fundy;
la seconde, à cette époque, port très-commerçant de l'île Royale ou cap
Breton, était surnommée le Dunkerque et l'Amérique.]

»Les Français neutres[6] n'avaient pas autre chose à donner à leurs voisins. Les échanges qu'ils faisaient entre eux étaient encore moins considérables, parce que chaque famille avait l'habitude et la facilité de pourvoir seule à tous ses besoins. Aussi ne connaissaient-ils pas l'usage du papier-monnaie. Le peu d'argent qui s'était comme glissé dans cette colonie, n'y donnait point l'activité qui en fait le véritable prix.

[Note 6: Les Acadiens ne pouvant prendre part aux luttes entre la France et l'Angleterre, furent ainsi qualifiés.]

»Leurs moeurs étaient extrêmement simples. Il n'y eut jamais de cause civile ou criminelle assez importante pour être portée à la cour de justice, établie à Annapolis. Les petits différends qui pouvaient s'élever de loin en loin entre les colons, étaient toujours terminées à l'amiable par les censeurs. C'étaient les pasteurs religieux qui dressaient tous les actes, qui recevaient tous leurs testaments. Pour ces fonctions profanes, pour celles de l'Église, on leur donnait volontairement la vingt-septième partie des récoltes. Elles étaient assez abondantes pour laisser plus de faculté que d'exercice à la générosité. On ne connaissait pas la misère, et la bienfaisance prévenait la mendicité. Les malheurs étaient, pour ainsi dire, réparés avant d'être sentis. Les secours étaient offerts sans ostentation d'une part; ils étaient acceptés sans humiliation de l'autre. C'était une société de frères également prêts à donner ou à recevoir ce qu'ils croyaient commun à tous les hommes.

»Cette précieuse harmonie s'étendait jusqu'à ces liaisons de galanterie qui troublent si souvent la paix des familles…»

—Oh! je vous arrête-là, docteur, je vous arrête-là, s'écria madame Stevenson en riant aux éclats. De la morale sur vos lèvres, mon cher docteur!

Et ses regards malicieux se portèrent vers Kate, qui tendait l'oreille sans rien comprendre, puisque le major Vif-Argent s'exprimait en français.

—Il suffit, madame, il suffit, dit-il gaîment, vous savez le proverbe: Facite quod jubeo, sed

—Docteur! docteur! et votre promesse! fit Harriet en le menaçant du doigt.

—C'est juste, reprit-il. Je poursuis mon récit:

«Au commencement du siècle dernier, ces excellentes gens, si dignes du repos dont ils jouissaient, formaient une population de quinze à vingt mille âmes. Mais, hélas! la guerre éclata entre l'Angleterre et la France, et leur pays devint le théâtre de cette lutte affreuse. En 1774, il n'en restait plus que sept mille environ; le reste avait émigré. Maîtresse de leur territoire, la Grande-Bretagne voulut leur imposer le serment d'allégeance. Ils s'y refusèrent. On les persécuta. Le moindre agent du cabinet de Saint-James prétendait faire subir sa tyrannie aux Acadiens, «Si vous ne fournissez pas de bois à mes troupes, disait un capitaine Murray, je démolirai vos maisons pour en faire du feu.»—«Si vous ne voulez pas prêter le serment de fidélité, ajoutait le gouverneur Hopson, je vais faire pointer mes canons sur vos villages.»

»Les Acadiens n'étaient pas des sujets britanniques, puisqu'ils n'avaient point prêté le serment de fidélité, et ils ne pouvaient être conséquemment regardés comme des rebelles; ils ne devaient pas être non plus considérés comme des prisonniers de guerre, ni renvoyés en France, puisque depuis près d'un demi-siècle on leur laissait leurs possessions, à la simple condition de demeurer neutres, et qu'ils n'avaient jamais enfreint cette neutralité.

»Mais beaucoup d'intrigants et d'aventuriers jalousaient leurs richesses, enviaient leur félicité. Quels beaux héritages! et par conséquent quel appas! La cupidité et l'envie s'allièrent pour compléter leur ruine. On décida de les expulser et de les disséminer dans les colonies anglaises, après les avoir dépouillés.

»Pour exécuter ce monstrueux projet, cette perfidie, comme seule l'Angleterre en sait imaginer et perpétrer, on ordonna aux Acadiens de s'assembler en certains endroits, sous des peines très-rigoureuses, afin d'entendre la lecture d'une décision royale. Quatre cent dix-huit chefs de familles, se fiant à la foi britannique, se réunirent ainsi, le 5 septembre 1755, dans l'église du Grand-Pré. Un émissaire de l'Angleterre, le colonel Winslow, s'y rendit en grande pompe, et leur déclara qu'il avait ordre de les informer: «Que leurs terres et leurs bestiaux de toute sorte étaient confisqués au profit de la Couronne avec tous leurs autres effets, excepté leur argent et leur linge, et qu'ils allaient être eux-mêmes déportés de la province[7].»

[Note 7: Garneau, Histoire du Canada.]

»En même temps une bande de soldats, de misérables se rua sur ces infortunés et en égorgea un grand nombre. Les femmes, les enfants ne furent pas plus épargnés; et ce fut le signal de boucheries, de violences sans nom, qui durèrent plusieurs jours. Tout fut mis à feu et à sang. La florissante colonie ne présenta bientôt plus qu'un monceau de décombres fumants. La plupart de ceux qui échappèrent au carnage furent plongés dans des navires infects et dispersés sur la côte américaine depuis Boston jusqu'à la Caroline.

»Pendant de longs jours, après leur départ, on vit leurs bestiaux s'attrouper autour des mines de leurs habitations, et les chiens passer les nuits à pleurer par de lugubres hurlements l'absence de leurs maîtres[8].»

[Note 8: Historique.]

—Oh! c'est affreux! interrompit madame Stevenson.

—«Le tableau est pâle, reprit le docteur. Si j'entrais dans les détails, si je vous montrais ces femmes outragées, ces enfants arrachés au sein de leurs mères et lancés, comme des volants à la pointe des baïonnettes, vous frémiriez d'horreur. Eh bien, madame, croyez-vous que les fils des malheureux qui furent si odieusement martyrisés, il n'y a guère qu'un demi-siècle, puissent voir un Anglais sans éprouver aussitôt le désir de se venger? Croyez-vous que quelques-uns ne songent pas jour et nuit à user de représailles? qu'il n'en est pas, qui ont pris en main la cause des assassinés, et qui, désespérant d'obtenir une réparation tardive, en s'adressant au tribunal des nations, au nom du droit des gens, se sont armés du glaive de la justice! Levez les yeux, madame, regardez les Requins de l'Atlantique! Ce sont les fils et les petits-fils des victimes du 5 septembre!»

En prononçant ces mots, le docteur Guérin s'était transfiguré! Il avait le verbe éloquent, le geste pathétique; ses difformités corporelles disparaissaient. Il enthousiasmait par la majestueuse beauté que donnent les émotions puissantes aux physionomies les plus ingrates.

—Votre capitaine est donc un Acadien? demanda madame Stevenson.

Il est douteux que le major eût répondu à cette question. Mais alors un bruit inusité se fit entendre sur le pont du navire; et le canon détonna successivement deux fois dans le lointain.

—Vivat! s'écria le major Vif-Argent, cela annonce un combat. Ne bougez pas, madame, je reviens dans une minute.

Il sortit et rentra bientôt.

—Il faut me suivre, dit-il brusquement aux deux femmes.

Et comme elles hésitaient:

—N'ayez pas peur, ajouta-t-il; je ne veux que vous mettre en sûreté, car il va faire chaud, tout à l'heure, ici: le salon sera transformé en batterie.

Madame Stevenson et Kate descendirent avec lui dans une cabine propre, mais sans luxe aucun, placée en bas de la seconde batterie, au-dessous de la ligne de flottaison.

Une lampe l'éclairait.

—Je dois vous emprisonner, mesdames, dit le docteur Guérin en les quittant. Cependant, j'espère que ce ne sera pas pour longtemps. Excusez-moi.

Ayant dit, il ferma la porte de la cabine à la clef et remonta sur le pont.

Là, tout était en mouvement. Mais l'animation n'excluait pas le bon ordre. Quoique les matelots s'agitassent, courussent de côté et d'autre, les passages, les avenues, les écoutilles demeuraient libres. Chacun travaillait activement sans gêner son voisin, sans nuire à l'harmonie générale. C'étaient des artilleurs qui chargeaient leurs pièces; des hommes qui disposaient des armes en faisceaux, des fusils, des tremblons, des pistolets, des piques, des haches, des sabres, des grappins d'abordage; d'autres qui dressaient le porc-épic du bastingage; ceux-ci faisant déjà rougir des boulets à des forges portatives; ceux-là entassant des bombes derrière les obusiers, et les mousses, allant d'un canonnier à l'autre, distribuant des gargousses ou apportant des seaux d'eau pour refroidir les canons.

Les vergues ployaient sous le poids des matelots prêts à obéir au commandement du capitaine, qui arpentait la galerie médiane, une lunette et un porte-voix à la main.

Il était costumé et masqué comme d'habitude, seulement sous sa blouse de soie noire, il avait endossé une cotte de mailles en acier, très-fine, à l'épreuve de l'arme blanche et de la balle.

Le major Vif-Argent se dirigea vers lui:

—Eh! bien, dit-il, nous allons donc enfin faire une petite causette avec messieurs les goddem, istos Britannus debellare?

—Oui, mon digne docteur, répondit le comte; et nous aurons l'honneur de lier la conversation avec le vice-amiral.

—Le mari de madame Stevenson?

—En personne. J'aurais déjà engagé la partie; mais ils sont trois, comme vous voyez, et je vais tâcher de rallier le Caïman, qui ne doit pas être bien loin, afin d'égaliser les chances.

Il emboucha son porte-voix.

—Range à hisser les bonnettes hautes et basses!

La manoeuvre fut exécutée en quelques minutes. Le Requin donna deux ou trois embardées, puis il se releva et repartit légèrement avec une vitesse double.

Il était chaudement poursuivi par trois navires qu'on apercevait à deux milles de distance.

Cependant, grâce à sa marche supérieure, il aurait réussi à leur échapper, pour un temps au moins; mais la brise fraîchit, ronfla dans les voiles avec un grondement de tonnerre, et tout à coup le mât d'artimon, cassa en deux au chouquet de la grand'vergue.

Il s'abattit sur le pont, tua et blessa, quelques personnes.

—Allons, voici ma besogne qui commence, dit le docteur, en descendant de la galerie.

Le Requin s'était penché sur le côté et ses bouts-dehors avaient plongé dans l'Océan.

Son allure se ralentit.

—A la mer le mât d'artimon! cria le capitaine.

Le bruit des haches résonna, l'arbre fut coupé au niveau de la batterie et précipité dans les flots avec tout son gréement.

—Samson, à ton poste, mon camarade, ordonna Lancelot, et envoie ta dragée à ce mendiant de vaisseau-amiral, qui nous gagne.

—Oui, maître, répondit le colosse.

Il s'avança près de la caronade, dont la bouche monstrueuse formait la gueule du requin sculpté à la proue, pointa cette pièce et y mit le feu.

Un éclair, un nuage de fumée, une explosion formidable s'en suivirent.

—Touché! tu l'as touché dans les oeuvres vives! c'est bien, Samson, dit le capitaine.

—Oui, maître, répliqua l'Hercule, en saluant militairement sans quitter la caronade.

—Mes enfants, reprit le commandant, préparez-vous au combat. Ils sont trois contre nous; vous savez votre devoir!

Lancelot ne pouvait plus échapper à la poursuite dont il était l'objet, la rupture de son mât d'artimon ayant alourdi le navire. Il résolut aussitôt d'affronter l'ennemi et de l'étonner par son audace. En conséquence, il fit serrer une partie des voiles, virer de bord et pousser droit aux agresseurs.

Le fracas de l'artillerie couvrit bientôt tous les autres bruits; et des tourbillons de vapeur voilèrent les objets.

Durant une heure une pluie de fer et de feu répandit la mort et le ravage sur les pirates et les troupes royales, car le Requin avait été, en effet, attaqué par trois bâtiments de la station d'Halifax, dont l'un, une frégate, portait le vice-amiral, sir Henry Stevenson.

Les autres étaient des bricks.

C'est vers cette frégate, l'Invincible, que tendirent les efforts de Lancelot. Il savait bien que s'il réussissait à s'en emparer ou à la couler, les bricks ne tiendraient pas davantage.

Longtemps il échoua, pressé qu'il était par ces petits navires qui le mitraillaient avec fureur.

Enfin, il parvint à mettre le feu à l'un. L'autre craignant d'être envahi par l'incendie prit le large, et Lancelot profita de sa retraite momentanée pour se jeter par bâbord sur le vaisseau-amiral au risque de se briser lui-même.

Aussitôt des hommes adroits, robustes, debout sur le beaupré et les vergues de misaine, lancèrent les lourdes griffes de fer destinées à amarrer les deux navires l'un à l'autre. Puis, comme des vautours, ils fondirent sur les Anglais la hache ou le sabre à la main, le poignard entre les dents.

Mais le brick, qui avait rebroussé chemin, revint en ce moment, prit position vis-à-vis du Requin, et lui lâcha une bordée à tribord.

Toujours sur sa galerie, les yeux étincelants sous son masque, Arthur Lancelot faillit tomber à la renverse, tant fut violent le choc de cette bordée.

La membrure du Requin en fut ébranlée.

—Samson, dit le capitaine, allonge-moi vite un soufflet sur la joue de ce braillard ou mal va nous arriver.

Le balafré fit pivoter sa caronade, ajusta le brick et lui lança, dans la carène, sous l'éperon, un énorme boulet de quarante-huit.

—Bravo! bravo! dit Lancelot.

—Oui, maître, répliqua l'artilleur imperturbable.

Une grande consternation s'observait sur le brick.

—Trois pieds de bordage en dérive! venait de crier le maître-calfat.

La répercussion d'un nouveau coup de canon retentit.

—Le Caïman qui parle! s'exclama Samson, en se dressant sur sa pièce, pour regarder l'océan.

La seconde frégate des forbans accourait, en effet, toutes voiles dehors.

—En avant sur le vaisseau-amiral! s'écria Arthur Lancelot, brandissant son sabre au vent et passant, d'un bond, de sa galerie sur le pont de Invincible.

Samson y fut aussitôt que lui.

A l'instant où il arrivait, un jeune enseigne, armé d'une épée nue, attaqua l'intrépide capitaine, qui fut blessé au cou, avant d'avoir pu se mettre en garde.

Il tomba, baigné dans son sang.

Samson se rua sur le jeune homme, lui arracha son épée, la brisa comme un verre, et il allait étrangler l'enseigne, renversé, râlant sous son genou.

Mais Lancelot lui dit, d'une voix éteinte:

—Non… ne le tue pas… ne lui fais pas de mal… protège-le… Je le veux… Qu'il ne voie pas la femme!… Retournez à Anticosti…

Et le commandant des Requins de l'Atlantique perdit connaissance.

TROISIÈME PARTIE

ANTICOSTI

I

L'ILE D'ANTICOSTI

Est-il un voyageur européen, parcourant les grasses prairies du nord-ouest américain; les immenses et fécondes vallées de la rivière Rouge, la Saskatchaouane, l'Assiniboine, et cette terre promise nommée la Colombie où la flore et la faune des parties de l'univers les plus riches et les plus opposées ont formé un charmant hymen pour offrir à ce coin de l'autre hémisphère, des produits merveilleux dont l'excellence seule égale la beauté; est-il, dis-je, un voyageur qui ne déplore l'ignorance ou l'apathie d'une portion de notre population, condamnée par son insouciance à végéter sur un sol épuisé ou à languir, à s'étioler au souffle empoisonné des grandes villes manufacturières?

Un voyage de quelques semaines, quelques années d'un travail assidu, d'une sobriété salutaire, et ces malheureux se seraient procuré à eux, à leurs enfants, à leurs pauvres enfants, une vie large et abondante, une santé vigoureuse; ils verraient en perspective un avenir des plus brillants[9].

[Note 9: J'ai développé cette idée dans Une Famille de Naufragés, cinquième volume des Légendes de la Mer.]

Mais, sans aller aussi loin, sans mettre entre sa mère-patrie et sa patrie adoptive plus de huit jours d'intervalle, on trouve, dans le Nouveau-Monde, un emplacement magnifique, qui présenterait à des entreprises agricoles ou commerciales, conduites sur une grande échelle, des avantages inimaginables.

Terres fertiles, bois giboyeux, la côte la plus poissonneuse des deux continents, voilà les ressources premières de ces lieux (capables de nourrir aisément vingt mille individus et plus) situés aux portes de l'Amérique septentrionale, supérieurement défendus par la nature, et cependant à peu près inconnus à la civilisation.

C'est l'île d'Anticosti, dont l'exploration géologique officielle ne fut entreprise qu'en 1856, par la Commission canadienne, sous la direction de sir William Logan[10]. et encore M. Murray qui fit cette exploration, ne pénétra-t-il qu'à dix ou douze milles à l'intérieur.

[Note 10: Voyez Exploration géologique du Canada, Rapport de progrès, années 1853-4-5-6, traduit par M. H. Émile Chevalier, attaché à la Commission, un volume grand in 4°, avec plans, cartes, atlas.]

Située à l'embouchure du golfe Saint-Laurent par le 49° de latitude nord et le 65° de longitude, elle a une forme générale ovoïde, figurant un couteau dont la pointe perce l'Océan et dont la poignée est enchâssée dans le golfe Saint-Laurent.

De l'est à l'ouest, son étendue est de cent quarante milles; du nord au sud, sa largeur extrême de trente-cinq environ; une distance de trente-cinq milles la sépare du Labrador, au nord, et une distance de quarante-deux la sépare du cap Rosier, dans le Canada, au sud-ouest.

Par route marine, elle se trouve à cinq cents milles environ d'Halifax, la capitale de la Nouvelle-Écosse.

C'est la clef du Saint-Laurent: Si l'on est surpris qu'elle ne soit pas colonisée, on l'est encore plus en remarquant que le gouvernement anglais n'a point songé à la fortifier ou à y établir une garnison, car Anticosti nous semble la sauvegarde de ses plus belles possessions transatlantiques.

La plus grande partie de la côte est bordée par des récifs à sec, quand la mer est basse, mais que le flux couvre ordinairement de dix ou douze pieds d'eau.

Les bords de ces récifs s'étagent en précipices de cinq, dix et même trente mètres, suivant Bayfield. Parfois ils sont inclinés, mais si peu généralement que les navires qui en approchent peuvent facilement apprécier le danger par des sondages.

Ils se projettent dans l'Océan, jusqu'à un quart et un mille et demi du rivage, et se conforment aux ondulations de la côte. Des blocs erratiques, quelques-uns d'une dimension énorme, en recouvrent un grand nombre.

La partie méridionale de l'île est basse, entrecoupée de grèves sablonneuses. Les points les plus élevés se montrent à l'embouchure de la rivière Jupiter, où les falaises atteignent quatre-vingts et cent-cinquante pieds de hauteur. Les autres ne dépassent guère dix ou vingt pieds, au-dessus de la mer.

De la pointe sud-ouest, à l'extrémité ouest, les collines intérieures sont plus escarpées qu'à l'est. Elles se dressent en général graduellement jusqu'à cent-cinquante pieds, sur un intervalle de un à trois milles. Cependant, on observe dans quelques localités du littoral, des plaines ayant une superficie de cent à mille acres, composées de tourbe sous-jacente, et qui nourrissent des herbes épaisses, ayant quatre à cinq pieds de hauteur; d'autres sont marécageuses, plantées de bouquets d'arbres et parsemées de petits lacs.

La partie septentrionale offre une succession de crêtes qui s'élancent de deux à cinq cents pieds au-dessus du niveau de la mer. Des vallées productives et des rivières les divisent.

Les caps les plus remarquables sont le cap Est à l'extrémité même de l'île, la Tête à la Table; les caps Joseph, Henry, Robert, la Tête d'Ours; le roc Observation; la pointe Charleston, le rocher Ouest, le grand Cap; le cap Blanc, et la pointe Nord.

Le grand Cap domine tous les autres: il a cinq cents pieds.

Les baies abondent sur ce bord que regarde le Labrador: c'est la baie du Naufrage, au-dessus du cap Est; la baie au Renard; de Prinsta, de la rivière au Saumon; de l'Ours, etc.

A l'aide de quelques travaux peu dispendieux, ces baies pourraient être converties en havres excellents.

La ceinture de récifs, d'un mille environ de large, qui ourle le rivage, est formée de calcaire argilacé en strates presque horizontales, à sec pendant les marées de printemps. Il ne serait pas difficile de pratiquer des excavations dans ce calcaire à la profondeur nécessaire, et de se servir des matériaux qu'on en tirerait, pour exhausser les flancs des excavations de manière à y construire les jetées et les brise-mer.

Les cours d'eau, que l'on rencontre sur la côte septentrionale, sont très-nombreux relativement à son étendue. On ne peut guère faire un mille sans en découvrir un, plus ou moins volumineux. Et, de dix milles en dix milles environ, il en existe qui sont assez considérables pour mettre en mouvement un moulin. Les chutes voisines de la côte, offriraient de grands avantages à l'industrie. L'eau des rivières est toujours plus ou moins calcaire.

Sur la côte méridionale, les principales rivières sont: la Becscie, la
Loutre, le Jupiter, un vrai fleuve, le Pavillon et la Chaloupe.

Le grand Lac Salé, le petit Lac Salé, le lac Chaloupe et le lac Lacroix, sur le côté sud, ainsi que le lac au Renard, sur le côté nord, sont en réalité des lagunes d'eaux salées, soumises aux influences de la marée, et mêlées de l'eau douce des rivières.

Dans la plupart des rivières et des lacs, fourmillent la truite de ruisseau, la truite saumonée, l'esturgeon, le doré et le poisson blanc. Le maquereau se presse en bancs épais autour de l'île. Les phoques dont l'huile et la peau sont fort estimées, essaiment. Ils se foulent par milliers dans les baies et les lieux abrites. Les Indiens des îles Mingan et du Labrador leur font une chasse active.

Les baleines semblent avoir pris les battures occidentales pour leur résidence favorite. Fréquemment on les voit s'ébattre ou se chauffer au soleil; fréquemment on y entend leurs longs mugissements. A l'intérieur d'Anticosti, la végétation est très-variée; mais en général, elle a planté ses racines dans un sol d'alluvion, composé d'une argile calcaire et de sable léger, gris ou brun. Ce sont là de bons éléments de fécondité. Cependant, il faut avouer que ce sol n'est pas trop favorable aux fortes essences de bois, mais on peut l'ameublir ou le drainer aisément.

La pruche en est l'arbre le plus commun. Sa qualité et ses dimensions sont bonnes. Quelques arbres mesurent vingt pouces de diamètre à la base, quatre-vingts à quatre vingt-dix pieds de haut. On y rencontre aussi des bouleaux blancs et jaunes; des balsamiers, des tamaracks et des peupliers.

Parmi les arbres et arbustes à fruits dominent le sorbier des oiseaux; la pembina (viburnum, opulus); le groseillier rouge et noir, et une sorte de buisson donnant une baie violet-foncé très-savoureuse; le cannebergier et quelques pommiers.

La plage est couverte de fraisiers; rarement y voit-on un framboisier.

Toutes les parties de l'île produisent en quantité une espèce de pois très-mangeable, dont la tige et la feuille peuvent être employées à la nourriture des bestiaux.

Les pommes de terre viennent parfaitement.

Le peu d'orge et de blé, qu'on y a jamais semé, a donné un rendement des plus satisfaisants.

Anticosti renferme beaucoup d'animaux sauvages, entre autres: l'ours noir; le renard rouge, noir, argenté et la marte.

«Les renards et les martes sont très-abondants, dit M. Murray dans son Rapport. Souvent, pendant la nuit, on entendait les martes dans le voisinage de notre camp, et plusieurs fois nous vîmes des renards. Chaque hiver, les chasseurs ont tué de quatre à douze renards argentés, animaux dont la fourrure se vend de six cent cinquante à sept cent cinquante francs pièce

Les canards, les oies, les cygnes, toute la famille des palmipèdes, y a élu son domicile.

De grenouilles, crapauds, serpents ou reptiles, point.

Les animaux sont si peu poursuivis par l'homme, que sa vue ne les effraie pas.

M. Murray raconte, fort naïvement, l'anecdote suivante:

«On dit que les ours sont très-nombreux et les chasseurs rapportent les avoir rencontrés quelquefois par douzaines. Mais, dans mon excursion, je n'en ai aperçu qu'un à la baie Gamache, deux près de la pointe au Cormoran, et un dans le voisinage du cap Observation. J'ai trouvé ce dernier sur une étroite bande de la plage, au pied d'un rocher élevé et presque vertical. De loin, je le pris pour un morceau de bois charbonné, et ce ne fut qu'à cent cinquante pieds de lui, que je reconnus mon erreur. Il paraissait trop occupé à déjeuner avec les restes d'un phoque, pour faire attention à moi, car malgré les coups de marteau dont je frappai un caillou, et malgré les autres bruits que je fis pour lui donner l'alarme, il ne leva pas la tête, et continua de manger, jusqu'à ce qu'il eût achevé sa carcasse, ce qui m'obligea, faute de fusil, à demeurer une demi-heure, spectateur de son repas.

»Quand il ne resta plus du phoque que les os, maître Martin grimpa, tout à loisir, à la surface du rocher nu, lequel est à peu de chose près, perpendiculaire, et disparut au sommet, à cent pieds du niveau de la mer au moins.»

Pour compléter cette esquisse d'Anticosti, je n'ai plus qu'à dire un mot des matières économiques qu'elle contient, et dont l'exploitation suffirait à enrichir toute une population.

Son sol renferme la pierre de taille, la pierre à aiguiser, le fer oxidulé et peut-être même le fer limoneux. L'argile à briques, la marne coquillière d'eau douce, la tourbe y apparaissent sur de vastes superficies et des profondeurs incalculables. Dans les anses et les places abritées, les algues marines ont pousse à profusion; et on en pourrait tirer bon parti, soit pour fumer le sol, soit pour les exporter comme engrais dans les pays voisins.

Enfin, le littoral d'Anticosti est hérissé d'une accumulation de bois flottants telle, que M. Murray terminait ainsi son rapport de 1856[11]:

[Note 11: J'ai visité Anticosti, en 1853.]

«Suivant le calcul que j'ai fait, si tous ces bois étaient placés bout à bout, ils formeraient une ligne égale à la longueur totale de l'île, ou cent quarante milles, ce qui donnerait un million de pieds cubes. Quelques-uns de ces morceaux de bois équarris peuvent provenir des naufrages; mais le plus grand nombre, étant des billots qu'on n'embarque pas comme cargaison, nous porte à croire que la flottaison en est la source principale.»

Je partage entièrement l'opinion de M. Murray. On sait que le commerce du bois est immense au Canada. Après avoir été coupés, les arbres sont lancés sur les cours d'eau, assemblés en radeaux (cages)[12] et conduits ainsi à un port d'embarquement. Mais souvent les radeaux se brisent et les bois sont entraînés au loin.

[Note 12: Voir les Derniers Iroquois (Collection des Drames de l'Amérique du Nord).]

L'île d'Anticosti, émergeant au milieu même du Saint-Laurent, la grande artère des provinces britanniques de l'Amérique septentrionale, reçoit la plupart de ces épaves.

Quoi qu'il en soit, cette île, dont le climat est tempéré, dont le sol et les sites sont si favorables à la colonisation, demeure aujourd'hui encore déserte, inculte, à peine habitée par deux ou trois garde-phares. Cependant, elle devrait et doit, dans un avenir prochain, s'animer, se défricher, se peupler au souffle fécondant de la civilisation moderne.

II

LA BAIE AU RENARD

La baie au Renard est une vaste échancrure ouverte, comme nous l'avons dit, à l'embouchure de la rivière de ce nom, sur la côte septentrionale de l'île d'Anticosti.

Elle a un mille de profondeur sur une largeur égale.

Au sommet des rochers qui l'entourent, on voit, encore aujourd'hui, les ruines d'un grand nombre d'habitations, enfouies sous l'herbe et les pariétaires; silencieuses et mélancoliques, ces ruines furent, au commencement du siècle, un foyer de vie, d'activité.

Alors, elles présentaient un village industrieux avec ses maisonnettes, ses édifices publics, sa place ceinte de beaux peupliers, son port, ses chantiers de construction, ses greniers d'abondance.

Des traces de culture disent aussi que le labour y était un honneur, et tout rappelle la présence d'une population vigilante autant que policée.

Vers le milieu du mois de septembre 1811 cette population paraissait fort affairée.

Réunis dans le chantier de marine, hommes, femmes et enfants travaillaient aux réparations d'une frégate de guerre, fortement avariée. Le marteau, la hache résonnaient bruyamment; le goudron bouillait dans des chaudières énormes et saturait l'atmosphère de senteurs pénétrantes. Ceux-ci traînaient des pièces de bois; ceux-là chauffaient des ais au feu pour en faire des courbes; les uns préparaient des étoupes, les autres, montés sur des échafauds, calfeutraient les joints du navire: tous étaient occupés.

Mais nul chant, nulle exclamation joyeuse pour égayer leur tâche.

Une tristesse recueillie se peignait sur les visages. Plusieurs femmes portaient des vêtements de deuil.

Ces gens, c'étaient les Requins de l'Atlantique. Ils radoubaient leur principal vaisseau, qui avait été considérablement endommagé dans sa lutte avec la flottille royale.

L'autre, le Caïman, n'avait point souffert. Il était embossé, à dix-huit milles de là, dans la baie du Naufrage.

Le rivage était jonché de canons démontés, de mâts, vergues, espars, voiles, instruments de charpentier, cordier, forgeron, calfat.

Dépouilles de leurs sombres uniformes, les matelots avaient plutôt l'air de bons ouvriers, d'honnêtes pères de famille, que de pirates qui semaient la désolation partout où ils passaient. Leurs femmes étaient décemment vêtues. En général, elles paraissaient respectables. Quelques-unes avaient une beauté remarquable; mais la plupart avaient aussi les traits altérés par une empreinte de douleur profonde.

Le dernier combat leur avait coûté leur père, leur mari, leurs enfants, ou leurs alliés.

—Ah! oui que ça été chaud! disait le maître d'équipage transformé en scieur de long, et perché sur une longue poutre, dont il faisait du tavillon, aidé par un matelot.

—Chaud! répliqua l'autre, chaud que nous avons failli y laisser notre peau!

—Trente-cinq hommes tués, soixante blessés! Jamais nous n'avons été si maltraités.

—Mais trois contre un, la belle malice!

—Ça n'empêche que sans le Caïman!…

Le Caïman! ne m'en parlez pas, maître! Il arrive toujours quand c'est fini, pour récolter les profits, lui!

—Tu crois?

—Si je crois? A l'affaire des Sept-Isles, ça été la même chose. Vous vous souvenez? Ils étaient trois bricks sur nous, avec deux chaloupes canonnières.

—C'est juste, Leroy.

—Eh bien, votre Caïman nous a laissé mitrailler. Et il est venu lorsqu'il n'y avait plus un coup de canon à lâcher. Je n'aime pas ces manières-là, moi!

—Si le capitaine le veut ainsi! dit le maître d'équipage.

—Oh! si le capitaine le veut ainsi, je tire la balançoire.

—A propos, il l'a échappé!

—Notre commandant?

—On dit que sans le Balafré…

—Oui; j'étais là!

—Ah! tu y étais, Leroy?

—Comme j'ai l'honneur de vous le dire, maître.

—Conte-moi donc ça.

—Voilà la chose: Nous nous étions jetés un tas sur le vaisseau de ce chien d'amiral anglais, sauf votre respect, maître, et, ma foi, nous tapions, tapions, comme des beaux diables. Mais, plus il en tombait de ces english; et plus il en sortait des écoutilles. C'était comme une fourmilière.

—Ils étaient au moins trois cents, à bord de l'Invincible?

—L'Invincible! Hein, que c'est bête d'appeler comme ça un sabot qui se laisse prendre en deux heures!

—Continue, Leroy, continue.

—Vous pensez donc qu'ils n'étaient que trois cents?

—Mais, tout au plus.

—Eh bien, moi qui vous parle, j'en ai vu, sans vous démentir, maître, des cents et des mille.

—Tu divagues, mon vieux. Nous ne sommes plus au sujet.

—Soyez tranquille, maître; je me remets à l'oeuvre.

—Alors, ne donne plus, comme ça, d'embardées à droite et à gauche.

—Non, maître, mais dites-moi où j'en étais, car c'est vous qui m'avez poussé hors de mon sillage.

—Tu disais que tu avais vu le capitaine!

—Ah! oui, que je l'ai vu. Il a dit à Samson: Fais tousser le Requin. Et quand le Requin a eu toussé, qu'on aurait dit qu'il avait la coqueluche, le capitaine a sauté sur votre… comment est-ce donc que vous l'appelez, maître?

—L'Invincible.

—Il a donc sauté sur votre Invincible. Mais, en tombant, il a rencontré l'épée d'un freluquet d'enseigne…

—Si j'avais été là! maugréa le maître d'équipage.

—Si vous aviez été là, maître, vous auriez fait comme les camarades.

—Ta! ta! ta!

—Il n'y a pas de ta, ta, ta, qui tienne! Le mirliflor en était peut-être à son coup d'essai. Il avait son épée en l'air. Le capitaine s'y est accroché en dégringolant du Requin.

—Mais il fallait le prendre, l'embrocher, et le faire manger à son amiral…

—D'abord, sauf votre respect, maître, ça n'était pas possible. J'avais, moi, Hippolyte Leroy, fait passer le goût du pain au milord.

—Ah! c'est toi qui lui as servi son bouillon de onze heures?

—Sauf votre respect, maître.

—Eh bien, le polisson qui a blessé notre commandant, je l'aurais écorché vif, pour fabriquer un tambour avec sa peau.

—C'est une idée! Vous en avez des idées, vous!

—N'est-ce pas?

—Que oui, que vous en avez!

—Celle-là n'est pas tout à fait de moi, dit modestement le maître d'équipage. Dans les vieux pays[13], ils ont déjà fait un tambour avec un cuir d'homme, je ne me rappelle plus où. Ça ne fait rien; poursuis.

[Note 13: L'Europe est ainsi appelée par les Américains.]

—Où voulez-vous que je me retrouve? Ma corde est tout emmêlée.

—Tu en étais à la blessure.

—C'est ça; je m'en souviens. Dès que je distingue la chose, je fais voile sur le particulier. Le Balafré le serrait déjà dans ses grappins.

—Ah! ah!

—Oui; mais il ne lui a pas fait plus de mal qu'il n'y en a sur ma main.
Seulement, le petit saignait comme un boeuf…

—Puisque Samson ne lui a pas fait de mal?

—C'est tout de même, il saignait, sans vous démentir.

—Il l'a jeté à l'eau!

—Non, maître, non, dit Leroy en baissant la voix. Ils l'ont pris à deux ou trois, et l'ont transbordé sur le Requin, en même temps que notre capitaine…

—Tu ne dis pas cela…

—Que je me meure, si ce n'est pas vrai, sauf votre respect!

—Mais on avait donné ordre de tout tuer, le capitaine lui-même; et sur ces deux damnés vaisseaux, nous n'avons pas laissé un chat vivant… le troisième a brûlé!

—Et qu'il flambait joliment! Quel feu de la Saint-Jean, maître!

—Ah! oui, c'était crânement beau! Mais ton enseigne…

—Impossible de vous en dire davantage, maître! la cale est vide.

—Tu t'es trompé, tu t'es trompé, mon brave. Qui est-ce qui aurait osé épargner un gaillard qui s'était attaqué…

—Chut, maître!

—Qu'est-ce qu'il y a donc, mon brave?

—Le capitaine, répondit Leroy, en désignant du regard deux personnages qui s'avançaient sur le rivage.

L'un, masqué, toujours vêtu de noir, était le comte Arthur Lancelot; l'autre, le major Guérin.

Lancelot s'appuyait au bras du major.

—Alors, disait-il d'un ton ému, vous répondez de sa vie, mon cher docteur?

—Comme de la mienne, commandant: mortem medicalis ars vincit.

—La nuit a donc été meilleure?

—Non pas; mais certains pronostics…

—Enfin, il est sauvé?

—Sauvé, commandant.

—Ah! si vous me le rendez, ma dette envers vous sera doublée, mon cher docteur.

—Du tout, commandant; je n'entends pas de cette oreille-là. Point de reconnaissance. Les obligés sont plus incommodes que les désobligés. C'est un principe pour moi.

Lancelot lui serra la main.

—Mais, dit-il, le délire n'a pas disparu?

—Ah! pour cela, non. Cette diablesse de chute que lui a fait faire Samson a déterminé une lésion qui me donne un mal horrible. Heureusement qu'elle est à la tête; car les blessures de cette partie sont presque toujours guérissables… quand elles ne déterminent pas la mort dans les vingt-quatre heures, ajouta-t-il en souriant.

—Il ne me reconnaîtrait pas? interrogea le comte.

—Ne le craignez point, commandant, ne le craignez point, noli timere.

—Eh bien, j'irai le voir ce matin, et ce soir je partirai.

—Partir! une imprudence, je vous le répète.

—Mais il le faut, mon pauvre ami. Il faut absolument que je retourne à
Halifax!

Le major Vif-Argent branla la tête.

—C'est, dit-il, la plus grande imprudence que vous puissiez commettre. A peine êtes-vous rétabli. Votre blessure n''est pas encore cicatrisée. Hier, vous aviez la fièvre. Ce matin, vous avez peine à vous soutenir, et vous voulez prendre la mer dans un pareil état. Commandant, il y aurait de quoi tuer…

—Un homme! ajouta vivement le comte.

Ils échangèrent un coup d'oeil et partirent d'un éclat de rire.

Lancelot reprit un moment après.

—Je confie mon cher malade à votre amitié encore plus qu'à votre art, docteur. Mon absence durera un mois ou six semaines…

—C'est donc décidé?

—Décidé.

—Alors faites votre testament, testamentnm tuum conscribe.

—Mon testament, dit Arthur, en riant, c'est que vous quittiez mon cher protégé le moins possible; que vous l'amusiez__et vous êtes amusant quand vous voulez, cher docteur__mais veillez à ce qu'il ne s'échappe pas, n'ait de rapport avec personne autre que vous, et surtout que cette femme…

—Madame Stevenson, aujourd'hui la veuve Stevenson?

—Qu'il ne la voie pas!

—A la distance où elle est!

—N'importe. Cette femme est capable de tout, s'écria aigrement
Lancelot.

—Mais sur l'autre bord de l'île!

—N'importe, vous dis-je! répliqua le capitaine avec impatience.

—Savez-vous, commandant, dit le major Vif-Argent, que je regrette la gentille enfant, formosam puellam

—Docteur, écoutez-moi bien et laissez cette fille. Que la femme de l'amiral soit toujours gardée à vue et qu'elle ne puisse rencontrer l'enseigne!

—Je vous en donne ma parole, commandant. Mais vous devriez différer votre départ de quelques jours.

—Impossible. Lâchez-moi le bras. Je veux parler à nos gens.

Le docteur s'étant retiré derrière lui, Arthur Lancelot éleva la voix.

Aussitôt tous les bruits cessèrent. Un silence religieux succéda à l'animation du travail.

—Mes enfants, dit le capitaine, hâtez-vous d'achever les réparations du Requin. Dans un mois un convoi anglais chargé de vivres passera dans le Saint-Laure. Ne souffrez pas que le Caïman ait seul la gloire de s'en emparer!

Je m'absenterai pendant quelques semaines. J'espère qu'à mon retour, il sera terminé et que les Requins de l'Atlantique ne démentiront pas leur vieille réputation.

Dans un an, si j'en crois mes espérances, ils auront reconquis le territoire de leurs ancêtres et rebâti leurs demeures sur la belle terre d'Acadie.

Vive la France!

—Vive la France! répondit unanimement la foule des ouvriers.

—Et vive le commandant du Requin! ajouta le maître d'équipage.

Cinquante échos redirent aussitôt avec enthousiasme:

—Vive le commandant du Requin!

Lancelot reprit le bras du chirurgien et s'avança vers une jolie résidence entourée d'un jardin charmant, où croissaient mille fleurs agréables à la vue et à l'odorat.

En arrivant devant la porte il siffla.

Samson, le balafré, accourut au pas gymnastique.

—Oui, maître, dit-il, on saluant militairement.

—Selle deux chevaux.

—Oui, maître.

—Puis tu enverras au cutter, à la baie de la Chaloupe. Il faut le faire parer.

—Oui, maître.

—Tu manderas au lieutenant du Caïman de mettre à la voile et d'aller courir les bordées sur la côte, devant Halifax.

—Oui, maître.

—Dix minutes pour exécuter mes ordres.

—Oui, maître.

Samson vira méthodiquement sur les talons et disparut.

—Je vous recommande de nouveau le jeune homme, docteur, dit Lancelot au major. Il pourra se promener en votre compagnie seulement. Mais point de relation avec qui que ce soit. Qu'il ne vienne pas ici!

Le chirurgien sourit.

—Compris, dit-il.

—Et s'il vous parle de moi, continua le comte en rêvant, s'il vous parle de moi… vous… vous lui…

—Soyez tranquille, capitaine. Je me charge de le catéchiser secundum artem, capitaine, secundum artem.

—Quant à elle, je n'entends pas qu'on la rudoie; cependant si elle tentait de s'évader… si elle cherchait à se rapprocher.

—Quelle idée puisqu'elle ignore…

—Je ne sais, mais un pressentiment… Ah! c'est absurde!—Voici Samson avec les chevaux. Au revoir, docteur; n'oubliez pas mes instructions.

—Non, commandant! mais vous ayez tort d'entreprendre ce voyage; vous ferez une rechute. Cave ne cadas; cave ne cadas!

Ils échangèrent une poignée de main et le comte essaya de se mettre en selle. Sa faiblesse l'en empêcha. Il lui fallut recourir à l'assistance de Samson.

Cave ne cadas; cave ne cadas! répétait le docteur Vif-Argent en rentrant dans la maison.

Arthur piqua son cheval qui partit, au galop. Samson prit sa distance habituelle et suivit à la même allure.

A un mille du village, dans un vaste clairière entourée par une haie d'aubépine et de clématite, on voyait se dresser plusieurs croix de bois noir.

—Descends-moi, cria Lancelot en y arrivant.

Samson précipita la course de sa monture, mit pied à terre, saisit son maître dans ses bras robustes, et le déposa près du cimetière.

Le jeune homme se découvrit et pénétra dans le champ des morts.

Parmi les croix, on en remarquait deux plus élevées que les autres.

Sur l'une se lisait cette inscription en lettres blanches:

LÉOPOLD LEBLANC

Premier Commandant du Requin.

1793

Sur l'autre:

MAURICE LANCELOT

Deuxième Commandant du Requin.

1804

Le capitaine s'approcha de cette croix, s'agenouilla, pria pendant un quart d'heure, releva son masque et baisa la terre.

Il avait le visage baigné de larmes.

Puis il s'éloigna, se fit remonter à cheval et poursuivit son chemin sur le bord de l'Océan.

Au bout d'une heure, il s'arrêtait à une cabane auprès de laquelle causaient deux vieilles femmes.

—Comment va-t-il? demanda le comte.

—Mieux, beaucoup mieux, depuis la visite du docteur, répondirent-elles.

A ces mots, Arthur sauta de cheval sans le secours de son domestique.

Il entra en frémissant dans la cabane.

Bertrand était étendu sur un lit, pâle, les joues amaigries, la respiration sifflante.

Mais il dormait.

—Restez dehors, cria Lancelot aux femmes.

Puis il arracha son masque.

Lui aussi était bien pâle, bien changé! Ses traits n'en paraissaient que plus fins, plus délicats, ils avaient un air de féminéité.

Le comte se prosterna devant le lit, contempla longuement le malade, avança, plusieurs fois ses bras et sa tête comme pour le caresser; les retira de crainte sans doute de l'éveiller, se pencha enfin, avec un frémissement indicible, coupa à l'aide de ciseaux une boucle des cheveux de Bertrand, lui glissa ses lèvres sur le front, serra la boucle de cheveux dans son sein, et comme si ce baiser eût été pour lui un cordial réparateur, un viatique, il sortit vivement de la hutte, s'élança sans assistance sur son cheval, en criant à Samson:

—Au Wish-on-Wish!

III

BERTRAND DU SAULT

A quelques jours de là, cette fièvre ardente qui dévorait Bertrand du Sault diminua; le délire auquel il était en proie, depuis plusieurs semaines, cessa; un matin, il reprit connaissance.

Grande surprise pour lui de se trouver dans une chambre, qu'il n'avait jamais vue, près de deux femmes étrangères.

Il se crut sous l'empire d'une illusion et ferma les yeux.

La conversation suivante s'était établie à son chevet.

—Tout de même qu'il peut se vanter d'avoir de la chance, ce jeune homme, hein, madame Marthe? Avoir été si proche de la mort et en réchapper! J'espère qu'il devra un gros cierge à son patron!

—Et à nous aussi, Josette, car pour ce qui est des soins, on ne les a pas épargnés!

—Mais le major Vif-Argent donc! il en négligeait nos pauvres hommes!
Faut que le capitaine…

—Ne parlez pas du capitaine, Josette. C'est défendu, vous le savez!

—Faut tout de même qu'il l'aime bien, puisqu'il l'a tant recommandé! Mon cousin Hyppolite m'a dit que, depuis quinze ans qu'il naviguait avec lui, c'était le premier à qui il avait fait grâce.

—Mais aussi ce n'est pas un Anglais, notre malade. Vous vous souvenez que, quand il divaguait comme un vaisseau démâté, il bredouillait toujours en français.

—Peut-être bien que c'est un parent de notre commandant.

Marthe secoua la tête d'un air dubitatif.

—Non, non, dit-elle, il y a autre chose!

—Je le crois aussi, reprit Josette. Si vous voulez me garder le secret, je vous dirai…

—Qu'est-ce que vous me direz? fit vivement son interlocutrice.

—Un jour, répondit celle-ci, le capitaine était avec lui. J'ai regardé par le trou de la serrure; il l'embrassait, ma chère… d'une façon… oh! mais d'une façon…

—C'est là tout votre secret! répartit Marthe avec un accent qui voulait dire: j'en sais bien davantage, moi!

—N'est-ce pas assez?

—Eh bien, moi qui vous parle, je l'ai entendu qui lui causait comme un cavalier cause à une créature!

—Pas possible!

—Tout comme je vous le dis, Josette.

—Ce n'est pas une femme pourtant que ce jeune homme! nous le savons, nous qui le soignons, depuis tout à l'heure un mois, hein, madame Marthe?

—Pour ça, non, ce n'est pas une femme! appuya-t-elle d'un ton convaincu.

—Le capitaine a ses idées, poursuivit Josette d'un air capable. Je me souviens que, quand il était second à bord du Requin, il ne quittait jamais le commandant Maurice. On aurait dit les deux frères, quoique ce n'étaient que des cousins.

—Vous n'y êtes pas, Josette! ils ne se ressemblaient pas du tout.

—Vous les avez donc vus! s'écria-t-elle avidement…

—Si je les ai vus…

La dame Marthe s'arrêta, regarda avec inquiétude autour d'elle; et, sûre qu'il n'y avait dans la pièce personne autre que le patient, elle continua:

—Oui, je les ai surpris, un jour, dans le petit bois.

—Oh! vraiment?

—Le commandant Maurice avait une barbe forte et noire!

—Et celui-ci?

—Pas plus que sur la paume de votre main, ma chère.

—Oh!

—Et ils s'embrassaient… à bouche que veux-tu!

—C'est drôle, dit Josette songeuse. L'a-t-il pleuré le capitaine
Maurice, lorsqu'il fut tué par ces damnés Anglais dans la baie
Française! On pensait quasiment qu'il en mourrait!

—C'est certain qu'il l'a pleuré et le pleure encore! Il ne passe jamais devant le cimetière, sans y entrer faire ses dévotions.

—Ils étaient venus ensemble, n'est-ce pas?

—Oui, ils étaient venus ensemble; le commandant Leblanc, qui avait armé le Requin, les prit au service tous les deux à la fois. Il les aimait fièrement aussi, le capitaine Leblanc! C'était en 1794 ou 15… Ah! un bon temps que celui-là. Nous n'avions pas encore le Caïman. C'est le capitaine Maurice qui l'a fait faire, en 1802, deux ans juste avant sa mort; j'étais au baptême. Je me le rappelle comme d'hier…

—Dites donc, madame Marthe, vous savez encore une histoire? interrompit
Josette, que ces réminiscences intéressaient médiocrement.

—Et laquelle?

—C'est Hippolyte qui me l'a contée cette histoire. Mais il m'a défendu de la répéter, vous comprenez, madame Marthe?

—Que oui, que je comprends, Josette; que oui!

—Il y a du nouveau! du grand nouveau! Notre capitaine va se marier!

—Se marier! lui, qui ne lève jamais les yeux sur une créature!

—Vous allez juger, madame Marthe. Avant que de partir d'Halifax, il a fait enlever une belle dame…

—Une belle dame!

—Il paraît que c'était la femme de l'amiral anglais qui a été tué par
Hippolyte dans le dernier combat…

—Oui-da!

—C'est le patron du Wish-on-Wish qui a fait le coup avec un autre…On l'a traitée à bord comme une duchesse, madame Marthe, comme une duchesse! Il l'a fait mettre dans sa cabine!

—Dans sa cabine!

—Dans sa propre cabine! Sur le Requin, ça été la même chose!

—Quel miracle! une femme dans sa cabine!

—Après ça, c'était peut-être bien pour le major Vif-Argent, car il les aime, les créatures, celui-là! Quel coureur! Et il paraît qu'il était toujours avec cette dame et sa servante.

—Mais qu'est-elle devenue?

—Je n'en sais plus rien, madame Marthe… Pour ce qui est d'être sur l'île, j'en suis certaine… certaine.

A cet instant le malade s'agita sur sa couche. Ses deux gardes cessèrent leur entretien. L'une prit une potion et lui en fit avaler quelques cuillerées.

Bertrand avait écouté leur conversation en se demandant s'il rêvait; trop faible pour croire à la réalité, trop intrigué pour ne pas être attentif, de même que l'homme qui s'est éveillé au milieu d'un songe intéressant, aime à se rendormir, afin d'en poursuivre les péripéties imaginaires.

Mais, après avoir bu, le sommeil captiva sérieusement ses sens. Aussi en sortant de ce sommeil, avait-il à peu près oublié les commérages des deux bonnes dames, et toutes ses facultés mentales étaient-elles excitées par d'autres objets.

Son esprit s'éclaircissait; la mémoire lui revenait; avec elle, l'ordre, le classement dans les idées.

Sans bouger, il promena autour de lui un regard timide. La chambre dans laquelle il se trouvait était fort simple, mais fort propre. Elle souriait gaiement à un rayon de soleil, qui, à travers les branches touffues d'un gros érable, masquant à demi une fenêtre, s'éparpillait en pluie d'or sur le plancher, aussi blanc que l'ivoire.

Le lit était garni de rideaux en indienne, d'un bleu clair, comme ceux des croisées; une étoffe semblable recouvrait les sièges; mais pour commune qu'elle fut, elle n'en avait pas moins un air de gaieté tout réjouissant.

Bertrand remarqua avec étonnement que les meubles de la cabine qu'il occupait sur vaisseau-amiral, avaient été apportés dans cette pièce. Il y avait jusqu'à sa petite table et ses boîtes de mathématiques, et, dans une cage, deux oiseaux moqueurs, que le jeune homme aimait tellement, qu'il les avait pris avec lui en s'embarquant.

Ce spectacle fit naturellement retourner sa pensée vers le passé.

Il se rappela qu'il avait reçu l'ordre de rejoindre l'Invincible, où il servait comme enseigne; sa soeur, la bonne Emmeline, pleurait bien fort. Elle ne le voulait pas laisser partir. Mais il lui promit que ce serait sa dernière expédition, et, sur cette promesse elle donna, bien malgré elle toutefois, son consentement.

On avait aussitôt mis à la voile.

L'expédition avait pour but de purger le golfe Saint-Laurent des pirates qui l'infestaient.

La flottille royale se composait de trois navires, la frégate l'Invincible, et deux bricks, le Triton et l'Hercule.

Les pirates avaient été rejoints. Quels terribles hommes! Quel lugubre bâtiment que leur Requin!

Attaqués par les trois anglais, ils s'étaient battus avec une énergie sauvage, et avaient hardiment lancé sur le vaisseau-amiral leurs grappins d'abordage.

Débouchant d'une écoutille pour les repousser, Bertrand s'était trouvé tout à coup en présence d'un homme noir comme la nuit.

Il avait lancé son épée contre cet homme. Un cri affreux avait déchiré ses oreilles à travers le fracas de la bataille; un nuage sanglant avait glissé sur ses yeux; et plus rien… le fil de ses souvenirs était rompu.

Ce fil, il cherchait à le renouer, quand le major Guérin entra dans la chambre.

Il s'approcha du malade, lui tâta le pouls.

—Ah! ah! fit-il, nous allons mieux, febris se remittit; febris se remittit!

Prenant une chaise, il s'assit sans façon à côté du jeune homme.

Le major Guérin portait, ce jour-là, un costume de chirurgien de marine, mais sans désignation de corps. Une ancre seulement était brodée à sa casquette, ciselée sur les boutons de son uniforme.

En l'entendant parler français Bertrand s'imagina que c'était un officier français.

Cette supposition le rassura.

—Pourriez-vous me dire où je suis, monsieur? demanda-t-il.

—Je ne puis, mon jeune ami, non possum.

—Mais vous êtes Français, monsieur.

—Français, oui, Gallus sum.

—Et chirurgien-major?

—On me donne ce titre, quoique, à parler franchement, il me manque quelques diplômes. Mais cela ne fait rien, mon ami. Ayez confiance en moi. Pour tailler dans le vif, l'emmancher, caput reparare, mon ami, je crois sans vanité…

—Suis-je prisonnier de guerre, monsieur?

—A cela je répondrai: Vous êtes prisonnier de guerre!

—Chez les Français?

—Chez des Français. Mais il ne faut pas vous fatiguer, car vous avez eu avec la mort une fière querelle; je ne vous engage pas à recommencer. La camarade pourrait vous damer le pion! Allons, reposez-vous. Avant une semaine, vous serez sur pied. Les blessures de la tête, capitis vulnera, sont les plus saines quand elles ne tuent pas sur le coup; rappelez-vous cela, jeune homme, rappelez-vous-le, meminisse jubeo!

—Un mot, docteur, rien qu'un! fit Bertrand. M'est-il permis d'écrire?

—Écrire, hum! répliqua le major Vif-Argent en sautillant dans la chambre; hum! nous verrons. En tous cas, il faut attendre… quand la guérison sera plus avancée, mon ami. Aujourd'hui ne songez qu'à vous rétablir, c'est le principal. Les soins ne vous manquent pas. Votre société ne sera pas nombreuse, il est vrai. Mais je suis un compagnon assez joyeux, jocosus comes, et si vous avez du goût pour la table, la chasse ou la pêche, n'ayez pas d'inquiétude, vous trouverez ici de quoi vous satisfaire à souhait.

—J'aurais voulu envoyer de mes nouvelles…

—A votre soeur! mon ami, rassurez-vous, c'est fait.

—Comment, monsieur! fit le blessé, surpris.

—C'est fait, vous dis-je, répliqua le docteur en souriant. Mademoiselle
Emmeline sait que vous êtes entre bonnes mains.

—Elle sait que je suis ici!

—Je n'ai pas dit cela. Mais encore une fois, je vous défends de parler davantage. N'interrogez pas vos gardes, elles ont ordre de ne point vous répondre. Au revoir! Si vous observez mes prescriptions, dans quinze jours, au plus, nous courrons les bois ensemble. Me promettez-vous d'être sage?

—Oui, monsieur, répondit Bertrand avec un sourire.

—Madame Marthe! appela le docteur.

Une des gardes parut à la porte d'une pièce contiguë.

—Madame Marthe, lui dit-il, notre patient est en bonne voie. Il voudra sans doute jaser avec vous, j'espère que vous ne l'écouterez pas.

—Pas plus que si j'étais sourde-muette de naissance, mon major, dit la vieille femme.

Se tournant alors vers Bertrand:

—Vous voyez, mon ami, que je ne vous prends pas en traître, lui dit-il gaîment.

Il partit sur ces mots, et le blessé ne tarda guère à retomber dans un assoupissement qui dura jusqu'au lendemain.

Son rétablissement fit des progrès rapides. Bientôt il put se promener devant la maisonnette.

L'automne avait rougi la chevelure des arbres. Mais on était au milieu de cette délicieuse saison que les Américains appellent l'été indien, indian summer; le soleil était chaud encore; le ciel, d'un bleu limpide, et la nature, au milieu des fruits savoureux dont elle avait chargé ses plantes, étalait toujours mille fleurs charmantes.

Construite sur la baie Prinsta, la maison habitée par Bertrand jouissait d'une vue splendide, qui embrassait un horizon immense, fermé par les côtes vaporeuses du Labrador.

L'enseigne ne savait point sur quelle partie du globe on l'avait transporté. Il essaya naturellement de s'orienter, dès que ses facultés furent rentrées dans leur état normal.

Mais, si par une attention délicate, dont la cause lui échappait, on avait mis dans sa chambre sa petite bibliothèque, ses meubles, ses boîtes de marine, les boussoles, les octants et les instruments qui pouvaient l'aider à reconnaître sa position en avaient été retirés.

Fidèle à sa parole, le docteur Guérin tenait à Bertrand bonne compagnie. Chaque jour, il passait plusieurs heures avec lui, et faisait de son mieux pour le distraire. En toute autre occasion, l'enseigne eût été enchanté d'avoir fait la connaissance du docteur. Mais, à mesure que ses forces augmentaient, il sentait l'ennui le gagner. Ni les parties de chasse dans les environs, ni les parties de pêche dans la baie, ni les délicatesses d'une nourriture exquise ne le pouvaient contenter. L'incertitude de sa situation l'accablait. Questionné à cent reprises sur ce sujet, le major avait répondu nettement qu'il ne dirait rien.

Depuis qu'il se levait, les infirmières de Bertrand avaient été remplacées par deux hommes qui l'accompagnaient partout, même quand il sortait avec le chirurgien.

Les tentatives du jeune homme pour obtenir quelques renseignements de ces gens n'eurent pas plus de succès.

Il était désespéré.

Encore s'il avait eu un canot à sa disposition! car ayant gravi trois ou quatre fois les roches de la table à la Tête, masse de calcaire schisteuse, qui, tour géante, commande l'Océan par une élévation perpendiculaire de plus de cent cinquante pieds, il avait aperçu, noyée dans la brume, une terre vers laquelle tendaient tous ses voeux.

Mais aucune embarcation n'était laissée à sa disposition.

Cependant, bien qu'on lui cachât avec soin l'occupation de ceux qui le tenaient prisonnier, il soupçonnait que c'étaient les Requins de l'Atlantique.

Ce soupçon aiguisa son désir de recouvrer la liberté.

L'hiver approchait. Il fallait se hâter; car les nuits devenaient déjà froides, et des brouillards épais voilaient fréquemment les rayons du soleil.

Un soir, Bertrand, fouillant une malle gui avait été transportée de l'Invincible dans sa chambre, mit la main sur une lettre de madame Stevenson.

L'écriture de cette lettre causa au jeune homme une révolution spontanée.

Tout un monde d'images brilla devant son cerveau.

Et, par une de ces réactions intellectuelles inexpliquées, quoique assez communes, il se rappela mot pour mot le dialogue de ses deux gardes-malades, alors que le délire l'avait quitté.

—Je suis sur une île, s'écria-t-il, je m'en doutais, et Harriet est ici; peut-être à quelques pas de moi!

La lumière avait été aussi vive que soudaine, aussi éclatante que profonde.

Désormais Bertrand était convaincu, comme s'il en avait reçu l'affirmation un moment auparavant, que madame Stevenson, prisonnière des Requins de l'Atlantique, habitait quelque retraite cachée à peu de distance.

En fallait-il plus pour le déterminer à presser son évasion et à essayer d'arracher son Harriet chérie à leurs odieuses persécutions?

En croupe sur sa passion nouvellement réveillée, l'imagination de Bertrand fit dans les champs de la fantaisie des courses folles, à travers lesquelles passèrent sous ses yeux les scènes les plus héroïques des romans de chevalerie qu'il avait lus.

Il s'endormit bercé par des rêves insensés.

IV

MADAME STEVENSON ET LE COMTE ARTHUR LANCELOT

Revenons à madame Stevenson, que nous avons laissée avec sa femme de chambre, dans une cabine inférieure du Requin.

Grandes furent leurs appréhensions quand, autour d'elles, vibrèrent les assourdissantes clameurs du combat.

Chez les âmes faibles, l'effroi est une des causes les plus fécondes de la prière. Les thaumaturges de tous les cultes l'ont si bien compris, que c'est par ce sentiment, surtout qu'ils entreprennent d'en imposer à leurs créatures.

Élevées dans la foi catholique, Harriet et Catherine tombèrent à genoux et se mirent en oraisons.

Mais les violentes secousses que recevait le navire et qui le courbaient à chaque instant de bâbord à tribord, ne leur permirent pas de rester longtemps dans cette position.

Elles se levèrent, s'assirent sur un cadre, et se tinrent cramponnées au châlit.

A peine la lampe projetait-elle une clarté suffisante pour éclairer l'étroit réduit. La pénombre ajoutait encore à l'horreur de leur situation.

Les détonations successives de l'artillerie, le crépitement de la fusillade, le ruissellement, des flots aux flancs du bâtiment, les craquements de sa membrure, et les cris sauvages que redisaient des échos trop fidèles, avaient rendu la pauvre Kate presque folle.

Elle appelait à son aide tous les saints du calendrier, et ses doigts égrenaient, avec une vivacité fiévreuse, un long chapelet, chaque fois que le vaisseau reprenait, pour un moment, son équilibre.

Il cessa de rouler et de tanguer aussi brusquement à l'heure de l'abordage: elles se crurent sauvées.

—Ah! s'écria madame Stevenson, Dieu soit loué! les brigands ont été vaincus. On ne les entend plus hurler, comme des démons, au-dessus de nos têtes. Mon mari les aura battus, car c'est lui qui les poursuit, j'en suis sûre; il devait mettre à la voile le lendemain de notre enlèvement.

—Vous pensez, madame? dit la soubrette d'une voix mal assurée.

—Je l'espère.

—Est-ce que sir Henry… O mon doux Jésus!

Cette exclamation lui fut arrachée par le retentissement formidable de la caronade que venait de tirer Samson.

—Ce n'est rien, dit Harriet; un coup de canon de plus.

—Oh! il m'a donné là, fit Kate en frappant sur son coeur.

—N'ayez donc plus peur comme cela. Le danger est loin…

—Je voudrais bien le croire, madame…

—Si au moins nous pouvions voir ce qui se passe là haut!

—Voir! Ah! madame, qu'est-ce que vous dites? J'aimerais mieux mourir, oui, mourir, que d'assister à de pareilles choses. Tenez, voilà que ça recommence! Sainte Marie, mère de Dieu, priez pour nous, pauvres pécheurs…

—On vient, dit madame Stevenson.

—On vient! je me sauve! Cachez-vous aussi, madame; là, sous ce lit!

En prononçant ces mots, la camériste s'était jetée à terre et s'efforçait de se fourrer sous le cadre. Mais l'espace entre le plancher et le bois de la couchette n'étant pas assez large, elle se meurtrissait inutilement la tête.

Harriet ne put s'empêcher de sourire.

—Voyons! ayez un peu de courage, au moins, lui dit-elle.

—Du courage! c'est bien facile à dire…

—Relevez-vous, Kate.

—Mais madame!…

—On heurte! Relevez-vous, vous dis-je.

—Ouvrez! cria-t-on du dehors.

—Ouvrir! répondit Harriet, étonnée d'entendre une vois autre que celle du docteur; ouvrir! nous ne le pouvons, nous n'avons pas la clef.

—Si vous n'ouvrez pas!… reprit la voix furieuse.

—Mais, puisque nous n'avons pas la clef.

—Ah! madame! madame! sanglotait Kate en se blottissant dans le cadre.

Des coups de hache résonnèrent contre le frêle panneau de sapin. Bientôt il vola en éclats.

Un matelot, les mains dégouttantes de sang, la figure rougeaude, horrible, apparut derrière la porte enfoncée.

Ses yeux pétillaient de désirs; un sourire lubrique distendait sa bouche.

Madame Stevenson prévit une scène terrible. Oubliant ses craintes, elle s'arma, de vaillance pour tenir tête à l'orage.

—Ah! mes poulettes, mes petites chattes, vous vous enfermez comme ça! dit le matelot.

—Sortez! retirez-vous, ou j'appelle! s'écria Harriet en marchant résolument vers l'homme.

—Appelle, mon ange, appelle! appelle jusqu'à demain. Nous allons jouer un petit peu ensemble, n'est-ce pas?… C'est qu'elle est gentille, tout de même! Allons, mon ange, ne fais pas la méchante: je te veux plus de bien que de mal. Mais où diable est l'autre cocotte?… je ne la vois pas… Ça ne fait rien, ma petite rate: tu me suffiras…

Il lança sa hache derrière lui, et saisit madame Stevenson entre ses bras.

—A l'aide! à l'aide! cria-t-elle en se débattant.

—Pourquoi faire ta mijaurée? disait le matelot en cherchant à l'embrasser. On en a vu d'autres, et d'aussi faraudes que toi…

Avec ses ongles, Harriet lui labourait le visage, et toujours elle criait:

—A l'aide! à l'aide! Help! help!

—Si tu continues comme ça, la belle, je me fâche, dit l'agresseur, qui réussit à la renverser sur le bord du cadre.

Mais alors, Kate déboucha de sa cachette, se précipita sur le marin, l'étreignit par derrière, et le mordit si cruellement au cou, qu'il poussa un rugissement de rage.

—Help! help! répétait madame Stevenson, sans cesser d'opposer à ce misérable une résistance opiniâtre.

Déjà, entre les deux femmes, dont l'une menaçait de lui crever les yeux, après lui avoir mis toute la face en sang, et l'autre s'était maintenant prise à l'étrangler au moyen de sa cravate, il courait risque de payer chèrement son exécrable tentative, quand le major Vif-Argent arriva dans la cabine.

Sans articuler une syllabe, il plaça un pistolet sur l'oreille du matelot et lui fit sauter la cervelle.

Harriet et Kate furent inondées de débris et de sang.

—Vous me pardonnerez mon procédé, madame, dit le major, en repoussant du pied le cadavre, qui avait roulé sur le parquet; mais avec nos gens, il n'y a pas deux manières d'agir. Parfaitement traités quand ils se comportent bien, nous les tuons quand ils commettent une faute: c'est notre règle. Veuillez accepter mon bras. Je vous conduirai dans une autre pièce, où vous pourrez changer de toilette.

Sans pouvoir répondre, tant elle était troublée, madame Stevenson prit silencieusement le bras du chirurgien, et ils montèrent dans la première batterie.

Le docteur Guérin avait trop de tact pour la mener sur le pont, où se déroulait un spectacle hideux.

La vue de la seconde batterie, avec ses parois noires de poudre, ses mares de sang, ses sabords, ses affûts brisés, le désordre qui régnait dans ses dispositions, si parfaites deux heures auparavant, n'était déjà que trop propre à impressionner douloureusement les pauvres femmes.

—Je vous mène à la cabine, où j'ai fait déposer vos effets, dit-il à madame Stevenson.

—Merci de cette attention, monsieur, balbutia-t-elle, ébranlée par ces émotions diverses.

—Voici ma chambre, continua-t-il en ouvrant une porte. Veuillez vous habiller promptement, car je vous préviens que vous allez nous quitter.

Les yeux d'Harriet interrogèrent le major.

—Hélas! oui, dit-il, en adressant un regard tendre à Kate, j'ai le malheur de vous perdre, calamitas est.

—Nous partons! s'écria la soubrette; nous sommes libres, hein? quel bonheur! En débarquant à Halifax, je ferai dire une messe à ma sainte patronne.

—Pouvez-vous nous dire où nous irons, monsieur? demanda madame
Stevenson.

—Vous remonterez à bord du Wish-on-Wish.

—Le cutter!

—Oui, madame. Mais faites votre toilette! il faut que je m'occupe de mes blessés. Dans une demi-heure, j'aurai le chagrin de vous présenter mes adieux.

—Et pour moi, ce n'en sera pas un de me sauver de cette abominable cassine! répliqua sèchement Kate.

—Ne riez pas! ne riez pas! Risum tene, puella, sed non virgo, dit-il en se retirant.

A peine était-il parti, que madame Stevenson sentit, par un tremblement sous ses pieds, que le navire était en mouvement.

—Où peuvent-ils vouloir nous mener à présent? pensait-elle.

Machinalement, elle prit une robe et s'habilla.

Kate était incapable de lui prêter ses services. Elle tournait dans la cabine comme une insensée.

Le docteur rentra.

—Vous êtes prête, madame! dit-il.

Harriet répondit par un signe de tête affirmatif.

Elle tendit son bras au major, et, comme ils traversaient la batterie, un éclair immense déchira l'obscurité de la nuit, qui commençait à tomber.

Une explosion foudroyante accompagna l'éclair.

—Ah! ciel, qu'est-ce encore que cela? murmura la jeune femme bouleversée.

La frégate ennemie qui saute, dit froidement le chirurgien.

—La frégate… C'était donc le vaisseau-amiral?

Le major Guérin ne répondit pas.

—Dites-moi, monsieur, oh! dites-moi, s'écria Harriet, si mon mari…

Sa gorge se serra; ses yeux se voilèrent.

L'officier lui fit respirer un flacon de sels; puis, sans mot dire, il l'entraîna vers un sabord ouvert.

Deux matelots s'emparèrent d'elle et la descendirent, à moitié évanouie, sur le Wish-on-Wish.

Kate, aussi éperdue que sa maîtresse, fut descendue de même.

—Au revoir! leur dit le major, avec un geste de la main.

—Larguez l'amarre! cria le patron du cutter.

Un coup de hache trancha la corde qui retenait l'embarcation au Requin, et le Wish-on-Wish s'en éloigna à toutes voiles.

Le surlendemain, il jetait l'ancre dans la baie de la Chaloupe, sur la côte méridionale d'Anticosti, à quarante milles environ de la pointe Est, et à trente de la baie de Prinsta, où Bertrand fut transporté presqu'à la même époque.

Madame Stevenson était souffrante.

On la déposa avec Kate dans une maison en bois au bord de la mer.

Leurs effets, et divers objets indiquant qu'elles étaient destinées à demeurer longtemps dans cet endroit, furent aussi débarqués.

La cabane était dans un mauvais état.

Les marins du Wish-on-Wish se hâtèrent de la réparer pour la rendre habitable.

Elle renfermait trois pièces, l'une fut affectée à la cuisine, une autre à la salle commune, la troisième servit de chambre à coucher à Harriet.

Kate se dressa un lit dans la cuisine.

Le bateau fut solidement amarré à un auray; et les matelots s'occupèrent à la chasse ou à la pêche.

Madame Stevenson renouvela ses tentatives, pour savoir où elle était, ce qu'on voulait d'elle, ce gui s'était passé pendant le combat.

Elle n'apprit rien, sinon que les pirates, assaillis par trois navires de la marine royale, avaient couru grand risque d'être capturés, mais que le Wish-on-Wish, dépêché à la recherche du Caïman, ayant ramené ce vaisseau, la fortune s'était retournée du côté des Requins de l'Atlantique.

Ils avaient coulé un des bâtiments anglais, fait sauter l'autre, incendié le troisième.

Qui les commandait? Quels étaient leurs officiers? D'où venaient-ils?
Ces questions demeuraient sans réponse.

Privée des galanteries du major Vif-Argent, et après avoir dépensé infructueusement, un nombre incalculable d'oeillades incendiaires, en faveur du patron du cutter, Catherine devint morose, revêche, insupportable à sa maîtresse et à elle-même.

Pour comble d'infortune, les beaux jours s'éclipsaient dans les brumes de l'Océan, et madame Stevenson envisageait avec horreur la perspective d'un long hiver dans cette contrée sauvage, lorsqu'un matin, elle fut réveillée par le petit canon du Wish-on-Wish.

—Le commandant arrive!

La nouvelle, portée de bouche en bouche, arriva bientôt à son oreille.

—Je le verrai cette fois, je veux le voir, lui parler! s'écria la jeune femme, en sautant hors de son lit.

Malgré son abattement moral, elle avait toujours mis un soin minutieux à sa toilette.

Ce jour-là, elle s'habilla avec toute la coquetterie possible. Et, vraiment, elle put se dire, sans vanité, en interrogeant son miroir, qu'il serait aveugle ou idiot l'homme qui ne l'admirerait pas.

Kate avouait ingénument que jamais elle ne l'avait vue si belle et que le roi d'Angleterre lui-même ne manquerait pas de la demander en mariage s'il la rencontrait!

—Eh bien, dit Harriet, maintenant, je vais le trouver. Il est à bord du cutter, n'est-ce pas?

—Oui, madame. Il y est monté, tout en descendant de cheval, avec son grand diable de domestique.

—Suivez-moi!

—Moi! aller avec vous, madame! je n'oserais…

—Venez toujours.

Elles sortirent et aperçurent le capitaine qui s'avançait vers elles.

Malgré sa détermination, Harriet se sentit frémir, à l'aspect de cet homme noir, auquel tant de mystères, de sombres mystères faisaient une escorte redoutable.

Catherine s'effaça, en tremblant, derrière sa maîtresse.

Le capitaine aborda madame Stevenson et la salua froidement.

—Madame, lui dit-il, vous passerez l'hiver ici. Il sera pourvu à ce que vous y soyez aussi bien que possible.

Ce début ranima la hardiesse de la jeune femme. Elle s'était promis de jouer le tout pour le tout. Elle lança intrépidement son enjeu.

—M. le comte Arthur Lancelot, répondit-elle avec une ironie mordante, pourriez-vous me dire depuis quand un galant homme enlève brutalement une femme, la traîne dans un navire, à la merci d'une canaille éhontée, et se permet de disposer d'elle comme d'une chose…

—Madame, interrompit le capitaine avec plus d'aigreur qu'il n'en aurait voulu montrer, les récriminations sont superflues. Le comte Arthur Lancelot, puisque vous savez mon nom, agit comme il lui plaît. Il ne rend raison de ses actes à personne. Sa volonté fait la loi. Vous êtes restée assez longtemps près de lui pour l'apprendre. Mais si vous avez besoin d'une confirmation plus positive recevez-la par sa bouche.

—Oh! vous ne tiendrez pas toujours ce langage, misérable forban! s'écria-t-elle avec rage.

—Madame! madame! supplia Kate en la tirant par sa robe pour l'engager à ne point irriter celui qui disposait de leur sort.

—A quoi bon des menaces ou des injures! fit-il en haussant les épaules.
N'ai-je pas votre vie entre mes mains?

—Eh bien, prenez-la donc! prends-la, monstre! dit-elle, en se jetant sur lui, pour lui arracher son masque.

Le bras de Samson, masqué comme le capitaine, l'écarta rudement.

—Ne lui fais point de mal, dit Lancelot.

—Non, maître.

Le balafré se contenta d'enlever madame Stevenson de terre et de la porter dans la maisonnette.

Ensuite il partit.

Arthur était retourné sur le Wish-on-Wish.

Harriet s'enferma dans sa chambre, dont la fenêtre donnait sur le cutter. Toute la journée, elle réfléchit et surveilla le petit bâtiment.

Le comte ne le quitta point.

Dans la soirée, sous prétexte qu'elle avait la migraine, Harriet congédia Kate de bonne heure, feignit de se coucher, et éteignit sa lampe.

Mais elle se releva aussitôt, revint à la fenêtre et continua de guetter le Wish-on-Wish.

Une lumière brillait par le vitrage de la cabine, vitrage placé sur le pont, on s'en souvient. Depuis plusieurs heures, la nuit drapait de son linceul la terre et l'onde; madame Stevenson ouvrit sa fenêtre, la franchit, descendit, sans bruit sur la grève, monta, en retenant son haleine, sur le cutter, et écouta.

On n'entendait que le clapotis monotone de la mer contre les battures, et, dans le lointain, les glapissements de quelques bêtes fauves.

Harriet se pencha sur le vitrage: elle regarda, regarda avidement; elle regarda jusqu'à ce que la lumière disparût.

Alors, elle revint chez elle, ferma la fenêtre, se jeta sur son lit, et, comme si elle cédait à un besoin impérieux, trop longtemps comprimé, elle se roula, en proie à un accès de rire épileptique.

QUATRIÈME PARTIE

LANCELOT ET GRANDFROY

I

LE SECRÉTAIRE PARTICULIER

La nuit était froide, tempêteuse; il tombait une pluie glaciale; le vent soufflait avec des beuglements sinistres; et à ses longs cris de colère, l'Atlantique répondait par des vois plus terribles encore.

Et il faisait noir! noir, qu'on n'apercevait rien que la blanche crête des vagues, qui s'entrechoquaient sur les côtes d'Halifax.

Quoique ancré dans une anse étroite, protégé contre les souffles de l'air par des falaises inaccessibles, le Wish-on-Wish, dansait comme s'il eût été en pleine mer.

—Je crois qu'il faudrait gagner le large, dit un matelot au patron.

—De vrai, si ça continue, nous pourrons bien nous jeter sur un de ces chicots.

—Non, dit le capitaine Lancelot, qui malgré les oscillations effrayantes du cutter, se promenait sur le pont avec autant d'aisance que s'il eût été sur la terre ferme par un temps calme; non, dans une heure ce sera fini.

Ses deux subordonnés se turent: bien que vieux marins expérimentés l'un et l'autre, et bien que l'ouragan leur eût paru devoir persister plusieurs jours, ils avaient dans le commandant une confiance si absolue, qu'ils acceptèrent sa parole comme une certitude.

—Envoie une amarre! ordonna celui-ci.

L'amarre fut lancée à un canot qui approchait péniblement quoique dirigé par six hommes vigoureux.

—Tu as vu la personne! dit-il à l'un.

—Oui, capitaine.

—Elle attend?

—Oui, capitaine.

—Au Creux-d'Enfer.

—Oui, capitaine.

—C'est bien; amène!

Ce dialogue, échangé entre Lancelot et un des bateliers, avait eu lieu pendant que les autres cherchaient à accoster le cutter, sans se briser contre son flanc.

L'opération, qui eût été difficile dans le jour, devenait excessivement périlleuse au milieu de cette nuit sombre.

—Samson! cria le comte.

—Oui, maître, répondit le balafré, derrière lui.

—Fais comme moi.

—Oui, maître.

Lancelot, profitant d'un moment où le canot apparaissait à une brasse environ du Wish-on-Wish, sauta légèrement dedans.

Samson en voulut faire autant, un instant après. Mais soit qu'il eût mal calculé la distance, soit qu'une vague eût alors élargi l'intervalle qui séparait les deux embarcations, il manqua son but et tomba à l'eau.

—Des bouées! des bouées! cria le comte aux gens du cutter; répandez des bouées dans la baie; allumez des torches; cinq cents louis à qui sauvera mon pauvre Samson!

Et, s'adressant au pilote du canot:

—Au Creux-d'Enfer, dit-il.

Il fallait vraiment que la foi des Requins de l'Atlantique en leur chef dépassât toutes les bornes, pour obéir sans murmurer à cet ordre, car la mer était si mauvaise que, quelques minutes auparavant, le pilote du canot disait:

—Le bon Dieu doit nous aimer diantrement pour nous laisser revenir par une tourmente semblable. Mais s'exposer à recommencer le voyage, ce serait tenter la mort qui n'a point voulu de nous, cette fois!

De fait, aucun des marins ordinaires de la Nouvelle-Écosse ne se fût hasardé à longer la côte d'Halifax à cette heure où les éléments déchaînés se livraient sur l'Océan à une épouvantable scène de fureur.

Sans être accompagnés de leur commandant, les pirates eux-mêmes eussent hésité à l'entreprendre; lui avec eux, rien n'était impossible, rien n'était périlleux; ils ne doutaient que du doute.

Les matelots s'appuyèrent donc hardiment sur leurs rames, et le pilote céda au capitaine sa place à la barre.

Celui-ci dirigea le canot aussi facilement que si on avait été en plein soleil. Il voyait venir les lames, les évitait lestement ou les franchissait avec la plus grande légèreté, sans embarquer une seule goutte d'eau.

C'eût été merveille de contempler le frêle esquif bravant la rage des flots, alors que des navires de fortes dimensions eussent refusé, à tout prix, de sortir de leur mouillage.

Cependant, le comte était inquiet, vivement inquiet.

Des attaches de plus d'un genre le liaient à Samson. C'était un des seuls êtres au monde qui connussent tous ses secrets, et c'était le plus dévoué de ses serviteurs.

—Ah! puisse-t-il n'être pas perdu, pensait-il! J'ai promis cinq cents louis; mais j'en donnerais vingt fois, mille fois autant pour que cet accident ne fût pas arrivé! Je ne suis pas superstitieux, pourtant je le considère comme un triste présage.

Ils naviguaient depuis une demi-heure. Le suaire qui cachait le ciel se déchirait en pièces; les rafales perdaient de leur violence; les vagues diminuaient de volume; tous les symptômes d'une embellie apparaissaient, quand une ombre, d'un noir profond, s'estompa entre deux caps énormes.

Un sourd et long mugissement, comme celui d'une cataracte, s'élevait, augmentant à mesure que le canot avançait.

—Avez-vous les lanternes? demanda le capitaine au pilote.

—Oui, commandant; elles sont sous le banc de l'avant.

—Allume!

Le pilote battit du briquet et alluma deux lanternes, qu'il fixa à la proue de l'embarcation.

Un fort courant l'entraînait dans un goulot entre les caps, où l'on distinguait parfaitement alors l'orifice d'une caverne.

L'onde s'y précipitait en tournoyant avec un bruit infernal.

—Sciez le courant, sciez le courant, dit Lancelot en pointant l'entrée de cette caverne.

Les matelots se mirent à ramer en arrière, afin de n'être point emportés par l'impétuosité du tourbillon.

Ainsi, le canot descendit lentement et s'engagea dans un souterrain tortueux.

A la voûte humide, suintante, pendaient des stalactites qui reflétaient leurs formes bizarres et projetaient, aux lueurs des lanternes, mille réverbérations éblouissantes comme des pierreries.

Les nocturnes mariniers firent un mille environ dans ce passage, et ils abordèrent enfin à une sorte de précipice semi-circulaire, dans lequel on apercevait les ouvertures de plusieurs autres galeries.

Un air frais et piquant indiquait que ce précipice était largement découvert à sa partie supérieure.

C'était le Creux-d'Enfer, situé, nous l'avons dit, à une courte distance d'Halifax, et qui communiquait avec l'Atlantique par divers couloirs.

—Donne-moi une lanterne, dit Lancelot au pilote.

Celui-ci s'empressa d'obéir.

—Il faudra, continua le capitaine, en prenant la lanterne, il faudra vous tenir sous la voûte, afin qu'on ne puisse distinguer votre lumière; tu me comprends?

—Oui, capitaine.

—Si j'ai besoin d vous, je sifflerai.

—Oui, capitaine.

—S'il était nécessaire de se presser, je tirerais un coup de pistolet, suivant l'habitude.

—Oui, capitaine.

—Si, par hasard, vous entendiez du bruit au-dessus de l'abîme, il faudrait me prévenir. Je serai dans la salle ronde.

—Oui, capitaine.

—S'il y avait urgence, un coup de pistolet, je le répète.

—Oui, capitaine.

Arthur Lancelot sauta à terre, ramena sur lui les plis d'un ample manteau et s'enfonça dans l'un des couloirs.

Au bout de cent pas, ce couloir débouchait dans une salle, faiblement éclairée par une lanterne semblable à celle que le comte tenait à la main.

Un homme, couvert d'un manteau, et masqué comme lui, s'y promenait.

—Je suis en retard, dit Arthur en lui tendant la main; mais le temps était si affreux…

—Je m'étonne seulement, dit l'autre, que vous ayez eu la hardiesse d'affronter la mer. Sur terre j'avais peine à garder mon équilibre en venant ici.

—Voyons à nos affaires! Que dit-on en ville?

—Oh! il y a du nouveau. Je ne vous engage pas à vous montrer.

—Bien au contraire.

—Si vous le faites, vous êtes perdu!

—Quoi! vous seriez devenu poltron, Charles? Est-ce que la diplomatie vous aurait amolli le coeur? Je vous ai vu si audacieux quand ce pauvre Maurice…

La voix du comte s'était attendrie. Son interlocuteur l'interrompit vivement.

—Je me suis si peu amolli, que j'ai décidé de reprendre la mer. Le métier de scribe ne me va pas. Maintenant j'ai tous les secrets du gouverneur-général; je sais à fond la politique anglaise. Assez du secrétariat! Je laisserai la plume pour le sabre. N'avez-vous pas objection à me charger encore du commandement du Caïman?

—Non, dit Lancelot, et je ferai mieux: je vous abandonnerai le commandement des deux navires.

—Oh! pour cela, non; je n'y consentirai point. Vous avez sur nos gens une autorité à laquelle je ne puis prétendre; vos talents, votre bravoure sont inappréciables. Les Requins de l'Atlantique ne reconnaissent et ne reconnaîtront jamais, tant que vous vivrez, d'autre maître que vous. Au reste, mon frère, en mourant, vous a délégué ses pouvoirs…

—Pauvre, pauvre Maurice! murmura Lancelot d'un ton mouillé.

—C'est donc convenu? reprit l'autre.

—Oui, dit le comte, il est convenu que vous serez chef des Requins.

—Mais vous?

—Moi, je me retire.

Il y eut un moment de silence.

—Vous vous retirez! répéta ensuite Charles.

—J'y suis déterminé.

—Quoi! le dégoût?

—Non, non, ce n'est pas le dégoût. Au contraire, elle me plaît, cette vie d'aventures. Mais… j'ai un motif… une raison majeure… Plus tard, je vous communiquerai… D'ailleurs, vous êtes décidé à vous allier aux Américains…

—Oui; et c'est pour cela, vous le savez, que j'ai travaillé durant deux mortelles années dans l'ombre, afin d'obtenir l'emploi de secrétaire intime du gouverneur. Maintenant j'ai entre les mains les rouages de la politique coloniale. J'espère qu'avec l'aide des Yankees, et le concours de la France, nous reprendrons aux Anglais toutes nos anciennes possessions transatlantiques. Que voulez-vous, nous avons été pendant deux siècles marins de père en fils; par conséquent les ennemis jurés de l'empire britannique; mais je conçois peu que vous qui, depuis vingt ans, partagez si noblement, si utilement nos travaux, nos haines et nos amitiés, vous si longtemps la compa…

—Assez, Charles! assez! ne rappelez point des souvenirs si chers et si douloureux.

—Mais pourquoi vouloir vous retirer à la veille d'une bataille décisive? Les cabinets de Washington et de Saint-James sont brouillés; la guerre éclate…

—Eh! que me fait la guerre! s'écria Lancelot avec impatience.

—Vous avez pourtant juré sur la tombe de mon frère, de ce frère dont vous portez le nom…

—Vous me faites souffrir, Charles! dit amèrement le comte.

—Vous faire souffrir, moi! oh! Dieu m'en préserve! répliqua-t-il avec chaleur.

Arthur lui tendit affectueusement la main.

—C'est résolu, dit-il; vous me succéderez au commandement des deux navires. Ne m'interrompez pas. Je le veux. Mais demeurez chez le gouverneur jusqu'à ce que je vous prévienne. Le cutter est en rade. Nous partirons ensemble dès que j'aurai terminé à Halifax…

—Mais n'allez pas à Halifax! s'écria le secrétaire.

—J'irai.

—Malheureux, vous y serez pris!

—Je ne crains rien.

—Vous ne savez donc pas que vous êtes à demi découvert!

—Vous plaisantez!

—Je plaisante, dites-vous. Il serait à souhaiter! Moi-même, on me soupçonne. Votre duel a fait sensation. Furieux d'avoir été blessé, ce misérable capitaine a répandu, sur votre compte, mille bruits absurdes. Il n'a trouvé que trop d'envieux et d'oisifs pour l'écouter. Votre départ subit, après le duel, a été diversement interprété. Le gouverneur lui-même s'en est ému. Il m'a mandé dans son cabinet, et m'a sérieusement questionné sur votre compte. J'ai répondu, comme toujours, que vous étiez fort riche, fantasque, passionné pour l'imprévu. Peu satisfait de cette réponse, il parlait de faire fouiller la maison de la rue de la Douane; car on répétait, à qui voulait l'entendre, que vous étiez un espion du gouvernement américain. Mais, par bonheur, je me rappelais la disparition subite de la femme du vice-amiral. Supposant que c'était vous qui l'aviez enlevée…

—Vous supposiez juste, Charles.

—Supposant, dis-je, que vous l'aviez enlevée pour en faire un otage, je dis à Son Excellence que, si elle daignait me promettre le secret, je lui ferais une confidence…

—Ah! répliqua Arthur gaiement, et vous lui dites sans doute qu'amoureux de madame Stevenson, nous avions ensemble tiré une bordée, suivant l'expression de nos matelots.

—C'est cela même, mon cher. Son Excellence trouva le tour ravissant. Elle demanda même si sir Henry l'accepterait aussi bénévolement que les autres escapades de madame son épouse. Je me félicitais de l'avoir mis hors de la voie, quand arriva la nouvelle du désastre de la flottille dépêchée d'Halifax contre les Requins, et de la mort du vice-amiral.

—Que dit-on alors?

—Quelques hommes échappés au naufrage rapportèrent que les trois navires avaient été détruits. Les habitants d'Halifax furent consternés. Le capitaine Irving vous avait-il deviné ou ne voulait-il que vous perdre dans l'opinion publique? Mais il prononça votre nom dans un club, en ajoutant que vous pouviez bien faire partie…

—Des Requins de l'Atlantique! dit Arthur en riant.

—Il raconta qu'à un dîner chez Son Excellence, au cottage de Bellevue, vous aviez pris leur défense.

—Pouvais-je faire autrement? repartit Lancelot en riant de plus en plus fort. Mais le drôle a exagéré, car je me suis contenté de nier l'existence de nos personnes.

—Quoiqu'il en soit, poursuivit le secrétaire, depuis lors beaucoup de gens vous suspectent. Moi-même, je suis l'objet d'une surveillance fort gênante, et je sens qu'il est temps de quitter la place.

—Pouvez-vous tenir encore une semaine?

—Oh! avec des précautions, un mois…

—Bon, bon, cela suffit. Je reparaîtrai demain à Halifax. Je ferai ma visite habituelle à Son Excellence, et saurai bien, soyez-en sûr, fermer la bouche aux braillards. N'y a-t-il plus rien autre?

—Non; seulement M. du Sault est fort malade. On dit sa fille souffrante aussi. La perte de leur fils…

—Il n'est point mort. Je vous en parlerai dans quelques jours… A demain, chez le gouverneur… Il va sans dire que nous ne nous sommes pas encore vus.

Ils sortirent du couloir; le secrétaire enfila un étroit sentier qui serpentait jusqu'à la crête du précipice; et, quand il eut disparu, Arthur Lancelot appela ses bateliers, remonta dans le canot et se replongea dans le souterrain.

II

MONSIEUR DU SAULT

Le capitaine revint, sans encombre, à son cutter.

Il avait hâte d'être rassuré sur le compte de Samson. Celui-ci était excellent nageur; Lancelot espérait que, malgré la fureur de la tempête au moment où il était tombé à la mer, il avait réussi à échapper à l'abîme.

On lui apprit, hélas! que ses espérances étaient illusoires. Deux ou trois fois, on avait vu Samson remonter sur l'eau et lutter contre l'impétuosité des flots, mais il n'avait pu atteindre une seule des cordes ou des bouées qu'on lui avait jetées.

On supposait qu'il s'était noyé ou brisé sur les rochers.

Le comte rentra dans sa cabine et pleura.

Il avait perdu le meilleur, le plus fidèle de ses serviteurs: la fortune se tournait contre lui.

En vain essaya-t-il de fermer les yeux. La nuit se passa lentement, pour
Lancelot, dans une cruelle insomnie.

Le lendemain il fit une toilette sévère, soignée, et donna ordre qu'on le conduisît à Halifax.

Vers midi, il débarqua au quai du Roi. Aussitôt, il se rendit à la
Maison du Gouvernement.

Une foule de solliciteurs se pressaient dans les antichambres de sir
George Prévost.

L'huissier lui demanda qui il devait annoncer.

Annoncez le comte Arthur Lancelot, répondit le pirate d'un ton ferme.

A ce nom, plusieurs personnes se retournèrent. Quelques-unes étaient liées avec Lancelot; mais elles feignirent de ne pas le reconnaître; d'autres affectèrent de s'éloigner de lui.

Outre ces signes non équivoques de froideur, des murmures et des regards sournois ne lui confirmèrent que trop la vérité des paroles du secrétaire de Son Excellence.

Mais il n'était pas d'un caractère à se déconcerter aisément, et il eut l'air de ne point remarquer l'attention désobligeante dont il était l'objet.

Le capitaine Irving, qui se promenait dans l'antichambre avec un autre officier, l'aperçut.

Il pâlit et rougit tour à tour: ses traits se contractèrent.

Quittant son compagnon, il s'avança vers Lancelot.

—Vous m'avez promis ma revanche? lui dit-il.

—C'est possible.

—Cette fois, continua le capitaine en faisant des efforts pour se modérer, cette fois ce ne sera plus au sabre, mais au pistolet.

—Vous voulez donc que je vous tue! dit froidement le comte.

—Je veux donner une leçon à un misérable…

—Capitaine, l'heure et le lieu sont mal choisis pour une altercation…

—Je vous dis que vous êtes un…

—Encore un mot, et je vous soufflette! dit Arthur.

L'autre bouillait de fureur.

—Je veux satisfaction…

—Vous ne l'aurez pas. C'est assez d'une. D'ailleurs, je vous tuerais.
Vous êtes estropié, je le vois; cela suffit.

—Eh bien! fit Irving en se jetant sur Lancelot, les poings fermés…

Mais on l'arrêta.

—Filou! cet officier est indigne de l'épaulette qu'il porte. Il triche au jeu! dit Lancelot, que la colère commençait à gagner.

—Oh! s'écria le capitaine en se débattant entre les mains de ceux qui le retenaient.

—Silence, messieurs! vous faites un tapage qui trouble Son Excellence, dit l'huissier, sortant du cabinet de sir George Prévost.

Et il ajouta:

—M. le comte Arthur Lancelot est attendu.

Le commandant du Requin fut introduit dans les appartements du gouverneur. Il y resta plus d'une heure, et, quand il ressortit, les postulants remarquèrent, avec stupéfaction, que sir George Prévost l'accompagnait, en causant et en riant familièrement avec lui.

Le capitaine Irving l'attendait, pour le provoquer de nouveau. S'il fut surpris et contrarié de la faveur dont paraissait jouir Lancelot, il le fut bien davantage, quand le gouverneur lui dit sévèrement, après avoir reconduit son adversaire:

—Monsieur, votre inconvenante manière d'agir mérite une punition exemplaire; je vous condamne à un mois d'arrêts forcés. Remerciez M. le comte Lancelot de ce qu'il a intercédé pour vous, car j'étais résolu à vous casser. S'il vous arrive jamais de vous oublier ici, je ne vous oublierai pas, moi!

Et il passa, laissant l'officier confondu, mais non calmé.

—Ah! murmura celui-ci, je me vengerai, je me vengerai…

Cependant, Lancelot se rendait à sa maison de la rue de la Douane.

D'un coup d'oeil, il s'assura qu'on n'y avait commis aucune effraction.

Il ouvrit la porte, monta à son boudoir et se laissa tomber sur un siège.

—Le gouverneur a encore été pris au piège, se dit-il; c'est un excellent homme, un peu naïf, que sir George Prévost. Sans la mort de sir Henri, il eût trouvé de bonne plaisanterie que je fusse avec sa femme à la Bermude. Du reste, il n'a pas trop mal pris la chose. Mais il faut être sur ses gardes. Il y a de l'orage dans l'air. La nuée ne tardera pas à crever. Mon meilleur plan est de partir le plus tôt possible. N'était cette visite que je dois faire à la famille de Bertrand, je manderais à Charles de se préparer à lever l'ancre, dès cette nuit…

Il en était là de ses réflexions, lorsqu'on frappa rudement à sa porte.

—Qui cela peut-il être? murmura-t-il, en s'approchant d'une fenêtre donnant sur la rue. Ah! le capitaine Irving. Il n'est pas satisfait. Tant pis. Je ne me battrai plus avec lui. C'est décidé.

Les coups redoublèrent en bas.

—Lui ouvrirai-je? continua Lancelot. Oui, cela vaut mieux. En somme, je saurai bien le tenir en respect.

Il décrocha un pistolet, le mit dans sa poche et descendit l'escalier.

Le marteau retentissait toujours avec violence.

Lancelot ouvrit tranquillement.

—Vous faites beaucoup de bruit, monsieur, dit-il au brutal visiteur.

—Vous êtes un insolent, répondit celui-ci, en allongeant la main pour le souffleter.

Lancelot esquiva le soufflet, mais il fut obligé de lâcher la porte, et le capitaine Irving pénétra dans le vestibule.

—Sortez d'ici! lui dit Arthur.

L'officier ricana.

—Vous croyez, riposta-t-il, que je sortirai comme ça, mon jeune mirliflor. Détrompez-vous, je ne quitterai pas la place que vous ne m'ayez donné raison…

—Si vous ne voulez pas sortir de bon gré, je vous jette dehors! répartit le pirate.

—Oh! pour cela, c'est une autre question. Nous la viderons, quand vous voudrez; à l'instant même…

Et le capitaine se campa dans la position d'un boxeur exercé.

—Ça y est-il?

Lancelot haussa les épaules avec un dégoût évident.

Cette scène avait attroupé quelques individus dans la rue. La majorité prenait parti pour l'officier contre le dandy. On lui adressait des encouragements, des excitations; et l'on se moquait hautement d'Arthur.

—Ça y est-il? répéta Irving, enivré par les marques d'approbation de la canaille.

Le comte comprit qu'il fallait en finir, malgré la répugnance qu'il avait à se colleter avec ce malotru.

—Je suis prêt, répondit-il.

Et, avant que le capitaine eût fait un seul mouvement, il lui asséna, sur la face, un coup de poing qui fit jaillir l'oeil de son orbite, en même temps que, d'un coup de pied dans le ventre, il l'envoyait rouler au bas des marches, contre la grille.

La foule battit des mains pour le vainqueur, et, de ses huées, elle accabla l'officier anglais, qu'elle poursuivit jusqu'à sa caserne. Car partout la foule est ainsi,—disposée à favoriser les actes de violence, mais encore plus disposée à applaudir le succès, sous quelque forme qu'il se présente.

Lancelot referma la porte, fit une toilette nouvelle, et, un quart d'heure après, il entrait à la villa du Sault.

Tout, à l'extérieur, y avait un aspect morne, qui donnait à pressentir que de grandes douleurs s'agitaient au dedans.

Madame et mademoiselle du Sault étaient dans le parloir quand le comte parut.

Se levant éplorée, Emmeline se jeta dans ses bras.

—Ah! dit sa mère comme pour excuser ce mouvement, vous ne savez pas, monsieur, tous les malheurs qui nous ont assaillis depuis votre départ. Mon fils, mon pauvre Bertrand a été…

Les sanglots lui coupèrent la voix.

Arthur avait affectueusement conduit Emmeline à un canapé, et lui tenait les mains pressées dans les siennes: il semblait attendre l'explication de cette scène.

La jeune fille était trop émue pour parler.

—Bertrand a été pris par les pirates! reprit madame du Sault.

—Pris par les pirates! fit Lancelot avec une surprise bien jouée.

—Oui, murmura Emmeline, vous vous rappelez qu'on projetait une expédition contre eux; malgré mes instances, il a voulu en être…

—Et il est tombé en leur pouvoir! ajouta sa mère.

—Comment? dit Lancelot.

—On nous a écrit, nous ne savons d'où, pour nous rassurer sur son compte, reprit Emmeline.

—C'est fort étrange! dit Arthur d'un ton soucieux.

—Ah! oui, fort étrange! répartit madame du Sault. Mais, une autre affliction… mon mari…

—Il est malade, je l'ai appris, dit le comte. Ce n'est pas dangereux, sans doute?

—Hélas! répondit Emmeline, les médecins…

Mais, voudriez-vous le voir, car vous êtes médecin, vous aussi!

—Oh! monsieur, venez, venez, je vous en prie, appuya madame du Sault.

—Mesdames, dit Lancelot, je suis tout disposé à vous être agréable; malheureusement, mes connaissances…

—Venez! répéta Emmeline en s'emparant de son bras.

Ils montèrent tous trois à l'étage supérieur, dans une chambre duquel M, du Sault était couché.

Au premier coup d'oeil, le comte jugea qu'il

était atteint d'une pulmonie à son dernier période.

—Voici monsieur Lancelot, mon ami, monsieur Lancelot que vous demandez souvent, dit sa femme en s'approchant du lit.

Le moribond se tourna sur sa couche, un éclair de joie traversa ses yeux à demi éteints, et il tendit sa main décharnée au jeune homme, en disant:

—Qu'on fasse retirer les gardes.

Deux femmes qui le soignaient quittèrent la pièce.

—Vous êtes venu à temps, monsieur, dit M. du Sault au comte.
Avancez-vous davantage. J'ai à vous parler. Asseyez-vous.

Lancelot lui obéit silencieusement. Son coeur battait d'une émotion qu'il ne s'expliquait point.

—Emmeline, ajouta le père, donne-moi de ce cordial qui est sur le guéridon, et assieds-toi aussi, de l'autre côté du lit, vis-à-vis de monsieur.

Il but une gorgée d'une potion qu'elle porta à ses lèvres, et reprit:

—Monsieur Lancelot, j'ai perdu mon fils… mon fils pour lequel j'avais entrevu un avenir… Je suis très-riche, vous le savez… Il ne me reste plus que ma fille… Bertrand, je ne crois pas qu'il vive, quoique…

Arthur protesta par un geste.

—Laissez-moi, laissez-moi parler; fit le malade, mes heures sont comptées… Écoutez, mon ami… Vous l'êtes, n'est-ce pas, notre ami?

—Soyez sûr, monsieur! s'écria le capitaine…

—Oui, j'en suis sûr… j'ai besoin d'en être sûr… je mourrai content… Ma fille aura un protecteur; vous lui servirez de protecteur… monsieur Lancelot?…

Emmeline baissa les yeux. M. du Sault continuait avec effort:

—Mais je dois vous confier un secret, monsieur Lancelot… Vous aimez ma fille, et elle vous aime… Ce secret ne peut nuire à votre tendresse… Emmeline, ma fille chérie… eh bien, elle n'est point ma fille…

Arthur tressaillit.

—Bertrand non plus n'était point mon fils… mais que cela ne vous effraie pas, monsieur Lancelot… Vous pouvez épouser Emmeline sans vous mésallier… Elle est de bonne maison… Elle et son frère sont des Grandfroy…

—Grandfroy! exclama le comte en pâlissant.

—Oui… connaîtriez-vous?…

—Non… non, monsieur, s'écria vivement Lancelot d'un air qui démentait la réponse, mais qui passa inaperçu.

—Je faiblis… je faiblis, murmura le malade; mon Dieu! donnez-moi la force d'achever… Ce sont des Grandfroy de T***, en Bourgogne. En 1793, lors de la Terreur… j'émigrai avec ma femme… Sur le navire se trouvait un M. de Grandfroy, émigrant comme nous… Il allait, avec ses deux enfants, rejoindre un frère qu'il avait dans la Nouvelle-Écosse… le père de madame Stevenson…

—La femme du vice-amiral? demanda le comte en frémissant.

—Sa femme… Mais, plus un mot… Je m'en vais… Emmeline… une cuillerée…

La jeune fille lui offrit ce qu'il demandait; elle eut peine à on introduire quelques gouttes entre ses lèvres déjà glacées par le froid de la mort.

Cependant il se ranima encore:

—Vos mains, mes enfants, dit-il, vos mains… je m'en vas…

Machinalement, Arthur étendit sa main sur le lit.

M. du Sault la prit et la plaça dans celle d'Emmeline, pâle comme un spectre, et accablée par les sensations diverses auxquelles son âme était en proie.

Le mourant continua au milieu d'un silence sépulcral, troublé seulement par les sanglots que sa femme tâchait vainement de retenir.

—Le navire fut attaqué par des pirates… ceux qu'on appelle les Requins de l'Atlantique… qui m'ont volé mon Bertrand… Ils massacrèrent tout à bord… tout, à l'exception… de ma femme et moi, cachés avec ces enfants… dans une barrique… Leur père… combattait… Nous fûmes recueillis… le lendemain, par un bâtiment… Il allait à… Halifax… Lancelot… protégez-la… soyez… un bon… Oui… elle vous aime… Emmeline… Ma femme… Ah!…

Un son inarticulé s'échappa de son gosier; une convulsion agita son corps, des gouttelettes de sueur parurent sur son visage; il se dressa tout à coup, comme par une impulsion électrique, sur son séant, et il retomba lourdement.

M. du Sault avait cessé de vivre!

Le comte Lancelot se trouva mal. On attribua sa défaillance à la douleur que lui causait la perte du père de celle que l'on regardait comme sa fiancée.

III

LES FIANCÉS

Le capitaine des Requins de l'Atlantique s'était promis de repartir le lendemain ou le surlendemain, au plus tard, pour Anticosti.

Quinze jours après, il était encore à Halifax.

Nous le trouverons dans son cabinet de travail où il a fait dresser un lit.

Des émotions terribles ont vaincu cette constitution nerveuse que des muscles d'acier semblaient mouvoir.

Pâle, les yeux bistrés, il grelotte la fièvre, comme disent les bonnes gens d'Halifax.

Madame du Sault l'a prié et supplié de s'établir chez elle; Emmeline a joint ses instances à celles de sa mère: le comte a refusé. Chaque jour, ces dames viennent le visiter et passer quelques heures avec lui.

Le patron du cutter a remplacé Samson dans son service auprès du commandant, mais il ne jouit pas des mêmes prérogatives que l'ancien domestique: la chambre à coucher du maître lui est formellement interdite.

On n'a pu le décider à mander un médecin: il se soigne lui-même.

Cependant, Emmeline l'a pressé de voir le docteur de sa famille; car l'amour de la jeune fille a pris, au souffle des chagrins, l'ardeur d'une flamme dévorante qui l'embrase tout entière. Ce n'est pas assez, pour elle, de demeurer deux ou trois heures avec l'objet de son adoration, elle voudrait ne le pas quitter d'une minute et maudit les convenances sociales.

Néanmoins, après une crise des plus violentes, Arthur s'est remis; il va mieux; il se lève, se promène dans ses appartements, quoiqu'il ne sorte pas encore.

Comme Emmeline attend avec impatience l'heure où il pourra faire sa première sortie, tendrement penché à son bras!

Le mois de novembre a débarqué sur la côte américaine, avec sa cour voilée de brumes et de frimas.

Une après-midi, le comte Lancelot, enfoncé dans une bergère, le coude appuyé sur un des bras, la tête dans la main, réfléchissait profondément.

Sombres, cuisantes pensées que les siennes!

Depuis son départ, il n'avait reçu de Rapports ni d'Anticosti, ni du Caïman, qui devait, suivant son ordre, croiser à peu de distance d'Halifax.

Son domestique lui remit une lettre.

—Ah! s'écria-t-il, en la décachetant vivement, du docteur Guérin; je ne suis visible pour personne. Nicolas, si l'on me demande, tu feras attendre dans le parloir et tu me préviendras.

Et il lut:

« Novembre 1811

»Honoré commandant,

»Beaucoup de nouvelles; pas bonnes nouvelles.

»Je commence par le plus important. Le Caïman, assailli par une tempête, en sortant de la baie, a été jeté à la côte. Nous avons pu sauver une partie de l'équipage, le reste a péri, et le magnifique navire, une des gloires de l'architecture navale, n'est plus. Sic transit gloria mundi.

»Ce n'est pas tout, mais je ne sais comment vous raconter l'autre événement. Car, après ce que vous avez fait pour moi, vous; et jadis votre digne compagnon, le capitaine Maurice; après m'avoir arraché à une mort certaine, puisque j'étais condamné à être pendu pour avoir souffleté un major insolent, sur ce vaisseau anglais dont vous fîtes la capture, et où je servais comme aide depuis que les événements politiques m'avaient forcé à émigrer, après toutes vos bontés pour moi, je sais que je suis un grand coupable, et que je ne mérite pas même votre indulgence. Mais quel que soit le châtiment qu'il vous plaira de m'infliger, je le subirai avec courage et je montrerai à nos compagnons que l'obéissance aux chefs est la première des conditions nécessaires à ceux qui veulent faire triompher une cause.

»Honoré commandant, votre protégé, Bertrand du Sault, s'était rétabli. Il était alerte, ingambe, mangeait d'assez bon appétit, mais il riait peu, et mes efforts pour le distraire n'aboutissaient pas. J'en étais surpris, car comme dit un proverbe: mens sana ou jocosa in corpore sano. Il devait dissimuler quelque projet secret. Ma surveillance redoubla. Au lieu de deux gardes, j'en mis quatre.

»Mais, la semaine dernière, malgré toute ma sollicitude à son endroit, il disparut tout à coup…»

Le comte eut le frisson; ses yeux papillotèrent, il secoua la tête pour écarter les nuages qui les obscurcissaient.

La lettre tremblait dans sa main comme une feuille de bouleau agitée par la bise.

Cependant il continua:

«… Sur le bord de l'eau, nous retrouvâmes sa casquette d'enseigne et une canne dont il se servait habituellement. Nous crûmes que la marée les y avait poussés, et que le malheureux s'était noyé en tombant à la Mais il n'en était rien…»

—Oh! quel bonheur! s'écria le capitaine, avec une expression de joie indicible.

«…. C'était une ruse pour nous mettre en défaut. Elle réussit d'abord; car au lieu de lancer immédiatement quelques hommes à la poursuite du fugitif, je fis sonder la baie en tous sens. N'ayant rien trouvé, je commençai à avoir des soupçons de la vérité. Mais ce ne fut que le surlendemain de l'accident! Et c'est là, commandant, une faute capitale que je ne me pardonnerai jamais…»

—Brave major! je te la pardonnerai, moi! murmura Lancelot.

«…. Alors, j'envoyai des hommes à cheval pour fouiller l'île; et, naturellement, j'en jetai quelques-uns sur le chemin que vous avez fait ouvrir dans le bois, de la baie Prinsta à la baie à la Chaloupe. Je ne prévoyais que trop que si le jeune homme s'était enfui, il avait du prendre ce chemin, attiré par les émanations féminines, muliebres emanationes

—Oh! il a vu cette femme! exclama Arthur en froissant la lettre en ses doigts crispés.

«… Je ne m'étais pas trompé. Je les surpris ensemble. Ils faisaient leurs préparatifs pour une évasion, ne sachant où ils se trouvaient. Heureusement que c'est moi, moi seul, qui mis la main sur les amoureux au moment où ils s'y attendaient le moins. Je crus que cette coquine de miss Kate m'arracherait les yeux! Il paraît, d'après ce que j'ai entendu de leur conversation, car c'est à l'ombre d'un buisson de cannebergier qu'ils cultivaient leur tendresse, il paraît, dis-je, que le jeune homme était arrivé la veille, en l'absence des femmes chargées de garder madame*** et sa jolie suivante. Je doute qu'il ait passé la nuit dans le bois. Leur dialogue était enivrant au possible, et la fenêtre de la jeune dame qui ouvre sur la baie, est bien basse!

«Enfin, commandant, il sait tout, TOUT. Elle lui a tout appris. Je croyais qu'elle ignorait ce que vous savez. Point. Elle en faisait des gorges chaudes avec lui…»

Le comte suspendit sa lecture. Des sensations poignantes lui torturaient le coeur et le cerveau. Tant de colère, de haine, de jalousie, s'étaient amassées sur son visage, qu'il eût effrayé qui l'aurait contemplé à ce moment.

Et son corps frémissait, ses dents crissaient.

Au bout de quelques minutes, il put achever.

«… Lui, cependant, riait peu. Il était pensif, mélancolique. Je doute qu'il l'aime beaucoup. Qu'ajouterai-je? Ils ont été pris, les deux tourtereaux. On les a remis en cage: elle, dans sa maison; lui, dans la sienne. Dès hommes sûrs ont sans cesse l'oeil sur eux. Et, en attendant vos ordres, ils ne sortent que trois heures par jour, entre leurs gardiens. Deux femmes couchent dans la même chambre que madame***, et moi-même je me suis installé dans la maison de notre fugitif. Sa santé est parfaite. Mais, je ne vous cacherai pas qu'il est sombre, et qu'une prompte décision à son égard me semble indispensable, si nous ne voulons pas qu'il attente à ses jours.

  »Voilà, commandant: j'ai été coupable de négligence, j'attends ma
  punition.

  »Les réparations du Requin avancent, bientôt il pourra reprendre la
  mer.

  »En général, les hommes se portent bien. Les blessés de septembre sont
  guéris pour la plupart.

»Je suis, honoré commandant, votre tout dévoué et repentant serviteur,

»E. GUÉRIN.»

Ayant fini, Arthur Lancelot tomba dans une profonde rêverie. Son coeur battait avec force; son visage blêmissait ou devenait rouge comme le feu, et ses yeux étaient ou atones, ou hagards, ou embrasés par des éclairs fulgurants.

De ses lèvres jaillirent souvent les noms de Bertrand et de madame
Stevenson.

—C'en est fait! s'écria-t-il enfin; je renonce à cette carrière de crimes. Je partirai dès demain. Charles prendra, s'il le veut, le commandement des Requins… Assez d'aventures! Maintenant, je veux le repos, le bonheur… Je suis riche, immensément riche. Nous fréterons un bâtiment, et nous irons cacher notre félicité dans quelque coin de la terre… loin du reste des hommes!

Il prit une feuille de papier et écrivit, en chiffres, un billet au secrétaire particulier de sir George Prévost.

La nuit était venue. Il pleuvait à torrents.

—Commandant, dit le domestique, après avoir porté le billet, il y a toujours au coin de la rue ce capitaine Irving, qui guette. Si vous vouliez, je vous en débarrasserais…

—Non; laisse-le guetter.

Le domestique sortit, mais peu après il rentra dans le cabinet:

—Mademoiselle du Sault est en bas, dit-il.

—Mademoiselle du Sault, à cette heure, par un temps…

—Elle est seule, dit le patron du Wish-on-Wish.

—Fais-la monter.

Emmeline arriva fort essoufflée et mouillée.

Elle s'élança vers Lancelot qui l'embrassa affectueusement.

—Comment se fait-il?

—Oh! s'écria la jeune fille. Partez, partez bien vite, mon ami. Arthur, sauvez-vous! On va venir vous prendre… Vous ne savez? Ils disent que vous faites partie de la bande des pirates… ils l'assurent… Ils ont obtenu un mandat d'amener… Demain matin, ils doivent le mettre à exécution… C'est un ami de la maison qui nous a prévenues… Partez, Arthur, ne différez pas d'un instant… Soyez un pirate, si vous voulez… Je vous aime… je vous adore… Je n'aurai jamais d'autre mari que vous… Non, jamais… Je le jure sur la mémoire de mon père qui nous a fiancés… Partez, Arthur, vous m'emmènerez…

Dis que tu m'emmèneras?… Dis-le, mon bon Arthur?

Elle avait glissé aux genoux du comte, et ses beaux yeux, noyés de larmes, mendiaient une réponse affirmative.

La tête penchée sur la poitrine, sa main indifféremment abandonnée dans la main droite, chaude et frémissante de la jeune fille, Lancelot réfléchissait.

—Mais qu'avez-vous donc? Vous ne me répondez pas, Arthur? reprit-elle, étonnée de son silence glacial.

Et, craignant que la découverte qu'elle avait faite ne l'eût indisposé contre elle, elle continua d'un ton passionné:

—Puisque je vous dis, Arthur, que je vous aime, quoi que vous soyez et quoi que vous décidiez pour moi! puisque je vous fais le serment de n'être jamais à un autre qu'à vous; puisque je serai heureuse de partager votre bonne ou mauvaise fortune, et que, quand même vous seriez un de ces Requins de l'Atlantique,—sa voix devint profonde, caverneuse,—qui ont fait périr mon pauvre Bertrand…

—Arrêtez! arrêtez! Emmeline, interrompit le comte; Bertrand n'est pas mort! En voici la preuve!

Et il lui montra les passages de la lettre du major Guérin, où il était question de la santé de son frère.

Puis, comme les regards de la jeune fille, regards mêlés d'étonnement et d'effroi, lui demandaient: «Mais qui êtes-vous donc?» il se leva, la prit par le bras, et, ouvrant la porte de sa chambre à coucher:

—Vous allez le savoir, lui dit-il.

La surprise de la jeune fille redoubla en mettant le pied dans cette chambre, où chaque chose protestait contre le séjour ordinaire d'un capitaine de forbans.

Meublée avec une luxueuse élégance et tendue en soie rose, semée de petits bouquets de myosotis, elle avait cette grâce, ce parfum, ce je ne sais quoi qui se trahit dans toutes les choses de la femme. Du reste, on y remarquait un piano, une guitare, une petite table à ouvrage et un métier à tapisserie. Contre un chevalet, une peinture ébauchée représentait une scène champêtre. La cheminée était couverte de bijoux; une broderie commencée traînait sur un fauteuil. Sur le lit, fort étroit,—lit de pensionnaire pour les proportions,—mais richement garni, un peignoir en fine batiste avait été jeté avec négligence. Ce n'était assurément point la chambre à coucher d'un homme.

Quand ils furent entrés, Lancelot ferma la porte.

Ce qu'il dit à Emmeline nul ne le sut; mais en sortant, au bout d'une heure, la jeune fille, défigurée, avait l'aspect d'un cadavre.

Elle pouvait à peine se soutenir.

—Vous nous rendrez Bertrand, balbutia-t-elle, et je prierai Dieu de vous absoudre… Ah! vous nous avez fait bien du mal…

—Vous avez ma parole, répondit le capitaine.

Il descendit avec elle, pour la conduire à la villa du Sault.

—Je vais faire atteler, dit-il, en entendant la pluie qui tombait toujours à torrents.

—Non, non, s'opposa Emmeline. Donnez-moi votre bras, j'ai besoin de marcher… Prenez seulement un parapluie…

Lancelot ouvrit la porte extérieure. Emmeline passa la première, en déployant son parapluie.

—Il vaudrait mieux monter en voiture, dit-il à haute voix, en remarquant combien la nuit était sombre.

—Ah! enfin, je vous tiens! cria à cet instant une voix furibonde sur l'escalier.

—Au secours! au secours! Je me meurs! proféra Emmeline!

Et elle tomba sur les marches.

Lancelot distingua la silhouette d'un homme qui fuyait à toutes jambes vers l'autre extrémité de la rue.

—Le capitaine Irving! murmura-t-il; le misérable s'est trompé. Il a pris cette malheureuse enfant pour moi!

Il releva Emmeline, la porta dans le vestibule, qui fut aussitôt inondé de sang.

Un coup de couteau lui avait traversé le coeur; déjà elle était morte.

Lancelot dit au patron du Wish-on-Wish:

—Ensevelis ce corps dans une malle, et tu le porteras à la villa du
Sault. Tu le déposeras devant la grille.

—Oui, capitaine, répondit le marin.

Le comte remonta dans son cabinet et écrivit:

« Madame,

»Votre fille Emmeline a été tuée, ce soir, par le capitaine Irving, en sortant de chez moi. Elle était venue m'avertir qu'on devait m'arrêter. En la frappant le capitaine Irving croyait me frapper.

» ARTHUR LANCELOT,

»Commandant des Requins de l'Atlantique.»

Et il mit sur l'adresse:

Madame

Madame veuve du Sault,

En ville.

Cette lettre fut jetée à la poste. Le domestique du Wish-on-Wish accomplit sa funèbre mission.

—Maintenant, Nicolas, lui dit le comte, place dans toutes les chambres, sauf celle où je serai, un des barils d'essence et de vitriol qui sont dans la cave, et va prévenir le secrétaire du gouverneur qu'il faut se rendre au quai du Roi, à l'instant.—La chaloupe y est-elle?

—Oui, capitaine; elle y est chaque nuit depuis votre arrivée.

—C'est bien. Va! tu me rejoindras au quai.

Le comte Arthur Lancelot rentra dans sa chambre à coucher; l'embrassa d'un regard douloureux, mais sec, brûlant.

Il ne pouvait pleurer!

—Tout est fini! bien fini! s'écria-t-il après une longue méditation. Ma détermination est irrévocable. Mais le contempler encore une fois, rien qu'une! Une seule fois l'avoir dans mes bras, palpiter sous ses caresses, et puis, mourir après!… oui, mourir après! répéta-t-il à voix basse en passant dans le cabinet.

Un Baril était posé au milieu. Il décrocha une hache, enfonça ce baril, d'où s'échappèrent des flots de liquide. De même fit-il dans chacune des chambres; ensuite il ouvrit un placard du premier étage, le placard était rempli de matières inflammables. Il prit une boîte de poudre, la répandit dans la pièce de manière à ce que la traînée communiquât, d'un côté, avec le placard, de l'autre à une mèche. Il mit le feu à cette mèche.

Ensuite, il sortit de la maison en fermant la porte à double tour.

Aux clartés lugubres d'un effroyable incendie, qui dévora toute la rue de la Douane, Arthur Lancelot, commandant des Requins de l'Atlantique, et Charles Lancelot, son prétendu cousin, le perfide secrétaire du gouverneur de la Nouvelle-Écosse, quittèrent Halifax sur la cutter Wish-on-Wish.

IV

CLOTILDE DE GRANDFROY

Dans la matinée du 5 décembre de la même année, par un temps clair et froid, le Wish-on-Wish partit de la baie au Renard en se dirigeant vers la baie Prinsta. Il y arriva de bonne heure. Le commandant des Requins de l'Atlantique en sortit. Il n'était point masqué, et portait un costume de femme qui lui seyait à ravir.

Il s'avança péniblement vers la maison où Bertrand du Sault était prisonnier.

Il entra en tremblant. A la vue du capitaine, les gardiens du captif se retirèrent.

Bertrand avait tressailli, mais sans paraître surpris.

Le commandant se jeta à ses genoux, et étendit vers lui des mains suppliantes:

—Oh! dit-il, Bertrand, Bertrand, pardonnez-moi, je vous aimais, je vous aime tant! Ne me détestez pas, et si vous le voulez j'abandonnerai cet exécrable métier…

—Relevez-vous, madame, répondit froidement le jeune homme; je ne vous fais pas l'honneur de vous détester… je vous méprise!

Ces paroles furent prononcées avec un geste et un accent de dédain si profond que la jeune femme y lut immédiatement sa condamnation irrévocable!

—Promettez-moi au moins de ne pas épouser madame Stevenson, reprit-elle d'une voix brisée.

—Il haussa les épaules et lui tourna le dos.

—Bertrand, continua la malheureuse, vous êtes libre! allez! allez rejoindre votre maîtresse. Elle est à bord du cutter. Il vous déposera sur les côtes de la Nouvelle Écosse! allez, mon ami!

Et ouvrant la porte, elle fit signe à des matelots qui attendaient sur le rivage.

Ils empaquetèrent tout le mobilier et prièrent Bertrand de les accompagner.

Le commandant des Requins de l'Atlantique avait disparu.

Bertrand monta sans hésiter sur le Wish-on-Wish, où il trouva madame Stevenson et Catherine. L'embarcation se mit à la voile et prit le large.

En passant sous la Tête à la Table, dont la masse énorme allongeait ses ombres au loin dans l'océan, l'enseigne qui se tenait sur le pont avec Harriet, distingua, sur le bord du précipice la silhouette d'une femme.

Ah! disait cette femme, regardant avec une amertume indicible le couple amoureux; ah! la destinée est juste! Il y a aujourd'hui dix-huit ans, que m'enfuyant de la maison de mon mari, le baron de Grandfroy, je jurais à Maurice Lancelot de n'avoir jamais d'autre amant que lui; ce serment, je le lui renouvelai volontairement à son lit de mort, quand il me confia le commandement de ses hommes, et j'ai voulu le violer… Oui, la destinée est juste!

Un coup de feu retentit et le cadavre de Clotilde de Grandfroy tomba dans la mer.

—Pauvre femme! elle t'aimait pourtant! mais il faut convenir qu'elle était bien romanesque! minauda madame Stevenson à l'oreille de Bertrand.

Celui-ci ignora toujours que cette femme, c'était sa belle-mère.

FIN

TABLE

   Dédicace.
   Prologue.
              PREMIÈRE PARTIE

DANS LA NOUVELLE-ÉCOSSE

      I.—La Catastrophe.
     II.—Le Ressuscité.
    III.—Le Comte Arthur Lancelot.
     IV.—Au cottage de Bellevue.
      V.—Les Deux rendez-vous.
     VI.—Le Duel.

DEUXIÈME PARTIE
LES REQUINS DE L'ATLANTIQUE

      I.—Madame Harriet Stevenson.
     II.—L'Enlèvement.
    III.—Les Requins de l'Atlantique.
     IV.—A bord du Requin.
      V.—Requins contre Anglais.

TROISIÈME PARTIE
ANTICOSTI

      I.—L'Ile d'Anticosti.
     II.—La Baie au renard.
    III.—Bertrand du Sault.
     IV.—Madame Stevenson et le comte Arthur Lancelot.

QUATRIÈME PARTIE
LANCELOT ET GRANDFROY

      I.—Le Secrétaire particulier.
     II.—Monsieur du Sault.
    III.—Les Fiancés.
     IV.—Clotilde de Grandfroy.

  _________________________________
  ÉMILE COLIN—IMPRIMERIE DE LAGNY

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