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La chair et le sang

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Edward Dupont-Gunther à Firmin Pacaud.

Paris, septembre 19...

Souvent je vous ai entretenu, mon ami, de cette joie particulière aux retours de province, lorsque j'entrais dans mes habitudes anciennes comme dans ce costume d'intérieur à quoi s'associent des souvenirs de travail, de fumeries, de lectures, et qu'avec le trot éreinté d'un cheval sur le pavé de bois, le son d'un grelot s'éloignait. Je regardais, au fond d'une glace, s'évanouir cet air excédé que la province m'impose et réapparaître mon vrai visage; mes goûts, un à un se réveillaient en moi, des ambitions, des projets... Je revenais à des soins négligés de toilette et de monde. Le téléphone m'apportait soudain les voix spirituelles de ceux qui m'amusent et que je retrouvais à leur place, prêts pour mon amusement. Je rêvais de tendresses possibles... Oh! cela ne durait guère: ma fièvre de travail cédait vite à cette persuasion de n'être capable que de réminiscences—faux cubiste pour les gens du monde, amateur mondain pour les artistes!—J'avais tôt fait de décrocher mon récepteur et de ne plus savoir m'amuser avec ceux qui ne s'en lassent pas. Mes essais de tendresses devenaient de lugubres impasses; au moins me restait-il la solitude, ce dernier bien qui aide à ne pas mourir et qui est le droit de demeurer seul dans une chambre; je me réservais, pour ces heures-là, telles lectures qui ouvrent au cœur des horizons métaphysiques: toujours, j'eus le souci de mettre la religion de côté, mais comme une poire pour la soif: un être aussi dénué de défense en face de la mort tentatrice, croyez-vous qu'il doive négliger cette dernière raison de ne pas devancer son heure? La naïve foi (au fond pas si naïve!) du petit Favereau, me déconcerte moins que votre jovialité d'ancien élève de Burdeau, indifférent à ce qui dépasse les apparences.

De cet le «joie du retour» il faut, cette année, faire mon deuil: Edith est là, elle s'installe, non comme la femme épouse de qui la lampe éclaire la nuque penchée et qui montre à un petit garçon des images, non comme celle de qui la présence est une solitude, moins l'angoisse, et dont j'imagine que le souffle mesure le silence et ne le trouble pas; il existe de ces ménages heureux... Claude Favereau l'affirme qui m'ignore assez pour me recommander ce simple et inaccessible bonheur; Edith est la Maîtresse: elle dispose de mon temps, de mes livres, de mon corps; avec mes relations elle joue aux échecs, organise selon sa petite idée mon avenir. Elle tisse sa toile, m'enveloppe, m'englue, je fais le mort, je la l'assure, confiant en mon pouvoir de, tout d'un coup, disparaître et assuré d'avoir au doigt l'anneau qui rend invisible. Cher Pacaud, qui prenez toujours le parti de la femme, ne vous hâtez pas de vous attendrir; la première, peut-être, elle me lâchera; ses facultés s'adaptent miraculeusement à la vie parisienne; elle n'a déjà plus besoin de moi, elle ira loin; c'est l'opinion de sa chère mère, débarquée incontinent ici après la tragédie de Lur, et qui s'établit professeur de beauté, rue Gaudot-de-Mauroy. J'ai consenti à recevoir une seule fois la bonne dame très capable, au reste, de renoncer à sa fille pour ne pas déranger ses stratégies, mais je l'inquiète, cette vieille routière, elle se méfie, je ne lui dis rien qui vaille, son instinct l'avertit qu'on ne fait pas de bon ouvrage avec un gars de ma sorte; je compte sur ses directions pour me délivrer d'Edith sans trop de douleur; si la comédie vous tente, venez ici vers la mi-janvier; Edith aura trouvé alors le «flat» de ses rêves, et nous pourrons, comme naguère, bien avant dans la nuit, fumer, boire des alcools. Ce nouveau loyer m'oblige à vendre encore des Suez... Quelle fatigue! Votre Edward.

P. S.—Qu'advient-il de May, de sa conversion et de son stupide mariage? Elle ne répond pas à mes lettres; je connais sa puissance de rancune: me voilà son ennemi désormais. Non, comme elle se le persuade, parce que je l'ai abandonnée; elle me trahit et passe dans le camp de ceux qui veulent vivre.

Lettre de Firmin Pacaud à Edward Dupont-Gunther.

(Fragment.)

... Je m'inquiète fort peu que cette Edith tire ou non son épingle de vos jeux, et je ne redoute aucun collage pour vous qui êtes si singulièrement impropre aux grandes passions. Seule me préoccupe votre persévérance à briser tous vos appuis, à délier tout ce qui vous rattache à la vie. Je me dis bien que vous parlez trop de mourir pour en courir vraiment la chance; n'empêche que j'aimerais vous connaître une ambition, une manie,—oserais-je dire un vice?—enfin, de quoi remplir vos journées. Enfermez-vous dans votre atelier: travaillez avec le maître que vous avez choisi. Le premier barbouilleur vous persuade que vous n'avez pas de talent; il y a en vous-même un complice de ceux qui, sournoisement, vous découragent. Cher Edward, qui vous croyez un grand dédaigneux, comme le plus idiot jugement vous obsède! A défaut de travail et puisque vous déclarez inguérissable votre impuissance d'aimer, du moins cultivez ce goût de ne dédaigner l'action que pour vous passionner au spectacle des autres hommes: naguère vous aimiez les salons de Paris; vous me rapportiez des conversations avec certains êtres et qui ouvrent des abîmes, disiez-vous, devant quoi ont reculé les plus audacieuses littératures. N'avez-vous plus de ces curiosités? Je vous cherche, tant vous inquiétez ma sollicitude, les plus saugrenus divertissements...

... On me dit que notre petite May s'acclimate avec une facilité imprévue: je le tiens de votre père, n'ayant pas mes entrées chez les Castagnède; May s'y ensevelit comme au couvent; elle voit chaque jour ses deux futures belles-sœurs de qui le programme est d'être à perpétuité enceinte ou nourrice. May suit des cours de puériculture; on la signale chaque matin à la messe de sept heures. Tout cela est bien étrange; elle s'est débarrassée de votre influence avec une passion qui me fait croire à quelque événement secret. Rappelez-vous, à Lur, le soir du dîner Castagnède, son air halluciné. N'avez-vous rien appris? Ma tendresse peut-être est indiscrète? Quoique ma réputation de débauché m'ait toujours fait du tort auprès de votre sœur, parfois elle m'écoutait et, quand vous n'étiez pas là, elle se confiait un peu. Ah! si j'avais été de dix ans plus jeune!... Elle s'éloigne en courant dans ces ténèbres mystiques, elle s'enivre de l'opium chrétien... Peut-être cela va-t-il nous donner une petite sœur de cette Jacqueline Pascal que vous m'avez appris à aimer et qui ne voulait point mettre de limite à la pureté ni à la perfection; c'est compter sans l'influence du gros Marcel: saura-t-il manœuvrer? Jusqu'à présent, il joue le rôle d'accessoire dans une conversion; tout de même, c'est un garçon: il lui reste un argument dont nous ne connaîtrons l'effet qu'après la cérémonie; votre père souhaiterait qu'elle ait lieu sans délai, mais la mère Castagnède exige que d'abord sa future bru soit exactement informée des mystères chrétiens, et je ne crois pas que le mariage puisse être célébré avant le printemps.

Votre père maigrit, c'est mauvais à nos âges; le départ des Gonzalès lui a donné un coup; on dit qu'il a rompu avec Rose Subra; jamais je ne l'ai vu demeurer si longtemps sans personne. Il monte souvent le soir chez moi à cause de mon armagnac 1853; il ne m'ennuie pas: nous avons des goûts communs, mon cher, et des souvenirs donc! Les affaires vont assez bien; j'ai raflé au bon moment toute la récolte de l'entre-deux-mers, il y a eu depuis de la grêle dans l'Aude; mais voilà qui vous assomme; ne sauriez-vous trouver, parmi vos hérédités bourgeoises, le goût des affaires, de l'argent? Je vous suis un exemple qu'on peut y garder quelques intelligentes curiosités...


Lettre d'Edward Dupont-Gunther a Firmin Pacaud.

(Fragment.)

Paris, mars 19...

... La solitude m'est enfin rendue, et si je ne trouvais encore dans mon cendrier des épingles à cheveux et aux coussins du divan une tenace odeur de chypre, surtout si parfois Edith ne me venait surprendre et ne s'abattait sur mes genoux avec cette insouciance des femmes persuadées que l'amour les rend impondérables, je me pourrais croire au temps où le bonheur m'était donné de souffrir seul.

Il nous a fallu deux semaines pour trouver ce «flat» qu'Edith n'imaginait pas hors du seizième arrondissement. Nous franchîmes de crêmeux vestibules aux fausses somptuosités, et nous nous confiâmes à des ascenseurs si divers que je proposai à Edith d'écrire une étude comparée des Pifre et des Samain; je ne concevais pas qu'elle pût hésiter entre des appartements identiques: les salons, sans panneaux et tout en portes, ouvrent par de vastes baies sur de minuscules vestibules; les vitraux de la salle à manger sont de la même série que ceux de l'escalier et le même étroit corridor ripoliné conduit aux chambres. Enfin elle signa un bail qui, s'il m'obligea à vendre des Suez, fit chez moi maison nette. Je n'eus plus que des journées d'antiquaires, Edith ne voulant que de l'ancien, parce que «ça augmente toujours de valeur». Vigoureuse, elle retournait les fauteuils, en quête d'une signature. Entre temps, fut publiée cette Vierge folle, par Edith Gonzalès, avec une ingénieuse préface d'Edward Dupont-Gunther: vous savez que comme je suis peintre, le monde m'accorde un petit talent d'écrivain. Ce fut un succès; avez-vous lu? C'est ensemble malade et comme il faut, relevé d'un grain de saphisme; un observateur y découvrirait, en couches superposées, les lectures d'Edith: d'abord les honnêtes, les édifiantes (du temps qu'elle était enfant de Marie), puis les autres (du temps des premières tentations et du premier faux pas et des expériences diverses...).

L'essentiel est que je pus persuader Mme Tziegel, la comtesse de La Borde qu'elles avaient «découvert» Edith Gonzalès; cette découverte occupe fort notre petit clan: Edith à qui, chez les Castagnède, on ferait prendre ses repas à part, ici tient un rôle de muse pour personnes du gratin. La mâtine se montre admirable dans l'art d'être toujours chez elle, de ne point s'esclaffer quand une duchesse sonne, et de siffler son monde quand elle est certaine qu'il ne souhaite que d'accourir. De plus elle sait flatter un homme de lettres et lui brûler la sorte d'encens qu'exigent ses narines: art difficile, mais le posséder assure à son heureuse détentrice ce qui s'appelle un salon. «Quand je pourrai avoir table ouverte!» soupire Edith.

J'avais eu raison de vous prédire qu'elle me lâcherait la première: elle a commencé de se détacher de moi, avant d'avoir jamais cru que je fusse excédé. Tout de même, elle tient à moi; je lui ai amené du monde, je fais nombre, je paye. Peut-être vous étonnerez-vous que je m'obstine à fréquenter chez une personne qui m'assomme? Mais, mon ami, j'attends impatiemment l'heure de m'y présenter, j'arrive le premier et toujours m'en vais le dernier. Oh! l'amour n'y est pour rien; je m'ennuie, je suis seul, et pour tout vous dire, j'ai peur d'être seul ... une peur d'enfant malade... Quand nous avons dîné ensemble, je la supplie parfois de ne pas s'en aller, tant ma chère solitude à certaines heures m'est une maîtresse redoutable... Edith a des raisons de se croire nécessaire. La mère Gonzalès qui, chaque matin, la vient masser, attise ses ambitions matrimoniales... Je redoute un ultimatum...

Vous me conseillez de lire: A vous aussi, au lycée, on fît développer ce texte «qu'il n'est pas de peine qu'un quart-d'heure de lecture n'ait apaisée». Mais, mon cher, si vous saviez comme l'imprimé m'ennuie! Quand je lis en de jeunes revues que des garçons de mon âge se passionnent pour ou contre Mme Bovary, accordent ou refusent à Moréas du génie, il faut bien m'humilier et m'avouer que depuis le temps qu'en me bouchant les oreilles, je lisais Jules Verne, l'imprimé ne m'a jamais détourné de moi-même... Ah! si je me pouvais considérer comme une matière à livre! me raconter! Cette manie en sauve quelques-uns...

Parfois, je pense à Lur, à l'ombre des charmilles et du cœur de Claude ... mais celui-là, le simulacre du pacte sacrilège, qu'un soir de férocité, je lui proposai, me l'a fait perdre pour toujours. En m'aliénant ce cœur, j'ai déchiré ma carte dernière... Comment vous expliquer?...


XI

Claude, s'enfonça dans l'hiver qui fut cette année-là si pluvieux que le jeune homme passait de longues journées à lire dans la cuisine; il prenait les livres sans les choisir, à tâtons, dans les ténèbres glaciales de la bibliothèque, les portait au grand jour, déchiffrait les titres comme un plongeur découvre au grand soleil l'orient de la perle qu'il ramène. Au coin de la cheminée, il s'abandonnait à sa lecture tandis que son père, tassé sur sa chaise, en face d'un litre, se réveillait en sursaut à son propre ronflement et que sa mère, assise devant la fenêtre pour perdre le moins possible de jour, ravaudait indéfiniment des linges. Parfois, Claude jetait sur sa tête un sac, chaussait des sabots et, quelque temps qu'il fît, s'enfonçait dans l'air épaissi de brouillard d'eau et de fumée, remontait au hasard les chemins inondés entre les saules difformes. Des vols d'oiseaux lourds passaient dans le ciel, tombaient ensemble sur les champs nus, univers noyé qui devenait pour Claude le monde des apparences de son manuel de philosophie. Rien ne l'y détournait de voir May errer de cime en cime; au plus épais de l'humide saison, il évoquait soudain la petite route dans la lumière d'un matin d'été, la jeune fille immobile, son ombre courte. Il secouait la tête, fermait les yeux pour échapper à des obsessions sales et tristes. L'isolement de l'hiver, le désœuvrement le condamnaient à ces moroses délectations qu'il ignorait à l'époque des grands travaux; sa pensée ne respectait plus l'enfant orgueilleuse de qui le visage, une seconde, s'était rapproché du sien: vertige des yeux! souffles confondus! paumes des mains accolées... Plus tard sous la lampe, près du feu, tandis que Favereau ronfle et que l'inlassable pluie enserre la maison, les hangars, l'étendue, et plus tard encore, dans le lit de fer, son lit d'enfant, dans la lueur diffuse de la nuit qui entre par les carreaux sans volets, Claude n'est plus que la proie inerte de son désir.

Il rentra un soir avec une douleur au côté, brûlant de fièvre; sa mère lui mit une compresse d'eau rouge dont elle avait le secret. «Elle se le purgea», comme elle disait; en dépit de son inquiétude, elle n'appela pas tout de suite le médecin qui demande des trois francs pour une visite; d'ailleurs Claude avait eu ça déjà l'année de sa première communion. Favereau le traita de feignant qui voulait couper à la reprise des travaux. Le docteur, enfin mandé, diagnostiqua une pleurésie double. Claude s'abîma avec un sentiment de délivrance dans la maladie. La face contre le mur, il se répétait indéfiniment des vers, de vagues formules, se perdait en d'impossibles histoires, faisait semblant de ne pas entendre les questions de sa mère; les taches sur la chaux formaient des dessins qu'il décomposait et recréait comme des nuages. Le battement de l'horloge, le cri d'un oiseau ne suffisaient pas à lui donner le sentiment précis d'être dans la vie. A la campagne, lorsque la terre commence d'exiger l'effort inlassable de l'homme, les malades connaissent une solitude que rien ni personne au monde ne trouble; Claude se délectait de cet abandon: la décroissance du jour, l'envahissement de l'ombre, la venue muette de la nuit, il en mesurait les degrés imperceptibles; il ne soutirait pas, n'avait pas faim; il comprenait comme il est facile de se détacher de tout; aux visites du docteur, il exagérait sa faiblesse pour être interrogé le moins possible. Puis ce fut le premier œuf à la coque et cette unique mouillette qui lui rappela ses maladies d'enfant.

Un jour, il s'assit sur le banc de la treille, au soleil de mars: des poules picoraient à ses pieds; le décor de l'hiver demeurait, mais l'odeur du vent, la qualité de la lumière annonçaient que l'heure était proche. Entre les feuilles pourries, Claude fixait la tache jaune et mouillée d'une fleur. Déjà s'épanouissait la procession candide des arbres à fruit, le soleil aspirait la sève qui tremblait, se gonflait au bout des branches noires, dilatait les poisseux et gluants bourgeons.

Le facteur, sans descendre de sa bicyclette, jeta un journal et une lettre pour Maria Favereau de qui les lunettes, sur son bec de poule, glissèrent. Elle dit:

—En voilà une idée! Les mariés viennent coucher ici le soir de leurs noces!

—Quels mariés?

Claude ignorait donc que Mlle May épousait le fils Castagnède à la fin du printemps? Il y aurait à Lur un grand repas pour les travailleurs. Il n'était que temps de mettre le château en état. Favereau rit grassement et recommande qu'on choisisse des draps solides. Claude se leva, appuya ses mains contre le mur, essayant de retrouver la torpeur bienheureuse des semaines de maladie. Il ne s'éveilla qu'au milieu de la nuit, et tout de suite, connut son angoisse. Il s'étonnait de discerner en lui une félicité sombre parce qu'il allait revoir May, fût-ce dans une pareille minute et lorsqu'un autre, à chaque instant, la tiendrait entre ses bras. Ah! sans doute la verrait-il errer sous les charmilles, au matin, pâle et désespérée; il épierait sur ce visage les signes de l'horreur, les traces du dégoût: pour ce grand garçon ardent et sensuel, les mystères de la chair demeuraient le péché, la flétrissure. A la sensualité la plus animale, il mêlait un crucifiant désir de pureté. Les fautes dont le souvenir amuse les autres hommes l'embarrassaient de remords sans cesse renaissants; il se rappelait chaque chute avec ses particularités aggravantes. Les premiers troubles de son adolescence, les misères de sa chair éveillée, il ne se pardonnait rien, se souvenant même de telle pensée, de tel désir. Il ne douta pas un instant que les réalités du mariage ne parussent abominables à celle dont il avait vu la bouche se détourner sous son souffle. L'ancien séminariste n'attribuait au sacrement nulle vertu purificatrice. C'était, selon lui, un moindre mal pour Edward incapable de pureté: aussi avait-il naguère, à son jeune maître, conseillé le havre d'un foyer. Au fond, il eût volontiers souscrit à la condamnation que prononce, contre le mariage même chrétien, Pascal qui le définit: «la plus périlleuse et la plus basse des conditions du christianisme, vile et préjudiciable selon Dieu». Jamais Claude n'envisagea pour lui la joie des noces, persuadé qu'on ne saurait fixer à la volupté des limites; ce garçon brûlant de sang concevait qu'il est plus facile de s'abstenir que d'appliquer une règle à l'ivresse sensuelle; il ne doutait pas que, marié, il s'abandonnerait à toutes les frénésies et qu'il ne saurait imposer de bornes à cet appétit infini de luxure. Il était donc assuré que May, au lendemain de l'initiation, désespérée, chercherait—Dieu sait où?—un refuge, ne se consolerait pas de sa pureté morte.

La santé en lui reflua. Sa mère voulut qu'il aidât à préparer le château: il s'y connaissait pour les arrangements «comme un vrai monsieur», disait-elle. Un jour d'avril, après le déjeuner, il franchit le seuil du vestibule. L'odeur de l'été y traînait encore. Les mains de Claude touchèrent le chapeau de soleil qui était demeuré là et sous lequel il avait vu luire les dents de May, ce sourire vaincu. Au salon, où déjà Maria bousculait les meubles, il ouvrit le piano, ses doigts errèrent sur les touches d'où la jeune fille avait fait jaillir pour lui un enchantement désolé. Maria, sur la glace au-dessus de la cheminée, passait un linge humide: Claude se regarda; de la maladie, il sortait plus vigoureux, élargi: dans sa face presque poupine ses yeux lui parurent plus petits; de forte encolure, il ne pouvait boutonner sa chemise. Il commença de frotter les parquets, d'encaustiquer les panneaux des vieilles armoires. Les manches retroussées, il lava les vitres, déplaça les meubles pesants. Au soir, à peine sa soupe avalée, il se jeta sur son lit, s'endormit d'un sommeil sans rêves.

Il prit goût à son ouvrage. Un jour, sa mère, du haut de l'escalier, le héla. Dans un sourire presque égrillard, elle montrait le trou noir de sa bouche où deux vieilles dents paraissaient seules: il s'agissait de préparer la chambre, d'y monter un grand lit. Claude, comme un blessé cherche, malgré lui, le point sensible de son corps, ne peut se défendre de réveiller sa blessure, se complut à disposer lui-même les meubles. «Ce sera là, se disait-il, que cet homme va lui donner un tel dégoût qu'elle n'aura plus d'autre soutien que le souvenir de mon tremblant et religieux amour». Il avait hâte, maintenant, que tout fût consommé.

Vers le même temps, un soir, May, écrivit pour elle seule:

«Ce matin: communion, la première. Selon l'avertissement du père, je ne doutais point que je dusse être déçue; il m'avait dit de m'attendre d'abord à du silence, du vide. Il ne fallait souhaiter rien de sensible. Fut-ce parce que j'attendais cette froideur que j'éprouvai cette chaleur, cette joie, ce calme, cette paix? Aucune possibilité de prier, un abandon. «Il» était là, non plus inaccessible, comme au temps que j'étais hérétique, mais présent, charnellement; J'évoquai, un à un, de chers visages morts et vivants, pour qu'ils fussent participants de cette grâce en moi. Messe basse habituelle, sans cantiques, sans rien d'extérieur qui émeuve: tout me venait donc de la Présence intérieure. Étonnement au retour, de la rue printanière, de la foule, des petites voitures au bord des trottoirs. Sentiment, certitude désormais d'un refuge contre toute la vie. Plus jamais seule. Le petit déjeuner... Je ne sais quoi de noble, de pur sur cette vieille figure de ma future mère, si souvent ridiculisée au temps de ma folie. Je l'ai priée de me conduire chez ses pauvres. Scrupule d'avoir voulu qu'elle m'admire. Son goût pour la vieillarde qui a un cancer. Je suis sûr qu'à ce chevet, ma mère s'attardait à cause de l'odeur. Comme je me sentais pâlir, elle s'est levée. Son baiser à la joue de cette petite fille au collier de scrofules. Je la vénère, elle qui suscita mes rires misérables. Après-midi troublé d'une inquiétude: avais-je assez précisé la nature des pensées mauvaises qui m'obsédèrent? Mais, en état de péché mortel, eussé-je éprouvé tant de joie? Entrevue avec le père qui a dissipé ce nuage. Je lui dis ma honte de tout recevoir, de ne rien donner, de ne pas souffrir. Ce mariage d'abord m'apparut comme une expiation, mais, auprès de Marcel, je n'éprouve plus rien d'hostile. Les êtres compliqués, malades, m'ont trop blessée. Que leur sécheresse m'a fait du mal! Ce frère naguère tant aimé, que j'ai de peine à ne pas le haïr! Sécurité, apaisement aux côtés d'un homme simple, sans arrière-fond, sans abîme. Le père m'avertit que d'abord cela seul est exigé de moi; l'acceptation d'une destinée commune. Étouffer cette ambition démesurée de l'âme, ce goût d'un sacrifice exceptionnel. Mauvais désir d'apparaître différente. Orgueil huguenot de certains renoncements. Ne pas devancer la grâce, la suivre pas à pas, selon les avis de mon directeur. Nulle autre pénitence que celle qu'il autorise. De l'ordre dans la charité.»

Une autre nuit, May écrivit:

«Jour du dîner de fiançailles. Je souhaitais d'être éprouvée. Voici l'épreuve, Seigneur, et telle qu'un instant, à vos pieds, je me réfugie. Après dîner, au salon, Firmin Pacaud, avec son indiscrétion coutumière, demande où nous irons le soir de notre mariage. Marcel répond que nous n'avons pas réfléchi encore, mais que rien ne lui plairait autant que Lur. J'ai inconsidérément protesté: n'importe où sauf à Lur! Alors j'ai senti à mes joues une brûlure: mon père attentif, lucide, m'a regardée, avec des yeux avertis, des yeux qui savaient peut-être. Triste folle! comment pouvais-je croire que les Gonzalès, en quittant la maison, se fussent privées de cette vengeance? J'eus la force d'ajouter à mi-voix que, somme toute, cette horreur de Lur devenait sans raison, puisque celles qui me haïssaient n'y reviendraient plus. Mon père a soupiré d'aise. Firmin Pacaud, d'un air alléché, m'observait. J'irai donc le soir de mes noces, aux lieux où je fus troublée et faible... Dieu, faites que celui à qui je pense sache se rendre invisible. Il souffrira peut-être, à moins qu'il m'ait oubliée. Il n'est pas de ceux qui oublient. Il est de ceux qui prient...

»Certitude que toute grâce par lui m'est venue. Bien que je l'aie connu en proie à la tentation, esclave de sa jeunesse. Sans doute portait-il en lui infiniment plus que lui-même. Obsédé par son désir triste, asservi à la chair et au sang, il a cru me communiquer sa fièvre, et, à son insu, m'a donné Dieu. De sa seule présence la grâce émanait, comme d'une lampe la lumière. A travers son charnel désir, elle s'épandait et tout de même, je l'ai reçue.»


XII

Dès l'aube de ce douze mai, Claude s'éveilla. Un peu de lune pâle se fondait dans un azur vierge qui faisait rêver à l'enfance du monde. Il crut entendre pour la première fois des chants d'oiseaux. Il lui parut que c'était lui, le jeune époux, au seuil du jour de ses noces et qu'entouraient des effarouchements d'ailes. Il se donna cette fausse joie, il entretint dans son cœur cette erreur que le monde saluait en lui le bien-aimé. Ses yeux, à travers les baguenaudiers, cherchèrent par où, ce soir, elle viendrait vers lui. Alors seulement il osa se dire qu'un autre à côté d'elle serait assis. Il se vêtit à la hâte, traversa la cuisine où Maria regardait une femme de Viridis allumer le feu. Il entendit à peine sa mère se réjouir de ce que aujourd'hui la cuisinière du Cheval blanc était chargée du repas:

—Je suis tellement habituée à l'ouvrage, que déjà je m'ennuie.

On serait dix-huit, sous le hangar, à festoyer en l'honneur de la demoiselle. Il y avait quatre gigots, six poulardes, une tourtière et du vin à tire larigo. Elle ajouta:

—Toi qui sais faire ça, mets des fleurs partout dans le château. Mademoiselle admirait comme tu faisais bien les bouquets.

Claude alla au verger. Les hautes herbes mouillèrent ses jambes à travers le pantalon de toile bleue. Les papillons palpitaient dans le soleil levant. Il choisit entre tous un prunier pour y appuyer son front et qui fut pour lui l'arbre de la science du bien et du mal. Il laissa sourdre le désir mauvais, le charnel désir. Des mots ignobles de caserne lui revenaient, au souvenir de May, défaillante, consentante: «Elle aurait marché», se disait-il.

La table à tréteaux qui sert aux vendanges fut dressée sous le hangar. Favereau parut sur le seuil de la cuisine, énuméra aux invités les plats qui devaient illustrer cette ripaille. Il insista sur les vins: on aurait douze bouteilles de 1906.

—Depuis 1893, il n'y a pas eu de meilleure année.

Les hommes approuvèrent Favereau. Inlassablement, ils échangèrent en patois les phrases liturgiques sur le vin; ils ne discutaient pas; tous étaient du même avis; nul ne variait sur le dogme des meilleurs crus.

Les filles se touchèrent du coude avec des rires et des gloussements lorsque Claude parut: son col de monsieur le congestionnait; ses épaules faisaient craquer son habit trop étroit. Dès que la soupe fuma sur la table, les hommes «mirent bas la veste». Claude s'assit près de Fourtille, et tout de suite il sentit un genou presser le sien; bientôt il eut rempli et vidé plusieurs fois son verre. Une odeur humaine se mêla à celle des plats. Maria se réjouissait de voir son Claude rire, boire et crier comme les autres. «Puisqu'il ne veut pas être un monsieur, se disait-elle, mieux vaut qu'il redevienne pareil à nous.» Indulgente et complaisante, elle voyait Fourtille amoureuse s'appuyer à Claude.

—Mon coq est lâché, gardez vos poules! cria-t-elle en patois, et les gros rires d'éclater. Abel était trop saoul déjà pour entendre l'avis. Claude atteignait ce premier état d'ivresse où l'homme domine sa destinée et, lucide, mesure sa misère. Il mangeait lentement, comme un bœuf, comme tous ceux qui étaient assis là et dont le plaisir de ce repas était ce qu'ils aimaient le mieux au monde. Il se laissait aller au vertige de cette chute dans un abîme de sensations. Le corps de Fourtille brûlait le sien. A cette heure de défaite, il appelait l'assouvissement si proche de la mort, il voulait s'enfoncer dans ces délices où le fantôme de la jeune fille perdue ne le poursuivrait plus. Favereau violet, les yeux injectés, se leva, sortit; quelqu'un l'imita. Les poules, autour de la table, picoraient. Dans les instants de silence, la campagne était sonore d'aiguisements de faux, de coqs, d'abois. Claude vida son verre une fois encore. Maintenant, sa détresse même le dégrisait. Les fleurs cueillies le matin et dont il n'avait pas eu le temps d'orner le château lui donnèrent une raison de prendre congé.

Sur le billard, des monceaux de lilas emplissaient la salle d'odeur. Il commença de les arranger dans les vases; l'un d'eux était de grès et il se souvint que May en admirait les sourdes flammes bleues; il y disposa les premières roses et se dit qu'il convenait de le placer sur la cheminée de la chambre. Il monta donc au premier étage, ouvrit la porte. Les draps faisaient dans l'ombre une ligne immaculée. Un parfum de lavande et de fenouil flottait à leur entour.

Claude s'assit, il ne souffrait plus et amusait son âme endolorie d'une histoire que, depuis sa convalescence, indéfiniment il se racontait: il imaginait la révolte de la jeune femme; elle chercherait dans les bras du petit paysan qu'elle avait aimé un refuge, des consolations, l'oubli; les mots vinrent aux lèvres de Claude qu'il lui dirait alors, mots brûlants mais chastes et dont elle ne s'offenserait pas. Il poserait même sa bouche sur les yeux brûlés par le sel des larmes. Les heures, les jours, les semaines, les mois, les années ne pourraient-ils s'écouler sans que se dénouât leur étreinte et les deux amants ne pourraient-ils entrer ainsi liés et confondus dans l'éternité?

Il se leva enfin et dans le crépuscule acheva d'orner la maison avec les lilas déjà mourants. Il ne serait pas obligé de souper ce soir-là: Favereau cuvait son vin. Maria préparait le dîner du jeune couple. Claude, traversant la salle à manger, regarda longuement les deux couverts qui se faisaient face. Il sortit. La verdure jeune et drue recevait la lumière horizontale qui allongeait sur la prairie l'ombre ondulante des peupliers. Les trois notes d'un rossignol se détachèrent comme des gouttes d'eau. Des hannetons accolés tombèrent des marronniers feuillus. C'était la saison de l'année où Vénus large et merveilleuse fleurit l'éther encore inondé de soleil.

Claude s'accouda à la terrasse: sur la route grise, dans l'ombre enfin venue s'avançaient, grossissaient deux aveuglantes lueurs. Les feuillages de l'allée s'éclairèrent brièvement comme d'un feu de bengale. La voix de Maria dominait le bruit de la machine trépidante. Il y eut un éclat de rire, le bruit d'une porte refermée et, de nouveau, les flûtes des crapauds se répondirent. Il s'éleva des prairies cette vibration nocturne qui annonce l'approche des grandes chaleurs.

Claude dormit d'un sommeil d'enfant, se leva dès l'aube parce qu'il n'avait pas fini de sarcler les allées. Oserait-elle, dès le matin, montrer sa figure défaite? Saurait-elle ne rien révéler de sa stupeur, de son horreur? Ou bien les signes du dégoût apparaîtraient-ils sur son visage? Ah! avec quelle avide joie Claude saurait les recueillir!

Un «Bonjour, mon brave» le fit se retourner: il vit Marcel Castagnède en pyjama. Ses bonnes joues, fouettées par l'air matinal, s'épanouirent et, entre les paupières bouffies, les yeux gris luisaient, minuscules:

—Prêtez-moi un sécateur. Je veux la réveiller avec des roses.

Il s'éloigna, saccageant les rosiers.

«L'imbécile n'a rien vu, n'a rien compris, se disait Claude, il ne s'apercevra même pas qu'elle souffre.»

Il lui semblait qu'il y eût dans Lur plus de silence que lorsque la vieille maison était vide. Les hommes, mais aussi le vent, les choses faisaient autour de ces murs un univers muet. Claude regardait, entre toutes, deux fenêtres du premier étage aux volets entre-bâillés; il voyait se défaire des anneaux de fumée au-dessus de la cuisine. L'après-midi passa sans que les époux apparussent au jardin. Claude imagina, au fond de la chambre obscure, un drame sans éclat. Il crut que le désespoir muet de la jeune femme rejoignait le sien, comme un fleuve se mêle à la mer, comme naguère la musique de l'Invitation au Voyage s'était épandue sur son cœur, pareille à une tempête; avait-elle jamais cessé, depuis, de le creuser dans ses abîmes? Sans doute, May livrerait au crépuscule sa face brûlée de larmes. Seule, elle offrirait son front au souffle de la nuit pour qu'il efface la trace des baisers, pour qu'il la purifie de toute souillure. Ainsi Claude s'exaltait, s'abandonnait à la jouissance du désespoir pressenti dans l'être qu'il aimait le plus au monde. Il avait besoin de ce désespoir pour vivre. L'égoïsme forcené de la passion le défigurait: bestial, cruel, il attendait l'heure où, caché parmi les branches, comme un dieu sylvestre et plein de désirs, il pourrait repaître ses yeux du spectacle d'un jeune corps violé qui se cache, fuit, pleure d'être à jamais voué aux quotidiennes violences, aux souillures nocturnes.

Le crépuscule vint. Un coucou s'effaroucha dans les charmilles et son double cri allait décroissant du côté des Landes. L'essaim des hannetons de nouveau bourdonna autour des feuillages par eux déchiquetés. Favereau, qui venait de sulfater, passa vêtu d'une blouse tachée de bleu. Caubet et Lauret rentraient: leurs côtes étaient saillantes parce que, à l'époque des grands travaux, ils maigrissent; leurs flancs haletaient pareils à ceux des taureaux prêts à s'effondrer sur l'arène. Claude entendit grincer la porte d'entrée, il se jeta dans le massif d'arbustes et, appuyé contre un chêne, attendit. IL ne vit rien d'abord, mais il reconnut la voix de Marcel qu'interrompit un rire frais. Claude se persuada que ce rire sonnait faux, il crut y sentir une désespérée ironie, mais un doute déjà le torturait. Il retint son souffle: les jeunes gens s'engageaient dans l'allée parallèle aux charmilles: au tournant ils apparurent; ils ne se donnaient pas le bras, mais la main comme des enfants à qui l'on a dit d'aller jouer au jardin et d'être sages.

—Il n'y a personne, dit May.

—L'ennui, ici, c'est que l'on a toujours les paysans sur le dos.

Claude se rappelle avoir entendu de Mme Gonzalès la même insolente phrase. Le couple vient à la terrasse; Claude discerne les deux corps rapprochés: un peu de vent soulève l'écharpe de la jeune femme, sa tête se penche, pèse à l'épaule de l'homme. Claude essaie de ne pas comprendre encore, son front se meurtrit à l'écorce du chêne, ses ongles en arrachent la mousse. La cloche du repas avertit les jeunes gens. Leurs visages émergent de l'ombre: une sérénité profonde détend les traits de May, une mollesse les rend moins aigus; ses lèvres, naguère un peu pâles, trop minces, paraissent à Claude gonflées de sang. Plus lourdes, les paupières diminuent les yeux: cette meurtrissure des nuits amoureuses les charge de langueur.

Claude ne songeait plus à se cacher tant il lui parut que cette jeune femme ne le connaissait pas, qu'elle n'avait rien de commun avec l'enfant farouche et vaincue de qui l'orgueil s'était humilié devant lui, un matin d'été. Il ne souffrait pas encore. Il mangea comme d'habitude, insensible jusqu'au moment où Favereau et Maria, Fourtille et Abel s'entretinrent des époux. Observations sales et précises; Fourtille assurait que M. Marcel ne devait pas être manchot...

Claude s'évada; son regard s'attacha à une étoile au-dessus du toit, aux boules noires des poules juchées dans le poirier; il eut pu compter les cailloux luisants sur l'allée, tant il occupait son esprit aux choses extérieures, pour reculer la minute où tout s'anéantirait autour de lui de ce qui ne serait pas son horrible douleur: il la sentait, à travers les apparences trop faibles, se rapprocher, le brûler. Bien qu'il ne fît plus très jour, il coupa des roses mortes, tailla des rosiers; un rire vint du salon aux fenêtres ouvertes, des arpèges, une voix s'éleva: un chant qui n'était plus pour lui s'épandait sur le jardin mais, ce soir, n'y cherchait aucun cœur. Ardeur dont un autre, là-bas, aurait à jamais le bénéfice! Cette voix balaya toutes les apparences où Claude se raccrochait: dans quelle eau noire se jeter et sombrer? La mare n'était pas assez profonde; il n'avait pas de fusil; il ne se sentait d'ailleurs aucune force sinon pour se laisser glisser les bras étendus et les yeux clos dans un abîme. Alors il songea que le fleuve n'était pas loin: un indéfini voile de brume, au milieu de la plaine, marquait sa fuite invisible. Une demi-heure de marche et tout serait fini, mais cette demi-heure encore! Il gagna la route, se mit à courir. Des chiens, sous les treilles aboyèrent. Ah! dormir...

Le vent se leva: de lourdes nuées couraient sous la lune mais on eût dit que c'était elle, la voyageuse silencieuse et limpide. Personne sur la route où Claude à bout de souffle, dut ralentir le pas. Les mouvements de sa pensée affolée se réglèrent sur ceux de son corps: il commença de réfléchir. Vers le sommeil, vers la nuit, il s'enfonçait, mais la mort était-elle sommeil et nuit? Il s'arrêta, s'appuya contre un marronnier de la route; l'humidité du fleuve proche rafraîchit sa face. Il respira cette odeur de menthe mouillée, de vase, l'odeur du bord des eaux que la nuit exagère. Il était à mi-chemin entre le fleuve et Lur. Ce besoin d'anéantissement, la mort le comblerait-elle? Contre l'écorce rugueuse, il meurtrit son front, ses mains, sensation qu'il rattache depuis son enfance aux heures désolées, lorsque, fuyant les grandes personnes et le bras replié, il pleurait contre un arbre, muet consolateur. Claude eut peur qu'il ne fût donné à personne de s'évader hors la vie. Nous sommes à jamais dans la Vie et ce que les eaux lourdes, si Claude s'y jetait, emporteraient à l'océan Atlantique, ce ne serait pas cette part de lui-même, souffrante et désespérée: au contraire, il introduirait dans l'éternité ce désespoir. Aucune évasion possible. La mort est jetée sur la vie comme une arche sur un fleuve et l'ombre des piliers de pierre une fois traversée, les eaux continuent de rouler éternellement dans la lumière. Échapper au temps et à l'espace, aux apparences vertes et bleues, à ce sol durci, au bois qui résiste, aux cailloux, à l'herbe, ce n'est pas échapper à la vie; il n'est pas donné à l'homme de s'en aller.

Claude avait retrouvé le pouvoir de penser; il remonta jusqu'à la cause de cet obscur soulèvement en lui des forces de destruction. Il revit ce visage tel qu'il l'avait connu naguère: cette amertume, cette sauvagerie, cette insatisfaction, et tel qu'aujourd'hui il lui était apparu: alangui, d'une lassitude heureuse, bestial; car elle avait pu trouver seulement cela entre les bras de l'épais garçon: le plaisir. Elle, May, ce plaisir-là? Claude s'écouta rire dans la nuit. C'est vrai que ce plaisir donne aussi l'anéantissement, qu'on peut le renouveler tous les soirs, le prolonger d'alcools et de fumées. Il se rappela des orgies quand il était soldat, cette plénitude une fois le litre vidé, ce camarade sur un coin de table grattant du banjo, les femmes saoules et tournoyantes. Claude regarda contre le fleuve les lumières de Toulenne. Un kilomètre le séparait de la volupté moins redoutable que la mort. Il souhaita d'y courir, mais, lucide, songea au réveil atroce, au retour, à ce rire de son père, surtout à l'indulgence de sa mère. Sur le marronnier qui l'abritait, la pluie soudain chuchota, le feuillage dru ne laissait passer aucune goutte, toute l'ombre s'emplit de ce chuchotement, la terre en fut comme éveillée, la pluie lui arracha son parfum le plus secret. Claude alors mit sa veste sur sa tête et revint. Il allait dans la boue fraîche; parfois une flaque, à travers les espadrilles, lui donnait une sensation froide. Bien avant d'atteindre Lur, il vit à travers les arbres une lumière, la seule qui brillât à cette heure sur toute l'étendue qu'embrassait le regard de Claude; il savait quelle chambre elle éclairait, quel lit, quel était ce couple incapable encore de se résigner au sommeil. La solitude des champs pluvieux entourait les amants; sans doute, l'averse sur les tuiles et sur les feuilles, le monotone ruissellement enveloppait comme un indéfini soupir d'amour ces deux êtres unis à jamais dans la chair. Claude songea que la femme la plus hautaine ne demande à l'homme que d'être jeune et de savoir donner le plaisir; que la plus altière adore la chaîne de deux bras s'ils ne sont pas débiles et que, pour dormir sur une épaule robuste et sur une poitrine, les mystiques renoncent à leur goût d'isolement, de solitaire perfection. Il rentra par un trou de la haie. Un chien aboya puis jappa doucement, l'ayant reconnu. Claude gagna la terrasse, s'y assit les jambes pendantes. L'eau avait traversé ses vêtements mais il demeurait là, incapable d'un geste: il envia les immobiles et frémissantes ombres des arbres; il souhaita qu'un dieu de la nuit, plein de pitié, l'immobilisât dans le sol par des racines profondes et qu'il n'eût plus d'autre voix et qu'il ne fît pas d'autres signes que le frémissement et le balancement des cimes au vent pluvieux. Un merle chanta, il y eut des ébrouements d'ailes dans les feuilles mouillées, des roulades interrompues, un cahot de charrette. Un lièvre, deux lièvres traversent, au bas de la terrasse, la prairie, bondissent à petits sauts vers les vignes. Des hirondelles, à peine sorties du nid, piaillèrent sur une branche et la mère voletait autour des becs jaunes ouverts. Le tintement d'une cloche se détacha du ciel. Dans les vignes, les bouviers devancèrent la chaleur. Claude, au «goutiou» se lava les mains et le visage. Une impression d'allégement, de vide, naissait de sa fatigue même. Cette nuit d'agonie l'avait comme délesté de son désespoir. Il voulut vivre, se livrer âme et corps à la terre, s'abrutir de vie physique, s'attacher à cette argile autant qu'une jeune vigne et comme ce figuier dru: il se laissa choir dans une meule odorante et, grelottant un peu, s'endormit.

—Eh! feignant, tu viens donner un coup de main pour sulfater?

Claude se lève, suit son père qui lui attache aux épaules un réservoir de sulfate. Il faudra tout le jour, au long des règes, trébucher contre les mottes, malgré l'horrible fatigue de cette nuit. De bon cœur, il accepte cet abrutissement, cette assurance qu'au crépuscule le sommeil le prendra avant qu'il ait eu le temps de pleurer sur lui-même. Quel accablement intérieur! De cette May satisfaite, assouvie, sans doute se détachera-t-il ou plutôt, c'est elle qui, comme un mirage d'adolescence et de pureté, se dissipe. Les jeunes filles que nous avons aimées meurent entre les bras de ceux qui les possèdent. Leur étreinte crée une femme qui nous est inconnue: Iphigénie immolée disparaît de l'autel et il ne reste plus, sa place, qu'un doux animal palpitant.

Ainsi songe Claude. Comme les armures neuves des adolescents luisent les feuilles nouvelles des jeunes peupliers. Les colonnes de nuées des averses lointaines se détachent au faîte des coteaux. Le vent lustre la prairie soyeuse. Un nuage prive de soleil cette vigne et en inonde la croupe de cette colline nue. La rivière débordée est pareille à de la terre liquide et la lumière s'anéantit dans la boueuse ténèbre des eaux.


XIII

Mme Gonzalès attendit que la femme de journée eût quitté la chambre. Circonspecte, elle poussa la porte brusquement afin de s'assurer qu'aucune oreille subalterne n'y demeurait aux écoutes; alors elle osa embrasser sa fille de qui elle n'était, aux yeux des fournisseurs, que la masseuse favorite. La jeune fille offrit un dos et des reins puissants aux mains savantes de la matrone qui poudra de talc la chair de sa chair. Cependant, elle se lamentait. Elle l'avait bien dit: Edward ne donnait point ce qu'on en avait attendu. Edith objecta qu'en revanche, il avait donné ce qu'elle n'espérait guère: une situation mondaine. Sans lui, elle ne fût arrivée à rien.

—C'est possible, ma chère. Mais au faîte où te voilà montée, il ne saurait plus que te nuire. On chuchote qu'il t'entretient. Cela éloigne des messieurs sérieux comme ce diplomate poivre et sel, ce Jacques Berbinot—en voilà un charmant homme!—celui-là t'épouserait. Il y a belle lurette que tu ne tiens plus à Edward qui ne fait même plus semblant de t'aimer.

—N'empêche que je lui suis nécessaire comme l'air qu'il respire. Sa neurasthénie fait des progrès incroyables. Il vit dans mes jupes, et si je m'aventure le soir rue de Bellechasse, il ne me laisse plus repartir.

—Mon chou, il faut lui mettre, comme on dit, le marché en main: qu'il épouse ou qu'il crève.

—Il aimera mieux mourir.

—Eh bien, tu t'appelleras Mme Jacques Berbinot; le statu quo n'est plus possible: j'écoute ce qui se dit à l'office, je fais bavarder mes clientes. Tu es à la mode, on ferme les yeux sur ce que la situation offre de douteux, d'inquiétant, mais il suffirait d'une brouille. Oh! je sais bien que tu es maligne! tout de même cela peut arriver en dépit de la plus savante stratégie, et alors, quel lâchage! Dans ce réseau de relations qui t'entoure, qu'une maille cède et tout suivra.

Edith se retourna, offrit au massage maternel une gorge fatiguée. Les yeux au plafond, elle méditait.

Sans doute elle avait bien mené sa barque. Réservée, évitant tout tapage, elle souffrait pourtant que chez elle Orphée retrouvât son Eurydice et Socrate Alcibiade. Les gens du monde, quelques artistes, y jouaient plusieurs sortes de jeux. Au reste, rien d'incorrect dans les propos et une dame Castagnède n'y eût pas trouvé matière à scandale. Peut-être ceux qui demeuraient les derniers étaient-ils touchés un peu—à peine—de porto. Edward nota un soir qu'Edith n'avait plus besoin de se mettre de rouge, colorée désormais par ses incursions dans le plus accessible des paradis artificiels: le Sandeman. A l'origine de sa fortune, Edith voyait un savant battage autour de ses poèmes, puis l'engouement d'une amie d'Edward, cette comtesse de Laborde qui, quoique fort riche, souffrait d'être entretenue par un Américain du Sud. Chez elle, Edith connut tout ce qui, dans le gratin, aspire à se libérer: ce miraculeux coup de filet la dispensa de toute pêche ultérieure: elle appelait le salon Laborde son «vivier à duchesses». Les gens du monde, qui n'ont pas le sens des valeurs, accordaient à Edith l'importance de Mme de Staël; le diapason éperdu de ses propos, ses façons de pythonisse impressionnaient. Comme elle couchait avec son téléphone, tous les potins de la ville, en l'étroit espace de sa chambre, ainsi qu'en un central téléphonique, affluaient. Elle était à même de confronter les versions diverses du dernier drame de l'adultère ou de l'homo-sexualité. Elle avait inventé l'exégèse du potin et appliquait à la médisance des procédés scientifiques. D'ailleurs, prudente, discrète même, détentrice de secrets graves, armée jusqu'aux dents, ne déchirant aucune lettre, paperassière, habile à classer des fiches, menaçante, elle se faisait craindre de ceux dont elle n'avait pu éviter la haine.

D'abord entourée de poètereaux qui traînent leur premier livre de vers comme les poussins la moitié de leur coquille, elle commençait d'exhiber quelques chers maîtres. Un auteur ne pouvait la saluer sans voir d'abord sur le piano le dernier livre qu'il avait écrit ou le fascicule de la revue où était son dernier article. Le livre s'ouvrait seul à l'endroit de la dédicace. Elle savait organiser le silence autour du bel esprit en mal d'une histoire à placer. Si le mot de la fin tombait à plat, elle le reprenait, le commentait, obtenait un succès de seconde main, donnait à chacun de ses auteurs le sentiment qu'il était le préféré. Auditrice infatigable, elle savait se pâmer, serrer les mains du poète, avec le silence d'une personne qui en aurait trop à dire, murmurait: «C'est le poème de l'époque.»

Edith ne donna pas à sa mère la joie d'une approbation; mais l'expérience de la vieille l'impressionnait; elle résolut de suivre son avis. A vau-l'eau, Edward peut-être se soumettrait au mariage. Vraiment, il s'agissait, pour le misérable garçon, d'être ou de n'être plus.

Un matin, le corps libre dans un vêtement ample, Edward alluma une cigarette, sonna pour que lui fussent portés les pinceaux nettoyés, commença de peindre le portrait de Mme de Laborde d'après l'esquisse qu'il en avait faite, un jour d'exaltation et de confiance en soi. A chaque touche, il reconnaît ses habiletés, ses ficelles. Il se sent à jamais le prisonnier de sa facilité, de ses dispositions, et ses effets dont les philistins s'ébahiraient, mais qui feraient hausser les épaules des habiles, le dégoûtent. A cette minute, il conçoit toutes les extravagances, ce désir désolé d'échapper aux redites, à l'ornière, de renoncer à copier la nature et même à l'interpréter. Les pinceaux lui tombèrent des mains. A ses meilleurs moments, s'était-il jamais évadé de lui-même? Il n'avait demandé à l'art que de moins mourir, d'être emporté moins vite par l'immense fleuve d'oubli, de lui attirer des sympathies, des admirations chaudes. Un artiste d'abord doit être désintéressé. «Comment font les autres? se demandait-il. La plupart de ceux qui entourent Edith, sous le prétexte de l'art, cachent une organisation pour la volupté: apôtres de l'assouvissement, ils ne demandent à l'art que de transposer une sensation unique.»

Les autres... Edward pense à Claude Favereau. Ah! celui-là... Un point fixe se détachait pour lui de la durée, un principe immuable, éternel, un arbre de salut au-dessus de l'étendue mouvante. «Certes, se disait Edward, je ne m'étonne pas de cette manie de retours à Dieu qui sévit aujourd'hui. C'est l'instinct de conservation qui fait que tant d'âmes appareillent vers la certitude. Mais quand on les interroge sur la foi, ils vous disent qu'il y faut d'abord la grâce. Mon éducation m'a d'ailleurs rendu pour toujours inadmissible la réalité historique du christianisme. Je me souviens d'avoir à quinze ans suivi un cours d'exégèse où chaque verset des synoptiques était épié, sapé, suspecté d'interpolation... La grâce est-elle gratuite? Ils disent qu'on peut la mériter par la prière, en inclinant l'automate, mais cela exige déjà une grâce préalable: cercle vicieux!»

Pourquoi possédait-il un cœur incapable d'ambitions mondaines, politiques? Petites choses qui se posent sur le cœur, l'alourdissent pour qu'il ne soit pas emporté. Edward est l'aéronaute qui se débarrasse follement de son lest; il se vide de ce qui retient un homme sur le monde; avec une fureur de néophyte contre les idoles, il a détruit ses appuis: ainsi Polyeucte renverse les faux dieux et, détaché des conditions païennes de sa vie, tout pont coupé d'avec les «sources délicieuses», n'a plus qu'un seul Dieu; mais Edward, à défaut d'un père céleste, ne possède même pas la certitude apaisante du néant, de l'éternelle immobilité; il se sent inséré dans la Durée, et le mouvement universel l'entraîne vers il ne sait quoi... Il imagine tour à tour mille existences possibles, sans découvrir en lui aucune velléité pour la réalisation d'aucune d'elles.

Il en était au point de ne pouvoir plus souffrir la lecture d'un journal doctrinaire: tant s'agiter pour une race, pour une patrie, alors que quelques siècles suffisent à renouveler la face du monde! Les nationalistes de Ninive ou de Babylone le détournaient de ceux de Paris. Edward ne se savait aucun gré de son attitude, il en avait honte comme d'une tare, comme d'un vice. Il jugeait que l'expression en eût prêté à rire...

Ah! si l'approche de Lur ne lui avait pas été interdite, c'est vers Claude que se fût réfugié ce cœur en panne. Dans le vaste monde, rien ne l'appelle plus que cette terrasse telle qu'il l'imagine ce matin de printemps: les tilleuls nus mais les charmilles déjà feuillues, le soleil attirant hors des vieilles pierres les lézards gris aux flancs haletants, et les grillons commencent que la nuit même n'interrompra pas; notes d'oiseaux détachées et liquides, le poinçon au loin d'un chant de coq, la voix du bouvier excitant, du côté des vignes, Caubet et Laurel. C'est l'époque des premiers labours, quand on déchausse la vigne, que des boutons pointent aux vieux sarments, nuits de lune rousse où la gelée menace: les paysans promènent dans les vignes du goudron enflammé, une fumée lourde s'abat sur le vignoble, le défend contre le froid. Pas de roses encore ni de fruits. Les feuilles de figuier, pareilles à de petites mains, tournent leurs paumes vers le soleil. La rivière qui d'ordinaire est à peine visible, peut-être a-t-elle débordé: elle s'étend sur la plaine comme une flaque de mercure; ses contours ressemblent à ceux d'une vitre ébréchée. Les sommets des arbres submergés sont déposés sur elle doucement. Des nuages de soufre montent de l'occident; l'herbe encore ensoleillée est d'un vert intense et comme malade. La plaine aspire le fleuve ainsi qu'un papier buvard. La ligne sombre de l'horizon limite la course folle des nuées. De la terrasse, on peut suivre la ruée de trois orages différents: celui qui crèvera là-bas sur les Landes, celui qui menace Sauternes, celui qui monte vers nous. Les averses lointaines unissent le ciel et la terre, s'avancent comme un front d'armée et l'on entend le bruit croissant de leur chute bien avant qu'une seule goutte ait mouillé une feuille de Lur...

Pendant son insomnie de la nuit dernière, Edward a absorbé du chloral dont l'effet commence à se faire sentir, il s'étend sur son divan, ferme les yeux, s'endort.

Edith entra doucement dans l'atelier; elle regarda son amant dormir et connut qu'il avait vieilli: un jour cru révélait chaque ride sur le front, au coin des lèvres; les cheveux étaient éclaircis et comme elle se penchait vers lui, elle respira son haleine, y reconnut une secrète fétidité. Cette jeunesse qu'elle avait tant aimée se décomposait sous ses yeux. De ce beau fruit, la meurtrissure à peine était perceptible, mais comment eût-elle échappé à Edith, cette maniaque de l'adolescence et des jeunes corps intacts? Un tel déveloutement lui était le signe que rien de son amour ne survivait. Elle songea qu'aucun reste de tendresse ne la troublerait plus dans la manœuvre et, sans éveiller Edward, s'accouda au balcon. Le jeune homme ouvrit les yeux. Avant de l'avoir vue, il sut qu'Edith était là: son sac de paille noire pendait au dossier d'une chaise. De menus paquets, une paire de gants, un mouchoir étaient posés sur une lettre commencée. Edward, la bouche amère, se souleva, s'étira. Edith, dans l'encadrement de la porte-fenêtre, lui sourit. Paris l'avait rajeunie, ou plutôt avait fixé sa jeunesse, avait assuré à ses vingt-cinq ans une espèce d'éternité; comme tant de Parisiennes elle aurait le bénéfice de cette indétermination bienheureuse... Le blond de ses cheveux échapperait au temps; seuls le cou et la gorge témoignaient de la faillite de la science où Mme Gonzalès excellait. Cependant elle parlait comme à un enfant: cela n'allait pas? Il ne travaillait pas? Elle regarda l'esquisse, fit la moue:

—Tu vois, au peintre même la solitude ne vaut rien.

Elle s'assit près de lui, prit sa main, soupira:

—Tu es mon petit... Je m'inquiète de toi... Je sens qu'il ne faudrait jamais te quitter... Tu le sais aussi.

Il eut peur qu'elle lui proposât de vivre ensemble:

—Rappelle-toi, Edith, nos premiers jours de vie commune, comme nous nous sommes fait souffrir.

Elle répartit vivement qu'elle ne souhaitait pas de recommencer l'expérience. D'ailleurs, sa situation dans le monde ne le permettrait plus. Mais n'y avait-il une façon plus simple d'être ensemble, tout en sauvegardant l'indépendance de chacun?

Edward l'interrogea du regard. Elle cherchait ses mots: c'était si simple qu'il n'y pensait pas. Pourquoi ne pas s'associer pour la réussite? Elle le soutiendrait, le défendrait contre lui-même, le sauverait... Rien ne les empêcherait de faire chambre à part, de s'accorder l'un à l'autre une liberté absolue.

Elle le regardait dans les yeux, prête à la larme, attendant le moindre signe d'acquiescement. Mais lui, suffoqué, connaissant sa faiblesse et son état de moindre résistance, voulut détruire d'un coup l'espoir d'Edith. Il se dépêcha d'éclater de rire en criant: «Vous vous payez ma tête», inquiet de trouver une grossièreté définitive.

—Mais pourquoi me moquerais-je de vous, Edward?

Je vous arracherais à votre neurasthénie, j'aurais de la volonté pour deux, je conduirais votre barque et votre salon deviendrait l'un des plus fameux de Paris. Ce n'est pas vous qui feriez la mauvaise affaire; et d'ailleurs, mon pauvre ami, je me demande si tu as le choix entre la mort et moi.

Pris de panique, Edward cria qu'il préférait la mort:

—Ah! mille fois oui; la mort! la mort!

Elle se leva; sa lèvre inférieure tremblait un peu. Edward n'osa pas regarder ses yeux tout à coup jaunes, ce froncement de nez de chatte mauvaise. D'un faux air de nonchalance, elle masqua cette haine qui depuis des jours couvait en elle et qui, en une minute, s'épanouit.

—N'en parlons plus, enfant gâté! En tout ceci, je n'ai pensé qu'à vous; votre refus me délivre, mon cher. Seulement il faudra venir moins souvent chez moi. Votre assiduité me fait du tort. Adieu.

Elle lui tendit la main; il ne se fit aucune illusion; il savait que la férocité inconsciente d'Edith, durant ces quelques mois de Paris, subit une culture savante. L'instinct de défense et de conservation développe chez les femmes seules dans le monde une férocité politique, une méchanceté nuancée, graduée de la simple rosserie à l'assassinat moral. Edith ne connaissait, autour d'elle que des alliés, des neutres bienveillants, des neutres suspects, des ennemis.

Désormais, quand on lui demandait des nouvelles d'Edward, Edith soupirait, protestait qu'elle ne pouvait parler:

—Que vous dirai-je, ma chère? Il est devenu impossible, impossible. Ces gens-là, pour qu'on les supporte, il faut qu'ils donnent quelque agrément à la vie.

—Mais enfin, Edith, lui dit brutalement un jour Mme Tziegel, vous en contiez des merveilles. Disons tout: vous étiez ensemble.

Là-dessus, Edith éclatait d'un rire nerveux: Ah! non! pouvait-on être avec Edward Dupont-Gunther? Elle n'avait jamais cru qu'on pût jaser tant il était de tout repos. La main devant la bouche, elle insinuait sournoisement la calomnie. Mme Tziegel insista:

—Voyons, voyons, vous saviez bien ce qu'on disait de vous deux?

—Il se peut: par pitié, je ne démentais pas. Je suis ainsi faite, ma chère: je suis seule à connaître ma bonté; ces potins me portaient tort, mais ils lui étaient bienfaisants: ils égaraient, les soupçons, comprenez-vous? Seulement, j'en ai assez! j'en ai assez. Il est devenu impossible.

Un mois après, ce verdict avait force de loi pour tout le petit groupe: Edward Dupont-Gunther était devenu décidément impossible. Il ne donnait plus d'agrément. Il n'amusait plus. Il n'avait même plus la force d'offrir à goûter. Sa présence enténébrait le plus joyeux repas. Il ne savait plus laisser au vestiaire son masque fatal. Il fut généralement admis qu'il avait le mauvais œil. Et puis comment supporter plus longtemps ce garçon qui parlait toujours de se tuer et qui ne s'exécutait jamais?

Edward était comme un aveugle de qui les mains tâtonnantes ne rencontrent plus rien de solide. Des courriers se succédaient sans qu'il reçut une lettre. Des journées passaient sans qu'il ait prononcé une parole. Comme un condamné, à travers une grille, voit les autres hommes, de sa table de restaurant il regardait les gens qui déjeunaient ensemble, causaient, riaient. Il se souvint que lorsqu'il était, à cinq ans, dans un cours au milieu des leçons bourdonnantes, et lorsque ses mains moites salissaient l'histoire de France, il enviait les marchandes des quatre-saisons qu'il entendait dans la rue crier les petits pois verts; de même, le garçon de café et le chasseur lui paraissaient des êtres bienheureux.

Edward n'avait jamais cru possible de vivre sans Edith: il était le prisonnier de cette femme; tel qu'un homme qui se ronge dans une forteresse dont il sait que des précipices l'enserrent. Il tenait à elle comme au garde-fou, un malade sujet à des vertiges. Les heures de bavardages, les journées dispersées en mille menues occupations, en rendez-vous pour des courses futiles, autant de lièges qui le soutenaient sur la vie. Ce visage connu le rassurait la nuit. Il souhaitait la présence d'Edith, ainsi un enfant ne pourrait dormir s'il n'entend près de lui respirer la servante que pourtant il n'aime guère. Rejeté par Edith, il rêva de ce salon inaccessible; il évoquait aux murs plusieurs portraits de la jeune femme, signés des peintres de son intimité, les faux paravents de Coromandel, le divan ballet russe, le Banquet de Platon et l'Ethique de Spinoza ouverts en permanence sur la table... Des cigarettes partout, du Porto, ce qu'un homme, à toute heure du jour, est heureux de trouver et qui l'incite à monter tels étages plutôt que d'autres. Edward s'étonnait de pouvoir respirer hors cette atmosphère de tabac, de fleurs, du dernier parfum de Guerlain, aussi de cabinet de toilette et d'armoires à robes. Il demeura des journées entières étendu, s'abrutissant le soir de chloral. Il écrivit à Firmin Pacaud: «J'ai le sentiment de me survivre.» Son ami, qui était à Londres pour des affaires, ne lui répondit pas. Une lettre lui arriva, timbrée du Carlton de Biarritz, où May essayait d'être affectueuse: elle avait commencé d'écrire au bas de la première page et Edward y relevait toutes les ruses d'une femme pour remplir une feuille de papier avec rien. Il nota qu'elle avait changé d'écriture et adoptait la sage calligraphie de Marcel Castagnède: un homme la possédait, l'avait détruite pour la pétrir de nouveau à son image et à sa ressemblance.


XIV

Ce soir de juin, le bitume semblait fondre, se mêler à la poussière, aux odeurs de cheval et d'essence d'auto. Edward s'était tubé; il avait mis pour la première fois un costume gris aux reflets bleus, très ajusté. Il se sentait mieux, s'efforçait d'attiser cette étincelle de vie qu'il sentait en lui ce soir-là: il soufflait dessus; il imaginait une aventure, une rencontre, quelque chose qui l'insérerait de nouveau dans la vie. A la terrasse du Fouquet's, il échangea quelques saluts et donna même la main à un camarade malheureusement accompagné d'une dame, il se fût bien accroché à lui. Tout de même, Edward but son cocktail avec un parti pris d'optimisme. Sans doute, la rentrée solitaire chez lui, après une soirée décevante, il ne l'imaginait même pas. A cet instant, une soirée occupée d'un espoir de rencontre lui apparaissait toute une existence à épuiser: un malade, pour subsister, se nourrit d'un rien; à ce noyé, une branche suffit pour qu'il surnage. Vers huit heures, Edward eut faim. Voici longtemps qu'il ne s'était senti de l'appétit. Il résolut de dîner selon son goût au restaurant italien de l'avenue Matignon. Il marchait légèrement. Cette étreinte à sa nuque d'une main invisible s'était desserrée. Son ennemi lui laissait le champ libre. La marche ne lui était plus un effort. Aucune gêne dans ses jambes ni dans ses bras; plus rien de cette lassitude qui le jetait, des journées entières, sur son divan, perclus autant qu'un paralytique. Il se sentit réellement un jeune homme comme les autres jeunes gens, et sourit à une ouvrière qui s'était retournée. Ah! il eût dû se souvenir de ce supplice de l'espérance qu'imagine Villiers, du prisonnier trouvant la porte ouverte, le corridor libre, la cour sans gardien et qui, fou de délivrance, atteint la porte dernière où son persécuteur l'attend et lui sourit.

Toutes les tables du trottoir étaient envahies. Le maître d'hôtel lui fit signe qu'il restait une place à l'intérieur. Edward commanda de ces pâtes qu'il aimait en souvenir de Florence et de Naples. Comme il emplissait son verre d'un Asti frappé, il tressaillit de reconnaître à une table proche Edith Gonzalès, Mme Tziegel et Berbinot. Déjà Edward, le visage prêt au sourire, ébauchait un salut. Il était assuré d'avoir été reconnu, de même qu'il ne doutait pas d'être l'objet de ce chuchotement qui avait rapproché les trois têtes. Il avait surpris ce mouvement des yeux qui permet aux femmes du monde, sans se retourner, de tout voir. Edward vainement les regarda. Il se piqua au jeu. Edith épiait dans la glace la mimique de son amant. Elle le connaissait trop pour ne pas lire sur ses traits ce caprice, cette fièvre de ne pas les laisser partir sans avoir obtenu d'eux une parole, un sourire. Edward était assis assez près de ses anciens amis pour entendre des phrases. Edith servait sa tirade sur son goût des êtres, des visages. Berbinot l'écoutait, très grave. Mme Tziegel laissait son amie «faire séduction», comme elle disait, mais, le coude sur la table et le menton dans la main, ne dissimulait pas un ennui profond. Cependant, comme Edith, incapable de baisser la voix, faisait l'éloge d'un jeune romancier de ses amis, Mme Tziegel laissa tomber:

—Il n'y a que Dostoiewsky...

Edward n'entendit pas la réponse de Berbinot, qui sans doute confessait ne rien connaître du romancier russe, car Mme Tziegel se tournant vers lui, cria, de façon à être entendue de toutes les tables:

—Vous n'avez rien lu de lui? Mais mon cher, c'est comme si vous me disiez que vous n'avez jamais pris de bain.

Edith dut alors servir son couplet sur Dostoiewsky et l'on entendit, derechef, Mme Tziegel:

—Mais non, ma chère, vous n'y comprenez rien. Dostoiewsky est simple et complexe à la fois comme la vie ... et puis zut! j'ai la paresse de vous expliquer...

Apathique, elle pétrissait la mie de pain, pareille à une belle fille que traitent au restaurant des clients sérieux et qui l'assomment.

Edward s'exaspérait et bien qu'il fût au dessert lorsque les autres commençaient à peine, il résolut de ne partir qu'après eux qui seraient obligés de frôler sa table. Il demanda donc du café, puis un verre d'armagnac, afin de gagner du temps. Cette pensée accrut son supplice qu'à cette minute même Edith savait ce qu'il souffrait, qu'elle s'en délectait, qu'elle faisait peut-être partager aux autres sa délectation. Elle assouvissait une haine, elle satisfaisait d'un coup une vengeance: ce qu'elle avait subi à Lur des Dupont-Gunther, son humiliation, de tout cela elle demandait compte à cette épave, à cet agonisant. Elle avait deviné le plan d'Edward et fit durer son angoisse. Elle regretta que Mme Tziegel se décidât à donner le signal du départ; mais ils devaient voir le clair de lune au Bois et souper au Pré-Catelan. Lorsqu'elles eurent leur vestiaire, elles passèrent près d'Edward, Mme Tziegel avec un salut court; Edith détourna la tête.

Edward à son tour gagna la porte. Il allait comme un asphyxié dans le lourd soir orageux. L'orchestre des Ambassadeurs avait attiré la foule. Des autos illuminées montaient vers le théâtre des Champs-Élysées qui donnait, ce soir-là, une première de ballets russes. Comme d'un autre monde, comme une ombre errante au pays des vivants, Edward contemplait ces femmes luxueuses entrevues derrière les glaces. Une sorte de paix l'enveloppa. Il se sentit désintéressé à jamais de sa douleur même. Il eut l'idée d'aller frapper à la porte d'un camarade qui, derrière la Butte, mourait lentement en proie à l'opium. Mais il sentit qu'il n'aurait pas la force de marcher si loin. Des gens étaient assis autour des cafés-concerts, attentifs aux flonflons, aux applaudissements, aux rires, reconstituant à leur gré le spectacle invisible. Edward demeura un temps indéterminé parmi ces groupes de petits commerçants qui prenaient le frais. Puis il se leva, remonta vers la Concorde, se perdit dans la foule des boulevards, entra à l'Olympia, s'y attabla; mais des femmes le harcelèrent. Il sortit encore, la fatigue l'obligea de faire escale au café Riche: des tziganes, une armée de garçons inoccupés, des tables éblouissantes, mais personne. Naguère Edward trouvait une espèce de charme à la solitude des endroits de plaisir désertés. Les maîtres d'hôtel, les garçons, comme des mouches, s'abattirent sur lui. Entre chaque danse, une fille vêtue de pauvres paillettes, s'asseyait à ses côtés, l'entourait d'un gros manège de séductions. Un peu ivre, il avait envie de pleurer contre cette épaule maigre. Il demanda l'addition, descendit la rue Royale, entra chez Maxim's. Il fut placé près de gros hommes, des marchands de La Villette qui goûtaient de la grande noce. Autrefois, il n'eût pu souffrir cinq minutes le voisinage d'une telle humanité: les ventres saillants sur des cuisses maigres, les bajoues couperosées, les lèvres violettes, les cols rabattus, la cravate toute faite, les breloques, les mots ignobles adressés aux femmes qui méprisaient ces clients du samedi soir. Pourtant Edward resta le dernier, et comme le soleil levant faisait fuir au long des murs, tels que des files de cloportes, les balayeurs, et illuminait les voitures chargées de carottes, un instinct le poussa à s'asseoir sur le banc en face de la Madeleine. Il se rappela ce retour de Montmartre à vingt ans avec cet ami mort aujourd'hui. Ils s'étaient assis, harassés, et l'enfant avait appuyé sa tête contre l'épaule d'Edward, s'était endormi. Il se souvient comme il avait veillé sur ce sommeil, tandis que la Madeleine s'éclairait lentement dans le carrefour d'une solitude si prodigieuse qu'on eût dit d'une ville retrouvée après mille ans sous une lave refroidie. Ah! minutes de bonheur si fragiles que d'abord le cœur les regarde fuir sans même les suivre des yeux...

Des taxis passèrent, puis un premier autobus. Le jeune homme alla au bureau de poste de l'Épatant, écrivit à son domestique de ne pas l'attendre avant quelques jours. Une odeur de verdure, de branches mouillées venait des Champs-Élysées déserts, pareille à celle qui s'élevait sans doute vers le soleil levant des charmilles de Lur. Là-bas, les œillets ourlaient d'un parfum blanc les parterres. Ah! pourquoi ne pas se délivrer de toute fausse honte, se jeter dans le train de Bordeaux, atteindre ce dernier refuge: le cœur de Claude, se tapir entre les règes de vigne comme un lièvre blessé dont les chiens ont perdu la trace? Edward déjà courait vers la gare d'Orsay. Il s'arrêta contre une des fontaines de la place, trempa ses mains dans l'eau froide; il vit son père, il imagina cette figure, ah! plus bestiale que celle des gros hommes qu'il avait vus cette nuit, rire, transpirer et boire avec des filles. Sans doute son père le chasserait, ou bien s'en donnerait à cœur joie de l'humilier. Edward revint sur ses pas, tournant le dos à la gare. Et pourtant il fallait à tout prix prendre un train, fuir, fuir... Mais où? Pour s'assurer lui-même qu'il ne céderait plus à la tentation de Lur et de Claude, il héla un chauffeur, se fit porter à la gare de l'Est. Il vit, inscrits au-dessus d'un guichet, des noms de villes: Epernay, Châlons, Nancy... Il demanda au hasard un billet de première pour Châlons. Dans son compartiment un général et un capitaine étaient entourés de Cris de Paris, de Rires. Ils dévisagèrent ce garçon bien vêtu, à la figure souillée et mal rasée, aux yeux fous, qui, à peine assis, s'endormit lourdement.

Vers ce temps-là, May, à Bordeaux, écrivit pour elle seule:

«Retour de mon voyage de noces. Cet appartement inconnu m'est plus étranger que notre chambre d'hôtel au Carlton. Je relis avec stupeur ce cahier. J'y reconnais à peine ton reflet, ô mon âme de naguère. Éprouvais-je, il y a si peu de mois, de telles ferveurs? Ce n'est pas que je ne me connaisse encore des scrupules; mais ils sont tels que je ne les saurais confier même à ces secrètes feuilles. O Dieu, on ne fait pas sa part à la chair... Entre l'ignominie et les caresses sanctifiées, que la barrière est mince! Le père m'adjure de contempler la chair avec des yeux purs; il croit qu'un reste d'hérésie m'en détourne encore. Marcel, si pratiquant, s'inquiète peu de connaître les limites de ce que l'Église accorde aux époux. J'avoue au père mon angoisse et cette certitude que Dieu est plus exigeant que les théologiens: il y a des humiliations intérieures qui ne trompent guère, un sentiment de déchéance, un dégoût de soi-même... Encore si je n'y trouvais pas ma joie! mais elle est là désormais; et la légitimité de cette joie ne me console pas de sa bassesse. Le père m'a imposé, comme pénitence, de méditer aujourd'hui le texte de saint Jean: «... Et si notre cœur nous condamne, Dieu est plus grand que notre cœur.»

«Le père souhaiterait que j'attachasse plus d'importance à des scrupules d'une autre sorte: par mes confidences et par mes aveux, il connaît Edward et Claude. Il s'inquiète de ces inconnus parce que je suis lié à l'un selon la nature et à l'autre selon la grâce. Il me demande ce que j'ai fait de mon frère. Vainement je lui oppose qu'il faudrait savoir plutôt ce que mon frère a failli détruire en moi. Tout mal m'est venu de lui, et cette ivraie que j'arrache et qui toujours repousse et, dans mon cœur, foisonne, je sais que l'ont semée ses mains débiles. C'est pourquoi je n'ai pas de remords. Tout de même, par obéissance à mon directeur, il a fallu de Biarritz écrire à Edward. Que j'ai peiné sur ces trois pauvres pages! Une autre, cette Edith que je m'efforce de ne pas haïr, et qui me l'a pris à jamais, l'aidera sans doute à ne pas mourir. C'est lui qui m'a abandonnée. Non, non, je ne suis pas responsable de ce cœur. Quant à vous, Claude, qui avez su disparaître pendant mon séjour à Lur, au point que j'y ai à peine pensé à vous, je vous sais entre des mains toutes puissantes. Je ne suis pas en peine de votre salut, enfant choisi, vase d'élection, vous en qui le maître a mis toutes ses complaisances; moi-même, ne fus-je sauvée par vous? Oui, tandis que nos jeunesses, l'une l'autre charnellement s'émouvaient, sur un autre plan, vous m'entr'ouvriez les portes du jardin, vous me précédiez dans le Royaume.»

A Châlons, Edward ne trouva pas de voiture. On lui signala l'hôtel de la Haute-Mère-Dieu, au centre de la ville, à une demi-heure de la gare. Il suivit une morne rue du faubourg, sous un soleil méridien, traîna ses pieds fatigués dans la poussière infecte, puis céda à l'attrait d'un canal dont l'eau reflétait deux profondes masses de marronniers et qui révélait l'ordonnance d'un jardin d'autrefois. Edward, égaré, n'eut pas la pensée de demander sa route. Il allait, regardant une porte de ville, une maison où revivait encore une douceur de vieille France, mais des casernes, des terrains de manœuvre rongeaient la ville comme une dartre. Il traversa la rue de Marne où une foule surtout militaire l'entraîna entre des magasins «à l'instar de Paris». Edward s'arrêtait aux devantures; à l'une d'elles, il reconnut des fusils de chasse, des revolvers, elle le retint plus longtemps qu'aucune autre, il y demeura, le front collé contre la vitre, mit la main sur le loquet puis, se ravisant, entra chez un coiffeur voisin. Parmi des officiers qui le dévisageaient, il attendit son tour d'être rasé. Un capitaine usurpa la place d'Edward, sans qu'il protestât. Après un coup de brosse à ses vêtements et à ses souliers, il retrouva son aspect de jeune homme correct; alors il osa rentrer chez l'armurier et acheta un revolver de poche que le commis fit jouer devant lui. Edward erra encore jusqu'à ce que, dans la rue noire, ses yeux se fussent arrêtés à l'enseigne de l'hôtel de la Cloche. Il y demanda une chambre; un garçon crasseux l'introduisit, au premier, dans une pièce à tenture et à tapis dont l'aspect eût fait frémir Edward à tout autre moment. Elle ouvrait sur une galerie de bois: à chaque étage, les lieux d'aisance entretenaient une odeur suffocante. Le soleil n'entrait jamais là et il y régnait une espèce de fraîcheur pourrie. Entre ces murs aux papiers déchirés et souillés, Edward s'assit. Prenant une feuille quadrillée, il écrivit: «Je suis à Châlons-sur-Marne, hôtel de la Cloche. Si dans cinq jours, c'est-à-dire dimanche soir, à minuit, vous n'êtes pas auprès de moi, je m'en irai.» Il copia ces mots sur une autre feuille, cacheta les deux enveloppes, écrivit sur l'une l'adresse d'Edith Gonzalès, sur l'autre celle de Claude Favereau. Il alla lui-même les jeter dans la boîte du bureau de tabac voisin.


XV

Le mois de juin où, dans les après-midi assoupis, s'accumulaient sous les charmilles les odeurs confondues des tilleuls et des seringas, rendait à Claude Favereau la vie. Bercé au bruit de la faucheuse, grisé de cette émanation du foin, exténué par l'effort dépensé autour des charrettes (tellement pleines que leur charge énorme se détachant sur le blême azur recouvre presque les bœufs dont on ne voit plus que l'échine tendue que prolongent quatre cornes effilées), il marchait pieds nus dans ses espadrilles, devant l'attelage, avec la majesté de l'enfant David. Sur son passage, les rosiers du Bengale se souvenant que c'est le temps de la Fête-Dieu, échevelés de pétales, aspirent à s'abîmer dans la poussière. Le jeune homme gonfle sa poitrine et sait que nulle douleur ne résiste en lui à l'ivresse d'avoir vingt ans et d'être attaché à cette terre bénie. Le vicaire de Viridis, l'abbé Paulet, lui a rendu le calme du cœur. Il attend, avec tranquillité, un signe. D'ailleurs, à ce moment de l'année, il faut violenter la terre: les journées sont trop courtes; à peine a-t-il déchaussé la vigne que le paysan doit en recouvrir le pied, et à peine l'a-t-il tachée de sulfate, qu'il en faut poudrer de soufre la fleur plus odorante que le réséda; c'est le temps des petits pois, les cerises sont abandonnées aux oiseaux du ciel. Les mains manquent pour vider cette corbeille débordante sous un incendie d'azur. Tandis que les meules parfument l'ombre, un nuage d'orage montre à l'horizon du sud, au-dessus des Landes violettes, son front de ténèbre. Déjà les feuillages s'émeuvent, frémissent. Pour sauver le foin, on laisse la soupe commencée, et lorsque enfin la dernière charge est à l'abri sous le hangar, Claude tombe comme une brute sur sa couche et, la fenêtre ouverte, s'endort dans le craquement du tonnerre, dans le fracas de la pluie libératrice.

Cette animalité le sauvait. Cette matière pétrie par lui, avec laquelle il lui semblait se confondre, l'arrachait aux obsédantes pensées; l'ancien lévite, délivré de la tentation par un excès de fatigue, en remerciait Dieu chaque soir dans le soupir de fatigue et de foi qui lui servait de prière. Le jeudi de la Fête-Dieu, il porta le dais sur la route qui était comme un fleuve de feu. Au long des maisons, les draps plus blancs que la route, s'étoilaient de camélias moins blancs que l'hostie rayonnante au centre de toute cette candeur enflammée. Sur les reposoirs, les beaux vases des salons de campagne, les bougeoirs en cuivre des cuisines étaient sortis de la nuit des vieux logis, leurs flammes blêmes, figées, comme rendues immobiles par la présence réelle. Claude, au retour, était heureux que le poids du dais l'accablât. Il voyait, à son approche, des groupes paysans tomber dans la poussière.

Comme il rentrait à Lur, vers cinq heures, sa mère lui tendit une lettre où il reconnut l'écriture d'Edward. D'abord, il hésita à l'ouvrir, mais, la mettant dans sa poche, alla s'asseoir sur la terrasse, se disant que cette mince enveloppe peut-être contenait de quoi détruire la paix reconquise. Par instants, il redoutait de haïr ceux qu'il avait tant aimés. Un dimanche, May était venue à Lur avec son mari, et en les saluant, Claude avait senti sa blessure encore près de saigner. Du moins avait-il supporté l'épreuve, certain que désormais il pourrait vivre malgré ce souvenir amer. Il avait moins peur de son ancien amour, de cette May mariée, devenue une autre, que de l'esprit du mal enfermé—il en était sûr!—dans cette lettre. La laide image le protégeait de celle qu'il avait vue au bras de son mari, se dandinant, la figure à la fois gonflée et maigrie avec, dans ses yeux une expression vague, endormie, animale. Que restait-il du petit être sauvage et pur qui avait troublé son cœur et sa chair? Mais avec appréhension, et comme si rien que de redoutable lui pouvait arriver par cette lettre, il déchira l'enveloppe et lut: «Je suis à Châlons-sur-Marne, hôtel de la Cloche, si dans cinq jours, c'est-à-dire dimanche soir, à minuit, vous n'êtes pas auprès de moi, je m'en irai.»

Claude froissa la lettre, la mit dans sa poche. Ce jour de fête ajoutait dans la campagne du silence, du vide. Il s'efforçait de ne pas comprendre le sens de ce «je m'en irai». Mais à la contraction de sa gorge, au battement de son cœur, il ne doutait point d'avoir compris. De quel droit ce garçon le mêlait-il à sa folie? Déjà par sa sœur et par lui, il avait traversé des heures d'agonie, failli sombrer. La paix à peine reconquise, ce mot d'Edward le rejetait à l'abîme... Non, certes, il n'irait pas, il ne répondrait même pas. Que lui importait ce bourgeois, et quel secours un tel raffiné attendait-il d'un paysan? D'ailleurs, comment atteindre Châlons?

—Ah! et puis, non, il ne se tuera pas!

Claude proféra ces mots à haute voix, comme pour se mieux persuader et, à cet instant, il vit en lui-même le visage de son jeune maître, ces yeux un peu égarés, cet air de détachement, ce regard éloigné dont la flamme semblait venir d'une autre planète. Comment douter que le trait dominant de cette nature fût le vertige? le consentement à une séduction mortelle plus forte qu'aucun mirage? Et tout d'un coup, Claude s'affola. Plus persuasive que ses raisonnements, une certitude était en lui qu'il était solidaire de cet homme, qu'il avait sa place marquée dans cette destinée. Un soir, par une atroce dérision, Edward avait voulu que Claude fût son bouc émissaire. Savons-nous jamais jusqu'où retentissent nos plus vaines paroles?

Pourquoi la lecture de ce billet le troublait-elle à ce point? Il ne se sentait plus d'affection pour ce garçon qui d'abord l'attira comme un bois dont l'orée paraît délicieuse: à peine entré, des marécages, des eaux corrompues, des fonds de ténèbres, lui avaient fait rebrousser chemin. A cet appel désespéré, il n'éprouvait aucun attendrissement, mais, plutôt, un sentiment d'urgence et de nécessité: pratique, équilibré, il voyait les difficultés d'une entreprise ou son mysticisme l'allait jeter. Où trouver l'argent? Son père le laisserait-il partir et quelle apparence qu'il comprît rien à l'urgence de cette mission?

Assis sur la terrasse, les jambes pendantes, Claude mit de l'ordre dans ses pensées, s'efforçant d'arrêter avec méthode les moyens d'entreprendre ce voyage. Tout bien pesé, il lui parut que le mieux serait de se confier à cette Volonté toute-puissante comme un fétu à un grand vent. Il se recueilli donc, fit le silence au-dedans de lui avec cette habitude de l'oraison qu'il avait acquise au séminaire. Par un mouvement passionné de son être intérieur il voulut se mettre en communication avec la Force et l'Amour extérieurs au monde, et en qui il avait foi. Et ce silence de son cœur prolongea celui de la campagne que la Fête-Dieu avait vidée. Chez ce garçon plein de santé, ardent à la besogne, sensuel, cette vie intérieure étonnait; par son étrangeté, elle avait naguère séduit Edward qui aujourd'hui ne voit plus rien dans l'univers que cela pour le retenir au bord du trou.

Claude entra dans la cuisine où son père endimanché, le nez chaussé de lunettes, lisait la chronique agricole du Nouvelliste:

—Le journal dit qu'il faut soufrer la vigne sur la fleur. Moi j'ai déjà fait un soufrage avant.

Il avait en lui-même une foi absolue et pour les «savants» un infini mépris. Il exigeait d'être écouté comme un oracle, et sa femme, depuis trente ans, approuvait les sentences que le bonhomme rendait d'un air profond: le phylloxéra n'avait jamais existé, c'était une invention des savants, il était plein de telles certitudes. Il ne pensait pas qu'il y eût au monde un autre régisseur honnête que lui-même, habile à découvrir partout ailleurs que chez lui l'adultère, l'inceste, tous les crimes, non par méchanceté, mais pour se grandir, pour le plaisir de se savoir exceptionnel dans sa probité et dans ses bonnes mœurs. Devant ce front étroit, têtu, cette grosse figure boucanée, Claude éprouva un découragement profond. Favereau souriait, paterne, confit dans sa science infuse, ayant réduit l'homme et l'univers à sa mesure, jugeant en dernier ressort de toutes les choses du ciel et de la terre, avec l'intrépidité de son néant. Il était certes à mille lieues de comprendre l'urgence qu'il pouvait y avoir à répondre au cri d'appel d'Edward. Cependant cet Edward était le fils du maître et Favereau n'avait pas accoutumé de discuter les ordres. Claude se résolut donc à présenter ainsi sa requête: d'un air détaché, il avertit son père que M. Edward avait une importante communication à lui faire de vive voix et qu'il lui mandait de venir au plus tôt à Paris. Claude avait parlé trop vite et un peu bredouillé. Il vit se plisser le gros front paternel:

—J'aime pas que tu aies des secrets avec le fils du patron, tu sais qu'ils sont brouillés. Écris à M. Edward de te marquer dans sa lettre ce qu'il te veut: nous verrons ensemble de quoi il retourne.

Favereau remit ses lunettes, reprit son journal, ayant jugé le cas dans sa sagesse. Claude sentait bien que le débat était clos et la décision du bonhomme sans appel. Pourtant il fit un nouvel effort: M. Edward insistait justement sur la nécessité de s'entendre de vive voix; il attachait à cette entrevue une importance extrême:

—Tu n'as qu'à m'avancer l'argent du voyage, père. M. Edward me le rendra sûrement.

—Ah! ah! monsieur veut que je lui avance le prix de sa carte aller et retour, histoire d'aller faire le jeune homme à Paris, et au moment des grands travaux encore! Quand il faut à la fois, relever la vigne et la sulfater et herser et faire les foins.

D'un air malin, avec un petit rire rentré, de vieux «à qui on ne la fait pas», il ajoute:

—Tu es un bon drôle: c'est la première fois que tu essaies de me tirer de l'argent, et tu n'as pas la manière. Allons, allons: il y a quelque drôlesse là-dessous, hein, dis, hein? tu peux me le dire à moi, c'est de ton âge; mais tu as assez de l'argent que tu gagnes pour rigoler ici. Voilà que monsieur veut s'offrir un voyage à Paris!

Il riait, satisfait que son fils se dégourdît un peu, fier de se sentir perspicace.

—Mais non, père, tu n'y es pas du tout. Je n'ai pas besoin d'argent et je ne sais pourquoi tu imagines une femme dans cette affaire. Il n'y a rien de plus que ceci: M. Edward a besoin de moi, et puis je ne suis plus un gamin: tu pourrais bien m'avancer quelque argent...

—En voilà assez, hein!

La face de Favereau se congestionna.

—F... le camp d'ici et ne me parle plus de tout ça: tu me prends donc pour un ...?

Claude accoutumé au vocabulaire le plus grossier de la caserne, ne le pouvait souffrir chez son père. D'ailleurs, il savait toute insistance inutile et qu'ils se parlaient, son père et lui, d'un univers à l'autre: leurs voix, dans le vide, se perdaient. Il sortit décidé à se rendre coûte que coûte au rendez-vous. Mais où trouver de l'argent? Favereau pour la nourriture et l'entretien, lui retenait presque tous ses gages. Son désir de partir s'exaspérait. Il ne doutait plus que cet appel au secours vînt d'un être à bout de forces. Il imaginait Edward devant une table, un revolver devant lui posé, et le premier coup de minuit sur cette ville inconnue. Il pensa à cette âme dont il se savait inexplicablement chargé, dont il s'était porté le garant, qu'il retenait seul sur l'immense ténèbre de la perdition. A cette angoisse s'ajoute une tendresse réveillée, celle que naguère il éprouva à l'arrivée de son jeune maître: cette lettre, tout de même, quelle preuve d'affection extraordinaire, et comme il fallait qu'il fût seul! A moins que ce ne fût une plaisanterie atroce, un jeu pour mesurer son pouvoir sur ce petit paysan. Mais Claude, qui allait à grands pas dans l'allée des vignes, vers le soleil couchant, secoua la tête: il n'avait jamais cru à cette férocité d'Edward et, à travers les fausses roueries du malheureux, l'élève des casuistes avait, dès le premier jour, pressenti la désolation infinie de ce cœur: «Quel doit-être son abandon, se disait-il, pour qu'à cette minute il n'ait compté, dans tout l'univers, que sur ma main tendue! Quelle solitude! Mais où trouver l'argent?» Et soudain, il pensa à l'abbé Paulet, le vicaire de Viridis, certes aussi pauvre que lui-même, mais il ne s'agissait que d'une avance pour quelques jours.

Sous les tilleuls de la place, les orphelines défaisaient le reposoir, des petites filles ramassaient dans leurs tabliers les débris d'or et les roses mortes. Claude entra dans le presbytère sans soulever le marteau. La servante, qui épluchait des asperges, lui dit que M. le Vicaire était à son patronage, mais qu'il ne tarderait sûrement pas à rentrer. A cause de la procession, il avait gardé ses drôles un peu plus longtemps.

Claude monta au premier étage: la chambre du vicaire ouvrait sur le jardin, du côté opposé à la place. On voyait de la fenêtre un pergola où les roses déjà se fanaient. Les premiers lys s'entr'ouvraient au-dessus des fleurs communes. Au bout de l'allée bordée de buis, l'humidité d'une charmille enlevait à Notre-Dame-de-Lourdes ses tendres couleurs sulpiciennes. Claude s'assit devant le bureau du vicaire, feuilleta distraitement l'Aquitaine, essayant de fixer sa pensée sur une homélie archi-épiscopale. Un petit lit de fer pliant occupait un angle. Un paravent noir où s'envolaient des cigognes d'or cachait à demi la toilette encombrée de fioles. La bibliothèque vitrée renfermait des livres dont l'ordonnance témoignait que jamais le propriétaire n'y portait la main. Sur la table un bréviaire bourré d'images de première communion et un blaireau encore plein de savon. Derrière la pendule à globe, s'accumulaient des photographies de patronages: groupes d'enfants en tenue de football avec l'abbé au centre, un gros ballon dans les bras. Claude songe à la vie qui aurait pu être la sienne. Il s'attendrit, il s'effraie parce qu'il eût pu, lui aussi, devenir un saint, mais la chair et le sang l'avaient asservi... De nouveau, il pensa à Edward: quel abîme entre cette âme misérable et celle qu'il attendait dans cette chambre! Quelle puissance inconnue, à de telles distances les uns des autres, faisait graviter les cœurs? Distance illusoire pourtant puisque spirituellement et matériellement le vicaire l'aiderait sans doute à sauver cet enfant perdu.

Mais l'abbé Paulet trouverait-il les quelques louis nécessaires? Claude entendit la voix du prêtre dans le vestibule:

—On ne te voit plus, Claude.

Il avait mis, sur les épaules du jeune garçon, ses deux mains. Quand sa bouche ne souriait plus, les candides yeux gardaient la lumière du sourire. Cette lumière était la grâce unique d'un visage commun, d'une mine basse, dévorée par la barbe mal rasée: les cheveux drus et plantés bas diminuaient le front. L'abbé, du premier coup d'œil, vit le trouble de Claude, mais il le laissait venir et cependant parlait de cette Fête-Dieu: Une belle journée! Tout son patronage avait communié; tous ses drôles avaient entouré le Saint-Sacrement:

—Mais le plus beau, Claude, c'est que tout à l'heure, après les avoir quittés, je monte à la tribune de l'orgue pour ranger les partitions, et qu'est-ce que je vois dans la nef, en adoration devant le Saint-Sacrement? Raymond Paillac et Bordes. Ils ne savaient pas que j'étais là. On ne pourra pas dire qu'ils venaient pour me faire plaisir.

—Oui, l'abbé, vous faites une œuvre extraordinaire.

Le vicaire, inquiet de s'être enorgueilli, protesta que la gloire en était non à lui, mais au Père:

—Et toi, Claude, je ne te vois plus; qu'y a-t-il encore?

Claude cherchait ses mots et dit enfin très vite, comme un enfant qui, en confession, lâche en hâte le péché difficile:

—L'abbé, j'aurais besoin de cinquante francs.

—Cinquante francs? Comme tu y vas!

—C'est difficile à vous expliquer... Il me semble que je ne pourrai jamais me faire entendre...

—Nous verrons bien, reprit l'abbé simplement. Dis toujours ton histoire. Pour nous assister, il est une autre lumière que celle de mon pauvre entendement. Parle donc sans crainte, mon enfant. Quelqu'un est là, entre nous, qui sait de toute éternité quels secours tu viens chercher dans cette chambre.

Alors Claude passa de l'inquiétude à la plus grande confiance. Il s'était souvent dit qu'à l'heure de la mort, beaucoup d'ouvriers devaient songer que, dans leur existence misérable, jamais ils n'avaient été pris au sérieux que par ce vicaire de faubourg qui, lorsqu'ils avaient douze ans, les faisait jouer au ballon, le dimanche, et au retour les obligeait de se confier.

Et voilà qu'il parlait lui aussi avec abondance et sans gêne aucune. Déjà il avait entretenu l'abbé d'Edward; et cela lui rendait son récit plus aisé. L'abbé ne l'interrompit pas, mais comme Claude lui tendait la lettre de Châlons, il la prit, fixa sur elle les yeux, bien plus longtemps qu'il n'était nécessaire pour la lire. Cependant Claude disait:

—Il y a en moi une force qui me presse, bonne ou mauvaise? de me rendre à cet appel. C'est de vous que j'en attends l'assurance, l'abbé. Si vous m'avancez l'argent, il y aura encore à braver mon père. Et que se passera-t-il à Châlons? Je n'ose y penser. Mais il faut que j'y aille, n'est-ce-pas?

L'abbé se leva sans mot dire, ouvrit un tiroir, y prit une boîte de médicament qui contenait de la menue monnaie et deux billets de cinquante francs; il en tendit un à Claude.

—Je vous le rendrai petit à petit sur mes journées.

Une tête d'enfant parut dans l'entre-bâillement de la porte:

—Monsieur l'abbé on vous demande en bas; c'est pour Seconde Hugon, on croit qu'elle va passer.

Bien que le soleil fût couché, Claude, à travers ses espadrilles, sentait encore la route chaude. Devait-il prendre le train le soir même sans avertir son père? La prudence eût été sans doute de ne pas s'exposer à une nouvelle dispute. D'autant qu'il ne fallait pas perdre un jour: Edward avait fixé, comme limite dernière, le dimanche à minuit. Claude calculait que, pour parer à tout retard éventuel, il fallait qu'il quittât Toulenne par le train de vingt-deux heures, qu'il prît le lendemain matin le train de Paris; ainsi serait-il à Châlons samedi matin au plus tard. Mais l'assentiment de l'abbé Paulet l'avait empli d'une telle confiance qu'il lui parut indigne de rien dissimuler à son père; non! pas de mensonges, aucune tromperie avant ce départ, ce mystique embarquement...

Favereau était assis sur le banc du seuil avec Maria de qui les mains au repos croisées contre le tablier de cotonnade disaient le jour de fête où l'on n'œuvre pas. Elle cria à son fils qu'ils avaient fini de souper, mais elle avait mis de côté pour lui de la soupe et du confit.

—Regarde-moi ça, dit Favereau, quand on songe à courir la pretentaine, on en perd le boire et le manger. Allons, va te mettre à table.

—Je n'ai pas faim, père.

Favereau crut que Claude boudait. Il prit son ton d'ancien sergent pour dire que ces manières-là ne prenaient pas avec lui. Claude regarda ce front comprimé et ces joues larges du bas. Il dit doucement:

—L'idée de prendre le train me coupe l'appétit. Ne te fâche pas, je ne suis plus un gosse, je sais ce que j'ai à faire. Il faut que je parte ce soir.

—Il faut que tu partes?

La fureur l'étranglait, mais il retrouva son ton goguenard pour-dire:

—Tu voyageras à l'œil, peut-être?

—Ne t'inquiète pas, j'ai ce qu'il me faut.

—Ah! tu as trouvé de l'argent? mais moi je te jure que tu ne partiras pas. Qui commande ici? Ce n'est pas un morveux qui me fera changer quand j'ai dit quoique chose. Ce que j'ai dit, je l'ai dit.

Il était debout et brutalement repoussa Maria qui voulait s'interposer. Claude sentait lui aussi la colère l'envahir. Il bouscula son père et s'engagea dans l'escalier. Favereau, comme un vieux dogue, s'attacha à ses chausses.

—Tu ne partiras pas! Ou si tu pars, tu ne reviendras pas.

Claude entra dans sa chambre à reculons. Son père se taisait maintenant, calmé soudain par une idée qui lui était venue. Le jeune homme s'était assis sur son lit, sans quitter des yeux Favereau. Tout à coup, le vieux prit la clef de la porte qu'il tira vivement à lui et, avant que Claude ait pu intervenir, la clef avait tourné dans la serrure: il était prisonnier.

—Pars, mon petit, pars. Jette-toi par la fenêtre si ça te chante. Ce n'est pas toujours ce soir que tu prendras le train.

Il descendit. Claude secouait la porte. Le vieux trouva sa femme tremblante aux écoutes. Il riait, mais avec sa figure mauvaise:

—Apporte-moi un litre.

—Mais, Favereau, le petit...

—Apporte-moi un litre, que j'ai dit.

La femme obéit sans ajouter un mot. Il but toute la soirée. Aucun bruit ne venait de la chambre où Claude était enfermé.


XVI

Edith s'éveilla et d'abord se souvint que Mme Tziegel ne l'avait pas invitée à son dîner Gennaro: depuis que le grand poète dalmate était à Paris, les gens du monde se disputaient l'honneur de le nourrir. Sans doute prenait-il chaque jour ses repas dans une maison différente, mais Edith avait pointé minutieusement les tables où il lui restait quelque chance de s'asseoir: il lui était apparu qu'on ne l'invitait guère qu'en bouche-trou, par téléphone, ou pour de petits dîners impromptus; de la seule Mme Tziegel, il n'était pas présomptueux d'attendre un signe. Le fait de n'avoir pas dîné une seule fois avec Gennaro rendait sa situation de muse du grand monde difficile et même ridicule. Une invitation in extremis demeurait possible. Edith savait son amie assez rosse pour la laisser longtemps macérer dans l'angoisse. Elle résolut de ne téléphoner à personne afin que, le cas échéant, Mme Tziegel ne trouvât pas la ligne occupée. Elle se leva, passa une robe de chambre, s'assit devant sa glace et, sans indulgence, s'examina. Edith se connut une grande lassitude: son faux luxe l'écrasait. C'est accablant de mener la vie des grandes dames qui ont des femmes de chambre pour les habiller, des autos pour leurs visites et leurs sorties du soir et qui, à toute heure de la nuit, trouvent la limousine glissante et douce dans le désert du Paris nocturne. Chez elles, tout les attend afin qu'elles passent du cabinet de toilette où l'eau est toujours chaude, au lit où se dissipent les fumées du Cliquot. Mais cette existence accable une jeune femme qui, par calcul, doit plaire à telle dame, la faire inviter partout, uniquement parce qu'habitant le même quartier, cette personne possède l'auto qui facilite les retours. Edith considérait son triste corps du matin. Une crise de rhumatismes aigus retenant au lit la mère Gonzalès, elle avait perdu son unique servante.

—Mademoiselle, c'est l'eau chaude et le courrier.

Elle entendit derrière la porte le bruit du broc que posait la femme de service, chercha vivement parmi les lettres une enveloppe aux armes de Mme Tziegel. L'écriture d'Edward l'étonna et, à cette minute d'abandon, lui fit plaisir. Elle lut, sans la comprendre d'abord, la formule qui, à l'autre bout de la France, irait bouleverser Claude. Peu à peu, le sens de cet appel se découvrit à sa pensée et, comme depuis une heure, la jeune femme s'attendrissait sur elle-même, il lui fut facile de s'attendrir sur son amant. Dans un jour heureux, elle aurait haussé les épaules et souri; vaincue, elle se sentit pitoyable à ce vaincu. Non qu'Edith crût, au fond, qu'il accomplirait sa menace, mais il devait tant souffrir! L'humiliée se réjouit de tenir une telle place dans la vie d'un homme. Pratique, et ayant un sens très vif de la précarité de sa vie, elle décida sur-le-champ de renouer avec Edward, et construisait déjà tout un plan d'existence loin de ce gratin pire qu'aucune franc-maçonnerie. Elle consulta l'indicateur, décida de partir le soir même ou le lendemain: au lieu de s'asseoir à une table de snobs, elle roulerait vers son amant désespéré. Ce contraste l'ennoblit à ses propres yeux; elle se sentit supérieure aux gens du monde, s'attendrit, s'admira, à la fois honteuse et flattée que son attitude au restaurant italien ait suffi à bouleverser ainsi le triste Edward; heureuse de cette diversion, elle s'y donnait toute, avec son instinct de fille pratique, de lutteuse.

Edith s'était étendue sur le lit, rendu à ses fonctions diurnes de divan. La sonnerie du téléphone la mit debout. Sa main tremblante ne réussissait pas à décrocher le récepteur. O joie! c'était bien la voix de Mme Tziegel:

—A quoi pensais-je, ma chère? Vous ai-je dit que je comptais sur vous pour déjeuner avec Gennaro... Non, pas aujourd'hui... Après-demain matin... Oui, vendredi.

—Mais je n'y comptais pas du tout, chère amie... D'ailleurs, Mme Obligado devait me faire déjeuner cette semaine avec le grand homme.

Mme Tziegel savait qu'il n'en était rien et fut au moment de répondre qu'étant très à court de places, elle retirait son invitation puisque Edith devait rencontrer ailleurs le poète. Tout de même, elle hésita: cruelle certes, elle n'aimait pas que sa cruauté lui attirât des jérémiades:

—Vous le verrez donc deux fois, chère amie.

Edith se dit qu'elle partirait pour Châlons le vendredi soir et arriverait ainsi vingt-quatre heures avant le rendez-vous fixé. Puis elle ne pensa plus qu'à sa toilette.

Le grand homme reprenait de chaque plat, s'épanouissait, reniflait sa provende d'encens, emmagasinait des hommages, de quoi nourrir son contentement de soi pendant ses huit mois de Dalmatie. Il grasseyait, s'écoutait, content de ce qu'il faisait plus rire à Paris que chez lui et ne discernant pas qu'on y riait bien plus de sa mimique et de son accent que de ses anecdotes. Edith, déjà émue par des coupes de champagne aux fruits, inclinait sa tête enflammée et promenait, d'un geste préraphaélique, un lis sur ses narines; elle était là, elle «en était». Un jeune peintre expliquait à Gennaro le cubisme:

—Je vois d'abord des tons, comprenez-vous? Ensuite je les illustre avec de quelconques figures: une pipe, un tuyau. Je construis ma toile. J'y établis un ordre où ma vie intérieure s'exprime. Il y a des papiers de tenture, dans les lieux d'aisance des maisons de campagne, ils sont d'un adorable bleu. Ce n'est pas la peine de reproduire les diamants de la Couronne, n'est-ce pas? mais tel cartonnage d'un vieux livre de comptes, une pipe m'importe autant qu'une Sainte Famille, comprenez-vous?

Non, le poète ne comprenait pas. Il est vrai qu'il n'écoutait guère: sa voisine le troublait parce qu'il aimait les pêches mûres; manquant d'usage, il ne savait pas cacher son trouble. Les cheveux blancs de cette Bolivienne donnaient un aspect miraculeux à ses clairs yeux d'enfant.

A travers des sensations confuses, mêlées et délicieuses, Edith voyait dans un éclair son voyage du lendemain, mais dépouillé de tout son charme: elle ne s'y était complue que comme à un pis-aller en une minute d'abandon; à cette table, parmi ce luxe, d'imaginer seulement ce départ à six heures, l'attente à la gare de l'Est, l'arrivée dans une ville étrangère et surtout «la scène à faire», quel dégoût! Pourtant il y fallait aller. Certes, elle irait. Mais pourquoi gâterait-elle, avec cette perspective d'un lugubre voyage, le beau plaisir d'aujourd'hui?

La Bolivienne projetait dimanche un déjeuner à Versailles. Le grand homme assura qu'il s'était réservé cette journée pour classer des notes, mais il ne résista guère à la pressante et presque tendre invitation de sa voisine:

—Donc, nous nous retrouverons tous dimanche à une heure, au Trianon Palace.

Une voix faible, celle d'Edith, répondit:

—Je crois que je ne suis pas libre.

Mme Tziegel déclara qu'on était toujours libre pour un plaisir: elle se flattait d'avoir décommandé une audience particulière au Vatican... Edith ne répondit rien, hésitante en apparence, au fond, certaine déjà de sa défaite. A la hâte, elle accumulait des raisons; quelle folie de partir sur une lettre, d'obéir à un caprice de cet insupportable garçon, à moins que ce ne fut un de ces tours à quoi il se complaisait; toujours il avait aimé cette sensation de tenir les gens au bout de ses fils et de les manœuvrer à sa guise: «Comme une sotte, j'allais donner encore dans le panneau.» Edith avait le don de ne voir les choses que déformées par ses nécessités du moment; et de même qu'au reçu de la lettre d'Edward, elle n'avait même pas songé à ne pas la prendre au sérieux, parce qu'à cette minute le drame était le bienvenu dans sa pauvre journée de laissée-pour-compte, elle n'y voyait plus qu'une mystification à cet instant où sa nature de soupeuse se dilatait. Si un pressentiment tragique lui serrait le cœur, au lieu de le chasser, elle s'efforçait de l'apprivoiser, de le regarder en face, de se rappeler qu'il faut être dur, ne s'embarrasser d'aucun être, que les autres sont nos jouets éternels. Elle croyait que c'était du Nietzche; toujours la portèrent à philosopher ses excès de champagne.

Edward avait garni de serviettes un lit douteux où il s'étendit. Le ciel pluvieux hâtait la venue du crépuscule. Il écoutait de larges gouttes sur le zinc des toits. Le bruit d'une troupe armée retentit, dans la rue, et il renifla cette odeur de cuir, d'astiquage et d'hommes, l'odeur militaire, il fumait des cigarettes opiacées afin que la fumée lui dérobât l'aspect de cette chambre. On ne viendrait pas. Personne ne viendrait. Il le savait maintenant, sans songer à s'en étonner ni même à le regretter: il avait le sentiment d'habiter un lieu inaccessible qu'aucun humain, désormais, ne pouvait atteindre. Il résolut de s'enfoncer dans les jours finis, de fuir par anticipation la vie au plus épais du passé touffu afin que, lorsque la mort viendrait, il ait fait déjà beaucoup de pas au-devant d'elle. Indifférent à tout, dans l'ombre du tombeau, les souvenirs de sa petite enfance l'aspiraient comme pour un enlisement. Mêlée aux relents des rideaux, de la table de nuit, du seau de toilette, la fumée composait une odeur intolérable. Mais les sensations si puissantes naguère sur Edward, la volonté de mourir l'en délivrait. Être décidé à mourir, c'est d'avance ne plus donner à la vie aucune prise sur nous. Cependant il cherchait dans son passé un coin de fraîcheur, de verdure où reposer ses yeux. Il essayait de fixer une minute heureuse. Il se souvenait de ses amitiés d'adolescent, il cherchait des visages, il s'étonnait de son inlassable bonne volonté à s'émouvoir autour des plus pauvres êtres, des plus vaines femmes. Il ne revenait point de sa toute puissance à transformer, à repétrir, selon son modèle intérieur, ces cœurs sur lesquels il avait jeté son dévolu. Et comme, douloureusement, il avait ensuite défendu contre la réalité ces imaginations que l'être choisi détruisait lui-même! Trop de désenchantements l'avaient durci... Curieusement, il osait regarder en lui à la place de ses vices: il les reconnaissait, il osait les dévisager, et celui-là dont il n'avait pas encore prononcé le nom, et cet autre auquel il n'avait jamais cédé, dont il ne s'était jamais avoué à lui-même la présence: germe enfoui, ignoré de tous et de son propre cœur. Ah! connaissance exacte de soi! Bas fonds tragiquement révélés! Il se rappela que le brusque éclair des confidences avait éclairé, chez des êtres proches, les mêmes abîmes ou d'autres profondeurs plus effrayantes; et c'est pourquoi il ne s'étonnait plus de son indulgence pour toutes les débauches avouées et secrètes. Plus d'hypocrisie maintenant, devant cette nuit épaisse de la mort, au seuil du sommeil sans réveil et de l'anéantissement; il prononça ce dernier mot à mi-voix, il y trouvait un goût délicieux, une sensation de vertigineuse et douce chute.

Edward pensa à des personnes mortes qu'il avait aimées: eût-il été heureux de croire, comme un chrétien, qu'il allait les rejoindre enfin? Non, non: il les avait aimées périssables, sous leur forme périssable, peut-être pour ce qu'il y avait en elles de pire. Et maintenant, il considérait toutes ces vies parallèles à la sienne, et qui s'étaient jetées dans la mort, avaient atteint, avant lui-même, cette plage rongée de néant. Ceux qu'il laissait derrière lui, ah! que lui importait! D'avance, il les imagina vieillissant, grotesques; il s'abandonna, lui qui allait mourir à vingt-six ans, qui était sûr maintenant de mourir à vingt-six ans, à sa haine, à son dégoût de la femme et de l'homme d'âge, l'être à ventre, à crâne nu, la bouche pleine d'odeur de cigare qui en masque une autre, et leur abjecte suffisance, ce contentement de soi des gens arrivés, et leurs yeux où des passions hurlaient la faim maintenant qu'il était trop tard pour les assouvir. La pensée d'Edward alla vers ce Paris qu'il avait tant aimé: il se rappela un soir, au fond d'une baignoire, sa bouche s'appuyait contre une épaule tandis que Nijinski s'envolait par la fenêtre ouverte sur la nuit artificielle. Il revit des bars, chacun avec son atmosphère, son odeur et chacun l'attirait à des heures différentes de la nuit: dans celui-là, tel cocktail était inimitable, et dans cet autre il y avait la présence réelle d'un vice à qui il était consacré. Il se souvint des musiques qui aidaient ses passions à jouir d'elles-mêmes, cet andante de Schubert qu'il exigeait que May lui jouât chaque soir et cette rengaine russe qu'il cherchait de concert en concert. Il évoqua le temps de son ambition juvénile, alors qu'il souhaitait ensemble l'adoration des jeunes gens et des cénacles et aussi l'applaudissement de la foule, toutes les grandeurs de chair: soirs où il périssait de rage à la pensée de ne rien faire pour son avancement. Il eût voulu vivre dans des millions de cœurs. Mais, au service de cet appétit infini, aucun vouloir, et parce qu'il sentait son impuissance à le satisfaire, ce goût du triomphe, qui en aide tant d'autres à vivre, était devenu le complice de toutes ces forces de destruction. Il lui semblait que de se tuer l'aiderait à ne pas mourir dans la mémoire des hommes: «Il faut, ricanaît-il, se suicider pour se survivre.»

La lumière de ce dimanche de juin enveloppe les tables en fleurs du Trianon Palace. L'orchestre joue en sourdine assez pour ne pas couvrir la voix de Gennaro qui récite à mi-voix un poème: comme dans La Cène du Vinci les têtes des apôtres, tous les convives se penchent, attentifs, vers le poète. Edith regarde, par la porte-fenêtre, une avenue majestueuse d'ormes, étrangère à cette joie, occupée à créer les rues de ce Châlons où elle n'est jamais allée, cette chambre d'hôtel qu'elle imagine dans ses plus menus détails et qui ne ressemble à aucune de celles qu'elle a déjà traversées. Elle y voit Edward couché: endormi? malade? comment savoir? Un peu de son amour lui revient, son amour de femme plus âgée, plus forte que le bien-aimé. Elle se souvient qu'elle l'appelait: mon petit: et voilà qu'il criait vers elle, pour ne pas mourir.

Gennaro se tut. Chacun cherchait le mot à dire. Une dame assura que pour un rien elle aurait pleuré. Mme Tziegel se dépêcha de finir sa glace. On s'était mis à table très tard, des domestiques baissèrent les stores. Des autos commençaient de trépider doucement devant le perron de l'hôtel.

Ce n'était plus la peine de partir maintenant, songeait Edith: Edward n'avait-il pas fixé ce dimanche soir comme délai dernier? Mais ne pourrait-elle atteindre Châlons dans la nuit ou, au moins, au petit jour avant qu'il se fût décidé? Si, il était temps encore: on s'accorde toujours le quart d'heure de grâce. Edith jouissait de son angoisse, de cette certitude soudaine de n'être pas un monstre. Il restait encore, dans son assiette, des fraises. Elle se leva, prétexta un rendez-vous urgent, se glissa entre les tables. Elle n'avait pas atteint la porte, qu'on étouffa de rire: Mme Tziegel nota qu'Edith les avait accoutumés à plus de prudence, à mieux cacher son jeu. Il fallait qu'elle fût bien prise, cette fois: qui donc allait-elle rejoindre? On ne court ainsi qu'à un deuxième rendez-vous, quand le premier a dépassé toute attente. Comme Jacques Berbinot, seul, ne riait pas et laissait, lui aussi, ses fraises, chacun sentit qu'il fallait que la conversation changeât.


XVII

D'un sommeil de cauchemar, Claude émergea. Sa cheville lui faisait mal; il brûlait de fièvre. Quelle était cette chambre? Des cœurs dessinés dans les volets clos fusait la lumière d'un matin d'été. Des cris d'hirondelles entouraient cette maison inconnue. Alors, tout à coup, il se rappela ses efforts pour briser la porte que son père avait verrouillée, son évasion par la fenêtre, sa course à minuit sur les toits, et qu'il était descendu au long d'une poutre du hangar mais, se croyant plus rapproché du sol, il avait sauté trop tôt et tomba mal. En dépit de sa cheville foulée, comment put-il se traîner jusqu'à Toulenne? A l'aube, il atteignit les premières maisons et s'arrêta dans une auberge où il n'était pas connu; à peine eut-il la force de commander un bol de café chaud. Il raconta à l'hôtesse que, venu de la campagne pour acheter une vache, il s'était foulé le pied en route; elle lui offrit un lit; le jeune homme résolut de se reposer jusqu'au train du soir. Il n'osa demander le docteur qui connaissait les Favereau et comprima lui-même sa cheville. Vers quatre heures, il s'éveilla, prit un peu de bouillon, et de nouveau l'abattit un lourd sommeil de fièvre. Il perdit conscience du temps. Le soir vint, des rires résonnèrent dans l'estaminet, des billes furent entrechoquées sur le billard. Claude voyait deux bras tendus, une face douloureuse; la tête d'Edward creusait un oreiller; ses cheveux blonds étaient souillés de sang. Claude n'était-il pas dans le train?... Le train l'emportait vers Châlons, le berçait, il pouvait dormir tranquille maintenant.

Éveillé, il s'affola, songeant aux heures perdues. La campagne était pleine de cris de coqs. L'hôtesse, l'ayant entendu geindre, entra avec un bol de café au lait. Claude, hagard, lui demanda:

—Quel jour sommes-nous?

—Eh té! c'est samedi, jour du marché.

Samedi! Il fallait atteindre Châlons, coûte que coûte, le lendemain soir. Claude essaya de se lever: sa cheville allait mieux mais il grelottait de fièvre. Il fit un peu de toilette. L'hôtesse qui allait au marché le prit dans sa carriole et consentit à le déposer devant la gare. Pourvu qu'il n'y trouvai pas son père! Non, Favereau n'était pas là. Mais il fallût parler à la marchande de journaux, serrer la main du contrôleur. Il raconta qu'il allait consulter un médecin de Bordeaux; un employé l'installa dans le wagon: c'était un train omnibus et Claude refit, en sens inverse, le même trajet que l'année dernière. De quel cœur ardent et confiant, alors, il s'en allait vers Lur! Aujourd'hui, il ne regarde pas aux portières.

A Bordeaux, il se traîne jusqu'au guichet, prend son billet, s'installe sur un canapé de la salle d'attente. Il faut rester là plusieurs heures; il n'a pas faim: son corps est brûlant; il a peur de s'évanouir. Puis vient la tentation du sommeil, cet appel irrésistible, ce poids écrasant sur les paupières; il lutte, il dormira dans le train. Pour ne pas succomber, Claude cherche la buvette, demande un verre de rhum qu'ensuite il va vomir aux lieux d'aisances. Des porteurs poussent des chariots, dispersent des groupes de voyageurs. La terre tremble à l'entrée en gare d'un convoi énorme et noir qui s'immobilise; Claude, les coudes aux genoux, tient entre ses deux mains sa tête. Le train de Paris ne fut formé qu'à sept heures. Affalé dans un coin du compartiment, le jeune homme se laissa glisser, s'abandonna, perdit conscience. Des gens montèrent; on déplia des provisions, une odeur de charcuterie et de peau d'orange lui souleva le cœur, l'obligea d'ouvrir la fenêtre. Quelqu'un se plaignit du froid. Les arrêts brusques interrompaient son cauchemar. A Poitiers, deux sœurs de Saint-Vincent-de-Paul s'assirent en face de lui. Elles l'observaient: la plus âgée lui demanda s'il était souffrant. Les autres voyageurs, qui ne lui avaient prêté aucune attention, s'apitoyèrent. La plus jeune des religieuses avait de l'aspirine dans son cabas et lui en fit absorber deux comprimés; à Saint-Pierre-les-Corps, bien que la buvette fût fermée, elle revint avec une tasse de lait chaud. Claude se sentait moins perdu à l'abri de ces ailes immaculées et s'endormit plus calme.

Un arrêt du train de nouveau l'éveilla. Il se sentit beaucoup mieux. Le soleil se levait sur la Beauce monotone. Aucune gare. Quelqu'un parlait d'une panne à la machine. Des voyageurs étaient descendus. On attendait des Aubrais une locomotive de secours. On aurait un retard de trois heures au moins. Claude prit dans sa poche un indicateur froissé. Son doigt tremblant se posa sur le mot Châlons. Il manquerait la correspondance; il eut la certitude qu'il fallait qu'il la manquât. Lorsque enfin le train se remit en marche, le sort en était jeté; aucune puissance au monde ne l'empêcherait d'arriver trop tard.

—Comment, vous sentez-vous, Monsieur? demanda la sœur. Elle hocha la tête avec inquiétude parce que le jeune homme répondit:

—Je vais bien maintenant. Il n'est plus nécessaire que je sois malade.

Claude reconnaît de loin l'hôtel de la Cloche parce qu'à cette heure matinale le vestibule est ouvert sur la rue et qu'un groupe de servantes s'y agite. A peine entré, il prononce le nom d'Edward Dupont-Gunther. La gérante, en robe de chambre, et sa maigre tresse flottant sur son dos, descend l'escalier:

—Vous êtes un parent, Monsieur?

Sa figure s'éclaire, les formalités vont devenir bien simples et il n'y aura pas à s'inquiéter pour les frais.

—Je suis un ami. J'ai été averti par une lettre. J'arrive trop tard?

—Il vit encore, Monsieur. Il repose. Le docteur l'a pansé. Un si beau jeune homme! Il paraît qu'il n'y a pas d'espoir. La balle a dévié mais le cerveau est intéressé. Quand j'ai entendu cette détonation, à minuit, je n'étais pas encore couchée. Mon mari me dit: «Mais on a tiré un coup de revolver dans la maison!» Il n'osait pas se lever, alors moi...

Claude l'interrompt, s'informe de l'étage et du numéro de la chambre. Il monte seul; il pense qu'Edward a gravi hier pour la dernière fois ces marches sordides. Il hésite devant la porte, se décide. D'abord, sous le bandage blanc qui enveloppe le crâne et une partie du visage, il voit deux yeux large ouverts, et puis une voix plaintive, puérile, qu'il ne reconnaît pas, s'élève:

—Qu'y a-t-il? que s'est-il passé? il faut tout me dire. Je suis à Lur, peut-être, puisque te voilà.

La poitrine se soulève et s'abaisse. Autour des lèvres exsangues, la barbe a poussé. Claude dit enfin:

—Je n'arrive pas trop tard: vous êtes vivant.

Le blessé porte une main tâtonnante à son bandage, tourne un peu la tête avec un gémissement, découvre une large tache écarlate. Il ne regarde plus Claude. Il répète: Mais qu'y a-t-il, qu'y a-t-il? Et tout à coup:

—Je vais mourir.

Il prend la main de Claude, la serre avec le geste d'un enfant qui a peur. Il le supplie de ne plus le quitter, de rester là toujours. Claude sent les ongles de l'agonisant dans sa chair. Du temps passe. Edward voit les lèvres de Claude remuer. Il dit:

—Claude, à qui parles-tu?

Il comprend que le jeune homme prie et, du fond de son enfance protestante, cette parole lui revient:

—La Foi nous sauve.

—La Foi et aussi le repentir qui est l'amour. Voulez-vous prier?

Claude arrache sa main à l'étreinte du moribond; il lui joint les doigts et à voix haute, détache chaque parole du Notre Père qu'Edward répète après lui. Quand c'est fini, le mourant dit encore:

—Il y a quelqu'un...

Puis il divagua doucement. Le médecin apporta de la glace et une calotte en caoutchouc. Il dit qu'à Paris, on aurait pu tenter une trépanation. Edward ne paraissait plus souffrir. Une heure passa. Du rez-de-chaussée montait un murmure de conversations. Dans le couloir, des pas rôdèrent. Claude entr'ouvrit la porte et, dans la pénombre, vit un monsieur qui dit très vite:

—Excusez-moi, je suis le correspondant du Châlons-Journal...

Claude referma la porte. Un instant après, l'hôtesse se présenta et attira le jeune homme dans un coin de la chambre: elle avait cru bien faire, quoi que tout ne fut pas fini encore, d'avertir les pompes funèbres. Le commissaire de police était déjà venu. Il faudrait attendre la fin de l'enquête, après quoi on enlèverait le corps immédiatement,—dans un hôtel, n'est-ce pas?—Sans doute la famille le ferait transporter à Bordeaux. Les pompes funèbres se chargent de toutes les démarches.

Elle avait élevé la voix. On n'entendait plus respirer l'agonisant. Quand elle se tut, un silence effrayant emplit la chambre. Claude revint vers le lit. Les yeux d'Edward ne voyaient plus rien du monde.

Au télégramme qu'il adressa à Firmin Pacaud, Claude reçoit une réponse dont il se scandalise: Bertie Dupont-Gunther ne désire pas contempler une dernière fois le visage de son fils; May est fatiguée—sans doute un début de grossesse.—Ses affaires retiennent Firmin Pacaud. Enfin on espère que Claude se chargera de la mise en bière, du transport à Bordeaux. Un mandat télégraphique lui parvient: «Pour qu'il fasse convenablement les choses».

Les volets sont mi-clos, la fenêtre entr'ouverte, un jour brûlant s'annonce: il serait grand temps que le cercueil arrivât. Claude ne sait pas s'il imagine cette odeur... Il a fallu jeter sur le visage et sur les cireuses mains une gaze à cause des mouches. La gérante, à chaque instant, intervient «pour qu'on débarrasse la chambre au plus vite». Ces pauvres soucis absorbent le jeune homme. Un pas dans le corridor, un froissement de robe: la gérante encore, sans doute! Et voici qu'entre une dame que d'abord Claude ne reconnaît pas: un manteau de voyage kaki, étroit du bas, avec un seul bouton; le chapeau qui est un turban; cet air d'odalisque des femmes de 1914: Edith Gonzalès. Elle prend la main de Claude avec expression, soupire: «Si j'avais su!» s'approche du lit, «s'écroule», murmure distinctement le mot de pardon, et enfin pleure.

Claude s'étonne: son jeune maître serait-il mort à cause de cette femme? Il serre les poings, puis hausse les épaules: Edith fut tout au plus le prétexte que, pour céder au vertige, un malheureux se donna. A la minute où il s'y retenait, c'est cette branche-là qui a cédé; mais n'importe quelle autre, sous le poids du désespéré, se fût rompue.

Tous les gestes de cette femme lui semblent des simagrées. Pourtant Edith verse de vraies larmes, elle soulève un coin de la gaze, se penche, recule; moins à cause des cotons dans les narines, de la mentonnière qui soutient la mâchoire, que parce qu'elle ne le reconnaît pas: c'est un autre tout à coup; ce visage qui n'était qu'inquiétude et que trouble, l'éternelle pacification le modèle à nouveau; le voici tel qu'il aurait pu être, ce pauvre enfant! Claude s'est rapproché aussi, éprouve le même saisissement et dit:

—Il faut contempler son ami mort pour s'apercevoir qu'on ne l'a pas connu.

Edith, malgré la chaleur dans cette chambre sombre et d'odeur louche, est prise d'un tremblement; elle a peur, elle éprouve cette répulsion des bêtes à la porte d'un abattoir et d'un air suppliant:

—Je n'ai plus rien à faire ici, n'est-ce pas?

Elle mendie la permission de s'évader.

—Vous n'avez pas besoin de moi?

Sans répondre, le jeune homme se leva, lui ouvrit la porte; elle prit la fuite.

Claude, seul, essaya de prier. La glace de l'armoire et celle qui était au-dessus de la toilette multiplièrent la forme rigide étendue sur le lit: on eût dit qu'une hécatombe de jeunes hommes emplissait la chambre. La chaleur devenait accablante. Claude pensa à la vigne; on ferait du bon vin cette année et la récolte de 1914 vaudrait celle de 1911. Des pas lourds retentirent dans l'escalier. Devant la porte, des hommes haletèrent sous le poids de la boîte de plomb.

Aux abords de Paris, l'express s'arrête. Edith regarde sur les toits la brume de juin. Un appétit sauvage de bonheur lui donne de la honte, du dégoût et comme une mouche, elle chasse de sa pensée cette petite phrase que Mme Gonzalès, la veille au soir, lui glissa, et qui l'obsède:

—Si un homme est mort pour toi, ta fortune est faite, bijou.

Malagar 1914.–Paris 1920.

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