La Chèvre Jaune
CONCLUSION.
Les femmes de la Sicile ne se piquent pas de dissimulation comme les hommes; elles ne sont pas moins passionnées qu'eux; mais au lieu d'enfermer en elles-mêmes ce qu'elles sentent, elles le témoignent au contraire avec une expansion et une vivacité extrêmes; c'est pourquoi Cicio et ses compagnons ne retrouvèrent pas dans le quartier des femmes le silence édifiant qui régnait dans l'autre partie de la maison. La plupart des pensionnaires se querellaient entre elles ou avec les personnes chargées de la surveillance. On entendait un concert de cris, de chansons, de rires et d'injures. Le docteur commença par rétablir la discipline, et après avoir prié ses hôtes de l'attendre, il entra dans la cellule où demeurait Cangia. Au bout d'un quart d'heure, il revint avec une mine consternée.
—Tout va mal, dit-il; la jeune fille n'a pas la moindre lucidité. Sa cervelle est dans un tel état de confusion que pas un souvenir n'y peut reprendre sa place. Approchez-vous et voyez si vous réussirez mieux que moi.
Cicio s'avança doucement jusque sur le seuil de la cellule, et détourna la tête avec effroi, tant le visage de sa maîtresse était méconnaissable. Une pâleur maladive avait remplacé le velouté charmant de la jeunesse et de la santé. Ce n'était plus ces belles joues fraîches, ce regard angélique, ce sourire agaçant, qui avaient enflammé le petit chevrier sous le myrte centenaire de Syracuse. Cicio n'avait plus devant les yeux qu'une pauvre fille sans beauté, sans physionomie, dont le regard morne et les traits décomposés annonçaient les ravages de la folie. Cangia s'occupait à mettre en ordre le mobilier de sa cellule, et ne faisait aucune attention aux visiteurs.
—Sa manie, dit tout bas le médecin, paraît être depuis quelques jours le goût de la symétrie.
—Mon cher patron, demanda la jeune fille, ne trouvez-vous pas que les meubles de cette chambre sont rangés comme il faut?
—Oui, mon enfant, répondit le docteur.
—Eh bien, pourquoi donc a-t-en décidé que je n'étais plus bonne à marier? N'est-ce pas pour me nuire dans l'esprit du roi, dont le fils est mon fiancé? Je saurai confondre les imposteurs.
—Ils sont déjà confondus. Ne vous fâchez pas et regardez un peu ces trois personnes que j'ai amenées ici. Reconnaissez-vous Mast'-André, votre père?
—Mast'-André, répondit Cangia, s'est noyé dans le Porto grande, à Syracuse. On ne m'en fait point accroire. Cet homme-ci est un cuisinier que l'on m'envoie.
—Et ce garçon-là, ne voyez-vous pas que c'est Cicio, votre amant?
—Je sais à qui je parle: c'est le facchino qui doit porter mes bagages. Mais voici un homme d'église: ne serait-ce pas le confesseur du roi?
—Lui-même, répondit le capucin.
—Ah! mon père, s'écria Cangia en se jetant à genoux, vous venez à propos pour m'arracher à mes bourreaux. On m'a battue, injuriée, enfermée comme une voleuse. Si cela dure, je n'ai pas longtemps à vivre. Emmenez-moi, au nom du ciel! Ne me laissez pas dans cette prison.
—Vous n'êtes pas en prison, ma fille, répondit le capucin. Je ne puis vous emmener.
—Mon père, je n'ai plus de forces; je suis perdue si vous m'abandonnez. Retournez à Naples. Dites au roi que je le supplie de me secourir. Dites surtout à l'héritier du trône, au prince qui a demandé ma main, que je l'adore, que je suis à lui pour la vie, que ma tendresse est immense comme le monde, mais qu'elle sera bientôt ensevelie avec moi. Huit jours encore; c'est le délai que je puis supporter. Passé cela, je dormirai dans la terre, et la pluie, en ruisselant sur mon corps, éteindra le feu qui dévore mon pauvre coeur.
—Point de scènes pathétiques, interrompit le docteur; point de cris ni de pleurs! éloignez-vous tous.
Le médecin enferma la fille de Mast-André dans la cellule; aussitôt Cangia monta sur la serrure de la porte, et poursuivit ses discours, en sortant ses bras et sa tête par une lucarne. Deux ruisseaux de larmes coulaient sur ses joues, et elle tendait ses mains suppliantes vers le père Christophe, en poussant des sanglots lamentables.
—Ingrate Cangia, lui dit le petit chevrier, tu as donc oublié Cicio, ton amant, et l'aimable Gheta, ma fidèle et savante chèvre jaune?
La jeune fille regarda notre héros d'un air de mépris:
—Cicio? répondit-elle: j'ai cru l'aimer autrefois; mais mon coeur s'était trompé. Je ne l'aime plus.
A ce mot cruel prononcé avec l'accent accablant de la vérité, Cicio fit deux pas en arrière, comme un soldat frappé d'une balle. Il posa une main sur ses yeux, comme le gladiateur mourant, et par un effort prodigieux de l'orgueil offensé, il releva la tête en s'écriant:
—Je suis à vous, mon père. Partons pour Syracuse.
Trois mois après, notre héros était assis sur un banc de gazon dans le magnifique jardin des capucins de Syracuse, situé sur le terrain de l'antique Acradine. Les formes élégantes du jeune novice se perdaient sous les plis de la robe de laine brune. Déjà les habitudes de la vie contemplative avaient donné à son visage une expression grave et solennelle. La fidèle chèvre jaune broutait l'herbe sous les bosquets de citronniers, en personne satisfaite du régime claustral. Le père Christophe, appuyé contre un palmier, regardait Cicio d'un air inquiet et préoccupé:
—Mon fils, dit le moine en hésitant, j'ai des nouvelles importantes à te communiquer. J'arrive de Noto, où j'ai remué ciel et terre en ta faveur. J'y ai dépensé autant de paroles que Pierre l'Hermite à prêcher la croisade. Un évêque, deux curés et le supérieur du séminaire ont plaidé ta cause auprès des autorités civiles. Nous avons réussi: ton dossier a été brûlé. Tes fautes sont oubliées pour deux motifs que j'ai su faire valoir: le premier est l'injuste accusation de vol qui t'avait poussé malgré toi dans le dérèglement; le second est la résolution que tu as prise d'expier tes erreurs sous l'habit de notre ordre. Cependant un événement imprévu va peut-être changer tes projets et m'obliger à de nouvelles démarches: une lettre du médecin de Palerme m'apprend ce matin que ta maîtresse est revenue à la raison et à la santé. Mast'-André reconnaît la validité de sa promesse de mariage et ne s'oppose plus à ton bonheur. Il dépend de toi d'obtenir tout ce que ton coeur a désiré.
—Il est trop tard, répondit Cicio. Je n'ai plus de coeur. On me l'a déchiré. Je ne retirerai pas à Dieu ce que je lui ai donné, car ce serait lui manquer de parole, comme d'autres ont fait envers moi. Je suis capucin, parce que j'ai voulu l'être.
Le père Christophe pressa les mains du novice entre les siennes.
—Mon fils, dit-il avec émotion, Dieu te tiendra compte de tant d'abnégation. Mais ce n'est pas tout: en te voyant cette sagesse au-dessus de ton âge, j'éprouve un regret amer à t'apprendre le dernier sacrifice qu'on exige encore de toi. Des rumeurs populaires… des préjugés… des accusations de sortilège…
—Quoi! s'écria Cicio, s'agit-il de ma pauvre chèvre?
—Hélas! oui, mon enfant. On l'a condamnée à un supplice barbare, afin de satisfaire de grossières superstitions. Elle sera brûlée en place publique.
—Des sots, murmura Cicio, qui, voyant que je leur échappe, veulent se donner le divertissement d'une mort. Ah! ce dernier coup est fait pour m'achever.
Le frère novice, oubliant la gravité de son nouvel habit, se mit à courir sur le gazon en appelant sa chèvre. Gheta, qui n'avait pas vu son jeune maître en belle humeur depuis trois mois, bondissait avec joie. Elle n'avait pas, comme les hommes, le don fatal de la prévoyance et ne soupçonnait point qu'on dût jamais l'arracher à son ami. Tous deux jouèrent comme des enfants, se poursuivant et se fuyant l'un l'autre; Cicio feignait de s'endormir sur l'herbe, Gheta le touchait du bout de ses cornes pour l'éveiller, et puis ils recommençaient à courir, et la chèvre exprimait son plaisir par mille gambades.
—Qu'ils sont plaisants! s'écria le capucin, et qu'on est heureux d'être jeune! c'est grand dommage de tuer cette innocente bête.
Cicio interrompit tout à coup les jeux; il embrassa sa chèvre en pleurant, et courut à la chapelle, où il demeura en prières jusqu'au soir. A l'heure où les capucins rentraient dans leurs cellules, notre héros prit le père Christophe par la manche de sa robe, et le pria d'entrer chez lui.
—Écoutez-moi, mon père, dit-il: demain au point du jour, vous aurez soin de livrer ma chèvre aux assassins, afin que je ne la voie plus. Ils m'ont tout enlevé jusqu'à mon amitié pour ce pauvre animal. J'ai perdu ma maîtresse; j'ai tenu entre mes bras ma vieille mère frappée mortellement. Je donne au ciel ma jeunesse; je lui sacrifie mes passions, mes espérances, un avenir qui paraissait vouloir s'adoucir. Tout ce que j'avais de bon, de respectable dans le coeur on me l'a sali, détruit, extirpé comme de mauvaises plantes. Mais je dois vous l'avouer, il reste encore une plante empoisonnée dont les racines sont indestructibles, ma haine pour nos oppresseurs. Il n'y aura ni grâce divine, ni pratiques religieuses, ni étude, ni conseils qui puissent m'empêcher de la satisfaire si jamais l'occasion s'en présente. C'est une passion profonde que je prétends assouvir tôt ou tard. Si vous croyez qu'elle ne doive pas habiter sous la robe que je porte, dites-le sincèrement, car pour elle je serais forcé de déposer le froc.
—Mon fils, répondit le capucin, donne à cette passion un autre nom, celui d'amour de la patrie, et ne t'embarrasse pas de ce qu'en pensera ton froc. Il y en a autant sous le mien. Je n'aime pas moins que toi la malheureuse Sicile.
—J'entends bien, reprit Cicio; mais vous vous bornez à prier Dieu pour elle, tandis que moi, je prétends faire davantage: je veux mourir pour la défendre.
—Comment! s'écria le père Christophe, tu veux combattre sous cet habit?
Cicio souleva le matelas de son lit et montra sa carabine déposée dans cette cachette. Le bon capucin posa un doigt sur sa bouche pour recommander au jeune novice la discrétion et la prudence, et il lui dit à l'oreille:
—Mon fils, le jour où tu reprendras cette arme, je marcherai à côté de toi, le crucifix à la main.
Le novice posa aussi un doigt sur sa bouche, et depuis ce moment, le père Christophe et le frère Cicio eurent souvent ensemble de longues conférences nocturnes, tandis que le reste du couvent dormait.
Le notaire Mast'-André ne se chagrina pas beaucoup du peu d'empressement du petit chevrier à faire valoir sa promesse de mariage. Cangia, au sortir de sa longue maladie, eut tant de peine à remettre en ordre ses souvenirs et ses idées, que son amour pour Cicio se trouva égaré. Un jeune avocat de Noto, qui plaida pour une famille de Syracuse, eut affaire au seigneur notaire, et s'enflamma pour la fille de Mast'-André. On n'eut garde de refuser à ce jeune homme la main de Cangia, car il avait de la fortune et de l'esprit de conduite. La romanesque jeune fille se maria par raison et par obéissance. Elle s'occupa de son ménage et vécut bien avec son mari. On m'a dit à Syracuse qu'elle avait eu des moments de tristesse qui rappelaient le temps ou elle était mezzi mutla; cependant, j'ai su depuis que le ciel avait béni son union avec le jeune avocat, en lui accordant deux beaux enfants. Les jours de mélancolie devinrent plus rares, et à présent on peut considérer la belle Angélica comme une heureuse mère. Mast'-André se félicite de ce beau résultat, et continue à jouer à la Bazzica, avec son voisin l'ordinateur.
Les autres personnages de cette histoire ont fini diversement. Malgré les hautes protections dont il se croyait assuré, le seigneur Zefirino fut pendu avec son habit de velours et ses sous-pieds, non pas à propos de la taillade, qui ne fit aucun bruit, mais pour avoir déplu à la maîtresse d'un sous-intendant napolitain[3].
[Note 3: Au sujet de la taillade, le consul-général de France adressa une plainte à l'intendance de Palerme. Il n'obtint d'autre satisfaction que cette réponse: «Que voulez-vous? c'est une affaire de femme.» (Historique.)]
Don Polyphème et ses amis dégoûtèrent par leurs exploits les étrangers de parcourir l'intérieur de la Sicile, et ne trouvèrent plus d'Anglais à dévaliser. Ils s'ennuyèrent d'une vie de brigandage qui n'offrait plus de bénéfices, et se convertirent par désoeuvrement. Les dangers de la pêche du corail, en Barbarie, leur fournirent assez d'émotions pour occuper leur esprit, et ils s'embarquèrent sur des speronares.
Quant à la pauvre Gheta, semblable à l'âne de la fable, elle paya pour les fautes d'autrui. On l'accusa de toutes sortes de crimes dont elle ne sut pas se défendre. On la mena solennellement au bûcher, tambours battants. Elle mourut innocente et vierge, comme Jeanne d'Arc; mais son âme irritée ne pardonna pas aux hommes leur lâche injustice. Le fantôme de la chèvre jaune est devenu lutin des chemins, et revient encore à cette heure épouvanter les passants dans les montagnes de Saint-Philippe-d'Argyre, en dansant des saltarelles infernales sur les rochers, au clair de la lune. Un muletier de Messine, dont je fis la connaissance en avril 1843, m'a assuré que la rencontre de la chèvre jaune lui avait plus d'une fois porté malheur. Ce muletier me procura l'honneur d'être présenté à un brigand retiré du monde, et c'est de ces deux personnes dignes de foi que je tiens le récit qu'on vient de lire.