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La Comédie humaine - Volume 01

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«Une femme est bien partout où la conduit son époux. Si elle commet des péchés par son ordre, ce ne sera pas à elle à en répondre un jour.»

Ces deux passages de l'homélie du pape le firent accuser d'irréligion par madame de Granville et par son confesseur. Mais avant que le bref n'arrivât, le substitut s'aperçut de la stricte observance des lois ecclésiastiques que sa femme lui imposait les jours maigres, et il ordonna à ses gens de lui servir du gras pendant toute l'année. Quelque déplaisir que cet ordre causât à sa femme, Granville, qui du gras et du maigre se souciait fort peu, le maintint avec une fermeté virile. La plus faible créature vivante et pensante n'est-elle pas blessée dans ce qu'elle a de plus cher quand elle accomplit, par l'instigation d'une autre volonté que la sienne, une chose qu'elle eût naturellement faite. De toutes les tyrannies, la plus odieuse est celle qui ôte perpétuellement à l'âme le mérite de ses actions et de ses pensées: on abdique sans avoir régné. La parole la plus douce à prononcer, le sentiment le plus doux à exprimer, expirent quand nous les croyons commandés. Bientôt le jeune magistrat en arriva à renoncer à recevoir ses amis, à donner une fête ou un dîner: sa maison semblait s'être couverte d'un crêpe. Une maison dont la maîtresse est dévote prend un aspect tout particulier. Les domestiques, toujours placés sous la surveillance de la femme, ne sont choisis que parmi ces personnes soi-disant pieuses qui ont des figures à elles. De même que le garçon le plus jovial entré dans la gendarmerie aura le visage gendarme, de même les gens qui s'adonnent aux pratiques de la dévotion contractent un caractère de physionomie uniforme; l'habitude de baisser les yeux, de garder une attitude de componction, les revêt d'une livrée hypocrite que les fourbes savent prendre à merveille. Puis, les dévotes forment une sorte de république, elles se connaissent toutes; les domestiques, qu'elles se recommandent les unes aux autres, sont comme une race à part conservée par elles à l'instar de ces amateurs de chevaux qui n'en admettent pas un dans leurs écuries dont l'extrait de naissance ne soit en règle. Plus les prétendus impies viennent à examiner une maison dévote, plus ils reconnaissent alors que tout y est empreint de je ne sais quelle disgrâce; ils y trouvent tout à la fois une apparence d'avarice ou de mystère comme chez les usuriers, et cette humidité parfumée d'encens qui refroidit l'atmosphère des chapelles. Cette régularité mesquine, cette pauvreté d'idées que tout trahit, ne s'exprime que par un seul mot, et ce mot est bigoterie. Dans ces sinistres et implacables maisons, la bigoterie se peint dans les meubles, dans les gravures, dans les tableaux: le parler y est bigot, le silence est bigot et les figures sont bigotes. La transformation des choses et des hommes en bigoterie est un mystère inexplicable, mais le fait est là. Chacun peut avoir observé que les bigots ne marchent pas, ne s'asseyent pas, ne parlent pas comme marchent, s'asseyent et parlent les gens du monde; chez eux l'on est gêné, chez eux l'on ne rit pas, chez eux la raideur, la symétrie règnent en tout, depuis le bonnet de la maîtresse de la maison jusqu'à sa pelote aux épingles; les regards n'y sont pas francs, les gens y semblent des ombres, et la dame du logis paraît assise sur un trône de glace. Un matin, le pauvre Granville remarqua avec douleur et tristesse tous les symptômes de la bigoterie dans sa maison. Il se rencontre de par le monde certaines sociétés où les mêmes effets existent sans être produits par les mêmes causes. L'ennui trace autour de ces maisons malheureuses un cercle d'airain qui renferme l'horreur du désert et l'infini du vide. Un ménage n'est pas alors un tombeau, mais quelque chose de pire, un couvent. Au sein de cette sphère glaciale, le magistrat considéra sa femme sans passion: il remarqua, non sans une vive peine, l'étroitesse d'idées que trahissait la manière dont les cheveux étaient implantés sur le front bas et légèrement creusé; il aperçut dans la régularité si parfaite des traits du visage je ne sais quoi d'arrêté, de rigide qui lui rendit bientôt haïssable la feinte douceur par laquelle il fut séduit. Il devina qu'un jour ces lèvres minces pourraient lui dire, un malheur arrivant: «C'est pour ton bien, mon ami.» La figure de madame de Granville prit une teinte blafarde, une expression sérieuse qui tuait la joie chez ceux qui l'approchaient. Ce changement fut-il opéré par les habitudes ascétiques d'une dévotion qui n'est pas plus la piété que l'avarice n'est l'économie, était-il produit par la sécheresse naturelle aux âmes bigotes? il serait difficile de prononcer: la beauté sans expression est peut-être une imposture. L'imperturbable sourire que la jeune femme fit contracter à son visage en regardant Granville, paraissait être chez elle une formule jésuitique de bonheur par laquelle elle croyait satisfaire à toutes les exigences du mariage; sa charité blessait, sa beauté sans passion semblait une monstruosité à ceux qui la connaissaient, et la plus douce de ses paroles impatientait; elle n'obéissait pas à des sentiments, mais à des devoirs. Il est des défauts qui, chez une femme, peuvent céder aux leçons fortes données par l'expérience ou par un mari, mais rien ne peut combattre la tyrannie des fausses idées religieuses. Une éternité bienheureuse à conquérir, mise en balance avec un plaisir mondain, triomphe de tout et fait tout supporter. N'est-ce pas l'égoïsme divinisé, le moi par-delà le tombeau? Aussi, le pape fut-il condamné au tribunal de l'infaillible chanoine et de la jeune dévote. Ne pas avoir tort est un des sentiments qui remplacent tous les autres chez ces âmes despotiques. Depuis quelque temps, il s'était établi un secret combat entre les idées des deux époux, et le jeune magistrat se fatigua bientôt d'une lutte qui ne devait jamais cesser. Quel homme, quel caractère résiste à la vue d'un visage amoureusement hypocrite, et à une remontrance catégorique opposée aux moindres volontés? Quel parti prendre contre une femme qui se sert de votre passion pour protéger son insensibilité, qui semble résolue à rester doucement inexorable, se prépare à jouer le rôle de victime avec délices, et regarde un mari comme un instrument de Dieu, comme un mal dont les flagellations lui évitent celles du purgatoire? Quelles sont les peintures par lesquelles on pourrait donner l'idée de ces femmes qui font haïr la vertu en outrant les plus doux préceptes d'une religion que saint Jean résumait par: Aimez-vous les uns les autres. Existait-il dans un magasin de modes un seul chapeau condamné à rester en étalage ou à partir pour les îles, Granville était sûr de voir sa femme s'en parer; s'il se fabriquait une étoffe d'une couleur ou d'un dessin malheureux, elle s'en affublait. Ces pauvres dévotes sont désespérantes dans leur toilette. Le manque de goût est un des défauts qui sont inséparables de la fausse dévotion. Ainsi, dans cette intime existence qui veut le plus d'expansion, Granville fut sans compagne: il alla seul dans le monde, dans les fêtes, au spectacle. Rien chez lui ne sympathisait avec lui. Un grand crucifix placé entre le lit de sa femme et le sien était là comme le symbole de sa destinée. Ne représente-t-il pas une divinité mise à mort, un homme-dieu tué dans toute la beauté de la vie et de la jeunesse? L'ivoire de cette croix avait moins de froideur qu'Angélique crucifiant son mari au nom de la vertu. Ce fut entre leurs deux lits que naquit le malheur: cette jeune femme ne voyait là que des devoirs dans les plaisirs de l'hyménée. Là, par un mercredi des cendres se leva l'observance des jeûnes, pâle et livide figure qui d'une voix brève ordonna un carême complet, sans que Granville jugeât convenable d'écrire cette fois au pape, afin d'avoir l'avis du consistoire sur la manière d'observer le carême, les quatre-temps et les veilles de grandes fêtes. Le malheur du jeune magistrat fut immense, il ne pouvait même pas se plaindre, qu'avait-il à dire? il possédait une femme jeune, jolie, attachée à ses devoirs, vertueuse, le modèle de toutes les vertus! elle accouchait chaque année d'un enfant, les nourrissait tous elle-même et les élevait dans les meilleurs principes. La charitable Angélique fut promue ange. Les vieilles femmes qui composaient la société au sein de laquelle elle vivait (car à cette époque les jeunes femmes ne s'étaient pas encore avisées de se lancer par ton dans la haute dévotion), admirèrent toutes le dévouement de madame de Granville, et la regardèrent, sinon comme une vierge, au moins comme une martyre. Elles accusaient, non pas les scrupules de la femme, mais la barbarie procréatrice du mari. Insensiblement, Granville, accablé de travail, sevré de plaisirs et fatigué du monde où il errait solitaire, tomba vers trente-deux ans dans le plus affreux marasme. La vie lui fut odieuse. Ayant une trop haute idée des obligations que lui imposait sa place pour donner l'exemple d'une vie irrégulière, il essaya de s'étourdir par le travail, et entreprit alors un grand ouvrage sur le droit. Mais il ne jouit pas long-temps de cette tranquillité monastique sur laquelle il comptait.

Lorsque la divine Angélique le vit désertant les fêtes du monde et travaillant chez lui avec une sorte de régularité, elle essaya de le convertir. Un véritable chagrin pour elle était de savoir à son mari des opinions peu chrétiennes, elle pleurait quelquefois en pensant que si son époux venait à périr, il mourrait dans l'impénitence finale, sans que jamais elle pût espérer de l'arracher aux flammes éternelles de l'enfer. Granville fut donc en butte aux petites idées, aux raisonnements vides, aux étroites pensées par lesquels sa femme, qui croyait avoir remporté une première victoire, voulut essayer d'en obtenir une seconde en le ramenant dans le giron de l'Église. Ce fut là le dernier coup. Quoi de plus affligeant que ces luttes sourdes où l'entêtement des dévotes voulait l'emporter sur la dialectique d'un magistrat? Quoi de plus effrayant à peindre que ces aigres pointilleries auxquelles les gens passionnés préfèrent des coups de poignard? Granville déserta sa maison, où tout lui devenait insupportable: ses enfants, courbés sous le despotisme froid de leur mère, n'osaient suivre leur père au spectacle, et Granville ne pouvait leur procurer aucun plaisir sans leur attirer des punitions de leur terrible mère. Cet homme si aimant fut amené à une indifférence, à un égoïsme pire que la mort. Il sauva du moins ses fils de cet enfer en les mettant de bonne heure au collége, et se réservant le droit de les diriger. Il intervenait rarement entre la mère et les filles; mais il résolut de les marier aussitôt qu'elles atteindraient l'âge de nubilité. S'il eût voulu prendre un parti violent, rien ne l'aurait justifié; sa femme, appuyée par un formidable cortége de douairières, l'aurait fait condamner par la terre entière. Granville n'eut donc d'autre ressource que de vivre dans un isolement complet; mais courbé sous la tyrannie du malheur, ses traits flétris par le chagrin et par les travaux lui déplaisaient à lui-même. Enfin, ses liaisons, son commerce avec les femmes du monde auprès desquelles il désespéra de trouver des consolations, il les redoutait.

L'histoire didactique de ce triste ménage n'offrit, pendant les treize années qui s'écoulèrent de 1807 à 1821, aucune scène digne d'être rapportée. Madame de Granville resta exactement la même du moment où elle perdit le cœur de son mari que pendant les jours où elle se disait heureuse. Elle fit des neuvaines pour prier Dieu et les saints de l'éclairer sur les défauts qui déplaisaient à son époux et de lui enseigner les moyens de ramener la brebis égarée; mais plus ses prières avaient de ferveur, moins Granville paraissait au logis. Depuis cinq ans environ, l'Avocat-Général, à qui la Restauration donna de hautes fonctions dans la magistrature, s'était logé à l'entresol de son hôtel, pour éviter de vivre avec la comtesse de Granville. Chaque matin il se passait une scène qui, s'il faut en croire les médisances du monde, se répète au sein de plus d'un ménage où elle est produite par certaines incompatibilités d'humeur, par des maladies morales ou physiques, ou par des travers qui conduisent bien des mariages aux malheurs retracés dans cette histoire. Sur les huit heures du matin, une femme de chambre, assez semblable à une religieuse, venait sonner à l'appartement du comte de Granville. Introduite dans le salon qui précédait le cabinet du magistrat, elle redisait au valet de chambre, et toujours du même ton, le message de la veille.

—Madame fait demander à monsieur le comte s'il a bien passé la nuit, et si elle aura le plaisir de déjeuner avec lui.

—Monsieur, répondait le valet de chambre après être allé parler à son maître, présente ses hommages à madame la comtesse, et la prie d'agréer ses excuses; une affaire importante l'oblige à se rendre au Palais.

Un instant après, la femme de chambre se présentait de nouveau, et demandait de la part de madame si elle aurait le bonheur de voir monsieur le comte avant son départ.—Il est parti, répondait le valet, tandis que souvent le cabriolet était encore dans la cour.

Ce dialogue par ambassadeur devint un cérémonial quotidien. Le valet de chambre de Granville, qui, favori de son maître, causa plus d'une querelle dans le ménage par son irréligion et par le relâchement de ses mœurs, se rendait même quelquefois par forme dans le cabinet où son maître n'était pas, et revenait faire les réponses d'usage. L'épouse affligée guettait toujours le retour de son mari, se mettait sur le perron afin de se trouver sur son passage et arriver devant lui comme un remords. La taquinerie vétilleuse qui anime les caractères monastiques faisait le fond de celui de madame de Granville, qui, alors âgée de trente-cinq ans, paraissait en avoir quarante. Quand, obligé par le décorum, Granville adressait la parole à sa femme ou restait à dîner au logis, heureuse de lui imposer sa présence, ses discours aigres-doux et l'insupportable ennui de sa société bigote, elle essayait alors de le mettre en faute devant ses gens et ses charitables amies. La présidence d'une cour royale fut offerte au comte de Granville, alors très-bien en cour, il pria le ministère de le laisser à Paris. Ce refus, dont les raisons ne furent connues que du Garde-des-sceaux, suggéra les plus bizarres conjectures aux intimes amies et au confesseur de la comtesse. Granville, riche de cent mille livres de rente, appartenait à l'une des meilleures maisons de la Normandie: sa nomination à une présidence était un échelon pour arriver à la pairie; d'où venait ce peu d'ambition? d'où venait l'abandon de son grand ouvrage sur le droit? d'où venait cette dissipation qui, depuis près de six années, l'avait rendu étranger à sa maison, à sa famille, à ses travaux, à tout ce qui devait lui être cher? Le confesseur de la comtesse, qui pour parvenir à un évêché comptait autant sur l'appui des maisons où il régnait que sur les services rendus à une congrégation de laquelle il fut l'un des plus ardents propagateurs, se trouva désappointé par le refus de Granville et tâcha de le calomnier par des suppositions: si monsieur le comte avait tant de répugnance pour la province, peut-être s'effrayait-il de la nécessité où il serait d'y mener une conduite régulière? forcé de donner l'exemple des bonnes mœurs, il vivrait avec la comtesse, de laquelle une passion illicite pouvait seule l'éloigner? une femme aussi pure que madame de Granville reconnaîtrait-elle jamais les dérangements survenus dans la conduite de son mari?... Les bonnes amies transformèrent en vérités ces paroles qui malheureusement n'étaient pas des hypothèses, et madame de Granville fut frappée comme d'un coup de foudre. Sans idées sur les mœurs du grand monde, ignorant l'amour et ses folies, Angélique était si loin de penser que le mariage pût comporter des incidents différents de ceux qui lui aliénèrent le cœur de Granville qu'elle le crut incapable de fautes qui pour toutes les femmes sont des crimes. Quand le comte ne réclama plus rien d'elle, elle avait imaginé que le calme dont il paraissait jouir était dans la nature; enfin, comme elle lui avait donné tout ce que son cœur pouvait renfermer d'affection pour un homme, et que les conjectures de son confesseur ruinaient complétement les illusions dont elle s'était nourrie jusqu'en ce moment, elle prit la défense de son mari, mais sans pouvoir détruire un soupçon si habilement glissé dans son âme. Ces appréhensions causèrent de tels ravages dans sa faible tête qu'elle en tomba malade, et devint la proie d'une fièvre lente. Ces événements se passaient pendant le carême de l'année 1822, elle ne voulut pas consentir à cesser ses austérités, et arriva lentement à un état de consomption qui fit trembler pour ses jours. Les regards indifférents de Granville la tuaient. Les soins et les attentions du magistrat ressemblaient à ceux qu'un neveu s'efforce de prodiguer à un vieil oncle. Quoique la comtesse eût renoncé à son système de taquinerie et de remontrances et qu'elle essayât d'accueillir son mari par de douces paroles, l'aigreur de la dévote perçait et détruisait souvent par un mot l'ouvrage d'une semaine.

Vers la fin du mois de mai, les chaudes haleines du printemps, un régime plus nourrissant que celui du carême rendirent quelques forces à madame de Granville. Un matin, au retour de la messe, elle vint s'asseoir dans son petit jardin sur un banc de pierre où les caresses du soleil lui rappelèrent les premiers jours de son mariage, elle embrassa sa vie d'un coup d'œil afin de voir en quoi elle avait pu manquer à ses devoirs de mère et d'épouse. L'abbé Fontanon apparut alors dans une agitation difficile à décrire.

—Vous serait-il arrivé quelque malheur, mon père, lui demanda-t-elle avec une filiale sollicitude.

—Ah! je voudrais, répondit le prêtre normand, que toutes les infortunes dont vous afflige la main de Dieu me fussent départies; mais, ma respectable amie, c'est des épreuves auxquelles il faut savoir vous soumettre.

—Eh! peut-il m'arriver des châtiments plus grands que ceux par lesquels sa providence m'accable en se servant de mon mari comme d'un instrument de colère?

—Préparez-vous, ma fille, à plus de mal encore que nous n'en supposions jadis avec vos pieuses amies.

—Je dois alors remercier Dieu, répondit la comtesse, de ce qu'il daigne se servir de vous pour me transmettre ses volontés, plaçant ainsi, comme toujours, les trésors de sa miséricorde auprès des fléaux de sa colère, comme jadis en bannissant Agar il lui découvrait une source dans le désert.

—Il a mesuré vos peines à la force de votre résignation et au poids de vos fautes.

—Parlez, je suis prête à tout entendre. A ces mots, la comtesse leva les yeux au ciel, et ajouta: Parlez, monsieur Fontanon.

—Depuis sept ans, monsieur Granville commet le péché d'adultère avec une concubine de laquelle il a deux enfants, et il a dissipé pour ce ménage adultérin plus de cinq cent mille francs qui devraient appartenir à sa famille légitime.

—Il faudrait que je le visse de mes propres yeux, dit la comtesse.

—Gardez-vous-en bien, s'écria l'abbé. Vous devez pardonner, ma fille, et attendre, dans la prière, que Dieu éclaire votre époux, à moins d'employer contre lui les moyens que vous offrent les lois humaines.

La longue conversation que l'abbé Fontanon eut alors avec sa pénitente produisit un changement violent dans la comtesse; elle le congédia, montra sa figure presque colorée à ses gens qui furent effrayés de son activité de folle: elle commanda d'atteler ses chevaux, ordre qu'elle donnait rarement; elle les décommanda, changea d'avis vingt fois dans la même heure; mais enfin, comme si elle prenait une grande résolution, elle partit sur les trois heures, laissant sa maison étonnée d'une si subite révolution.

—Monsieur doit-il revenir dîner, avait-elle demandé au valet de chambre à qui elle ne parlait jamais.

—Non, madame.

—L'avez-vous conduit au Palais ce matin?

—Oui, madame.

—N'est-ce pas aujourd'hui lundi?

—Oui, madame.

—On va donc maintenant au Palais le lundi.

—Que le diable t'emporte! s'écria le valet en voyant partir sa maîtresse qui dit au cocher: rue Taitbout.

Mademoiselle de Bellefeuille était en deuil et pleurait. Auprès d'elle, Roger tenait une des mains de son amie entre les siennes, gardait le silence, et regardait tour à tour le petit Charles qui ne comprenant rien au deuil de sa mère restait muet en la voyant pleurer, et le berceau où dormait Eugénie, et le visage de Caroline sur lequel la tristesse ressemblait à une pluie tombant à travers les rayons d'un joyeux soleil.

—Eh bien! oui, mon ange, dit Roger après un long silence, voilà le grand secret, je suis marié. Mais un jour, je l'espère, nous ne ferons qu'une même famille. Ma femme est depuis le mois de mars dans un état désespéré: je ne souhaite pas sa mort; mais, s'il plaît à Dieu de l'appeler à lui, je crois qu'elle sera plus heureuse dans le paradis qu'au milieu d'un monde dont ni les peines ni les plaisirs ne l'affectent.

—Combien je hais cette femme! Comment a-t-elle pu te rendre malheureux? Cependant c'est à ce malheur que je dois ma félicité.

Ses larmes se séchèrent tout à coup.

—Caroline, espérons, s'écria Roger en prenant un baiser. Ne t'effraie pas de ce qu'a pu dire cet abbé. Quoique ce confesseur de ma femme soit un homme redoutable par son influence dans la Congrégation, s'il essayait de troubler notre bonheur, je saurais prendre un parti....

—Que ferais-tu?

—Nous irions en Italie, je fuirais...

Un cri, jeté dans le salon voisin, fit à la fois frissonner le comte de Granville et trembler mademoiselle de Bellefeuille qui se précipitèrent dans le salon et y trouvèrent la comtesse évanouie. Quand madame de Granville reprit ses sens, elle soupira profondément en se voyant entre le comte et sa rivale qu'elle repoussa par un geste involontaire plein de mépris.

Mademoiselle de Bellefeuille se leva pour se retirer.

—Vous êtes chez vous, madame, restez, dit Granville en arrêtant Caroline par le bras.

Le magistrat saisit sa femme mourante, la porta jusqu'à sa voiture, et y monta près d'elle.

—Qui donc a pu vous amener à désirer ma mort, à me fuir, demanda la comtesse d'une voix faible en contemplant son mari avec autant d'indignation que de douleur. N'étais-je pas jeune, vous m'avez trouvée belle, qu'avez-vous à me reprocher? Vous ai-je trompé, n'ai-je pas été une épouse vertueuse et sage? Mon cœur n'a conservé que votre image, mes oreilles n'ont entendu que votre voix. A quel devoir ai-je manqué, que vous ai-je refusé?

—Le bonheur, répondit le comte d'une voix ferme. Vous le savez, madame, il est deux manières de servir Dieu. Certains chrétiens s'imaginent qu'en entrant à des heures fixes dans une église pour y dire des Pater noster, en y entendant régulièrement la messe et s'abstenant de tout péché, ils gagneront le ciel; ceux-là, madame, vont en enfer, ils n'ont point aimé Dieu pour lui-même, ils ne l'ont point adoré comme il veut l'être, ils ne lui ont fait aucun sacrifice. Quoique doux en apparence, ils sont durs à leur prochain; ils voient la règle, la lettre, et non l'esprit. Voilà comme vous en avez agi avec votre époux terrestre. Vous avez sacrifié mon bonheur à votre salut, vous étiez en prières quand j'arrivais à vous le cœur joyeux, vous pleuriez quand vous deviez égayer mes travaux, vous n'avez su satisfaire à aucune exigence de mes plaisirs.

—Et s'ils étaient criminels, s'écria la comtesse avec feu, fallait-il donc perdre mon âme pour vous plaire?

—C'eût été un sacrifice qu'une autre plus aimante a eu le courage de me faire, dit froidement Granville.

—O mon Dieu, s'écria-t-elle en pleurant, tu l'entends! Était-il digne des prières et des austérités au milieu desquelles je me suis consumée pour racheter ses fautes et les miennes? A quoi sert la vertu?

—A gagner le ciel, ma chère. On ne peut être à la fois l'épouse d'un homme et celle de Jésus-Christ, il y aurait bigamie: il faut savoir opter entre un mari et un couvent. Vous avez dépouillé votre âme au profit de l'avenir, de tout l'amour, de tout le dévouement que Dieu vous ordonnait d'avoir pour moi, et vous n'avez gardé au monde que des sentiments de haine...

—Ne vous ai-je donc point aimé, demanda-t-elle.

—Non, madame.

—Qu'est-ce donc que l'amour, demanda involontairement la comtesse.

—L'amour, ma chère, répondit Granville avec une sorte de surprise ironique, vous n'êtes pas en état de le comprendre. Le ciel froid de la Normandie ne peut pas être celui de l'Espagne. Sans doute la question des climats est le secret de notre malheur. Se plier à nos caprices, les deviner, trouver des plaisirs dans une douleur, nous sacrifier l'opinion du monde, l'amour-propre, la religion même, et ne regarder ces offrandes que comme des grains d'encens brûlés en l'honneur de l'idole, voilà l'amour...

—L'amour des filles de l'Opéra, dit la comtesse avec horreur. De tels feux doivent être peu durables, et ne vous laisser bientôt que des cendres ou des charbons, des regrets ou du désespoir. Une épouse, monsieur, doit vous offrir, à mon sens, une amitié vraie, une chaleur égale, et...

—Vous parlez de chaleur comme les nègres parlent de la glace, répondit le comte avec un sourire sardonique. Songez que la plus humble de toutes les pâquerettes est plus séduisante que la plus orgueilleuse et la plus brillante des épines-roses qui nous attirent au printemps par leurs pénétrants parfums et leurs vives couleurs. D'ailleurs, ajouta-t-il, je vous rends justice. Vous vous êtes si bien tenue dans la ligne du devoir apparent prescrit par la loi, que, pour vous démontrer en quoi vous avez failli à mon égard, il faudrait entrer dans certains détails que votre dignité ne saurait supporter, et vous instruire de choses qui vous sembleraient le renversement de toute morale.

—Vous osez parler de morale en sortant de la maison où vous avez dissipé la fortune de vos enfants, dans un lieu de débauche, s'écria la comtesse que les réticences de son mari rendirent furieuse.

—Madame, je vous arrête là, dit le comte avec sang-froid en interrompant sa femme. Si mademoiselle de Bellefeuille est riche, elle ne l'est aux dépens de personne. Mon oncle était maître de sa fortune, il avait plusieurs héritiers; de son vivant et par pure amitié pour celle qu'il considérait comme une nièce, il lui a donné sa terre de Bellefeuille. Quant au reste, je le tiens de ses libéralités...

—Cette conduite est digne d'un jacobin, s'écria la pieuse Angélique.

—Madame, vous oubliez que votre père fut un de ces jacobins que vous, femme, condamnez avec si peu de charité, dit sévèrement le comte. Le citoyen Bontems a signé des arrêts de mort dans le temps où mon oncle n'a rendu que des services à la France.

Madame de Granville se tut. Mais après un moment de silence, le souvenir de ce qu'elle venait de voir réveillant dans son âme une jalousie que rien ne saurait éteindre dans le cœur d'une femme, elle dit à voix basse et comme si elle se parlait à elle-même:—Peut-on perdre ainsi son âme et celle des autres!

—Eh! madame, reprit le comte fatigué de cette conversation, peut-être est-ce vous qui répondrez un jour de tout ceci. Cette parole fit trembler la comtesse. Vous serez sans doute excusée aux yeux du juge indulgent qui appréciera nos fautes, dit-il, par la bonne foi avec laquelle vous avez accompli mon malheur. Je ne vous hais point, je hais les gens qui ont faussé votre cœur et votre raison. Vous avez prié pour moi, comme mademoiselle de Bellefeuille m'a donné son cœur et m'a comblé d'amour. Vous deviez être tour à tour et ma maîtresse et la sainte priant au pied des autels. Rendez-moi cette justice d'avouer que je ne suis ni pervers ni débauché. Mes mœurs sont pures. Hélas! au bout de sept années de douleur, le besoin d'être heureux m'a, par une pente insensible, conduit à aimer une autre femme que vous, à me créer une autre famille que la mienne. Ne croyez pas d'ailleurs que je sois le seul: il existe dans cette ville des milliers de maris amenés tous par des causes diverses à cette double existence.

—Grand Dieu! s'écria la comtesse, combien ma croix est devenue lourde à porter. Si l'époux que tu m'as imposé dans ta colère ne peut trouver ici-bas de félicité que par ma mort, rappelle-moi dans ton sein.

—Si vous aviez eu toujours de si admirables sentiments et ce dévouement, nous serions encore heureux, dit froidement le comte.

—Eh bien! reprit Angélique en versant un torrent de larmes, pardonnez-moi si j'ai pu commettre des fautes! Oui, monsieur, je suis prête à vous obéir en tout, certaine que vous ne désirerez rien que de juste et de naturel: je serai désormais tout ce que vous voudrez que soit une épouse.

—Madame, si votre intention est de me faire dire que je ne vous aime plus, j'aurai l'affreux courage de vous éclairer. Puis-je commander à mon cœur, puis-je effacer en un instant les souvenirs de quinze années de douleur? Je n'aime plus. Ces paroles enferment un mystère tout aussi profond que celui contenu dans le mot j'aime. L'estime, la considération, les égards s'obtiennent, disparaissent, reviennent; mais quant à l'amour, je me prêcherais mille ans que je ne le ferais pas renaître, surtout pour une femme qui s'est vieillie à plaisir.

—Ah! monsieur le comte, je désire bien sincèrement que ces paroles ne vous soient pas prononcées un jour par celle que vous aimez, avec le ton et l'accent que vous y mettez...

—Voulez-vous porter ce soir une robe à la grecque et venir à l'Opéra?

Le frisson que cette demande causa soudain à la comtesse fut une muette réponse.


Dans les premiers jours du mois de décembre 1829, un homme dont les cheveux entièrement blanchis et la physionomie semblaient annoncer qu'il était plutôt vieilli par les chagrins que par les années, car il paraissait avoir environ soixante ans, passait à minuit par la rue de Gaillon. Arrivé devant une maison de peu d'apparence et haute de deux étages, il s'arrêta pour y examiner une des fenêtres élevées en mansarde à des distances égales au milieu de la toiture. Une faible lueur colorait à peine cette humble croisée dont quelques-uns des carreaux avaient été remplacés par du papier. Le passant regardait cette clarté vacillante avec l'indéfinissable curiosité des flâneurs parisiens, lorsqu'un jeune homme sortit tout à coup de la maison. Comme les pâles rayons du réverbère frappaient la figure du curieux, il ne paraîtra pas étonnant que, malgré la nuit, le jeune homme s'avançât vers le passant avec ces précautions dont on use à Paris quand on craint de se tromper en rencontrant une personne de connaissance.

—Hé quoi! s'écria-t-il, c'est vous, monsieur le président, seul, à pied, à cette heure, et si loin de la rue Saint-Lazare! Permettez-moi d'avoir l'honneur de vous offrir le bras. Le pavé, ce matin, est si glissant que si nous ne nous soutenions pas l'un l'autre, dit-il afin de ménager l'amour-propre du vieillard, il nous serait bien difficile d'éviter une chute.

—Mais, mon cher monsieur, je n'ai encore que cinquante ans, malheureusement pour moi, répondit le comte de Granville. Un médecin, promis comme vous à une haute célébrité, doit savoir qu'à cet âge un homme est dans toute sa force.

—Vous êtes donc alors en bonne fortune, reprit Horace Bianchon. Vous n'avez pas, je pense, l'habitude d'aller à pied dans Paris. Quand on a d'aussi beaux chevaux que les vôtres...

—Mais la plupart du temps, répondit le président Granville, quand je ne vais pas dans le monde, je reviens du Palais-Royal ou de chez monsieur de Livry à pied.

—Et en portant sans doute sur vous de fortes sommes, s'écria le jeune docteur. N'est-ce pas appeler le poignard des assassins.

—Je ne crains pas ceux-là, répliqua le comte de Granville d'un air triste et insouciant.

—Mais du moins l'on ne s'arrête pas, reprit le médecin en entraînant le magistrat vers le boulevard. Encore un peu, je croirais que vous voulez me voler votre dernière maladie et mourir d'une autre main que de la mienne.

—Ah! vous m'avez surpris faisant de l'espionnage, répondit le comte. Soit que je passe à pied ou en voiture et à telle heure que ce puisse être de la nuit, j'aperçois depuis quelque temps à une fenêtre du troisième étage de la maison d'où vous sortez l'ombre d'une personne qui paraît travailler avec un courage héroïque. A ces mots le comte fit une pause, comme s'il eût senti quelque douleur soudaine. J'ai pris pour ce grenier, dit-il en continuant, autant d'intérêt qu'un bourgeois de Paris peut en porter à l'achèvement du Palais-Royal.

—Hé bien! s'écria vivement Horace en interrompant le comte, je puis vous...

—Ne me dites rien, répliqua Granville en coupant la parole à son médecin. Je ne donnerais pas un centime pour apprendre si l'ombre qui s'agite sur ces rideaux troués est celle d'un homme ou d'une femme, et si l'habitant de ce grenier est heureux ou malheureux! Si j'ai été surpris de ne plus voir personne travaillant ce soir, si je me suis arrêté, c'était uniquement pour avoir le plaisir de former des conjectures aussi nombreuses et aussi niaises que le sont celles que les flâneurs forment à l'aspect d'une construction subitement abandonnée. Depuis deux ans, mon jeune... Le comte parut hésiter à employer une expression; mais il fit un geste et s'écria:—Non, je ne vous appellerai pas mon ami, je déteste tout ce qui peut ressembler à un sentiment. Depuis deux ans donc, je ne m'étonne plus que les vieillards se plaisent tant à cultiver des fleurs, à planter des arbres; les événements de la vie leur ont appris à ne plus croire aux affections humaines; et, en peu de temps, je suis devenu vieillard. Je ne veux plus m'attacher qu'à des animaux qui ne raisonnent pas, à des plantes, à tout ce qui est extérieur. Je fais plus de cas des mouvements de la Taglioni que de tous les sentiments humains. J'abhorre la vie et un monde où je suis seul. Rien, rien, ajouta le comte avec une expression qui fit tressaillir le jeune homme, non, rien ne m'émeut et rien ne m'intéresse.

—Vous avez des enfants?

—Mes enfants! reprit-il avec un singulier accent d'amertume. Eh bien! l'aînée de mes deux filles n'est-elle pas comtesse de Vandenesse? Quant à l'autre, le mariage de son aînée lui prépare une belle alliance. Quant à mes deux fils, n'ont-ils pas très-bien réussi! le vicomte est Avocat-Général à Limoges, et le cadet est substitut à Versailles. Mes enfants ont leurs soins, leurs inquiétudes, leurs affaires. Si parmi ces cœurs, un seul se fût entièrement consacré à moi, s'il eût essayé par son affection de combler le vide que je sens là, dit-il en frappant sur son sein, eh bien! celui-là aurait manqué sa vie, il me l'aurait sacrifiée. Et pourquoi, après tout? pour embellir quelques années qui me restent, y serait-il parvenu, n'aurai-je pas peut-être regardé ses soins généreux comme une dette? Mais... Ici le vieillard se prit à sourire avec une profonde ironie. Mais, docteur, ce n'est pas en vain que nous leur apprenons l'arithmétique, et ils savent calculer. En ce moment, ils attendent peut-être ma succession.

—Oh! monsieur le comte, comment cette idée peut-elle vous venir, à vous si bon, si obligeant, si humain? En vérité, si je n'étais pas moi-même une preuve vivante de cette bienfaisance que vous concevez si belle et si large...

—Pour mon plaisir, reprit vivement le comte. Je paie une sensation comme je paierais demain d'un monceau d'or la plus puérile des illusions qui me remuait le cœur. Je secours mes semblables pour moi, par la même raison que je vais au jeu; aussi ne compté-je sur la reconnaissance de personne. Vous-même, je vous verrais mourir sans sourciller, et je vous demande le même sentiment pour moi. Ah! jeune homme, les événements de la vie ont passé sur mon cœur comme les laves du Vésuve sur Herculanum: la ville existe, morte.

—Ceux qui ont amené à ce point d'insensibilité une âme aussi chaleureuse et aussi vivante que l'était la vôtre, sont bien coupables.

—N'ajoutez pas un mot, reprit le comte avec un sentiment d'horreur.

—Vous avez une maladie que vous devriez me permettre de guérir, dit Bianchon d'un son de voix plein d'émotion.

—Mais connaissez-vous donc un remède à la mort? s'écria le comte impatienté.

—Hé bien, monsieur le comte, je gage ranimer ce cœur que vous croyez si froid.

—Valez-vous Talma? demanda ironiquement le président.

—Non, monsieur le comte. Mais la nature est aussi supérieure à Talma, que Talma pouvait m'être supérieur. Écoutez, le grenier qui vous intéresse est habité par une femme d'une trentaine d'années, et, chez elle, l'amour va jusqu'au fanatisme; l'objet de son culte est un jeune homme d'une jolie figure, mais qu'une mauvaise fée a doué de tous les vices possibles. Ce garçon est joueur, et je ne sais ce qu'il aime le mieux des femmes ou du vin; il a fait, à ma connaissance, des bassesses dignes de la police correctionnelle. Eh! bien, cette malheureuse femme lui a sacrifié une très-belle existence, un homme par qui elle était adorée, de qui elle avait des enfants. Mais qu'avez-vous, monsieur le comte?

—Rien, continuez.

—Elle lui a laissé dévorer une fortune entière, elle lui donnerait, je crois, le monde, si elle le tenait; elle travaille nuit et jour; et souvent elle a vu, sans murmurer, ce monstre qu'elle adore lui ravir jusqu'à l'argent destiné à payer les vêtements dont manquent ses enfants, jusqu'à leur nourriture du lendemain. Il y a trois jours, elle a vendu ses cheveux, les plus beaux que j'aie jamais vus: il est venu, elle n'avait pas pu cacher assez promptement la pièce d'or, il l'a demandée; pour un sourire, pour une caresse, elle a livré le prix de quinze jours de vie et de tranquillité. N'est-ce pas à la fois horrible et sublime? Mais le travail commence à lui creuser les joues. Les cris de ses enfants lui ont déchiré l'âme, elle est tombée malade, elle gémit en ce moment sur un grabat. Ce soir, elle n'avait rien à manger, et ses enfants n'avaient plus la force de crier, ils se taisaient quand je suis arrivé.

Horace Bianchon s'arrêta. En ce moment le comte de Granville avait, comme malgré lui, plongé la main dans la poche de son gilet.

—Je devine, mon jeune ami, dit le vieillard, comment elle peut vivre encore, si vous la soignez.

—Ah! la pauvre créature, s'écria le médecin, qui ne la secourrait pas? Je voudrais être plus riche, car j'espère la guérir de son amour.

—Mais, reprit le comte en retirant de sa poche la main qu'il y avait mise sans que le médecin la vît pleine des billets que son protecteur semblait y avoir cherchés, comment voulez-vous que je m'apitoie sur une misère dont les plaisirs ne me sembleraient pas payés trop cher par toute ma fortune! Elle sent, elle vit cette femme. Louis XV n'aurait-il pas donné tout son royaume pour pouvoir se relever de son cercueil et avoir trois jours de jeunesse et de vie? N'est-ce pas là l'histoire d'un milliard de morts, d'un milliard de malades, d'un milliard de vieillards?

—Pauvre Caroline, s'écria le médecin.

En entendant ce nom, le comte de Granville tressaillit, et saisit le bras du médecin qui crut se sentir serré par les deux lèvres en fer d'un étau.

—Elle se nomme Caroline Crochard, demanda le président d'un son de voix visiblement altérée.

—Vous la connaissez donc? répondit le docteur avec étonnement.

—Et le misérable se nomme Solvet... Ah! vous m'avez tenu parole, s'écria l'ancien magistrat, vous avez agité mon cœur par la plus terrible sensation qu'il éprouvera jusqu'à ce qu'il devienne poussière. Cette émotion est encore un présent de l'enfer, et je sais toujours comment m'acquitter avec lui.

En ce moment, le comte et le médecin étaient arrivés au coin de la rue de la Chaussée-d'Antin. Un de ces enfants de la nuit, qui, le dos chargé d'une hotte en osier et marchant un crochet à la main, ont été plaisamment nommés, pendant la révolution, membres du comité des recherches, se trouvait auprès de la borne devant laquelle le président venait de s'arrêter. Ce chiffonnier avait une vieille figure digne de celles que Charlet a immortalisées dans ses caricatures de l'école du balayeur.

—Rencontres-tu souvent des billets de mille francs, lui demanda le comte.

—Quelquefois, notre bourgeois.

—Et les rends-tu?

—C'est selon la récompense promise...

—Voilà mon homme, s'écria le comte en présentant au chiffonnier un billet de mille francs. Prends ceci, lui dit-il, mais songe que je te le donne à la condition de le dépenser au cabaret, de t'y enivrer, de t'y disputer, de battre ta femme, de crever les yeux à tes amis. Cela fera marcher la garde, les chirurgiens, les pharmaciens; peut-être les gendarmes, les procureurs du roi, les juges et les geôliers. Ne change rien à ce programme, ou le diable saurait tôt ou tard se venger de toi.

Il faudrait qu'un même homme possédât à la fois les crayons de Charlet et ceux de Callot, les pinceaux de Téniers et de Rembrandt, pour donner une idée vraie de cette scène nocturne.

—Voilà mon compte soldé avec l'enfer, et j'ai eu du plaisir pour mon argent, dit le comte d'un son de voix profond en montrant au médecin stupéfait la figure indescriptible du chiffonnier béant. Quant à Caroline Crochard, reprit-il, elle peut mourir dans les horreurs de la faim et de la soif, en entendant les cris déchirants de ses fils mourants, en reconnaissant la bassesse de celui qu'elle aime: je ne donnerais pas un denier pour l'empêcher de souffrir, et je ne veux plus vous voir par cela seul que vous l'avez secourue...

Le comte laissa Bianchon plus immobile qu'une statue, et disparut en se dirigeant avec la précipitation d'un jeune homme vers la rue Saint-Lazare, où il atteignit promptement le petit hôtel qu'il habitait et à la porte duquel il vit non sans surprise une voiture arrêtée.

—Monsieur le baron, dit le valet de chambre à son maître, est arrivé il y a une heure pour parler à monsieur, et l'attend dans sa chambre à coucher.

Granville fit signe à son domestique de se retirer.

—Quel motif assez important vous oblige d'enfreindre l'ordre que j'ai donné à mes enfants de ne pas venir chez moi sans y être appelés? dit le vieillard à son fils en entrant.

—Mon père, répondit le jeune homme d'un son de voix tremblant et d'un air respectueux, j'ose espérer que vous me pardonnerez quand vous m'aurez entendu.

—Votre réponse est celle d'un magistrat, dit le comte. Asseyez-vous. Il montra un siége au jeune homme. Mais, reprit-il, que je marche ou que je reste assis, ne vous occupez pas de moi.

—Mon père, reprit le baron, ce soir à quatre heures, un très-jeune homme, arrêté chez un de mes amis au préjudice duquel il a commis un vol assez considérable, s'est réclamé de vous, il se prétend votre fils.

—Il se nomme, demanda le comte en tremblant.

—Charles Crochard.

—Assez, dit le père en faisant un geste impératif. Granville se promena dans la chambre, au milieu d'un profond silence que son fils se garda bien d'interrompre.—Mon fils... Ces paroles furent prononcées d'un ton si doux et si paternel que le jeune magistrat en tressaillit. Charles Crochard vous a dit la vérité. Je suis content que tu sois venu ce soir, mon bon Eugène, ajouta le vieillard. Voici une somme d'argent assez forte, dit-il en lui présentant une masse de billets de banque, tu en feras l'usage que tu jugeras convenable dans cette affaire. Je me fie à toi, et j'approuve d'avance toutes tes dispositions, soit pour le présent, soit pour l'avenir. Eugène, mon cher enfant, viens m'embrasser, nous nous voyons peut-être pour la dernière fois. Demain je demande un congé, je pars pour l'Italie. Si un père ne doit pas compte de sa vie à ses enfants, il doit leur léguer l'expérience que lui a vendue le sort, n'est-ce pas une partie de leur héritage? Quand tu te marieras, reprit le comte en laissant échapper un frissonnement involontaire, n'accomplis pas légèrement cet acte, le plus important de tous ceux auxquels nous oblige la Société. Souviens-toi d'étudier long-temps le caractère de la femme avec laquelle tu dois t'associer; mais consulte-moi, je veux la juger moi-même. Le défaut d'union entre deux époux, par quelque cause qu'il soit produit, amène d'effroyables malheurs: nous sommes, tôt ou tard, punis de n'avoir pas obéi aux lois sociales. Je t'écrirai de Florence à ce sujet: un père, surtout quand il est magistrat, ne doit pas rougir devant son fils. Adieu.

Paris, février-mars 1830.


LA PAIX DU MÉNAGE.


DÉDIÉ A MA CHÈRE NIÈCE, VALENTINE SURVILLE.


L'aventure retracée par cette Scène se passa vers la fin du mois de novembre 1809, moment où le fugitif empire de Napoléon atteignit à l'apogée de sa splendeur. Les fanfares de la victoire de Wagram retentissaient encore au cœur de la monarchie autrichienne. La paix se signait entre la France et la Coalition. Les rois et les princes vinrent alors, comme des astres, accomplir leurs évolutions autour de Napoléon qui se donna le plaisir d'entraîner l'Europe à sa suite, magnifique essai de la puissance qu'il déploya plus tard à Dresde.

Jamais, au dire des contemporains, Paris ne vit de plus belles fêtes que celles qui précédèrent et suivirent le mariage de ce souverain avec une archiduchesse d'Autriche; jamais aux plus grands jours de l'ancienne monarchie autant de têtes couronnées ne se pressèrent sur les rives de la Seine, et jamais l'aristocratie française ne fut aussi riche ni aussi brillante qu'alors. Les diamants répandus à profusion sur les parures, les broderies d'or et d'argent des uniformes contrastaient si bien avec l'indigence républicaine, qu'il semblait voir les richesses du globe roulant dans les salons de Paris. Une ivresse générale avait comme saisi cet empire d'un jour. Tous les militaires, sans en excepter leur chef, jouissaient en parvenus des trésors conquis par un million d'hommes à épaulettes de laine dont les exigences étaient satisfaites avec quelques aunes de ruban rouge. A cette époque, la plupart des femmes affichaient cette aisance de mœurs et ce relâchement de morale qui signalèrent le règne de Louis XV. Soit pour imiter le ton de la monarchie écroulée, soit que certains membres de la famille impériale eussent donné l'exemple, ainsi que le prétendaient les frondeurs du faubourg Saint-Germain, il est certain que, hommes et femmes, tous se précipitaient dans le plaisir avec une intrépidité qui semblait présager la fin du monde. Mais il existait alors une autre raison de cette licence. L'engouement des femmes pour les militaires devint comme une frénésie et concorda trop bien aux vues de l'empereur, pour qu'il y mît un frein. Les fréquentes prises d'armes qui firent ressembler tous les traités conclus entre l'Europe et Napoléon à des armistices, exposaient les passions à des dénoûments aussi rapides que les décisions du chef suprême de ces kolbacs, de ces dolmans et de ces aiguillettes qui plurent tant au beau sexe. Les cœurs furent donc alors nomades comme les régiments. D'un premier à un cinquième bulletin de la Grande-Armée, une femme pouvait être successivement amante, épouse, mère et veuve. Était-ce la perspective d'un prochain veuvage, celle d'une dotation, ou l'espoir de porter un nom promis à l'Histoire, qui rendirent les militaires si séduisants? Les femmes furent-elles entraînées vers eux par la certitude que le secret de leurs passions serait enterré sur les champs de bataille, ou doit-on chercher la cause de ce doux fanatisme dans le noble attrait que le courage a pour elles? peut-être ces raisons, que l'historien futur des mœurs impériales s'amusera sans doute à peser, entraient-elles toutes pour quelque chose dans leur facile promptitude à se livrer aux amours. Quoi qu'il en puisse être, avouons-le-nous ici: les lauriers couvrirent alors bien des fautes, les femmes recherchèrent avec ardeur ces hardis aventuriers qui leur paraissaient de véritables sources d'honneurs, de richesses ou de plaisirs, et aux yeux des jeunes filles une épaulette, cet hiéroglyphe futur, signifia bonheur et liberté. Un trait de cette époque unique dans nos annales et qui la caractérise, fut une passion effrénée pour tout ce qui brillait: jamais on ne donna tant de feux d'artifice, jamais le diamant n'atteignit à une si grande valeur. Les hommes aussi avides que les femmes de ces cailloux blancs s'en paraient comme elles. Peut-être l'obligation de mettre le butin sous la forme la plus facile à transporter mit-elle les joyaux en honneur dans l'armée. Un homme n'était pas aussi ridicule qu'il le serait aujourd'hui, quand le jabot de sa chemise ou ses doigts offraient aux regards de gros diamants. Murat, homme tout oriental, donna l'exemple d'un luxe absurde chez les militaires modernes.

LE COLONEL DE SOULANGES Image plus grande

LE COLONEL DE SOULANGES.
L'affaissement de ses membres et l'immobilité de son front accusaient toute sa douleur.

(LA PAIX DU MÉNAGE.)

Le comte de Gondreville, l'un des Lucullus de ce Sénat Conservateur qui ne conserva rien, n'avait retardé sa fête en l'honneur de la paix que pour mieux faire sa cour à Napoléon en s'efforçant d'éclipser les flatteurs par lesquels il avait été prévenu. Les ambassadeurs de toutes les puissances amies de la France sous bénéfice d'inventaire, les personnages les plus importants de l'Empire, quelques princes même, étaient en ce moment réunis dans les salons de l'opulent sénateur. La danse languissait, chacun attendait l'empereur dont la présence était promise par le comte. Napoléon aurait tenu parole sans la scène qui éclata le soir même entre Joséphine et lui, scène qui révéla le prochain divorce de ces augustes époux. La nouvelle de cette aventure, alors tenue fort secrète, mais que l'histoire recueillait, ne parvint pas aux oreilles des courtisans, et n'influa pas autrement que par l'absence de Napoléon sur la gaieté de la fête du comte de Gondreville. Les plus jolies femmes de Paris, empressées de se rendre chez lui sur la foi du ouï-dire, y faisaient en ce moment assaut de luxe, de coquetterie, de parure et de beauté. Orgueilleuse de ses richesses, la banque y défiait ces éclatants généraux et ces grands-officiers de l'empire nouvellement gorgés de croix, de titres et de décorations. Ces grands bals étaient toujours des occasions saisies par de riches familles pour y produire leurs héritières aux yeux des prétoriens de Napoléon, dans le fol espoir d'échanger leurs magnifiques dots contre une faveur incertaine. Les femmes qui se croyaient assez fortes de leur seule beauté venaient en essayer le pouvoir. Là, comme ailleurs, le plaisir n'était qu'un masque. Les visages sereins et riants, les fronts calmes y couvraient d'odieux calculs; les témoignages d'amitié mentaient, et plus d'un personnage se défiait moins de ses ennemis que de ses amis. Ces observations étaient nécessaires pour expliquer les événements du petit imbroglio, sujet de cette Scène, et la peinture, quelque adoucie qu'elle soit, du ton qui régnait alors dans les salons de Paris.

—Tournez un peu les yeux vers cette colonne brisée qui supporte un candélabre, apercevez-vous une jeune femme coiffée à la chinoise? là, dans le coin, à gauche, elle a des clochettes bleues dans le bouquet de cheveux châtains qui retombe en gerbes sur sa tête. Ne voyez-vous pas? elle est si pâle qu'on la croirait souffrante, elle est mignonne et toute petite; maintenant, elle tourne la tête vers nous; ses yeux bleus, fendus en amande et doux à ravir, semblent faits exprès pour pleurer. Mais, tenez donc! elle se baisse pour regarder madame de Vaudremont à travers ce dédale de têtes toujours en mouvement dont les hautes coiffures lui interceptent la vue.

—Ah! j'y suis, mon cher. Tu n'avais qu'à me la désigner comme la plus blanche de toutes les femmes qui sont ici, je l'aurais reconnue, je l'ai déjà bien remarquée; elle a le plus beau teint que j'aie jamais admiré. D'ici, je te défie de distinguer sur son cou les perles qui séparent chacun des saphirs de son collier. Mais elle doit avoir ou des mœurs ou de la coquetterie, car à peine les ruches de son corsage permettent-elles de soupçonner la beauté des contours. Quelles épaules! quelle blancheur de lis!

—Qui est-ce? demanda celui qui avait parlé le premier.

—Ah! je ne sais pas.

—Aristocrate! Vous voulez donc, Montcornet, les garder toutes pour vous.

—Cela te sied bien de me goguenarder! reprit Montcornet en souriant. Te crois-tu le droit d'insulter un pauvre général comme moi, parce que, rival heureux de Soulanges, tu ne fais pas une seule pirouette qui n'alarme madame de Vaudremont? Ou bien est-ce parce que je ne suis arrivé que depuis un mois dans la terre promise? Êtes-vous insolents, vous autres administrateurs qui restez collés sur vos chaises pendant que nous sommes au milieu des obus! Allons, monsieur le maître des requêtes, laissez-nous glaner dans le champ dont la possession précaire ne vous reste qu'au moment où nous le quittons. Hé! diantre, il faut que tout le monde vive! Mon ami, si tu connaissais les Allemandes, tu me servirais, je crois, auprès de la Parisienne qui t'est chère.

—Général, puisque vous avez honoré de votre attention cette femme que j'aperçois ici pour la première fois, ayez donc la charité de me dire si vous l'avez vue dansant.

—Eh! mon cher Martial, d'où viens-tu? Si l'on t'envoie en ambassade, j'augure mal de tes succès. Ne vois-tu pas trois rangées des plus intrépides coquettes de Paris entre elle et l'essaim de danseurs qui bourdonne sous le lustre, et ne t'a-t-il pas fallu l'aide de ton lorgnon pour la découvrir à l'angle de cette colonne où elle semble enterrée dans l'obscurité malgré les bougies qui brillent au-dessus de sa tête? Entre elle et nous, tant de diamants et tant de regards scintillent, tant de plumes flottent, tant de dentelles, de fleurs et de tresses ondoient, que ce serait un vrai miracle si quelque danseur pouvait l'apercevoir au milieu de ces astres. Comment, Martial, tu n'as pas deviné la femme de quelque sous-préfet de la Lippe ou de la Dyle qui vient essayer de faire un préfet de son mari?

—Oh! il le sera, dit vivement le maître des requêtes.

—J'en doute, reprit le colonel de cuirassiers en riant, elle paraît aussi neuve en intrigue que tu l'es en diplomatie. Je gage, Martial, que tu ne sais pas comment elle se trouve là.

Le maître des requêtes regarda le colonel des cuirassiers de la garde d'un air qui décelait autant de dédain que de curiosité.

—Eh bien! dit Montcornet en continuant, elle sera sans doute arrivée à neuf heures précises, la première, peut-être, et probablement aura fort embarrassé la comtesse de Gondreville, qui ne sait pas coudre deux idées. Rebutée par la dame du logis, repoussée de chaise en chaise par chaque nouvelle arrivée jusque dans les ténèbres de ce petit coin, elle s'y sera laissé enfermer, victime de la jalousie de ces dames, qui n'auront pas demandé mieux que d'ensevelir ainsi cette dangereuse figure. Elle n'aura pas eu d'ami pour l'encourager à défendre la place qu'elle a dû occuper d'abord sur le premier plan, chacune de ces perfides danseuses aura intimé l'ordre aux hommes de sa coterie de ne pas engager notre pauvre amie, sous peine des plus terribles punitions. Voilà, mon cher, comment ces minois si tendres, si candides en apparence, auront formé leur coalition contre l'inconnue; et cela, sans qu'aucune de ces femmes-là se soit dit autre chose que:—Connaissez-vous, ma chère, cette petite dame bleue? Tiens, Martial, si tu veux être accablé en un quart d'heure de plus des regards flatteurs et d'interrogations provocantes que tu n'en recevras peut-être dans toute ta vie, essaie de vouloir percer le triple rempart qui défend la reine de la Dyle, de la Lippe ou de la Charente. Tu verras si la plus stupide de ces femmes ne saura pas inventer aussitôt une ruse capable d'arrêter l'homme le plus déterminé à mettre en lumière notre plaintive inconnue. Ne trouves-tu pas qu'elle a un peu l'air d'une élégie?

—Vous croyez, Montcornet? Ce serait donc une femme mariée?

—Pourquoi ne serait-elle pas veuve?

—Elle serait plus active, dit en riant le maître des requêtes.

—Peut-être est-ce une veuve dont le mari joue à la bouillotte, répliqua le beau cuirassier.

—En effet, depuis la paix, il se fait tant de ces sortes de veuves? répondit Martial. Mais, mon cher Montcornet, nous sommes deux niais. Cette tête exprime encore trop d'ingénuité, il respire encore trop de jeunesse et de verdeur sur le front et autour des tempes, pour que ce soit une femme. Quels vigoureux tons de carnation! rien n'est flétri dans les méplats du nez. Les lèvres, le menton, tout dans cette figure est frais comme un bouton de rose blanche, quoique la physionomie en soit comme voilée par les nuages de la tristesse. Qui peut faire pleurer cette jeune personne?

—Les femmes pleurent pour si peu de chose, dit le colonel.

—Je ne sais, reprit Martial, mais elle ne pleure pas d'être là sans danser, son chagrin ne date pas d'aujourd'hui; l'on voit qu'elle s'est faite belle pour ce soir par préméditation. Elle aime déjà, je le parierais.

—Bah? peut-être est-ce la fille de quelque princillon d'Allemagne, personne ne lui parle, dit Montcornet.

—Ah! combien une pauvre fille est malheureuse, reprit Martial. A-t-on plus de grâce et de finesse que notre petite inconnue? Eh! bien, pas une des mégères qui l'entourent et qui se disent sensibles ne lui adressera la parole. Si elle parlait, nous verrions si ses dents sont belles.

—Ah çà! tu t'emportes donc comme le lait à la moindre élévation de température? s'écria le colonel un peu piqué de rencontrer si promptement un rival dans son ami.

—Comment! dit le maître des requêtes sans s'apercevoir de l'interrogation du général et en dirigeant son lorgnon sur tous les personnages qui les entouraient, comment! personne ici ne pourra nous nommer cette fleur exotique?

—Eh! c'est quelque demoiselle de compagnie, lui dit Montcornet.

—Bon! une demoiselle de compagnie parée de saphirs dignes d'une reine et une robe de Malines? A d'autres, général! Vous ne serez pas non plus très-fort en diplomatie si dans vos évaluations vous passez en un moment de la princesse allemande à la demoiselle de compagnie.

Le général Montcornet arrêta par le bras un petit homme gras dont les cheveux grisonnants et les yeux spirituels se voyaient à toutes les encoignures de portes, et qui se mêlait sans cérémonie aux différents groupes où il était respectueusement accueilli.

—Gondreville, mon cher ami, lui dit Montcornet, quelle est donc cette charmante petite femme assise là-bas sous cet immense candélabre?

—Le candélabre? Ravrio, mon cher, Isabey en a donné le dessin.

—Oh! j'ai déjà reconnu ton goût et ton faste dans le meuble; mais la femme?

—Ah! je ne la connais pas. C'est sans doute une amie de ma femme.

—Ou ta maîtresse, vieux sournois.

—Non, parole d'honneur! La comtesse de Gondreville est la seule femme capable d'inviter des gens que personne ne connaît.

Malgré cette observation pleine d'aigreur, le gros petit homme conserva sur ses lèvres le sourire de satisfaction intérieure que la supposition du colonel des cuirassiers y avait fait naître. Celui-ci rejoignit, dans un groupe voisin, le maître des requêtes occupé alors à y chercher, mais en vain, des renseignements sur l'inconnue. Il le saisit par le bras et lui dit à l'oreille:—Mon cher Martial, prends garde à toi! Madame de Vaudremont te regarde depuis quelques minutes avec une attention désespérante, elle est femme à deviner au mouvement seul de tes lèvres ce que tu me dirais, nos yeux n'ont été déjà que trop significatifs, elle en a très-bien aperçu et suivi la direction, et je la crois en ce moment plus occupée que nous-mêmes de la petite dame bleue.

—Vieille ruse de guerre, mon cher Montcornet! que m'importe d'ailleurs? Je suis comme l'empereur, quand je fais des conquêtes, je les garde.

—Martial, ta fatuité cherche des leçons. Comment! péquin, tu as le bonheur d'être le mari désigné de madame de Vaudremont, d'une veuve de vingt-deux ans, affligée de quatre mille napoléons de rente, d'une femme qui te passe au doigt des diamants aussi beaux que celui-ci, ajouta-t-il en prenant la main gauche du maître des requêtes qui la lui abandonna complaisamment, et tu as encore la prétention de faire le Lovelace, comme si tu étais colonel, et obligé de soutenir la réputation militaire dans les garnisons! fi! Mais réfléchis donc à tout ce que tu peux perdre.

—Je ne perdrai pas, du moins, ma liberté, répliqua Martial en riant forcément.

Il jeta un regard passionné à madame de Vaudremont qui n'y répondit que par un sourire plein d'inquiétude, car elle avait vu le colonel examinant la bague du maître des requêtes.

—Écoute, Martial, reprit le colonel, si tu voltiges autour de ma jeune inconnue, j'entreprendrai la conquête de madame de Vaudremont.

—Permis à vous, cher cuirassier, mais vous n'obtiendrez pas cela, dit le jeune maître des requêtes en mettant l'ongle poli de son pouce sous une de ses dents supérieures de laquelle il tira un petit bruit goguenard.

—Songe que je suis garçon, reprit le colonel, que mon épée est toute ma fortune, et que me défier ainsi, c'est asseoir Tantale devant un festin qu'il dévorera.

—Prrr!

Cette railleuse accumulation de consonnes servit de réponse à la provocation du général, que son ami toisa plaisamment avant de le quitter. La mode de ce temps obligeait un homme à porter au bal une culotte de casimir blanc et des bas de soie. Ce joli costume mettait en relief la perfection des formes de Montcornet, alors âgé de trente-cinq ans et qui attirait le regard par cette haute taille exigée pour les cuirassiers de la garde impériale dont le bel uniforme rehaussait encore sa prestance, encore jeune malgré l'embonpoint qu'il devait à l'équitation. Ses moustaches noires ajoutaient à l'expression franche d'un visage vraiment militaire dont le front était large et découvert, le nez aquilin et la bouche vermeille. Les manières de Montcornet, empreintes d'une certaine noblesse due à l'habitude du commandement, pouvaient plaire à une femme qui aurait eu le bon esprit de ne pas vouloir faire un esclave de son mari. Le colonel sourit en regardant le maître des requêtes, l'un de ses meilleurs amis de collége, et dont la petite taille svelte l'obligea, pour répondre à sa moquerie, de porter un peu bas son coup d'œil amical.

Le baron Martial de la Roche-Hugon était un jeune Provençal que Napoléon protégeait et qui semblait promis à quelque fastueuse ambassade, il avait séduit l'empereur par une complaisance italienne, par le génie de l'intrigue, par cette éloquence de salon et cette science des manières qui remplacent si facilement les éminentes qualités d'un homme solide. Quoique vive et jeune, sa figure possédait déjà l'éclat immobile du fer-blanc, l'une des qualités indispensables aux diplomates et qui leur permet de cacher leurs émotions, de déguiser leurs sentiments, si toutefois cette impassibilité n'annonce pas en eux l'absence de toute émotion et la mort des sentiments. On peut regarder le cœur des diplomates comme un problème insoluble, car les trois plus illustres ambassadeurs de l'époque se sont signalés par la persistance de la haine, et par des attachements romanesques. Néanmoins, Martial appartenait à cette classe d'hommes capables de calculer leur avenir au milieu de leurs plus ardentes jouissances, il avait déjà jugé le monde et cachait son ambition sous la fatuité de l'homme à bonnes fortunes, en déguisant son talent sous les livrées de la médiocrité, après avoir remarqué la rapidité avec laquelle s'avançaient les gens qui donnaient peu d'ombrage au maître.

Les deux amis furent obligés de se quitter en se donnant une cordiale poignée de main. La ritournelle qui prévenait les dames de former les quadrilles d'une nouvelle contredanse chassa les hommes du vaste espace où ils causaient au milieu du salon. Cette conversation rapide, tenue dans l'intervalle qui sépare toujours les contredanses, eut lieu devant la cheminée du grand salon de l'hôtel Gondreville. Les demandes et les réponses de ce bavardage assez commun au bal avaient été comme soufflées par chacun des deux interlocuteurs à l'oreille de son voisin. Néanmoins les girandoles et les flambeaux de la cheminée répandaient une si abondante lumière sur les deux amis que leurs figures trop fortement éclairées ne purent déguiser, malgré leur discrétion diplomatique, l'imperceptible expression de leurs sentiments, ni à la fine comtesse, ni à la candide inconnue. Cet espionnage de la pensée est peut-être chez les oisifs un des plaisirs qu'ils trouvent dans le monde, tandis que tant de niais dupés s'y ennuient sans oser en convenir.

Pour comprendre tout l'intérêt de cette conversation, il est nécessaire de raconter un événement qui par d'invisibles liens allait réunir les personnages de ce petit drame, alors épars dans les salons. A onze heures du soir environ, au moment où les danseuses reprenaient leurs places, la société de l'hôtel Gondreville avait vu apparaître la plus belle femme de Paris, la reine de la mode, la seule qui manquât à cette splendide assemblée. Elle se faisait une loi de ne jamais arriver qu'à l'instant où les salons offraient ce mouvement animé qui ne permet pas aux femmes de garder long-temps la fraîcheur de leurs figures ni celle de leurs toilettes. Ce moment rapide est comme le printemps d'un bal. Une heure après, quand le plaisir a passé, quand la fatigue arrive, tout y est flétri. Madame de Vaudremont ne commettait jamais la faute de rester à une fête pour s'y montrer avec des fleurs penchées, des boucles défrisées, des garnitures froissées, avec une figure semblable à toutes celles qui, sollicitées par le sommeil, ne le trompent pas toujours. Elle se gardait bien de laisser voir, comme ses rivales, sa beauté endormie; elle savait soutenir habilement sa réputation de coquetterie en se retirant toujours d'un bal aussi brillante qu'elle y était entrée. Les femmes se disaient à l'oreille, avec un sentiment d'envie, qu'elle préparait et mettait autant de parures qu'elle avait de bals dans une soirée. Cette fois, madame de Vaudremont ne devait pas être maîtresse de quitter à son gré le salon où elle arrivait alors en triomphe. Un moment arrêtée sur le seuil de la porte, elle jeta des regards observateurs, quoique rapides, sur les femmes dont les toilettes furent aussitôt étudiées afin de se convaincre que la sienne les éclipserait toutes. La célèbre coquette s'offrit à l'admiration de l'assemblée, conduite par un des plus braves colonels de l'artillerie de la Garde, un favori de l'empereur, le comte de Soulanges. L'union momentanée et fortuite de ces deux personnages eut sans doute quelque chose de mystérieux. En entendant annoncer monsieur de Soulanges et la comtesse de Vaudremont, quelques femmes placées en tapisserie se levèrent, et des hommes accourus des salons voisins se pressèrent aux portes du salon principal. Un de ces plaisants, qui ne manquent jamais à ces réunions nombreuses, dit en voyant entrer la comtesse et son chevalier: «Que les dames avaient tout autant de curiosité à contempler un homme fidèle à sa passion, que les hommes à examiner une jolie femme difficile à fixer.» Quoique le comte de Soulanges, jeune homme d'environ trente-deux ans, fût doué de ce tempérament nerveux qui engendre chez l'homme les grandes qualités, ses formes grêles et son teint pâle prévenaient peu en sa faveur; ses yeux noirs annonçaient beaucoup de vivacité, mais dans le monde il était taciturne, et rien en lui ne révélait l'un des talents oratoires qui devaient briller à la Droite dans les assemblées législatives de la Restauration. La comtesse de Vaudremont, grande femme légèrement grasse, d'une peau éblouissante de blancheur, qui portait bien sa petite tête et possédait l'immense avantage d'inspirer l'amour par la gentillesse de ses manières, était de ces créatures qui tiennent toutes les promesses que fait leur beauté. Ce couple, devenu pour quelques instants l'objet de l'attention générale, ne laissa pas long-temps la curiosité s'exercer sur son compte. Le colonel et la comtesse semblèrent parfaitement comprendre que le hasard venait de les placer dans une situation gênante. En les voyant s'avancer, Martial s'élança dans le groupe d'hommes qui occupait le poste de la cheminée, pour observer, à travers les têtes qui lui formaient comme un rempart, madame de Vaudremont avec l'attention jalouse que donne le premier feu de la passion: une voix secrète semblait lui dire que le succès dont il s'enorgueillissait serait peut-être précaire; mais le sourire de politesse froide par lequel la comtesse remercia monsieur de Soulanges, et le geste qu'elle fit pour le congédier en s'asseyant auprès de madame de Gondreville, détendirent tous les muscles que la jalousie avait contractés sur sa figure. Cependant apercevant debout à deux pas du canapé sur lequel était madame de Vaudremont, Soulanges, qui parut ne plus comprendre le regard par lequel la jeune coquette lui avait dit qu'ils jouaient l'un et l'autre un rôle ridicule, le Provençal à la tête volcanique fronça de nouveau les noirs sourcils qui ombrageaient ses yeux bleus, caressa par maintien les boucles de ses cheveux bruns, et, sans trahir l'émotion qui lui faisait palpiter le cœur, il surveilla la contenance de la comtesse et celle de monsieur de Soulanges, tout en badinant avec ses voisins, il saisit alors la main du colonel qui venait renouveler connaissance avec lui, mais il l'écouta sans l'entendre, tant il était préoccupé. Soulanges jetait des regards tranquilles sur la quadruple rangée de femmes qui encadrait l'immense salon du sénateur, en admirant cette bordure de diamants, de rubis, de gerbes d'or et de têtes parées dont l'éclat faisait presque pâlir le feu des bougies, le cristal des lustres et les dorures. Le calme insouciant de son rival fit perdre contenance au maître des requêtes. Incapable de maîtriser la secrète impatience qui le transportait, Martial s'avança vers madame de Vaudremont pour la saluer. Quand le Provençal apparut, Soulanges lui lança un regard terne et détourna la tête avec impertinence. Un silence grave régna dans le salon où la curiosité fut à son comble. Toutes les têtes tendues offrirent les expressions les plus bizarres, chacun craignit et attendit un de ces éclats que les gens bien élevés se gardent toujours de faire. Tout à coup la pâle figure du comte devint aussi rouge que l'écarlate de ses parements, et ses regards se baissèrent aussitôt vers le parquet, pour ne pas laisser deviner le sujet de son trouble. En voyant l'inconnue humblement placée au pied du candélabre, il passa d'un air triste devant le maître des requêtes, et se réfugia dans un des salons de jeu. Martial et l'assemblée crurent que Soulanges lui cédait publiquement la place, par la crainte du ridicule qui s'attache toujours aux amants détrônés. Le maître des requêtes releva fièrement la tête, regarda l'inconnue; puis quand il s'assit avec aisance auprès de madame de Vaudremont, il l'écouta d'un air si distrait qu'il n'entendit pas ces paroles prononcées sous l'éventail par la coquette:—Martial, vous me ferez plaisir de ne pas porter ce soir la bague que vous m'avez arrachée. J'ai mes raisons, et vous les expliquerai, dans un moment, quand nous nous retirerons. Vous me donnez le bras pour aller chez la princesse de Wagram.

—Pourquoi donc avez-vous pris la main du colonel? demanda le baron.

—Je l'ai rencontré sous le péristyle, répondit-elle; mais, laissez-moi, chacun nous observe.

Martial rejoignit le colonel de cuirassiers. La petite dame bleue devint alors le lien commun de l'inquiétude qui agitait à la fois et si diversement le cuirassier, Soulanges, Martial et la comtesse de Vaudremont. Quand les deux amis se séparèrent après s'être porté le défi qui termina leur conversation, le maître des requêtes s'élança vers madame de Vaudremont, et sut la placer au milieu du plus brillant quadrille. A la faveur de cette espèce d'enivrement dans lequel une femme est toujours plongée par la danse et par le mouvement d'un bal où les hommes se montrent avec le charlatanisme de la toilette qui ne leur donne pas moins d'attraits qu'elle en prête aux femmes, Martial crut pouvoir s'abandonner impunément au charme qui l'attirait vers l'inconnue. S'il réussit à dérober les premiers regards qu'il jeta sur la dame bleue à l'inquiète activité des yeux de la comtesse, il fut bientôt surpris en flagrant délit; et s'il fit excuser une première préoccupation, il ne justifia pas l'impertinent silence par lequel il répondit plus tard à la plus séduisante des interrogations qu'une femme puisse adresser à un homme: m'aimez-vous ce soir? Plus il était rêveur, plus la comtesse se montrait pressante et taquine. Pendant que Martial dansait, le colonel alla de groupe en groupe y quêtant des renseignements sur la jeune inconnue. Après avoir épuisé la complaisance de toutes les personnes, et même celle des indifférents, il se déterminait à profiter d'un moment où la comtesse de Gondreville paraissait libre pour lui demander à elle-même le nom de cette dame mystérieuse, quand il aperçut un léger vide entre la colonne brisée qui supportait le candélabre et les deux divans qui venaient y aboutir. Le colonel profita du moment où la danse laissait vacante une grande partie des chaises qui formaient plusieurs rangs de fortifications défendues par des mères ou par des femmes d'un certain âge, et entreprit de traverser cette palissade couverte de châles et de mouchoirs. Il se mit à complimenter les douairières; puis, de femme en femme, de politesse en politesse, il finit par atteindre auprès de l'inconnue la place vide. Au risque d'accrocher les griffons et les chimères de l'immense flambeau, il se maintint là sous le feu et la cire des bougies, au grand mécontentement de Martial. Trop adroit pour interpeller brusquement la petite dame bleue qu'il avait à sa droite, le colonel commença par dire à une grande dame assez laide qui se trouvait assise à sa gauche:—Voilà, madame, un bien beau bal! Quel luxe! quel mouvement! D'honneur, les femmes y sont toutes jolies! Si vous ne dansez pas, c'est sans doute mauvaise volonté.

Cette insipide conversation engagée par le colonel avait pour but de faire parler sa voisine de droite, qui, silencieuse et préoccupée, ne lui accordait pas la plus légère attention. L'officier tenait en réserve une foule de phrases qui devaient se terminer par un: Et vous, madame? sur lequel il comptait beaucoup. Mais il fut étrangement surpris en apercevant quelques larmes dans les yeux de l'inconnue, que madame de Vaudremont paraissait captiver entièrement.

—Madame est sans doute mariée, demanda enfin le colonel Montcornet d'une voix mal assurée.

—Oui, monsieur, répondit l'inconnue.

—Monsieur votre mari est sans doute ici?

—Oui, monsieur.

—Et pourquoi donc, madame, restez-vous à cette place? est-ce par coquetterie?

L'affligée sourit tristement.

—Accordez-moi l'honneur, madame, d'être votre cavalier pour la contredanse suivante, et je ne vous ramènerai certes pas ici! Je vois près de la cheminée une gondole vide, venez-y. Quand tant de gens s'apprêtent à trôner, et que la folie du jour est la royauté, je ne conçois pas que vous refusiez d'accepter le titre de reine du bal qui semble promis à votre beauté.

—Monsieur, je ne danserai pas.

L'intonation brève des réponses de cette femme était si désespérante, que le colonel se vit forcé d'abandonner la place. Martial, qui devina la dernière demande du colonel et le refus qu'il essuyait, se mit à sourire et se caressa le menton en faisant briller la bague qu'il avait au doigt.

—De quoi riez-vous? lui dit la comtesse de Vaudremont.

—De l'insuccès de ce pauvre colonel, qui vient de faire un pas de clerc...

—Je vous avais prié d'ôter votre bague, reprit la comtesse en l'interrompant.

—Je ne l'ai pas entendu.

—Si vous n'entendez rien ce soir, vous savez voir tout, monsieur le baron, répondit madame de Vaudremont d'un air piqué.

—Voilà un jeune homme qui montre un bien beau brillant, dit alors l'inconnue au colonel.

—Magnifique, répondit-il. Ce jeune homme est le baron Martial de la Roche-Hugon, un de mes plus intimes amis.

—Je vous remercie de m'avoir dit son nom, reprit-elle, il paraît fort aimable.

—Oui, mais il est un peu léger.

—On pourrait croire qu'il est bien avec la comtesse de Vaudremont, demanda la jeune dame en interrogeant des yeux le colonel.

—Du dernier mieux!

L'inconnue pâlit.

—Allons, pensa le militaire, elle aime ce diable de Martial.

Je croyais madame de Vaudremont engagée depuis longtemps avec monsieur de Soulanges, reprit la jeune femme un peu remise de la souffrance intérieure qui venait d'altérer l'éclat de son visage.

—Depuis huit jours, la comtesse le trompe, répondit le colonel. Mais vous devez avoir vu ce pauvre Soulanges à son entrée; il essaie encore de ne pas croire à son malheur.

—Je l'ai vu, dit la dame bleue. Puis elle ajouta un:—Monsieur, je vous remercie, dont l'intonation équivalait à un congé.

En ce moment, la contredanse étant près de finir, le colonel, désappointé, n'eut que le temps de se retirer en se disant par manière de consolation:—Elle est mariée.

—Eh bien! courageux cuirassier, s'écria le baron en entraînant le colonel dans l'embrasure d'une croisée pour y respirer l'air pur des jardins, où en êtes-vous?

—Elle est mariée, mon cher.

—Qu'est-ce que cela fait?

—Ah diantre! j'ai des mœurs, répondit le colonel, je ne veux plus m'adresser qu'à des femmes que je puisse épouser. D'ailleurs, Martial, elle m'a formellement manifesté la volonté de ne pas danser.

—Colonel, parions votre cheval gris pommelé contre cent napoléons qu'elle dansera ce soir avec moi.

—Je veux bien! dit le colonel en frappant dans la main du fat. En attendant, je vais voir Soulanges, il connaît peut-être cette dame qui m'a semblé s'intéresser à lui.

—Mon brave, vous avez perdu, dit Martial en riant. Mes yeux se sont rencontrés avec les siens, et je m'y connais. Cher colonel, vous ne m'en voudrez pas de danser avec elle après le refus que vous avez essuyé?

—Non, non, rira bien qui rira le dernier. Au reste, Martial, je suis beau joueur et bon ennemi, je te préviens qu'elle aime les diamants.

A ce propos, les deux amis se séparèrent. Le général Montcornet se dirigea vers le salon de jeu, où il aperçut le comte de Soulanges assis à une table de bouillotte. Quoiqu'il n'existât entre les deux colonels que cette amitié banale établie par les périls de la guerre et les devoirs du service, le colonel des cuirassiers fut douloureusement affecté de voir le colonel d'artillerie, qu'il connaissait pour un homme sage, engagé dans une partie où il pouvait se ruiner. Les monceaux d'or et de billets étalés sur le fatal tapis attestaient la fureur du jeu. Un cercle d'hommes silencieux entourait les joueurs attablés. Quelques mots retentissaient bien parfois comme: Passe, jeu, tiens, mille louis, tenus; mais il semblait, en regardant ces cinq personnages immobiles, qu'ils ne se parlassent que des yeux. Quand le colonel, effrayé de la pâleur de Soulanges, s'approcha de lui, le comte gagnait. L'ambassadeur autrichien, un banquier célèbre se levaient complétement décavés de sommes considérables. Soulanges devint encore plus sombre en recueillant une masse d'or et de billets, il ne compta même pas; un amer dédain crispa ses lèvres, il semblait menacer la fortune au lieu de la remercier de ses faveurs.

—Courage, lui dit le colonel, courage, Soulanges! puis croyant lui rendre un vrai service en l'arrachant au jeu: Venez, ajouta-t-il, j'ai une bonne nouvelle à vous apprendre, mais à une condition.

—Laquelle? demanda Soulanges.

—Celle de me répondre à ce que je vous demanderai.

Le comte de Soulanges se leva brusquement, mit son gain d'un air fort insouciant dans un mouchoir qu'il avait tourmenté d'une manière convulsive, et son visage était si farouche, qu'aucun joueur ne s'avisa de trouver mauvais qu'il fît Charlemagne. Les figures parurent même se dilater quand cette tête maussade et chagrine ne fut plus dans le cercle lumineux que décrit au-dessus d'une table un flambeau de bouillotte.

—Ces diables de militaires s'entendent comme des larrons en foire! dit à voix basse un diplomate de la galerie en prenant la place du colonel.

Une seule figure blême et fatiguée se tourna vers le rentrant, et lui dit en lui lançant un regard qui brilla, mais s'éteignit comme le feu d'un diamant:—Qui dit militaire ne dit pas civil, monsieur le ministre.

—Mon cher, dit Montcornet à Soulanges en l'attirant dans un coin, ce matin l'empereur a parlé de vous avec éloge, et votre promotion au maréchalat n'est pas douteuse.

—Le patron n'aime pas l'artillerie.

—Oui, mais il adore la noblesse et vous êtes un ci-devant! Le patron, reprit Montcornet, a dit que ceux qui s'étaient mariés à Paris pendant la campagne ne devaient pas être considérés comme en disgrâce. Eh! bien?

Le comte de Soulanges semblait ne rien comprendre à ce discours.

—Ah çà! j'espère maintenant, reprit le colonel, que vous me direz si vous connaissez une charmante petite femme assise au pied d'un candélabre...

A ces mots, les yeux du comte s'animèrent, il saisit avec une violence inouïe la main du colonel:—Mon cher général, lui dit-il d'une voix sensiblement altérée, si un autre que vous me faisait cette question, je lui fendrais le crâne avec cette masse d'or. Laissez-moi, je vous en supplie. J'ai plus envie, ce soir, de me brûler la cervelle, que... Je hais tout ce que je vois. Aussi, vais-je partir. Cette joie, cette musique, ces visages stupides qui rient m'assassinent.

—Mon pauvre ami, reprit d'une voix douce Montcornet en frappant amicalement dans la main de Soulanges, vous êtes passionné! Que diriez-vous donc si je vous apprenais que Martial songe si peu à madame de Vaudremont, qu'il s'est épris de cette petite dame!

—S'il lui parle, s'écria Soulanges en bégayant de fureur, je le rendrai aussi plat que son portefeuille, quand même le fat serait dans le giron de l'empereur.

Et le comte tomba comme anéanti sur la causeuse vers laquelle le colonel l'avait mené. Ce dernier se retira lentement, il s'aperçut que Soulanges était en proie à une colère trop violente pour que des plaisanteries ou les soins d'une amitié superficielle pussent le calmer. Quand le colonel Montcornet rentra dans le grand salon de danse, madame de Vaudremont fut la première personne qui s'offrit à ses regards, et il remarqua sur sa figure, ordinairement si calme, quelques traces d'une agitation mal déguisée. Une chaise était vacante auprès d'elle, le colonel vint s'y asseoir.

—Je gage que vous êtes tourmentée? dit-il.

—Bagatelle, général. Je voudrais être partie d'ici, j'ai promis d'être au bal de la grande-duchesse de Berg, et il faut que j'aille auparavant chez la princesse de Wagram. Monsieur de la Roche-Hugon, qui le sait, s'amuse à conter fleurette à des douairières.

—Ce n'est pas là tout à fait le sujet de votre inquiétude, et je gage cent louis que vous resterez ici ce soir.

—Impertinent!

—J'ai donc dit vrai?

—Eh bien! que pensé-je? reprit la comtesse en donnant un coup d'éventail sur les doigts du colonel. Je suis capable de vous récompenser si vous le devinez.

—Je n'accepterai pas le défi, j'ai trop d'avantages.

—Présomptueux!

—Vous craignez de voir Martial aux pieds...

—De qui? demanda la comtesse en affectant la surprise.

—De ce candélabre, répondit le colonel en montrant la belle inconnue, et regardant la comtesse avec une attention gênante.

—Vous avez deviné, répondit la coquette en se cachant la figure sous son éventail, avec lequel elle se mit à jouer. La vieille madame de Grandlieu, qui, vous le savez, est maligne comme un vieux singe, reprit-elle après un moment de silence, vient de me dire que monsieur de la Roche-Hugon courait quelques dangers à courtiser cette inconnue qui se trouve ce soir ici comme un trouble-fête. J'aimerais mieux voir la mort que cette figure si cruellement belle et pâle autant qu'une vision. C'est mon mauvais génie. Madame de Grandlieu, continua-t-elle après avoir laissé échapper un signe de dépit, qui ne va au bal que pour tout voir en faisant semblant de dormir, m'a cruellement inquiétée. Martial me paiera cher le tour qu'il me joue. Cependant, engagez-le, général, puisque c'est votre ami, à ne pas me faire de la peine.

—Je viens de voir un homme qui ne se propose rien moins que de lui brûler la cervelle s'il s'adresse à cette petite dame. Cet homme-là, madame, est de parole. Mais je connais Martial, ces périls sont autant d'encouragements. Il y a plus; nous avons parié. Ici le colonel baissa la voix.

—Serait-ce vrai? demanda la comtesse.

—Sur mon honneur.

—Merci, général, répondit madame de Vaudremont en lui lançant un regard plein de coquetterie.

—Me ferez-vous l'honneur de danser avec moi?

—Oui, mais la seconde contredanse. Pendant celle-ci, je veux savoir ce que peut devenir cette intrigue, et savoir qui est cette petite dame bleue, elle a l'air spirituel.

Le colonel, voyant que madame de Vaudremont voulait être seule, s'éloigna satisfait d'avoir si bien commencé son attaque.

Il se rencontre dans les fêtes quelques dames qui, semblables à madame de Grandlieu, sont là comme de vieux marins occupés sur le bord de la mer à contempler les jeunes matelots aux prises avec les tempêtes. En ce moment, madame de Grandlieu, qui paraissait s'intéresser aux personnages de cette scène, put facilement deviner la lutte à laquelle la comtesse était en proie. La jeune coquette avait beau s'éventer gracieusement, sourire à des jeunes gens qui la saluaient et mettre en usage les ruses dont se sert une femme pour cacher son émotion, la douairière, l'une des plus perspicaces et malicieuses duchesses que le dix-huitième siècle avait léguées au dix-neuvième, savait lire dans son cœur et dans sa pensée. La vieille dame semblait reconnaître les mouvements imperceptibles qui décèlent les affections de l'âme. Le pli le plus léger qui venait rider ce front si blanc et si pur, le tressaillement le plus insensible des pommettes, le jeu des sourcils, l'inflexion la moins visible des lèvres dont le corail mouvant ne pouvait lui rien cacher, étaient pour la duchesse comme les caractères d'un livre. Du fond de sa bergère, que sa robe remplissait entièrement, la coquette émérite, tout en causant avec un diplomate qui la recherchait afin de recueillir les anecdotes qu'elle contait si bien, s'admirait elle-même dans la jeune coquette; elle la prit en goût en lui voyant si bien déguiser son chagrin et les déchirements de son cœur. Madame de Vaudremont ressentait en effet autant de douleur qu'elle feignait de gaieté: elle avait cru rencontrer dans Martial un homme de talent sur l'appui duquel elle comptait pour embellir sa vie de tous les enchantements du pouvoir; en ce moment, elle reconnaissait une erreur aussi cruelle pour sa réputation que pour son amour-propre. Chez elle, comme chez les autres femmes de cette époque, la soudaineté des passions augmentait leur vivacité. Les âmes qui vivent beaucoup et vite ne souffrent pas moins que celles qui se consument dans une seule affection. La prédilection de la comtesse pour Martial était née de la veille, il est vrai; mais le plus inepte des chirurgiens sait que la souffrance causée par l'amputation d'un membre vivant est plus douloureuse que ne l'est celle d'un membre malade. Il y avait de l'avenir dans le goût de madame de Vaudremont pour Martial, tandis que sa passion précédente était sans espérance, et empoisonnée par les remords de Soulanges. La vieille duchesse, qui épiait le moment opportun de parler à la comtesse, s'empressa de congédier son ambassadeur; car, en présence de maîtresses et d'amants brouillés, tout intérêt pâlit, même chez une vieille femme. Pour engager la lutte, madame de Grandlieu lança sur madame de Vaudremont un regard sardonique qui fit craindre à la jeune coquette de voir son sort entre les mains de la douairière. Il est de ces regards de femme à femme qui sont comme des flambeaux amenés dans les dénouements de tragédie. Il faut avoir connu cette duchesse pour apprécier la terreur que le jeu de sa physionomie inspirait à la comtesse. Madame de Grandlieu était grande, ses traits faisaient dire d'elle:—Voilà une femme qui a dû être jolie! Elle se couvrait les joues de tant de rouge que ses rides ne paraissaient presque plus; mais loin de recevoir un éclat factice de ce carmin foncé, ses yeux n'en étaient que plus ternes. Elle portait une grande quantité de diamants, et s'habillait avec assez de goût pour ne pas prêter au ridicule. Son nez pointu annonçait l'épigramme. Un râtelier bien mis conservait à sa bouche une grimace d'ironie qui rappelait celle de Voltaire. Cependant l'exquise politesse de ses manières adoucissait si bien la tournure malicieuse de ses idées qu'on ne pouvait l'accuser de méchanceté. Les yeux gris de la vieille dame s'animèrent, un regard triomphal accompagné d'un sourire qui disait:—Je vous l'avais bien promis! traversa le salon, et répandit l'incarnat de l'espérance sur les joues pâles de la jeune femme qui gémissait au pied du candélabre. Cette alliance entre madame de Grandlieu et l'inconnue ne pouvait échapper à l'œil exercé de la comtesse de Vaudremont, qui entrevit un mystère et le voulut pénétrer. En ce moment, le baron de la Roche-Hugon, après avoir achevé de questionner toutes les douairières sans pouvoir apprendre le nom de la dame bleue, s'adressait en désespoir de cause à la comtesse de Gondreville, et n'en recevait que cette réponse peu satisfaisante:—C'est une dame que l'ancienne duchesse de Grandlieu m'a présentée. En se retournant par hasard vers la bergère occupée par la vieille dame, le maître des requêtes en surprit le regard d'intelligence lancé sur l'inconnue, et quoiqu'il fût assez mal avec elle depuis quelque temps, il résolut de l'aborder. En voyant le sémillant baron rôdant autour de sa bergère, l'ancienne duchesse sourit avec une malignité sardonique, et regarda madame de Vaudremont d'un air qui fit rire le colonel Montcornet.

—Si la vieille bohémienne prend un air d'amitié, pensa le baron, elle va sans doute me jouer quelque méchant tour.—Madame, lui dit-il, vous vous êtes chargée, me dit-on, de veiller sur un bien précieux trésor!

—Me prenez-vous pour un dragon, demanda la vieille dame. Mais de qui parlez-vous? ajouta-t-elle avec une douceur de voix qui rendit l'espérance à Martial.

—De cette petite dame inconnue que la jalousie de toutes ces coquettes a confinée là-bas. Vous connaissez sans doute sa famille?

—Oui, dit la duchesse; mais que voulez-vous faire d'une héritière de province, mariée depuis quelque temps, une fille bien née que vous ne connaissez pas, vous autres, elle ne va nulle part.

—Pourquoi ne danse-t-elle pas? Elle est si belle! Voulez-vous que nous fassions un traité de paix? Si vous daignez m'instruire de tout ce que j'ai intérêt à savoir, je vous jure que votre demande en restitution des bois de Marigny par le domaine extraordinaire sera chaudement appuyée auprès de l'empereur.

—Monsieur, répondit la vieille dame avec une gravité trompeuse, amenez-moi la comtesse de Vaudremont. Je vous promets de lui révéler le mystère qui rend notre inconnue si intéressante. Voyez, tous les hommes du bal sont arrivés au même degré de curiosité que vous. Les yeux se portent involontairement vers ce candélabre où ma protégée s'est modestement placée, elle recueille tous les hommages qu'on a voulu lui ravir. Bienheureux celui qu'elle prendra pour danseur! Là, elle s'interrompit en fixant la comtesse de Vaudremont par un de ces regards qui disent si bien:—Nous parlons de vous. Puis elle ajouta:—Je pense que vous aimerez mieux apprendre le nom de l'inconnue de la bouche de votre belle comtesse que de la mienne?

L'attitude de la duchesse était si provoquante que madame de Vaudremont se leva, vint auprès d'elle, s'assit sur la chaise que lui offrit Martial; et, sans faire attention à lui:—Je devine, madame, lui dit-elle en riant, que vous parlez de moi; mais j'avoue mon infériorité, je ne sais si c'est en bien ou en mal.

Madame de Grandlieu serra de sa vieille main sèche et ridée la jolie main de la jeune femme, et, d'un ton de compassion, elle lui répondit à voix basse:—Pauvre petite!

Les deux femmes se regardèrent. Madame de Vaudremont comprit que Martial était de trop, et le congédia en lui disant d'un air impérieux:—Laissez-nous!

Le maître des requêtes, peu satisfait de voir la comtesse sous le charme de la dangereuse sibylle qui l'avait attirée près d'elle, lui lança un de ces regards d'homme, puissants sur un cœur aveugle, mais qui paraissent ridicules à une femme quand elle commence à juger celui de qui elle s'est éprise.

—Auriez-vous la prétention de singer l'empereur? dit madame de Vaudremont en mettant sa tête de trois quarts pour contempler le maître des requêtes d'un air ironique.

Martial avait trop l'usage du monde, trop de finesse et de calcul pour s'exposer à rompre avec une femme si bien en cour et que l'empereur voulait marier; il compta d'ailleurs sur la jalousie qu'il se proposait d'éveiller en elle comme sur le meilleur moyen de deviner le secret de sa froideur, et s'éloigna d'autant plus volontiers qu'en cet instant une nouvelle contredanse mettait tout le monde en mouvement. Le baron eut l'air de céder la place aux quadrilles, il alla s'appuyer sur le marbre d'une console, se croisa les bras sur la poitrine, et resta tout occupé de l'entretien des deux dames. De temps en temps il suivait les regards que toutes deux jetèrent à plusieurs reprises sur l'inconnue. Comparant alors la comtesse à cette beauté nouvelle que le mystère rendait si attrayante, le baron fut en proie aux odieux calculs habituels aux hommes à bonnes fortunes: il flottait entre une fortune à prendre et son caprice à contenter. Le reflet des lumières faisait si bien ressortir sa figure soucieuse et sombre sur les draperies de moire blanche froissée par ses cheveux noirs, qu'on aurait pu le comparer à quelque mauvais génie. De loin, plus d'un observateur dut sans doute se dire:—Voilà encore un pauvre diable qui paraît s'amuser beaucoup!

L'épaule droite légèrement appuyée sur la chambranle de la porte qui se trouvait entre le salon de danse et la salle de jeu, le colonel pouvait rire incognito sous ses amples moustaches, il jouissait du plaisir de contempler le tumulte du bal; il voyait cent jolies têtes tournoyant au gré des caprices de la danse; il lisait sur quelques figures, comme sur celles de la comtesse et de son ami Martial, les secrets de leur agitation; puis, en détournant la tête, il se demandait quel rapport existait entre l'air sombre du comte de Soulanges toujours assis sur la causeuse, et la physionomie plaintive de la dame inconnue sur le visage de laquelle apparaissaient tour à tour les joies de l'espérance et les angoisses d'une terreur involontaire. Montcornet était là comme le roi de la fête, il trouvait dans ce tableau mouvant une vue complète du monde, et il en riait en recueillant les sourires intéressés de cent femmes brillantes et parées: un colonel de la garde impériale, poste qui comportait le grade de général de brigade, était certes un des plus beaux partis de l'armée. Il était minuit environ. Les conversations, le jeu, la danse, la coquetterie, les intérêts, les malices et les projets, tout arrivait à ce degré de chaleur qui arrache à un jeune homme cette exclamation:—Le beau bal!

—Mon bon petit ange, disait madame de Grandlieu à la comtesse, vous êtes à un âge où j'ai fait bien des fautes. En vous voyant souffrir tout à l'heure mille morts, j'ai eu la pensée de vous donner quelques avis charitables. Commettre des fautes à vingt-deux ans, n'est-ce pas gâter son avenir, n'est-ce pas déchirer la robe qu'on doit mettre? Ma chère, nous n'apprenons que bien tard à nous en servir sans la chiffonner. Continuez, mon cœur, à vous procurer des ennemis adroits et des amis sans esprit de conduite, vous verrez quelle jolie petite vie vous mènerez un jour.

—Ah! madame, une femme a bien de la peine à être heureuse, n'est-ce pas? s'écria naïvement la comtesse.

—Ma petite, il faut savoir choisir, à votre âge, entre les plaisirs et le bonheur. Vous voulez épouser Martial, qui n'est ni assez sot pour faire un bon mari, ni assez passionné pour être un amant. Il a des dettes, ma chère, il est homme à dévorer votre fortune; mais ce ne serait rien s'il vous donnait le bonheur. Ne voyez-vous combien il est vieux? Cet homme doit avoir été souvent malade, il jouit de son reste. Dans trois ans, ce sera un homme fini. L'ambitieux commencera, peut-être réussira-t-il. Je ne le crois pas. Qu'est-il? un intrigant qui peut posséder à merveille l'esprit des affaires et babiller agréablement; mais il est trop avantageux pour avoir un vrai mérite, il n'ira pas loin. D'ailleurs, regardez-le! Ne lit-on pas sur son front que, dans ce moment-ci, ce n'est pas une jeune et jolie femme qu'il voit en vous, mais les deux millions que vous possédez? Il ne vous aime pas, ma chère, il vous calcule comme s'il s'agissait d'une affaire. Si vous voulez vous marier, prenez un homme plus âgé, qui ait de la considération, et qui soit à la moitié de son chemin. Une veuve ne doit pas faire de son mariage une affaire d'amourette. Une souris s'attrape-t-elle deux fois au même piége? Maintenant, un nouveau contrat doit être une spéculation pour vous, et il faut, en vous remariant, avoir au moins l'espoir de vous entendre nommer un jour madame la maréchale.

En ce moment, les yeux des deux femmes se fixèrent naturellement sur la belle figure du colonel Montcornet.

—Si vous voulez jouer le rôle difficile d'une coquette et ne pas vous marier, reprit la duchesse avec bonhomie, ah! ma pauvre petite, vous saurez mieux que toute autre amonceler les nuages d'une tempête et la dissiper. Mais, je vous en conjure, ne vous faites jamais un plaisir de troubler la paix des ménages, de détruire l'union des familles et le bonheur des femmes qui sont heureuses. Je l'ai joué, ma chère, ce rôle dangereux. Hé, mon Dieu, pour un triomphe d'amour-propre, on assassine souvent de pauvres créatures vertueuses; car il existe vraiment, ma chère, des femmes vertueuses, et l'on se crée des haines mortelles. Un peu trop tard, j'ai appris que, suivant l'expression du duc d'Albe, un saumon vaut mieux que mille grenouilles! Certes, un véritable amour donne mille fois plus de jouissances que les passions éphémères qu'on excite! Eh bien! je suis venue ici pour vous prêcher. Oui, vous êtes la cause de mon apparition dans ce salon qui pue le peuple. Ne viens-je pas d'y voir des acteurs? Autrefois, ma chère, on les recevait dans son boudoir; mais au salon, fi donc! Pourquoi me regardez-vous d'un air si étonné? Écoutez-moi! Si vous voulez vous jouer des hommes, reprit la vieille dame, ne bouleversez le cœur que de ceux dont la vie n'est pas arrêtée, de ceux qui n'ont pas de devoirs à remplir; les autres ne nous pardonnent pas les désordres qui les ont rendus heureux. Profitez de cette maxime due à ma vieille expérience. Ce pauvre Soulanges, par exemple, auquel vous avez fait tourner la tête, et que, depuis quinze mois, vous avez enivré, Dieu sait comme! eh bien! savez-vous sur quoi portaient vos coups?... sur sa vie tout entière. Il est marié depuis six mois, il est adoré d'une charmante créature qu'il aime et qu'il trompe; elle vit dans les larmes et dans le silence le plus amer. Soulanges a eu des moments de remords plus cruels que ses plaisirs n'étaient doux. Et vous, petite rusée, vous l'avez trahi. Eh bien! venez contempler votre ouvrage.

La vieille duchesse prit la main de madame de Vaudremont, et elles se levèrent.

—Tenez, lui dit madame de Grandlieu en lui montrant des yeux l'inconnue pâle et tremblante sous les feux du lustre, voilà ma petite nièce, la comtesse de Soulanges, elle a enfin cédé aujourd'hui à mes instances, elle a consenti à quitter la chambre de douleur où la vue de son enfant ne lui apportait que de bien faibles consolations; la voyez-vous? elle vous paraît charmante: eh bien! chère belle, jugez de ce qu'elle devait être quand le bonheur et l'amour répandaient leur éclat sur cette figure maintenant flétrie.

La comtesse détourna silencieusement la tête et parut en proie à de graves réflexions. La duchesse l'amena jusqu'à la porte de la salle de jeu; puis, après y avoir jeté les yeux, comme si elle eût voulu y chercher quelqu'un:—Et voilà Soulanges, dit-elle à la jeune coquette d'un son de voix profond.

La comtesse frissonna quand elle aperçut, dans le coin le moins éclairé du salon, la figure pâle et contractée de Soulanges appuyé sur la causeuse: l'affaissement de ses membres et l'immobilité de son front accusaient toute sa douleur, les joueurs allaient et venaient devant lui, sans y faire plus d'attention que s'il eût été mort. Le tableau que présentaient la femme en larmes et le mari morne et sombre, séparés l'un de l'autre au milieu de cette fête, comme les deux moitiés d'un arbre frappé par la foudre, eut peut-être quelque chose de prophétique pour la comtesse. Elle craignit d'y voir une image des vengeances que lui gardait l'avenir. Son cœur n'était pas encore assez flétri pour que la sensibilité et l'indulgence en fussent entièrement bannies, elle pressa la main de la duchesse en la remerciant par un de ces sourires qui ont une certaine grâce enfantine.

—Mon cher enfant, lui dit la vieille femme à l'oreille, songez désormais que nous savons aussi bien repousser les hommages des hommes que nous les attirer.

—Elle est à vous, si vous n'êtes pas un niais.

Ces dernières paroles furent soufflées par madame de Grandlieu à l'oreille du colonel Montcornet pendant que la belle comtesse se livrait à la compassion que lui inspirait l'aspect de Soulanges, car elle l'aimait encore assez sincèrement pour vouloir le rendre au bonheur, et se promettait intérieurement d'employer l'irrésistible pouvoir qu'exerçaient encore ses séductions sur lui pour le renvoyer à sa femme.

—Oh! comme je vais le prêcher, dit-elle à madame de Grandlieu.

—N'en faites rien, ma chère! s'écria la duchesse en regagnant sa bergère, choisissez-vous un bon mari et fermez votre porte à mon neveu. Ne lui offrez même pas votre amitié. Croyez-moi, mon enfant, une femme ne reçoit pas d'une autre femme le cœur de son mari, elle est cent fois plus heureuse de croire qu'elle l'a reconquis elle-même. En amenant ici ma nièce, je crois lui avoir donné un excellent moyen de regagner l'affection de son mari. Je ne vous demande, pour toute coopération, que d'agacer le général.

Et, quand elle lui montra l'ami du maître des requêtes, la comtesse sourit.

—Eh bien, madame, savez-vous enfin le nom de cette inconnue? demanda le baron d'un air piqué à la comtesse quand elle se trouva seule.

—Oui, dit madame de Vaudremont en regardant le maître des requêtes.

Sa figure exprimait autant de finesse que de gaieté. Le sourire qui répandait la vie sur ses lèvres et sur ses joues, la lumière humide de ses yeux étaient semblables à ces feux follets qui abusent le voyageur. Martial, qui se crut toujours aimé, prit alors cette attitude coquette dans laquelle un homme se balance si complaisamment auprès de celle qu'il aime, et dit avec fatuité:—Et ne m'en voudrez-vous pas si je parais attacher beaucoup de prix à savoir ce nom?

—Et ne m'en voudrez-vous pas, répliqua madame de Vaudremont, si, par un reste d'amour, je ne vous le dis pas, et si je vous défends de faire la moindre avance à cette jeune dame? Vous risqueriez votre vie, peut-être.

—Madame, perdre vos bonnes grâces, n'est-ce pas perdre plus que la vie.

—Martial, dit sévèrement la comtesse, c'est madame de Soulanges, son mari vous brûlerait la cervelle, si vous en avez toutefois.

—Ah! ah! répliqua le fat en riant, le colonel laissera vivre en paix celui qui lui a enlevé votre cœur et se battrait pour sa femme. Quel renversement de principes! Je vous en prie, permettez-moi de danser avec cette petite dame. Vous pourrez ainsi avoir la preuve du peu d'amour que renfermait pour vous ce cœur de neige, car si le colonel trouve mauvais que je fasse danser sa femme, après avoir souffert que je vous...

—Mais elle aime son mari.

—Obstacle de plus que j'aurai le plaisir de vaincre.

—Mais elle est mariée.

—Plaisante objection!

—Ah! dit la comtesse avec un sourire amer, vous nous punissez également de nos fautes et de nos repentirs.

—Ne vous fâchez pas, dit vivement Martial. Oh! je vous en supplie, pardonnez-moi. Tenez, je ne pense plus à madame de Soulanges.

—Vous mériteriez bien que je vous envoyasse auprès d'elle.

—J'y vais, dit le baron en riant, et je reviendrai plus épris de vous que jamais. Vous verrez que la plus jolie femme du monde ne peut s'emparer d'un cœur qui vous appartient.

—C'est-à-dire que vous voulez gagner le cheval du colonel.

—Ah! le traître, répondit-il en riant et menaçant du doigt son ami qui souriait.

Le colonel arriva, le baron lui céda la place auprès de la comtesse à laquelle il dit d'un air sardonique:—Madame, voici un homme qui s'est vanté de pouvoir gagner vos bonnes grâces dans une soirée.

Il s'applaudit en s'éloignant d'avoir révolté l'amour-propre de la comtesse et desservi Montcornet; mais, malgré sa finesse habituelle, il n'avait pas deviné l'ironie dont étaient empreints les propos de madame de Vaudremont, et ne s'aperçut point qu'elle avait fait autant de pas vers son ami que son ami vers elle, quoiqu'à l'insu l'un de l'autre. Au moment où le maître des requêtes s'approchait en papillonnant du candélabre sous lequel la comtesse de Soulanges, pâle et craintive, semblait ne vivre que des yeux, son mari arriva près de la porte du salon en montrant des yeux étincelants de passion. La vieille duchesse, attentive à tout, s'élança vers son neveu, lui demanda son bras et sa voiture pour sortir, en prétextant un ennui mortel et se flattant de prévenir ainsi un éclat fâcheux. Elle fit, avant de partir, un singulier signe d'intelligence à sa nièce, en lui désignant l'entreprenant cavalier qui se préparait à lui parler, et ce signe semblait lui dire:—Le voici, venge-toi.

Madame de Vaudremont surprit le regard de la tante et de la nièce, une lueur soudaine illumina son âme, elle craignit d'être la dupe de cette vieille dame si savante et si rusée en intrigue.—Cette perfide duchesse, se dit-elle, aura peut-être trouvé plaisant de me faire de la morale en me jouant quelque méchant tour de sa façon.

A cette pensée, l'amour-propre de madame de Vaudremont fut peut-être encore plus fortement intéressé que sa curiosité à démêler le fil de cette intrigue. La préoccupation intérieure à laquelle elle fut en proie ne la laissa pas maîtresse d'elle-même. Le colonel, interprétant à son avantage la gêne répandue dans les discours et les manières de la comtesse, n'en devint que plus ardent et plus pressant. Les vieux diplomates blasés, qui s'amusaient à observer le jeu des physionomies, n'avaient jamais rencontré tant d'intrigues à suivre ou à deviner. Les passions qui agitaient le double couple se diversifiaient à chaque pas dans ces salons animés en se représentant avec d'autres nuances sur d'autres figures. Le spectacle de tant de passions vives, toutes ces querelles d'amour, ces vengeances douces, ces faveurs cruelles, ces regards enflammés, toute cette vie brûlante répandue autour d'eux ne leur faisait sentir que plus vivement leur impuissance. Enfin, le baron avait pu s'asseoir auprès de la comtesse de Soulanges. Ses yeux erraient à la dérobée sur un cou frais comme la rosée, parfumé comme une fleur des champs. Il admirait de près des beautés qui de loin l'avaient étonné. Il pouvait voir un petit pied bien chaussé, mesurer de l'œil une taille souple et gracieuse. A cette époque, les femmes nouaient la ceinture de leurs robes précisément au-dessous du sein, à l'imitation des statues grecques, mode impitoyable pour les femmes dont le corsage avait quelque défaut. En jetant des regards furtifs sur ce sein, Martial resta ravi de la perfection des formes de la comtesse.

—Vous n'avez pas dansé une seule fois ce soir, madame, dit-il d'une voix douce et flatteuse; ce n'est pas faute de cavalier, j'imagine?

—Je ne vais point dans le monde, j'y suis inconnue, répondit avec froideur madame de Soulanges qui n'avait rien compris au regard par lequel sa tante venait de l'inviter à plaire au baron.

Martial fit alors jouer par maintien le beau diamant qui ornait sa main gauche, les feux jetés par la pierre semblèrent jeter une lueur subite dans l'âme de la jeune comtesse qui rougit et regarda le baron avec une expression indéfinissable.

—Aimez-vous la danse? demanda le Provençal, pour essayer de renouer la conversation.

—Oh! beaucoup, monsieur.

A cette étrange réponse, leurs regards se rencontrèrent. Le jeune homme, surpris de l'accent pénétrant qui réveilla dans son cœur une vague espérance, avait subitement interrogé les yeux de la jeune femme.

—Eh bien, madame, n'est-ce pas une témérité de ma part que de me proposer pour être votre partner à la première contredanse?

Une confusion naïve rougit les joues blanches de la comtesse.

—Mais, monsieur, j'ai déjà refusé un danseur, un militaire...

—Serait-ce ce grand colonel de cavalerie que vous voyez là-bas?

—Précisément.

—Eh! c'est mon ami, ne craignez rien. M'accordez-vous la faveur que j'ose espérer?

—Oui, monsieur.

Cette voix accusait une émotion si neuve et si profonde, que l'âme blasée du maître des requêtes en fut ébranlée. Il se sentit envahi par une timidité de lycéen, perdit son assurance, sa tête méridionale s'enflamma, il voulut parler, ses expressions lui parurent sans grâce, comparées aux reparties spirituelles et fines de madame de Soulanges. Il fut heureux pour lui que la contredanse commençât. Debout près de sa belle danseuse, il se trouva plus à l'aise. Pour beaucoup d'hommes, la danse est une manière d'être; ils pensent, en déployant les grâces de leur corps, agir plus puissamment que par l'esprit sur le cœur des femmes. Le Provençal voulait sans doute employer en ce moment tous ces moyens de séduction, à en juger par la prétention de tous ses mouvements et de ses gestes. Il avait amené sa conquête au quadrille où les femmes les plus brillantes du salon mettaient une chimérique importance à danser préférablement à tout autre. Pendant que l'orchestre exécutait le prélude de la première figure, le baron éprouvait une incroyable satisfaction d'orgueil, quand, passant en revue les danseuses placées sur les lignes de ce carré redoutable, il s'aperçut que la toilette de madame de Soulanges défiait même celle de madame de Vaudremont qui, par un hasard cherché peut-être, faisait avec le colonel le vis-à-vis du baron et de la dame bleue. Les regards se fixèrent un moment sur madame de Soulanges: un murmure flatteur annonça qu'elle était le sujet de la conversation de chaque partner avec sa danseuse. Les œillades d'envie et d'admiration se croisaient si vivement sur elle, que la jeune femme, honteuse d'un triomphe auquel elle semblait se refuser, baissa modestement les yeux, rougit, et n'en devint que plus charmante. Si elle releva ses blanches paupières, ce fut pour regarder son danseur enivré, comme si elle eût voulu lui reporter la gloire de ces hommages et lui dire qu'elle préférait le sien à tous les autres; elle mit de l'innocence dans sa coquetterie, ou plutôt elle parut se livrer à la naïve admiration par laquelle commence l'amour avec cette bonne foi qui ne se rencontre que dans de jeunes cœurs. Quand elle dansa, les spectateurs purent facilement croire qu'elle ne déployait ces grâces que pour Martial; et, quoique modeste et neuve au manége des salons, elle sut, aussi bien que la plus savante coquette, lever à propos les yeux sur lui, les baisser avec une feinte modestie. Quand les lois nouvelles d'une contredanse inventée par le danseur Trénis, et à laquelle il donna son nom, amenèrent Martial devant le colonel:—J'ai gagné ton cheval, lui dit-il en riant.

—Oui, mais tu as perdu quatre-vingt mille livres de rente, lui répliqua le colonel en lui montrant madame de Vaudremont.

—Et qu'est-ce que cela me fait! répondit Martial, madame de Soulanges vaut des millions.

A la fin de cette contredanse, plus d'un chuchotement résonnait à plus d'une oreille. Les femmes les moins jolies faisaient de la morale avec leurs danseurs, à propos de la naissante liaison de Martial et de la comtesse de Soulanges. Les plus belles s'étonnaient d'une telle facilité. Les hommes ne concevaient pas le bonheur du petit maître des requêtes auquel ils ne trouvaient rien de bien séduisant. Quelques femmes indulgentes disaient qu'il ne fallait pas se presser de juger la comtesse: les jeunes personnes seraient bien malheureuses si un regard expressif ou quelques pas gracieusement exécutés suffisaient pour compromettre une femme. Martial seul connaissait l'étendue de son bonheur. A la dernière figure, quand les dames du quadrille eurent à former le moulinet, ses doigts pressèrent alors ceux de la comtesse, et il crut sentir, à travers la peau fine et parfumée des gants, que les doigts de la jeune femme répondaient à son amoureux appel.

—Madame, lui dit-il au moment où la contredanse se termina, ne retournez pas dans cet odieux coin où vous avez enseveli jusqu'ici votre figure et votre toilette. L'admiration est-elle le seul revenu que vous puissiez tirer des diamants qui parent votre cou si blanc et vos nattes si bien tressées? Venez faire une promenade dans les salons pour y jouir de la fête et de vous-même.

Madame de Soulanges suivit son séducteur, qui pensait qu'elle lui appartiendrait plus sûrement s'il parvenait à l'afficher. Tous deux, ils firent alors quelques tours à travers les groupes qui encombraient les salons de l'hôtel. La comtesse de Soulanges, inquiète, s'arrêtait un instant avant d'entrer dans chaque salon, et n'y pénétrait qu'après avoir tendu le cou pour jeter un regard sur tous les hommes. Cette peur, qui comblait de joie le petit maître des requêtes, ne semblait calmée que quand il avait dit à sa tremblante compagne:—Rassurez-vous, il n'y est pas. Ils parvinrent ainsi jusqu'à une immense galerie de tableaux, située dans une aile de l'hôtel, et où l'on jouissait par avance du magnifique aspect d'un ambigu préparé pour trois cents personnes. Comme le repas allait commencer, Martial entraîna la comtesse vers un boudoir ovale donnant sur les jardins, et où les fleurs les plus rares et quelques arbustes formaient un bocage parfumé sous de brillantes draperies bleues. Le murmure de la fête venait y mourir. La comtesse tressaillit en y entrant, et refusa obstinément d'y suivre le jeune homme; mais, après avoir jeté les yeux sur une glace, elle y vit sans doute des témoins, car elle alla s'asseoir d'assez bonne grâce sur une ottomane.

—Cette pièce est délicieuse, dit-elle en admirant une tenture bleu-de-ciel relevée par des perles.

—Tout y est amour et volupté, dit le jeune homme fortement ému.

A la faveur de la mystérieuse clarté qui régnait, il regarda la comtesse et surprit sur sa figure doucement agitée une expression de trouble, de pudeur, de désir qui l'enchanta. La jeune femme sourit, et ce sourire sembla mettre fin à la lutte des sentiments qui se heurtaient dans son cœur, elle prit de la manière la plus séduisante la main gauche de son adorateur, et lui ôta du doigt la bague sur laquelle ses yeux s'étaient arrêtés.

—Le beau diamant! s'écria-t-elle avec la naïve expression d'une jeune fille qui laisse voir les chatouillements d'une première tentation.

Martial, ému de la caresse involontaire mais enivrante que la comtesse lui avait faite en dégageant le brillant, arrêta sur elle des yeux aussi étincelants que la bague.

—Portez-la, lui dit-il, en souvenir de cette heure céleste et pour l'amour de...

—Elle le contemplait avec tant d'extase qu'il n'acheva pas, il lui baisa la main.

—Vous me la donnez? dit-elle avec un air d'étonnement.

—Je voudrais vous offrir le monde entier.

—Vous ne plaisantez pas, reprit-elle d'une voix altérée par une satisfaction trop vive.

—N'acceptez-vous que mon diamant?

—Vous ne me le reprendrez jamais? demanda-t-elle.

—Jamais.

Elle mit la bague à son doigt. Martial, comptant sur un prochain bonheur, fit un geste pour passer sa main sur la taille de la comtesse qui se leva tout à coup, et dit d'une voix claire, sans aucune émotion:—Monsieur, j'accepte ce diamant avec d'autant moins de scrupule qu'il m'appartient.

Le maître des requêtes resta tout interdit.

—Monsieur de Soulanges le prit dernièrement sur ma toilette et me dit l'avoir perdu.

—Vous êtes dans l'erreur, madame, dit Martial d'un air piqué, je le tiens de madame de Vaudremont.

—Précisément, répliqua-t-elle en souriant. Mon mari m'a emprunté cette bague, la lui a donnée, elle vous en a fait présent, ma bague a voyagé, voilà tout. Cette bague me dira peut-être tout ce que j'ignore, et m'apprendra le secret de toujours plaire. Monsieur, reprit-elle, si elle n'eût pas été à moi, soyez sûr que je ne me serais pas hasardée à la payer si cher, car une jeune femme est, dit-on, en péril près de vous. Mais, tenez, ajouta-t-elle en faisant jouer un ressort caché sous la pierre, les cheveux de monsieur de Soulanges y sont encore.

Elle s'élança dans les salons avec une telle prestesse qu'il paraissait inutile d'essayer de la rejoindre; et, d'ailleurs, Martial confondu ne se trouva pas d'humeur à tenter l'aventure. Le rire de madame de Soulanges avait trouvé un écho dans le boudoir où le jeune fat aperçut entre deux arbustes le colonel et madame de Vaudremont qui riaient de tout cœur.

—Veux-tu mon cheval pour courir après ta conquête? lui dit le colonel.

La bonne grâce avec laquelle le baron supporta les plaisanteries dont l'accablèrent madame de Vaudremont et Montcornet, lui valut leur discrétion sur cette soirée, où son ami troqua son cheval de bataille contre une jeune, riche et jolie femme.

Pendant que la comtesse de Soulanges franchissait l'intervalle qui sépare la Chaussée-d'Antin du faubourg Saint-Germain où elle demeurait, son âme fut en proie aux plus vives inquiétudes. Avant de quitter l'hôtel de Gondreville, elle en avait parcouru les salons sans y rencontrer ni sa tante ni son mari partis sans elle. D'affreux pressentiments vinrent alors tourmenter son âme ingénue. Témoin discret des souffrances éprouvées par son mari depuis le jour où madame de Vaudremont l'avait attaché à son char, elle espérait avec confiance qu'un prochain repentir lui ramènerait son époux. Aussi était-ce avec une incroyable répugnance qu'elle avait consenti au plan formé par sa tante, madame de Grandlieu, et en ce moment elle craignait d'avoir commis une faute. Cette soirée avait attristé son âme candide. Effrayée d'abord de l'air souffrant et sombre du comte de Soulanges, elle le fut encore plus par la beauté de sa rivale, et la corruption du monde lui avait serré le cœur. En passant sur le Pont-Royal, elle jeta les cheveux profanés qui se trouvaient sous le diamant, jadis offert comme le gage d'un amour pur. Elle pleura en se rappelant les vives souffrances auxquelles elle était depuis si longtemps en proie, et frémit plus d'une fois en pensant que le devoir des femmes qui veulent obtenir la paix en ménage les obligeait à ensevelir au fond du cœur, et sans se plaindre, des angoisses aussi cruelles que les siennes.

—Hélas! se dit-elle, comment peuvent faire les femmes qui n'aiment pas? Où est la source de leur indulgence? Je ne saurais croire, comme le dit ma tante, que la raison suffise pour les soutenir dans de tels dévouements.

Elle soupirait encore quand son chasseur abaissa l'élégant marchepied d'où elle s'élança sous le vestibule de son hôtel. Elle monta l'escalier avec précipitation, et quand elle arriva dans sa chambre, elle tressaillit de terreur en y voyant son mari assis auprès de la cheminée.

—Depuis quand, ma chère, allez-vous au bal sans moi, sans me prévenir? demanda-t-il d'une voix altérée. Sachez qu'une femme est toujours déplacée sans son mari. Vous étiez singulièrement compromise dans le coin obscur où vous vous étiez nichée.

—Oh! mon bon Léon, dit-elle d'une voix caressante, je n'ai pu résister au bonheur de te voir sans que tu me visses. Ma tante m'a menée à ce bal, et j'y ai été bien heureuse!

Ces accents désarmèrent les regards du comte de leur sévérité factice, car il venait de se faire de vifs reproches à lui-même, en appréhendant le retour de sa femme, sans doute instruite au bal d'une infidélité qu'il espérait lui avoir cachée, et selon la coutume des amants qui se sentent coupables, il essayait, en querellant la comtesse le premier, d'éviter sa trop juste colère. Il regarda silencieusement sa femme, qui dans sa brillante parure lui sembla plus belle que jamais. Heureuse de voir son mari souriant, et de le trouver à cette heure dans une chambre où, depuis quelque temps, il était venu moins fréquemment, la comtesse le regarda si tendrement qu'elle rougit et baissa les yeux. Cette clémence enivra d'autant plus Soulanges que cette scène succédait aux tourments qu'il avait ressentis pendant le bal; il saisit la main de sa femme et la baisa par reconnaissance: ne se rencontre-t-il pas souvent de la reconnaissance dans l'amour?

—Hortense, qu'as-tu donc au doigt qui m'a fait tant de mal aux lèvres? demanda-t-il en riant.

—C'est mon diamant, que tu disais perdu, et que j'ai retrouvé.

Le général Montcornet n'épousa point madame de Vaudremont, malgré la bonne intelligence dans laquelle tous deux vécurent pendant quelques instants, car elle fut une des victimes de l'épouvantable incendie qui rendit à jamais célèbre le bal donné par l'ambassadeur d'Autriche, à l'occasion du mariage de l'empereur Napoléon avec la fille de l'empereur François II.

Juillet 1829.


LA FAUSSE MAITRESSE.


DÉDIÉ A LA COMTESSE CLARA MAFFEÏ.


Au mois de septembre 1835, une des plus riches héritières du faubourg Saint-Germain, mademoiselle du Rouvre, fille unique du marquis du Rouvre, épousa le comte Adam Mitgislas Laginski, jeune Polonais proscrit.

Qu'il soit permis d'écrire les noms comme ils se prononcent, pour épargner aux lecteurs l'aspect des fortifications de consonnes par lesquelles la langue slave protége ses voyelles, sans doute afin de ne pas les perdre, vu leur petit nombre.

Le marquis du Rouvre avait presque entièrement dissipé l'une des plus belles fortunes de la noblesse, et à laquelle il dut autrefois son alliance avec une demoiselle de Ronquerolles. Ainsi, du côté maternel, Clémentine du Rouvre avait pour oncle le marquis de Ronquerolles, et pour tante madame de Sérizy. Du côté paternel, elle jouissait d'un autre oncle dans la bizarre personne du chevalier du Rouvre, cadet de la maison, vieux garçon devenu riche en trafiquant sur les terres et sur les maisons. Le marquis de Ronquerolles eut le malheur de perdre ses deux enfants à l'invasion du choléra. Le fils unique de madame de Sérizy, jeune militaire de la plus haute espérance, périt en Afrique à l'affaire de la Macta. Aujourd'hui, les familles riches sont entre le danger de ruiner leurs enfants si elles en ont trop, ou celui de s'éteindre en s'en tenant à un ou deux, un singulier effet du Code civil auquel Napoléon n'a pas songé. Par un effet du hasard, malgré les dissipations insensées du marquis du Rouvre pour Florine, une des plus charmantes actrices de Paris, Clémentine devint donc une héritière. Le marquis de Ronquerolles, un des plus habiles diplomates de la nouvelle dynastie; sa sœur, madame de Sérizy, et le chevalier du Rouvre convinrent, pour sauver leurs fortunes des griffes du marquis, d'en disposer en faveur de leur nièce, à laquelle ils promirent d'assurer, au jour de son mariage, chacun dix mille francs de rente.

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MALAGA

(LA FAUSSE MAÎTRESSE.)

Il est parfaitement inutile de dire que le Polonais, quoique réfugié, ne coûtait absolument rien au gouvernement français. Le comte Adam appartient à l'une des plus vieilles et des plus illustres familles de la Pologne, alliée à la plupart des maisons princières de l'Allemagne, aux Sapiéha, aux Radzivill, aux Rzewuski, aux Cartoriski, aux Leczinski, aux Iablonoski, etc. Mais les connaissances héraldiques ne sont pas ce qui distingue la France sous Louis-Philippe, et cette noblesse ne pouvait être une recommandation auprès de la bourgeoisie qui trônait alors. D'ailleurs, quand, en 1833, Adam se montra sur le boulevard des Italiens, à Frascati, au Jockey-Club, il mena la vie d'un jeune homme qui, perdant ses espérances politiques, retrouvait ses vices et son amour pour le plaisir. On le prit pour un étudiant. La nationalité polonaise, par l'effet d'une odieuse réaction gouvernementale, était alors tombée aussi bas que les républicains la voulaient mettre haut. La lutte étrange du Mouvement contre la Résistance, deux mots qui seront inexplicables dans trente ans, fit un jouet de ce qui devait être si respectable: le nom d'une nation vaincue à qui la France accordait l'hospitalité, pour qui l'on inventait des fêtes, pour qui l'on chantait et l'on dansait par souscription; enfin une nation qui, lors de la lutte entre l'Europe et la France, lui avait offert six mille hommes en 1796, et quels hommes! N'allez pas inférer de ceci que l'on veuille donner tort à l'empereur Nicolas contre la Pologne, ou à la Pologne contre l'empereur Nicolas. Ce serait d'abord une assez sotte chose que de glisser des discussions politiques dans un récit qui doit ou amuser ou intéresser. Puis, la Russie et la Pologne avaient également raison, l'une de vouloir l'unité de son empire, l'autre de vouloir redevenir libre. Disons en passant que la Pologne pouvait conquérir la Russie par l'influence de ses mœurs, au lieu de la combattre par les armes, en imitant les Chinois, qui ont fini par chinoiser les Tartares, et qui chinoiseront les Anglais, il faut l'espérer. La Pologne devait poloniser la Russie: Poniatowski l'avait essayé dans la région la moins tempérée de l'empire; mais ce gentilhomme fut un roi d'autant plus incompris que peut-être ne se comprenait-il pas bien lui-même. Comment n'aurait-on pas haï de pauvres gens qui furent la cause de l'horrible mensonge commis pendant la revue où tout Paris demandait à secourir la Pologne? On feignit de regarder les Polonais comme les alliés du parti républicain, sans songer que la Pologne était une république aristocratique. Dès lors la bourgeoisie accabla de ses ignobles dédains le Polonais que l'on déifiait quelques jours auparavant. Le vent d'une émeute a toujours fait varier les Parisiens du Nord au Midi, sous tous les régimes. Il faut bien rappeler ces revirements de l'opinion parisienne pour expliquer comment le mot Polonais était, en 1835, un qualificatif dérisoire chez le peuple qui se croit le plus spirituel et le plus poli du monde, au centre des lumières, dans une ville qui tient aujourd'hui le sceptre des arts et de la littérature. Il existe, hélas! deux sortes de Polonais réfugiés, le Polonais républicain, fils de Lelewel, et le noble Polonais du parti à la tête duquel se place le prince Cartoriski. Ces deux sortes de Polonais sont l'eau et le feu; mais pourquoi leur en vouloir? Ces divisions ne se sont-elles pas toujours remarquées chez les réfugiés, à quelque nation qu'ils appartiennent, n'importe en quelles contrées ils aillent? On porte son pays et ses haines avec soi. A Bruxelles, deux prêtres français émigrés manifestaient une profonde horreur l'un contre l'autre, et quand on demanda pourquoi à l'un d'eux, il répondit en montrant son compagnon de misère: «C'est un janséniste.» Dante eût volontiers poignardé dans son exil un adversaire des Blancs. Là gît la raison des attaques dirigées contre le vénérable prince Adam Cartoriski par les radicaux français, et celle de la défaveur répandue sur une partie de l'émigration polonaise par les César de boutique et les Alexandre de la patente. En 1834, Adam Mitgislas Laginski eut donc contre lui les plaisanteries parisiennes.

—Il est gentil, quoique Polonais, disait de lui Rastignac.

—Tous ces Polonais se prétendent grands seigneurs, disait Maxime de Trailles, mais celui-ci paie ses dettes de jeu; je commence à croire qu'il a eu des terres.

Sans vouloir offenser des bannis, il est permis de faire observer que la légèreté, l'insouciance, l'inconsistance du caractère sarmate autorisèrent les médisances des Parisiens qui d'ailleurs ressembleraient parfaitement aux Polonais en semblable occurrence. L'aristocratie française, si admirablement secourue par l'aristocratie polonaise pendant la révolution, n'a certes pas rendu la pareille à l'émigration forcée de 1832. Ayons le triste courage de le dire, le faubourg Saint-Germain est encore débiteur de la Pologne.

Le comte Adam était-il riche, était-il pauvre, était-ce un aventurier? Ce problème resta pendant long-temps indécis. Les salons de la diplomatie, fidèles à leurs instructions, imitèrent le silence de l'empereur Nicolas, qui considérait alors comme mort tout émigré polonais. Les Tuileries et la plupart de ceux qui y prennent leur mot d'ordre donnèrent une horrible preuve de cette qualité politique décorée du titre de sagesse. On y méconnut un prince russe avec qui l'on fumait des cigares pendant l'émigration, parce qu'il paraissait avoir encouru la disgrâce de l'empereur Nicolas. Placés entre la prudence de la cour et celle de la diplomatie, les Polonais de distinction vivaient dans la solitude biblique de Super flumina Babylonis, ou hantaient certains salons qui servent de terrain neutre à toutes les opinions. Dans une ville de plaisir comme Paris, où les distractions abondent à tous les étages, l'étourderie polonaise trouva deux fois plus de motifs qu'il ne lui en fallait pour mener la vie dissipée des garçons. Enfin, disons-le, Adam eut d'abord contre lui sa tournure et ses manières. Il y a deux Polonais comme il y a deux Anglaises. Quand une Anglaise n'est pas très-belle, elle est horriblement laide, et le comte Adam appartient à la seconde catégorie. Sa petite figure, assez aigre de ton, semble avoir été pressée dans un étau. Son nez court, ses cheveux blonds, ses moustaches et sa barbe rousses lui donnent d'autant plus l'air d'une chèvre qu'il est petit, maigre, et que ses yeux d'un jaune sale vous saisissent par ce regard oblique si célèbre par le vers de Virgile. Comment, malgré tant de conditions défavorables, possède-t-il des manières et un ton exquis? La solution de ce problème s'explique et par une tenue de dandy et par l'éducation due à sa mère, une Radziwill. Si son courage va jusqu'à la témérité, son esprit ne dépasse point les plaisanteries courantes et éphémères de la conversation parisienne; mais il ne rencontre pas souvent parmi les jeunes gens à la mode un garçon qui lui soit supérieur. Les gens du monde causent aujourd'hui beaucoup trop chevaux, revenus, impôts, députés pour que la conversation française reste ce qu'elle fut. L'esprit veut du loisir et certaines inégalités de position. On cause peut-être mieux à Pétersbourg et à Vienne qu'à Paris. Des égaux n'ont plus besoin de finesses, ils se disent alors tout bêtement les choses comme elles sont. Les moqueurs de Paris retrouvèrent donc difficilement un grand seigneur dans une espèce d'étudiant léger qui, dans le discours, passait avec insouciance d'un sujet à un autre, qui courait après les amusements avec d'autant plus de fureur qu'il venait d'échapper à de grands périls, et que, sorti de son pays où sa famille était connue, il se crut libre de mener une vie décousue sans courir les risques de la déconsidération.

Un beau jour, en 1834, Adam acheta, rue de la Pépinière, un hôtel. Six mois après cette acquisition, sa tenue égala celle des plus riches maisons de Paris. Au moment où Laginski commençait à se faire prendre au sérieux, il vit Clémentine aux Italiens et devint amoureux d'elle. Un an après, le mariage eut lieu. Le salon de madame d'Espard donna le signal des louanges. Les mères de famille apprirent trop tard que, dès l'an neuf cent, les Laginski se comptaient parmi les familles illustres du Nord. Par un trait de prudence anti-polonaise, la mère du jeune comte avait, au moment de l'insurrection, hypothéqué ses biens d'une somme immense prêtée par deux maisons juives et placée dans les fonds français. Le comte Adam Laginski possédait quatre-vingt mille francs de rente. On ne s'étonna plus de l'imprudence avec laquelle, selon beaucoup de salons, madame de Sérizy, le vieux diplomate Ronquerolles et le chevalier du Rouvre cédaient à la folle passion de leur nièce. On passa, comme toujours, d'un extrême à l'autre. Pendant l'hiver de 1836 le comte Adam fut à la mode, et Clémentine Laginska devint une des reines de Paris. Madame de Laginska fait aujourd'hui partie de ce charmant groupe de jeunes femmes où brillent mesdames de l'Estorade, de Portenduère, Marie de Vandenesse, du Guénic et de Maufrigneuse, les fleurs du Paris actuel, qui vivent à une grande distance des parvenus, des bourgeois et des faiseurs de la nouvelle politique.

Ce préambule était nécessaire pour déterminer la sphère dans laquelle s'est passée une de ces actions sublimes, moins rares que les détracteurs du temps présent ne le croient, qui sont, comme les belles perles, le fruit d'une souffrance ou d'une douleur, et qui, semblables aux perles, sont cachées sous de rudes écailles, perdues enfin au fond de ce gouffre, de cette mer, de cette onde incessamment remuée, nommée le monde, le siècle, Paris, Londres ou Pétersbourg, comme vous voudrez!

Si jamais cette vérité, que l'architecture est l'expression des mœurs, fut démontrée, n'est-ce pas depuis l'insurrection de 1830, sous le règne de la maison d'Orléans? Toutes les fortunes se rétrécissant en France, les majestueux hôtels de nos pères sont incessamment démolis et remplacés par des espèces de phalanstères où le pair de France de Juillet habite un troisième étage au-dessus d'un empirique enrichi. Les styles sont confusément employés. Comme il n'existe plus de cour, ni de noblesse pour donner le ton, on ne voit aucun ensemble dans les productions de l'art. De son côté, jamais l'architecture n'a découvert plus de moyens économiques pour singer le vrai, le solide, et n'a déployé plus de ressources, plus de génie dans les distributions. Proposez à un artiste la lisière du jardin d'un vieil hôtel abattu, il vous y bâtit un petit Louvre écrasé d'ornements; il y trouve une cour, des écuries, et si vous y tenez, un jardin; à l'intérieur, il accumule tant de petites pièces et de dégagements, il sait si bien tromper l'œil, qu'on s'y croit à l'aise; enfin il y foisonne tant de logements, qu'une famille ducale fait ses évolutions dans l'ancien fournil d'un président à mortier.

L'hôtel de la comtesse Laginska, rue de la Pépinière, une de ces créations modernes, est entre cour et jardin. A droite, dans la cour, s'étendent les communs, auxquels répondent à gauche les remises et les écuries. La loge du concierge s'élève entre deux charmantes portes cochères. Le grand luxe de cette maison consiste en une charmante serre agencée à la suite d'un boudoir au rez-de-chaussée, où se déploient d'admirables appartements de réception. Un philanthrope chassé d'Angleterre avait bâti cette bijouterie architecturale, construit la serre, dessiné le jardin, verni les portes, briqueté les communs, verdi les fenêtres, et réalisé l'un de ces rêves pareils, toute proportion gardée, à celui de Georges IV à Brighton. Le fécond, l'industrieux, le rapide ouvrier de Paris lui avait sculpté ses portes et ses fenêtres. On lui avait imité les plafonds du moyen âge ou ceux des palais vénitiens, et prodigué les placages de marbre en tableaux extérieurs. Elschoët et Klagmann travaillèrent les dessus de portes et les cheminées. Boulanger avait magistralement peint les plafonds. Les merveilles de l'escalier, blanc comme le bras d'une femme, défiaient celles de l'hôtel Rothschild. A cause des émeutes, le prix de cette folie ne monta pas à plus de onze cent mille francs. Pour un Anglais ce fut donné. Tout ce luxe, dit princier par des gens qui ne savent plus ce qu'est un vrai prince, tenait dans l'ancien jardin de l'hôtel d'un fournisseur, un des Crésus de la révolution, mort à Bruxelles en faillite après un sens dessus-dessous de Bourse. L'Anglais mourut à Paris de Paris, car pour bien des gens Paris est une maladie; il est quelquefois plusieurs maladies. Sa veuve, une méthodiste, manifesta la plus grande horreur pour la petite maison du nabab. Ce philanthrope était un marchand d'opium. La pudique veuve ordonna de vendre le scandaleux immeuble au moment où les émeutes mettaient en question la paix à tout prix. Le comte Adam profita de cette occasion, vous saurez comment, car rien n'était moins dans ses habitudes de grand seigneur.

Derrière cette maison, bâtie en pierre brodée comme melon, s'étale le velours vert d'une pelouse anglaise, ombragée au fond par un élégant massif d'arbres exotiques, d'où s'élance un pavillon chinois avec ses clochettes muettes et ses œufs dorés immobiles. La serre et ses constructions fantastiques déguisent le mur de clôture au midi. L'autre mur qui fait face à la serre est caché par des plantes grimpantes, façonnées en portiques à l'aide de mâts peints en vert et réunis par des traverses. Cette prairie, ce monde de fleurs, ces allées sablées, ce simulacre de forêt, ces palissades aériennes se développent dans vingt-cinq perches carrées, qui valent aujourd'hui quatre cent mille francs, la valeur d'une vraie forêt. Au milieu de ce silence obtenu dans Paris, les oiseaux chantent: il y a des merles, des rossignols, des bouvreuils, des fauvettes, et beaucoup de moineaux. La serre est une immense jardinière où l'air est chargé de parfums, où l'on se promène en hiver comme si l'été brillait de tous ses feux. Les moyens par lesquels on compose une atmosphère à sa guise, la Torride, la Chine ou l'Italie, sont habilement dérobés aux regards. Les tubes où circulent l'eau bouillante, la vapeur, un calorique quelconque, sont enveloppés de terre et se produisent aux regards comme des guirlandes de fleurs vivantes. Vaste est le boudoir. Sur un terrain restreint, le miracle de cette fée parisienne, appelée l'Architecture, est de rendre tout grand. Le boudoir de la jeune comtesse fut la coquetterie de l'artiste, à qui le comte Adam livra l'hôtel à décorer de nouveau. Une faute y est impossible: il y a trop de jolis riens. L'amour ne saurait où se poser parmi des travailleuses sculptées en Chine, où l'œil aperçoit des milliers de figures bizarres fouillées dans l'ivoire et dont la génération a usé deux familles chinoises; des coupes de topaze brûlée montées sur un pied de filigrane; des mosaïques qui inspirent le vol; des tableaux hollandais comme en refait Meissonnier; des anges conçus comme les exécute Gérard-Séguin qui ne veut pas vendre les siens; des statuettes sculptées par des génies poursuivis par leurs créanciers (véritable explication des mythes arabes); les sublimes ébauches de nos premiers artistes; des devants de bahut pour boiseries et dont les panneaux alternent avec les fantaisies de la soierie indienne; des portières qui s'échappent en flots dorés de dessous une traverse en chêne noir où grouille une chasse entière; des meubles dignes de madame de Pompadour; un tapis de Perse, etc. Enfin, dernière grâce, ces richesses éclairées par un demi-jour qui filtre à travers deux rideaux de dentelle, en paraissaient encore plus charmantes. Sur une console, parmi des antiquités, une cravache dont le bout fut sculpté par mademoiselle de Fauveau, disait que la comtesse aimait à monter à cheval.

Tel est un boudoir en 1837, un étalage de marchandises qui divertissent les regards, comme si l'ennui menaçait la société la plus remueuse et la plus remuée du monde. Pourquoi rien d'intime, rien qui porte à la rêverie, au calme? Pourquoi? personne n'est sûr de son lendemain, et chacun jouit de la vie en usufruitier prodigue.

Par une matinée, Clémentine se donnait l'air de réfléchir, étalée sur une de ces méridiennes merveilleuses d'où l'on ne peut pas se lever, tant le tapissier qui les inventa sut saisir les rondeurs de la paresse et les aises du far niente. Les portes de la serre ouvertes laissaient pénétrer les odeurs de la végétation et les parfums du tropique. La jeune femme regardait Adam fumant devant elle un élégant narguilé, la seule manière de fumer qu'elle eût permise dans cet appartement. Les portières, pincées par d'élégantes embrasses, ouvraient au regard deux magnifiques salons, l'un blanc et or, comparable à celui de l'hôtel Forbin-Janson, l'autre en style de la renaissance. La salle à manger, qui n'a de rivale à Paris que celle du marquis de Custine, se trouve au bout d'une petite galerie plafonnée et décorée dans le genre moyen âge. La galerie est précédée du côté de la cour, par une grande antichambre d'où l'on aperçoit à travers les portes en glaces les merveilles de l'escalier.

Le comte et la comtesse venaient de déjeuner, le ciel offrait une nappe d'azur sans le moindre nuage, le mois d'avril finissait. Ce ménage comptait deux ans de bonheur, et Clémentine avait depuis deux jours seulement découvert dans sa maison quelque chose qui ressemblait à un secret, à un mystère. Le Polonais, disons-le encore à sa gloire, est généralement faible devant la femme; il est si plein de tendresse pour elle, qu'il lui devient inférieur en Pologne; et quoique les Polonaises soient d'admirables femmes, le Polonais est encore plus promptement mis en déroute par une Parisienne. Aussi le comte Adam, pressé de questions, n'eut-il pas l'innocente rouerie de vendre le secret à sa femme. Avec une femme, il faut toujours tirer parti d'un secret; elle vous en sait gré, comme un fripon accorde son respect à l'honnête homme qu'il n'a pas pu jouer. Plus brave que parleur, le comte avait seulement stipulé de ne répondre qu'après avoir fini son narguilé plein de Tombaki.

—En voyage, disait-elle, à toute difficulté tu me répondais par: «Paz arrangera cela!» tu n'écrivais qu'à Paz! De retour ici, tout le monde me dit: «le capitaine!» Je veux sortir?... le capitaine! S'agit-il d'acquitter un mémoire, le capitaine! Mon cheval a-t-il le trot dur, on en parle au capitaine Paz. Enfin, ici, c'est pour moi comme au jeu de domino: il y a Paz partout. Je n'entends parler que de Paz, et je ne peux pas voir Paz. Qu'est-ce que c'est que Paz? Qu'on m'apporte notre Paz.

—Tout ne va donc pas bien? dit le comte en quittant le bocchettino de son narguilé.

—Tout va si bien, qu'avec deux cent mille francs de rente on se ruinerait à mener le train que nous avons avec cent dix mille francs, dit-elle.

Elle tira le riche cordon de sonnette fait au petit point, une merveille. Un valet de chambre habillé comme un ministre vint aussitôt.

—Dites à monsieur le capitaine Paz que je désire lui parler.

—Si vous croyez apprendre quelque chose ainsi!... dit en souriant le comte Adam.

Il n'est pas inutile de faire observer qu'Adam et Clémentine, mariés au mois de décembre 1835, étaient allés, après avoir passé l'hiver à Paris, en Italie, en Suisse et en Allemagne pendant l'année 1836. Revenue au mois de novembre, la comtesse reçut pour la première fois pendant l'hiver qui venait de finir, et s'aperçut bien de l'existence quasi-muette, effacée, mais salutaire d'un factotum dont la personne paraissait invisible, ce capitaine Paz (Paç), dont le nom se prononce comme il est écrit.

—Monsieur le capitaine Paz prie madame la comtesse de l'excuser, il est aux écuries, et dans un costume qui ne lui permet pas de venir à l'instant; mais une fois habillé, le comte Paz se présentera, dit le valet de chambre.

—Que faisait-il donc?

—Il montrait comment doit se panser le cheval de madame, que Constantin ne brossait pas à sa fantaisie, répondit le valet de chambre.

La comtesse regarda son domestique: il était sérieux et se gardait bien de commenter sa phrase par le sourire que se permettent les inférieurs en parlant d'un supérieur qui leur paraît descendu jusqu'à eux.

—Ah! il brossait Cora.

—Madame la comtesse ne monte-t-elle pas à cheval ce matin?

Le valet de chambre s'en alla sans réponse.

—Est-ce un Polonais? demanda Clémentine à son mari qui inclina la tête en manière d'affirmation.

Clémentine Laginska resta muette en examinant Adam. Les pieds presque tendus sur un coussin, la tête dans la position de celle d'un oiseau qui écoute au bord de son nid les bruits du bocage, elle eût paru ravissante à un homme blasé. Blonde et mince, les cheveux à l'anglaise, elle ressemblait alors à ces figures quasi-fabuleuses des keepsakes, surtout vêtue de son peignoir en soie façon de Perse, dont les plis touffus ne déguisaient pas si bien les trésors de son corps et la finesse de la taille qu'on ne pût les admirer à travers ces voiles épais de fleurs et de broderies. En se croisant sur la poitrine, l'étoffe aux brillantes couleurs laissait voir le bas du cou, dont les tons blancs contrastaient avec ceux d'une riche guipure appliquée sur les épaules. Les yeux, bordés de cils noirs, ajoutaient à l'expression de curiosité qui fronçait une jolie bouche. Sur le front bien modelé, l'on remarquait les rondeurs caractéristiques de la Parisienne volontaire, rieuse, instruite, mais inaccessible à des séductions vulgaires. Ses mains pendaient au bout de chaque bras de son fauteuil, presque transparentes. Ses doigts en fuseaux et retroussés du bout montraient des ongles, espèces d'amandes roses, où s'arrêtait la lumière. Adam souriait de l'impatience de sa femme, et la regardait d'un œil que la satiété conjugale ne tiédissait pas encore. Déjà cette petite comtesse fluette avait su se rendre maîtresse chez elle, car elle répondit à peine aux admirations d'Adam. Dans ses regards jetés à la dérobée sur lui, peut-être y avait-il déjà la conscience de la supériorité d'une Parisienne sur ce Polonais mièvre, maigre et rouge.

—Voilà Paz, dit le comte en entendant un pas qui retentissait dans la galerie.

La comtesse vit entrer un grand bel homme, bien fait, qui portait sur sa figure les traces de cette douceur, fruit de la force et du courage. Paz avait mis à la hâte une de ces redingotes serrées, à brandebourgs attachés par des olives, qui jadis s'appelaient des polonaises. D'abondants cheveux noirs assez mal peignés entouraient sa tête carrée, et Clémentine put voir, brillant comme un bloc de marbre, un front large, car Paz tenait à la main une casquette à visière. Cette main ressemblait à celle de l'Hercule à l'Enfant. La santé la plus robuste fleurissait sur ce visage également partagé par un grand nez romain qui rappela les beaux Trasteverins à Clémentine. Une cravate en taffetas noir achevait de donner une tournure martiale à ce mystère de cinq pieds sept pouces aux yeux de jais et d'un éclat italien. L'ampleur d'un pantalon à plis qui ne laissait voir que le bout des bottes, trahissait le culte de Paz pour les modes de la Pologne. Vraiment, pour une femme romanesque, il y aurait eu du burlesque dans le contraste si heurté qui se remarquait entre le capitaine et le comte, entre ce petit Polonais à figure étroite et ce beau militaire, entre ce paladin et ce palatin.

—Bonjour, Adam, dit-il familièrement au comte.

Puis il s'inclina gracieusement en demandant à Clémentine en quoi il pouvait la servir.

—Vous êtes donc l'ami de Laginski? dit la jeune femme.

—A la vie, à la mort, répondit Paz, à qui le jeune comte jeta le plus affectueux sourire en lançant sa dernière bouffée de fumée odorante.

—Eh bien! pourquoi ne mangez-vous pas avec nous? pourquoi ne nous avez-vous pas accompagnés en Italie et en Suisse? pourquoi vous cachez-vous ici de manière à vous dérober aux remerciements que je vous dois pour les services constants que vous nous rendez? dit la jeune comtesse avec une sorte de vivacité, mais sans la moindre émotion.

En effet, elle démêlait en Paz une sorte de servitude volontaire. Cette idée n'allait pas alors sans une sorte de mésestime pour un amphibie social, un être à la fois secrétaire et intendant, ni tout à fait intendant ni tout à fait secrétaire, quelque parent pauvre; un ami gênant.

—C'est, comtesse, répondit-il assez librement, qu'il n'y a pas de remerciements à me faire: je suis l'ami d'Adam, et je mets mon plaisir à prendre soin de ses intérêts.

—Tu restes debout pour ton plaisir aussi, dit le comte Adam.

Paz s'assit sur un fauteuil auprès de la portière.

—Je me souviens de vous avoir vu lors de mon mariage, et quelquefois dans la cour, dit la jeune femme. Mais pourquoi vous placer dans une condition d'infériorité, vous, l'ami d'Adam?

—L'opinion des Parisiens m'est tout à fait indifférente, dit-il. Je vis pour moi, ou, si vous voulez, pour vous deux.

—Mais l'opinion du monde sur l'ami de mon mari ne peut pas m'être indifférente...

—Oh! madame, le monde est bientôt satisfait avec ce mot: c'est un original! Dites-le.

Un moment de silence.

—Comptez-vous sortir, demanda-t-il.

—Voulez-vous venir au bois? répondit la comtesse.

—Volontiers.

Sur ce mot, Paz sortit en saluant.

—Quel bon être! il a la simplicité d'un enfant, dit Adam.

—Racontez-moi maintenant vos relations avec lui, demanda Clémentine.

—Paz, ma chère âme, dit Laginski, est d'une noblesse aussi vieille et aussi illustre que la nôtre. Lors de leurs désastres, un des Pazzi se sauva de Florence en Pologne, où il s'établit avec quelque fortune, et y fonda la famille Paz, à laquelle on a donné le titre de comte. Cette famille, qui s'est distinguée dans les beaux jours de notre république royale, est devenue riche. La bouture de l'arbre abattu en Italie a poussé si vigoureusement, qu'il y a plusieurs branches de la maison comtale des Paz. Ce n'est donc pas t'apprendre quelque chose d'extraordinaire que de te dire qu'il existe des Paz riches et des Paz pauvres. Notre Paz est le rejeton d'une branche pauvre. Orphelin, sans autre fortune que son épée, il servait dans le régiment du grand-duc Constantin lors de notre révolution. Entraîné dans le parti polonais, il s'est battu comme un Polonais, comme un patriote, comme un homme qui n'a rien: trois raisons pour se bien battre. A la dernière affaire, il se crut suivi par ses soldats et courut sur une batterie russe, il fut pris. J'étais là. Ce trait de courage m'anime:—Allons le chercher! dis-je à mes cavaliers. Nous chargeons sur la batterie en fourrageurs, et je délivre Paz, moi septième. Nous étions partis vingt, nous revînmes huit, y compris Paz. Varsovie une fois vendue, il a fallu songer à échapper aux Russes. Par un singulier hasard, Paz et moi nous nous sommes trouvés ensemble, à la même heure, au même endroit, de l'autre côté de la Vistule. Je vis arrêter ce pauvre capitaine par des Prussiens qui se sont faits alors les chiens de chasse des Russes. Quand on a repêché un homme dans le Styx, on y tient. Ce nouveau danger de Paz me fit tant de peine, que je me laissai prendre avec lui dans l'intention de le servir. Deux hommes peuvent se sauver là où un seul périt. Grâce à mon nom et à quelques liaisons de parenté avec ceux de qui notre sort dépendait, car nous étions alors entre les mains des Prussiens, on ferma les yeux sur mon évasion. Je fis passer mon cher capitaine pour un soldat sans importance, pour un homme de ma maison, et nous avons pu gagner Dantzick. Nous nous y fourrâmes dans un navire hollandais partant pour Londres, où deux mois après nous abordâmes. Ma mère était tombée malade en Angleterre, et m'y attendait; Paz et moi, nous l'avons soignée jusqu'à sa mort, que les catastrophes de notre entreprise avancèrent. Nous avons quitté Londres, et j'emmenai Paz en France. En de pareilles adversités, deux hommes deviennent frères. Quand je me suis vu dans Paris, à vingt-deux ans, riche de soixante et quelques mille francs de rentes, sans compter les restes d'une somme provenant des diamants et des tableaux de famille vendus par ma mère, je voulus assurer le sort de Paz avant de me livrer aux dissipations de la vie à Paris. J'avais surpris un peu de tristesse dans les yeux du capitaine, quelquefois il y roulait des larmes contenues. J'avais eu l'occasion d'apprécier son âme, qui est foncièrement noble, grande, généreuse. Peut-être regrettait-il de se voir lié par des bienfaits à un jeune homme de six ans moins âgé que lui, sans avoir pu s'acquitter envers lui. Insouciant et léger comme l'est un garçon, je devais me ruiner au jeu, me laisser entortiller par quelque Parisienne, Paz et moi nous pouvions être un jour désunis. Tout en me promettant de pourvoir à tous ses besoins, j'apercevais bien des chances d'oublier ou d'être hors d'état de payer la pension de Paz. Enfin, mon ange, je voulus lui épargner la peine, la pudeur, la honte de me demander de l'argent ou de chercher vainement son compagnon dans un jour de détresse. Dunquè, un matin, après déjeuner, les pieds sur les chenets, fumant chacun notre pipe, après avoir bien rougi, pris bien des précautions, le voyant me regarder avec inquiétude, je lui tendis une inscription de rentes au porteur de deux mille quatre cents francs.

Clémentine quitta sa place, alla s'asseoir sur les genoux d'Adam, lui passa son bras autour du cou, le baisa au front en lui disant:—Cher trésor, combien je te trouve beau!—Et qu'a fait Paz?

—Thaddée, reprit le comte, a pâli sans rien dire...

—Ah! il se nomme Thaddée?

—Oui, Thaddée a replié le papier, me l'a rendu en me disant:—J'ai cru, Adam, que c'était entre nous à la vie, à la mort, et que nous ne nous quitterions jamais, tu ne veux donc pas de moi?—Ah! fis-je, tu l'entends ainsi, Thaddée, eh! bien, n'en parlons plus. Si je me ruine, tu seras ruiné.—Tu n'as pas, me dit-il, assez de fortune pour vivre en Laginski, ne te faut-il pas alors un ami qui s'occupe de tes affaires, qui soit un père et un frère, un confident sûr? Ma chère enfant, en me disant ces paroles, Paz a eu dans le regard et dans la voix un calme qui couvrait une émotion maternelle, mais qui révélait une reconnaissance d'Arabe, un dévouement de caniche, une amitié de sauvage, sans faste et toujours prête. Ma foi, je l'ai pris comme nous nous prenons, nous autres Polonais, la main sur l'épaule, et je l'embrassai sur les lèvres:—A la vie et à la mort, donc! Tout ce que j'ai t'appartient, et fais comme tu voudras! C'est lui qui m'a trouvé cet hôtel pour presque rien. Il a vendu mes rentes en hausse, les a rachetées en baisse, et nous avons payé cette baraque avec les bénéfices. Connaisseur en chevaux, il en trafique si bien que mon écurie coûte fort peu de chose, et j'ai les plus beaux chevaux, les plus charmants équipages de Paris. Nos gens, braves soldats polonais choisis par lui, passeraient dans le feu pour nous. J'ai eu l'air de me ruiner, et Paz tient ma maison avec un ordre et une économie si parfaits qu'il a réparé par là quelques pertes inconsidérées au jeu, des sottises de jeune homme. Mon Thaddée est rusé comme deux Génois, ardent au gain comme un juif polonais, prévoyant comme une bonne ménagère. Jamais je n'ai pu le décider à vivre comme moi quand j'étais garçon. Parfois, il a fallu les douces violences de l'amitié pour l'emmener au spectacle quand j'y allais seul, ou dans les dîners que je donnais au cabaret à de joyeuses compagnies. Il n'aime pas la vie des salons.

—Qu'aime-t-il donc? demanda Clémentine.

—Il aime la Pologne, il la pleure. Ses seules dissipations ont été les secours envoyés plus en mon nom qu'au sien à quelques-uns de nos pauvres exilés.

—Tiens, mais je vais l'aimer, ce brave garçon, dit la comtesse, il me paraît simple comme ce qui est vraiment grand.

—Toutes les belles choses que tu as trouvées ici, reprit Adam qui trahissait la plus noble des sécurités en vantant son ami, Paz les a dénichées, il les a eues aux ventes ou dans les occasions. Oh! il est plus marchand que les marchands. Quand tu le verras se frottant les mains dans la cour, dis-toi qu'il a troqué un bon cheval contre un meilleur. Il vit par moi, son bonheur est de me voir élégant, dans un équipage resplendissant. Les devoirs qu'il s'impose à lui-même, il les accomplit sans bruit, sans emphase. Un soir, j'ai perdu vingt mille francs au whist. Que dira Paz? me suis-je écrié en revenant. Paz me les a remis, non sans lâcher un soupir; mais il ne m'a pas seulement blâmé par un regard. Ce soupir m'a plus retenu que les remontrances des oncles, des femmes ou des mères en pareil cas.—Tu les regrettes? lui ai-je dit.—Oh! ni pour toi ni pour moi; non, j'ai seulement pensé que vingt pauvres Paz vivraient de cela pendant une année. Tu comprends que les Pazzi valent les Laginski. Aussi n'ai-je jamais voulu voir un inférieur dans mon cher Paz. J'ai tâché d'être aussi grand dans mon genre qu'il l'est dans le sien. Je ne suis jamais sorti de chez moi, ni rentré, sans aller chez Paz comme j'irais chez mon père. Ma fortune est la sienne. Enfin Thaddée est certain que je me précipiterais aujourd'hui dans un danger pour l'en tirer, comme je l'ai fait deux fois.

—Ce n'est pas peu dire, mon ami, dit la comtesse. Le dévouement est un éclair. On se dévoue à la guerre et l'on ne se dévoue plus à Paris.

—Eh bien! reprit Adam, pour Paz, je suis toujours à la guerre. Nos deux caractères ont conservé leurs aspérités et leurs défauts, mais la mutuelle connaissance de nos âmes a resserré les liens déjà si étroits de notre amitié. On peut sauver la vie à un homme et le tuer après, si nous trouvons en lui un mauvais compagnon; mais ce qui rend les amitiés indissolubles, nous l'avons éprouvé. Chez nous, il y a cet échange constant d'impressions heureuses de part et d'autre, qui peut-être fait sous ce rapport l'amitié plus riche que l'amour.

Une jolie main ferma la bouche au comte si promptement que le geste ressemblait à un soufflet.

—Mais oui, dit-il. L'amitié, mon ange, ignore les banqueroutes du sentiment et les faillites du plaisir. Après avoir donné plus qu'il n'a, l'amour finit par donner moins qu'il ne reçoit.

—D'un côté, comme de l'autre, dit en souriant Clémentine.

—Oui, reprit Adam; tandis que l'amitié ne peut que s'augmenter. Tu n'as pas à faire la moue: nous sommes, mon ange, aussi amis qu'amants. Nous avons, du moins, je l'espère, réuni les deux sentiments dans notre heureux mariage.

—Je vais t'expliquer ce qui vous a rendus si bons amis, dit Clémentine. La différence de vos deux existences vient de vos goûts et non d'un choix obligé, de votre fantaisie et non de vos positions. Autant qu'on peut juger un homme en l'entrevoyant, et d'après ce que tu me dis, ici le subalterne peut devenir dans certains moments le supérieur.

—Oh! Paz m'est vraiment supérieur, répliqua naïvement Adam. Je n'ai d'autre avantage sur lui que le hasard.

Sa femme l'embrassa pour la noblesse de cet aveu.

—L'excessive adresse avec laquelle il cache la grandeur de ses sentiments est une immense supériorité, reprit le comte. Je lui ai dit:—Tu es un sournois, tu as dans le cœur de vastes domaines où tu te retires. Il a droit au titre de comte Paz, il ne se fait appeler à Paris que le capitaine.

—Enfin, le Florentin du moyen âge a reparu à trois cents ans de distance, dit la comtesse. Il y a du Dante et du Michel-Ange chez lui.

—Tiens, tu as raison, il est poëte par l'âme, répondit Adam.

—Me voilà donc mariée à deux Polonais, dit la jeune comtesse avec un geste digne de Marie Dorval.

—Chère enfant! dit Adam en pressant Clémentine sur lui, tu m'aurais fait bien du chagrin si mon ami ne t'avait pas plu: nous en avions peur l'un et l'autre, quoiqu'il ait été ravi de mon mariage. Tu le rendras très-heureux en lui disant que tu l'aimes... ah! comme un vieil ami.

—Je vais donc m'habiller, il fait beau, nous sortirons tous trois, dit Clémentine en sonnant sa femme de chambre.

Paz menait une vie si souterraine que tout le Paris élégant se demanda qui accompagnait Clémentine Laginska lorsqu'on la vit allant au bois de Boulogne et en revenant entre Thaddée et son mari. Clémentine avait exigé, pendant la promenade, que Thaddée dînât avec elle. Ce caprice de souveraine absolue força le capitaine à faire une toilette insolite. Au retour du bois, Clémentine se mit avec une certaine coquetterie, et de manière à produire de l'impression sur Adam lui-même en entrant dans le salon où les deux amis l'attendaient.

—Comte Paz, dit-elle, nous irons ensemble à l'Opéra.

Ce fut dit de ce ton qui, chez les femmes, signifie: Si vous me refusez, nous nous brouillons.

—Volontiers, madame, répondit le capitaine. Mais comme je n'ai pas la fortune d'un comte, appelez-moi simplement capitaine.

—Eh bien, capitaine, donnez-moi le bras, dit-elle en le lui prenant et l'emmenant dans la salle à manger par un mouvement plein de cette onctueuse familiarité qui ravit les amoureux.

La comtesse plaça près d'elle le capitaine, dont l'attitude fut celle d'un sous-lieutenant pauvre dînant chez un riche général. Paz laissa parler Clémentine, l'écouta tout en lui témoignant la déférence qu'on a pour un supérieur, ne la contredit en rien et attendit une interrogation formelle avant de répondre. Enfin il parut presque stupide à la comtesse, dont les coquetteries échouèrent devant ce sérieux glacial et ce respect diplomatique. En vain Adam lui disait:—Egaie-toi donc, Thaddée! On penserait que tu n'es pas chez toi! Tu as sans doute fait la gageure de déconcerter Clémentine? Thaddée resta lourd et endormi. Quand les maîtres furent seuls à la fin du dessert, le capitaine expliqua comment sa vie était arrangée au rebours de celle des gens du monde: il se couchait à huit heures et se levait de grand matin; il mit ainsi sa contenance sur une grande envie de dormir.

—Mon intention, en vous emmenant à l'Opéra, capitaine, était de vous amuser; mais faites comme vous voudrez, dit Clémentine un peu piquée.

—J'irai, répondit Paz.

—Duprez chante Guillaume Tell, reprit Adam, mais peut-être aimerais-tu mieux venir aux Variétés?

Le capitaine sourit et sonna; le valet de chambre vint:—Constantin, lui dit-il, attellera la voiture au lieu d'atteler le coupé. Nous ne tiendrions pas sans être gênés, ajouta-t-il en regardant le comte.

—Un Français aurait oublié cela, dit Clémentine en souriant.

—Ah! mais nous sommes des Florentins transplantés dans le Nord, répondit Thaddée avec une finesse d'accent et avec un regard qui firent voir dans sa conduite à table l'effet d'un parti pris.

Par une imprudence assez concevable, il y eut trop de contraste entre la mise en scène involontaire de cette phrase et l'attitude de Paz pendant le dîner. Clémentine examina le capitaine par une de ces œillades sournoises qui annoncent à la fois de l'étonnement et de l'observation chez les femmes. Aussi, pendant le temps où tous trois ils prirent le café au salon, régna-t-il un silence assez gênant pour Adam, incapable d'en deviner le pourquoi. Clémentine n'agaçait plus Thaddée. De son côté le capitaine reprit sa raideur militaire et ne la quitta plus, ni pendant la route ni dans la loge où il feignit de dormir.

—Vous voyez, madame, que je suis un bien ennuyeux personnage, dit-il au dernier acte de Guillaume Tell, pendant la danse. N'avais-je pas bien raison de rester, comme on dit, dans ma spécialité?

—Ma foi, mon cher capitaine, vous n'êtes ni charlatan ni causeur, vous êtes très-peu Polonais.

—Laissez-moi donc, reprit-il, veiller à vos plaisirs, à votre fortune et à votre maison, je ne suis bon qu'à cela.

—Tartufe, va! dit en souriant le comte Adam. Ma chère, il est plein de cœur, il est instruit; il pourrait, s'il voulait, tenir sa place dans un salon. Clémentine, ne prends pas sa modestie au mot.

—Adieu, comtesse, j'ai fait preuve de complaisance, je me sers de votre voiture pour aller dormir au plus tôt, et vais vous la renvoyer.

Clémentine fit une inclination de tête et le laissa partir sans rien répondre.

—Quel ours! dit-elle au comte. Tu es bien plus gentil, toi!

Adam serra la main de sa femme sans qu'on pût le voir.

—Pauvre cher Thaddée, il s'est efforcé de se faire repoussoir là où bien des hommes auraient tâché de paraître plus aimables que moi.

—Oh! dit-elle, je ne sais pas s'il n'y a point de calcul dans sa conduite: il aurait intrigué une femme ordinaire.

Une demi-heure après, pendant que Boleslas le chasseur criait: La porte! que le cocher, sa voiture tournée pour entrer, attendait que les deux battants fussent ouverts, Clémentine dit au comte:—Où perche donc le capitaine?

—Tiens, là! répondit Adam en montrant un petit étage en attique élégamment élevé de chaque côté de la porte cochère et dont une fenêtre donnait sur la rue. Son appartement s'étend au-dessus des remises.

—Et qui donc occupe l'autre côté?

—Personne encore, répondit Adam. L'autre petit appartement situé au-dessus des écuries sera pour nos enfants et pour leur précepteur.

—Il n'est pas couché, dit la comtesse en apercevant de la lumière chez Thaddée quand la voiture fut sous le portique à colonnes copiées sur celles des Tuileries et qui remplaçait la vulgaire marquise de zinc peint en coutil.

Le capitaine en robe de chambre, une pipe à la main, regardait Clémentine entrant dans le vestibule. La journée avait été rude pour lui. Voici pourquoi. Thaddée eut dans le cœur un terrible mouvement le jour où, conduit par Adam aux Italiens pour la juger, il avait vu mademoiselle du Rouvre; puis, quand il la revit à la mairie et à Saint-Thomas-d'Aquin, il reconnut en elle cette femme que tout homme doit aimer exclusivement, car don Juan lui-même en préférait une dans les mille e tre! Aussi Paz conseilla-t-il fortement le voyage classique après le mariage. Quasi tranquille pendant tout le temps que dura l'absence de Clémentine, ses souffrances recommençaient depuis le retour de ce joli ménage. Or, voici ce qu'il pensait en fumant du lataki dans sa pipe de merisier longue de six pieds, un présent d'Adam:—Moi seul et Dieu qui me récompensera d'avoir souffert en silence, nous devons seuls savoir à quel point je l'aime! Mais comment n'avoir ni son amour ni sa haine?

Et il réfléchissait à perte de vue sur ce théorème de stratégie amoureuse. Il ne faut pas croire que Thaddée vécût sans plaisir au milieu de sa douleur. Les sublimes tromperies de cette journée furent des sources de joie intérieure. Depuis le retour de Clémentine et d'Adam, il éprouvait de jour en jour des satisfactions ineffables en se voyant nécessaire à ce ménage qui, sans son dévouement, eût marché certainement à sa ruine. Quelle fortune résisterait aux prodigalités de la vie parisienne? Élevée chez un père dissipateur, Clémentine ne savait rien de la tenue d'une maison, qu'aujourd'hui les femmes les plus riches, les plus nobles sont obligées de surveiller par elles-mêmes. Qui maintenant peut avoir un intendant? Adam, de son côté, fils d'un de ces grands seigneurs polonais qui se laissent dévorer par les juifs, incapable d'administrer les débris d'une des plus immenses fortunes de Pologne, où il y en a d'immenses, n'était pas d'un caractère à brider ni ses fantaisies ni celles de sa femme. Seul il se fût ruiné peut-être avant son mariage. Paz l'avait empêché de jouer à la Bourse, n'est-ce pas déjà tout dire? Ainsi, en se sentant aimer malgré lui Clémentine, Paz n'eut pas la ressource de quitter la maison et d'aller voyager pour oublier sa passion. La reconnaissance, ce mot de l'énigme que présentait sa vie, le clouait dans cet hôtel où lui seul pouvait être l'homme d'affaires de cette famille insouciante. Le voyage d'Adam et de Clémentine lui fit espérer du calme; mais la comtesse, revenue plus belle, jouissant de cette liberté d'esprit que le mariage offre aux Parisiennes, déployait toutes les grâces d'une jeune femme, et ce je ne sais quoi d'attrayant qui vient du bonheur ou de l'indépendance que lui donnait un jeune homme aussi confiant, aussi vraiment chevaleresque, aussi amoureux qu'Adam. Avoir la certitude d'être la cheville ouvrière de la splendeur de cette maison, voir Clémentine descendant de voiture au retour d'une fête ou partant le matin pour le bois, la rencontrer sur les boulevards dans sa jolie voiture, comme une fleur dans sa coque de feuilles, inspirait au pauvre Thaddée des voluptés mystérieuses et pleines qui s'épanouissaient au fond de son cœur, sans que jamais la moindre trace en parût sur son visage. Comment, depuis cinq mois, la comtesse eût-elle aperçu le capitaine? il se cachait d'elle en dérobant le soin qu'il mettait à l'éviter. Rien ne ressemble plus à l'amour divin que l'amour sans espoir. Un homme ne doit-il pas avoir une certaine profondeur dans le cœur pour se dévouer dans le silence et dans l'obscurité? Cette profondeur, où se tapit un orgueil de père et de Dieu, contient le culte de l'amour pour l'amour, comme le pouvoir pour le pouvoir fut le mot de la vie des jésuites, avarice sublime en ce qu'elle est constamment généreuse et modelée enfin sur la mystérieuse existence des principes du monde. L'Effet, n'est-ce pas la Nature? et la Nature est enchanteresse, elle appartient à l'homme, au poëte, au peintre, à l'amant; mais la Cause n'est-elle pas, aux yeux de quelques âmes privilégiées et pour certains penseurs gigantesques, supérieure à la Nature? La Cause, c'est Dieu. Dans cette sphère des causes vivent les Newton, les Laplace, les Kepler, les Descartes, les Malebranche, les Spinosa, les Buffon, les vrais poètes et les solitaires du second âge chrétien, les sainte Thérèse de l'Espagne et les sublimes extatiques. Chaque sentiment humain comporte des analogies avec cette situation où l'esprit abandonne l'Effet pour la Cause, et Thaddée avait atteint à cette hauteur où tout change d'aspect. En proie à des joies de créateur indicibles, Thaddée était en amour ce que nous connaissons de plus grand dans les fastes du génie.

—Non, elle n'est pas entièrement trompée, se disait-il en suivant la fumée de sa pipe. Elle pourrait me brouiller sans retour avec Adam si elle me prenait en grippe; et si elle coquettait pour me tourmenter, que deviendrais-je?

La fatuité de cette dernière supposition était si contraire au caractère modeste et à l'espèce de timidité germanique du capitaine, qu'il se gourmanda de l'avoir eue et se coucha résolu d'attendre les événements avant de prendre un parti.

Le lendemain, Clémentine déjeuna très-bien sans Thaddée, et sans s'apercevoir de son manque d'obéissance. Ce lendemain se trouva son jour de réception, qui, chez elle, comportait une splendeur royale. Elle ne fit pas attention à l'absence du capitaine sur qui roulaient les détails de ces journées d'apparat.

—Bon! se dit-il en entendant les équipages s'en aller sur les deux heures du matin, la comtesse n'a eu qu'une fantaisie ou une curiosité de Parisienne.

Le capitaine reprit donc ses allures ordinaires pour un moment dérangées par cet incident. Détournée par les préoccupations de la vie parisienne, Clémentine parut avoir oublié Paz. Pense-t-on, en effet, que ce soit peu de chose que de régner sur cet inconstant Paris? Croirait-on, par hasard, qu'à ce jeu suprême on risque seulement sa fortune? Les hivers sont pour les femmes à la mode ce que fut jadis une campagne pour les militaires de l'empire. Quelle œuvre d'art et de génie qu'une toilette ou une coiffure destinées à faire sensation! Une femme frêle et délicate garde son dur et brillant harnais de fleurs et de diamants, de soie et d'acier, de neuf heures du soir à deux et souvent trois heures du matin. Elle mange peu pour attirer le regard sur une taille fine; à la faim qui la saisit pendant la soirée, elle oppose des tasses de thé débilitantes, des gâteaux sucrés, des glaces échauffantes ou de lourdes tranches de pâtisseries. L'estomac doit se plier aux ordres de la coquetterie. Le réveil a lieu très-tard. Tout est alors en contradiction avec les lois de la nature, et la nature est impitoyable. A peine levée, une femme à la mode recommence une toilette du matin, pense à sa toilette de l'après-midi. N'a-t-elle pas à recevoir, à faire des visites, à aller au bois à cheval ou en voiture? Ne faut-il pas toujours s'exercer au manège des sourires, se tendre l'esprit à forger des compliments qui ne paraissent ni communs ni recherchés? Et toutes les femmes n'y réussissent pas. Étonnez-vous donc, en voyant une jeune femme que le monde a reçue fraîche, de la retrouver trois ans après flétrie et passée. A peine six mois passés à la campagne guérissent-ils les plaies faites par l'hiver? On n'entend aujourd'hui parler que de gastrites, de maux étranges, inconnus d'ailleurs aux femmes occupées de leurs ménages. Autrefois la femme se montrait quelquefois; aujourd'hui, elle est toujours en scène. Clémentine avait à lutter: on commençait à la citer, et dans les soins exigés par cette bataille entre elle et ses rivales, à peine y avait-il place pour l'amour de son mari. Thaddée pouvait bien être oublié.

Cependant un mois après, au mois de mai, quelques jours avant de partir pour la terre de Ronquerolles, en Bourgogne, au retour du bois, elle aperçut, dans la contre-allée des Champs-Élysées, Thaddée mis avec recherche, s'extasiant à voir sa comtesse belle dans sa calèche, les chevaux fringants, les livrées étincelantes, enfin son cher ménage admiré.

—Voilà le capitaine, dit-elle à son mari.

—Comme il est heureux! répondit Adam. Voilà ses fêtes! Il n'y a pas d'équipage mieux tenu que le nôtre, et il jouit de voir tout le monde enviant notre bonheur. Ah! tu le remarques pour la première fois, mais il est là presque tous les jours.

—A quoi peut-il penser? dit Clémentine.

—Il pense en ce moment que l'hiver a coûté bien cher et que nous allons faire des économies chez ton vieil oncle Ronquerolles, répondit Adam.

La comtesse ordonna d'arrêter devant Paz et le fit asseoir à côté d'elle dans la calèche. Thaddée devint rouge comme une cerise.

—Je vais vous empester, dit-il, je viens de fumer des cigares.

—Adam ne m'empeste-t-il pas! répondit-elle vivement.

—Oui, mais c'est Adam, répliqua le capitaine.

—Et pourquoi Thaddée n'aurait-il pas les mêmes priviléges? dit la comtesse en souriant.

Ce divin sourire eut une force qui triompha des héroïques résolutions de Paz; il regarda Clémentine avec tout le feu de son âme dans ses yeux, mais tempéré par le témoignage angélique de sa reconnaissance, à lui, homme qui ne vivait que par ce sentiment. La comtesse se croisa les bras dans son châle, s'appuya pensive sur les coussins en y froissant les plumes de son joli chapeau, et arrêta ses yeux sur les passants. Cet éclair d'une âme grande et jusque-là résignée attaqua sa sensibilité. Quel était après tout à ses yeux le mérite d'Adam? N'est-il pas naturel d'avoir du courage et de la générosité? Mais le capitaine!..... Thaddée possédait de plus qu'Adam ou paraissait posséder une immense supériorité. Quelles funestes pensées saisirent la comtesse en observant de nouveau le contraste de la belle nature si complète qui distinguait Thaddée et de cette grêle nature qui, chez Adam, indiquait la dégénérescence forcée des familles aristocratiques assez insensées pour toujours s'allier entre elles? Ces pensées, le diable seul les connut; car la jeune femme demeura les yeux penseurs mais vagues, sans rien dire jusqu'à l'hôtel.

—Vous dînez avec nous, autrement je me fâcherais de ce que vous m'avez désobéi, dit-elle en entrant. Vous êtes Thaddée pour moi comme pour Adam. Je sais les obligations que vous lui avez, mais je sais aussi toutes celles que nous vous avons. Pour deux mouvements de générosité, qui sont si naturels, vous êtes généreux à toute heure et tous les jours. Mon père vient dîner avec nous, ainsi que mon oncle Ronquerolles et ma tante de Sérizy, habillez-vous, dit-elle en prenant la main qu'il lui tendait pour l'aider à descendre de voiture.

Thaddée monta chez lui pour s'habiller, le cœur à la fois heureux et comprimé par un tremblement horrible. Il descendit au dernier moment et rejoua pendant le dîner son rôle de militaire, bon seulement à remplir les fonctions d'un intendant. Mais cette fois Clémentine ne fut pas la dupe de Paz, dont le regard l'avait éclairée. Ronquerolles, l'ambassadeur le plus habile après le prince de Talleyrand et qui servit si bien de Marsay pendant son court ministère, fut instruit par sa nièce de la haute valeur du comte Paz, qui se faisait si modestement l'intendant de son ami Mitgislas.

—Et comment est-ce la première fois que je vois le comte Paz? dit le marquis de Ronquerolles.

—Eh! il est sournois et cachottier, répondit Clémentine en lançant un regard à Paz pour lui dire de changer sa manière d'être.

Hélas! il faut l'avouer, au risque de rendre le capitaine moins intéressant, Paz, quoique supérieur à son ami Adam, n'était pas un homme fort. Sa supériorité apparente, il la devait au malheur. Dans ses jours de misère et d'isolement, à Varsovie, il lisait, il s'instruisait, il comparait et méditait; mais le don de création qui fait le grand homme, il ne le possédait point, et peut-il jamais s'acquérir? Paz, uniquement grand par le cœur, allait alors au sublime; mais dans la sphère des sentiments, plus homme d'action que de pensées, il gardait sa pensée pour lui. Sa pensée ne servait alors qu'à lui ronger le cœur. Et qu'est-ce d'ailleurs qu'une pensée inexprimée!

Sur le mot de Clémentine, le marquis de Ronquerolles et sa sœur échangèrent un singulier regard en se montrant leur nièce, le comte Adam et Paz. Ce fut une de ces scènes rapides qui n'ont lieu qu'en Italie et à Paris. Dans ces deux endroits du monde, toutes les cours exceptées, les yeux savent dire autant de choses. Pour communiquer à l'œil toute la puissance de l'âme, lui donner la valeur d'un discours, y mettre un poème ou un drame d'un seul coup, il faut ou l'excessive servitude ou l'excessive liberté. Adam, le marquis de Rouvre et la comtesse n'aperçurent point cette lumineuse observation d'une vieille coquette et d'un vieux diplomate: mais Paz, ce chien fidèle, en comprit les prophéties. Ce fut, remarquez-le, l'affaire de deux secondes. Vouloir peindre l'ouragan qui ravagea l'âme du capitaine, ce serait être trop diffus par le temps qui court.

—Quoi! déjà la tante et l'oncle croient que je puis être aimé. Maintenant mon bonheur ne dépend plus que de mon audace? Et Adam!...

L'Amour idéal et le Désir, tous deux aussi puissants que la Reconnaissance et l'Amitié, s'entre-choquèrent, et l'Amour l'emporta pour un moment. Ce pauvre admirable amant voulut avoir sa journée! Paz devint spirituel, il voulut plaire, et raconta l'insurrection polonaise à grands traits sur une explication demandée par le diplomate. Paz vit alors, au dessert, Clémentine suspendue à ses lèvres, le prenant pour un héros, et oubliant qu'Adam, après avoir sacrifié le tiers de son immense fortune, avait encouru les chances de l'exil. A neuf heures, le café pris, madame de Sérizy baisa sa nièce au front en lui serrant la main, et emmena d'autorité le comte Adam en laissant les marquis du Rouvre et de Ronquerolles, qui, dix minutes après, s'en allèrent. Paz et Clémentine restèrent seuls.

—Je vais vous laisser, madame, dit Thaddée, car vous les rejoindrez à l'Opéra.

—Non, répondit-elle, la danse ne me plaît pas; et l'on donne ce soir un ballet détestable, la Révolte au Sérail.

Un moment de silence.

—Il y a deux ans, Adam n'y serait pas allé sans moi! reprit-elle sans regarder Paz.

—Il vous aime à la folie... répondit Thaddée.

—Eh! c'est parce qu'il m'aime à la folie qu'il ne m'aimera peut-être plus demain, s'écria la comtesse.

—Les Parisiennes sont inexplicables, dit Thaddée. Quand elles sont aimées à la folie, elles veulent être aimées raisonnablement; et quand on les aime raisonnablement, elles vous reprochent de ne pas savoir aimer.

—Et elles ont toujours raison, Thaddée, reprit-elle en souriant. Je connais bien Adam, je ne lui en veux point: il est léger et surtout grand seigneur, il sera toujours content de m'avoir pour sa femme et ne me contrariera jamais dans aucun de mes goûts; mais...

—Quel est le mariage où il n'y a pas de mais? dit tout doucement Thaddée en tâchant de donner un autre cours aux pensées de la comtesse.

L'homme le moins avantageux aurait eu peut-être la pensée qui faillit rendre cet amoureux fou et que voici:—Si je ne lui dis pas que je l'aime, je suis un imbécile! se dit le capitaine.

Il régnait entre eux un de ces terribles silences qui crèvent de pensées. La comtesse examinait Paz en dessous, de même que Paz la contemplait dans la glace. En s'enfonçant dans sa bergère en homme repu qui digère, un vrai geste de mari ou de vieillard indifférent, Paz croisa ses mains sur son ventre, fit passer rapidement et machinalement ses pouces l'un sur l'autre, et regarda le feu bêtement.

—Mais dites-moi donc du bien d'Adam!... s'écria Clémentine. Dites-moi que ce n'est pas un homme léger, vous qui le connaissez!

Ce cri fut sublime.

—Voici donc le moment venu d'élever entre nous des barrières insurmontables, pensa le pauvre Paz en concevant un héroïque mensonge.

—Du bien?... reprit-il, je l'aime trop, vous ne me croiriez point. Je suis incapable de vous en dire du mal. Ainsi... mon rôle, madame, est bien difficile entre vous deux.

Clémentine baissa la tête et regarda le bout des souliers vernis de Paz.

—Vous autres gens du Nord, vous n'avez que le courage physique, vous manquez de constance dans vos décisions, dit-elle en murmurant.

—Qu'allez-vous faire seule, madame? répondit Paz en prenant un air d'ingénuité parfait.

—Vous ne me tenez donc pas compagnie?

—Pardonnez-moi de vous quitter...

—Comment! où allez-vous?

—Je vais au Cirque, il ouvre aux Champs-Élysées ce soir, et je ne puis y manquer...

—Et pourquoi? dit Clémentine en l'interrogeant par un regard à demi colère.

—Faut-il vous ouvrir mon cœur, reprit-il en rougissant, vous confier ce que je cache à mon cher Adam, qui croit que je n'aime que la Pologne.

—Ah! un secret chez notre noble capitaine?

—Une infamie que vous comprendrez et de laquelle vous me consolerez.

—Vous, infâme?...

—Oui, moi, comte Paz, je suis amoureux fou d'une fille qui courait la France avec la famille Bouthor, des gens qui ont un cirque à l'instar de celui de Franconi, mais qui n'exploitent que les foires! Je l'ai fait engager par le directeur du Cirque-Olympique.

—Elle est belle? dit la comtesse.

—Pour moi, reprit-il mélancoliquement. Malaga, tel est son nom de guerre, est forte, agile et souple. Pourquoi je la préfère à toutes les femmes du monde?... en vérité! je ne saurais le dire. Quand je la vois, ses cheveux noirs retenus par un bandeau de satin bleu flottant sur ses épaules olivâtres et nues, vêtue d'une tunique blanche à bordure dorée et d'un maillot en tricot de soie qui en fait une statue grecque vivante, les pieds dans des chaussons de satin éraillé, passant des drapeaux à la main, aux sons d'une musique militaire, à travers un immense cerceau dont le papier se déchire en l'air, quand le cheval fuit au grand galop, et qu'elle retombe avec grâce sur lui, applaudie, sans claqueurs, par tout un peuple... eh bien! ça m'émeut?

—Plus qu'une belle femme au bal?... dit Clémentine avec une surprise provoquante.

—Oui, répondit Paz d'une voix étranglée. Cette admirable agilité, cette grâce constante dans un constant péril me paraissent le plus beau triomphe d'une femme... Oui, madame, Rachel et la Dorval, la Cinti et la Malibran, la Grisi et la Taglioni, la Pasta et l'Essler, tout ce qui règne ou régna sur les planches ne me semble pas digne de délier les cothurnes de Malaga qui sait descendre et remonter sur un cheval au grandissime galop, qui se glisse dessous à gauche pour remonter à droite, qui voltige comme un feu follet blanc autour de l'animal le plus fougueux, qui peut se tenir sur la pointe d'un seul pied et tomber assise les pieds pendants sur le dos de ce cheval toujours au galop, et qui, enfin, debout sur le coursier sans bride, tricote des bas, casse des œufs ou fricasse une omelette à la profonde admiration du peuple, du vrai peuple, les paysans et les soldats! A la parade, jadis cette délicieuse Colombine portait des chaises sur le bout de son nez, le plus joli nez grec que j'aie vu. Malaga, madame, est l'adresse en personne. D'une force herculéenne, elle n'a besoin que de son poing mignon ou de son petit pied pour se débarrasser de trois ou quatre hommes. C'est enfin la déesse de la gymnastique.

—Elle doit être stupide....

—Oh! reprit Paz, amusante comme l'héroïne de Péveril du Pic! Insouciante comme un Bohême, elle dit tout ce qui lui passe par la tête, elle se soucie de l'avenir comme vous pouvez vous soucier des sous que vous jetez à un pauvre, et il lui échappe des choses sublimes. Jamais on ne lui prouvera qu'un vieux diplomate soit un beau jeune homme, et un million ne la ferait pas changer d'avis. Son amour est pour un homme une flatterie perpétuelle. D'une santé vraiment insolente, ses dents sont trente-deux perles d'un orient délicieux et enchâssées dans un corail. Son mufle, elle appelle ainsi le bas de sa figure, a, selon l'expression de Shakspeare, la verdeur, la saveur d'un museau de génisse. Et ça donne de cruels chagrins! Elle estime de beaux hommes, des hommes forts, des Adolphe, des Auguste, des Alexandre, des bateleurs et des paillasses. Son instructeur, un affreux Cassandre, la rouait de coups, et il en a fallu des milliers pour lui donner sa souplesse, sa grâce, son intrépidité.

—Vous êtes ivre de Malaga! dit la comtesse.

—Elle ne se nomme Malaga que sur l'affiche, dit Paz d'un air piqué. Elle demeure rue Saint-Lazare, dans un petit appartement au troisième, dans le velours et la soie, et vit là comme une princesse. Elle a deux existences, sa vie foraine et sa vie de jolie femme.

—Et vous aime-t-elle?

—Elle m'aime... vous allez rire... uniquement parce que je suis Polonais! Elle voit toujours les Polonais d'après la gravure de Poniatowski sautant dans l'Elster, car pour toute la France l'Elster, où il est impossible de se noyer, est un fleuve impétueux qui a englouti Poniatowski... Au milieu de tout cela, je suis bien malheureux, madame...

Une larme de rage qui coula dans les yeux de Thaddée émut Clémentine.

—Vous aimez l'extraordinaire, vous autres hommes!

—Et vous donc? fit Thaddée.

—Je connais si bien Adam que je suis sûre qu'il m'oublierait pour quelque faiseuse de tours comme votre Malaga. Mais où l'avez-vous vue?

—A Saint-Cloud, au mois de septembre dernier, le jour de la fête. Elle était dans le coin de l'échafaud couvert de toiles où se font les parades. Ses camarades, tous en costumes polonais, donnaient un effroyable charivari. Je l'ai aperçue muette, silencieuse, et j'ai cru deviner des pensées de mélancolie chez elle. N'y avait-il pas de quoi pour une fille de vingt ans? Voilà ce qui m'a touché.

La comtesse était dans une pose délicieuse, pensive, quasi triste.

—Pauvre, pauvre Thaddée! s'écria-t-elle. Et avec la bonhomie de la véritable grande dame, elle ajouta non sans un sourire fin:—Allez, allez au Cirque!

Thaddée lui prit la main, la lui baisa en y laissant une larme chaude, et sortit. Après avoir inventé sa passion pour une écuyère, il devait lui donner quelque réalité. Dans son récit, il n'y avait de vrai que le moment d'attention obtenu par l'illustre Malaga, l'écuyère de la famille Bouthor, à Saint-Cloud, et dont le nom venait de frapper ses yeux le matin dans l'affiche du Cirque. Le paillasse, gagné par une seule pièce de cent sous, avait dit à Paz que l'écuyère était un enfant trouvé, volé peut-être. Thaddée alla donc au Cirque et revit la belle écuyère. Moyennant dix francs, un palefrenier, qui là remplace les habilleuses du théâtre, lui apprit que Malaga se nommait Marguerite Turquet, et demeurait rue des Fossés-du-Temple, à un cinquième étage.

Le lendemain, la mort dans l'âme, Paz se rendit au faubourg du Temple et demanda mademoiselle Turquet, pendant l'été la doublure de la plus illustre écuyère du Cirque, et comparse au théâtre pendant l'hiver.

—Malaga! cria la portière en se précipitant dans la mansarde, un beau monsieur pour vous! il prend des renseignements auprès de Chapuzot qui le fait droguer pour me donner le temps de t'avertir.

—Merci, mame Chapuzot; mais que pensera-t-il en me voyant repasser ma robe?

—Ah bah! quand on aime, on aime tout de son objet.

—Est-ce un Anglais? ils aiment les chevaux!

—Non, il me fait l'effet d'être un Espagnol.

—Tant pis! on dit les Espagnols dans la débine... Restez donc avec moi, mame Chapuzot, je n'aurai pas l'air d'une abandonnée...

—Que demandez-vous, monsieur? dit à Thaddée la portière en ouvrant la porte.

—Mademoiselle Turquet.

—Ma fille, répondit la portière en se drapant, voici quelqu'un qui vous réclame.

Une corde sur laquelle séchait du linge décoiffa le capitaine.

—Que désirez-vous, monsieur? dit Malaga en ramassant le chapeau de Paz...

—Je vous ai vue au Cirque, vous m'avez rappelé une fille que j'ai perdue, mademoiselle; et par attachement pour mon Héloïse à qui vous ressemblez d'une manière frappante, je veux vous faire du bien, si toutefois vous le permettez.

—Comment donc! mais asseyez-vous donc, général, dit madame Chapuzot. On n'est pas plus honnête... ni plus galant.

—Je ne suis pas un galant, ma chère dame, fit Paz, je suis un père au désespoir qui veut se tromper par une ressemblance.

—Ainsi je passerai pour votre fille? dit Malaga très-finement et sans soupçonner la profonde véracité de cette proposition.

—Oui, dit Paz, je viendrai vous voir quelquefois, et pour que l'illusion soit complète, je vous logerai dans un bel appartement, richement meublé...

—J'aurai des meubles? dit Malaga en regardant la Chapuzot.

—Et des domestiques, reprit Paz, et toutes vos aises.

Malaga regarda l'étranger en dessous.

—De quel pays est monsieur?

—Je suis Polonais.

—J'accepte alors, dit-elle.

Paz sortit en promettant de revenir.

—En voilà une sévère! dit Marguerite Turquet en regardant madame Chapuzot. Mais j'ai peur que cet homme ne veuille m'amadouer pour réaliser quelque fantaisie. Bah! je me risque.

Un mois après cette bizarre entrevue, la belle écuyère habitait un appartement délicieusement meublé par le tapissier du comte Adam, car Paz voulut faire causer de sa folie à l'hôtel Laginski. Malaga, pour qui cette aventure fut un rêve des Mille et une Nuits, était servie par le ménage Chapuzot, à la fois ses confidents et ses domestiques. Les Chapuzot et Marguerite Turquet attendaient un dénouement quelconque; mais après un trimestre, ni Malaga ni la Chapuzot ne surent comment expliquer le caprice du comte polonais. Paz venait passer une heure à peu près par semaine, pendant laquelle il restait dans le salon sans vouloir jamais aller ni dans le boudoir de Malaga, ni dans sa chambre, où jamais il n'entra, malgré les plus habiles manœuvres de l'écuyère et des Chapuzot. Le comte s'informait des petits événements qui nuançaient la vie de la baladine, et chaque fois il laissait deux pièces de quarante francs sur la cheminée.

—Il a l'air bien ennuyé, disait madame Chapuzot.

—Oui, répondait Malaga, cet homme est froid comme verglas...

—Mais il est bon enfant tout de même, s'écriait Chapuzot heureux de se voir habillé tout en drap bleu d'Elbeuf, et semblable à quelque garçon de bureau d'un ministère.

Par son offrande périodique, Paz constituait à Marguerite Turquet une rente de trois cent vingt francs par mois. Cette somme, jointe à ses maigres appointements du Cirque, lui fit une existence splendide en comparaison de sa misère passée. Il se répéta d'étranges récits au Cirque entre les artistes sur le bonheur de Malaga. La vanité de l'écuyère laissa porter à soixante mille francs les six mille francs que son appartement coûtait au prudent capitaine. Au dire des clowns et des comparses, Malaga mangeait dans l'argent. Elle venait d'ailleurs au Cirque avec de charmants burnous, des cachemires, de délicieuses écharpes. Enfin, le Polonais était la meilleure pâte d'homme qu'une écuyère pût rencontrer: point tracassier, point jaloux, laissant à Malaga toute sa liberté.

—Il y a des femmes qui sont bien heureuses! disait la rivale de Malaga. Ce n'est pas à moi, qui sais faire le grand écart, à qui pareille chose arriverait.

Malaga portait de jolis bibis, faisait parfois sa tête (admirable expression populaire) en voiture, au bois de Boulogne, où la jeunesse élégante commençait à la remarquer. Enfin, on commençait à parler de Malaga dans le monde interlope des femmes équivoques, et l'on y attaquait son bonheur par des calomnies. On la disait somnambule, et le Polonais passait pour un magnétiseur qui cherchait la pierre philosophale. Quelques propos beaucoup plus envenimés que celui-là rendirent Malaga plus curieuse que Psyché; elle les rapporta tout en pleurant à Paz.

—Quand j'en veux à une femme, dit-elle en terminant, je ne la calomnie pas, je ne prétends pas qu'on la magnétise pour y trouver des pierres; je dis qu'elle est bossue, et je le prouve. Pourquoi me compromettez-vous?

Paz garda le plus cruel silence. La Chapuzot finit par savoir le nom et le titre de Thaddée; elle apprit à l'hôtel Laginski des choses positives: Paz était garçon, on ne lui connaissait de fille morte ni en Pologne ni en France. Malaga ne put alors se défendre d'un sentiment de terreur.

—Mon enfant, dit la Chapuzot, ce monstre-là...

Un homme qui se contentait de regarder d'une façon sournoise—en dessous,—sans oser se prononcer sur rien,—sans avoir de confiance,—une belle créature comme Malaga, dans les idées de la Chapuzot, devait être un monstre.

—Ce monstre-là vous apprivoise pour vous amener à quelque chose d'illégal, de criminel!... Dieu de Dieu, si vous alliez à la cour d'assises, ou, ce qui me fait frémir de la tête aux pieds, que j'en tremble rien que d'en parler, à la correctionnelle!... qu'on vous met dans les journaux.... Moi, savez-vous à votre place ce que je ferais? Eh bien! n'à votre place, je préviendrais, pour ma sûreté, la police.

Par un jour où les plus folles idées fermentèrent dans l'esprit de Malaga, quand Paz mit ses pièces d'or sur le velours de la cheminée, elle prit l'or et lui jeta au nez en lui disant:—Je ne veux pas d'argent volé.

Le capitaine donna l'or aux Chapuzot et ne revint plus. Clémentine passait alors la belle saison à la terre de son oncle, le marquis de Ronquerolles, en Bourgogne. Quand la troupe du Cirque ne vit plus Thaddée à sa place, il se fit une rumeur parmi les artistes. La grandeur d'âme de Malaga fut traitée de bêtise par les uns, de finesse par les autres. La conduite du Polonais, expliquée aux femmes les plus habiles, parut inexplicable. Thaddée reçut dans une seule semaine trente-sept lettres de femmes légères. Heureusement pour lui, son étonnante réserve n'alluma pas d'autres curiosités et resta l'objet des causeries du monde interlope.

Deux mois après, la belle écuyère, criblée de dettes, écrivit au comte Paz cette lettre que les dandies ont regardée dans le temps comme un chef-d'œuvre:

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