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La Comédie humaine - Volume 02

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The Project Gutenberg eBook of La Comédie humaine - Volume 02

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Title: La Comédie humaine - Volume 02

Author: Honoré de Balzac

Release date: September 30, 2013 [eBook #43851]
Most recently updated: October 23, 2024

Language: French

Credits: Produced by Claudine Corbasson, Hans Pieterse and the
Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net
(This file was produced from images generously made
available by The Internet Archive/Canadian Libraries)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA COMÉDIE HUMAINE - VOLUME 02 ***

Au lecteur

La comédie humaine volume II

PARIS—IMPRIMERIE DE PILLET FILS AINÉ

RUE DES GRANDS-AUGUSTINS, 5.


SCÈNES
DE LA
VIE PRIVÉE

TOME II


Mémoires de deux jeunes mariées.—Une Fille d'Ève.
La Femme abandonnée.—La Grenadière.—Le Message.—Gobseck.
Autre Étude de Femme.


PARIS

Ve ALEXANDRE HOUSSIAUX, ÉDITEUR

RUE DU JARDINET SAINT-ANDRÉ DES ARTS, 3.

1869

Renée Agrandir

IMP. RAÇON.

RENÉE

Ces deux petits font alors de mon lit le théâtre de leurs jeux.

(MÉMOIRES DE DEUX JEUNES MARIÉES.)

PREMIER LIVRE,

SCÈNES DE LA VIE PRIVÉE.


MÉMOIRES DE DEUX JEUNES MARIÉES.


A GEORGES SAND.

Ceci, cher Georges, ne saurait rien ajouter à l'éclat de votre nom, qui jettera son magique reflet sur ce livre; mais il n'y a là de ma part ni calcul, ni modestie. Je désire attester ainsi l'amitié vraie qui s'est continuée entre nous à travers nos voyages et nos absences, malgré nos travaux et les méchancetés du monde. Ce sentiment ne s'altérera sans doute jamais. Le cortége de noms amis qui accompagnera mes compositions mêle un plaisir aux peines que me cause leur nombre, car elles ne vont point sans douleur, à ne parler que des reproches encourus par ma menaçante fécondité, comme si le monde qui pose devant moi n'était pas plus fécond encore. Ne sera-ce pas beau, Georges, si quelque jour l'antiquaire des littératures détruites ne retrouve dans ce cortége que de grands noms, de nobles cœurs, de saintes et pures amitiés, et les gloires de ce siècle? Ne puis-je me montrer plus fier de ce bonheur certain que de succès toujours contestables? Pour qui vous connaît bien, n'est-ce pas un bonheur que de pouvoir se dire, comme je le fais ici,

Votre ami,

de Balzac.

Paris, juin 1840.


I

A MADEMOISELLE RENÉE DE MAUCOMBE.

Paris, septembre.

Ma chère biche, je suis dehors aussi, moi! Et si tu ne m'as pas écrit à Blois, je suis aussi la première à notre joli rendez-vous de la correspondance. Relève tes beaux yeux noirs attachés sur ma première phrase, et garde ton exclamation pour la lettre où je te confierai mon premier amour. On parle toujours du premier amour; il y en a donc un second? Tais-toi! me diras-tu; dis-moi plutôt, me demanderas-tu, comment tu es sortie de ce couvent où tu devais faire ta profession? Ma chère, quoi qu'il arrive aux Carmélites, le miracle de ma délivrance est la chose la plus naturelle. Les cris d'une conscience épouvantée ont fini par l'emporter sur les ordres d'une politique inflexible, voilà tout. Ma tante, qui ne voulait pas me voir mourir de consomption, a vaincu ma mère, qui prescrivait toujours le noviciat comme seul remède à ma maladie. La noire mélancolie où je suis tombée après ton départ a précipité cet heureux dénouement. Et je suis dans Paris, mon ange, et je te dois ainsi le bonheur d'y être. Ma Renée, si tu m'avais pu voir, le jour où je me suis trouvée sans toi, tu aurais été fière d'avoir inspiré des sentiments si profonds à un cœur si jeune. Nous avons tant rêvé de compagnie, tant de fois déployé nos ailes et tant vécu en commun, que je crois nos âmes soudées l'une à l'autre, comme étaient ces deux filles hongroises dont la mort nous a été racontée par monsieur Beauvisage, qui n'était certes pas l'homme de son nom: jamais médecin de couvent ne fut mieux choisi. N'as-tu pas été malade en même temps que ta mignonne? Dans le morne abattement où j'étais, je ne pouvais que reconnaître un à un les liens qui nous unissent; je les ai crus rompus par l'éloignement, j'ai été prise de dégoût pour l'existence comme une tourterelle dépareillée, j'ai trouvé de la douceur à mourir, et je mourais tout doucettement. Être seule aux Carmélites, à Blois, en proie à la crainte d'y faire ma profession sans la préface de mademoiselle de la Vallière et sans ma Renée! mais c'était une maladie, une maladie mortelle. Cette vie monotone où chaque heure amène un devoir, une prière, un travail si exactement les mêmes, qu'en tous lieux on peut dire ce que fait une carmélite à telle ou telle heure du jour ou de la nuit: cette horrible existence où il est indifférent que les choses qui nous entourent soient ou ne soient pas, était devenue pour nous la plus variée: l'essor de notre esprit ne connaissait point de bornes, la fantaisie nous avait donné la clef de ses royaumes, nous étions tour à tour l'une pour l'autre un charmant hippogriffe, la plus alerte réveillait la plus endormie, et nos âmes folâtraient à l'envi en s'emparant de ce monde qui nous était interdit. Il n'y avait pas jusqu'à la Vie des Saints qui ne nous aidât à comprendre les choses les plus cachées! Le jour où ta douce compagnie m'était enlevée, je devenais ce qu'est une carmélite à nos yeux, une Danaïde moderne qui, au lieu de chercher à remplir un tonneau sans fond, tire tous les jours, de je ne sais quel puits, un seau vide, espérant l'amener plein. Ma tante ignorait notre vie intérieure. Elle n'expliquait point mon dégoût de l'existence, elle qui s'est fait un monde céleste dans les deux arpents de son couvent. Pour être embrassée à nos âges, la vie religieuse veut une excessive simplicité que nous n'avons pas, ma chère biche, ou l'ardeur du dévouement qui rend ma tante une sublime créature. Ma tante s'est sacrifiée à un frère adoré; mais qui peut se sacrifier à des inconnus ou à des idées.

Depuis bientôt quinze jours, j'ai tant de folles paroles rentrées, tant de méditations enterrées au cœur, tant d'observations à communiquer et de récits à faire qui ne peuvent être faits qu'à toi, que sans le pis-aller des confidences écrites substituées à nos chères causeries, j'étoufferais. Combien la vie du cœur nous est nécessaire! Je commence mon journal ce matin en imaginant que le tien est commencé, que dans peu de jours je vivrai au fond de ta belle vallée de Gemenos dont je ne sais que ce que tu m'en as dit, comme tu vas vivre dans Paris dont tu ne connais que ce que nous en rêvions.

Or donc, ma belle enfant, par une matinée qui demeurera marquée d'un signet rose dans le livre de ma vie, il est arrivé de Paris une demoiselle de compagnie et Philippe, le dernier valet de chambre de ma grand'mère, envoyés pour m'emmener. Quand, après m'avoir fait venir dans sa chambre, ma tante m'a eu dit cette nouvelle, la joie m'a coupé la parole, je la regardais d'un air hébété. «Mon enfant, m'a-t-elle dit de sa voix gutturale, tu me quittes sans regret, je le vois; mais cet adieu n'est pas le dernier, nous nous reverrons: Dieu t'a marquée au front du signe des élus, tu as l'orgueil qui mène également au ciel et à l'enfer, mais tu as trop de noblesse pour descendre! je te connais mieux que tu ne te connais toi-même: la passion ne sera pas chez toi ce qu'elle est chez les femmes ordinaires.» Elle m'a doucement attirée sur elle et baisée au front en m'y mettant ce feu qui la dévore, qui a noirci l'azur de ses yeux, attendri ses paupières, ridé ses tempes dorées et jauni son beau visage. Elle m'a donné la peau de poule. Avant de répondre, je lui ai baisé les mains.—«Chère tante, ai-je dit, si vos adorables bontés ne m'ont pas fait trouver votre Paraclet salubre au corps et doux au cœur, je dois verser tant de larmes pour y revenir, que vous ne sauriez souhaiter mon retour. Je ne veux retourner ici que trahie par mon Louis XIV, et si j'en attrape un, il n'y a que la mort pour me l'arracher! Je ne craindrai point les Montespan.—Allez, folle, dit-elle en souriant, ne laissez point ces idées vaines ici, emportez-les; et sachez que vous êtes plus Montespan que La Vallière.» Je l'ai embrassée. La pauvre femme n'a pu s'empêcher de me conduire à la voiture, où ses yeux se sont tour à tour fixés sur les armoiries paternelles et sur moi.

La nuit m'a surprise à Beaugency, plongée dans un engourdissement moral qu'avait provoqué ce singulier adieu. Que dois-je donc trouver dans ce monde si fort désiré? D'abord, je n'ai trouvé personne pour me recevoir, les apprêts de mon cœur ont été perdus: ma mère était au bois de Boulogne, mon père était au conseil; mon frère, le duc de Rhétoré, ne rentre jamais, m'a-t-on dit, que pour s'habiller, avant le dîner. Mademoiselle Griffith (elle a des griffes) et Philippe m'ont conduite à mon appartement.

Cet appartement est celui de cette grand'mère tant aimée, la princesse de Vaurémont à qui je dois une fortune quelconque, de laquelle personne ne m'a rien dit. A ce passage, tu partageras la tristesse qui m'a saisie en entrant dans ce lieu consacré par mes souvenirs. L'appartement était comme elle l'avait laissé! J'allais coucher dans le lit où elle est morte. Assise sur le bord de sa chaise longue, je pleurai sans voir que je n'étais pas seule, je pensai que je m'y étais souvent mise à ses genoux pour mieux l'écouter. De là j'avais vu son visage perdu dans ses dentelles rousses, et maigri par l'âge autant que par les douleurs de l'agonie. Cette chambre me semblait encore chaude de la chaleur qu'elle y entretenait. Comment se fait-il que mademoiselle Armande-Louise-Marie de Chaulieu soit obligée, comme une paysanne, de se coucher dans le lit de sa mère, presque le jour de sa mort? car il me semblait que la princesse, morte en 1817, avait expiré la veille. Cette chambre m'offrait des choses qui ne devaient pas s'y trouver, et qui prouvaient combien les gens occupés des affaires du royaume sont insouciants des leurs, et combien, une fois morte, on a peu pensé à cette noble femme, qui sera l'une des grandes figures féminines du dix-huitième siècle. Philippe a quasiment compris d'où venaient mes larmes. Il m'a dit que par son testament la princesse m'avait légué ses meubles. Mon père laissait d'ailleurs les grands appartements dans l'état où les avait mis la Révolution. Je me suis levée alors, Philippe m'a ouvert la porte du petit salon qui donne sur l'appartement de réception, et je l'ai retrouvé dans le délabrement que je connaissais: les dessus de portes qui contenaient des tableaux précieux montrent leurs trumeaux vides, les marbres sont cassés, les glaces ont été enlevées. Autrefois, j'avais peur de monter le grand escalier et de traverser la vaste solitude de ces hautes salles, j'allais chez la princesse par un petit escalier qui descend sous la voûte du grand et qui mène à la porte dérobée de son cabinet de toilette.

L'appartement, composé d'un salon, d'une chambre à coucher, et de ce joli cabinet en vermillon et or dont je t'ai parlé, occupe le pavillon du côté des Invalides. L'hôtel n'est séparé du boulevard que par un mur couvert de plantes grimpantes, et par une magnifique allée d'arbres qui mêlent leurs touffes à celles des ormeaux de la contre-allée du boulevard. Sans le dôme or et bleu, sans les masses grises des Invalides, on se croirait dans une forêt. Le style de ces trois pièces et leur place annoncent l'ancien appartement de parade des duchesses de Chaulieu, celui des ducs doit se trouver dans le pavillon opposé; tous deux sont décemment séparés par les deux corps de logis et par le pavillon de la façade où sont ces grandes salles obscures et sonores que Philippe me montrait encore dépouillées de leur splendeur, et telles que je les avais vues dans mon enfance. Philippe prit un air confidentiel en voyant l'étonnement peint sur ma figure. Ma chère, dans cette maison diplomatique, tous les gens sont discrets et mystérieux. Il me dit alors qu'on attendait une loi par laquelle on rendrait aux émigrés la valeur de leurs biens. Mon père recule la restauration de son hôtel jusqu'au moment de cette restitution. L'architecte du roi avait évalué la dépense à trois cent mille livres. Cette confidence eut pour effet de me rejeter sur le sofa de mon salon. Eh! quoi, mon père, au lieu d'employer cette somme à me marier, me laissait mourir au couvent? Voilà la réflexion que j'ai trouvée sur le seuil de cette porte. Ah! Renée, comme je me suis appuyé la tête sur ton épaule, et comme je me suis reportée aux jours où ma grand'mère animait ces deux chambres! Elle qui n'existe que dans mon cœur, toi qui es à Maucombe, à deux cents lieues de moi, voilà les seuls êtres qui m'aiment ou m'ont aimée. Cette chère vieille au regard si jeune voulait s'éveiller à ma voix. Comme nous nous entendions! Le souvenir a changé tout à coup les dispositions où j'étais d'abord. J'ai trouvé je ne sais quoi de saint à ce qui venait de me paraître une profanation. Il m'a semblé doux de respirer la vague odeur de poudre à la maréchale qui subsistait là, doux de dormir sous la protection de ces rideaux en damas jaune à dessins blancs où ses regards et son souffle ont dû laisser quelque chose de son âme. J'ai dit à Philippe de rendre leur lustre aux mêmes objets, de donner à mon appartement la vie propre à l'habitation. J'ai moi-même indiqué comment je voulais y être, en assignant à chaque meuble une place. J'ai passé la revue en prenant possession de tout, en disant comment se pouvaient rajeunir ces antiquités que j'aime. La chambre est d'un blanc un peu terni par le temps, comme aussi l'or des folâtres arabesques montre en quelques endroits des teintes rouges; mais ces effets sont en harmonie avec les couleurs passées du tapis de la Savonnerie qui fut donné par Louis XV à ma grand'mère, ainsi que son portrait. La pendule est un présent du maréchal de Saxe. Les porcelaines de la cheminée viennent du maréchal de Richelieu. Le portrait de ma grand'mère, prise à vingt-cinq ans, est dans un cadre ovale, en face de celui du roi. Le prince n'y est point. J'aime cet oubli franc, sans hypocrisie, qui peint d'un trait ce délicieux caractère. Dans une grande maladie que fit ma tante, son confesseur insistait pour que le prince, qui attendait dans le salon, entrât.—Avec le médecin et ses ordonnances, a-t-elle dit. Le lit est à baldaquin, à dossiers rembourrés; les rideaux sont retroussés par des plis d'une belle ampleur; les meubles sont en bois doré, couverts de ce damas jaune à fleurs blanches, également drapé aux fenêtres, et qui est doublé d'une étoffe de soie blanche qui ressemble à de la moire. Les dessus de porte sont peints je ne sais par qui, mais ils représentent un lever du soleil et un clair de lune. La cheminée est traitée fort curieusement. On voit que dans le siècle dernier on vivait beaucoup au coin du feu. Là se passaient de grands événements: le foyer de cuivre doré est une merveille de sculpture, le chambranle est d'un fini précieux, la pelle et les pincettes sont délicieusement travaillées, le soufflet est un bijou. La tapisserie de l'écran vient des Gobelins, et sa monture est exquise; les folles figures qui courent le long, sur les pieds, sur la barre d'appui, sur les branches, sont ravissantes; tout en est ouvragé comme un éventail. Qui lui avait donné ce joli meuble qu'elle aimait beaucoup? Je voudrais le savoir. Combien de fois je l'ai vue, le pied sur la barre, enfoncée dans sa bergère, sa robe à demi relevée sur le genou par son attitude, prenant, remettant et reprenant sa tabatière sur la tablette entre sa boîte à pastilles et ses mitaines de soie! Était-elle coquette? Jusqu'au jour de sa mort elle a eu soin d'elle comme si elle se trouvait au lendemain de ce beau portrait, comme si elle attendait la fleur de la cour qui se pressait autour d'elle. Cette bergère m'a rappelé l'inimitable mouvement qu'elle donnait à ses jupes en s'y plongeant. Ces femmes du temps passé emportent avec elles certains secrets qui peignent leur époque. La princesse avait des airs de tête, une manière de jeter ses mots et ses regards, un langage particulier que je ne retrouvais point chez ma mère: il s'y trouvait de la finesse et de la bonhomie, du dessein sans apprêt. Sa conversation était à la fois prolixe et laconique. Elle contait bien et peignait en trois mots. Elle avait surtout cette excessive liberté de jugement qui certes a influé sur la tournure de mon esprit. De sept à dix ans, j'ai vécu dans ses poches; elle aimait autant à m'attirer chez elle que j'aimais à y aller. Cette prédilection a été cause de plus d'une querelle entre elle et ma mère. Or, rien n'attise un sentiment autant que le vent glacé de la persécution. Avec quelle grâce me disait-elle: «Vous voilà, petite masque!» quand la couleuvre de la curiosité m'avait prêté ses mouvements pour me glisser entre les portes jusqu'à elle. Elle se sentait aimée, elle aimait mon naïf amour qui mettait un rayon de soleil dans son hiver. Je ne sais pas ce qui se passait chez elle le soir, mais elle avait beaucoup de monde; lorsque je venais le matin, sur la pointe du pied, savoir s'il faisait jour chez elle, je voyais les meubles de son salon dérangés, les tables de jeu dressées, beaucoup de tabac par places. Ce salon est dans le même style que la chambre, les meubles sont singulièrement contournés, les bois sont à moulures creuses, à pieds de biche. Des guirlandes de fleurs richement sculptées et d'un beau caractère serpentent à travers les glaces et descendent le long en festons. Il y a sur les consoles de beaux cornets de la Chine. Le fond de l'ameublement est ponceau et blanc. Ma grand'mère était une brune fière et piquante, son teint se devine au choix de ses couleurs. J'ai retrouvé dans ce salon une table à écrire dont les figures avaient beaucoup occupé mes yeux autrefois; elle est plaquée en argent ciselé; elle lui a été donnée par un Lomellini de Gênes. Chaque côté de cette table représente les occupations de chaque saison; les personnages sont en relief, il y en a des centaines dans chaque tableau. Je suis restée deux heures toute seule, reprenant mes souvenirs un à un, dans le sanctuaire où a expiré une des femmes de la cour de Louis XV les plus célèbres et par son esprit et par sa beauté. Tu sais comme on m'a brusquement séparée d'elle, du jour au lendemain, en 1816.—Allez dire adieu à votre grand'mère, me dit ma mère. J'ai trouvé la princesse, non pas surprise de mon départ, mais insensible en apparence. Elle m'a reçue comme à l'ordinaire.—«Tu vas au couvent, mon bijou, me dit-elle, tu y verras ta tante, une excellente femme. J'aurai soin que tu ne sois point sacrifiée, tu seras indépendante et à même de marier qui tu voudras.» Elle est morte six mois après; elle avait remis son testament au plus assidu de ses vieux amis, au prince de Talleyrand, qui, en faisant une visite à mademoiselle de Chargebœuf, a trouvé le moyen de me faire savoir par elle que ma grand'mère me défendait de prononcer des vœux. J'espère bien que tôt ou tard je rencontrerai le prince; et sans doute, il m'en dira davantage. Ainsi, ma belle biche, si je n'ai trouvé personne pour me recevoir, je me suis consolée avec l'ombre de la chère princesse, et je me suis mise en mesure de remplir une de nos conventions, qui est, souviens-t'en, de nous initier aux plus petits détails de notre case et de notre vie. Il est si doux de savoir où et comment vit l'être qui nous est cher! Dépeins-moi bien les moindres choses qui t'entourent, tout enfin, même les effets du couchant dans les grands arbres.

10 octobre.

J'étais arrivée à trois heures après midi. Vers cinq heures et demie, Rose est venue me dire que ma mère était rentrée, et je suis descendue pour lui rendre mes respects. Ma mère occupe au rez-de-chaussée un appartement disposé, comme le mien, dans le même pavillon. Je suis au-dessus d'elle, et nous avons le même escalier dérobé. Mon père est dans le pavillon opposé; mais, comme du côté de la cour il a de plus l'espace que prend dans le nôtre le grand escalier, son appartement est beaucoup plus vaste que les nôtres. Malgré les devoirs de la position que le retour des Bourbons leur a rendue, mon père et ma mère continuent d'habiter le rez-de-chaussée et peuvent y recevoir, tant sont grandes les maisons de nos pères. J'ai trouvé ma mère dans son salon, où il n'y a rien de changé. Elle était habillée. De marche en marche je m'étais demandé comment serait pour moi cette femme, qui a été si peu mère que je n'ai reçu d'elle en huit ans que les deux lettres que tu connais. En pensant qu'il était indigne de moi de jouer une tendresse impossible, je m'étais composée en religieuse idiote, et suis entrée assez embarrassée intérieurement. Cet embarras s'est bientôt dissipé. Ma mère a été d'une grâce parfaite; elle ne m'a pas témoigné de fausse tendresse, elle n'a pas été froide, elle ne m'a pas traitée en étrangère, elle ne m'a pas mise dans son sein comme une fille aimée; elle m'a reçue comme si elle m'eût vue la veille, elle a été la plus douce, la plus sincère amie; elle m'a parlé comme à une femme faite, et m'a d'abord embrassée au front.—«Ma chère petite, si vous devez mourir au couvent, m'a-t-elle dit, il vaut mieux vivre au milieu de nous. Vous trompez les desseins de votre père et les miens, mais nous ne sommes plus au temps où les parents étaient aveuglément obéis. L'intention de monsieur de Chaulieu, qui s'est trouvée d'accord avec la mienne, est de ne rien négliger pour vous rendre la vie agréable et de vous laisser voir le monde. A votre âge, j'eusse pensé comme vous; ainsi je ne vous en veux point: vous ne pouvez comprendre ce que nous vous demandions. Vous ne me trouverez point d'une sévérité ridicule. Si vous avez soupçonné mon cœur, vous reconnaîtrez bientôt que vous vous trompiez. Quoique je veuille vous laisser parfaitement libre, je crois que pour les premiers moments vous ferez sagement d'écouter les avis d'une mère qui se conduira comme une sœur avec vous.» La duchesse parlait d'une voix douce, et remettait en ordre ma pèlerine de pensionnaire. Elle m'a séduite. A trente-huit ans, elle est belle comme un ange; elle a des yeux d'un noir bleu, des cils comme des soies, un front sans plis, un teint blanc et rose à faire croire qu'elle se farde, des épaules et une poitrine étonnantes, une taille cambrée et mince comme la tienne, une main d'une beauté rare, c'est une blancheur de lait; des ongles où séjourne la lumière, tant ils sont polis; le petit doigt légèrement écarté, le pouce d'un fini d'ivoire. Enfin elle a le pied de sa main, le pied espagnol de mademoiselle de Vandenesse. Si elle est ainsi à quarante, elle sera belle encore à soixante ans.

J'ai répondu, ma biche, en fille soumise. J'ai été pour elle ce qu'elle a été pour moi, j'ai même été mieux: sa beauté m'a vaincue, je lui ai pardonné son abandon, j'ai compris qu'une femme comme elle avait été entraînée par son rôle de reine. Je le lui ai dit naïvement comme si j'eusse causé avec toi. Peut-être ne s'attendait-elle pas à trouver un langage d'amour dans la bouche de sa fille? Les sincères hommages de mon admiration l'ont infiniment touchée: ses manières ont changé, sont devenues plus gracieuses encore; elle a quitté le vous.—«Tu es une bonne fille, et j'espère que nous resterons amies.» Ce mot m'a paru d'une adorable naïveté. Je n'ai pas voulu lui faire voir comment je le prenais, car j'ai compris aussitôt que je dois lui laisser croire qu'elle est beaucoup plus fine et plus spirituelle que sa fille. J'ai donc fait la niaise, elle a été enchantée de moi. Je lui ai baisé les mains à plusieurs reprises en lui disant que j'étais bien heureuse qu'elle agît ainsi avec moi, que je me sentais à l'aise, et je lui ai même confié ma terreur. Elle a souri, m'a prise par le cou pour m'attirer à elle et me baiser au front par un geste plein de tendresse.—«Chère enfant, a-t-elle dit, nous avons du monde à dîner aujourd'hui, vous penserez peut-être comme moi qu'il vaut mieux attendre que la couturière vous ait habillée pour faire votre entrée dans le monde; ainsi, après avoir vu votre père et votre frère, vous remonterez chez vous.» Ce à quoi j'ai de grand cœur acquiescé. La ravissante toilette de ma mère était la première révélation de ce monde entrevu dans nos rêves; mais je ne me suis pas senti le moindre mouvement de jalousie. Mon père est entré.—«Monsieur, voilà votre fille,» lui a dit la duchesse.

Mon père a pris soudain pour moi les manières les plus tendres; il a si parfaitement joué son rôle de père que je lui en ai cru le cœur.—«Vous voilà donc, fille rebelle!» m'a-t-il dit en me prenant les deux mains dans les siennes et me les baisant avec plus de galanterie que de paternité. Et il m'a attirée sur lui, m'a prise par la taille, m'a serrée pour m'embrasser sur les joues et au front.—«Vous réparerez le chagrin que nous cause votre changement de vocation par les plaisirs que nous donneront vos succès dans le monde.—Savez-vous, madame, qu'elle sera fort jolie et que vous pourrez être fière d'elle un jour?—Voici votre frère Rhétoré.—Alphonse, dit-il à un beau jeune homme qui est entré, voilà votre sœur la religieuse qui veut jeter le froc aux orties.»

Mon frère est venu sans trop se presser, m'a pris la main et me l'a serrée.—«Embrassez-la donc,» lui a dit le duc. Et il m'a baisée sur chaque joue.—«Je suis enchanté de vous voir, ma sœur, m'a-t-il dit, et je suis de votre parti contre mon père.» Je l'ai remercié; mais il me semble qu'il aurait bien pu venir à Blois, quand il allait à Orléans voir notre frère le marquis à sa garnison. Je me suis retirée en craignant qu'il n'arrivât des étrangers. J'ai fait quelques rangements chez moi, j'ai mis sur le velours ponceau de la belle table tout ce qu'il me fallait pour t'écrire en songeant à ma nouvelle position.

Voilà, ma belle biche blanche, ni plus ni moins, comment les choses se sont passées au retour d'une jeune fille de dix-huit ans, après une absence de neuf années, dans une des plus illustres familles du royaume. Le voyage m'avait fatiguée, et aussi les émotions de ce retour en famille: je me suis donc couchée comme au couvent, à huit heures, après avoir soupé. L'on a conservé jusqu'à un petit couvert de porcelaine de Saxe que cette chère princesse gardait pour manger seule chez elle, quand elle en avait la fantaisie.


II

LA MÊME A LA MÊME.

25 novembre.

Le lendemain j'ai trouvé mon appartement mis en ordre et fait par le vieux Philippe, qui avait mis des fleurs dans les cornets. Enfin je me suis installée. Seulement personne n'avait songé qu'une pensionnaire des Carmélites a faim de bonne heure, et Rose a eu mille peines à me faire déjeuner.—«Mademoiselle s'est couchée à l'heure où l'on a servi le dîner et se lève au moment où monseigneur vient de rentrer,» m'a-t-elle dit. Je me suis mise à écrire. Vers une heure mon père a frappé à la porte de mon petit salon et m'a demandé si je pouvais le recevoir; je lui ai ouvert la porte, il est entré et m'a trouvée t'écrivant.—«Ma chère, vous avez à vous habiller, à vous arranger ici; vous trouverez douze mille francs dans cette bourse. C'est une année du revenu que je vous accorde pour votre entretien. Vous vous entendrez avec votre mère pour prendre une gouvernante qui vous convienne, si miss Griffith ne vous plaît pas; car madame de Chaulieu n'aura pas le temps de vous accompagner le matin. Vous aurez une voiture à vos ordres et un domestique.»—«Laissez-moi Philippe,» lui dis-je.—«Soit, répondit-il. Mais n'ayez nul souci: votre fortune est assez considérable pour que vous ne soyez à charge ni à votre mère ni à moi.»—«Serais-je indiscrète en vous demandant quelle est ma fortune?»—«Nullement, mon enfant, a-t-il dit: votre grand'mère vous a laissé cinq cent mille francs qui étaient ses économies, car elle n'a point voulu frustrer sa famille d'un seul morceau de terre. Cette somme a été placée sur le grand-livre. L'accumulation des intérêts a produit aujourd'hui environ quarante mille francs de rente. Je voulais employer cette somme à constituer la fortune de votre second frère; aussi dérangez-vous beaucoup mes projets; mais dans quelque temps peut-être y concourrez-vous: j'attendrai tout de vous-même. Vous me paraissez plus raisonnable que je ne le croyais. Je n'ai pas besoin de vous dire comment se conduit une demoiselle de Chaulieu; la fierté peinte dans vos traits est mon sûr garant. Dans notre maison, les précautions que prennent les petites gens pour leurs filles sont injurieuses. Une médisance sur votre compte peut coûter la vie à celui qui se la permettrait ou à l'un de vos frères si le ciel était injuste. Je ne vous en dirai pas davantage sur ce chapitre. Adieu, chère petite.» Il m'a baisée au front et s'est en allé. Après une persévérance de neuf années, je ne m'explique pas l'abandon de ce plan. Mon père a été d'une clarté que j'aime. Il n'y a dans sa parole aucune ambiguïté. Ma fortune doit être à son fils le marquis. Qui donc a eu des entrailles? est-ce ma mère, est-ce mon père, serait-ce mon frère?

Je suis restée assise sur le sofa de ma grand'mère, les yeux sur la bourse que mon père avait laissée sur la cheminée, à la fois satisfaite et mécontente de cette attention qui maintenait ma pensée sur l'argent. Il est vrai que je n'ai plus à y songer: mes doutes sont éclaircis, et il y a quelque chose de digne à m'éviter toute souffrance d'orgueil à ce sujet. Philippe a couru toute la journée chez les différents marchands et ouvriers qui vont être chargés d'opérer ma métamorphose.

Une célèbre couturière, une certaine Victorine, est venue, ainsi qu'une lingère et un cordonnier. Je suis impatiente, comme un enfant de savoir comment je serai lorsque j'aurai quitté le sac où nous enveloppait le costume conventuel; mais tous ces ouvriers veulent beaucoup de temps: le tailleur de corsets demande huit jours si je ne veux pas gâter ma taille. Ceci devient grave, j'ai donc une taille? Janssen, le cordonnier de l'Opéra, m'a positivement assuré que j'avais le pied de ma mère. J'ai passé toute la matinée à ces occupations sérieuses. Il est venu jusqu'à un gantier qui a pris mesure de ma main. La lingère a eu mes ordres. A l'heure de mon dîner, qui s'est trouvée celle du déjeuner, ma mère m'a dit que nous irions ensemble chez les modistes pour les chapeaux, afin de me former le goût et me mettre à même de commander les miens. Je suis étourdie de ce commencement d'indépendance comme un aveugle qui recouvrerait la vue. Je puis juger de ce qu'est une carmélite à une fille du monde: la différence est si grande que nous n'aurions jamais pu la concevoir. Pendant ce déjeuner mon père fut distrait, et nous le laissâmes à ses idées; il est fort avant dans les secrets du roi. J'étais parfaitement oubliée, il se souviendra de moi quand je lui serai nécessaire, j'ai vu cela. Mon père est un homme charmant, malgré ses cinquante ans: il a une taille jeune, il est bien fait, il est blond, il a une tournure et des grâces exquises; il a la figure à la fois parlante et muette des diplomates; son nez est mince et long, ses yeux sont bruns. Quel joli couple! Combien de pensées singulières m'ont assaillie en voyant clairement que ces deux êtres, également nobles, riches, supérieurs, ne vivent point ensemble, n'ont rien de commun que le nom, et se maintiennent unis aux yeux du monde. L'élite de la cour et de la diplomatie était hier là. Dans quelques jours je vais à un bal chez la duchesse de Maufrigneuse, et je serai présentée à ce monde que je voudrais tant connaître. Il va venir tous les matins un maître de danse: je dois savoir danser dans un mois, sous peine de ne pas aller au bal. Ma mère, avant le dîner, est venue me voir relativement à ma gouvernante. J'ai gardé miss Griffith, qui lui a été donnée par l'ambassadeur d'Angleterre. Cette miss est la fille d'un ministre: elle est parfaitement élevée; sa mère était noble, elle a trente-six ans, elle m'apprendra l'anglais. Ma Griffith est assez belle pour avoir des prétentions; elle est pauvre et fière, elle est Écossaise, elle sera mon chaperon, elle couchera dans la chambre de Rose. Rose sera aux ordres de miss Griffith. J'ai vu sur-le-champ que je gouvernerais ma gouvernante. Depuis six jours que nous sommes ensemble, elle a parfaitement compris que moi seule puis m'intéresser à elle; moi, malgré sa contenance de statue, j'ai compris parfaitement qu'elle sera très-complaisante pour moi. Elle me semble une bonne créature, mais discrète. Je n'ai rien pu savoir de ce qui s'est dit entre elle et ma mère.

Autre nouvelle qui me paraît peu de chose!

Ce matin mon père a refusé le ministère qui lui a été proposé. De là sa préoccupation de la veille. Il préfère une ambassade, a-t-il dit, aux ennuis des discussions publiques. L'Espagne lui sourit. J'ai su ces nouvelles au déjeuner, seul moment de la journée où mon père, ma mère, mon frère se voient dans une sorte d'intimité. Les domestiques ne viennent alors que quand on les sonne. Le reste du temps, mon frère est absent aussi bien que mon père. Ma mère s'habille, elle n'est jamais visible de deux heures à quatre: à quatre heures, elle sort pour une promenade d'une heure; elle reçoit de six à sept quand elle ne dîne pas en ville; puis la soirée est employée par les plaisirs, le spectacle, le bal, les concerts, les visites. Enfin sa vie est si remplie que je ne crois pas qu'elle ait un quart d'heure à elle. Elle doit passer un temps assez considérable à sa toilette du matin, car elle est divine au déjeuner, qui a lieu entre onze heures et midi. Je commence à m'expliquer les bruits qui se font chez elle: elle prend d'abord un bain presque froid, et une tasse de café à la crème et froid, puis elle s'habille; elle n'est jamais éveillée avant neuf heures, excepté les cas extraordinaires; l'été il y a des promenades matinales à cheval. A deux heures, elle reçoit un jeune homme que je n'ai pu voir encore. Voilà notre vie de famille. Nous nous rencontrons à déjeuner et à dîner; mais je suis souvent seule avec ma mère à ce repas. Je devine que plus souvent encore je dînerai seule chez moi avec miss Griffith, comme faisait ma grand'mère. Ma mère dîne souvent en ville. Je ne m'étonne plus du peu de souci de ma famille pour moi. Ma chère, à Paris, il y a de l'héroïsme à aimer les gens qui sont auprès de nous, car nous ne sommes pas souvent avec nous-mêmes. Comme on oublie les absents dans cette ville! Et cependant je n'ai pas encore mis le pied dehors, je ne connais rien; j'attends que je sois déniaisée, que ma mise et mon air soient en harmonie avec ce monde dont le mouvement m'étonne, quoique je n'en entende le bruit que de loin. Je ne suis encore sortie que dans le jardin. Les Italiens commencent à chanter dans quelques jours. Ma mère y a une loge. Je suis comme folle du désir d'entendre la musique italienne et de voir un opéra français. Je commence à rompre les habitudes du couvent pour prendre celles de la vie du monde. Je t'écris le soir jusqu'au moment où je me couche, qui maintenant est reculé jusqu'à dix heures, l'heure à laquelle ma mère sort quand elle ne va pas à quelque théâtre. Il y a douze théâtres à Paris. Je suis d'une ignorance crasse, et je lis beaucoup, mais je lis indistinctement. Un livre me conduit à un autre. Je trouve les titres de plusieurs ouvrages sur la couverture de celui que j'ai; mais personne ne peut me guider, en sorte que j'en rencontre de fort ennuyeux. Ce que j'ai lu de la littérature moderne roule sur l'amour, le sujet qui nous occupait tant, puisque toute notre destinée est faite par l'homme et pour l'homme; mais combien ces auteurs sont au-dessous de deux petites filles nommées la biche blanche et la mignonne, Renée et Louise! Ah! chère ange, quels pauvres événements, quelle bizarrerie, et combien l'expression de ce sentiment est mesquine! Deux livres cependant m'ont étrangement plu, l'un est Corinne et l'autre Adolphe. A propos de ceci, j'ai demandé à mon père si je pourrais voir madame de Staël. Ma mère, mon père et Alphonse se sont mis à rire. Alphonse a dit:—«D'où vient-elle donc?» Mon père a répondu:—«Nous sommes bien niais, elle vient des Carmélites.»—«Ma fille, madame de Staël est morte,» m'a dit la duchesse avec douceur.

—«Comment une femme peut-elle être trompée?» ai-je dit à miss Griffith en terminant Adolphe.—«Mais quand elle aime,» m'a dit miss Griffith. Dis donc, Renée, est-ce qu'un homme pourra nous tromper?... Miss Griffith a fini par entrevoir que je ne suis sotte qu'à demi, que j'ai une éducation inconnue, celle que nous nous sommes donnée l'une à l'autre en raisonnant à perte de vue. Elle a compris que mon ignorance porte seulement sur les choses extérieures. La pauvre créature m'a ouvert son cœur. Cette réponse laconique, mise en balance contre tous les malheurs imaginables, m'a causé un léger frisson. La Griffith me répéta de ne me laisser éblouir par rien dans le monde et de me défier de tout, principalement de ce qui me plaira le plus. Elle ne sait et ne peut rien me dire de plus. Ce discours est trop monotone. Elle se rapproche en ceci de la nature de l'oiseau qui n'a qu'un cri.


III

DE LA MÊME A LA MÊME.

Décembre.

Ma chérie, me voici prête à entrer dans le monde; aussi ai-je tâché d'être bien folle avant de me composer pour lui. Ce matin, après beaucoup d'essais, je me suis vue bien et dûment corsetée, chaussée, serrée, coiffée, habillée, parée. J'ai fait comme les duellistes avant le combat: je me suis exercée à huis-clos. J'ai voulu me voir sous les armes, je me suis de très-bonne grâce trouvé un petit air vainqueur et triomphant auquel il faudra se rendre. Je me suis examinée et jugée. J'ai passé la revue de mes forces en mettant en pratique cette belle maxime de l'antiquité: Connais-toi toi-même! J'ai eu des plaisirs infinis en faisant ma connaissance. Griffith a été seule dans le secret de ma jouerie à la poupée. J'étais à la fois la poupée et l'enfant. Tu crois me connaître? point!

Voici, Renée, le portrait de ta sœur autrefois déguisée en carmélite et ressuscitée en fille légère et mondaine. La Provence exceptée, je suis une des plus belles personnes de France. Ceci me paraît le vrai sommaire de cet agréable chapitre. J'ai des défauts; mais, si j'étais homme, je les aimerais. Ces défauts viennent des espérances que je donne. Quand on a, quinze jours durant, admiré l'exquise rondeur des bras de sa mère, et que cette mère est la duchesse de Chaulieu, ma chère, on se trouve malheureuse en se voyant des bras maigres; mais on s'est consolée en trouvant le poignet fin, une certaine suavité de linéaments dans ces creux qu'un jour une chair satinée viendra poteler, arrondir et modeler. Le dessin un peu sec du bras se retrouve dans les épaules. A la vérité, je n'ai pas d'épaules, mais de dures omoplates qui forment deux plans heurtés. Ma taille est également sans souplesse, les flancs sont roides. Ouf! j'ai tout dit. Mais ces profils sont fins et fermes, la santé mord de sa flamme vive et pure ces lignes nerveuses, la vie et le sang bleu courent à flots sous une peau transparente. Mais la plus blonde fille d'Ève la blonde est une négresse à côté de moi! Mais j'ai un pied de gazelle! Mais toutes les entournures sont délicates, et je possède les traits corrects d'un dessin grec. Les tons de chair ne sont pas fondus, c'est vrai, mademoiselle; mais ils sont vivaces: je suis un très-joli fruit vert, et j'en ai la grâce verte. Enfin je ressemble à la figure qui, dans le vieux missel de ma tante, s'élève d'un lis violâtre. Mes yeux bleus ne sont pas bêtes, ils sont fiers, entourés de deux marges de nacre vive nuancée par de jolies fibrilles et sur lesquelles mes cils longs et pressés ressemblent à des franges de soie. Mon front étincelle, mes cheveux ont les racines délicieusement plantées, ils offrent de petites vagues d'or pâle, bruni dans les milieux et d'où s'échappent quelques cheveux mutins qui disent assez que je ne suis pas une blonde fade et à évanouissements, mais une blonde méridionale et pleine de sang, une blonde qui frappe au lieu de se laisser atteindre. Le coiffeur ne voulait-il pas me les lisser en deux bandeaux et me mettre sur le front une perle retenue par une chaîne d'or, en me disant que j'aurais l'air moyen-âge.—«Apprenez que je n'ai pas assez d'âge pour en être au moyen et pour mettre un ornement qui rajeunisse!» Mon nez est mince, les narines sont bien coupées et séparées par une charmante cloison rose; il est impérieux, moqueur, et son extrémité est trop nerveuse pour jamais ni grossir ni rougir. Ma chère biche, si ce n'est pas à faire prendre une fille sans dot, je ne m'y connais pas. Mes oreilles ont des enroulements coquets, une perle à chaque bout y paraîtra jaune. Mon col est long, il a ce mouvement serpentin qui donne tant de majesté. Dans l'ombre, sa blancheur se dore. Ah! j'ai peut-être la bouche un peu grande, mais elle est si expressive, les lèvres sont d'une si belle couleur, les dents rient de si bonne grâce! Et puis, ma chère, tout est en harmonie: on a une démarche, on a une voix! L'on se souvient des mouvements de jupe de son aïeule, qui n'y touchait jamais; enfin je suis belle et gracieuse. Suivant ma fantaisie, je puis rire comme nous avons ri souvent, et je serai respectée: il y aura je ne sais quoi d'imposant dans les fossettes que de ses doigts légers la Plaisanterie fera dans mes joues blanches. Je puis baisser les yeux et me donner un cœur de glace sous mon front de neige. Je puis offrir le cou mélancolique du cygne en me posant en madone, et les vierges dessinées par les peintres seront à cent piques au-dessous de moi; je serai plus haut qu'elles dans le ciel. Un homme sera forcé, pour me parler, de musiquer sa voix.

Je suis donc armée de toutes pièces, et puis parcourir le clavier de la coquetterie depuis les notes les plus graves jusqu'au jeu le plus flûté. C'est un immense avantage que de ne pas être uniforme. Ma mère n'est ni folâtre, ni virginale; elle est exclusivement digne, imposante; elle ne peut sortir de là que pour devenir léonine; quand elle blesse, elle guérit difficilement; moi, je saurai blesser et guérir. Je suis tout autre encore que ma mère. Aussi n'y a-t-il pas de rivalité possible entre nous, à moins que nous ne nous disputions sur le plus ou le moins de perfection de nos extrémités qui sont semblables. Je tiens de mon père, il est fin et délié. J'ai les manières de ma grand'mère et son charmant ton de voix, une voix de tête quand elle est forcée, une mélodieuse voix de poitrine dans le médium du tête-à-tête. Il me semble que c'est seulement aujourd'hui que j'ai quitté le couvent. Je n'existe pas encore pour le monde, je lui suis inconnue. Quel délicieux moment! Je m'appartiens encore, comme une fleur qui n'a pas été vue et qui vient d'éclore. Eh! bien, mon ange, quand je me suis promenée dans mon salon en me regardant, quand j'ai vu l'ingénue défroque de la pensionnaire, j'ai eu je ne sais quoi dans le cœur: regrets du passé, inquiétudes sur l'avenir, craintes du monde, adieux à nos pâles marguerites innocemment cueillies, effeuillées insouciamment; il y avait de tout cela; mais il y avait aussi de ces idées fantasques que je renvoie dans les profondeurs de mon âme, où je n'ose descendre et d'où elles viennent.

Ma Renée, j'ai un trousseau de mariée! Le tout est bien rangé, parfumé dans les tiroirs de cèdre et à devant de laque du délicieux cabinet de toilette. J'ai rubans, chaussures, gants, tout en profusion. Mon père m'a donné gracieusement les bijoux de la jeune fille: un nécessaire, une toilette, une cassolette, un éventail, une ombrelle, un livre de prières, une chaîne d'or, un cachemire; il m'a promis de me faire apprendre à monter à cheval. Enfin, je sais danser! Demain, oui, demain soir, je suis présentée. Ma toilette est une robe de mousseline blanche. J'ai pour coiffure une guirlande de roses blanches à la grecque. Je prendrai mon air de madone: je veux être bien niaise et avoir les femmes pour moi. Ma mère est à mille lieues de ce que je t'écris, elle me croit incapable de réflexion. Si elle lisait ma lettre, elle serait stupide d'étonnement. Mon frère m'honore d'un profond mépris, et me continue les bontés de son indifférence. C'est un beau jeune homme, mais quinteux et mélancolique. J'ai son secret: ni le duc ni la duchesse ne l'ont deviné. Quoique duc et jeune, il est jaloux de son père, il n'est rien dans l'État, il n'a point de charge à la cour, il n'a point à dire: Je vais à la Chambre. Il n'y a que moi dans la maison qui ai seize heures pour réfléchir: mon père est dans les affaires publiques et dans ses plaisirs, ma mère est occupée aussi; personne ne réagit sur soi dans la maison, on est toujours dehors, il n'y a pas assez de temps pour la vie. Je suis curieuse à l'excès de savoir quel attrait invincible a le monde pour vous garder tous les soirs de neuf heures à deux ou trois heures du matin, pour vous faire faire tant de frais et supporter tant de fatigues. En désirant y venir, je n'imaginais pas de pareilles distances, de semblables enivrements; mais, à la vérité, j'oublie qu'il s'agit de Paris. Ainsi donc, on peut vivre les uns auprès des autres, en famille, et ne pas se connaître. Une quasi-religieuse arrive, en quinze jours elle aperçoit ce qu'un homme d'État ne voit pas dans sa maison. Peut-être le voit-il, et y a-t-il de la paternité dans son aveuglement volontaire. Je sonderai ce coin obscur.


IV

DE LA MÊME A LA MÊME.

15 décembre.

Hier, à deux heures, je suis allée me promener aux Champs-Élysées et au bois de Boulogne par une de ces journées d'automne comme nous en avons tant admiré sur les bords de la Loire. J'ai donc enfin vu Paris! L'aspect de la place Louis XV est vraiment beau, mais de ce beau que créent les hommes. J'étais bien mise, mélancolique quoique bien disposée à rire, la figure calme sous un charmant chapeau, les bras croisés. Je n'ai pas recueilli le moindre sourire, je n'ai pas fait rester un seul pauvre petit jeune homme hébété sur ses jambes, personne ne s'est retourné pour me voir, et cependant la voiture allait avec une lenteur en harmonie avec ma pose. Je me trompe, un duc charmant qui passait a brusquement retourné son cheval. Cet homme qui, pour le public, a sauvé mes vanités, était mon père dont l'orgueil, me dit-il, venait d'être agréablement flatté. J'ai rencontré ma mère qui m'a, du bout du doigt, envoyé un petit salut qui ressemblait à un baiser. Ma Griffith, qui ne se défiait de personne, regardait à tort et à travers. Selon mon idée, une jeune personne doit toujours savoir où elle pose son regard. J'étais furieuse. Un homme a très sérieusement examiné ma voiture sans faire attention à moi. Ce flatteur était probablement un carrossier. Je me suis trompée dans l'évaluation de mes forces: la beauté, ce rare privilége que Dieu seul donne, est donc plus commune à Paris que je ne le pensais. Des minaudières ont été gracieusement saluées. A des visages empourprés, les hommes se sont dit: «La voilà!» Ma mère a été prodigieusement admirée. Cette énigme a un mot, et je le chercherai. Les hommes, ma chère, m'ont paru généralement très laids. Ceux qui sont beaux nous ressemblent en mal. Je ne sais quel fatal génie a inventé leur costume: il est surprenant de gaucherie quand on le compare à celui des siècles précédents; il est sans éclat, sans couleur ni poésie; il ne s'adresse ni aux sens, ni à l'esprit, ni à l'œil, et il doit être incommode; il est sans ampleur, écourté. Le chapeau surtout m'a frappé: c'est un tronçon de colonne, il ne prend point la forme de la tête; mais il est, m'a-t-on dit, plus facile de faire une révolution que de rendre les chapeaux gracieux. La bravoure, en France, recule devant un feutre rond, et faute de courage pendant une journée on y reste ridiculement coiffé pendant toute la vie. Et l'on dit les Français légers! Les hommes sont d'ailleurs parfaitement horribles de quelque façon qu'ils se coiffent. Je n'ai vu que des visages fatigués et durs, où il n'y a ni calme ni tranquillité; les lignes sont heurtées et les rides annoncent des ambitions trompées, des vanités malheureuses. Un beau front est rare.—«Ah! voilà les Parisiens,» disais-je à miss Griffith. «Des hommes bien aimables et bien spirituels,» m'a-t-elle répondu. Je me suis tue. Une fille de trente-six ans a bien de l'indulgence au fond du cœur.

Le soir, je suis allée au bal, et m'y suis tenue aux côtés de ma mère, qui m'a donné le bras avec un dévouement bien récompensé. Les honneurs étaient pour elle, j'ai été le prétexte des plus agréables flatteries. Elle a eu le talent de me faire danser avec des imbéciles qui m'ont tous parlé de la chaleur comme si j'eusse été gelée, et de la beauté du bal comme si j'étais aveugle. Aucun n'a manqué de s'extasier sur une chose étrange, inouïe, extraordinaire, singulière, bizarre, c'est de m'y voir pour la première fois. Ma toilette, qui me ravissait dans mon salon blanc et or où je paradais toute seule, était à peine remarquable au milieu des parures merveilleuses de la plupart des femmes. Chacune d'elles avait ses fidèles, elles s'observaient toutes du coin de l'œil, plusieurs brillaient d'une beauté triomphante, comme était ma mère. Au bal, une jeune personne ne compte pas, elle y est une machine à danser. Les hommes, à de rares exceptions près, ne sont pas mieux là qu'aux Champs-Élysées. Ils sont usés, leurs traits sont sans caractère, ou plutôt ils ont tous le même caractère. Ces mines fières et vigoureuses que nos ancêtres ont dans leurs portraits, eux qui joignaient à la force physique la force morale, n'existent plus. Cependant il s'est trouvé dans cette assemblée un homme d'un grand talent qui tranchait sur la masse par la beauté de sa figure, mais il ne m'a pas causé la sensation vive qu'il devait communiquer. Je ne connais pas ses œuvres, et il n'est pas gentilhomme. Quels que soient le génie et les qualités d'un bourgeois ou d'un homme anobli, je n'ai pas dans le sang une seule goutte pour eux. D'ailleurs, je l'ai trouvé si fort occupé de lui, si peu des autres, qu'il m'a fait penser que nous devons être des choses et non des êtres pour ces grands chasseurs d'idées. Quand les hommes de talent aiment, ils ne doivent plus écrire, ou ils n'aiment pas. Il y a quelque chose dans leur cervelle qui passe avant leur maîtresse. Il m'a semblé voir tout cela dans la tournure de cet homme, qui est, dit-on, professeur, parleur, auteur, et que l'ambition rend serviteur de toute grandeur. J'ai pris mon parti sur le champ: j'ai trouvé très indigne de moi d'en vouloir au monde de mon peu de succès, et je me suis mise à danser sans aucun souci. J'ai d'ailleurs trouvé du plaisir à la danse. J'ai entendu force commérages sans piquant sur des gens inconnus; mais peut-être est-il nécessaire de savoir beaucoup de choses que j'ignore pour les comprendre, car j'ai vu la plupart des femmes et des hommes prenant un très-vif plaisir à dire ou entendre certaines phrases. Le monde offre énormément d'énigmes dont le mot paraît difficile à trouver. Il y a des intrigues multipliées. J'ai des yeux assez perçants et l'ouïe fine; quant à l'entendement, vous le connaissez, mademoiselle de Maucombe!

Je suis revenue lasse et heureuse de cette lassitude. J'ai très-naïvement exprimé l'état où je me trouvais à ma mère, en compagnie de qui j'étais, et qui m'a dit de ne confier ces sortes de choses qu'à elle.—«Ma chère petite, a-t-elle ajouté, le bon goût est autant dans la connaissance de choses qu'on doit taire que dans celle des choses qu'on peut dire.»

Cette recommandation m'a fait comprendre les sensations sur lesquelles nous devons garder le silence avec tout le monde, même peut-être avec notre mère. J'ai mesuré d'un coup d'œil le vaste champ des dissimulations femelles. Je puis t'assurer, ma chère biche, que nous ferions, avec l'effronterie de notre innocence, deux petites commères passablement éveillées. Combien d'instructions dans un doigt posé sur les lèvres, dans un mot, dans un regard! Je suis devenue excessivement timide en un moment. Eh! quoi? ne pouvoir exprimer le bonheur si naturel causé par le mouvement de la danse! Mais, fis-je en moi-même, que sera-ce donc de nos sentiments? Je me suis couchée triste. Je sens encore vivement l'atteinte de ce premier choc de ma nature franche et gaie avec les dures lois du monde. Voilà déjà de ma laine blanche laissée aux buissons de la route. Adieu, mon ange!


V

RENÉE DE MAUCOMBE A LOUISE DE CHAULIEU.

Octobre.

Combien ta lettre m'a émue! émue surtout par la comparaison de nos destinées. Dans quel monde brillant tu vas vivre! dans quelle paisible retraite achèverai-je mon obscure carrière! Quinze jours après mon arrivée au château de Maucombe, duquel je t'ai trop parlé pour t'en parler encore, et où j'ai retrouvé ma chambre à peu près dans l'état où je l'avais laissée, mais d'où j'ai pu comprendre le sublime paysage de la vallée de Gémenos, qu'enfant je regardais sans y rien voir, mon père et ma mère, accompagnés de mes deux frères, m'ont menée dîner chez un de mes voisins, un vieux monsieur de l'Estorade, gentilhomme devenu très riche comme on devient riche en province par les soins de l'avarice. Ce vieillard n'avait pu soustraire son fils unique à la rapacité de Buonaparte; après l'avoir sauvé de la conscription, il avait été forcé de l'envoyer à l'armée, en 1813, en qualité de garde d'honneur: depuis Leipsick, le vieux baron de l'Estorade n'en avait plus eu de nouvelles. Monsieur de Montriveau, que monsieur de l'Estorade alla voir en 1814, lui affirma l'avoir vu prendre par les Russes. Madame de l'Estorade mourut de chagrin en faisant faire d'inutiles recherches en Russie. Le baron, vieillard très chrétien, pratiquait cette belle vertu théologale que nous cultivions à Blois: l'Espérance! Elle lui faisait voir son fils en rêve, et il accumulait ses revenus pour ce fils; il prenait soin des parts de ce fils dans les successions qui lui venaient de la famille de feu madame de l'Estorade. Personne n'avait le courage de plaisanter ce vieillard. J'ai fini par deviner que le retour inespéré de ce fils était la cause du mien. Qui nous eût dit que pendant les courses vagabondes de notre pensée, mon futur cheminait lentement à pied à travers la Russie, la Pologne et l'Allemagne? Sa mauvaise destinée n'a cessé qu'à Berlin, où le ministre français lui a facilité son retour en France. Monsieur de l'Estorade le père, petit gentilhomme de Provence, riche d'environ dix mille livres de rentes, n'a pas un nom assez européen pour qu'on s'intéressât au chevalier de l'Estorade, dont le nom sentait singulièrement son aventurier.

Douze mille livres, produit annuel des biens de madame de l'Estorade, accumulées avec les économies paternelles, font au pauvre garde d'honneur une fortune considérable en Provence, quelque chose comme deux cent cinquante mille livres, outre ses biens au soleil. Le bonhomme l'Estorade avait acheté, la veille du jour où il devait revoir le chevalier, un beau domaine mal administré, où il se propose de planter dix mille mûriers qu'il élevait exprès dans sa pépinière, en prévoyant cette acquisition. Le baron, en retrouvant son fils, n'a plus eu qu'une pensée, celle de le marier, et de le marier à une jeune fille noble. Mon père et ma mère ont partagé pour mon compte la pensée de leur voisin dès que le vieillard leur eut annoncé son intention de prendre Renée de Maucombe sans dot, et de lui reconnaître au contrat toute la somme qui doit revenir à ladite Renée dans leurs successions. Dès sa majorité, mon frère cadet, Jean de Maucombe, a reconnu avoir reçu de ses parents un avancement d'hoirie équivalant au tiers de l'héritage. Voilà comment les familles nobles de la Provence éludent l'infâme Code civil du sieur de Buonaparte, qui fera mettre au couvent autant de filles nobles qu'il en a fait marier. La noblesse française est, d'après le peu que j'ai entendu dire à ce sujet, très-divisée sur ces graves matières.

Ce dîner, ma chère mignonne, était une entrevue entre ta biche et l'exilé. Procédons par ordre. Les gens du comte de Maucombe se sont revêtus de leurs vieilles livrées galonnées, de leurs chapeaux bordés: le cocher a pris ses grandes bottes à chaudron, nous avons tenu cinq dans le vieux carrosse, et nous sommes arrivés en toute majesté vers deux heures, pour dîner à trois, à la bastide où demeure le baron de l'Estorade. Le beau-père n'a point de château, mais une simple maison de campagne, située au pied d'une de nos collines, au débouché de notre belle vallée dont l'orgueil est certes le vieux castel de Maucombe. Cette bastide est une bastide: quatre murailles de cailloux revêtues d'un ciment jaunâtre, couvertes de tuiles creuses d'un beau rouge. Les toits plient sous le poids de cette briqueterie. Les fenêtres percées au travers sans aucune symétrie ont des volets énormes peints en jaune. Le jardin qui entoure cette habitation est un jardin de Provence, entouré de petits murs bâtis en gros cailloux ronds mis par couches, et où le génie du maçon éclate dans la manière dont il les dispose alternativement inclinés ou debout sur leur hauteur: la couche de boue qui les recouvre tombe par places. La tournure domaniale de cette bastide vient d'une grille, à l'entrée, sur le chemin. On a longtemps pleuré pour avoir cette grille; elle est si maigre qu'elle m'a rappelé la sœur Angélique. La maison a un perron en pierre, la porte est décorée d'un auvent que ne voudrait pas un paysan de la Loire pour son élégante maison en pierre blanche à toiture bleue, où rit le soleil. Le jardin, les alentours sont horriblement poudreux, les arbres sont brûlés. On voit que, depuis longtemps, la vie du baron consiste à se lever, se coucher et se relever le lendemain sans nul souci que celui d'entasser sou sur sou. Il mange ce que mangent ses deux domestiques, qui sont un garçon provençal et la vieille femme de chambre de sa femme. Les pièces ont peu de mobilier. Cependant la maison de l'Estorade s'était mise en frais. Elle avait vidé ses armoires, convoqué le ban et l'arrière-ban de ses serfs pour ce dîner, qui nous a été servi dans une vieille argenterie noire et bosselée. L'exilé, ma chère mignonne, est comme la grille, bien maigre! Il est pâle, il a souffert, il est taciturne. A trente-sept ans, il a l'air d'en avoir cinquante. L'ébène de ses ex-beaux cheveux de jeune homme est mélangé de blanc comme l'aile d'une alouette. Ses beaux yeux bleus sont caves; il est un peu sourd, ce qui le fait ressembler au chevalier de la Triste Figure; néanmoins j'ai consenti gracieusement à devenir madame de l'Estorade, à me laisser doter de deux cent cinquante mille livres, mais à la condition expresse d'être maîtresse d'arranger la bastide et d'y faire un parc. J'ai formellement exigé de mon père de me concéder une petite partie d'eau qui peut venir de Maucombe ici. Dans un mois je serai madame de l'Estorade, car j'ai plu, ma chère. Après les neiges de la Sibérie, un homme est très disposé à trouver du mérite à ces yeux noirs qui, disais-tu, faisaient mûrir les fruits que je regardais. Louis de l'Estorade paraît excessivement heureux d'épouser la belle Renée de Maucombe, tel est le glorieux surnom de ton amie. Pendant que tu t'apprêtes à moissonner les joies de la plus vaste existence, celle d'une demoiselle de Chaulieu dans Paris où tu régneras, ta pauvre biche, Renée, cette fille du désert est tombée de l'Empyrée où nous nous élevions, dans les réalités vulgaires d'une destinée simple comme celle d'une pâquerette. Oui, je me suis juré à moi-même de consoler ce jeune homme sans jeunesse, qui a passé du giron maternel à celui de la guerre, et des joies de sa bastide aux glaces et aux travaux de la Sibérie. L'uniformité de mes jours à venir sera variée par les humbles plaisirs de la campagne. Je continuerai l'oasis de la vallée de Gémenos autour de ma maison, qui sera majestueusement ombragée de beaux arbres. J'aurai des gazons toujours verts en Provence, je ferai monter mon parc jusque sur la colline, je placerai sur le point le plus élevé quelque joli kiosque d'où mes yeux pourront voir peut-être la brillante Méditerranée. L'oranger, le citronnier, les plus riches productions de la botanique embelliront ma retraite, et j'y serai mère de famille. Une poésie naturelle, indestructible, nous environnera. En restant fidèle à mes devoirs, aucun malheur n'est à redouter. Mes sentiments chrétiens sont partagés par mon beau-père et par le chevalier de l'Estorade. Ah! mignonne, j'aperçois la vie comme un de ces grands chemins de France, unis et doux, ombragés d'arbres éternels. Il n'y aura pas deux Buonaparte en ce siècle: je pourrai garder mes enfants si j'en ai, les élever, en faire des hommes, je jouirai de la vie par eux. Si tu ne manques pas à ta destinée, toi qui seras la femme de quelque puissant de la terre, les enfants de ta Renée auront une active protection. Adieu donc, pour moi du moins, les romans et les situations bizarres dont nous nous faisions les héroïnes. Je sais déjà par avance l'histoire de ma vie: ma vie sera traversée par les grands événements de la dentition de messieurs de l'Estorade, par leur nourriture, par les dégâts qu'ils feront dans mes massifs et dans ma personne: leur broder des bonnets, être aimée et admirée par un pauvre homme souffreteux, à l'entrée de la vallée de Gémenos, voilà mes plaisirs. Peut-être un jour la campagnarde ira-t-elle habiter Marseille pendant l'hiver; mais alors elle n'apparaîtrait encore que sur le théâtre étroit de la province dont les coulisses ne sont point périlleuses. Je n'aurai rien à redouter, pas même une de ces admirations qui peuvent nous rendre fières. Nous nous intéresserons beaucoup aux vers à soie pour lesquels nous aurons des feuilles de mûrier à vendre. Nous connaîtrons les étranges vicissitudes de la vie provençale et les tempêtes d'un ménage sans querelle possible: monsieur de l'Estorade annonce l'intention formelle de se laisser conduire par sa femme. Or, comme je ne ferai rien pour l'entretenir dans cette sagesse, il est probable qu'il y persistera. Tu seras, ma chère Louise, la partie romanesque de mon existence. Aussi raconte-moi bien tes aventures, peins-moi les bals, les fêtes, dis-moi bien comment tu t'habilles, quelles fleurs couronnent tes beaux cheveux blonds, et les paroles des hommes et leurs façons. Tu seras deux à écouter, à danser, à sentir le bout de tes doigts pressé. Je voudrais bien m'amuser à Paris, pendant que tu seras mère de famille à La Crampade, tel est le nom de notre bastide. Pauvre homme qui croit épouser une seule femme! S'apercevra-t-il qu'elles sont deux? Je commence à dire des folies. Comme je ne puis plus en faire que par procureur, je m'arrête. Donc, un baiser sur chacune de tes joues, mes lèvres sont encore celles de la jeune fille (il n'a osé prendre que ma main). Oh! nous sommes d'un respectueux et d'une convenance assez inquiétants. Eh! bien, je recommence. Adieu! chère.

P.-S. J'ouvre ta troisième lettre. Ma chère, je puis disposer d'environ mille livres: emploie-les moi donc en jolies choses qui ne se trouveront point dans les environs, ni même à Marseille. En courant pour toi-même, pense à ta recluse de La Crampade. Songe que, ni d'un côté ni de l'autre, les grands-parents n'ont à Paris des gens de goût pour leurs acquisitions. Je répondrai plus tard à cette lettre.


VI

DON FELIPE HÉNAREZ A DON FERNAND.

Paris, septembre.

La date de cette lettre vous dira, mon frère, que le chef de votre maison ne court aucun danger. Si le massacre de nos ancêtres dans la cour des Lions nous a faits malgré nous Espagnols et chrétiens, il nous a légué la prudence des Arabes; et peut-être ai-je dû mon salut au sang d'Abencerrage qui coule encore dans mes veines. La peur rendait Ferdinand si bon comédien que Valdez croyait à ses protestations. Sans moi, ce pauvre amiral était perdu. Jamais les libéraux ne sauront ce qu'est un roi. Mais le caractère de ce Bourbon m'est connu depuis longtemps: plus Sa Majesté nous assurait de sa protection, plus elle éveillait ma défiance. Un véritable Espagnol n'a nul besoin de répéter ses promesses. Qui parle trop veut tromper. Valdez a passé sur un bâtiment anglais. Quant à moi, dès que les destinées de ma chère Espagne furent perdues en Andalousie, j'écrivis à l'intendant de mes biens en Sardaigne de pourvoir à ma sûreté. D'habiles pêcheurs de corail m'attendaient avec une barque sur un point de la côte. Lorsque Ferdinand recommandait aux Français de s'assurer de ma personne, j'étais dans ma baronnie de Macumer, au milieu de bandits qui défient toutes les lois et toutes les vengeances. La dernière maison hispano-maure de Grenade a retrouvé les déserts d'Afrique, et jusqu'au cheval sarrasin, dans un domaine qui lui vient des Sarrasins. Les yeux de ces bandits ont brillé d'une joie et d'un orgueil sauvages en apprenant qu'ils protégeaient contre la vendetta du roi d'Espagne le duc de Soria leur maître, un Hénarez enfin, le premier qui soit venu les visiter depuis le temps où l'île appartenait aux Maures, eux qui la veille craignaient ma justice! Vingt-deux carabines se sont offertes à viser Ferdinand de Bourbon, ce fils d'une race encore inconnue au jour où les Abencerrages arrivaient en vainqueurs aux bords de la Loire. Je croyais pouvoir vivre des revenus de ces immenses domaines, auxquels nous avons malheureusement si peu songé; mais mon séjour m'a démontré mon erreur et la véracité des rapports de Queverdo. Le pauvre homme avait vingt-deux vies d'homme à mon service, et pas un réal; des savanes de vingt mille arpents, et pas une maison; des forêts vierges; et pas un meuble. Un million de piastres et la présence du maître pendant un demi-siècle seraient nécessaires pour mettre en valeur ces terres magnifiques: j'y songerai. Les vaincus méditent pendant leur fuite et sur eux-mêmes et sur la partie perdue. En voyant ce beau cadavre rongé par les moines, mes yeux se sont baignés de larmes: j'y reconnaissais le triste avenir de l'Espagne. J'ai appris à Marseille la fin de Riégo. J'ai pensé douloureusement que ma vie aussi va se terminer par un martyre, mais obscur et long. Sera-ce donc exister que de ne pouvoir ni se consacrer à un pays, ni vivre pour une femme! Aimer, conquérir, cette double face de la même idée était la loi gravée sur nos sabres, écrite en lettres d'or aux voûtes de nos palais, incessamment redite par les jets d'eau qui montaient en gerbes dans nos bassins de marbre. Mais cette loi fanatise inutilement mon cœur: le sabre est brisé, le palais est en cendres, la source vive est bue par des sables stériles.

Voici donc mon testament.

Don Fernand, vous allez comprendre pourquoi je bridais votre ardeur en vous ordonnant de rester fidèle au rey netto. Comme ton frère et ton ami, je te supplie d'obéir; comme votre maître, je vous le commande. Vous irez au roi, vous lui demanderez mes grandesses et mes biens, ma charge et mes titres; il hésitera peut-être, il fera quelques grimaces royales; mais vous lui direz que vous êtes aimé de Marie Hérédia, et que Marie ne peut épouser que le duc de Soria. Vous le verrez alors tressaillant de joie: l'immense fortune des Hérédia l'empêchait de consommer ma ruine; elle lui paraîtra complète ainsi, vous aurez aussitôt ma dépouille. Vous épouserez Marie: j'avais surpris le secret de votre mutuel amour combattu. Aussi ai-je préparé le vieux comte à cette substitution. Marie et moi nous obéissions aux convenances et aux vœux de nos pères. Vous êtes beau comme un enfant de l'amour, je suis laid comme un grand d'Espagne; vous êtes aimé, je suis l'objet d'une répugnance inavouée; vous aurez bientôt vaincu le peu de résistance que mon malheur inspirera peut-être à cette noble Espagnole. Duc de Soria, votre prédécesseur ne veut ni vous coûter un regret ni vous priver d'un maravédi. Comme les joyaux de Marie peuvent réparer le vide que les diamants de ma mère feront dans votre maison, vous m'enverrez ces diamants, qui suffiront pour assurer l'indépendance de ma vie, par ma nourrice, la vieille Urraca, la seule personne que je veuille conserver des gens de ma maison: elle seule sait bien préparer mon chocolat.

Durant notre courte révolution, mes constants travaux avaient réduit ma vie au nécessaire, et les appointements de ma place y pourvoyaient. Vous trouverez les revenus de ces deux dernières années entre les mains de votre intendant. Cette somme est à moi: le mariage d'un duc de Soria occasionne de grandes dépenses, nous la partagerons donc. Vous ne refuserez pas le présent de noces de votre frère le bandit. D'ailleurs, telle est ma volonté. La baronnie de Macumer n'étant pas sous la main du roi d'Espagne, elle me reste et me laisse la faculté d'avoir une patrie et un nom, si, par hasard, je voulais devenir quelque chose.

Dieu soit loué, voici les affaires finies, la maison de Soria est sauvée!

Au moment où je ne suis plus que baron de Macumer, les canons français annoncent l'entrée du duc d'Angoulême. Vous comprendrez, monsieur, pourquoi j'interromps ici ma lettre....

Octobre.

En arrivant ici, je n'avais pas dix quadruples. Un homme d'État n'est-il pas bien petit quand, au milieu des catastrophes qu'il n'a pas empêchées, il montre une prévoyance égoïste? Aux Maures vaincus, un cheval et le désert; aux chrétiens trompés dans leurs espérances, le couvent et quelques pièces d'or. Cependant ma résignation n'est encore que de la lassitude. Je ne suis point assez près du monastère pour ne pas songer à vivre. Ozalga m'avait, à tout hasard, donné des lettres de recommandation parmi lesquelles il s'en trouvait une pour un libraire qui est à nos compatriotes ce que Galignani est ici aux Anglais. Cet homme m'a procuré huit écoliers à trois francs par cachet. Je vais chez mes élèves de deux jours l'un, j'ai donc quatre séances par jour et gagne douze francs, somme bien supérieure à mes besoins. A l'arrivée d'Urraca, je ferai le bonheur de quelque Espagnol proscrit en lui cédant ma clientèle. Je suis logé rue Hillerin-Bertin chez une pauvre veuve qui prend des pensionnaires. Ma chambre est au midi et donne sur un petit jardin. Je n'entends aucun bruit, je vois de la verdure et ne dépense en tout qu'une piastre par jour; je suis tout étonné des plaisirs calmes et purs que je goûte dans cette vie de Denys à Corinthe. Depuis le lever du soleil jusqu'à dix heures, je fume et prends mon chocolat, assis à ma fenêtre, en regardant deux plantes espagnoles, un genêt qui s'élève entre les masses d'un jasmin: de l'or sur un fond blanc, une image qui fera toujours tressaillir un rejeton des Maures. A dix heures, je me mets en route jusqu'à quatre heures pour donner mes leçons. A cette heure, je reviens dîner, je fume et lis après jusqu'à mon coucher. Je puis mener longtemps cette vie, que mélangent le travail et la méditation, la solitude et le monde. Sois donc heureux, Fernand, mon abdication est accomplie sans arrière-pensée; elle n'est suivie d'aucun regret comme celle de Charles-Quint, d'aucune envie de renouer la partie comme celle de Napoléon. Cinq nuits et cinq jours ont passé sur mon testament, la pensée en a fait cinq siècles. Les grandesses, les titres, les biens sont pour moi comme s'ils n'eussent jamais été. Maintenant que la barrière du respect qui nous séparait est tombée, je puis, cher enfant, te laisser lire dans mon cœur. Ce cœur, que la gravité couvre d'une impénétrable armure, est plein de tendresses et de dévouements sans emploi; mais aucune femme ne l'a deviné, pas même celle qui, dès le berceau, me fut destinée. Là est le secret de mon ardente vie politique. A défaut de maîtresse, j'ai adoré l'Espagne. L'Espagne aussi m'a échappé! Maintenant que je ne suis plus rien, je puis contempler le moi détruit, me demander pourquoi la vie y est venue et quand elle s'en ira? pourquoi la race chevaleresque par excellence a jeté dans son dernier rejeton ses premières vertus, son amour africain, sa chaude poésie? si la graine doit conserver sa rugueuse enveloppe sans pousser de tige, sans effeuiller ses parfums orientaux du haut d'un radieux calice? Quel crime ai-je commis avant de naître pour n'avoir inspiré d'amour à personne? Dès ma naissance étais-je donc un vieux débris destiné à échouer sur une grève aride? Je retrouve en mon âme les déserts paternels, éclairés par un soleil qui les brûle sans y rien laisser croître. Reste orgueilleux d'une race déchue, force inutile, amour perdu, vieux jeune homme, j'attendrai donc où je suis, mieux que partout ailleurs, la dernière faveur de la mort. Hélas! sous ce ciel brumeux, aucune étincelle ne ranimera la flamme dans toutes ces cendres. Aussi pourrais-je dire pour dernier mot, comme Jésus-Christ: Mon Dieu, tu m'as abandonné! Terrible parole que personne n'a osé sonder.

Juge, Fernand, combien je suis heureux de revivre en toi et en Marie! je vous contemplerai désormais avec l'orgueil d'un créateur fier de son œuvre. Aimez-vous bien et toujours, ne me donnez pas de chagrins: un orage entre vous me ferait plus de mal qu'à vous-mêmes.

Notre mère avait pressenti que les événements serviraient un jour ses espérances. Peut-être le désir d'une mère est-il un contrat passé entre elle et Dieu. N'était-elle pas d'ailleurs un de ces êtres mystérieux qui peuvent communiquer avec le ciel et qui en rapportent une vision de l'avenir! Combien de fois n'ai-je pas lu dans les rides de son front qu'elle souhaitait à Fernand les honneurs et les biens de Felipe! Je le lui disais, elle me répondait par deux larmes et me montrait les plaies d'un cœur qui nous était dû tout entier à l'un comme à l'autre, mais qu'un invincible amour donnait à toi seul. Aussi son ombre joyeuse planera-t-elle au-dessus de vos têtes quand vous les inclinerez à l'autel. Viendrez-vous caresser enfin votre Felipe, dona Clara? vous le voyez: il cède à votre bien-aimé jusqu'à la jeune fille que vous poussiez à regret sur ses genoux.

Ce que je fais plaît aux femmes, aux morts, au roi, Dieu le voulait, n'y dérange donc rien, Fernand: obéis et tais-toi.

P. S. Recommande à Urraca de ne pas me nommer autrement que monsieur Hénarez. Ne dis pas un mot de moi à Marie. Tu dois être le seul être vivant qui sache les secrets du dernier Maure christianisé, dans les veines duquel mourra le sang de la grande famille née au désert, et qui va finir dans la solitude. Adieu.


VII

LOUISE DE CHAULIEU A RENÉE DE MAUCOMBE.

Janvier 1824.

Comment, bientôt mariée! mais prend-on les gens ainsi? Au bout d'un mois, tu te promets à un homme, sans le connaître, sans en rien savoir. Cet homme peut être sourd, on l'est de tant de manières! il peut être maladif, ennuyeux, insupportable. Ne vois-tu pas, Renée, ce qu'on veut faire de toi? tu leur es nécessaire pour continuer la glorieuse maison de l'Estorade, et voilà tout. Tu vas devenir une provinciale. Sont-ce là nos promesses mutuelles? A votre place, j'aimerais mieux aller me promener aux îles d'Hyères en caïque, jusqu'à ce qu'un corsaire algérien m'enlevât et me vendît au grand seigneur; je deviendrais sultane, puis quelque jour validé; je mettrais le sérail c'en dessus dessous, et tant que je serais jeune et quand je serais vieille. Tu sors d'un couvent pour entrer dans un autre! Je te connais, tu es lâche, tu vas entrer en ménage avec une soumission d'agneau. Je te donnerai des conseils, tu viendras à Paris, nous y ferons enrager les hommes et nous deviendrons des reines. Ton mari, ma belle biche, peut, dans trois ans d'ici, se faire nommer député. Je sais maintenant ce qu'est un député, je te l'expliquerai; tu joueras très-bien de cette machine, tu pourras demeurer à Paris et y devenir, comme dit ma mère, une femme à la mode. Oh! je ne te laisserai certes pas dans ta bastide.

Lundi.

Voilà quinze jours, ma chère, que je vis de la vie du monde: un soir aux Italiens, l'autre au grand Opéra, de là toujours au bal. Ah! le monde est une féerie. La musique des Italiens me ravit, et pendant que mon âme nage dans un plaisir divin, je suis lorgnée, admirée; mais, par un seul de mes regards, je fais baisser les yeux au plus hardi jeune homme. J'ai vu là des jeunes gens charmants; eh! bien, pas un ne me plaît; aucun ne m'a causé l'émotion que j'éprouve en entendant Garcia dans son magnifique duo avec Pellegrini dans Otello. Mon Dieu! combien ce Rossini doit être jaloux, pour avoir si bien exprimé la jalousie? Quel cri que: Il mio cor si divide. Je te parle grec, tu n'as pas entendu Garcia, mais tu sais combien je suis jalouse! Quel triste dramaturge que Shakespeare! Othello se prend de gloire, il remporte des victoires, il commande, il parade, il se promène en laissant Desdémone dans son coin, et Desdémone, qui le voit préférant à elle les stupidités de la vie publique, ne se fâche point? cette brebis mérite la mort. Que celui que je daignerai aimer s'avise de faire autre chose que de m'aimer! Moi, je suis pour les longues épreuves de l'ancienne chevalerie. Je regarde comme très-impertinent et très-sot ce paltoquet de jeune seigneur qui a trouvé mauvais que sa souveraine l'envoyât chercher son gant au milieu des lions: elle lui réservait sans doute quelque belle fleur d'amour, et il l'a perdue après l'avoir méritée, l'insolent! Mais je babille comme si je n'avais pas de grandes nouvelles à t'apprendre! Mon père va sans doute représenter le roi notre maître à Madrid: je dis notre maître, car je ferai partie de l'ambassade. Ma mère désire rester ici, mon père m'emmènera pour avoir une femme près de lui.

Ma chère, tu ne vois là rien que de simple, et néanmoins il y a là des choses monstrueuses: en quinze jours, j'ai découvert les secrets de la maison. Ma mère suivrait mon père à Madrid, s'il voulait prendre monsieur de Saint-Héreen en qualité de secrétaire d'ambassade; mais le roi désigne les secrétaires, le duc n'ose pas contrarier le roi qui est fort absolu, ni fâcher ma mère; et ce grand politique croit avoir tranché les difficultés en laissant ici la duchesse. Monsieur de Saint-Héreen est le jeune homme qui cultive la société de ma mère, et qui étudie sans doute avec elle la diplomatie de trois heures à cinq heures. La diplomatie doit être une belle chose, car il est assidu comme un joueur à la Bourse. Monsieur le duc de Rhétoré, notre aîné, solennel, froid et fantasque, serait écrasé par son père à Madrid, il reste à Paris. Miss Griffith sait d'ailleurs qu'Alphonse aime une danseuse de l'Opéra. Comment peut-on aimer des jambes et des pirouettes? Nous avons remarqué que mon frère assiste aux représentations quand y danse Teullia, il applaudit les pas de cette créature et sort après. Je crois que deux filles dans une maison y font plus de ravages que n'en ferait la peste. Quant à mon second frère, il est à son régiment, je ne l'ai pas encore vu. Voilà comment je suis destinée à être l'Antigone d'un ambassadeur de Sa Majesté. Peut-être me marierai-je en Espagne, et peut-être la pensée de mon père est-elle de m'y marier sans dot, absolument comme on te marie à ce reste de vieux garde d'honneur. Mon père m'a proposé de le suivre et m'a offert son maître d'espagnol.—Vous voulez, lui ai-je dit, me faire faire des mariages en Espagne? Il m'a, pour toute réponse, honorée d'un fin regard. Il aime depuis quelques jours à m'agacer au déjeuner, il m'étudie et je dissimule; aussi l'ai-je, comme père et comme ambassadeur, in petto, cruellement mystifié. Ne me prenait-il pas pour une sotte? Il me demandait ce que je pensais de tel jeune homme et de quelques demoiselles avec lesquels je me suis trouvée dans plusieurs maisons. Je lui ai répondu par la plus stupide discussion sur la couleur des cheveux, sur la différence des tailles, sur la physionomie des jeunes gens. Mon père parut désappointé de me trouver si niaise, il se blâma intérieurement de m'avoir interrogée.—Cependant, mon père, ajoutai-je, je ne dis pas ce que je pense réellement: ma mère m'a dernièrement fait peur d'être inconvenante en parlant de mes impressions.—En famille, vous pouvez vous expliquer sans crainte, répondit ma mère.—Eh bien! repris-je, les jeunes gens m'ont jusqu'à présent paru être plus intéressés qu'intéressants, plus occupés d'eux que de nous; mais ils sont, à la vérité, très-peu dissimulés: ils quittent à l'instant la physionomie qu'ils ont prise pour nous parler, et s'imaginent sans doute que nous ne savons point nous servir de nos yeux. L'homme qui nous parle est l'amant, l'homme qui ne nous parle plus est le mari. Quant aux jeunes personnes, elles sont si fausses qu'il est impossible de deviner leur caractère autrement que par celui de leur danse, il n'y a que leur taille et leurs mouvements qui ne mentent point. J'ai surtout été effrayée de la brutalité du beau monde. Quand il s'agit de souper, il se passe, toutes proportions gardées, des choses qui me donnent une image des émeutes populaires. La politesse cache très-imparfaitement l'égoïsme général. Je me figurais le monde autrement. Les femmes y sont comptées pour peu de chose, et peut-être est-ce un reste des doctrines de Bonaparte.—Armande fait d'étonnants progrès, a dit ma mère.—Ma mère, croyez-vous que je vous demanderai toujours si madame de Staël est morte? Mon père sourit et se leva.

Samedi.

Ma chère, je n'ai pas tout dit. Voici ce que je te réserve. L'amour que nous imaginions doit être bien profondément caché, je n'en ai vu de trace nulle part. J'ai bien surpris quelques regards rapidement échangés dans les salons; mais quelle pâleur! Notre amour, ce monde de merveilles, de beaux songes, de réalités délicieuses, de plaisirs et de douleurs se répondant, ces sourires qui éclairent la nature, ces paroles qui ravissent, ce bonheur toujours donné, toujours reçu, ces tristesses causées par l'éloignement et ces joies que prodigue la présence de l'être aimé!... de tout cela, rien. Où toutes ces splendides fleurs de l'âme naissent-elles? Qui ment? nous ou le monde. J'ai déjà vu des jeunes gens, des hommes par centaines, et pas un ne m'a causé la moindre émotion; ils m'auraient témoigné admiration et dévouement, ils se seraient battus, j'aurais tout regardé d'un œil insensible. L'amour, ma chère, comporte un phénomène si rare, qu'on peut vivre toute sa vie sans rencontrer l'être à qui la nature a départi le pouvoir de nous rendre heureuses. Cette réflexion fait frémir, car si cet être se rencontre tard, hein?

Depuis quelques jours je commence à m'épouvanter de notre destinée, à comprendre pourquoi tant de femmes ont des visages attristés sous la couche de vermillon qu'y mettent les fausses joies d'une fête. On se marie au hasard, et tu te maries ainsi. Des ouragans de pensées ont passé dans mon âme. Être aimée tous les jours de la même manière et néanmoins diversement, être aimée autant après dix ans de bonheur que le premier jour! Un pareil amour veut des années: il faut s'être laissé désirer pendant bien du temps, avoir éveillé bien des curiosités et les satisfaire, avoir excité bien des sympathies et y répondre. Y a-t-il donc des lois pour les créations du cœur, comme pour les créations visibles de la nature? L'allégresse se soutient-elle? Dans quelle proportion l'amour doit-il mélanger ses larmes et ses plaisirs? Les froides combinaisons de la vie funèbre, égale, permanente du couvent m'ont alors semblé possibles; tandis que les richesses, les magnificences, les pleurs, les délices, les fêtes, les joies, les plaisirs de l'amour égal, partagé, permis, m'ont semblé l'impossible. Je ne vois point de place dans cette ville aux douceurs de l'amour, à ses saintes promenades sous des charmilles, au clair de la pleine lune, quand elle fait briller les eaux et qu'on résiste à des prières. Riche, jeune et belle, je n'ai qu'à aimer, l'amour peut devenir ma vie, ma seule occupation; or, depuis trois mois que je vais, que je viens avec une impatiente curiosité, je n'ai rien rencontré parmi ces regards brillants, avides, éveillés. Aucune voix ne m'a émue, aucun regard ne m'a illuminé ce monde. La musique seule a rempli mon âme, elle seule a été pour moi ce qu'est notre amitié. Je suis restée quelquefois pendant une heure, la nuit, à ma fenêtre, regardant le jardin, appelant des événements, les demandant à la source inconnue d'où ils sortent. Je suis quelquefois partie en voiture allant me promener, mettant pied à terre dans les Champs-Élysées en imaginant qu'un homme, que celui qui réveillera mon âme engourdie, arrivera, me suivra, me regardera; mais, ces jours-là, j'ai vu des saltimbanques, des marchands de pain d'épice et des faiseurs de tours, des passants pressés d'aller à leurs affaires, ou des amoureux qui fuyaient tous les regards, et j'étais tentée de les arrêter et de leur dire: Vous qui êtes heureux, dites-moi ce que c'est que l'amour? Mais je rentrais ces folles pensées, je remontais en voiture, et je me promettais de demeurer vieille fille. L'amour est certainement une incarnation, et quelles conditions ne faut-il pas pour qu'elle ait lieu! Nous ne sommes pas certaines d'être toujours bien d'accord avec nous-mêmes, que sera-ce à deux? Dieu seul peut résoudre ce problème. Je commence à croire que je retournerai au couvent. Si je reste dans le monde, j'y ferai des choses qui ressembleront à des sottises, car il m'est impossible d'accepter ce que je vois. Tout blesse mes délicatesses, les mœurs de mon âme, ou mes secrètes pensées. Ah! ma mère est la femme la plus heureuse du monde, elle est adorée par son petit Saint-Héreen. Mon ange, il me prend d'horribles fantaisies de savoir ce qui se passe entre ma mère et ce jeune homme. Griffith a, dit-elle, eu toutes ces idées; elle a eu envie de sauter au visage des femmes qu'elle voyait heureuses; elle les a dénigrées, déchirées. Selon elle, la vertu consiste à enterrer toutes ces sauvageries-là dans le fond de son cœur. Qu'est-ce donc que le fond du cœur? un entrepôt de tout ce que nous avons de mauvais. Je suis très-humiliée de ne pas avoir rencontré d'adorateur. Je suis une fille à marier, mais j'ai des frères, une famille, des parents chatouilleux. Ah! si telle était la raison de la retenue des hommes, ils seraient bien lâches. Le rôle de Chimène, dans le Cid, et celui du Cid me ravissent. Quelle admirable pièce de théâtre! Allons, adieu.


VIII

LA MÊME A LA MÊME.

Janvier.

Nous avons pour maître un pauvre réfugié forcé de se cacher à cause de sa participation à la révolution que le duc d'Angoulême est allé vaincre; succès auquel nous avons dû de belles fêtes. Quoique libéral et sans doute bourgeois, cet homme m'a intéressée: je me suis imaginée qu'il était condamné à mort. Je le fais causer pour savoir son secret, mais il est d'une taciturnité castillane, fier comme s'il était Gonzalve de Cordoue, et néanmoins d'une douceur et d'une patience angéliques; sa fierté n'est pas montée comme celle de miss Griffith, elle est tout intérieure; il se fait rendre ce qui lui est dû en nous rendant ses devoirs, et nous écarte de lui par le respect qu'il nous témoigne. Mon père prétend qu'il y a beaucoup du grand seigneur chez le sieur Henarez, qu'il nomme entre nous Don Henarez par plaisanterie. Quand je me suis permis de l'appeler ainsi, il y a quelques jours, cet homme a relevé sur moi ses yeux, qu'il tient ordinairement baissés, et m'a lancé deux éclairs qui m'ont interdite; ma chère, il a, certes, les plus beaux yeux du monde. Je lui ai demandé si je l'avais fâché en quelque chose, et il m'a dit alors dans sa sublime et grandiose langue espagnole:—Mademoiselle, je ne viens ici que pour vous apprendre l'espagnol. Je me suis sentie humiliée, j'ai rougi; j'allais lui répliquer par quelque bonne impertinence, quand je me suis souvenue de ce que nous disait notre chère mère en Dieu, et alors je lui ai répondu:—Si vous aviez à me reprendre en quoi que ce soit, je deviendrais votre obligée. Il a tressailli, le sang a coloré son teint olivâtre, il m'a répondu d'une voix doucement émue:—La religion a dû vous enseigner mieux que je ne saurais le faire à respecter les grandes infortunes. Si j'étais Don en Espagne, et que j'eusse tout perdu au triomphe de Ferdinand VII, votre plaisanterie serait une cruauté; mais si je ne suis qu'un pauvre maître de langue, n'est-ce pas une atroce raillerie? Ni l'une ni l'autre ne sont dignes d'une jeune fille noble. Je lui ai pris la main en lui disant:—J'invoquerai donc aussi la religion pour vous prier d'oublier mon tort. Il a baissé la tête, a ouvert mon Don Quichotte, et s'est assis. Ce petit incident m'a causé plus de trouble que tous les compliments, les regards et les phrases que j'ai recueillis pendant la soirée où j'ai été le plus courtisée. Durant la leçon, je regardais avec attention cet homme qui se laissait examiner sans le savoir: il ne lève jamais les yeux sur moi. J'ai découvert que notre maître, à qui nous donnions quarante ans, est jeune; il ne doit pas avoir plus de vingt-six à vingt-huit ans. Ma gouvernante, à qui je l'avais abandonné, m'a fait remarquer la beauté de ses cheveux noirs et celle de ses dents, qui sont comme des perles. Quant à ses yeux, c'est à la fois du velours et du feu. Voilà tout, il est d'ailleurs petit et laid. On nous avait dépeint les Espagnols comme étant peu propres; mais il est extrêmement soigné, ses mains sont plus blanches que son visage; il a le dos un peu voûté; sa tête est énorme et d'une forme bizarre; sa laideur, assez spirituelle d'ailleurs, est aggravée par des marques de petite vérole qui lui ont couturé le visage; son front est très-proéminent, ses sourcils se rejoignent et sont trop épais, ils lui donnent un air dur qui repousse les âmes. Il a la figure rechignée et maladive qui distingue les enfants destinés à mourir, et qui n'ont dû la vie qu'à des soins infinis, comme sœur Marthe. Enfin, comme le disait mon père, il a le masque amoindri du cardinal de Ximénès. Mon père ne l'aime point, il se sent gêné avec lui. Les manières de notre maître ont une dignité naturelle qui semble inquiéter le cher duc; il ne peut souffrir la supériorité sous aucune forme auprès de lui. Dès que mon père saura l'espagnol, nous partirons pour Madrid. Deux jours après la leçon que j'avais reçue, quand Hénarez est revenu, je lui ai dit, pour lui marquer une sorte de reconnaissance:—Je ne doute pas que vous n'ayez quitté l'Espagne à cause des événements politiques; si mon père y est envoyé, comme on le dit, nous serons à même de vous y rendre quelques services et d'obtenir votre grâce au cas où vous seriez frappé par une condamnation.—Il n'est au pouvoir de personne de m'obliger, m'a-t-il répondu.—Comment, monsieur, lui ai-je dit, est-ce parce que vous ne voulez accepter aucune protection, ou par impossibilité?—L'un et l'autre, a-t-il dit en s'inclinant et avec un accent qui m'a imposé silence. Le sang de mon père a grondé dans mes veines. Cette hauteur m'a révoltée, et je l'ai laissé là. Cependant, ma chère, il y a quelque chose de beau à ne rien vouloir d'autrui. Il n'accepterait pas même notre amitié, pensais-je en conjuguant un verbe. Là, je me suis arrêtée, et je lui ai dit la pensée qui m'occupait, mais en espagnol. Le Hénarez m'a répondu fort courtoisement qu'il fallait dans les sentiments une égalité qui ne s'y trouverait point, et qu'alors cette question était inutile.—Entendez-vous l'égalité relativement à la réciprocité des sentiments ou à la différence des rangs? ai-je demandé pour essayer de le faire sortir de sa gravité qui m'impatiente. Il a encore relevé ses redoutables yeux, et j'ai baissé les miens. Chère, cet homme est une énigme indéchiffrable. Il semblait me demander si mes paroles étaient une déclaration: il y avait dans son regard un bonheur, une fierté, une angoisse d'incertitude qui m'ont étreint le cœur. J'ai compris que ces coquetteries, qui sont en France estimées à leur valeur, prenaient une dangereuse signification avec un Espagnol, et je suis rentrée un peu sotte dans ma coquille. En finissant la leçon, il m'a saluée en me jetant un regard plein de prières humbles, et qui disait: Ne vous jouez pas d'un malheureux. Ce contraste subit avec ses façons graves et dignes m'a fait une vive impression. N'est-ce pas horrible à penser et à dire? il me semble qu'il y a des trésors d'affection dans cet homme.

Felipe et Louise Agrandir

IMP. S. RAÇON.

«Si vous aviez à me reprendre en quoi que ce soit, je deviendrais votre obligée.»

Il a tressailli, le sang a coloré son teint olivâtre.

(MÉMOIRES DE DEUX JEUNES MARIÉES.)


IX

MADAME DE L'ESTORADE A MADEMOISELLE DE CHAULIEU.

Décembre.

Tout est dit et tout est fait, ma chère enfant, c'est madame de l'Estorade qui t'écrit; mais il n'y a rien de changé entre nous, il n'y a qu'une fille de moins. Sois tranquille, j'ai médité mon consentement, et ne l'ai pas donné follement. Ma vie est maintenant déterminée. La certitude d'aller dans un chemin tracé convient également à mon esprit et à mon caractère. Une grande force morale a corrigé pour toujours ce que nous nommons les hasards de la vie. Nous avons des terres à faire valoir, une demeure à orner, à embellir; j'ai un intérieur à conduire et à rendre aimable, un homme à réconcilier avec la vie. J'aurai sans doute une famille à soigner, des enfants à élever. Que veux-tu! la vie ordinaire ne saurait être quelque chose de grand ni d'excessif. Certes, les immenses désirs qui étendent et l'âme et la pensée n'entrent pas dans ces combinaisons, en apparence du moins. Qui m'empêche de laisser voguer sur la mer de l'infini les embarcations que nous y lancions? Néanmoins, ne crois pas que les choses humbles auxquelles je me dévoue soient exemptes de passion. La tâche de faire croire au bonheur un pauvre homme qui a été le jouet des tempêtes est une belle œuvre, et peut suffire à modifier la monotonie de mon existence. Je n'ai point vu que je laissasse prise à la douleur, et j'ai vu du bien à faire. Entre nous, je n'aime pas Louis de l'Estorade de cet amour qui fait que le cœur bat quand on entend un pas, qui nous émeut profondément aux moindres sons de la voix, ou quand un regard de feu nous enveloppe; mais il ne me déplaît point non plus. Que ferai-je, me diras-tu, de cet instinct des choses sublimes, de ces pensées fortes qui nous lient et qui sont en nous? oui, voilà ce qui m'a préoccupée; eh! bien, n'est-ce pas une grande chose que de les cacher, que de les employer, à l'insu de tous, au bonheur de la famille, d'en faire les moyens de la félicité des êtres qui nous sont confiés et auxquels nous nous devons? La saison où ces facultés brillent est bien restreinte chez les femmes, elle sera bientôt passée; et si ma vie n'aura pas été grande, elle aura été calme, unie et sans vicissitudes. Nous naissons avantagées, nous pouvons choisir entre l'amour et la maternité. Eh! bien, j'ai choisi: je ferai mes dieux de mes enfants et mon El-Dorado de ce coin de terre. Voilà tout ce que je puis te dire aujourd'hui. Je te remercie de toutes les choses que tu m'as envoyées. Donne ton coup d'œil à mes commandes, dont la liste est jointe à cette lettre. Je veux vivre dans une atmosphère de luxe et d'élégance, et n'avoir de la province que ce qu'elle offre de délicieux. En restant dans la solitude, une femme ne peut jamais être provinciale, elle reste elle-même. Je compte beaucoup sur ton dévouement pour me tenir au courant de toutes les modes. Dans son enthousiasme, mon beau-père ne me refuse rien et bouleverse sa maison. Nous faisons venir des ouvriers de Paris et nous modernisons tout.


X

MADEMOISELLE DE CHAULIEU A MADAME DE L'ESTORADE.

Janvier.

O Renée! tu m'as attristée pour plusieurs jours. Ainsi, ce corps délicieux, ce beau et fier visage, ces manières naturellement élégantes, cette âme pleine de dons précieux, ces yeux où l'âme se désaltère comme à une vive source d'amour, ce cœur rempli de délicatesses exquises, cet esprit étendu, toutes ces facultés si rares, ces efforts de la nature et de notre mutuelle éducation, ces trésors d'où devaient sortir pour la passion et pour le désir, des richesses uniques, des poèmes, des heures qui auraient valu des années, des plaisirs à rendre un homme esclave d'un seul mouvement gracieux, tout cela va se perdre dans les ennuis d'un mariage vulgaire et commun, s'effacer dans le vide d'une vie qui te deviendra fastidieuse! Je hais d'avance les enfants que tu auras; ils seront mal faits. Tout est prévu dans ta vie: tu n'as ni à espérer, ni à craindre, ni à souffrir. Et si tu rencontres, dans un jour de splendeur, un être qui te réveille du sommeil auquel tu vas te livrer?... Ah! j'ai eu froid dans le dos à cette pensée. Enfin, tu as une amie. Tu vas sans doute être l'esprit de cette vallée, tu t'initieras à ses beautés, tu vivras avec cette nature, tu te pénétreras de la grandeur des choses, de la lenteur avec laquelle procède la végétation, de la rapidité avec laquelle s'élance la pensée; et quand tu regarderas tes riantes fleurs, tu feras des retours sur toi-même. Puis, lorsque tu marcheras entre ton mari en avant et tes enfants en arrière glapissant, murmurant, jouant, l'autre muet et satisfait, je sais d'avance ce que tu m'écriras. Ta vallée fumeuse et ses collines ou arides ou garnies de beaux arbres, ta prairie si curieuse en Provence, ses eaux claires partagées en filets, les différentes teintes de la lumière, tout cet infini, varié par Dieu et qui t'entoure, te rappellera le monotone infini de ton cœur. Mais enfin, je serai là, ma Renée, et tu trouveras une amie dont le cœur ne sera jamais atteint par la moindre petitesse sociale, un cœur tout à toi.

Lundi.

Ma chère, mon Espagnol est d'une admirable mélancolie: il y a chez lui je ne sais quoi de calme, d'austère, de digne, de profond qui m'intéresse au dernier point. Cette solennité constante et le silence qui couvre cet homme ont quelque chose de provoquant pour l'âme. Il est muet et superbe comme un roi déchu. Nous nous occupons de lui, Griffith et moi, comme d'une énigme. Quelle bizarrerie! un maître de langues obtient sur mon attention le triomphe qu'aucun homme n'a remporté, moi qui maintenant ai passé en revue tous les fils de famille, tous les attachés d'ambassade et les ambassadeurs, les généraux et les sous-lieutenants, les pairs de France, leurs fils et leurs neveux, la cour et la ville. La froideur de cet homme est irritante. Le plus profond orgueil remplit le désert qu'il essaie de mettre et qu'il met entre nous; enfin, il s'enveloppe d'obscurité. C'est lui qui a de la coquetterie, et c'est moi qui ai de la hardiesse. Cette étrangeté m'amuse d'autant plus que tout cela est sans conséquence. Qu'est-ce qu'un homme, un Espagnol et un maître de langues? Je ne me sens pas le moindre respect pour quelque homme que ce soit, fût-ce un roi. Je trouve que nous valons mieux que tous les hommes, même les plus justement illustres. Oh! comme j'aurais dominé Napoléon! comme je lui aurais fait sentir, s'il m'eût aimée, qu'il était à ma discrétion!

Hier, j'ai lancé une épigramme qui a dû atteindre maître Hénarez au vif; il n'a rien répondu, il avait fini sa leçon, il a pris son chapeau, et m'a saluée en me jetant un regard qui me fait croire qu'il ne reviendra plus. Cela me va très-fort: il y aurait quelque chose de sinistre à recommencer la Nouvelle-Héloïse de Jean-Jacques Rousseau, que je viens de lire, et qui m'a fait prendre l'amour en haine. L'amour discuteur et phraseur me paraît insupportable. Clarisse est aussi par trop contente quand elle a écrit sa longue petite lettre; mais l'ouvrage de Richardson explique d'ailleurs, m'a dit mon père, admirablement les Anglaises. Celui de Rousseau me fait l'effet d'un sermon philosophique en lettres.

L'amour est, je crois, un poème entièrement personnel. Il n'y a rien qui ne soit à la fois vrai et faux dans tout ce que les auteurs nous en écrivent. En vérité, ma chère belle, comme tu ne peux plus me parler que d'amour conjugal, je crois, dans l'intérêt bien entendu de notre double existence, qu'il est nécessaire que je reste fille, et que j'aie quelque belle passion, pour que nous connaissions bien la vie. Raconte-moi très exactement tout ce qui t'arrivera, surtout dans les premiers jours, avec cet animal que je nomme un mari. Je te promets la même exactitude, si jamais je suis aimée. Adieu, pauvre chérie engloutie.


XI

MADAME DE L'ESTORADE A MADEMOISELLE DE CHAULIEU.

A la Crampade.

Ton Espagnol et toi, vous me faites frémir, ma chère mignonne. Je t'écris ce peu de lignes pour te prier de le congédier. Tout ce que tu m'en dis se rapporte au caractère le plus dangereux de ceux de ces gens-là qui, n'ayant rien à perdre, risquent tout. Cet homme ne doit pas être ton amant et ne peut pas être ton mari. Je t'écrirai plus en détail sur les événements secrets de mon mariage, mais quand je n'aurai plus au cœur l'inquiétude que ta dernière lettre m'y a mise.


XII

MADEMOISELLE DE CHAULIEU A MADAME DE L'ESTORADE.

Février.

Ma belle biche, ce matin à neuf heures, mon père s'est fait annoncer chez moi, j'étais levée et habillée; je l'ai trouvé gravement assis au coin de mon feu dans mon salon, pensif au delà de son habitude; il m'a montré la bergère en face de lui, je l'ai compris, et m'y suis plongée avec une gravité qui le singeait si bien, qu'il s'est pris à sourire, mais d'un sourire empreint d'une grave tristesse:—Vous êtes au moins aussi spirituelle que votre grand'mère, m'a-t-il dit.—Allons, mon père, ne soyez pas courtisan ici, ai-je répondu, vous avez quelque chose à me demander! Il s'est levé dans une grande agitation, et m'a parlé pendant une demi-heure. Cette conversation, ma chère, mérite d'être conservée. Dès qu'il a été parti, je me suis mise à ma table en tâchant de rendre ses paroles. Voici la première fois que j'ai vu mon père déployant toute sa pensée. Il a commencé par me flatter, il ne s'y est point mal pris; je devais lui savoir bon gré de m'avoir devinée et appréciée.

—Armande, m'a-t-il dit, vous m'avez étrangement trompé et agréablement surpris. A votre arrivée du couvent, je vous ai prise pour une jeune fille comme toutes les autres filles, sans grande portée, ignorante, de qui l'on pouvait avoir bon marché avec des colifichets, une parure, et qui réfléchissent peu.—Merci, mon père, pour la jeunesse.—Oh! il n'y a plus de jeunesse, dit-il en laissant échapper un geste d'homme d'État. Vous avez un esprit d'une étendue incroyable, vous jugez toute chose pour ce qu'elle vaut, votre clairvoyance est extrême; vous êtes très malicieuse: on croit que vous n'avez rien vu là où vous avez déjà les yeux sur la cause des effets que les autres examinent. Vous êtes un ministre en jupon; il n'y a que vous qui puissiez m'entendre ici; il n'y a donc que vous-même à employer contre vous si l'on en veut obtenir quelque sacrifice. Aussi vais-je m'expliquer franchement sur les desseins que j'avais formés et dans lesquels je persiste. Pour vous les faire adopter, je dois vous démontrer qu'ils tiennent à des sentiments élevés. Je suis donc obligé d'entrer avec vous dans des considérations politiques du plus haut intérêt pour le royaume, et qui pourraient ennuyer toute autre personne que vous. Après m'avoir entendu, vous réfléchirez longtemps; je vous donnerai six mois s'il le faut. Vous êtes votre maîtresse absolue; et si vous vous refusez aux sacrifices que je vous demande, je subirai votre refus sans plus vous tourmenter.

A cet exorde, ma biche, je suis devenue réellement sérieuse, et je lui ai dit:—Parlez, mon père. Or, voici ce que l'homme d'État a prononcé:—Mon enfant, la France est dans une situation précaire qui n'est connue que du roi et de quelques esprits élevés; mais le roi est une tête sans bras; puis les grands esprits qui sont dans le secret du danger n'ont aucune autorité sur les hommes à employer pour arriver à un résultat heureux. Ces hommes, vomis par l'élection populaire, ne veulent pas être des instruments. Quelque remarquables qu'ils soient, ils continuent l'œuvre de la destruction sociale, au lieu de nous aider à raffermir l'édifice. En deux mots, il n'y a plus que deux partis: celui de Marius et celui de Sylla; je suis pour Sylla contre Marius. Voilà notre affaire en gros. En détail, la Révolution continue, elle est implantée dans la loi, elle est écrite sur le sol, elle est toujours dans les esprits: elle est d'autant plus formidable qu'elle paraît vaincue à la plupart de ces conseillers du trône qui ne lui voient ni soldats ni trésors. Le roi est un grand esprit, il y voit clair; mais de jour en jour gagné par les gens de son frère, qui veulent aller trop vite, il n'a pas deux ans à vivre, et ce moribond arrange ses draps pour mourir tranquille. Sais-tu, mon enfant, quels sont les effets les plus destructifs de la Révolution? tu ne t'en douterais jamais. En coupant la tête à Louis XVI, la Révolution a coupé la tête à tous les pères de famille. Il n'y a plus de famille aujourd'hui, il n'y a plus que des individus. En voulant devenir une nation, les Français ont renoncé à être un empire. En proclamant l'égalité des droits à la succession paternelle, ils ont tué l'esprit de famille, ils ont créé le fisc! Mais ils ont préparé la faiblesse des supériorités et la force aveugle de la masse, l'extinction des arts, le règne de l'intérêt personnel et frayé les chemins à la Conquête. Nous sommes entre deux systèmes: ou constituer l'État par la Famille, ou le constituer par l'intérêt personnel: la démocratie ou l'aristocratie, la discussion ou l'obéissance, le catholicisme ou l'indifférence religieuse, voilà la question en peu de mots. J'appartiens au petit nombre de ceux qui veulent résister à ce qu'on nomme le peuple, dans son intérêt bien compris. Il ne s'agit plus ni de droits féodaux, comme on le dit aux niais, ni de gentilhommerie, il s'agit de l'État, il s'agit de la vie de la France. Tout pays qui ne prend pas sa base dans le pouvoir paternel est sans existence assurée. Là commence l'échelle des responsabilités, et la subordination, qui monte jusqu'au roi. Le roi, c'est nous tous! Mourir pour le roi, c'est mourir pour soi-même, pour sa famille, qui ne meurt pas plus que ne meurt le royaume. Chaque animal a son instinct, celui de l'homme est l'esprit de famille. Un pays est fort quand il se compose de familles riches, dont tous les membres sont intéressés à la défense du trésor commun: trésor d'argent, de gloire, de priviléges, de jouissances; il est faible quand il se compose d'individus non solidaires, auxquels il importe peu d'obéir à sept hommes ou à un seul, à un Russe ou à un Corse, pourvu que chaque individu garde son champ; et ce malheureux égoïste ne voit pas qu'un jour on le lui ôtera. Nous allons à un état de choses horrible, en cas d'insuccès. Il n'y aura plus que des lois pénales ou fiscales, la bourse ou la vie. Le pays le plus généreux de la terre ne sera plus conduit par les sentiments. On y aura développé, soigné des plaies incurables. D'abord une jalousie universelle: les classes supérieures seront confondues, on prendra l'égalité des désirs pour l'égalité des forces; les vraies supériorités reconnues, constatées, seront envahies par les flots de la bourgeoisie. On pouvait choisir un homme entre mille, on ne peut rien trouver entre trois millions d'ambitions pareilles, vêtues de la même livrée, celle de la médiocrité. Cette masse triomphante ne s'apercevra pas qu'elle aura contre elle une autre masse terrible, celle des paysans possesseurs: vingt millions d'arpents de terre vivant, marchant, raisonnant, n'entendant à rien, voulant toujours plus, barricadant tout, disposant de la force brutale....

—Mais, dis-je en interrompant mon père, que puis-je faire pour l'État? Je ne me sens aucune disposition à être la Jeanne d'Arc des Familles et à périr à petit feu sur le bûcher d'un couvent.—Vous êtes une petite peste, me dit mon père. Si je vous parle raison, vous me répondez par des plaisanteries; quand je plaisante, vous me parlez comme si vous étiez ambassadeur.—L'amour vit de contrastes, lui ai-je dit. Et il a ri aux larmes.—Vous penserez à ce que je viens de vous expliquer; vous remarquerez combien il y a de confiance et de grandeur à vous parler comme je viens de le faire, et peut-être les événements aideront-ils mes projets. Je sais que, quant à vous, ces projets sont blessants, iniques; aussi demandé-je leur sanction moins à votre cœur et à votre imagination qu'à votre raison, je vous ai reconnu plus de raison et de sens que je n'en ai vu à qui que ce soit...—Vous vous flattez, lui ai-je dit en souriant, car je suis bien votre fille!—Enfin, reprit-il, je ne saurais être inconséquent. Qui veut la fin veut les moyens, et nous devons l'exemple à tous. Donc, vous ne devez pas avoir de fortune tant que celle de votre frère cadet ne sera pas assurée, et je veux employer tous vos capitaux à lui constituer un majorat.—Mais, repris-je, vous ne me défendez pas de vivre à ma guise et d'être heureuse en vous laissant ma fortune?—Ah! pourvu, répondit-il, que la vie comme vous l'entendrez ne nuise en rien à l'honneur, à la considération, et je puis ajouter à la gloire de votre famille.—Allons, m'écriai-je, vous me destituez bien promptement de ma raison supérieure.—Nous ne trouverons pas en France, dit-il avec amertume, d'homme qui veuille pour femme une jeune fille de la plus haute noblesse sans dot et qui lui en reconnaisse une. Si ce mari se rencontrait, il appartiendrait à la classe des bourgeois parvenus: je suis, sous ce rapport, du onzième siècle.—Et moi aussi, lui ai-je dit. Mais pourquoi me désespérer? n'y-a-t-il pas de vieux pairs de France?—Vous êtes bien avancée, Louise! s'est-il écrié. Puis il m'a quittée en souriant et me baisant la main.

J'avais reçu ta lettre le matin même, et elle m'avait fait songer précisément à l'abîme où tu prétends que je pourrais tomber. Il m'a semblé qu'une voix me criait en moi-même: tu y tomberas! J'ai donc pris mes précautions. Hénarez ose me regarder, ma chère, et ses yeux me troublent, ils me produisent une sensation que je ne puis comparer qu'à celle d'une terreur profonde. On ne doit pas plus regarder cet homme qu'on ne regarde un crapaud, il est laid et fascinateur. Voici deux jours que je délibère avec moi-même si je dirai nettement à mon père que je ne veux plus apprendre l'espagnol, et faire congédier cet Hénarez; mais après mes résolutions viriles, je me sens le besoin d'être remuée par l'horrible sensation que j'éprouve en voyant cet homme, et je dis: encore une fois, et après je parlerai. Ma chère, sa voix est d'une douceur pénétrante, il parle comme la Fodor chante. Ses manières sont simples et sans la moindre affectation. Et quelles belles dents! Tout à l'heure, en me quittant, il a cru remarquer combien il m'intéresse, et il a fait le geste, très-respectueux d'ailleurs, de me prendre la main pour me la baiser; mais il l'a réprimé comme effrayé de sa hardiesse et de la distance qu'il allait franchir. Malgré le peu qu'il en a paru, je l'ai deviné; j'ai souri, car rien n'est plus attendrissant que de voir l'élan d'une nature inférieure qui se replie ainsi sur elle-même. Il y a tant d'audace dans l'amour d'un bourgeois pour une fille noble! Mon sourire l'a enhardi, le pauvre homme a cherché son chapeau sans le voir, il ne voulait pas le trouver, et je le lui ai gravement apporté. Des larmes contenues humectaient ses yeux. Il y avait un monde de choses et de pensées dans ce moment si court. Nous nous comprenions si bien, qu'en ce moment je lui tendis ma main à baiser. Peut-être était-ce lui dire que l'amour pouvait combler l'espace qui nous sépare. Eh! bien, je ne sais ce qui m'a fait mouvoir: Griffith a tourné le dos, je lui ai tendu fièrement ma patte blanche, et j'ai senti le feu de ses lèvres tempéré par deux grosses larmes. Ah! mon ange, je suis restée sans force dans mon fauteuil, pensive, j'étais heureuse, et il m'est impossible d'expliquer comment ni pourquoi. Ce que j'ai senti, c'est la poésie. Mon abaissement, dont j'ai honte à cette heure, me semblait une grandeur: il m'avait fascinée, voilà mon excuse.

Vendredi.

Cet homme est vraiment très-beau. Ses paroles sont élégantes, son esprit est d'une supériorité remarquable. Ma chère, il est fort et logique comme Bossuet en m'expliquant le mécanisme non-seulement de la langue espagnole, mais encore de la pensée humaine et de toutes les langues. Le français semble être sa langue maternelle. Comme je lui en témoignais mon étonnement, il me répondit qu'il était venu en France très-jeune avec le roi d'Espagne, à Valençay. Que s'est-il passé dans cette âme? il n'est plus le même: il est venu vêtu simplement, mais absolument comme un grand seigneur sorti le matin à pied. Son esprit a brillé comme un phare durant cette leçon: il a déployé toute son éloquence. Comme un homme lassé qui retrouve ses forces, il m'a révélé toute une âme soigneusement cachée. Il m'a raconté l'histoire d'un pauvre diable de valet qui s'était fait tuer pour un seul regard d'une reine d'Espagne.—Il ne pouvait que mourir! lui ai-je dit. Cette réponse lui a mis la joie au cœur, et son regard m'a véritablement épouvantée.

Le soir, je suis allée au bal chez la duchesse de Lenoncourt, le prince de Talleyrand s'y trouvait. Je lui ai fait demander, par monsieur de Vandenesse, un charmant jeune homme, s'il y avait parmi ses hôtes en 1809, à sa terre, un Hénarez.—Hénarez est le nom maure de la famille de Soria, qui sont, disent-ils, des Abencerrages convertis au christianisme. Le vieux duc et ses deux fils accompagnèrent le roi. L'aîné, le duc de Soria d'aujourd'hui, vient d'être dépouillé de tous ses biens, honneur et grandesses par le roi Ferdinand, qui venge une vieille inimitié. Le duc a fait une faute immense en acceptant le ministère constitutionnel avec Valdez. Heureusement, il s'est sauvé de Cadix avant l'entrée de monseigneur le duc d'Angoulême, qui, malgré sa bonne volonté, ne l'aurait pas préservé de la colère du roi.

Cette réponse, que le vicomte de Vandenesse m'a rapportée textuellement, m'a donné beaucoup à penser. Je ne puis dire en quelles anxiétés j'ai passé le temps jusqu'à ma première leçon, qui a eu lieu ce matin. Pendant le premier quart d'heure de la leçon, je me suis demandé, en l'examinant, s'il était duc ou bourgeois, sans pouvoir y rien comprendre. Il semblait deviner mes pensées à mesure qu'elles naissaient et se plaire à les contrarier. Enfin je n'y tins plus, je quittai brusquement mon livre en interrompant la traduction que j'en faisais à haute voix, je lui dis en espagnol:—Vous nous trompez, monsieur. Vous n'êtes pas un pauvre bourgeois libéral, vous êtes le duc de Soria?—Mademoiselle, répondit-il avec un mouvement de tristesse, malheureusement, je ne suis pas le duc de Soria. Je compris tout ce qu'il mit de désespoir dans le mot malheureusement. Ah! ma chère, il sera, certes, impossible à aucun homme de mettre autant de passion et de choses dans un seul mot. Il avait baissé les yeux, et n'osait plus me regarder.—Monsieur de Talleyrand, lui dis-je, chez qui vous avez passé les années d'exil, ne laisse d'autre alternative à un Hénarez que celle d'être ou duc de Soria disgracié ou domestique. Il leva les yeux sur moi, et me montra deux brasiers noirs et brillants, deux yeux à la fois flamboyants et humiliés. Cet homme m'a paru être alors à la torture.—Mon père, dit-il, était en effet serviteur du roi d'Espagne. Griffith ne connaissait pas cette manière d'étudier. Nous faisions des silences inquiétants à chaque demande et à chaque réponse.—Enfin, lui dis-je, êtes-vous noble ou bourgeois?—Vous savez, mademoiselle, qu'en Espagne tout le monde, même les mendiants, sont nobles. Cette réserve m'impatienta. J'avais préparé depuis la dernière leçon un de ces amusements qui sourient à l'imagination. J'avais tracé dans une lettre le portrait idéal de l'homme par qui je voudrais être aimée, en me proposant de le lui donner à traduire. Jusqu'à présent j'ai traduit de l'espagnol en français, et non du français en espagnol; je lui en fis l'observation, et priai Griffith de me chercher la dernière lettre que j'avais reçue d'une de mes amies. Je verrai, pensais-je, à l'effet que lui fera mon programme, quel sang est dans ses veines. Je pris le papier des mains de Griffith en disant:—Voyons si j'ai bien copié? car tout était de mon écriture. Je la lui tendis, et l'examinai pendant qu'il lisait ceci.

«L'homme qui me plaira, ma chère, devra être rude et orgueilleux avec les hommes, mais doux avec les femmes. Son regard d'aigle saura réprimer instantanément tout ce qui peut ressembler au ridicule. Il aura un sourire de pitié pour ceux qui voudraient tourner en plaisanterie les choses sacrées, celles surtout qui constituent la poésie du cœur, et sans lesquelles la vie ne serait plus qu'une triste réalité. Je méprise profondément ceux qui voudraient nous ôter la source des idées religieuses, si fertiles en consolations. Aussi, ses croyances devront-elles avoir la simplicité de celles d'un enfant unie à la conviction inébranlable d'un homme d'esprit qui a approfondi ses raisons de croire. Son esprit, neuf, original, sera sans affectation ni parade: il ne peut rien dire qui soit de trop ou déplacé; il lui serait aussi impossible d'ennuyer les autres que de s'ennuyer lui-même, car il aura dans son âme un fonds riche. Toutes ses pensées doivent être d'un genre noble, élevé, chevaleresque, sans aucun égoïsme. En toutes ses actions, on remarquera l'absence totale du calcul ou de l'intérêt. Ses défauts proviendront de l'étendue même de ses idées, qui seront au-dessus de son temps. En toute chose, je dois le trouver en avant de son époque. Plein d'attentions délicates dues aux êtres faibles, il sera bon pour toutes les femmes, mais bien difficilement épris d'aucune: il regardera cette question comme beaucoup trop sérieuse pour en faire un jeu. Il se pourrait donc qu'il passât sa vie sans aimer véritablement, en montrant en lui toutes les qualités qui peuvent inspirer une passion profonde. Mais s'il trouve une fois son idéal de femme, celle entrevue dans ces songes qu'on fait les yeux ouverts; s'il rencontre un être qui le comprenne, qui remplisse son âme et jette sur toute sa vie un rayon de bonheur, qui brille pour lui comme une étoile à travers les nuages de ce monde si sombre, si froid, si glacé; qui donne un charme tout nouveau à son existence, et fasse vibrer en lui des cordes muettes jusque-là, je crois inutile de dire qu'il saura reconnaître et apprécier son bonheur. Aussi la rendra-t-il parfaitement heureuse. Jamais, ni par un mot, ni par un regard, il ne froissera ce cœur aimant qui se sera remis en ses mains avec l'aveugle amour d'un enfant qui dort dans les bras de sa mère; car si elle se réveillait jamais de ce doux rêve, elle aurait l'âme et le cœur à jamais déchirés: il lui serait impossible de s'embarquer sur cet océan sans y mettre tout son avenir.

»Cet homme aura nécessairement la physionomie, la tournure, la démarche, enfin la manière de faire les plus grandes comme les plus petites choses, des êtres supérieurs qui sont simples et sans apprêt. Il peut être laid; mais ses mains seront belles; il aura la lèvre supérieure légèrement relevée par un sourire ironique et dédaigneux pour les indifférents; enfin il réservera pour ceux qu'il aime le rayon céleste et brillant de son regard plein d'âme.»

—Mademoiselle, me dit-il en espagnol et d'une voix profondément émue, veut-elle me permettre de garder ceci en mémoire d'elle? Voici la dernière leçon que j'aurai l'honneur de lui donner, et celle que je reçois dans cet écrit peut devenir une règle éternelle de conduite. J'ai quitté l'Espagne en fugitif et sans argent; mais, aujourd'hui, j'ai reçu de ma famille une somme qui suffit à mes besoins. J'aurai l'honneur de vous envoyer quelque pauvre Espagnol pour me remplacer. Il semblait ainsi me dire:—Assez joué comme cela. Il s'est levé par un mouvement d'une incroyable dignité, et m'a laissée confondue de cette inouïe délicatesse chez les hommes de sa classe. Il est descendu, et a fait demander à parler à mon père. Au dîner, mon père me dit en souriant:—Louise, vous avez reçu des leçons d'espagnol d'un ex-ministre du roi d'Espagne et d'un condamné à mort.—Le duc de Soria, lui dis-je.—Le duc! me répondit mon père. Il ne l'est plus, il prend maintenant le titre de baron de Macumer, d'un fief qui lui reste en Sardaigne. Il me paraît assez original.—Ne flétrissez pas de ce mot qui, chez vous, comporte toujours un peu de moquerie et de dédain, un homme qui vous vaut, lui dis-je, et qui, je crois, a une belle âme.—Baronne de Macumer? s'écria mon père en me regardant d'un air moqueur. J'ai baissé les yeux par un mouvement de fierté.—Mais, dit ma mère, Hénarez a dû se rencontrer sur le perron avec l'ambassadeur d'Espagne?—Oui, a répondu mon père: l'ambassadeur m'a demandé si je conspirais contre le roi son maître; mais il a salué l'ex-grand d'Espagne avec beaucoup de déférence, en se mettant à ses ordres.

Ceci, ma chère madame de l'Estorade, s'est passé depuis quinze jours, et voilà quinze jours que je n'ai vu cet homme qui m'aime, car cet homme m'aime. Que fait-il? Je voudrais être mouche, souris, moineau. Je voudrais pouvoir le voir, seul, chez lui, sans qu'il m'aperçût. Nous avons un homme à qui je puis dire: Allez mourir pour moi!... Et il est de caractère à y aller, je le crois du moins. Enfin, il y a dans Paris un homme à qui je pense, et dont le regard m'inonde intérieurement de lumière. Oh! c'est un ennemi que je dois fouler aux pieds. Comment, il y aurait un homme sans lequel je ne pourrais vivre, qui me serait nécessaire! Tu te maries et j'aime! Au bout de quatre mois, ces deux colombes qui s'élevaient si haut sont tombées dans les marais de la réalité.

Dimanche.

Hier, aux Italiens, je me suis sentie regardée, mes yeux ont été magiquement attirés par deux yeux de feu qui brillaient comme deux escarboucles dans un coin obscur de l'orchestre. Hénarez n'a pas détaché ses yeux de dessus moi. Le monstre a cherché la seule place d'où il pouvait me voir, et il y est. Je ne sais pas ce qu'il est en politique; mais il a le génie de l'amour.

Voilà, belle Renée, à quel point nous en sommes,

a dit le grand Corneille.

Aux Italiens Agrandir

IMP. S. RAÇON.

Mes yeux ont été magiquement attirés par deux yeux de feu qui brillaient comme deux escarboucles dans un coin du parterre.

(MÉMOIRES DE DEUX JEUNES MARIÉES.)


XIII

DE MADAME DE L'ESTORADE A MADEMOISELLE DE CHAULIEU.

A la Crampade, février

Ma chère Louise, avant de t'écrire, j'ai dû attendre; mais maintenant je sais bien des choses, ou, pour mieux dire, je les ai apprises, et je dois te les dire pour ton bonheur à venir. Il y a tant de différence entre une jeune fille et une femme mariée, que la jeune fille ne peut pas plus la concevoir que la femme mariée ne peut redevenir jeune fille. J'ai mieux aimé être mariée à Louis de l'Estorade que de retourner au couvent. Voilà qui est clair. Après avoir deviné que si je n'épousais pas Louis je retournerais au couvent, j'ai dû, en termes de jeune fille, me résigner. Résignée, je me suis mise à examiner ma situation afin d'en tirer le meilleur parti possible.

D'abord la gravité des engagements m'a investie de terreur. Le mariage se propose la vie, tandis que l'amour ne se propose que le plaisir; mais aussi le mariage subsiste quand les plaisirs ont disparu, et donne naissance à des intérêts bien plus chers que ceux de l'homme et de la femme qui s'unissent. Aussi peut-être ne faut-il, pour faire un mariage heureux, que cette amitié qui, en vue de ses douceurs, cède sur beaucoup d'imperfections humaines. Rien ne s'opposait à ce que j'eusse de l'amitié pour Louis de l'Estorade. Bien décidée à ne pas chercher dans le mariage les jouissances de l'amour auxquelles nous pensions si souvent et avec une si dangereuse exaltation, j'ai senti la plus douce tranquillité en moi-même. Si je n'ai pas l'amour, pourquoi ne pas chercher le bonheur? me suis-je dit. D'ailleurs, je suis aimée, et je me laisserai aimer. Mon mariage ne sera pas une servitude, mais un commandement perpétuel. Quel inconvénient cet état de choses offrira-t-il à une femme qui veut rester maîtresse absolue d'elle-même?

Ce point si grave d'avoir le mariage sans le mari fut réglé dans une conversation entre Louis et moi, dans laquelle il m'a découvert et l'excellence de son caractère et la douceur de son âme. Ma mignonne, je souhaitais beaucoup de rester dans cette belle saison d'espérance amoureuse qui, n'enfantant point de plaisir, laisse à l'âme sa virginité. Ne rien accorder au devoir, à la loi, ne dépendre que de soi-même, et garder son libre arbitre?... quelle douce et noble chose! Ce contrat, opposé à celui des lois et au sacrement lui-même, ne pouvait se passer qu'entre Louis et moi. Cette difficulté, la première aperçue, est la seule qui ait fait traîner la conclusion de mon mariage. Si, dès l'abord, j'étais résolue à tout pour ne pas retourner au couvent, il est dans notre nature de demander le plus après avoir obtenu le moins; et nous sommes, chère ange, de celles qui veulent tout. J'examinais mon Louis du coin de l'œil, et je me disais: le malheur l'a-t-il rendu bon ou méchant? A force d'étudier, j'ai fini par découvrir que son amour allait jusqu'à la passion. Une fois arrivée à l'état d'idole, en le voyant pâlir et trembler au moindre regard froid, j'ai compris que je pouvais tout oser. Je l'ai naturellement emmené loin des parents, dans des promenades où j'ai prudemment interrogé son cœur. Je l'ai fait parler, je lui ai demandé compte de ses idées, de ses plans, de notre avenir. Mes questions annonçaient tant de réflexions préconçues et attaquaient si précisément les endroits faibles de cette horrible vie à deux, que Louis m'a depuis avoué qu'il était épouvanté d'une si savante virginité. Moi, j'écoutais ses réponses; il s'y entortillait comme ces gens à qui la peur ôte tous leurs moyens; j'ai fini par voir que le hasard me donnait un adversaire qui m'était d'autant plus inférieur qu'il devinait ce que tu nommes si orgueilleusement ma grande âme. Brisé par les malheurs et par la misère, il se regardait comme à peu près détruit, et se perdait en trois horribles craintes. D'abord, il a trente-sept ans, et j'en ai dix-sept; il ne mesurait donc pas sans effroi les vingt ans de différence qui sont entre nous. Puis, il est convenu que je suis très-belle; et Louis, qui partage nos opinions à ce sujet, ne voyait pas sans une profonde douleur combien les souffrances lui avaient enlevé de jeunesse. Enfin, il me sentait de beaucoup supérieure comme femme à lui comme homme. Mis en défiance de lui-même par ces trois infériorités visibles, il craignait de ne pas faire mon bonheur, et se voyait pris comme un pis-aller. Sans la perspective du couvent, je ne l'épouserais point, me dit-il un soir timidement.—Ceci est vrai, lui répondis-je gravement. Ma chère amie, il me causa la première grande émotion de celles qui nous viennent des hommes. Je fus atteinte au cœur par les deux grosses larmes qui roulèrent dans ses yeux.—Louis, repris-je d'une voix consolante, il ne tient qu'à vous de faire de ce mariage de convenance un mariage auquel je puisse donner un consentement entier. Ce que je vais vous demander exige de votre part une abnégation beaucoup plus belle que le prétendu servage de votre amour quand il est sincère. Pouvez-vous vous élever jusqu'à l'amitié comme je la comprends? On n'a qu'un ami dans la vie, et je veux être le vôtre. L'amitié est le lien de deux âmes pareilles, unies par leur force, et néanmoins indépendantes. Soyons amis et associés pour porter la vie ensemble. Laissez-moi mon entière indépendance. Je ne vous défends pas de m'inspirer pour vous l'amour que vous dites avoir pour moi; mais je ne veux être votre femme que de mon gré. Donnez-moi le désir de vous abandonner mon libre arbitre, et je vous le sacrifie aussitôt. Ainsi, je ne vous défends pas de passionner cette amitié, de la troubler par la voix de l'amour: je tâcherai, moi, que notre affection soit parfaite. Surtout, évitez-moi les ennuis que la situation assez bizarre où nous serons alors me donnerait au dehors. Je ne veux paraître ni capricieuse, ni prude, parce que je ne le suis point, et vous crois assez honnête homme pour vous offrir de garder les apparences du mariage. Ma chère, je n'ai jamais vu d'homme heureux comme Louis l'a été de ma proposition; ses yeux brillaient, le feu du bonheur y avait séché les larmes.—Songez, lui dis-je en terminant, qu'il n'y a rien de bizarre dans ce que je vous demande. Cette condition tient à mon immense désir d'avoir votre estime. Si vous ne me deviez qu'au mariage, me sauriez-vous beaucoup de gré un jour d'avoir vu votre amour couronné par les formalités légales ou religieuses et non par moi? Si pendant que vous ne me plaisez point, mais en vous obéissant passivement, comme ma très-honorée mère vient de me le recommander, j'avais un enfant, croyez-vous que j'aimerais cet enfant autant que celui qui serait fils d'un même vouloir? S'il n'est pas indispensable de se plaire l'un à l'autre autant que se plaisent des amants, convenez, monsieur, qu'il est nécessaire de ne pas se déplaire. Eh bien! nous allons être placés dans une situation dangereuse: nous devons vivre à la campagne, ne faut-il pas songer à toute l'instabilité des passions? Des gens sages ne peuvent-ils pas se prémunir contre les malheurs du changement? Il fut étrangement surpris de me trouver et si raisonnable et si raisonneuse; mais il me fit une promesse solennelle après laquelle je lui pris la main et la lui serrai affectueusement.

Nous fûmes mariés à la fin de la semaine. Sûre de garder ma liberté, je mis alors beaucoup de gaieté dans les insipides détails de toutes les cérémonies: j'ai pu être moi-même, et peut-être ai-je passé pour une commère très-délurée, pour employer les mots de Blois. On a pris pour une maîtresse femme, une jeune fille charmée de la situation neuve et pleine de ressources où j'avais su me placer. Chère, j'avais aperçu, comme par une vision, toutes les difficultés de ma vie, et je voulais sincèrement faire le bonheur de cet homme. Or, dans la solitude où nous vivons, si une femme ne commande pas, le mariage devient insupportable en peu de temps. Une femme doit alors avoir les charmes d'une maîtresse et les qualités d'une épouse. Mettre de l'incertitude dans les plaisirs, n'est-ce pas prolonger l'illusion et perpétuer les jouissances d'amour-propre auxquelles tiennent tant et avec tant de raison toutes les créatures? L'amour conjugal, comme je le conçois, revêt alors une femme d'espérance, la rend souveraine, et lui donne une force inépuisable, une chaleur de vie qui fait tout fleurir autour d'elle. Plus elle est maîtresse d'elle-même, plus sûre elle est de rendre l'amour et le bonheur viables. Mais j'ai surtout exigé que le plus profond mystère voilât nos arrangements intérieurs. L'homme subjugué par sa femme est justement couvert de ridicule. L'influence d'une femme doit être entièrement secrète: chez nous, en tout, la grâce, c'est le mystère. Si j'entreprends de relever ce caractère abattu, de restituer leur lustre à des qualités que j'ai entrevues, je veux que tout semble spontané chez Louis. Telle est la tâche assez belle que je me suis donnée et qui suffit à la gloire d'une femme. Je suis presque fière d'avoir un secret pour intéresser ma vie, un plan auquel je rapporterai mes efforts, et qui ne sera connu que de toi et de Dieu.

Maintenant je suis presque heureuse, et peut-être ne le serais-je pas entièrement si je ne pouvais le dire à une âme aimée, car le moyen de le lui dire à lui? Mon bonheur le froisserait, il a fallu le lui cacher. Il a, ma chère, une délicatesse de femme, comme tous les hommes qui ont beaucoup souffert. Pendant trois mois nous sommes restés comme nous étions avant le mariage. J'étudiai, comme bien tu penses, une foule de petites questions personnelles, auxquelles l'amour tient beaucoup plus qu'on ne le croit. Malgré ma froideur, cette âme enhardie s'est dépliée: j'ai vu ce visage changer d'expression et se rajeunir. L'élégance que j'introduisais dans la maison a jeté des reflets sur sa personne. Insensiblement je me suis habituée à lui, j'en ai fait un autre moi-même. A force de le voir, j'ai découvert la correspondance de son âme et de sa physionomie. La bête que nous nommons un mari, selon ton expression, a disparu. J'ai vu, par je ne sais quelle douce soirée, un amant dont les paroles m'allaient à l'âme, et sur le bras duquel je m'appuyais avec un plaisir indicible. Enfin, pour être vraie avec toi, comme je le serais avec Dieu, qu'on ne peut pas tromper, piquée peut-être par l'admirable religion avec laquelle il tenait son serment, la curiosité s'est levée dans mon cœur. Très-honteuse de moi-même, je me résistais. Hélas! quand on ne résiste plus que par dignité, l'esprit a bientôt trouvé des transactions. La fête a donc été secrète comme entre deux amants, et secrète elle doit rester entre nous. Lorsque tu te marieras, tu approuveras ma discrétion. Sache cependant que rien n'a manqué de ce que veut l'amour le plus délicat, ni de cet imprévu qui est, en quelque sorte, l'honneur de ce moment-là: les grâces mystérieuses que nos imaginations lui demandent, l'entraînement qui excuse, le consentement arraché, les voluptés idéales longtemps entrevues et qui nous subjuguent l'âme avant que nous nous laissions aller à la réalité, toutes les séductions y étaient avec leurs formes enchanteresses.

Je t'avoue que, malgré ces belles choses, j'ai de nouveau stipulé mon libre arbitre, et je ne veux pas t'en dire toutes les raisons. Tu seras certes la seule âme en qui je verserai cette demi-confidence. Même en appartenant à son mari, adorée ou non, je crois que nous perdrions beaucoup à ne pas cacher nos sentiments et le jugement que nous portons sur le mariage. La seule joie que j'aie eue, et qui a été céleste, vient de la certitude d'avoir rendu la vie à ce pauvre être avant de la donner à des enfants. Louis a repris sa jeunesse, sa force, sa gaieté. Ce n'est plus le même homme. J'ai, comme une fée, effacé jusqu'au souvenir des malheurs. J'ai métamorphosé Louis, il est devenu charmant. Sûr de me plaire, il déploie son esprit et révèle des qualités nouvelles. Être le principe constant du bonheur d'un homme quand cet homme le sait et mêle de la reconnaissance à l'amour, ah! chère, cette certitude développe dans l'âme une force qui dépasse celle de l'amour le plus entier. Cette force impétueuse et durable, une et variée, enfante enfin la famille, cette belle œuvre des femmes, et que je conçois maintenant dans toute sa beauté féconde. Le vieux père n'est plus avare, il donne aveuglément tout ce que je désire. Les domestiques sont joyeux; il semble que la félicité de Louis ait rayonné dans cet intérieur, où je règne par l'amour. Le vieillard s'est mis en harmonie avec toutes les améliorations, il n'a pas voulu faire tache dans mon luxe; il a pris, pour me plaire, le costume, et avec le costume les manières du temps présent. Nous avons des chevaux anglais, un coupé, une calèche et un tilbury. Nos domestiques ont une tenue simple, mais élégante. Aussi passons-nous pour des prodigues. J'emploie mon intelligence (je ne ris pas) à tenir ma maison avec économie, à y donner le plus de jouissances pour la moindre somme possible. J'ai déjà démontré à Louis la nécessité de faire des chemins, afin de conquérir la réputation d'un homme occupé du bien de son pays. Je l'oblige à compléter son instruction. J'espère le voir bientôt membre du Conseil-Général de son département par l'influence de ma famille et de celle de sa mère. Je lui ai déclaré tout net que j'étais ambitieuse, que je ne trouvais pas mauvais que son père continuât à soigner nos biens, à réaliser des économies, parce que je le voulais tout entier à la politique; si nous avions des enfants, je les voulais voir tous heureux et bien placés dans l'État; sous peine de perdre mon estime et mon affection, il devait devenir député du département aux prochaines élections; ma famille aiderait sa candidature, et nous aurions alors le plaisir de passer tous les hivers à Paris. Ah! mon ange, à l'ardeur avec laquelle il m'a obéi, j'ai vu combien j'étais aimée. Enfin, hier, il m'a écrit cette lettre de Marseille, où il est allé pour quelques heures.

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