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La Comédie humaine - Volume 09. Scènes de la vie parisienne - Tome 01

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La duchesse, déjà frappée par l’aspect de ce poétique personnage, le fut encore bien plus en apprenant qu’elle voyait en lui le marquis de Montriveau, de qui elle avait rêvé pendant la nuit. S’être trouvée dans les sables brûlants du désert avec lui, l’avoir eu pour compagnon de cauchemar, n’était-ce pas chez une femme de cette nature un délicieux présage d’amusement? Jamais homme n’eut mieux qu’Armand la physionomie de son caractère, et ne pouvait plus justement intriguer les regards. Sa tête, grosse et carrée, avait pour principal trait caractéristique une énorme et abondante chevelure noire qui lui enveloppait la figure de manière à rappeler parfaitement le général Kléber auquel il ressemblait par la vigueur de son front, par la coupe de son visage, par l’audace tranquille des yeux, et par l’espèce de fougue qu’exprimaient ses traits saillants. Il était petit, large de buste, musculeux comme un lion. Quand il marchait, sa pose, sa démarche, le moindre geste trahissait et je ne sais quelle sécurité de force qui imposait, et quelque chose de despotique. Il paraissait savoir que rien ne pouvait s’opposer à sa volonté, peut-être parce qu’il ne voulait rien que de juste. Néanmoins, semblable à tous les gens réellement forts, il était doux dans son parler, simple dans ses manières, et naturellement bon. Seulement toutes ces belles qualités semblaient devoir disparaître dans les circonstances graves où l’homme devient implacable dans ses sentiments, fixe dans ses résolutions, terrible dans ses actions. Un observateur aurait pu voir dans la commissure de ses lèvres un retroussement habituel qui annonçait des penchants vers l’ironie.

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La duchesse de Langeais avait reçu de la nature les qualités nécessaires pour jouer les rôles de coquette.....

LA DUCHESSE DE LANGEAIS.

La duchesse de Langeais, sachant de quel prix passager était la conquête de cet homme, résolut, pendant le peu de temps que mit la duchesse de Maufrigneuse à l’aller prendre pour le lui présenter, d’en faire un de ses amants, de lui donner le pas sur tous les autres, de l’attacher à sa personne, et de déployer pour lui toutes ses coquetteries. Ce fut une fantaisie, pur caprice de duchesse avec lequel Lope de Véga ou Calderon a fait le Chien du jardinier. Elle voulut que cet homme ne fût à aucune femme, et n’imagina pas d’être à lui. La duchesse de Langeais avait reçu de la nature les qualités nécessaires pour jouer les rôles de coquette, et son éducation les avait encore perfectionnées. Les femmes avaient raison de l’envier, et les hommes de l’aimer. Il ne lui manquait rien de ce qui peut inspirer l’amour, de ce qui le justifie et de ce qui le perpétue. Son genre de beauté, ses manières, son parler, sa pose s’accordaient pour la douer d’une coquetterie naturelle, qui, chez une femme, semble être la conscience de son pouvoir. Elle était bien faite, et décomposait peut-être ses mouvements avec trop de complaisance, seule affectation qu’on lui pût reprocher. Tout en elle s’harmoniait, depuis le plus petit geste jusqu’à la tournure particulière de ses phrases, jusqu’à la manière hypocrite dont elle jetait son regard. Le caractère prédominant de sa physionomie était une noblesse élégante, que ne détruisait pas la mobilité toute française de sa personne. Cette attitude incessamment changeante avait un prodigieux attrait pour les hommes. Elle paraissait devoir être la plus délicieuse des maîtresses en déposant son corset et l’attirail de sa représentation. En effet, toutes les joies de l’amour existaient en germe dans la liberté de ses regards expressifs, dans les câlineries de sa voix, dans la grâce de ses paroles. Elle faisait voir qu’il y avait en elle une noble courtisane, que démentaient vainement les religions de la duchesse. Qui s’asseyait près d’elle pendant une soirée, la trouvait tour à tour gaie, mélancolique, sans qu’elle eût l’air de jouer ni la mélancolie ni la gaieté. Elle savait être à son gré affable, méprisante, ou impertinente, ou confiante. Elle semblait bonne et l’était. Dans sa situation, rien ne l’obligeait à descendre à la méchanceté. Par moments, elle se montrait tour à tour sans défiance et rusée, tendre à émouvoir, puis dure et sèche à briser le cœur. Mais pour la bien peindre ne faudrait-il pas accumuler toutes les antithèses féminines; en un mot, elle était ce qu’elle voulait être ou paraître. Sa figure un peu trop longue avait de la grâce, quelque chose de fin, de menu qui rappelait les figures du moyen âge. Son teint était pâle, légèrement rosé. Tout en elle péchait pour ainsi dire par un excès de délicatesse.

Monsieur de Montriveau se laissa complaisamment présenter à la duchesse de Langeais, qui, suivant l’habitude des personnes auxquelles un goût exquis fait éviter les banalités, l’accueillit sans l’accabler ni de questions ni de compliments, mais avec une sorte de grâce respectueuse qui devait flatter un homme supérieur, car la supériorité suppose chez un homme un peu de ce tact qui fait deviner aux femmes tout ce qui est sentiment. Si elle manifesta quelque curiosité, ce fut par ses regards; si elle complimenta, ce fut par ses manières; et elle déploya cette chatterie de paroles, cette fine envie de plaire qu’elle savait montrer mieux que personne. Mais toute sa conversation ne fut en quelque sorte que le corps de la lettre, il devait y avoir un post-scriptum où la pensée principale allait être dite. Quand, après une demi-heure de causeries insignifiantes, et dans lesquelles l’accent, les sourires, donnaient seuls de la valeur aux mots, monsieur de Montriveau parut vouloir discrètement se retirer, la duchesse le retint par un geste expressif.

—Monsieur, lui dit-elle, je ne sais si le peu d’instants pendant lesquels j’ai eu le plaisir de causer avec vous vous a offert assez d’attrait pour qu’il me soit permis de vous inviter à venir chez moi; j’ai peur qu’il n’y ait beaucoup d’égoïsme à vouloir vous y posséder. Si j’étais assez heureuse pour que vous vous y plussiez, vous me trouveriez toujours le soir jusqu’à dix heures.

Ces phrases furent dites d’un ton si coquet, que monsieur de Montriveau ne pouvait se défendre d’accepter l’invitation. Quand il se rejeta dans les groupes d’hommes qui se tenaient à quelque distance des femmes, plusieurs de ses amis le félicitèrent, moitié sérieusement, moitié plaisamment, sur l’accueil extraordinaire que lui avait fait la duchesse de Langeais. Cette difficile, cette illustre conquête, était décidément faite, et la gloire en avait été réservée à l’artillerie de la Garde. Il est facile d’imaginer les bonnes et mauvaises plaisanteries que ce thème, une fois admis, suggéra dans un de ces salons parisiens où l’on aime tant à s’amuser, et où les railleries ont si peu de durée que chacun s’empresse d’en tirer toute la fleur.

Ces niaiseries flattèrent à son insu le général. De la place où il s’était mis, ses regards furent attirés par mille réflexions indécises vers la duchesse; et il ne put s’empêcher de s’avouer à lui-même que, de toutes les femmes dont la beauté avait séduit ses yeux, nulle ne lui avait offert une plus délicieuse expression des vertus, des défauts, des harmonies que l’imagination la plus juvénile puisse vouloir en France à une maîtresse. Quel homme, en quelque rang que le sort l’ait placé, n’a pas senti dans son âme une jouissance indéfinissable en rencontrant, chez une femme qu’il choisit, même rêveusement, pour sienne, les triples perfections morales, physiques et sociales qui lui permettent de toujours voir en elle tous ses souhaits accomplis? Si ce n’est pas une cause d’amour, cette flatteuse réunion est certes un des plus grands véhicules du sentiment. Sans la vanité, disait un profond moraliste du siècle dernier, l’amour est un convalescent. Il y a certes, pour l’homme comme pour la femme, un trésor de plaisirs dans la supériorité de la personne aimée. N’est-ce pas beaucoup, pour ne pas dire tout, de savoir que notre amour-propre ne souffrira jamais en elle; qu’elle est assez noble pour ne jamais recevoir les blessures d’un coup d’œil méprisant, assez riche pour être entourée d’un éclat égal à celui dont s’environnent même les rois éphémères de la finance, assez spirituelle pour ne jamais être humiliée par une fine plaisanterie, et assez belle pour être la rivale de tout son sexe? Ces réflexions, un homme les fait en un clin d’œil. Mais si la femme qui les lui inspire lui présente en même temps, dans l’avenir de sa précoce passion, les changeantes délices de la grâce, l’ingénuité d’une âme vierge, les mille plis du vêtement des coquettes, les dangers de l’amour, n’est-ce pas à remuer le cœur de l’homme le plus froid? Voici dans quelle situation se trouvait en ce moment monsieur de Montriveau, relativement à la femme, et le passé de sa vie garantit en quelque sorte la bizarrerie du fait. Jeté jeune dans l’ouragan des guerres françaises, ayant toujours vécu sur les champs de bataille, il ne connaissait de la femme que ce qu’un voyageur pressé, qui va d’auberge en auberge, peut connaître d’un pays. Peut-être aurait-il pu dire de sa vie ce que Voltaire disait à quatre-vingts ans de la sienne, et n’avait-il pas trente-sept sottises à se reprocher? Il était, à son âge, aussi neuf en amour que l’est un jeune homme qui vient de lire Faublas en cachette. De la femme, il savait tout; mais de l’amour, il ne savait rien; et sa virginité de sentiment lui faisait ainsi des désirs tout nouveaux. Quelques hommes, emportés par les travaux auxquels les ont condamnés la misère ou l’ambition, l’art ou la science, comme monsieur de Montriveau avait été emporté par le cours de la guerre et les événements de sa vie, connaissent cette singulière situation, et l’avouent rarement. A Paris, tous les hommes doivent avoir aimé. Aucune femme n’y veut de ce dont aucune n’a voulu. De la crainte d’être pris pour un sot, procèdent les mensonges de la fatuité générale en France, où passer pour un sot, c’est ne pas être du pays. En ce moment, monsieur de Montriveau fut à la fois saisi par un violent désir, un désir grandi dans la chaleur des déserts, et par un mouvement de cœur dont il n’avait pas encore connu la bouillante étreinte. Aussi fort qu’il était violent, cet homme sut réprimer ses émotions; mais, tout en causant de choses indifférentes, il se retirait en lui-même, et se jurait d’avoir cette femme, seule pensée par laquelle il pouvait entrer dans l’amour. Son désir devint un serment fait à la manière des Arabes avec lesquels il avait vécu, et pour lesquels un serment est un contrat passé entre eux et toute leur destinée, qu’ils subordonnent à la réussite de l’entreprise consacrée par le serment, et dans laquelle ils ne comptent même plus leur mort que comme un moyen de plus pour le succès. Un jeune homme se serait dit:—Je voudrais bien avoir la duchesse de Langeais pour maîtresse! un autre:—Celui qui sera aimé de la duchesse de Langeais sera un bien heureux coquin! Mais le général se dit:—J’aurai pour maîtresse madame de Langeais. Quand un homme vierge de cœur, et pour qui l’amour devient une religion, conçoit une semblable pensée, il ne sait pas dans quel enfer il vient de mettre le pied.

Monsieur de Montriveau s’échappa brusquement du salon, et revint chez lui dévoré par les premiers accès de sa première fièvre amoureuse. Si, vers le milieu de l’âge, un homme garde encore les croyances, les illusions, les franchises, l’impétuosité de l’enfance, son premier geste est pour ainsi dire d’avancer la main pour s’emparer de ce qu’il désire; puis, quand il a sondé les distances presque impossibles à franchir qui l’en séparent, il est saisi, comme les enfants, d’une sorte d’étonnement ou d’impatience qui communique de la valeur à l’objet souhaité, il tremble ou il pleure. Aussi le lendemain, après les plus orageuses réflexions qui lui eussent bouleversé l’âme, Armand de Montriveau se trouva-t-il sous le joug de ses sens, que concentra la pression d’un amour vrai. Cette femme si cavalièrement traitée la veille était devenue le lendemain le plus saint, le plus redouté des pouvoirs. Elle fut dès lors pour lui le monde et la vie. Le seul souvenir des plus légères émotions qu’elle lui avait données faisait pâlir ses plus grandes joies, ses plus vives douleurs jadis ressenties. Les révolutions les plus rapides ne troublent que les intérêts de l’homme, tandis qu’une passion en renverse les sentiments. Or, pour ceux qui vivent plus par le sentiment que par l’intérêt, pour ceux qui ont plus d’âme et de sang que d’esprit et de lymphe, un amour réel produit un changement complet d’existence. D’un seul trait, par une seule réflexion, Armand de Montriveau effaça donc toute sa vie passée. Après s’être vingt fois demandé, comme un enfant:—Irai-je? N’irai-je pas? il s’habilla, vint à l’hôtel de Langeais vers huit heures du soir, et fut admis auprès de la femme, non pas de la femme, mais de l’idole qu’il avait vue la veille, aux lumières, comme une fraîche et pure jeune fille vêtue de gaze, de blondes et de voiles. Il arrivait impétueusement pour lui déclarer son amour, comme s’il s’agissait du premier coup de canon sur un champ de bataille. Pauvre écolier! Il trouva sa vaporeuse sylphide enveloppée d’un peignoir de cachemire brun habilement bouillonné, languissamment couchée sur le divan d’un obscur boudoir. Madame de Langeais ne se leva même pas, elle ne montra que sa tête, dont les cheveux étaient en désordre, quoique retenus dans un voile. Puis d’une main qui, dans le clair obscur produit par la tremblante lueur d’une seule bougie placée loin d’elle, parut aux yeux de Montriveau blanche comme une main de marbre, elle lui fit signe de s’asseoir, et lui dit d’une voix aussi douce que l’était la lueur:—Si ce n’eût pas été vous, monsieur le marquis, si c’eût été un ami avec lequel j’eusse pu agir sans façon, ou un indifférent qui m’eût légèrement intéressée, je vous aurais renvoyé. Vous me voyez affreusement souffrante.

Armand se dit en lui-même:—Je vais m’en aller.

—Mais, reprit-elle en lui lançant un regard dont l’ingénu militaire attribua le feu à la fièvre, je ne sais si c’est un pressentiment de votre bonne visite à l’empressement de laquelle je suis on ne peut pas plus sensible, depuis un instant je sentais ma tête se dégager de ses vapeurs.

—Je puis donc rester, lui dit Montriveau.

—Ah! je serais bien fâchée de vous voir partir. Je me disais déjà ce matin que je ne devais pas avoir fait sur vous la moindre impression; que vous aviez sans doute pris mon invitation pour une de ces phrases banales prodiguées au hasard par les Parisiennes, et je pardonnais d’avance à votre ingratitude. Un homme qui arrive des déserts n’est pas tenu de savoir combien notre faubourg est exclusif dans ses amitiés.

Ces gracieuses paroles, à demi murmurées, tombèrent une à une, et furent comme chargées du sentiment joyeux qui paraissait les dicter. La duchesse voulait avoir tous les bénéfices de sa migraine, et sa spéculation eut un plein succès. Le pauvre militaire souffrait réellement de la fausse souffrance de cette femme. Comme Crillon entendant le récit de la passion de Jésus-Christ, il était prêt à tirer son épée contre les vapeurs. Hé! comment alors oser parler à cette malade de l’amour qu’elle inspirait? Armand comprenait déjà qu’il était ridicule de tirer son amour à brûle-pourpoint sur une femme si supérieure. Il entendit par une seule pensée toutes les délicatesses du sentiment et les exigences de l’âme. Aimer, n’est-ce pas savoir bien plaider, mendier, attendre? Cet amour ressenti, ne fallait-il pas le prouver? Il se trouva la langue immobile, glacée par les convenances du noble faubourg, par la majesté de la migraine, et par les timidités de l’amour vrai. Mais nul pouvoir au monde ne put voiler les regards de ses yeux dans lesquels éclataient la chaleur, l’infini du désert, des yeux calmes comme ceux des panthères, et sur lesquels ses paupières ne s’abaissaient que rarement. Elle aima beaucoup ce regard fixe qui la baignait de lumière et d’amour.

—Madame la duchesse, répondit-il, je craindrais de vous mal dire la reconnaissance que m’inspirent vos bontés. En ce moment je ne souhaite qu’une seule chose, le pouvoir de dissiper vos souffrances.

—Permettez que je me débarrasse de ceci, j’ai maintenant trop chaud, dit-elle en faisant sauter par un mouvement plein de grâce le coussin qui lui couvrait les pieds, qu’elle laissa voir dans toute leur clarté.

—Madame, en Asie, vos pieds vaudraient presque dix mille sequins.

—Compliment de voyageur, dit-elle en souriant.

Cette spirituelle personne prit plaisir à jeter le rude Montriveau dans une conversation pleine de bêtises, de lieux communs et de non-sens, où il manœuvra, militairement parlant, comme eût fait le prince Charles aux prises avec Napoléon. Elle s’amusa malicieusement à reconnaître l’étendue de cette passion commencée, d’après le nombre de sottises arrachées à ce débutant, qu’elle amenait à petits pas dans un labyrinthe inextricable où elle voulait le laisser honteux de lui-même. Elle débuta donc par se moquer de cet homme, à qui elle se plaisait néanmoins à faire oublier le temps. La longueur d’une première visite est souvent une flatterie, mais Armand n’en fut pas complice. Le célèbre voyageur était dans ce boudoir depuis une heure, causant de tout, n’ayant rien dit, sentant qu’il n’était qu’un instrument dont jouait cette femme, quand elle se dérangea, s’assit, se mit sur le cou le voile qu’elle avait sur la tête, s’accouda, lui fit les honneurs d’une complète guérison, et sonna pour faire allumer les bougies du boudoir. A l’inaction absolue dans laquelle elle était restée, succédèrent les mouvements les plus gracieux. Elle se tourna vers monsieur de Montriveau, et lui dit, en réponse à une confidence qu’elle venait de lui arracher et qui parut la vivement intéresser:—Vous voulez vous moquer de moi en tâchant de me donner à penser que vous n’avez jamais aimé. Voilà la grande prétention des hommes auprès de nous. Nous les croyons. Pure politesse! Ne savons-nous pas à quoi nous en tenir là-dessus par nous-mêmes? Où est l’homme qui n’a pas rencontré dans sa vie une seule occasion d’être amoureux? Mais vous aimez à nous tromper, et nous vous laissons faire, pauvres sottes que nous sommes, parce que vos tromperies sont encore des hommages rendus à la supériorité de nos sentiments, qui sont tout pureté.

Cette dernière phrase fut prononcée avec un accent plein de hauteur et de fierté qui fit de cet amant novice une balle jetée au fond d’un abîme, et de la duchesse un ange revolant vers son ciel particulier.

—Diantre! s’écriait en lui-même Armand de Montriveau, comment s’y prendre pour dire à cette créature sauvage que je l’aime?

Il l’avait déjà dit vingt fois, ou plutôt la duchesse l’avait vingt fois lu dans ses regards, et voyait, dans la passion de cet homme vraiment grand, un amusement pour elle, un intérêt à mettre dans sa vie sans intérêt. Elle se préparait donc déjà fort habilement à élever autour d’elle une certaine quantité de redoutes qu’elle lui donnerait à emporter avant de lui permettre l’entrée de son cœur. Jouet de ses caprices, Montriveau devait rester stationnaire tout en sautant de difficultés en difficultés comme un de ces insectes tourmenté par un enfant saute d’un doigt sur un autre en croyant avancer, tandis que son malicieux bourreau le laisse au même point. Néanmoins, la duchesse reconnut avec un bonheur inexprimable que cet homme de caractère ne mentait pas à sa parole. Armand n’avait, en effet, jamais aimé. Il allait se retirer mécontent de lui, plus mécontent d’elle encore; mais elle vit avec joie une bouderie qu’elle savait pouvoir dissiper par un mot, d’un regard, d’un geste.

—Viendrez-vous demain soir? lui dit-elle. Je vais au bal, je vous attendrai jusqu’à dix heures.

Le lendemain Montriveau passa la plus grande partie de la journée assis à la fenêtre de son cabinet, et occupé à fumer une quantité indéterminée de cigares. Il put atteindre ainsi l’heure de s’habiller et d’aller à l’hôtel de Langeais. C’eût été grande pitié pour l’un de ceux qui connaissaient la magnifique valeur de cet homme, de le voir devenu si petit, si tremblant, de savoir cette pensée dont les rayons pouvaient embrasser des mondes, se rétrécir aux proportions du boudoir d’une petite-maîtresse. Mais il se sentait lui-même déjà si déchu dans son bonheur, que, pour sauver sa vie, il n’aurait pas confié son amour à l’un de ses amis intimes. Dans la pudeur qui s’empare d’un homme quand il aime, n’y a-t-il pas toujours un peu de honte, et ne serait-ce pas sa petitesse qui fait l’orgueil de la femme? Enfin ne serait-ce pas une foule de motifs de ce genre, mais que les femmes ne s’expliquent pas, qui les porte presque toutes à trahir les premières le mystère de leur amour, mystère dont elles se fatiguent peut-être?

—Monsieur, dit le valet de chambre, madame la duchesse n’est pas visible, elle s’habille, et vous prie de l’attendre ici.

Armand se promena dans le salon en étudiant le goût répandu dans les moindres détails. Il admira madame de Langeais, en admirant les choses qui venaient d’elle et en trahissaient les habitudes, avant qu’il pût en saisir la personne et les idées. Après une heure environ, la duchesse sortit de sa chambre sans faire de bruit. Montriveau se retourna, la vit marchant avec la légèreté d’une ombre, et tressaillit. Elle vint à lui, sans lui dire bourgeoisement:—Comment me trouvez-vous? Elle était sûre d’elle, et son regard fixe disait:—Je me suis ainsi parée pour vous plaire. Une vieille fée, marraine de quelque princesse méconnue, avait seule pu tourner autour du cou de cette coquette personne le nuage d’une gaze dont les plis avaient des tons vifs que soutenait encore l’éclat d’une peau satinée. La duchesse était éblouissante. Le bleu clair de sa robe, dont les ornements se répétaient dans les fleurs de sa coiffure, semblait donner, par la richesse de la couleur, un corps à ses formes frêles devenues tout aériennes; car, en glissant avec rapidité vers Armand, elle fit voler les deux bouts de l’écharpe qui pendait à ses côtés, et le brave soldat ne put alors s’empêcher de la comparer aux jolis insectes bleus qui voltigent au-dessus des eaux, parmi les fleurs, avec lesquelles ils paraissent se confondre.

—Je vous ai fait attendre, dit-elle de la voix que savent prendre les femmes pour l’homme auquel elles veulent plaire.

—J’attendrais patiemment une éternité, si je savais trouver la Divinité belle comme vous l’êtes; mais ce n’est pas un compliment que de vous parler de votre beauté, vous ne pouvez plus être sensible qu’à l’adoration. Laissez-moi donc seulement baiser votre écharpe.

—Ah, fi! dit-elle en faisant un geste d’orgueil, je vous estime assez pour vous offrir ma main.

Et elle lui tendit à baiser sa main encore humide. Une main de femme, au moment où elle sort de son bain de senteur, conserve je ne sais quelle fraîcheur douillette, une mollesse veloutée dont la chatouilleuse impression va des lèvres à l’âme. Aussi, chez un homme épris qui a dans les sens autant de volupté qu’il a d’amour au cœur, ce baiser, chaste en apparence, peut-il exciter de redoutables orages.

—Me la tendrez-vous toujours ainsi? dit humblement le général en baisant avec respect cette main dangereuse.

—Oui; mais nous en resterons là, dit-elle en souriant.

Elle s’assit et parut fort maladroite à mettre ses gants, en voulant en faire glisser la peau d’abord trop étroite le long de ses doigts, et regarder en même temps monsieur de Montriveau, qui admirait alternativement la duchesse et la grâce de ses gestes réitérés.

—Ah! c’est bien, dit-elle, vous avez été exact, j’aime l’exactitude. Sa Majesté dit qu’elle est la politesse des rois; mais, selon moi, de vous à nous, je la crois la plus respectueuse des flatteries. Hé! n’est-ce pas? Dites donc.

Puis elle le guigna de nouveau pour lui exprimer une amitié décevante, en le trouvant muet de bonheur, et tout heureux de ces riens. Ah! la duchesse entendait à merveille son métier de femme, elle savait admirablement rehausser un homme à mesure qu’il se rapetissait, et le récompenser par de creuses flatteries à chaque pas qu’il faisait pour descendre aux niaiseries de la sentimentalité.

—Vous n’oublierez jamais de venir à neuf heures.

—Oui, mais irez-vous donc au bal tous les soirs?

—Le sais-je? répondit-elle en haussant les épaules par un petit geste enfantin comme pour avouer qu’elle était toute caprice et qu’un amant devait la prendre ainsi.—D’ailleurs, reprit-elle, que vous importe? vous m’y conduirez.

—Pour ce soir, dit-il, ce serait difficile, je ne suis pas mis convenablement.

—Il me semble, répondit-elle en le regardant avec fierté, que si quelqu’un doit souffrir de votre mise, c’est moi. Mais sachez, monsieur le voyageur, que l’homme dont j’accepte le bras est toujours au-dessus de la mode, personne n’oserait le critiquer. Je vois que vous ne connaissez pas le monde, je vous en aime davantage.

Et elle le jetait déjà dans les petitesses du monde, en tâchant de l’initier aux vanités d’une femme à la mode.

—Si elle veut faire une sottise pour moi, se dit en lui-même Armand, je serais bien niais de l’en empêcher. Elle m’aime sans doute, et, certes, elle ne méprise pas le monde plus que je ne le méprise moi-même; ainsi va pour le bal!

La duchesse pensait sans doute qu’en voyant le général la suivre au bal en bottes et en cravate noire, personne n’hésiterait à le croire passionnément amoureux d’elle. Heureux de voir la reine du monde élégant vouloir se compromettre pour lui, le général eut de l’esprit en ayant de l’espérance. Sûr de plaire, il déploya ses idées et ses sentiments, sans ressentir la contrainte qui, la veille, lui avait gêné le cœur. Cette conversation substantielle, animée, remplie par ces premières confidences aussi douces à dire qu’à entendre, séduisit-elle madame de Langeais, ou avait-elle imaginé cette ravissante coquetterie; mais elle regarda malicieusement la pendule quand minuit sonna.

—Ah! vous me faites manquer le bal! dit-elle en exprimant de la surprise et du dépit de s’être oubliée. Puis, elle se justifia le changement de ses jouissances par un sourire qui fit bondir le cœur d’Armand.

—J’avais bien promis à madame de Beauséant, ajouta-t-elle. Ils m’attendent tous.

—Hé! bien, allez.

—Non, continuez, dit-elle. Je reste. Vos aventures en Orient me charment. Racontez-moi bien toute votre vie. J’aime à participer aux souffrances ressenties par un homme de courage, car je les ressens, vrai! Elle jouait avec son écharpe, la tordait, la déchirait par des mouvements d’impatience qui semblaient accuser un mécontentement intérieur et de profondes réflexions.—Nous ne valons rien, nous autres, reprit-elle. Ah! nous sommes d’indignes personnes, égoïstes, frivoles. Nous ne savons que nous ennuyer à force d’amusements. Aucune de nous ne comprend le rôle de sa vie. Autrefois, en France, les femmes étaient des lumières bienfaisantes, elles vivaient pour soulager ceux qui pleurent, encourager les grandes vertus, récompenser les artistes et en animer la vie par de nobles pensées. Si le monde est devenu si petit, à nous la faute. Vous me faites haïr ce monde et le bal. Non, je ne vous sacrifie pas grand’chose. Elle acheva de détruire son écharpe, comme un enfant qui, jouant avec une fleur, finit par en arracher tous les pétales; elle la roula, la jeta loin d’elle, et put ainsi montrer son cou de cygne. Elle sonna.—Je ne sortirai pas, dit-elle à son valet de chambre. Puis elle reporta timidement ses longs yeux bleus sur Armand, de manière à lui faire accepter, par la crainte qu’ils exprimaient, cet ordre pour un aveu, pour une première, pour une grande faveur.—Vous avez eu bien des peines, dit-elle après une pause pleine de pensées et avec cet attendrissement qui souvent est dans la voix des femmes sans être dans le cœur.

—Non, répondit Armand. Jusqu’aujourd’hui, je ne savais pas ce qu’était le bonheur.

—Vous le savez donc, dit-elle en le regardant en dessous d’un air hypocrite et rusé.

—Mais, pour moi désormais, le bonheur, n’est-ce pas de vous voir, de vous entendre... Jusqu’à présent je n’avais que souffert, et maintenant je comprends que je puis être malheureux...

—Assez, assez, dit-elle, allez-vous-en, il est minuit, respectons les convenances. Je ne suis pas allée au bal, vous étiez là. Ne faisons pas causer. Adieu. Je ne sais ce que je dirai, mais la migraine est bonne personne et ne nous donne jamais de démentis.

—Y a-t-il bal demain? demanda-t-il.

—Vous vous y accoutumeriez, je crois. Hé! bien, oui, demain nous irons encore au bal.

Armand s’en alla l’homme le plus heureux du monde, et vint tous les soirs chez madame de Langeais à l’heure qui, par une sorte de convention tacite, lui fut réservée. Il serait fastidieux et ce serait pour une multitude de jeunes gens qui ont de ces beaux souvenirs une redondance que de faire marcher ce récit pas à pas, comme marchait le poème de ces conversations secrètes dont le cours avance ou retarde au gré d’une femme par une querelle de mots quand le sentiment va trop vite, par une plainte sur les sentiments quand les mots ne répondent plus à sa pensée. Aussi, pour marquer le progrès de cet ouvrage à la Pénélope, peut-être faudrait-il s’en tenir aux expressions matérielles du sentiment. Ainsi, quelques jours après la première rencontre de la duchesse et d’Armand de Montriveau, l’assidu général avait conquis en toute propriété le droit de baiser les insatiables mains de sa maîtresse. Partout où allait madame de Langeais, se voyait inévitablement monsieur de Montriveau, que certaines personnes nommèrent, en plaisantant, le planton de la duchesse. Déjà la position d’Armand lui avait fait des envieux, des jaloux, des ennemis. Madame de Langeais avait atteint à son but. Le marquis se confondait parmi ses nombreux admirateurs, et lui servait à humilier ceux qui se vantaient d’être dans ses bonnes grâces, en lui donnant publiquement le pas sur tous les autres.

—Décidément, disait madame de Sérizy, monsieur de Montriveau est l’homme que la duchesse distingue le plus.

Qui ne sait pas ce que veut dire, à Paris, être distingué par une femme? Les choses étaient ainsi parfaitement en règle. Ce qu’on se plaisait à raconter du général le rendit si redoutable, que les jeunes gens habiles abdiquèrent tacitement leurs prétentions sur la duchesse, et ne restèrent dans sa sphère que pour exploiter l’importance qu’ils y prenaient, pour se servir de son nom, de sa personne, pour s’arranger au mieux avec certaines puissances du second ordre, enchantées d’enlever un amant à madame de Langeais. La duchesse avait l’œil assez perspicace pour apercevoir ces désertions et ces traités dont son orgueil ne lui permettait pas d’être la dupe. Alors elle savait, disait monsieur le prince de Talleyrand, qui l’aimait beaucoup, tirer un regain de vengeance par un mot à deux tranchants dont elle frappait ces épousailles morganatiques. Sa dédaigneuse raillerie ne contribuait pas médiocrement à la faire craindre et passer pour une personne excessivement spirituelle. Elle consolidait ainsi sa réputation de vertu, tout en s’amusant des secrets d’autrui, sans laisser pénétrer les siens. Néanmoins, après deux mois d’assiduités, elle eut, au fond de l’âme, une sorte de peur vague en voyant que monsieur de Montriveau ne comprenait rien aux finesses de la coquetterie Faubourg-Saint-Germanesque, et prenait au sérieux les minauderies parisiennes.—Celui-là, ma chère duchesse, lui avait dit le vieux vidame de Pamiers, est cousin-germain des aigles, vous ne l’apprivoiserez pas, et il vous emportera dans son aire, si vous n’y prenez garde. Le lendemain du soir où le rusé vieillard lui avait dit ce mot, dans lequel madame de Langeais craignit de trouver une prophétie, elle essaya de se faire haïr, et se montra dure, exigeante, nerveuse, détestable pour Armand, qui la désarma par une douceur angélique. Cette femme connaissait si peu la bonté large des grands caractères, qu’elle fut pénétrée des gracieuses plaisanteries par lesquelles ses plaintes furent d’abord accueillies. Elle cherchait une querelle et trouva des preuves d’affection. Alors elle persista.

—En quoi, lui dit Armand, un homme qui vous idolâtre a-t-il pu vous déplaire?

—Vous ne me déplaisez pas, répondit-elle en devenant tout à coup douce et soumise; mais pourquoi voulez-vous me compromettre? Vous ne devez être qu’un ami pour moi. Ne le savez-vous pas? Je voudrais vous voir l’instinct, les délicatesses de l’amitié vraie, afin de ne perdre ni votre estime, ni les plaisirs que je ressens près de vous.

—N’être que votre ami? s’écria monsieur de Montriveau à la tête de qui ce terrible mot donna des secousses électriques. Sur la foi des heures douces que vous m’accordez, je m’endors et me réveille dans votre cœur; et aujourd’hui, sans motif, vous vous plaisez gratuitement à tuer les espérances secrètes qui me font vivre. Voulez-vous, après m’avoir fait promettre tant de constance, et avoir montré tant d’horreur pour les femmes qui n’ont que des caprices, me faire entendre que, semblable à toutes les femmes de Paris, vous avez des passions, et point d’amour? Pourquoi donc m’avez-vous demandé ma vie, et pourquoi l’avez-vous acceptée?

—J’ai eu tort, mon ami. Oui, une femme a tort de se laisser aller à de tels enivrements quand elle ne peut ni ne doit les récompenser.

—Je comprends, vous n’avez été que légèrement coquette, et.....

—Coquette?... je hais la coquetterie. Être coquette, Armand, mais c’est se promettre à plusieurs hommes et ne pas se donner. Se donner à tous est du libertinage. Voilà ce que j’ai cru comprendre de nos mœurs. Mais se faire mélancolique avec les humoristes, gaie avec les insouciants, politique avec les ambitieux, écouter avec une apparente admiration les bavards, s’occuper de guerre avec les militaires, être passionnée pour le bien du pays avec les philanthropes, accorder à chacun sa petite dose de flatterie, cela me paraît aussi nécessaire que de mettre des fleurs dans nos cheveux, des diamants, des gants et des vêtements. Le discours est la partie morale de la toilette, il se prend et se quitte avec la toque à plumes. Nommez-vous ceci coquetterie? Mais je ne vous ai jamais traité comme je traite tout le monde. Avec vous, mon ami, je suis vraie. Je n’ai pas toujours partagé vos idées, et quand vous m’avez convaincue, après une discussion, ne m’en avez-vous pas vue tout heureuse? Enfin, je vous aime, mais seulement comme il est permis à une femme religieuse et pure d’aimer. J’ai fait des réflexions. Je suis mariée, Armand. Si la manière dont je vis avec monsieur de Langeais me laisse la disposition de mon cœur, les lois, les convenances m’ont ôté le droit de disposer de ma personne. En quelque rang qu’elle soit placée, une femme déshonorée se voit chassée du monde, et je ne connais encore aucun exemple d’un homme qui ait su ce à quoi l’engageaient alors nos sacrifices. Bien mieux, la rupture que chacun prévoit entre madame de Beauséant et monsieur d’Adjuda, qui, dit-on, épouse mademoiselle de Rochefide, m’a prouvé que ces mêmes sacrifices sont presque toujours les causes de votre abandon. Si vous m’aimiez sincèrement, vous cesseriez de me voir pendant quelque temps! Moi, je dépouillerai pour vous toute vanité; n’est-ce pas quelque chose? Que ne dit-on pas d’une femme à laquelle aucun homme ne s’attache? Ah! elle est sans cœur, sans esprit, sans âme, sans charme surtout. Oh! les coquettes ne me feront grâce de rien, elles me raviront les qualités qu’elles sont blessées de trouver en moi. Si ma réputation me reste, que m’importe de voir contester mes avantages par des rivales? elles n’en hériteront certes pas. Allons, mon ami, donnez quelque chose à qui vous sacrifie tant! Venez moins souvent, je ne vous en aimerai pas moins.

—Ah! répondit Armand avec la profonde ironie d’un cœur blessé, l’amour, selon les écrivassiers, ne se repaît que d’illusions! Rien n’est plus vrai, je le vois, il faut que je m’imagine être aimé. Mais, tenez, il est des pensées comme des blessures dont on ne revient pas: vous étiez une de mes dernières croyances, et je m’aperçois en ce moment que tout est faux ici bas.

Elle se prit à sourire.

—Oui, reprit Montriveau d’une voix altérée, votre foi catholique à laquelle vous voulez me convertir est un mensonge que les hommes se font, l’espérance est un mensonge appuyé sur l’avenir, l’orgueil est un mensonge de nous à nous, la pitié, la sagesse, la terreur sont des calculs mensongers. Mon bonheur sera donc aussi quelque mensonge, il faut que je m’attrape moi-même et consente à toujours donner un louis contre un écu. Si vous pouvez si facilement vous dispenser de me voir, si vous ne m’avouez ni pour ami, ni pour amant, vous ne m’aimez pas! Et moi, pauvre fou, je me dis cela, je le sais, et j’aime.

—Mais, mon Dieu, mon pauvre Armand, vous vous emportez.

—Je m’emporte?

—Oui, vous croyez que tout est en question, parce que je vous parle de prudence.

Au fond, elle était enchantée de la colère qui débordait dans les yeux de son amant. En ce moment, elle le tourmentait; mais elle le jugeait, et remarquait les moindres altérations de sa physionomie. Si le général avait eu le malheur de se montrer généreux sans discussion, comme il arrive quelquefois à certaines âmes candides, il eût été forbanni pour toujours, atteint et convaincu de ne pas savoir aimer. La plupart des femmes veulent se sentir le moral violé. N’est-ce pas une de leurs flatteries de ne jamais céder qu’à la force? Mais Armand n’était pas assez instruit pour apercevoir le piége habilement préparé par la duchesse. Les hommes forts qui aiment ont tant d’enfance dans l’âme!

—Si vous ne voulez que conserver les apparences, dit-il avec naïveté, je suis prêt à....

—Ne conserver que les apparences, s’écria-t-elle en l’interrompant, mais quelles idées vous faites-vous donc de moi? Vous ai-je donné le moindre droit de penser que je puisse être à vous?

—Ah çà, de quoi parlons-nous donc? demanda Montriveau.

—Mais, monsieur, vous m’effrayez. Non, pardon, merci, reprit-elle d’un ton froid, merci, Armand: vous m’avertissez à temps d’une imprudence bien involontaire, croyez-le, mon ami. Vous savez souffrir, dites-vous? Moi aussi, je saurai souffrir. Nous cesserons de nous voir; puis, quand l’un et l’autre nous aurons su recouvrer un peu de calme, eh! bien, nous aviserons à nous arranger un bonheur approuvé par le monde. Je suis jeune, Armand, un homme sans délicatesse ferait faire bien des sottises et des étourderies à une femme de vingt-quatre ans. Mais, vous! vous serez mon ami, promettez-le moi.

—La femme de vingt-quatre ans, répondit-il, sait calculer. Il s’assit sur le divan du boudoir, et resta la tête appuyée dans ses mains.—M’aimez-vous, madame? demanda-t-il en relevant la tête et lui montrant un visage plein de résolution. Dites hardiment: oui ou non.

La duchesse fut plus épouvantée de cette interrogation qu’elle ne l’aurait été d’une menace de mort, ruse vulgaire dont s’effraient peu de femmes au dix-neuvième siècle, en ne voyant plus les hommes porter l’épée au côté; mais n’y a-t-il pas des effets de cils, de sourcils, des contractions dans le regard, des tremblements de lèvres qui communiquent la terreur qu’ils expriment si vivement, si magnétiquement?

—Ah! dit-elle, si j’étais libre, si....

—Eh! n’est-ce que votre mari qui nous gêne? s’écria joyeusement le général en se promenant à grands pas dans le boudoir. Ma chère Antoinette, je possède un pouvoir plus absolu que ne l’est celui de l’autocrate de toutes les Russies. Je m’entends avec la Fatalité; je puis, socialement parlant, l’avancer ou la retarder à ma fantaisie, comme on fait d’une montre. Diriger la Fatalité, dans notre machine politique, n’est-ce pas tout simplement en connaître les rouages? Dans peu, vous serez libre, souvenez-vous alors de votre promesse.

—Armand, s’écria-t-elle, que voulez-vous dire? Grand Dieu! croyez-vous que je puisse être le gain d’un crime? voulez-vous ma mort? Mais vous n’avez donc pas du tout de religion? Moi, je crains Dieu. Quoique monsieur de Langeais m’ait donné le droit de le haïr, je ne lui souhaite aucun mal.

Monsieur de Montriveau, qui battait machinalement la retraite avec ses doigts sur le marbre de la cheminée, se contenta de regarder la duchesse d’un air calme.

—Mon ami, dit-elle en continuant, respectez-le. Il ne m’aime pas, il n’est pas bien pour moi, mais j’ai des devoirs à remplir envers lui. Pour éviter les malheurs dont vous le menacez, que ne ferais-je pas?

Écoutez, reprit-elle après une pause, je ne vous parlerai plus de séparation, vous viendrez ici comme par le passé, je vous donnerai toujours mon front à baiser; si je vous le refusais quelquefois, c’était pure coquetterie, en vérité. Mais, entendons-nous, dit-elle en le voyant s’approcher. Vous me permettrez d’augmenter le nombre de mes poursuivants, d’en recevoir dans la matinée encore plus que par le passé: je veux redoubler de légèreté, je veux vous traiter fort mal en apparence, feindre une rupture; vous viendrez un peu moins souvent; et puis, après...

En disant ces mots, elle se laissa prendre par la taille, parut sentir, ainsi pressée par Montriveau, le plaisir excessif que trouvent la plupart des femmes à cette pression, dans laquelle tous les plaisirs de l’amour semblent promis; puis, elle désirait sans doute se faire faire quelque confidence, car elle se haussa sur la pointe des pieds pour apporter son front sous les lèvres brûlantes d’Armand.

—Après, reprit Montriveau, vous ne me parlerez plus de votre mari: vous n’y devez plus penser.

Madame de Langeais garda le silence.

—Au moins, dit-elle après une pause expressive, vous ferez tout ce que je voudrai, sans gronder, sans être mauvais, dites, mon ami? N’avez-vous pas voulu m’effrayer? Allons, avouez-le?... vous êtes trop bon pour jamais concevoir de criminelles pensées. Mais auriez-vous donc des secrets que je ne connusse point? Comment pouvez-vous donc maîtriser le sort?

—Au moment où vous confirmez le don que vous m’avez déjà fait de votre cœur, je suis trop heureux pour bien savoir ce que je vous répondrais. J’ai confiance en vous, Antoinette, je n’aurai ni soupçons, ni fausses jalousies. Mais, si le hasard vous rendait libre, nous sommes unis...

—Le hasard, Armand, dit-elle en faisant un de ces jolis gestes de tête qui semblent pleins de choses et que ces sortes de femmes jettent à la légère, comme une cantatrice joue avec sa voix. Le pur hasard, reprit-elle. Sachez-le bien: s’il arrivait, par votre faute, quelque malheur à monsieur de Langeais, je ne serais jamais à vous.

Ils se séparèrent contents l’un et l’autre. La duchesse avait fait un pacte qui lui permettait de prouver au monde, par ses paroles et ses actions, que monsieur de Montriveau n’était point son amant. Quant à lui, la rusée se promettait bien de le lasser en ne lui accordant d’autres faveurs que celles surprises dans ces petites luttes dont elle arrêtait le cours à son gré. Elle savait si joliment le lendemain révoquer les concessions consenties la veille, elle était si sérieusement déterminée à rester physiquement vertueuse, qu’elle ne voyait aucun danger pour elle à des préliminaires redoutables seulement aux femmes bien éprises. Enfin, une duchesse séparée de son mari offrait peu de chose à l’amour, en lui sacrifiant un mariage annulé depuis long-temps. De son côté, Montriveau, tout heureux d’obtenir la plus vague des promesses, et d’écarter à jamais les objections qu’une épouse puise dans la foi conjugale pour se refuser à l’amour, s’applaudissait d’avoir conquis encore un peu plus de terrain. Aussi, pendant quelque temps, abusa-t-il des droits d’usufruit qui lui avaient été si difficilement octroyés. Plus enfant qu’il ne l’avait jamais été, cet homme se laissait aller à tous les enfantillages qui font du premier amour la fleur de la vie. Il redevenait petit en répandant et son âme et toutes les forces trompées que lui communiquait sa passion sur les mains de cette femme, sur ses cheveux blonds dont il baisait les boucles floconneuses, sur ce front éclatant qu’il voyait pur. Inondée d’amour, vaincue par les effluves magnétiques d’un sentiment si chaud, la duchesse hésitait à faire naître la querelle qui devait les séparer à jamais. Elle était plus femme qu’elle ne le croyait, cette chétive créature, en essayant de concilier les exigences de la religion avec les vivaces émotions de vanité, avec les semblants de plaisir dont s’affolent les Parisiennes. Chaque dimanche elle entendait la messe, ne manquait pas un office; puis, le soir, elle se plongeait dans les enivrantes voluptés que procurent des désirs sans cesse réprimés. Armand et madame de Langeais ressemblaient à ces faquirs de l’Inde qui sont récompensés de leur chasteté par les tentations qu’elle leur donne. Peut-être aussi, la duchesse avait-elle fini par résoudre l’amour dans ces caresses fraternelles, qui eussent paru sans doute innocentes à tout le monde, mais auxquelles les hardiesses de sa pensée prêtaient d’excessives dépravations. Comment expliquer autrement le mystère incompréhensible de ses perpétuelles fluctuations? Tous les matins elle se proposait de fermer sa porte au marquis de Montriveau; puis, tous les soirs, à l’heure dite, elle se laissait charmer par lui. Après une molle défense, elle se faisait moins méchante; sa conversation devenait douce, onctueuse; deux amants pouvaient seuls être ainsi. La duchesse déployait son esprit le plus scintillant, ses coquetteries les plus entraînantes; puis, quand elle avait irrité l’âme et les sens de son amant, s’il la saisissait, elle voulait bien se laisser briser et tordre par lui, mais elle avait son nec plus ultrà de passion; et, quand il en arrivait là, elle se fâchait toujours si, maîtrisé par sa fougue, il faisait mine d’en franchir les barrières. Aucune femme n’ose se refuser sans motif à l’amour, rien n’est plus naturel que d’y céder; aussi madame de Langeais s’entoura-t-elle bientôt d’une seconde ligne de fortifications plus difficile à emporter que ne l’avait été la première. Elle évoqua les terreurs de la religion. Jamais le Père de l’Église le plus éloquent ne plaida mieux la cause de Dieu; jamais les vengeances du Très-Haut ne furent mieux justifiées que par la voix de la duchesse. Elle n’employait ni phrases de sermon, ni amplifications de rhétorique. Non, elle avait son pathos à elle. A la plus ardente supplique d’Armand elle répondait par un regard mouillé de larmes, par un geste qui peignait une affreuse plénitude de sentiments; elle le faisait taire en lui demandant grâce; un mot de plus, elle ne voulait pas l’entendre, elle succomberait, et la mort lui semblait préférable à un bonheur criminel.

—N’est-ce donc rien que de désobéir à Dieu! lui disait-elle en retrouvant une voix affaiblie par des combats intérieurs sur lesquels cette jolie comédienne paraissait prendre difficilement un empire passager. Les hommes, la terre entière, je vous les sacrifierais volontiers; mais vous êtes bien égoïste de me demander tout mon avenir pour un moment de plaisir. Allons! voyons, n’êtes-vous pas heureux? ajoutait-elle en lui tendant la main et se montrant à lui dans un négligé qui certes offrait à son amant des consolations dont il se payait toujours.

Si, pour retenir un homme dont l’ardente passion lui donnait des émotions inaccoutumées, ou si, par faiblesse, elle se laissait ravir quelque baiser rapide, aussitôt elle feignait la peur, elle rougissait et bannissait Armand de son canapé au moment où le canapé devenait dangereux pour elle.

—Vos plaisirs sont des péchés que j’expie, Armand; ils me coûtent des pénitences, des remords, s’écriait-elle.

Quand Montriveau se voyait à deux chaises de cette jupe aristocratique, il se prenait à blasphémer, il maugréait Dieu. La duchesse se fâchait alors.

—Mais, mon ami, disait-elle sèchement, je ne comprends pas pourquoi vous refusez de croire en Dieu, car il est impossible de croire aux hommes. Taisez-vous, ne parlez pas ainsi; vous avez l’âme trop grande pour épouser les sottises du libéralisme, qui a la prétention de tuer Dieu.

Les discussions théologiques et politiques lui servaient de douches pour calmer Montriveau, qui ne savait plus revenir à l’amour quand elle excitait sa colère, en le jetant à mille lieues de ce boudoir dans les théories de l’absolutisme qu’elle défendait à merveille. Peu de femmes osent être démocrates, elles sont alors trop en contradiction avec leur despotisme en fait de sentiments. Mais souvent aussi le général secouait sa crinière, laissait la politique, grondait comme un lion, se battait les flancs, s’élançait sur sa proie, revenait terrible d’amour à sa maîtresse, incapable de porter long-temps son cœur et sa pensée en flagrance. Si cette femme se sentait piquée par une fantaisie assez incitante pour la compromettre, elle savait alors sortir de son boudoir: elle quittait l’air chargé de désirs qu’elle y respirait, venait dans son salon, s’y mettait au piano, chantait les airs les plus délicieux de la musique moderne, et trompait ainsi l’amour des sens, qui parfois ne lui faisait pas grâce, mais qu’elle avait la force de vaincre. En ces moments elle était sublime aux yeux d’Armand: elle ne feignait pas, elle était vraie, et le pauvre amant se croyait aimé. Cette résistance égoïste la lui faisait prendre pour une sainte et vertueuse créature, et il se résignait, et il parlait d’amour platonique, le général d’artillerie! Quand elle eut assez joué de la religion dans son intérêt personnel, madame de Langeais en joua dans celui d’Armand: elle voulut le ramener à des sentiments chrétiens, elle lui refit le Génie du Christianisme à l’usage des militaires. Montriveau s’impatienta, trouva son joug pesant. Oh! alors, par esprit de contradiction, elle lui cassa la tête de Dieu pour voir si Dieu la débarrasserait d’un homme qui allait à son but avec une constance dont elle commençait à s’effrayer. D’ailleurs, elle se plaisait à prolonger toute querelle qui paraissait éterniser la lutte morale, après laquelle venait une lutte matérielle bien autrement dangereuse.

Mais si l’opposition faite au nom des lois du mariage représente l’époque civile de cette guerre sentimentale, celle-ci en constituerait l’époque religieuse, et elle eut, comme la précédente, une crise après laquelle sa rigueur devait décroître. Un soir, Armand, venu fortuitement de très-bonne heure, trouva monsieur l’abbé Gondrand, directeur de la conscience de madame de Langeais, établi dans un fauteuil au coin de la cheminée, comme un homme en train de digérer son dîner et les jolis péchés de sa pénitente. La vue de cet homme au teint frais et reposé, dont le front était calme, la bouche ascétique, le regard malicieusement inquisiteur, qui avait dans son maintien une véritable noblesse ecclésiastique, et déjà dans son vêtement le violet épiscopal, rembrunit singulièrement le visage de Montriveau qui ne salua personne et resta silencieux. Sorti de son amour, le général ne manquait pas de tact; il devina donc, en échangeant quelques regards avec le futur évêque, que cet homme était le promoteur des difficultés dont s’armait pour lui l’amour de la duchesse. Qu’un ambitieux abbé bricolât et retînt le bonheur d’un homme trempé comme l’était Montriveau? cette pensée bouillonna sur sa face, lui crispa les doigts, le fit lever, marcher, piétiner; puis, quand il revenait à sa place, avec l’intention de faire un éclat, un seul regard de la duchesse suffisait à le calmer. Madame de Langeais, nullement embarrassée du noir silence de son amant, par lequel toute autre femme eût été gênée, continuait à converser fort spirituellement avec monsieur Gondrand sur la nécessité de rétablir la religion dans son ancienne splendeur. Elle exprimait mieux que ne le faisait l’abbé pourquoi l’Église devait être un pouvoir à la fois temporel et spirituel, et regrettait que la chambre des Pairs n’eût pas encore son banc des évêques, comme la chambre des Lords avait le sien. Néanmoins l’abbé, sachant que le carême lui permettait de prendre sa revanche, céda la place au général et sortit. A peine la duchesse se leva-t-elle pour rendre à son directeur l’humble révérence qu’elle en reçut, tant elle était intriguée par l’attitude de Montriveau.

—Qu’avez-vous, mon ami?

—Mais j’ai votre abbé sur l’estomac.

—Pourquoi ne preniez-vous pas un livre? lui dit-elle sans se soucier d’être ou non entendue par l’abbé qui fermait la porte.

Montriveau resta muet pendant un moment, car la duchesse accompagna ce mot d’un geste qui en relevait encore la profonde impertinence.

—Ma chère Antoinette, je vous remercie de donner à l’Amour le pas sur l’Église; mais, de grâce, souffrez que je vous adresse une question.

—Ah! vous m’interrogez. Je le veux bien, reprit-elle. N’êtes-vous pas mon ami? je puis, certes, vous montrer le fond de mon cœur, vous n’y verrez qu’une image.

—Parlez-vous à cet homme de notre amour?

—Il est mon confesseur.

—Sait-il que je vous aime?

—Monsieur de Montriveau, vous ne prétendez pas, je pense, pénétrer les secrets de ma confession?

—Ainsi cet homme connaît toutes nos querelles et mon amour pour vous...

—Un homme, monsieur! dites Dieu.

—Dieu! Dieu! je dois être seul dans votre cœur. Mais laissez Dieu tranquille là où il est, pour l’amour de lui et de moi. Madame, vous n’irez plus à confesse, ou...

—Ou? dit-elle en souriant.

—Ou je ne reviendrai plus ici.

—Partez, Armand. Adieu, adieu pour jamais.

Elle se leva et s’en alla dans son boudoir, sans jeter un seul regard à Montriveau, qui resta debout, la main appuyée sur une chaise. Combien de temps resta-t-il ainsi, jamais il ne le sut lui-même. L’âme a le pouvoir inconnu d’étendre comme de resserrer l’espace. Il ouvrit la porte du boudoir, il y faisait nuit. Une voix faible devint forte pour dire aigrement:—Je n’ai pas sonné. D’ailleurs pourquoi donc entrer sans ordre? Suzette, laissez-moi.

—Tu souffres donc? s’écria Montriveau.

—Levez-vous, monsieur, reprit-elle en sonnant, et sortez d’ici, au moins pour un moment.

—Madame la duchesse demande de la lumière, dit-il au valet de chambre, qui vint dans le boudoir y allumer les bougies.

Quand les deux amants furent seuls, madame de Langeais demeura couchée sur son divan, muette, immobile, absolument comme si Montriveau n’eût pas été là.

—Chère, dit-il avec un accent de douleur et de bonté sublime, j’ai tort. Je ne te voudrais certes pas sans religion...

—Il est heureux, répliqua-t-elle sans le regarder et d’une voix dure, que vous reconnaissiez la nécessité de la conscience. Je vous remercie pour Dieu.

Ici le général, abattu par l’inclémence de cette femme, qui savait devenir à volonté une étrangère ou une sœur pour lui, fit, vers la porte, un pas de désespoir, et allait l’abandonner à jamais sans lui dire un seul mot. Il souffrait, et la duchesse riait en elle-même des souffrances causées par une torture morale bien plus cruelle que ne l’était jadis la torture judiciaire. Mais cet homme n’était pas maître de s’en aller. En toute espèce de crise, une femme est en quelque sorte grosse d’une certaine quantité de paroles; et quand elle ne les a pas dites, elle éprouve la sensation que donne la vue d’une chose incomplète. Madame de Langeais, qui n’avait pas tout dit, reprit la parole.

—Nous n’avons pas les mêmes convictions, général, j’en suis peinée. Il serait affreux pour la femme de ne pas croire à une religion qui permet d’aimer au delà du tombeau. Je mets à part les sentiments chrétiens, vous ne les comprenez pas. Laissez-moi vous parler seulement des convenances. Voulez-vous interdire à une femme de la cour la sainte table quand il est reçu de s’en approcher à Pâques? mais il faut pourtant bien savoir faire quelque chose pour son parti. Les Libéraux ne tueront pas, malgré leur désir, le sentiment religieux. La religion sera toujours une nécessité politique. Vous chargeriez-vous de gouverner un peuple de raisonneurs! Napoléon ne l’osait pas, il persécutait les idéologues. Pour empêcher les peuples de raisonner, il faut leur imposer des sentiments. Acceptons donc la religion catholique avec toutes ses conséquences. Si nous voulons que la France aille à la messe, ne devons-nous pas commencer par y aller nous-mêmes? La religion, Armand, est, vous le voyez, le lien des principes conservateurs qui permettent aux riches de vivre tranquilles. La religion est intimement liée à la propriété. Il est certes plus beau de conduire les peuples par des idées morales que par des échafauds, comme au temps de la Terreur, seul moyen que votre détestable révolution ait inventé pour se faire obéir. Le prêtre et le roi, mais c’est vous, c’est moi, c’est la princesse ma voisine; c’est en un mot tous les intérêts des honnêtes gens personnifiés. Allons, mon ami, veuillez donc être de votre parti, vous qui pourriez en devenir le Sylla, si vous aviez la moindre ambition. J’ignore la politique, moi, j’en raisonne par sentiment; mais j’en sais néanmoins assez pour deviner que la société serait renversée si l’on en faisait mettre à tout moment les bases en question...

—Si votre cour, si votre gouvernement pensent ainsi, vous me faites pitié, dit Montriveau. La Restauration, madame, doit se dire comme Catherine de Médicis, quand elle crut la bataille de Dreux perdue:—Eh! bien, nous irons au prêche! Or, 1815 est votre bataille de Dreux. Comme le trône de ce temps-là, vous l’avez gagnée en fait, mais perdue en droit. Le protestantisme politique est victorieux dans les esprits. Si vous ne voulez pas faire un Édit de Nantes; ou si, le faisant, vous le révoquez; si vous êtes un jour atteints et convaincus de ne plus vouloir de la Charte, qui n’est qu’un gage donné au maintien des intérêts révolutionnaires, la Révolution se relèvera terrible, et ne vous donnera qu’un seul coup; ce n’est pas elle qui sortira de France; elle y est le sol même. Les hommes se laissent tuer, mais non les intérêts.... Eh! mon Dieu, que nous font la France, le trône, la légitimité, le monde entier? Ce sont des billevesées auprès de mon bonheur. Régnez, soyez renversés, peu m’importe. Où suis-je donc?

—Mon ami, vous êtes dans le boudoir de madame la duchesse de Langeais.

—Non, non, plus de duchesse, plus de Langeais, je suis près de ma chère Antoinette!

—Voulez-vous me faire le plaisir de rester où vous êtes, dit-elle en riant et en le repoussant, mais sans violence.

—Vous ne m’avez donc jamais aimé, dit-il avec une rage qui jaillit de ses yeux par des éclairs.

—Non, mon ami.

—Ce non valait un oui.

—Je suis un grand sot, reprit-il en baisant la main de cette terrible reine redevenue femme.

—Antoinette, reprit-il s’appuyant la tête sur ses pieds, tu es trop chastement tendre pour dire nos bonheurs à qui que ce soit au monde.

—Ah! vous êtes un grand fou, dit-elle en se levant par un mouvement gracieux quoique vif. Et sans ajouter une parole, elle courut dans le salon.

—Qu’a-t-elle donc? demanda le général, qui ne savait pas deviner la puissance des commotions que sa tête brûlante avait électriquement communiquées des pieds à la tête de sa maîtresse.

Au moment où il arrivait furieux dans le salon, il y entendit de célestes accords. La duchesse était à son piano. Les hommes de science ou de poésie qui peuvent à la fois comprendre et jouir sans que la réflexion nuise à leurs plaisirs, sentent que l’alphabet et la phraséologie musicale sont les instruments intimes du musicien, comme le bois ou le cuivre sont ceux de l’exécutant. Pour eux, il existe une musique à part au fond de la double expression de ce sensuel langage des âmes. Andiamo mio ben peut arracher des larmes de joie ou faire rire de pitié, selon la cantatrice. Souvent, çà et là, dans le monde, une jeune fille expirant sous le poids d’une peine inconnue, un homme dont l’âme vibre sous les pincements d’une passion, prennent un thème musical et s’entendent avec le ciel, ou se parlent à eux-mêmes dans quelque sublime mélodie, espèce de poème perdu. Or, le général écoutait en ce moment une de ces poésies inconnues autant que peut l’être la plainte solitaire d’un oiseau mort sans compagne dans une forêt vierge.

—Mon Dieu, que jouez-vous donc là? dit-il d’une voix émue.

—Le prélude d’une romance appelée, je crois, Fleuve du Tage.

—Je ne savais pas ce que pouvait être une musique de piano, reprit-il.

—Hé, mon ami, dit-elle en lui jetant pour la première fois un regard de femme amoureuse, vous ne savez pas non plus que je vous aime, que vous me faites horriblement souffrir, et qu’il faut bien que je me plaigne sans trop me faire comprendre, autrement je serais à vous... Mais vous ne voyez rien.

—Et vous ne voulez pas me rendre heureux!

—Armand, je mourrais de douleur le lendemain.

Le général sortit brusquement; mais quand il se trouva dans la rue, il essuya deux larmes qu’il avait eu la force de contenir dans ses yeux.

La religion dura trois mois. Ce terme expiré, la duchesse, ennuyée de ses redites, livra Dieu pieds et poings liés à son amant. Peut-être craignait-elle, à force de parler éternité, de perpétuer l’amour du général en ce monde et dans l’autre. Pour l’honneur de cette femme, il est nécessaire de la croire vierge, même de cœur; autrement elle serait trop horrible. Encore bien loin de cet âge où mutuellement l’homme et la femme se trouvent trop près de l’avenir pour perdre du temps et se chicaner leurs jouissances, elle en était, sans doute, non pas à son premier amour, mais à ses premiers plaisirs. Faute de pouvoir comparer le bien au mal, faute de souffrances qui lui eussent appris la valeur des trésors jetés à ses pieds, elle s’en jouait. Ne connaissant pas les éclatantes délices de la lumière, elle se complaisait à rester dans les ténèbres. Armand, qui commençait à entrevoir cette bizarre situation, espérait dans la première parole de la nature. Il pensait, tous les soirs, en sortant de chez madame de Langeais, qu’une femme n’acceptait pas pendant sept mois les soins d’un homme et les preuves d’amour les plus tendres, les plus délicates, ne s’abandonnait pas aux exigences superficielles d’une passion pour la tromper en un moment, et il attendait patiemment la saison du soleil, ne doutant pas qu’il n’en recueillît les fruits dans leur primeur. Il avait parfaitement conçu les scrupules de la femme mariée et les scrupules religieux. Il était même joyeux de ces combats. Il trouvait la duchesse pudique là où elle n’était qu’horriblement coquette; et il ne l’aurait pas voulue autrement. Il aimait donc à lui voir inventer des obstacles; n’en triomphait-il pas graduellement? Et chaque triomphe n’augmentait-il pas la faible somme des privautés amoureuses long-temps défendues, puis concédées par elle avec tous les semblants de l’amour? Mais il avait si bien dégusté les menues et processives conquêtes dont se repaissent les amants timides, qu’elles étaient devenues des habitudes pour lui. En fait d’obstacles, il n’avait donc plus que ses propres terreurs à vaincre; car il ne voyait plus à son bonheur d’autre empêchement que les caprices de celle qui se laissait appeler Antoinette. Il résolut alors de vouloir plus, de vouloir tout. Embarrassé comme un amant jeune encore qui n’ose pas croire à l’abaissement de son idole, il hésita long-temps, et connut ces terribles réactions de cœur, ces volontés bien arrêtées qu’un mot anéantit, ces décisions prises qui expirent au seuil d’une porte. Il se méprisait de ne pas avoir la force de dire un mot, et ne le disait pas. Néanmoins un soir il procéda par une sombre mélancolie à la demande farouche de ses droits illégalement légitimes. La duchesse n’attendit pas la requête de son esclave pour en deviner le désir. Un désir d’homme est-il jamais secret? les femmes n’ont-elles pas toutes la science infuse de certains bouleversements de physionomie?

—Hé quoi! voulez-vous cesser d’être mon ami? dit-elle en l’interrompant au premier mot et lui jetant des regards embellis par une divine rougeur qui coula comme un sang nouveau sur son teint diaphane. Pour me récompenser de mes générosités, vous voulez me déshonorer. Réfléchissez donc un peu. Moi, j’ai beaucoup réfléchi; je pense toujours à nous. Il existe une probité de femme à laquelle nous ne devons pas plus manquer que vous ne devez faillir à l’honneur. Moi, je ne sais pas tromper. Si je suis à vous, je ne pourrai plus être en aucune manière la femme de monsieur de Langeais. Vous exigez donc le sacrifice de ma position, de mon rang, de ma vie, pour un douteux amour qui n’a pas eu sept mois de patience. Comment! déjà vous voudriez me ravir la libre disposition de moi-même. Non, non, ne me parlez plus ainsi. Non, ne me dites rien. Je ne veux pas, je ne peux pas vous entendre. Là, madame de Langeais prit sa coiffure à deux mains pour reporter en arrière les touffes de boucles qui lui échauffaient le front, et parut très-animée.—Vous venez chez une faible créature avec des calculs bien arrêtés, en vous disant: Elle me parlera de son mari pendant un certain temps, puis de Dieu, puis des suites inévitables de l’amour; mais j’userai, j’abuserai de l’influence que j’aurai conquise; je me rendrai nécessaire; j’aurai pour moi les liens de l’habitude, les arrangements tout faits par le public; enfin, quand le monde aura fini par accepter notre liaison, je serai le maître de cette femme. Soyez franc, ce sont là vos pensées.... Ah! vous calculez, et vous dites aimer, fi! Vous êtes amoureux, ha! je le crois bien! Vous me désirez, et voulez m’avoir pour maîtresse, voilà tout. Hé! bien, non, la duchesse de Langeais ne descendra pas jusque-là. Que de naïves bourgeoises soient les dupes de vos faussetés; moi, je ne le serai jamais. Rien ne m’assure de votre amour. Vous me parlez de ma beauté, je puis devenir laide en six mois, comme la chère princesse ma voisine. Vous êtes ravi de mon esprit, de ma grâce; mon Dieu, vous vous y accoutumerez comme vous vous accoutumeriez au plaisir. Ne vous êtes-vous pas habitué depuis quelques mois aux faveurs que j’ai eu la faiblesse de vous accorder? Quand je serai perdue, un jour, vous ne me donnerez d’autre raison de votre changement que le mot décisif: Je n’aime plus. Rang, fortune, honneur, toute la duchesse de Langeais se sera engloutie dans une espérance trompée. J’aurai des enfants qui attesteront ma honte, et... mais, reprit-elle en laissant échapper un geste d’impatience, je suis trop bonne de vous expliquer ce que vous savez mieux que moi. Allons! restons-en là. Je suis trop heureuse de pouvoir encore briser les liens que vous croyez si forts. Y a-t-il donc quelque chose de si héroïque à être venu à l’hôtel de Langeais passer tous les soirs quelques instants auprès d’une femme dont le babil vous plaisait, de laquelle vous vous amusiez comme d’un joujou? Mais quelques jeunes fats arrivent chez moi, de trois heures à cinq heures, aussi régulièrement que vous venez le soir. Ceux-là sont donc bien généreux. Je me moque d’eux, ils supportent assez tranquillement mes boutades, mes impertinences, et me font rire; tandis que vous, à qui j’accorde les plus précieux trésors de mon âme, vous voulez me perdre, et me causez mille ennuis. Taisez-vous, assez, assez, dit-elle en le voyant prêt à parler, vous n’avez ni cœur, ni âme, ni délicatesse. Je sais ce que vous voulez me dire. Eh! bien, oui. J’aime mieux passer à vos yeux pour une femme froide, insensible, sans dévouement, sans cœur même, que de passer aux yeux du monde pour une femme ordinaire, que d’être condamnée à des peines éternelles après avoir été condamnée à vos prétendus plaisirs, qui vous lasseront certainement. Votre égoïste amour ne vaut pas tant de sacrifices...

Ces paroles représentent imparfaitement celles que fredonna la duchesse avec la vive prolixité d’une serinette. Certes, elle put parler long-temps, le pauvre Armand n’opposait pour toute réponse à ce torrent de notes flûtées qu’un silence plein de sentiments horribles. Pour la première fois, il entrevoyait la coquetterie de cette femme, et devinait instinctivement que l’amour dévoué, l’amour partagé ne calculait pas, ne raisonnait pas ainsi chez une femme vraie. Puis il éprouvait une sorte de honte en se souvenant d’avoir involontairement fait les calculs dont les odieuses pensées lui étaient reprochées. Puis, en s’examinant avec une bonne foi tout angélique, il ne trouvait que de l’égoïsme dans ses paroles, dans ses idées, dans ses réponses conçues et non exprimées. Il se donna tort, et, dans son désespoir, il eut l’envie de se précipiter par la fenêtre. Le moi le tuait. Que dire, en effet, à une femme qui ne croit pas à l’amour?—«Laissez-moi vous prouver combien je vous aime.» Toujours moi. Montriveau ne savait pas, comme en ces sortes de circonstances le savent les héros de boudoir, imiter le rude logicien marchant devant les Pyrrhoniens, qui niaient le mouvement. Cet homme audacieux manquait précisément de l’audace habituelle aux amants qui connaissent les formules de l’algèbre féminine. Si tant de femmes, et même les plus vertueuses, sont la proie des gens habiles en amour auxquels le vulgaire donne un méchant nom, peut-être est-ce parce qu’ils sont de grands prouveurs, et que l’amour veut, malgré sa délicieuse poésie de sentiment, un peu plus de géométrie qu’on ne le pense. Or, la duchesse et Montriveau se ressemblaient en ce point qu’ils étaient également inexperts en amour. Elle en connaissait très-peu la théorie, elle en ignorait la pratique, ne sentait rien et réfléchissait à tout. Montriveau connaissait peu de pratique, ignorait la théorie, et sentait trop pour réfléchir. Tous deux subissaient donc le malheur de cette situation bizarre. En ce moment suprême, ses myriades de pensées pouvaient se réduire à celle-ci: «Laissez-vous posséder.» Phrase horriblement égoïste pour une femme chez qui ces mots n’apportaient aucun souvenir et ne réveillaient aucune image. Néanmoins, il fallait répondre. Quoiqu’il eût le sang fouetté par ces petites phrases en forme de flèches, bien aiguës, bien froides, bien acérées, décochées coup sur coup, Montriveau devait aussi cacher sa rage, pour ne pas tout perdre par une extravagance.

—Madame la duchesse, je suis au désespoir que Dieu n’ait pas inventé pour la femme une autre façon de confirmer le don de son cœur que d’y ajouter celui de sa personne. Le haut prix que vous attachez à vous-même me montre que je ne dois pas en attacher un moindre. Si vous me donnez votre âme et tous vos sentiments, comme vous me le dites, qu’importe donc le reste? D’ailleurs, si mon bonheur vous est un si pénible sacrifice, n’en parlons plus. Seulement, vous pardonnerez à un homme de cœur de se trouver humilié en se voyant pris pour un épagneul.

Le ton de cette dernière phrase eût peut-être effrayé d’autres femmes; mais quand une de ces porte-jupes s’est mise au-dessus de tout en se laissant diviniser, aucun pouvoir ici-bas n’est orgueilleux comme elle sait être orgueilleuse.

—Monsieur le marquis, je suis au désespoir que Dieu n’ait pas inventé pour l’homme une plus noble façon de confirmer le don de son cœur que la manifestation de désirs prodigieusement vulgaires. Si, en donnant notre personne, nous devenons esclaves, un homme ne s’engage à rien en nous acceptant. Qui m’assurera que je serai toujours aimée? L’amour que je déploierais à tout moment pour vous mieux attacher à moi serait peut-être une raison d’être abandonnée. Je ne veux pas faire une seconde édition de madame de Beauséant. Sait-on jamais ce qui vous retient près de nous? Notre constante froideur est le secret de la constante passion de quelques-uns d’entre vous; à d’autres, il faut un dévouement perpétuel, une adoration de tous les moments; à ceux-ci, la douceur; à ceux-là, le despotisme. Aucune femme n’a encore pu bien déchiffrer vos cœurs. Il y eut une pause, après laquelle elle changea de ton.—Enfin, mon ami, vous ne pouvez pas empêcher une femme de trembler à cette question: Serai-je aimée toujours? Quelque dures qu’elles soient, mes paroles me sont dictées par la crainte de vous perdre. Mon Dieu! ce n’est pas moi, cher, qui parle, mais la raison; et comment s’en trouve-t-il chez une personne aussi folle que je le suis? En vérité, je n’en sais rien.

Entendre cette réponse commencée par la plus déchirante ironie, et terminée par les accents les plus mélodieux dont une femme se soit servie pour peindre l’amour dans son ingénuité, n’était-ce pas aller en un moment du martyre au ciel? Montriveau pâlit, et tomba pour la première fois de sa vie aux genoux d’une femme. Il baisa le bas de la robe de la duchesse, les pieds, les genoux; mais, pour l’honneur du faubourg Saint-Germain, il est nécessaire de ne pas révéler les mystères de ses boudoirs, où l’on voulait tout de l’amour, moins ce qui pouvait attester l’amour.

—Chère Antoinette, s’écria Montriveau dans le délire où le plongea l’entier abandon de la duchesse qui se crut généreuse en se laissant adorer; oui, tu as raison, je ne veux pas que tu conserves de doutes. En ce moment, je tremble aussi d’être quitté par l’ange de ma vie, et je voudrais inventer pour nous des liens indissolubles.

—Ah! dit-elle tout bas, tu vois, j’ai donc raison.

—Laisse-moi finir, reprit Armand, je vais d’un seul mot dissiper toutes tes craintes. Écoute, si je t’abandonnais, je mériterais mille morts. Sois toute à moi, je te donnerai le droit de me tuer si je te trahissais. J’écrirai moi-même une lettre par laquelle je déclarerai certains motifs qui me contraindraient à me tuer; enfin, j’y mettrai mes dernières dispositions. Tu posséderas ce testament qui légitimerait ma mort, et pourras ainsi te venger sans avoir rien à craindre de Dieu ni des hommes.

—Ai-je besoin de cette lettre? Si j’avais perdu ton amour, que me ferait la vie? Si je voulais te tuer, ne saurais-je pas te suivre? Non, je te remercie de l’idée, mais je ne veux pas de la lettre. Ne pourrais-je pas croire que tu m’es fidèle par crainte, ou le danger d’une infidélité ne pourrait-il pas être un attrait pour celui qui livre ainsi sa vie? Armand, ce que je demande est seul difficile à faire.

—Et que veux-tu donc?

—Ton obéissance et ma liberté.

—Mon Dieu, s’écria-t-il, je suis comme un enfant.

—Un enfant volontaire et bien gâté, dit-elle en caressant l’épaisse chevelure de cette tête qu’elle garda sur ses genoux. Oh! oui, bien plus aimé qu’il ne le croit, et cependant bien désobéissant. Pourquoi ne pas rester ainsi? pourquoi ne pas me sacrifier des désirs qui m’offensent? pourquoi ne pas accepter ce que j’accorde, si c’est tout ce que je puis honnêtement octroyer? N’êtes-vous donc pas heureux?

—Oh! oui, dit-il, je suis heureux quand je n’ai point de doutes. Antoinette, en amour, douter, n’est-ce pas mourir?

Et il se montra tout à coup ce qu’il était et ce que sont tous les hommes sous le feu des désirs, éloquent, insinuant. Après avoir goûté les plaisirs permis sans doute par un secret et jésuitique oukase, la duchesse éprouva ces émotions cérébrales dont l’habitude lui avait rendu l’amour d’Armand nécessaire autant que l’étaient le monde, le bal et l’Opéra. Se voir adorée par un homme dont la supériorité, le caractère inspirent de l’effroi; en faire un enfant; jouer, comme Poppée, avec un Néron; beaucoup de femmes, comme firent les épouses d’Henri VIII, ont payé ce périlleux bonheur de tout le sang de leurs veines. Hé! bien, pressentiment bizarre! en lui livrant les jolis cheveux blanchement blonds dans lesquels il aimait à promener ses doigts, en sentant la petite main de cet homme vraiment grand la presser, en jouant elle-même avec les touffes noires de sa chevelure, dans ce boudoir où elle régnait, la duchesse se disait:—Cet homme est capable de me tuer, s’il s’aperçoit que je m’amuse de lui.

Monsieur de Montriveau resta jusqu’à deux heures du matin près de sa maîtresse, qui, dès ce moment, ne lui parut plus ni une duchesse, ni une Navarreins: Antoinette avait poussé le déguisement jusqu’à paraître femme. Pendant cette délicieuse soirée, la plus douce préface que jamais Parisienne ait faite pour ce que le monde appelle une faute, il fut permis au général de voir en elle, malgré les minauderies d’une pudeur jouée, toute la beauté des jeunes filles. Il put penser avec quelque raison que tant de querelles capricieuses formaient des voiles avec lesquels une âme céleste s’était vêtue, et qu’il fallait lever un à un, comme ceux dont elle enveloppait son adorable personne. La duchesse fut pour lui la plus naïve, la plus ingénue des maîtresses, et il en fit la femme de son choix; il s’en alla tout heureux de l’avoir enfin amenée à lui donner tant de gages d’amour, qu’il lui semblait impossible de ne pas être désormais, pour elle, un époux secret dont le choix était approuvé par Dieu. Dans cette pensée, avec la candeur de ceux qui sentent toutes les obligations de l’amour en en savourant les plaisirs, Armand revint chez lui lentement. Il suivit les quais, afin de voir le plus grand espace possible de ciel, il voulait élargir le firmament et la nature en se trouvant le cœur agrandi. Ses poumons lui paraissaient aspirer plus d’air qu’ils n’en prenaient la veille. En marchant, il s’interrogeait, et se promettait d’aimer si religieusement cette femme qu’elle pût trouver tous les jours une absolution de ses fautes sociales dans un constant bonheur. Douces agitations d’une vie pleine! Les hommes qui ont assez de force pour teindre leur âme d’un sentiment unique ressentent des jouissances infinies en contemplant par échappées toute une vie incessamment ardente, comme certains religieux pouvaient contempler la lumière divine dans leurs extases. Sans cette croyance en sa perpétuité, l’amour ne serait rien; la constance le grandit. Ce fut ainsi qu’en s’en allant en proie à son bonheur, Montriveau comprenait la passion.—Nous sommes donc l’un à l’autre à jamais! Cette pensée était pour cet homme un talisman qui réalisait les vœux de sa vie. Il ne se demandait pas si la duchesse changerait, si cet amour durerait; non, il avait la foi, l’une des vertus sans laquelle il n’y a pas d’avenir chrétien, mais qui peut-être est encore plus nécessaire aux Sociétés. Pour la première fois, il concevait la vie par les sentiments, lui qui n’avait encore vécu que par l’action la plus exorbitante des forces humaines, le dévouement quasi-corporel du soldat.

Le lendemain, monsieur de Montriveau se rendit de bonne heure au faubourg Saint-Germain. Il avait un rendez-vous dans une maison voisine de l’hôtel de Langeais, où, quand ses affaires furent faites, il alla comme on va chez soi. Le général marchait alors de compagnie avec un homme pour lequel il paraissait avoir une sorte d’aversion quand il le rencontrait dans les salons. Cet homme était le marquis de Ronquerolles, dont la réputation devint si grande dans les boudoirs de Paris; homme d’esprit, de talent, homme de courage surtout, et qui donnait le ton à toute la jeunesse de Paris; un galant homme dont les succès et l’expérience étaient également enviés, et auquel ne manquaient ni la fortune, ni la naissance, qui ajoutent à Paris tant de lustre aux qualités des gens à la mode.

—Où vas-tu? dit monsieur de Ronquerolles à Montriveau.

—Chez madame de Langeais.

—Ah! c’est vrai, j’oubliais que tu t’es laissé prendre à sa glu. Tu perds chez elle un amour que tu pourrais bien mieux employer ailleurs. J’avais à te donner dans la Banque dix femmes qui valent mille fois mieux que cette courtisane titrée, qui fait avec sa tête ce que d’autres femmes plus franches font...

—Que dis-tu là, mon cher, dit Armand en interrompant Ronquerolles, la duchesse est un ange de candeur.

Ronquerolles se prit à rire.

—Puisque tu en es là, mon cher, dit-il, je dois t’éclairer. Un seul mot! entre nous, il est sans conséquence. La duchesse t’appartient-elle? En ce cas, je n’aurai rien à dire. Allons, fais-moi tes confidences. Il s’agit de ne pas perdre ton temps à greffer ta belle âme sur une nature ingrate qui doit laisser avorter les espérances de ta culture.

Quand Armand eut naïvement fait une espèce d’état de situation dans lequel il mentionna minutieusement les droits qu’il avait si péniblement obtenus, Ronquerolles partit d’un éclat de rire si cruel, qu’à tout autre il aurait coûté la vie. Mais à voir de quelle manière ces deux êtres se regardaient et se parlaient seuls au coin d’un mur, aussi loin des hommes qu’ils eussent pu l’être au milieu d’un désert, il était facile de présumer qu’une amitié sans bornes les unissait et qu’aucun intérêt humain ne pouvait les brouiller.

—Mon cher Armand, pourquoi ne m’as-tu pas dit que tu t’embarrassais de la duchesse? je t’aurais donné quelques conseils qui t’auraient fait mener à bien cette intrigue. Apprends d’abord que les femmes de notre faubourg aiment, comme toutes les autres, à se baigner dans l’amour; mais elles veulent posséder sans être possédées. Elles ont transigé avec la nature. La jurisprudence de la paroisse leur a presque tout permis, moins le péché positif. Les friandises dont te régale ta jolie duchesse sont des péchés véniels dont elle se lave dans les eaux de la pénitence. Mais si tu avais l’impertinence de vouloir sérieusement le grand péché mortel auquel tu dois naturellement attacher la plus haute importance, tu verrais avec quel profond dédain la porte du boudoir et de l’hôtel te serait incontinent fermée. La tendre Antoinette aurait tout oublié, tu serais moins que zéro pour elle. Tes baisers, mon cher ami, seraient essuyés avec l’indifférence qu’une femme met aux choses de sa toilette. La duchesse épongerait l’amour sur ses joues comme elle en ôte le rouge. Nous connaissons ces sortes de femmes, la Parisienne pure. As-tu jamais vu dans les rues une grisette trottant menu? sa tête vaut un tableau: joli bonnet, joues fraîches, cheveux coquets, fin sourire, le reste est à peine soigné. N’en est-ce pas bien le portrait? Voilà la Parisienne, elle sait que sa tête seule sera vue; à sa tête, tous les soins, les parures, les vanités. Hé! bien, ta duchesse est tout tête, elle ne sent que par sa tête, elle a un cœur dans la tête, une voix de tête, elle est friande par la tête. Nous nommons cette pauvre chose une Laïs intellectuelle. Tu es joué comme un enfant. Si tu en doutes, tu en auras la preuve ce soir, ce matin, à l’instant. Monte chez elle, essaie de demander, de vouloir impérieusement ce que l’on te refuse; quand même tu t’y prendrais comme feu monsieur le maréchal de Richelieu, néant au placet.

Armand était hébété.

—La désires-tu au point d’en être devenu sot?

—Je la veux à tout prix, s’écria Montriveau désespéré.

—Hé! bien, écoute. Sois aussi implacable qu’elle le sera, tâche de l’humilier, de piquer sa vanité; d’intéresser non pas le cœur, non pas l’âme, mais les nerfs et la lymphe de cette femme à la fois nerveuse et lymphatique. Si tu peux lui faire naître un désir, tu es sauvé. Mais quitte tes belles idées d’enfant. Si, l’ayant pressée dans tes serres d’aigle, tu cèdes, si tu recules, si l’un de tes sourcils remue, si elle croit pouvoir encore te dominer, elle glissera de tes griffes comme un poisson et s’échappera pour ne plus se laisser prendre. Sois inflexible comme la loi. N’aie pas plus de charité que n’en a le bourreau. Frappe. Quand tu auras frappé, frappe encore. Frappe toujours, comme si tu donnais le knout. Les duchesses sont dures, mon cher Armand, et ces natures de femme ne s’amollissent que sous les coups; la souffrance leur donne un cœur, et c’est œuvre de charité que de les frapper. Frappe donc sans cesse. Ah! quand la douleur aura bien attendri ces nerfs, ramolli ces fibres que tu crois douces et molles; fait battre un cœur sec, qui, à ce jeu, reprendra de l’élasticité; quand la cervelle aura cédé, la passion entrera peut-être dans les ressorts métalliques de cette machine à larmes, à manières, à évanouissements, à phrases fondantes; et tu verras le plus magnifique des incendies, si toutefois la cheminée prend feu. Ce système d’acier femelle aura le rouge du fer dans la forge! une chaleur plus durable que toute autre, et cette incandescence deviendra peut-être de l’amour. Néanmoins, j’en doute. Puis, la duchesse vaut-elle tant de peines? Entre nous, elle aurait besoin d’être préalablement formée par un homme comme moi, j’en ferais une femme charmante, elle a de la race; tandis qu’à vous deux, vous en resterez à l’A B C de l’amour. Mais tu aimes, et tu ne partagerais pas en ce moment mes idées sur cette matière.—Bien du plaisir, mes enfants, ajouta Ronquerolles en riant et après une pause. Je me suis prononcé, moi, en faveur des femmes faciles; au moins, elles sont tendres, elles aiment au naturel, et non avec les assaisonnements sociaux. Mon pauvre garçon, une femme qui se chicane, qui ne veut qu’inspirer de l’amour? eh, mais il faut en avoir une comme on a un cheval de luxe; voir, dans le combat du confessionnal contre le canapé, ou du blanc contre le noir, de la reine contre le fou, des scrupules contre le plaisir, une partie d’échecs fort divertissante à jouer. Un homme tant soit peu roué, qui sait le jeu, donne le mat en trois coups, à volonté. Si j’entreprenais une femme de ce genre, je me donnerais pour but de.....

Il dit un mot à l’oreille d’Armand et le quitta brusquement pour ne pas entendre de réponse.

Quant à Montriveau, d’un bond il sauta dans la cour de l’hôtel de Langeais, monta chez la duchesse: et, sans se faire annoncer, il entra chez elle, dans sa chambre à coucher.

—Mais cela ne se fait pas, dit-elle en croisant à la hâte son peignoir, Armand, vous êtes un homme abominable. Allons, laissez-moi, je vous prie. Sortez, sortez donc. Attendez-moi dans le salon. Allez.

—Chère ange, lui dit-il, un époux n’a-t-il donc aucun privilége?

—Mais c’est d’un goût détestable, monsieur, soit à un époux, soit à un mari, de surprendre ainsi sa femme.

Il vint à elle, la prit, la serra dans ses bras:—Pardonne, ma chère Antoinette, mais mille soupçons mauvais me travaillent le cœur.

—Des soupçons, fi! Ah! fi, fi donc!

—Des soupçons presque justifiés. Si tu m’aimais, me ferais-tu cette querelle? N’aurais-tu pas été contente de me voir? n’aurais-tu pas senti je ne sais quel mouvement au cœur? Mais moi qui ne suis pas femme, j’éprouve des tressaillements intimes au seul son de ta voix. L’envie de te sauter au cou m’a souvent pris au milieu d’un bal.

—Ah! si vous avez des soupçons tant que je ne vous aurai pas sauté au cou devant tout le monde, je crois que je serai soupçonnée pendant toute ma vie; mais, auprès de vous, Othello n’est qu’un enfant!

—Ha! dit-il au désespoir, je ne suis pas aimé.

—Du moins, en ce moment, convenez que vous n’êtes pas aimable.

—J’en suis donc encore à vous plaire?

—Ah! je le crois. Allons, dit-elle d’un petit air impératif, sortez, laissez-moi. Je ne suis pas comme vous, moi: je veux toujours vous plaire...

Jamais aucune femme ne sut, mieux que madame de Langeais, mettre tant de grâce dans son impertinence; et n’est-ce pas en doubler l’effet? n’est-ce pas à rendre furieux l’homme le plus froid? En ce moment ses yeux, le son de sa voix, son attitude attestèrent une sorte de liberté parfaite qui n’est jamais chez la femme aimante, quand elle se trouve en présence de celui dont la seule vue doit la faire palpiter. Déniaisé par les avis du marquis de Ronquerolles, encore aidé par cette rapide intus-susception dont sont doués momentanément les êtres les moins sagaces par la passion, mais qui se trouve si complète chez les hommes forts, Armand devina la terrible vérité que trahissait l’aisance de la duchesse, et son cœur se gonfla d’un orage comme un lac prêt à se soulever.

—Si tu disais vrai hier, sois à moi, ma chère Antoinette, s’écria-t-il, je veux...

—D’abord, dit-elle en le repoussant avec force et calme, lorsqu’elle le vit s’avancer, ne me compromettez pas. Ma femme de chambre pourrait vous entendre. Respectez-moi, je vous prie. Votre familiarité est très-bonne, le soir, dans mon boudoir; mais ici, point. Puis, que signifie votre je veux? Je veux! Personne ne m’a dit encore ce mot. Il me semble très-ridicule, parfaitement ridicule.

—Vous ne me céderiez rien sur ce point? dit-il.

—Ah! vous nommez un point, la libre disposition de nous-mêmes: un point très-capital, en effet; et vous me permettrez d’être, en ce point, tout à fait la maîtresse.

—Et si, me fiant en vos promesses, je l’exigeais?

—Ah! vous me prouveriez que j’aurais eu le plus grand tort de vous faire la plus légère promesse, je ne serais pas assez sotte pour la tenir, et je vous prierais de me laisser tranquille.

Montriveau pâlit, voulut s’élancer; la duchesse sonna, sa femme de chambre parut, et cette femme lui dit en souriant avec une grâce moqueuse:—Ayez la bonté de revenir quand je serai visible.

Armand de Montriveau sentit alors la dureté de cette femme froide et tranchante autant que l’acier, elle était écrasante de mépris. En un moment, elle avait brisé des liens qui n’étaient forts que pour son amant. La duchesse avait lu sur le front d’Armand les exigences secrètes de cette visite, et avait jugé que l’instant était venu de faire sentir à ce soldat impérial que les duchesses pouvaient bien se prêter à l’amour, mais ne s’y donnaient pas, et que leur conquête était plus difficile à faire que ne l’avait été celle de l’Europe.

—Madame, dit Armand, je n’ai pas le temps d’attendre. Je suis, vous l’avez dit vous-même, un enfant gâté. Quand je voudrai sérieusement ce dont nous parlions tout à l’heure, je l’aurai.

—Vous l’aurez? dit-elle d’un air de hauteur auquel se mêla quelque surprise.

—Je l’aurai.

—Ah! vous me feriez bien plaisir de le vouloir. Pour la curiosité du fait, je serais charmée de savoir comment vous vous y prendriez...

—Je suis enchanté, répondit Montriveau en riant de façon à effrayer la duchesse, de mettre un intérêt dans votre existence. Me permettrez-vous de venir vous chercher pour aller au bal ce soir?

—Je vous rends mille grâces, monsieur de Marsay vous a prévenu, j’ai promis.

Montriveau salua gravement et se retira.

—Ronquerolles a donc raison, pensa-t-il, nous allons jouer maintenant une partie d’échecs.

Dès lors il cacha ses émotions sous un calme complet. Aucun homme n’est assez fort pour pouvoir supporter ces changements, qui font passer rapidement l’âme du plus grand bien à des malheurs suprêmes. N’avait-il donc aperçu la vie heureuse que pour mieux sentir le vide de son existence précédente? Ce fut un terrible orage; mais il savait souffrir, et reçut l’assaut de ses pensées tumultueuses, comme un rocher de granit reçoit les lames de l’Océan courroucé.

—Je n’ai rien pu lui dire; en sa présence, je n’ai plus d’esprit. Elle ne sait pas à quel point elle est vile et méprisable. Personne n’a osé mettre cette créature en face d’elle-même. Elle a sans doute joué bien des hommes, je les vengerai tous.

Pour la première fois peut-être, dans un cœur d’homme, l’amour et la vengeance se mêlèrent si également qu’il était impossible à Montriveau lui-même de savoir qui de l’amour, qui de la vengeance l’emporterait. Il se trouva le soir même au bal où devait être la duchesse de Langeais, et désespéra presque d’atteindre cette femme à laquelle il fut tenté d’attribuer quelque chose de démoniaque: elle se montra pour lui gracieuse et pleine d’agréables sourires, elle ne voulait pas sans doute laisser croire au monde qu’elle s’était compromise avec monsieur de Montriveau. Une mutuelle bouderie trahit l’amour. Mais que la duchesse ne changeât rien à ses manières, alors que le marquis était sombre et chagrin, n’était-ce pas faire voir qu’Armand n’avait rien obtenu d’elle? Le monde sait bien deviner le malheur des hommes dédaignés, et ne le confond point avec les brouilles que certaines femmes ordonnent à leurs amants d’affecter dans l’espoir de cacher un mutuel amour. Et chacun se moqua de Montriveau qui, n’ayant pas consulté son cornac, resta rêveur, souffrant; tandis que monsieur de Ronquerolles lui eût prescrit peut-être de compromettre la duchesse en répondant à ses fausses amitiés par des démonstrations passionnées. Armand de Montriveau quitta le bal, ayant horreur de la nature humaine, et croyant encore à peine à de si complètes perversités.

—S’il n’y a pas de bourreaux pour de semblables crimes, dit-il en regardant les croisées lumineuses des salons où dansaient, causaient et riaient les plus séduisantes femmes de Paris, je te prendrai par le chignon du cou, madame la duchesse, et t’y ferai sentir un fer plus mordant que ne l’est le couteau de la Grève. Acier contre acier, nous verrons quel cœur sera plus tranchant.

Pendant une semaine environ, madame de Langeais espéra revoir le marquis de Montriveau; mais Armand se contenta d’envoyer tous les matins sa carte à l’hôtel de Langeais. Chaque fois que cette carte était remise à la duchesse, elle ne pouvait s’empêcher de tressaillir, frappée par de sinistres pensées, mais indistinctes comme l’est un pressentiment de malheur. En lisant ce nom, tantôt elle croyait sentir dans ses cheveux la main puissante de cet homme implacable, tantôt ce nom lui pronostiquait des vengeances que son mobile esprit lui faisait atroces. Elle l’avait trop bien étudié pour ne pas le craindre. Serait-elle assassinée? Cet homme à cou de taureau l’éventrerait-il en la lançant au-dessus de sa tête? la foulerait-il aux pieds? Quand, où, comment la saisirait-il? la ferait-il bien souffrir, et quel genre de souffrance méditait-il de lui imposer? Elle se repentait. A certaines heures, s’il était venu, elle se serait jetée dans ses bras avec un complet abandon. Chaque soir, en s’endormant, elle revoyait la physionomie de Montriveau sous un aspect différent. Tantôt son sourire amer; tantôt la contraction jupitérienne de ses sourcils, son regard de lion, ou quelque hautain mouvement d’épaules, le lui faisaient terrible. Le lendemain, la carte lui semblait couverte de sang. Elle vivait agitée par ce nom, plus qu’elle ne l’avait été par l’amant fougueux, opiniâtre, exigeant. Puis ses appréhensions grandissaient encore dans le silence, elle était obligée de se préparer, sans secours étranger, à une lutte horrible dont il ne lui était pas permis de parler. Cette âme, fière et dure, était plus sensible aux titillations de la haine qu’elle ne l’avait été naguère aux caresses de l’amour. Ha! si le général avait pu voir sa maîtresse au moment où elle amassait les plis de son front entre ses sourcils, en se plongeant dans d’amères pensées, au fond de ce boudoir où il avait savouré tant de joies, peut-être eût-il conçu de grandes espérances. La fierté n’est-elle pas un des sentiments humains qui ne peuvent enfanter que de nobles actions? Quoique madame de Langeais gardât le secret de ses pensées, il est permis de supposer que monsieur de Montriveau ne lui était plus indifférent. N’est-ce pas une immense conquête pour un homme que d’occuper une femme? Chez elle, il doit nécessairement se faire un progrès dans un sens ou dans l’autre. Mettez une créature féminine sous les pieds d’un cheval furieux, en face de quelque animal terrible; elle tombera, certes, sur les genoux, elle attendra la mort; mais si la bête est clémente et ne la tue pas entièrement, elle aimera le cheval, le lion, le taureau, elle en parlera tout à l’aise. La duchesse se sentait sous les pieds du lion: elle tremblait, elle ne haïssait pas. Ces deux personnes, si singulièrement posées l’une en face de l’autre, se rencontrèrent trois fois dans le monde durant cette semaine. Chaque fois, en réponse à de coquettes interrogations, la duchesse reçut d’Armand des saluts respectueux et des sourires empreints d’une ironie si cruelle, qu’ils confirmaient toutes les appréhensions inspirées le matin par la carte de visite. La vie n’est que ce que nous la font les sentiments, les sentiments avaient creusé des abîmes entre ces deux personnes.

La comtesse de Sérizy, sœur du marquis de Ronquerolles, donnait au commencement de la semaine suivante un grand bal auquel devait venir madame de Langeais. La première figure que vit la duchesse en entrant fut celle d’Armand, Armand l’attendait cette fois, elle le pensa du moins. Tous deux échangèrent un regard. Une sueur froide sortit soudain de tous les pores de cette femme. Elle avait cru Montriveau capable de quelque vengeance inouïe, proportionnée à leur état; cette vengeance était trouvée, elle était prête, elle était chaude, elle bouillonnait. Les yeux de cet amant trahi lui lancèrent les éclairs de la foudre et son visage rayonnait de haine heureuse. Aussi, malgré la volonté qu’avait la duchesse d’exprimer la froideur et l’impertinence, son regard resta-t-il morne. Elle alla se placer près de la comtesse de Sérizy, qui ne put s’empêcher de lui dire:—Qu’avez-vous, ma chère Antoinette? Vous êtes à faire peur.

—Une contredanse va me remettre, répondit-elle en donnant la main à un jeune homme qui s’avançait.

Madame de Langeais se mit à valser avec une sorte de fureur et d’emportement que redoubla le regard pesant de Montriveau. Il resta debout, en avant de ceux qui s’amusaient à voir les valseurs. Chaque fois que sa maîtresse passait devant lui, ses yeux plongeaient sur cette tête tournoyante, comme ceux d’un tigre sûr de sa proie. La valse finie, la duchesse vint s’asseoir près de la comtesse, et le marquis ne cessa de la regarder en s’entretenant avec un inconnu.

—Monsieur, lui disait-il, l’une des choses qui m’ont le plus frappé dans ce voyage...

La duchesse était tout oreilles.

... Est la phrase que prononce le gardien de Westminster en vous montrant la hache avec laquelle un homme masqué trancha, dit-on, la tête de Charles Ier en mémoire du roi qui les dit à un curieux.

—Que dit-il? demanda madame de Sérizy.

Ne touchez pas à la hache, répondit Montriveau d’un son de voix où il y avait de la menace.

—En vérité, monsieur le marquis, dit la duchesse de Langeais, vous regardez mon cou d’un air si mélodramatique en répétant cette vieille histoire, connue de tous ceux qui vont à Londres, qu’il me semble vous voir une hache à la main.

Ces derniers mots furent prononcés en riant, quoiqu’une sueur froide eût saisi la duchesse.

—Mais cette histoire est, par circonstance, très-neuve, répondit-il.

—Comment cela? je vous prie, de grâce, en quoi?

—En ce que, madame, vous avez touché à la hache, lui dit Montriveau à voix basse.

—Quelle ravissante prophétie! reprit-elle en souriant avec une grâce affectée. Et quand doit tomber ma tête?

—Je ne souhaite pas de voir tomber votre jolie tête, madame. Je crains seulement pour vous quelque grand malheur. Si l’on vous tondait, ne regretteriez-vous pas ces cheveux si mignonnement blonds, et dont vous tirez si bien parti....

—Mais il est des personnes auxquelles les femmes aiment à faire de ces sacrifices, et souvent même à des hommes qui ne savent pas leur faire crédit d’un mouvement d’humeur.

—D’accord. Eh! bien, si tout à coup, par un procédé chimique, un plaisant vous enlevait votre beauté, vous mettait à cent ans, quand vous n’en avez pour nous que dix-huit?

—Mais, monsieur, dit-elle en l’interrompant, la petite-vérole est notre bataille de Waterloo. Le lendemain nous connaissons ceux qui nous aiment véritablement.

—Vous ne regretteriez pas cette délicieuse figure qui...

—Ha, beaucoup; mais moins pour moi que pour celui dont elle ferait la joie. Cependant, si j’étais sincèrement aimée, toujours, bien, que m’importerait la beauté? Qu’en dites-vous, Clara?

—C’est une spéculation dangereuse, répondit madame de Sérizy.

—Pourrait-on demander à sa majesté le roi des sorciers, reprit madame de Langeais, quand j’ai commis la faute de toucher à la hache, moi qui ne suis pas encore allée à Londres...

Non so, fit-il en laissant échapper un rire moqueur.

—Et quand commencera le supplice?

Là, Montriveau tira froidement sa montre et vérifia l’heure avec une conviction réellement effrayante.

—La journée ne finira pas sans qu’il vous arrive un horrible malheur...

—Je ne suis pas un enfant qu’on puisse facilement épouvanter, ou plutôt je suis un enfant qui ne connaît pas le danger, dit la duchesse, et vais danser sans crainte au bord de l’abîme.

—Je suis enchanté, madame, de vous savoir tant de caractère, répondit-il en la voyant aller prendre sa place à un quadrille.

Malgré son apparent dédain pour les noires prédictions d’Armand, la duchesse était en proie à une véritable terreur. A peine l’oppression morale et presque physique sous laquelle la tenait son amant cessa-t-elle lorsqu’il quitta le bal. Néanmoins, après avoir joui pendant un moment du plaisir de respirer à son aise, elle se surprit à regretter les émotions de la peur, tant la nature femelle est avide de sensations extrêmes. Ce regret n’était pas de l’amour, mais il appartenait certes aux sentiments qui le préparent. Puis, comme si la duchesse eût de nouveau ressenti l’effet que monsieur de Montriveau lui avait fait éprouver, elle se rappela l’air de conviction avec lequel il venait de regarder l’heure, et, saisie d’épouvante, elle se retira. Il était alors environ minuit. Celui de ses gens qui l’attendait lui mit sa pelisse et marcha devant elle pour faire avancer sa voiture; puis, quand elle y fut assise, elle tomba dans une rêverie assez naturelle, provoquée par la prédiction de monsieur de Montriveau. Arrivée dans sa cour, elle entra dans un vestibule presque semblable à celui de son hôtel; mais tout à coup elle ne reconnut pas son escalier; puis au moment où elle se retourna pour appeler ses gens, plusieurs hommes l’assaillirent avec rapidité, lui jetèrent un mouchoir sur la bouche, lui lièrent les mains, les pieds, et l’enlevèrent. Elle jeta de grands cris.

—Madame, nous avons ordre de vous tuer si vous criez, lui dit-on à l’oreille.

La frayeur de la duchesse fut si grande, qu’elle ne put jamais s’expliquer par où ni comment elle fut transportée. Quand elle reprit ses sens, elle se trouva les pieds et les poings liés, avec des cordes de soie, couchée sur le canapé d’une chambre de garçon. Elle ne put retenir un cri en rencontrant les yeux d’Armand de Montriveau, qui, tranquillement assis dans un fauteuil, et enveloppé dans sa robe de chambre, fumait un cigare.

—Ne criez pas, madame la duchesse, dit-il en s’ôtant froidement son cigare de la bouche, j’ai la migraine. D’ailleurs je vais vous délier. Mais écoutez bien ce que j’ai l’honneur de vous dire. Il dénoua délicatement les cordes qui serraient les pieds de la duchesse.—A quoi vous serviraient vos cris? personne ne peut les entendre. Vous êtes trop bien élevée pour faire des grimaces inutiles. Si vous ne vous teniez pas tranquille, si vous vouliez lutter avec moi, je vous attacherais de nouveau les pieds et les mains. Je crois, que, tout bien considéré, vous vous respecterez assez pour demeurer sur ce canapé, comme si vous étiez chez vous, sur le vôtre; froide encore, si vous voulez... Vous m’avez fait répandre, sur ce canapé, bien des pleurs que je cachais à tous les yeux.

Pendant que Montriveau lui parlait, la duchesse jeta autour d’elle ce regard de femme, regard furtif qui sait tout voir en paraissant distrait. Elle aima beaucoup cette chambre assez semblable à la cellule d’un moine. L’âme et la pensée de l’homme y planaient. Aucun ornement n’altérait la peinture grise des parois vides. A terre était un tapis vert. Un canapé noir, une table couverte de papiers, deux grands fauteuils, une commode ornée d’un réveil, un lit très-bas sur lequel était jeté un drap rouge bordé d’une grecque noire annonçaient par leur contexture les habitudes d’une vie réduite à sa plus simple expression. Un triple flambeau posé sur la cheminée rappelait, par sa forme égyptienne, l’immensité des déserts où cet homme avait long-temps erré. A côté du lit, entre le pied que d’énormes pattes de sphinx faisaient deviner sous les plis de l’étoffe et l’un des murs latéraux de la chambre, se trouvait une porte cachée par un rideau vert à franges rouges et noires que de gros anneaux rattachaient sur une hampe. La porte par laquelle les inconnus étaient entrés avait une portière pareille, mais relevée par une embrasse. Au dernier regard que la duchesse jeta sur les deux rideaux pour les comparer, elle s’aperçut que la porte voisine du lit était ouverte, et que des lueurs rougeâtres allumées dans l’autre pièce se dessinaient sous l’effilé d’en bas. Sa curiosité fut naturellement excitée par cette lumière triste, qui lui permit à peine de distinguer dans les ténèbres quelques formes bizarres; mais, en ce moment, elle ne songea pas que son danger pût venir de là, et voulut satisfaire un plus ardent intérêt.

—Monsieur, est-ce une indiscrétion de vous demander ce que vous comptez faire de moi? dit-elle avec une impertinence et une moquerie perçante.

La duchesse croyait deviner un amour excessif dans les paroles de Montriveau. D’ailleurs, pour enlever une femme, ne faut-il pas l’adorer?

—Rien du tout, madame, répondit-il en soufflant avec grâce sa dernière bouffée de tabac. Vous êtes ici pour peu de temps. Je veux d’abord vous expliquer ce que vous êtes, et ce que je suis. Quand vous vous tortillez sur votre divan, dans votre boudoir, je ne trouve pas de mots pour mes idées. Puis chez vous, à la moindre pensée qui vous déplaît, vous tirez le cordon de votre sonnette, vous criez bien fort et mettez votre amant à la porte comme s’il était le dernier des misérables. Ici, j’ai l’esprit libre. Ici, personne ne peut me jeter à la porte. Ici, vous serez ma victime pour quelques instants, et vous aurez l’extrême bonté de m’écouter. Ne craignez rien. Je ne vous ai pas enlevée pour vous dire des injures, pour obtenir de vous par violence ce que je n’ai pas su mériter, ce que vous n’avez pas voulu m’octroyer de bonne grâce. Ce serait une indignité. Vous concevez peut-être le viol; moi, je ne le conçois pas.

Il lança, par un mouvement sec, son cigare au feu.

—Madame, la fumée vous incommode sans doute?

Aussitôt il se leva, prit dans le foyer une cassolette chaude, y brûla des parfums, et purifia l’air. L’étonnement de la duchesse ne pouvait se comparer qu’à son humiliation. Elle était au pouvoir de cet homme, et cet homme ne voulait pas abuser de son pouvoir. Ces yeux jadis si flamboyants d’amour, elle les voyait calmes et fixes comme des étoiles. Elle trembla. Puis la terreur qu’Armand lui inspirait fut augmentée par une de ces sensations pétrifiantes, analogues aux agitations sans mouvement ressenties dans le cauchemar. Elle resta clouée par la peur, en croyant voir la lueur placée derrière le rideau prendre de l’intensité sous les aspirations d’un soufflet. Tout à coup les reflets devenus plus vifs avaient illuminé trois personnes masquées. Cet aspect horrible s’évanouit si promptement qu’elle le prit pour une fantaisie d’optique.

—Madame, reprit Armand en la contemplant avec une méprisante froideur, une minute, une seule me suffira pour vous atteindre dans tous les moments de votre vie, la seule éternité dont je puisse disposer, moi. Je ne suis pas Dieu. Écoutez-moi bien, dit-il, en faisant une pause pour donner de la solennité à son discours. L’amour viendra toujours à vos souhaits; vous avez sur les hommes un pouvoir sans bornes; mais souvenez-vous qu’un jour vous avez appelé l’amour: il est venu pur et candide, autant qu’il peut l’être sur cette terre; aussi respectueux qu’il était violent; caressant, comme l’est l’amour d’une femme dévouée, ou comme l’est celui d’une mère pour son enfant; enfin, si grand, qu’il était une folie. Vous vous êtes jouée de cet amour, vous avez commis un crime. Le droit de toute femme est de se refuser à un amour qu’elle sent ne pouvoir partager. L’homme qui aime sans se faire aimer ne saurait être plaint, et n’a pas le droit de se plaindre. Mais, madame la duchesse, attirer à soi, en feignant le sentiment, un malheureux privé de toute affection, lui faire comprendre le bonheur dans toute sa plénitude, pour le lui ravir; lui voler son avenir de félicité; le tuer non-seulement aujourd’hui, mais dans l’éternité de sa vie, en empoisonnant toutes ses heures et toutes ses pensées, voilà ce que je nomme un épouvantable crime!

—Monsieur....

—Je ne puis encore vous permettre de me répondre. Écoutez-moi donc toujours. D’ailleurs, j’ai des droits sur vous; mais je ne veux que de ceux du juge sur le criminel, afin de réveiller votre conscience. Si vous n’aviez plus de conscience, je ne vous blâmerais point; mais vous êtes si jeune! vous devez vous sentir encore de la vie au cœur, j’aime à le penser. Si je vous crois assez dépravée pour commettre un crime impuni par les lois, je ne vous fais pas assez dégradée pour ne pas comprendre la portée de mes paroles. Je reprends.

En ce moment, la duchesse entendit le bruit sourd d’un soufflet, avec lequel les inconnus qu’elle venait d’entrevoir attisaient sans doute le feu dont la clarté se projeta sur le rideau; mais le regard fulgurant de Montriveau la contraignit à rester palpitante et les yeux fixes devant lui. Quelle que fût sa curiosité, le feu des paroles d’Armand l’intéressait plus encore que la voix de ce feu mystérieux.

—Madame, dit il après une pause, lorsque, dans Paris, le bourreau devra mettre la main sur un pauvre assassin, et le couchera sur la planche où la loi veut qu’un assassin soit couché pour perdre la tête.... Vous savez, les journaux en préviennent les riches et les pauvres, afin de dire aux uns de dormir tranquilles, et aux autres de veiller pour vivre. Eh! bien, vous qui êtes religieuse, et même un peu dévote, allez faire dire des messes pour cet homme: vous êtes de la famille; mais vous êtes de la branche aînée. Celle-là peut trôner en paix, exister heureuse et sans soucis. Poussé par la misère ou par la colère, votre frère de bagne n’a tué qu’un homme; et vous! vous avez tué le bonheur d’un homme, sa plus belle vie, ses plus chères croyances. L’autre a tout naïvement attendu sa victime; il l’a tuée malgré lui, par peur de l’échafaud; mais vous!... vous avez entassé tous les forfaits de la faiblesse contre une force innocente; vous avez apprivoisé le cœur de votre patient pour en mieux dévorer le cœur; vous l’avez appâté de caresses; vous n’en avez omis aucune de celles qui pouvaient lui faire supposer, rêver, désirer les délices de l’amour. Vous lui avez demandé mille sacrifices pour les refuser tous. Vous lui avez bien fait voir la lumière avant de lui crever les yeux. Admirable courage! De telles infamies sont un luxe que ne comprennent pas ces bourgeoises desquelles vous vous moquez. Elles savent se donner et pardonner; elles savent aimer et souffrir. Elles nous rendent petits par la grandeur de leurs dévouements. A mesure que l’on monte en haut de la société, il s’y trouve autant de boue qu’il y en a par le bas; seulement elle s’y durcit et se dore. Oui, pour rencontrer la perfection dans l’ignoble, il faut une belle éducation, un grand nom, une jolie femme, une duchesse. Pour tomber au-dessous de tout, il fallait être au-dessus de tout. Je vous dis mal ce que je pense, je souffre encore trop des blessures que vous m’avez faites; mais ne croyez pas que je me plaigne! Non. Mes paroles ne sont l’expression d’aucune espérance personnelle, et ne contiennent aucune amertume. Sachez-le bien, madame, je vous pardonne, et ce pardon est assez entier pour que vous ne vous plaigniez point d’être venue le chercher malgré vous... Seulement, vous pourriez abuser d’autres cœurs aussi enfants que l’est le mien, et je dois leur épargner des douleurs. Vous m’avez donc inspiré une pensée de justice. Expiez votre faute ici-bas, Dieu vous pardonnera peut-être, je le souhaite; mais il est implacable, et vous frappera.

A ces mots, les yeux de cette femme abattue, déchirée, se remplirent de pleurs.

—Pourquoi pleurez-vous? Restez fidèle à votre nature. Vous avez contemplé sans émotion les tortures du cœur que vous brisiez. Assez, madame, consolez-vous. Je ne puis plus souffrir. D’autres vous diront que vous leur avez donné la vie, moi je vous dis avec délices que vous m’avez donné le néant. Peut-être devinez-vous que je ne m’appartiens pas, que je dois vivre pour mes amis, et qu’alors j’aurai la froideur de la mort et les chagrins de la vie à supporter ensemble. Auriez-vous tant de bonté? Seriez-vous comme les tigres du désert, qui font d’abord la plaie, et puis la lèchent?

La duchesse fondit en larmes.

—Épargnez-vous donc ces pleurs, madame. Si j’y croyais, ce serait pour m’en défier. Est-ce ou n’est-ce pas un de vos artifices? Après tous ceux que vous avez employés, comment penser qu’il peut y avoir en vous quelque chose de vrai? Rien de vous n’a désormais la puissance de m’émouvoir. J’ai tout dit.

Madame de Langeais se leva par un mouvement à la fois plein de noblesse et d’humilité.

—Vous êtes en droit de me traiter durement, dit-elle en tendant à cet homme une main qu’il ne prit pas, vos paroles ne sont pas assez dures encore, et je mérite cette punition.

—Moi, vous punir, madame! mais punir, n’est-ce pas aimer? N’attendez de moi rien qui ressemble à un sentiment. Je pourrais me faire, dans ma propre cause, accusateur et juge, arrêt et bourreau; mais non. J’accomplirai tout à l’heure un devoir, et nullement un désir de vengeance. La plus cruelle vengeance est, selon moi, le dédain d’une vengeance possible. Qui sait! je serai peut-être le ministre de vos plaisirs. Désormais, en portant élégamment la triste livrée dont la société revêt les criminels, peut-être serez-vous forcée d’avoir leur probité. Et alors vous aimerez!

La duchesse écoutait avec une soumission qui n’était plus jouée ni coquettement calculée; elle ne prit la parole qu’après un intervalle de silence.

—Armand, dit-elle, il me semble qu’en résistant à l’amour, j’obéissais à toutes les pudeurs de la femme, et ce n’est pas de vous que j’eusse attendu de tels reproches. Vous vous armez de toutes mes faiblesses pour m’en faire des crimes. Comment n’avez-vous pas supposé que je pusse être entraînée au delà de mes devoirs par toutes les curiosités de l’amour, et que le lendemain je fusse fâchée, désolée d’être allée trop loin? Hélas! c’était pécher par ignorance. Il y avait, je vous le jure, autant de bonne foi dans mes fautes que dans mes remords. Mes duretés trahissaient bien plus d’amour que n’en accusaient mes complaisances. Et d’ailleurs, de quoi vous plaignez-vous? Le don de mon cœur ne vous a pas suffi, vous avez exigé brutalement ma personne....

—Brutalement! s’écria monsieur de Montriveau. Mais il se dit à lui-même:—Je suis perdu, si je me laisse prendre à des disputes de mots.

—Oui, vous êtes arrivé chez moi comme chez une de ces mauvaises femmes, sans le respect, sans aucune des attentions de l’amour. N’avais-je pas le droit de réfléchir? Eh! bien, j’ai réfléchi. L’inconvenance de votre conduite est excusable: l’amour en est le principe; laissez-moi le croire et vous justifier à moi-même. Hé bien! Armand, au moment même où ce soir vous me prédisiez le malheur, moi je croyais à notre bonheur. Oui, j’avais confiance en ce caractère noble et fier dont vous m’avez donné tant de preuves... Et j’étais toute à toi, ajouta-t-elle en se penchant à l’oreille de Montriveau. Oui, j’avais je ne sais quel désir de rendre heureux un homme si violemment éprouvé par l’adversité. Maître pour maître, je voulais un homme grand. Plus je me sentais haut, moins je voulais descendre. Confiante en toi, je voyais toute une vie d’amour au moment où tu me montrais la mort.... La force ne va pas sans la bonté. Mon ami, tu es trop fort pour te faire méchant contre une pauvre femme qui t’aime. Si j’ai eu des torts, ne puis-je donc obtenir un pardon? ne puis-je les réparer? Le repentir est la grâce de l’amour, je veux être bien gracieuse pour toi. Comment moi seule ne pouvais-je partager avec toutes les femmes ces incertitudes, ces craintes, ces timidités qu’il est si naturel d’éprouver quand on se lie pour la vie, et que vous brisez si facilement ces sortes de liens! Ces bourgeoises, auxquelles vous me comparez, se donnent, mais elles combattent. Hé! bien, j’ai combattu, mais me voilà...—Mon Dieu! il ne m’écoute pas! s’écria-t-elle en s’interrompant. Elle se tordit les mains en criant:—Mais je t’aime! mais je suis à toi! Elle tomba aux genoux d’Armand.—A toi! à toi, mon unique, mon seul maître!

—Madame, dit Armand en voulant la relever, Antoinette ne peut plus sauver la duchesse de Langeais. Je ne crois plus ni à l’une ni à l’autre. Vous vous donnerez aujourd’hui, vous vous refuserez peut-être demain. Aucune puissance ni dans les cieux ni sur la terre ne saurait me garantir la douce fidélité de votre amour. Les gages en étaient dans le passé; nous n’avons plus de passé.

En ce moment, une lueur brilla si vivement, que la duchesse ne put s’empêcher de tourner la tête vers la portière, et revit distinctement les trois hommes masqués.

—Armand, dit-elle, je ne voudrais pas vous mésestimer. Comment se trouve-t-il là des hommes? Que préparez-vous donc contre moi?

—Ces hommes sont aussi discrets que je le serai moi-même sur ce qui va se passer ici, dit-il. Ne voyez en eux que mes bras et mon cœur. L’un d’eux est un chirurgien....

—Un chirurgien, dit-elle. Armand, mon ami, l’incertitude est la plus cruelle des douleurs. Parlez donc, dites-moi si vous voulez ma vie: je vous la donnerai, vous ne la prendrez pas...

—Vous ne m’avez donc pas compris? répliqua Montriveau. Ne vous ai-je pas parlé de justice? Je vais, ajouta-t-il froidement, en prenant un morceau d’acier qui était sur la table, pour faire cesser vos appréhensions, vous expliquer ce que j’ai décidé de vous.

Il lui montra une croix de Lorraine adaptée au bout d’une tige d’acier.

—Deux de mes amis font rougir en ce moment une croix dont voici le modèle. Nous vous l’appliquerons au front, là, entre les deux yeux, pour que vous ne puissiez pas la cacher par quelques diamants, et vous soustraire ainsi aux interrogations du monde. Vous aurez enfin sur le front la marque infamante appliquée sur l’épaule de vos frères les forçats. La souffrance est peu de chose, mais je craignais quelque crise nerveuse, ou de la résistance......

—De la résistance, dit-elle en frappant de joie dans ses mains, non, non, je voudrais maintenant voir ici la terre entière. Ah! mon Armand, marque, marque vite ta créature comme une pauvre petite chose à toi! Tu demandais des gages à mon amour; mais les voilà tous dans un seul. Ah! je ne vois que clémence et pardon, que bonheur éternel en ta vengeance... Quand tu auras ainsi désigné une femme pour la tienne, quand tu auras une âme serve qui portera ton chiffre rouge, eh! bien, tu ne pourras jamais l’abandonner, tu seras à jamais à moi. En m’isolant sur la terre, tu seras chargé de mon bonheur, sous peine d’être un lâche, et je te sais noble, grand! Mais la femme qui aime se marque toujours elle-même. Venez, messieurs, entrez et marquez, marquez la duchesse de Langeais. Elle est à jamais à monsieur de Montriveau. Entrez vite, et tous, mon front brûle plus que votre fer.

Armand se retourna vivement pour ne pas voir la duchesse palpitante, agenouillée. Il dit un mot qui fit disparaître ses trois amis. Les femmes habituées à la vie des salons connaissent le jeu des glaces. Aussi la duchesse, intéressée à bien lire dans le cœur d’Armand, était tout yeux. Armand, qui ne se défiait pas de son miroir, laissa voir deux larmes rapidement essuyées. Tout l’avenir de la duchesse était dans ces deux larmes. Quand il revint pour relever madame de Langeais, il la trouva debout, elle se croyait aimée. Aussi, dut-elle vivement palpiter en entendant Montriveau lui dire avec cette fermeté qu’elle savait si bien prendre jadis quand elle se jouait de lui:—Je vous fais grâce, madame. Vous pouvez me croire, cette scène sera comme si elle n’eût jamais été. Mais ici, disons-nous adieu. J’aime à penser que vous avez été franche sur votre canapé dans vos coquetteries, franche ici dans votre effusion de cœur. Adieu. Je ne me sens plus la foi. Vous me tourmenteriez encore, vous seriez toujours duchesse. Et... mais adieu, nous ne nous comprendrons jamais. Que souhaitez-vous maintenant? dit-il en prenant l’air d’un maître de cérémonies. Rentrer chez vous, ou revenir au bal de madame de Sérizy? J’ai employé tout mon pouvoir à laisser votre réputation intacte. Ni vos gens, ni le monde ne peuvent rien savoir de ce qui s’est passé entre nous depuis un quart d’heure. Vos gens vous croient au bal; votre voiture n’a pas quitté la cour de madame de Sérizy; votre coupé peut se trouver aussi dans celle de votre hôtel. Où voulez-vous être?

—Quel est votre avis, Armand?

—Il n’y a plus d’Armand, madame la duchesse. Nous sommes étrangers l’un à l’autre.

—Menez-moi donc au bal, dit-elle curieuse encore de mettre à l’épreuve le pouvoir d’Armand. Rejetez dans l’enfer du monde une créature qui y souffrait, et qui doit continuer d’y souffrir, si pour elle il n’est plus de bonheur. Oh! mon ami, je vous aime pourtant, comme aiment vos bourgeoises. Je vous aime à vous sauter au cou dans le bal, devant tout le monde, si vous le demandiez. Ce monde horrible, il ne m’a pas corrompue. Va, je suis jeune et viens de me rajeunir encore. Oui, je suis une enfant, ton enfant, tu viens de me créer. Oh! ne me bannis pas de mon Éden!

Armand fit un geste.

—Ah! si je sors, laisse-moi donc emporter d’ici quelque chose, un rien! ceci, pour le mettre ce soir sur mon cœur, dit-elle en s’emparant du bonnet d’Armand, qu’elle roula dans son mouchoir...

—Non, reprit-elle, je ne suis pas de ce monde de femmes dépravées; tu ne le connais pas, et alors tu ne peux m’apprécier; sache-le donc! quelques-unes se donnent pour des écus; d’autres sont sensibles aux présents; tout y est infâme. Ah! je voudrais être une simple bourgeoise, une ouvrière, si tu aimes mieux une femme au-dessous de toi, qu’une femme en qui le dévouement s’allie aux grandeurs humaines. Ah! mon Armand, il est parmi nous de nobles, de grandes, de chastes, de pures femmes, et alors elles sont délicieuses. Je voudrais posséder toutes les noblesses pour te les sacrifier toutes; le malheur m’a faite duchesse; je voudrais être née près du trône, il ne me manquerait rien à te sacrifier. Je serais grisette pour toi et reine pour les autres.

Il écoutait en humectant ses cigares.

—Quand vous voudrez partir, dit-il, vous me préviendrez....

—Mais je voudrais rester...

—Autre chose, ça! fit-il.

—Tiens, il était mal arrangé, celui-là! s’écria-t-elle en s’emparant d’un cigare, et y dévorant ce que les lèvres d’Armand y avaient laissé.

—Tu fumerais? lui dit-il.

—Oh! que ne ferais-je pas pour te plaire!

—Eh! bien, allez-vous-en, madame...

—J’obéis, dit-elle en pleurant.

—Il faut vous couvrir la figure pour ne point voir les chemins par lesquels vous allez passer.

—Me voilà prête, Armand, dit-elle en se bandant les yeux.

—Y voyez-vous?

—Non.

Il se mit doucement à ses genoux.

—Ah! je t’entends, dit-elle en laissant échapper un geste plein de gentillesse en croyant que cette feinte rigueur allait cesser.

Il voulut lui baiser les lèvres, elle s’avança.

—Vous y voyez, madame.

—Mais je suis un peu curieuse.

—Vous me trompez donc toujours?

—Ah! dit-elle avec la rage de la grandeur méconnue, ôtez ce mouchoir et conduisez-moi, monsieur, je n’ouvrirai pas les yeux.

Armand, sûr de la probité en en entendant le cri, guida la duchesse qui, fidèle à sa parole, se fit noblement aveugle; mais, en la tenant paternellement par la main pour la faire tantôt monter, tantôt descendre, Montriveau étudia les vives palpitations qui agitaient le cœur de cette femme si promptement envahie par un amour vrai. Madame de Langeais, heureuse de pouvoir lui parler ainsi, se plut à lui tout dire, mais il demeura inflexible; et quand la main de la duchesse l’interrogeait, la sienne restait muette. Enfin, après avoir cheminé pendant quelque temps ensemble, Armand lui dit d’avancer, elle avança, et s’aperçut qu’il empêchait la robe d’effleurer les parois d’une ouverture sans doute étroite. Madame de Langeais fut touchée de ce soin, il trahissait encore un peu d’amour; mais ce fut en quelque sorte l’adieu de Montriveau, car il la quitta sans lui dire un mot. En se sentant dans une chaude atmosphère, la duchesse ouvrit les yeux. Elle se vit seule devant la cheminée du boudoir de la comtesse de Sérizy. Son premier soin fut de réparer le désordre de sa toilette; elle eut promptement rajusté sa robe et rétabli la poésie de sa coiffure.

—Eh! bien, ma chère Antoinette, nous vous cherchons partout, dit la comtesse en ouvrant la porte du boudoir.

—Je suis venue respirer ici, dit-elle, il fait dans les salons une chaleur insupportable.

—L’on vous croyait partie; mais mon frère Ronquerolles m’a dit avoir vu vos gens qui vous attendent.

—Je suis brisée, ma chère, laissez-moi un moment me reposer ici.

Et la duchesse s’assit sur le divan de son amie.

—Qu’avez-vous donc? vous êtes toute tremblante.

Le marquis de Ronquerolles entra.

—J’ai peur, madame la duchesse, qu’il ne vous arrive quelque accident. Je viens de voir votre cocher gris comme les Vingt-Deux Cantons.

La duchesse ne répondit pas, elle regardait la cheminée, les glaces, en y cherchant les traces de son passage; puis, elle éprouvait une sensation extraordinaire à se voir au milieu des joies du bal après la terrible scène qui venait de donner à sa vie un autre cours. Elle se prit à trembler violemment.

—J’ai les nerfs agacés par la prédiction que m’a faite ici monsieur de Montriveau. Quoique ce soit une plaisanterie, je vais aller voir si sa hache de Londres me troublera jusque dans mon sommeil. Adieu donc, chère. Adieu, monsieur le marquis.

Elle traversa les salons, où elle fut arrêtée par des complimenteurs qui lui firent pitié. Elle trouva le monde petit en s’en trouvant la reine, elle si humiliée, si petite. D’ailleurs, qu’étaient les hommes devant celui qu’elle aimait véritablement et dont le caractère avait repris les proportions gigantesques momentanément amoindries par elle, mais qu’alors elle grandissait peut-être outre mesure? Elle ne put s’empêcher de regarder celui de ses gens qui l’avait accompagnée, et le vit tout endormi.

—Vous n’êtes pas sorti d’ici? lui demanda-t-elle.

—Non, madame.

En montant dans son carrosse, elle aperçut effectivement son cocher dans un état d’ivresse dont elle se fût effrayée en toute autre circonstance; mais les grandes secousses de la vie ôtent à la crainte ses aliments vulgaires. D’ailleurs elle arriva sans accident chez elle; mais elle s’y trouva changée et en proie à des sentiments tout nouveaux. Pour elle il n’y avait plus qu’un homme dans le monde, c’est-à-dire que pour lui seul elle désirait désormais avoir quelque valeur. Si les physiologistes peuvent promptement définir l’amour en s’en tenant aux lois de la nature, les moralistes sont bien plus embarrassés de l’expliquer quand ils veulent le considérer dans tous les développements que lui a donnés la société. Néanmoins il existe, malgré les hérésies des mille sectes qui divisent l’église amoureuse, une ligne droite et tranchée qui partage nettement leurs doctrines, une ligne que les discussions ne courberont jamais, et dont l’inflexible application explique la crise dans laquelle, comme presque toutes les femmes, la duchesse de Langeais était plongée. Elle n’aimait pas encore, elle avait une passion.

L’amour et la passion sont deux différents états de l’âme que poètes et gens du monde, philosophes et niais confondent continuellement. L’amour comporte une mutualité de sentiments, une certitude de jouissances que rien n’altère, et un trop constant échange de plaisirs, une trop complète adhérence entre les cœurs pour ne pas exclure la jalousie. La possession est alors un moyen et non un but; une infidélité fait souffrir, mais ne détache pas; l’âme n’est ni plus ou moins ardente ou troublée, elle est incessamment heureuse; enfin le désir étendu par un souffle divin d’un bout à l’autre sur l’immensité du temps nous le teint d’une même couleur: la vie est bleue comme l’est un ciel pur. La passion est le pressentiment de l’amour et de son infini auquel aspirent toutes les âmes souffrantes. La passion est un espoir qui peut-être sera trompé. Passion signifie à la fois souffrance et transition; la passion cesse quand l’espérance est morte. Hommes et femmes peuvent, sans se déshonorer, concevoir plusieurs passions; il est si naturel de s’élancer vers le bonheur! mais il n’est dans la vie qu’un seul amour. Toutes les discussions, écrites ou verbales, faites sur les sentiments, peuvent donc être résumées par ces deux questions: Est-ce une passion? Est-ce l’amour? L’amour n’existant pas sans la connaissance intime des plaisirs qui le perpétuent, la duchesse était donc sous le joug d’une passion; aussi en éprouva-t-elle les dévorantes agitations, les involontaires calculs, les desséchants désirs, enfin tout ce qu’exprime le mot passion: elle souffrit. Au milieu des troubles de son âme, il se rencontrait des tourbillons soulevés par sa vanité, par son amour-propre, par son orgueil ou par sa fierté: toutes ces variétés de l’égoïsme se tiennent. Elle avait dit à un homme: Je t’aime, je suis à toi! La duchesse de Langeais pouvait-elle avoir inutilement proféré ces paroles? Elle devait ou être aimée ou abdiquer son rôle social. Sentant alors la solitude de son lit voluptueux où la volupté n’avait pas encore mis ses pieds chauds, elle s’y roulait, s’y tordait en se répétant:—Je veux être aimée! Et la foi qu’elle avait encore en elle lui donnait l’espoir de réussir. La duchesse était piquée, la vaniteuse Parisienne était humiliée, la femme vraie entrevoyait le bonheur, et son imagination, vengeresse du temps perdu pour la nature, se plaisait à lui faire flamber les feux inextinguibles du plaisir. Elle atteignait presque aux sensations de l’amour; car, dans le doute d’être aimée qui la poignait, elle se trouvait heureuse de se dire à elle-même:—Je l’aime! Le monde et Dieu, elle avait envie de les fouler à ses pieds. Montriveau était maintenant sa religion. Elle passa la journée du lendemain dans un état de stupeur morale mêlé d’agitations corporelles que rien ne pourrait exprimer. Elle déchira autant de lettres qu’elle en écrivit, et fit mille suppositions impossibles. A l’heure où Montriveau venait jadis, elle voulut croire qu’il arriverait, et prit plaisir à l’attendre. Sa vie se concentra dans le seul sens de l’ouïe. Elle fermait parfois les yeux et s’efforçait d’écouter à travers les espaces. Puis elle souhaitait le pouvoir d’anéantir tout obstacle entre elle et son amant afin d’obtenir ce silence absolu qui permet de percevoir le bruit à d’énormes distances. Dans ce recueillement, les pulsations de sa pendule lui furent odieuses, elles étaient une sorte de bavardage sinistre qu’elle arrêta. Minuit sonna dans le salon.

—Mon Dieu! se dit-elle, le voir ici, ce serait le bonheur. Et cependant il y venait naguère, amené par le désir. Sa voix remplissait ce boudoir. Et maintenant, rien!

En se souvenant des scènes de coquetterie qu’elle avait jouées, et qui le lui avaient ravi, des larmes de désespoir coulèrent de ses yeux pendant long-temps.

—Madame la duchesse, lui dit sa femme de chambre, ne sait peut-être pas qu’il est deux heures du matin, j’ai cru que madame était indisposée.

—Oui, je vais me coucher; mais rappelez-vous, Suzette, dit madame de Langeais en essuyant ses larmes, de ne jamais entrer chez moi sans ordre, et je ne vous le dirai pas une seconde fois.

Pendant une semaine, madame de Langeais alla dans toutes les maisons où elle espérait rencontrer monsieur de Montriveau. Contrairement à ses habitudes, elle arrivait de bonne heure et se retirait tard; elle ne dansait plus, elle jouait. Tentatives inutiles! elle ne put parvenir à voir Armand, de qui elle n’osait plus prononcer le nom. Cependant un soir, dans un moment de désespérance, elle dit à madame de Sérizy, avec autant d’insouciance qu’il lui fut possible d’en affecter:—Vous êtes donc brouillée avec monsieur de Montriveau? je ne le vois plus chez vous.

—Mais il ne vient donc plus ici? répondit la comtesse en riant. D’ailleurs, on ne l’aperçoit plus nulle part, il est sans doute occupé de quelque femme.

—Je croyais, reprit la duchesse avec douceur, que le marquis de Ronquerolles était un de ses amis...

—Je n’ai jamais entendu dire à mon frère qu’il le connût.

Madame de Langeais ne répondit rien. Madame de Sérizy crut pouvoir alors impunément fouetter une amitié discrète qui lui avait été si long-temps amère, et reprit la parole.

—Vous le regrettez donc, ce triste personnage. J’en ai ouï dire des choses monstrueuses: blessez-le, il ne revient jamais, ne pardonne rien; aimez-le, il vous met à la chaîne. A tout ce que je disais de lui, l’un de ceux qui le portent aux nues me répondait toujours par un mot: Il sait aimer! On ne cesse de me répéter: Montriveau quittera tout pour son ami, c’est une âme immense. Ah, bah! la société ne demande pas des âmes si grandes. Les hommes de ce caractère sont très-bien chez eux, qu’ils y restent, et qu’ils nous laissent à nos bonnes petitesses. Qu’en dites-vous, Antoinette?

Malgré son habitude du monde, la duchesse parut agitée, mais elle dit néanmoins avec un naturel qui trompa son amie:—Je suis fâchée de ne plus le voir, je prenais à lui beaucoup d’intérêt, et lui vouais une sincère amitié. Dussiez-vous me trouver ridicule, chère amie, j’aime les grandes âmes. Se donner à un sot, n’est-ce pas avouer clairement que l’on n’a que des sens?

Madame de Sérizy n’avait jamais distingué que des gens vulgaires, et se trouvait en ce moment aimée par un bel homme, le marquis d’Aiglemont.

La comtesse abrégea sa visite, croyez-le. Puis madame de Langeais voyant une espérance dans la retraite absolue d’Armand, elle lui écrivit aussitôt une lettre humble et douce qui devait le ramener à elle, s’il aimait encore. Elle fit porter le lendemain sa lettre par son valet de chambre, et, quand il fut de retour, elle lui demanda s’il l’avait remise à Montriveau lui-même; puis, sur son affirmation, elle ne put retenir un mouvement de joie. Armand était à Paris, il y restait seul, chez lui, sans aller dans le monde! Elle était donc aimée. Pendant toute la journée elle attendit une réponse, et la réponse ne vint pas. Au milieu des crises renaissantes que lui donna l’impatience, Antoinette se justifia ce retard: Armand était embarrassé, la réponse viendrait par la poste; mais, le soir, elle ne pouvait plus s’abuser. Journée affreuse, mêlée de souffrances qui plaisent, de palpitations qui écrasent, excès de cœur qui usent la vie. Le lendemain elle envoya chez Armand chercher une réponse.

—Monsieur le marquis a fait dire qu’il viendrait chez madame la duchesse, répondit Julien.

Elle se sauva afin de ne pas laisser voir son bonheur, elle alla tomber sur son canapé pour y dévorer ses premières émotions.

—Il va venir! Cette pensée lui déchira l’âme. Malheur, en effet, aux êtres pour lesquels l’attente n’est pas la plus horrible des tempêtes et la fécondation des plus doux plaisirs, ceux-là n’ont point en eux cette flamme qui réveille les images des choses, et double la nature en nous attachant autant à l’essence pure des objets qu’à leur réalité. En amour, attendre n’est-ce pas incessamment épuiser une espérance certaine, se livrer au fléau terrible de la passion, heureuse sans les désenchantements de la vérité! Émanation constante de force et de désirs, l’attente ne serait-elle pas à l’âme humaine ce que sont à certaines fleurs leurs exhalations parfumées? Nous avons bientôt laissé les éclatantes et stériles couleurs du choréopsis ou des tulipes, et nous revenons sans cesse aspirer les délicieuses pensées de l’oranger ou du volkameria, deux fleurs que leurs patries ont involontairement comparées à de jeunes fiancées pleines d’amour, belles de leur passé, belles de leur avenir.

La duchesse s’instruisit des plaisirs de sa nouvelle vie en sentant avec une sorte d’ivresse ces flagellations de l’amour; puis, en changeant de sentiments, elle trouva d’autres destinations et un meilleur sens aux choses de la vie. En se précipitant dans son cabinet de toilette, elle comprit ce que sont les recherches de la parure, les soins corporels les plus minutieux, quand ils sont commandés par l’amour et non par la vanité; déjà, ces apprêts lui aidèrent à supporter la longueur du temps. Sa toilette finie, elle retomba dans les excessives agitations, dans les foudroiements nerveux de cette horrible puissance qui met en fermentation toutes les idées, et qui n’est peut-être qu’une maladie dont on aime les souffrances. La duchesse était prête à deux heures de l’après-midi; monsieur de Montriveau n’était pas encore arrivé à onze heures et demie du soir. Expliquer les angoisses de cette femme, qui pouvait passer pour l’enfant gâté de la civilisation, ce serait vouloir dire combien le cœur peut concentrer de poésies dans une pensée; vouloir peser la force exhalée par l’âme au bruit d’une sonnette, ou estimer ce que consomme de vie l’abattement causé par une voiture dont le roulement continue sans s’arrêter.

—Se jouerait-il de moi? dit-elle en écoutant sonner minuit.

Elle pâlit, ses dents se heurtèrent, et elle se frappa les mains en bondissant dans ce boudoir, où jadis, pensait-elle, il apparaissait sans être appelé. Mais elle se résigna. Ne l’avait-elle pas fait pâlir et bondir sous les piquantes flèches de son ironie? Madame de Langeais comprit l’horreur de la destinée des femmes, qui, privées de tous les moyens d’action que possèdent les hommes, doivent attendre quand elles aiment. Aller au-devant de son aimé est une faute que peu d’hommes savent pardonner. La plupart d’entre eux voient une dégradation dans cette céleste flatterie; mais Armand avait une grande âme, et devait faire partie du petit nombre d’hommes qui savent acquitter par un éternel amour un tel excès d’amour.

—Hé! bien, j’irai, se dit-elle en se tournant dans son lit sans pouvoir y trouver le sommeil, j’irai vers lui, je lui tendrai la main sans me fatiguer de la lui tendre. Un homme d’élite voit dans chacun des pas que fait une femme vers lui des promesses d’amour et de constance. Oui, les anges doivent descendre des cieux pour venir aux hommes, et je veux être un ange pour lui.

Le lendemain elle écrivit un de ces billets où excelle l’esprit des dix mille Sévignés que compte maintenant Paris. Cependant, savoir se plaindre sans s’abaisser, voler à plein de ses deux ailes sans se traîner humblement, gronder sans offenser, se révolter avec grâce, pardonner sans compromettre la dignité personnelle, tout dire et ne rien avouer, il fallait être la duchesse de Langeais et avoir été élevée par madame la princesse de Blamont-Chauvry, pour écrire ce délicieux billet. Julien partit. Julien était, comme tous les valets de chambre, la victime des marches et contre-marches de l’amour.

—Que vous a répondu monsieur de Montriveau? dit-elle aussi indifféremment qu’elle le put à Julien quand il vint lui rendre compte de sa mission.

—Monsieur le marquis m’a prié de dire à madame la duchesse que c’était bien.

Affreuse réaction de l’âme sur elle-même! recevoir devant de curieux témoins la question du cœur, et ne pas murmurer, et se voir forcée au silence. Une des mille douleurs du riche!

Pendant vingt-deux jours madame de Langeais écrivit à monsieur de Montriveau sans obtenir de réponse. Elle avait fini par se dire malade pour se dispenser de ses devoirs, soit envers la princesse à laquelle elle était attachée, soit envers le monde. Elle ne recevait que son père, le duc de Navarreins, sa tante la princesse de Blamont-Chauvry, le vieux vidame de Pamiers, son grand-oncle maternel, et l’oncle de son mari, le duc de Grandlieu. Ces personnes crurent facilement à la maladie de madame de Langeais, en la trouvant de jour en jour plus abattue, plus pâle, plus amaigrie. Les vagues ardeurs d’un amour réel, les irritations de l’orgueil blessé, la constante piqûre du seul mépris qui pût l’atteindre, ses élancements vers des plaisirs perpétuellement souhaités, perpétuellement trahis; enfin, toutes ses forces inutilement excitées, minaient sa double nature. Elle payait l’arriéré de sa vie trompée. Elle sortit enfin pour assister à une revue où devait se trouver monsieur de Montriveau. Placée sur le balcon des Tuileries, avec la famille royale, la duchesse eut une de ces fêtes dont l’âme garde un long souvenir. Elle apparut sublime de langueur, et tous les yeux la saluèrent avec admiration. Elle échangea quelques regards avec Montriveau, dont la présence la rendait si belle. Le général défila presque à ses pieds dans toute la splendeur de ce costume militaire dont l’effet sur l’imagination féminine est avoué même par les plus prudes personnes. Pour une femme bien éprise, qui n’avait pas vu son amant depuis deux mois, ce rapide moment ne dut-il pas ressembler à cette phase de nos rêves où, fugitivement, notre vue embrasse une nature sans horizon? Aussi, les femmes ou les jeunes gens peuvent-ils seuls imaginer l’avidité stupide et délirante qu’exprimèrent les yeux de la duchesse. Quant aux hommes, si, pendant leur jeunesse, ils ont éprouvé, dans le paroxysme de leurs premières passions, ces phénomènes de la puissance nerveuse, plus tard ils les oublient si complétement, qu’ils arrivent à nier ces luxuriantes extases, le seul nom possible de ces magnifiques intuitions. L’extase religieuse est la folie de la pensée dégagée de ses liens corporels; tandis que, dans l’extase amoureuse, se confondent, s’unissent et s’embrassent les forces de nos deux natures. Quand une femme est en proie aux tyrannies furieuses sous lesquelles ployait madame de Langeais, les résolutions définitives se succèdent si rapidement, qu’il est impossible d’en rendre compte. Les pensées naissent alors les unes des autres, et courent dans l’âme comme ces nuages emportés par le vent sur un fond grisâtre qui voile le soleil. Dès lors, les faits disent tout. Voici donc les faits. Le lendemain de la revue, madame de Langeais envoya sa voiture et sa livrée attendre à la porte du marquis de Montriveau depuis huit heures du matin jusqu’à trois heures après midi. Armand demeurait rue de Seine, à quelques pas de la chambre des pairs, où il devait y avoir une séance ce jour-là. Mais long-temps avant que les pairs ne se rendissent à leur palais, quelques personnes aperçurent la voiture et la livrée de la duchesse. Un jeune officier dédaigné par madame de Langeais, et recueilli par madame de Sérizy, le baron de Maulincour, fut le premier qui reconnut les gens. Il alla sur-le-champ chez sa maîtresse lui raconter sous le secret cette étrange folie. Aussitôt, cette nouvelle fut télégraphiquement portée à la connaissance de toutes les coteries du faubourg Saint-Germain, parvint au château, à l’Élysée-Bourbon, devint le bruit du jour, le sujet de tous les entretiens, depuis midi jusqu’au soir. Presque toutes les femmes niaient le fait, mais de manière à le faire croire; et les hommes le croyaient en témoignant à madame de Langeais le plus indulgent intérêt.

—Ce sauvage de Montriveau a un caractère de bronze, il aura sans doute exigé cet éclat, disaient les uns en rejetant la faute sur Armand.

—Hé! bien, disaient les autres, madame de Langeais a commis la plus noble des imprudences! En face de tout Paris, renoncer, pour son amant, au monde, à son rang, à sa fortune, à la considération, est un coup d’état féminin beau comme le coup de couteau de ce perruquier qui a tant ému Canning à la Cour d’Assises. Pas une des femmes qui blâment la duchesse ne ferait cette déclaration digne de l’ancien temps. Madame de Langeais est une femme héroïque de s’afficher ainsi franchement elle-même. Maintenant, elle ne peut plus aimer que Montriveau. N’y a-t-il pas quelque grandeur chez une femme à dire: Je n’aurai qu’une passion?

—Que va donc devenir la société, monsieur, si vous honorez ainsi le vice, sans respect pour la vertu? dit la femme du procureur-général, la comtesse de Grandville.

Pendant que le château, le faubourg et la Chaussée-d’Antin s’entretenaient du naufrage de cette aristocratique vertu; que d’empressés jeunes gens couraient à cheval s’assurer, en voyant la voiture dans la rue de Seine, que la duchesse était bien réellement chez monsieur de Montriveau, elle gisait palpitante au fond de son boudoir. Armand, qui n’avait pas couché chez lui, se promenait aux Tuileries avec monsieur de Marsay. Puis, les grands-parents de madame de Langeais se visitaient les uns les autres en se donnant rendez-vous chez elle pour la semondre et aviser aux moyens d’arrêter le scandale causé par sa conduite. A trois heures, monsieur le duc de Navarreins, le vidame de Pamiers, la vieille princesse de Blamont-Chauvry et le duc de Grandlieu se trouvaient réunis dans le salon de madame de Langeais, et l’y attendaient. A eux, comme à plusieurs curieux, les gens avaient dit que leur maîtresse était sortie. La duchesse n’avait excepté personne de la consigne. Ces quatre personnages, illustres dans la sphère aristocratique dont l’almanach de Gotha consacre annuellement les révolutions et les prétentions héréditaires, veulent une rapide esquisse sans laquelle cette peinture sociale serait incomplète.

La princesse de Blamont-Chauvry était, dans le monde féminin, le plus poétique débris du règne de Louis XV, au surnom duquel, durant sa belle jeunesse, elle avait, dit-on, contribué pour sa quote-part. De ses anciens agréments, il ne lui restait qu’un nez remarquablement saillant, mince, recourbé comme une lame turque, et principal ornement d’une figure semblable à un vieux gant blanc; puis quelques cheveux crêpés et poudrés; des mules à talons, le bonnet de dentelles à coques, des mitaines noires et des parfaits contentements. Mais, pour lui rendre entièrement justice, il est nécessaire d’ajouter qu’elle avait une si haute idée de ses ruines, qu’elle se décolletait le soir, portait des gants longs, et se teignait encore les joues avec le rouge classique de Martin. Dans ses rides une amabilité redoutable, un feu prodigieux dans ses yeux, une dignité profonde dans toute sa personne, sur sa langue un esprit à triple dard, dans sa tête une mémoire infaillible faisaient de cette vieille femme une véritable puissance. Elle avait dans le parchemin de sa cervelle tout celui du cabinet des chartes et connaissait les alliances des maisons princières, ducales et comtales de l’Europe, à savoir où étaient les derniers germains de Charlemagne. Aussi nulle usurpation de titre ne pouvait-elle lui échapper. Les jeunes gens qui voulaient être bien vus, les ambitieux, les jeunes femmes lui rendaient de constants hommages. Son salon faisait autorité dans le faubourg Saint-Germain. Les mots de ce Talleyrand femelle restaient comme des arrêts. Certaines personnes venaient prendre chez elle des avis sur l’étiquette ou les usages, et y chercher des leçons de bon goût. Certes, nulle vieille femme ne savait comme elle empocher sa tabatière; et elle avait, en s’asseyant ou en se croisant les jambes, des mouvements de jupe d’une précision, d’une grâce qui désespérait les jeunes femmes les plus élégantes. Sa voix lui était demeurée dans la tête pendant le tiers de sa vie, mais elle n’avait pu l’empêcher de descendre dans les membranes du nez, ce qui la rendait étrangement significative. De sa grande fortune il lui restait cent cinquante mille livres en bois, généreusement rendus par Napoléon. Ainsi, biens et personne, tout en elle était considérable. Cette curieuse antique était dans une bergère au coin de la cheminée et causait avec le vidame de Pamiers, autre ruine contemporaine. Ce vieux seigneur, ancien Commandeur de l’Ordre de Malte, était un homme grand, long et fluet, dont le col était toujours serré de manière à lui comprimer les joues qui débordaient légèrement la cravate et à lui maintenir la tête haute; attitude pleine de suffisance chez certaines gens, mais justifiée chez lui par un esprit voltairien. Ses yeux à fleur de tête semblaient tout voir et avaient effectivement tout vu. Il mettait du coton dans ses oreilles. Enfin sa personne offrait dans l’ensemble un modèle parfait des lignes aristocratiques, lignes menues et frêles, souples et agréables, qui, semblables à celles du serpent, peuvent à volonté se courber, se dresser, devenir coulantes ou roides.

Le duc de Navarreins se promenait de long en large dans le salon avec monsieur le duc de Grandlieu. Tous deux étaient des hommes âgés de cinquante-cinq ans, encore verts, gros et courts, bien nourris, le teint un peu rouge, les yeux fatigués, les lèvres inférieures déjà pendantes. Sans le ton exquis de leur langage, sans l’affable politesse de leurs manières, sans leur aisance qui pouvait tout à coup se changer en impertinence, un observateur superficiel aurait pu les prendre pour des banquiers. Mais toute erreur devait cesser en écoutant leur conversation armée de précautions avec ceux qu’ils redoutaient, sèche ou vide avec leurs égaux, perfide pour les inférieurs que les gens de cour ou les hommes d’état savent apprivoiser par de verbeuses délicatesses et blesser par un mot inattendu. Tels étaient les représentants de cette grande noblesse qui voulait mourir ou rester tout entière, qui méritait autant d’éloge que de blâme, et sera toujours imparfaitement jugée jusqu’à ce qu’un poète l’ait montrée heureuse d’obéir au roi en expirant sous la hache de Richelieu, et méprisant la guillotine de 89 comme une sale vengeance.

Ces quatre personnages se distinguaient tous par une voix grêle, particulièrement en harmonie avec leurs idées et leur maintien. D’ailleurs, la plus parfaite égalité régnait entre eux. L’habitude prise par eux à la cour de cacher leurs émotions les empêchait sans doute de manifester le déplaisir que leur causait l’incartade de leur jeune parente.

Pour empêcher les critiques de taxer de puérilité le commencement de la scène suivante, peut-être est-il nécessaire de faire observer ici que Locke se trouvant dans la compagnie de seigneurs anglais renommés pour leur esprit, distingués autant par leurs manières que par leur consistance politique, s’amusa méchamment à sténographier leur conversation par un procédé particulier, et les fit éclater de rire en la leur lisant, afin de savoir d’eux ce qu’on en pouvait tirer. En effet, les classes élevées ont en tout pays un jargon de clinquant qui, lavé dans les cendres littéraires ou philosophiques, donne infiniment peu d’or au creuset. A tous les étages de la société, sauf quelques salons parisiens, l’observateur retrouve les mêmes ridicules que différencient seulement la transparence ou l’épaisseur du vernis. Ainsi, les conversations substantielles sont l’exception sociale, et le béotianisme défraie habituellement les diverses zones du monde. Si forcément on parle beaucoup dans les hautes sphères, on y pense peu. Penser est une fatigue, et les riches aiment à voir couler la vie sans grand effort. Aussi est-ce en comparant le fond des plaisanteries par échelons, depuis le gamin de Paris jusqu’au pair de France, que l’observateur comprend le mot de monsieur de Talleyrand: Les manières sont tout, traduction élégante de cet axiome judiciaire: La forme emporte le fond. Aux yeux du poète, l’avantage restera aux classes inférieures qui ne manquent jamais à donner un rude cachet de poésie à leurs pensées. Cette observation fera peut-être aussi comprendre l’infertilité des salons, leur vide, leur peu de profondeur, et la répugnance que les gens supérieurs éprouvent à faire le méchant commerce d’y échanger leurs pensées.

Le duc s’arrêta soudain, comme s’il concevait une idée lumineuse, et dit à son voisin:—Vous avez donc vendu Thornthon?

—Non, il est malade. J’ai bien peur de le perdre, et j’en serais désolé; c’est un cheval excellent à la chasse. Savez-vous comment va la duchesse de Marigny?

—Non, je n’y suis pas allé ce matin. Je sortais pour la voir, quand vous êtes venu me parler d’Antoinette. Mais elle avait été fort mal hier, l’on en désespérait, elle a été administrée.

—Sa mort changera la position de votre cousin.

—En rien, elle a fait ses partages de son vivant et s’était réservé une pension que lui paye sa nièce, madame de Soulanges, à laquelle elle a donné sa terre de Guébriant à rente viagère.

—Ce sera une grande perte pour la société. Elle était bonne femme. Sa famille aura de moins une personne dont les conseils et l’expérience avaient de la portée. Entre nous soit dit, elle était le chef de la maison. Son fils, Marigny, est un aimable homme; il a du trait; il sait causer. Il est agréable, très-agréable; oh! pour agréable, il l’est sans contredit; mais.... aucun esprit de conduite. Eh bien! c’est extraordinaire, il est très-fin. L’autre jour, il dînait au Cercle avec tous ces richards de la Chaussée-d’Antin, et votre oncle (qui va toujours y faire sa partie) le voit. Étonné de le rencontrer là, il lui demande s’il est du Cercle.—«Oui, je ne vais plus dans le monde, je vis avec les banquiers.» Vous savez pourquoi? dit le marquis en jetant au duc un fin sourire.

—Non.

—Il est amouraché d’une nouvelle mariée, cette petite madame Keller, la fille de Grandville, une femme que l’on dit fort à la mode dans ce monde-là.

—Mais Antoinette ne s’ennuie pas, à ce qu’il paraît, dit le vieux vidame.

—L’affection que je porte à cette petite femme me fait prendre en ce moment un singulier passe-temps, lui répondit la princesse en empochant sa tabatière.

—Ma chère tante, dit le duc en s’arrêtant, je suis désespéré. Il n’y avait qu’un homme de Bonaparte capable d’exiger d’une femme comme il faut de semblables inconvenances. Entre nous soit dit, Antoinette aurait dû choisir mieux.

—Mon cher, répondit la princesse, les Montriveau sont anciens et fort bien alliés, ils tiennent à toute la haute noblesse de Bourgogne. Si les Rivaudoult d’Arschoot, de la branche Dulmen, finissaient en Gallicie, les Montriveau succéderaient aux biens et aux titres d’Arschoot; ils en héritent par leur bisaïeul.

—Vous en êtes sûre?...

—Je le sais mieux que ne le savait le père de celui-ci, que je voyais beaucoup et à qui je l’ai appris. Quoique chevalier des ordres, il s’en moqua; c’était un encyclopédiste. Mais son frère en a bien profité dans l’émigration. J’ai ouï dire que ses parents du nord avaient été parfaits pour lui...

—Oui, certes. Le comte de Montriveau est mort à Pétersbourg où je l’ai rencontré, dit le vidame. C’était un gros homme qui avait une incroyable passion pour les huîtres.

—Combien en mangeait-il donc? dit le duc de Grandlieu.

—Tous les jours dix douzaines.

—Sans être incommodé?

—Pas le moins du monde.

—Oh! mais c’est extraordinaire! Ce goût ne lui a donné ni la pierre, ni la goutte, ni aucune incommodité?

—Non, il s’est parfaitement porté, il est mort par accident.

—Par accident! La nature lui avait dit de manger des huîtres, elles lui étaient probablement nécessaires; car, jusqu’à un certain point, nos goûts prédominants sont des conditions de notre existence.

—Je suis de votre avis, dit la princesse en souriant.

—Madame, vous entendez toujours malicieusement les choses, dit le marquis.

—Je veux seulement vous faire comprendre que ces choses seraient très-mal entendues par une jeune femme, répondit-elle.

Elle s’interrompit pour dire:—Mais ma nièce! ma nièce!

—Chère tante, dit monsieur de Navarreins, je ne peux pas encore croire qu’elle soit allée chez monsieur de Montriveau.

—Bah! fit la princesse.

—Quelle est votre idée, vidame? demanda le marquis.

—Si la duchesse était naïve, je croirais...

—Mais une femme qui aime devient naïve, mon pauvre vidame. Vous vieillissez donc?

—Enfin, que faire? dit le duc.

—Si ma chère nièce est sage, répondit la princesse, elle ira ce soir à la Cour, puisque, par bonheur, nous sommes un lundi, jour de réception; vous verrez à la bien entourer et à démentir ce bruit ridicule. Il y a mille moyens d’expliquer les choses; et si le marquis de Montriveau est un galant homme, il s’y prêtera. Nous ferons entendre raison à ces enfants-là...

—Mais il est difficile de rompre en visière à monsieur de Montriveau, chère tante, c’est un élève de Bonaparte, et il a une position. Comment donc! c’est un seigneur du jour, il a un commandement important dans la Garde, où il est très-utile. Il n’a pas la moindre ambition. Au premier mot qui lui déplairait, il est homme à dire au roi:—Voilà ma démission, laissez-moi tranquille.

—Comment pense-t-il donc?

—Très-mal.

—Vraiment, dit la princesse, le roi reste ce qu’il a toujours été, un jacobin fleurdelisé.

—Oh! un peu modéré, dit le vidame.

—Non, je le connais de longue date. L’homme qui disait à sa femme, le jour où elle assista au premier grand couvert: «Voilà nos gens!» en lui montrant la cour, ne pouvait être qu’un noir scélérat. Je retrouve parfaitement MONSIEUR dans le Roi. Le mauvais frère qui votait si mal dans son bureau de l’Assemblée constituante doit pactiser avec les Libéraux, les laisser parler, discuter. Ce cagot de philosophie sera tout aussi dangereux pour son cadet qu’il l’a été pour l’aîné; car je ne sais si son successeur pourra se tirer des embarras que se plaît à lui créer ce gros homme de petit esprit; d’ailleurs il l’exècre, et serait heureux de se dire en mourant: Il ne règnera pas long-temps.

—Ma tante, c’est le Roi, j’ai l’honneur de lui appartenir, et...

—Mais, mon cher, votre charge vous ôte-t-elle votre franc-parler! Vous êtes d’aussi bonne maison que les Bourbons. Si les Guise avaient eu un peu plus de résolution, Sa Majesté serait un pauvre sire aujourd’hui. Je m’en vais de ce monde à temps, la noblesse est morte. Oui, tout est perdu pour vous, mes enfants, dit-elle en regardant le vidame. Est-ce que la conduite de ma nièce devrait occuper la ville? Elle a eu tort, je ne l’approuve pas, un scandale inutile est une faute; aussi douté-je encore de ce manque aux convenances, je l’ai élevée et je sais que...

En ce moment la duchesse sortit de son boudoir. Elle avait reconnu la voix de sa tante et entendu prononcer le nom de Montriveau. Elle était dans un déshabillé du matin, et, quand elle se montra, monsieur de Grandlieu, qui regardait insouciamment par la croisée, vit revenir la voiture de sa nièce sans elle.

—Ma chère fille, lui dit le duc en lui prenant la tête et l’embrassant au front, tu ne sais donc pas ce qui se passe?

—Que se passe-t-il d’extraordinaire, cher père?

—Mais tout Paris te croit chez monsieur de Montriveau.

—Ma chère Antoinette, tu n’es pas sortie, n’est-ce pas? dit la princesse en lui tendant la main que la duchesse baisa avec une respectueuse affection.

—Non, chère mère, je ne suis pas sortie. Et, dit-elle en se retournant pour saluer le vidame et le marquis, j’ai voulu que tout Paris me crût chez monsieur de Montriveau.

Le duc leva les mains au ciel, se les frappa désespérément et se croisa les bras.

—Mais vous ne savez donc pas ce qui résultera de ce coup de tête? dit-il enfin.

La vieille princesse s’était subitement dressée sur ses talons, et regardait la duchesse qui se prit à rougir et baissa les yeux; madame de Chauvry l’attira doucement et lui dit:—Laissez-moi vous baiser, mon petit ange. Puis, elle l’embrassa sur le front fort affectueusement, lui serra la main et reprit en souriant:—Nous ne sommes plus sous les Valois, ma chère fille. Vous avez compromis votre mari, votre état dans le monde; cependant, nous allons aviser à tout réparer.

—Mais, ma chère tante, je ne veux rien réparer. Je désire que tout Paris sache ou dise que j’étais ce matin chez monsieur de Montriveau. Détruire cette croyance, quelque fausse qu’elle soit, est me nuire étrangement.

—Ma fille, vous voulez donc vous perdre, et affliger votre famille?

—Mon père, ma famille, en me sacrifiant à des intérêts, m’a, sans le vouloir, condamnée à d’irréparables malheurs. Vous pouvez me blâmer d’y chercher des adoucissements, mais certes vous me plaindrez.

—Donnez-vous donc mille peines pour établir convenablement des filles! dit en murmurant monsieur de Navarreins au vidame.

—Chère petite, dit la princesse en secouant les grains de tabac tombés sur sa robe, soyez heureuse si vous pouvez; il ne s’agit pas de troubler votre bonheur, mais de l’accorder avec les usages. Nous savons tous, ici, que le mariage est une défectueuse institution tempérée par l’amour. Mais est-il besoin, en prenant un amant, de faire son lit sur le Carrousel? Voyons, ayez un peu de raison, écoutez-nous.

—J’écoute.

—Madame la duchesse, dit le duc de Grandlieu, si les oncles étaient obligés de garder leurs nièces, ils auraient un état dans le monde; la société leur devrait des honneurs, des récompenses, des traitements comme elle en donne aux gens du Roi. Aussi ne suis-je pas venu pour vous parler de mon neveu, mais de vos intérêts. Calculons un peu. Si vous tenez à faire un éclat, je connais le sire, je ne l’aime guère. Langeais est assez avare, personnel en diable; il se séparera de vous, gardera votre fortune, vous laissera pauvre, et conséquemment sans considération. Les cent mille livres de rente que vous avez héritées dernièrement de votre grand’tante maternelle payeront les plaisirs de ses maîtresses, et vous serez liée, garrottée par les lois, obligée de dire amen à ces arrangements-là. Que monsieur de Montriveau vous quitte! Mon Dieu, chère nièce, ne nous colérons point, un homme ne vous abandonnera pas jeune et belle; cependant nous avons vu tant de jolies femmes délaissées, même parmi les princesses, que vous me permettrez une supposition presque impossible, je veux le croire; alors que deviendrez-vous sans mari? Ménagez donc le vôtre au même titre que vous soignez votre beauté, qui est après tout le parachute des femmes, aussi bien qu’un mari. Je vous fais toujours heureuse et aimée; je ne tiens compte d’aucun événement malheureux. Cela étant, par bonheur ou par malheur vous aurez des enfants? Qu’en ferez-vous? Des Montriveau?—Hé! bien, ils ne succéderont point à toute la fortune de leur père. Vous voudrez leur donner toute la vôtre et lui toute la sienne. Mon Dieu, rien n’est plus naturel. Vous trouverez les lois contre vous. Combien avons-nous vu de procès faits par les héritiers légitimes aux enfants de l’amour! J’en entends retentir dans tous les tribunaux du monde. Aurez-vous recours à quelque fidéicommis: si la personne en qui vous mettrez votre confiance vous trompe, à la vérité la justice humaine n’en saura rien; mais vos enfants seront ruinés. Choisissez donc bien! Voyez en quelles perplexités vous êtes. De toute manière vos enfants seront nécessairement sacrifiés aux fantaisies de votre cœur et privés de leur état. Mon Dieu, tant qu’ils seront petits, ils seront charmants; mais ils vous reprocheront un jour d’avoir songé plus à vous qu’à eux. Nous savons tout cela, nous autres vieux gentilshommes. Les enfants deviennent des hommes, et les hommes sont ingrats. N’ai-je pas entendu le jeune de Horn, en Allemagne, disant après souper:—Si ma mère avait été honnête femme, je serais prince régnant. Mais ce SI, nous avons passé notre vie à l’entendre dire aux roturiers, et il a fait la révolution. Quand les hommes ne peuvent accuser ni leur père, ni leur mère, ils s’en prennent à Dieu de leur mauvais sort. En somme, chère enfant, nous sommes ici pour vous éclairer. Hé! bien, je me résume par un mot que vous devez méditer: une femme ne doit jamais donner raison à son mari.

—Mon oncle, j’ai calculé tant que je n’aimais pas. Alors je voyais comme vous des intérêts là où il n’y a plus pour moi que des sentiments, dit la duchesse.

—Mais, ma chère petite, la vie est tout bonnement une complication d’intérêts et de sentiments, lui répliqua le vidame; et pour être heureux, surtout dans la position où vous êtes, il faut tâcher d’accorder ses sentiments avec ses intérêts. Qu’une grisette fasse l’amour à sa fantaisie, cela se conçoit; mais vous avez une jolie fortune, une famille, un titre, une place à la cour, et vous ne devez pas les jeter par la fenêtre. Pour tout concilier, que venons-nous vous demander? De tourner habilement la loi des convenances au lieu de la violer. Hé, mon Dieu, j’ai bientôt quatre-vingts ans, je ne me souviens pas d’avoir rencontré, sous aucun régime, un amour qui valût le prix dont vous voulez payer celui de cet heureux jeune homme.

La duchesse imposa silence au vidame par un regard; et si Montriveau l’avait pu voir, il aurait tout pardonné...

—Ceci serait d’un bel effet au théâtre, dit le duc de Grandlieu, et ne signifie rien quand il s’agit de vos paraphernaux, de votre position et de votre indépendance. Vous n’êtes pas reconnaissante, ma chère nièce. Vous ne trouverez pas beaucoup de familles où les parents soient assez courageux pour apporter les enseignements de l’expérience et faire entendre le langage de la raison à de jeunes têtes folles. Renoncez à votre salut en deux minutes, s’il vous plaît de vous damner; d’accord! Mais réfléchissez bien quand il s’agit de renoncer à vos rentes. Je ne connais pas de confesseur qui nous absolve de la misère. Je me crois le droit de vous parler ainsi; car, si vous vous perdez, moi seul je pourrai vous offrir un asile. Je suis presque l’oncle de Langeais, et moi seul aurai raison en lui donnant tort.

—Ma fille, dit le duc de Navarreins en se réveillant d’une douloureuse méditation, puisque vous parlez de sentiments, laissez-moi vous faire observer qu’une femme qui porte votre nom se doit à des sentiments autres que ceux des gens du commun. Vous voulez donc donner gain de cause aux Libéraux, à ces jésuites de Robespierre qui s’efforcent de honnir la noblesse. Il est certaines choses qu’une Navarreins ne saurait faire sans manquer à toute sa maison. Vous ne seriez pas seule déshonorée.

—Allons, dit la princesse, voilà le déshonneur. Mes enfants, ne faites pas tant de bruit pour la promenade d’une voiture vide, et laissez-moi seule avec Antoinette. Vous viendrez dîner avec moi tous trois. Je me charge d’arranger convenablement les choses. Vous n’y entendez rien, vous autres hommes, vous mettez déjà de l’aigreur dans vos paroles, et je ne veux pas vous voir brouillés avec ma chère fille. Faites-moi donc le plaisir de vous en aller.

Les trois gentilshommes devinèrent sans doute les intentions de la princesse, ils saluèrent leurs parentes; et monsieur de Navarreins vint embrasser sa fille au front, en lui disant:—Allons, chère enfant, sois sage. Si tu veux, il en est encore temps.

—Est-ce que nous ne pourrions pas trouver dans la famille quelque bon garçon qui chercherait dispute à ce Montriveau? dit le vidame en descendant les escaliers.

—Mon bijou, dit la princesse, en faisant signe à son élève de s’asseoir sur une petite chaise basse, près d’elle, quand elles furent seules; je ne sais rien de plus calomnié dans ce bas monde que Dieu et le dix-huitième siècle, car, en me remémorant les choses de ma jeunesse, je ne me rappelle pas qu’une seule duchesse ait foulé aux pieds les convenances comme vous venez de le faire. Les romanciers et les écrivailleurs ont déshonoré le règne de Louis XV, ne les croyez pas. La Dubarry, ma chère, valait bien la veuve Scarron, et elle était meilleure personne. Dans mon temps, une femme savait, au milieu de ses galanteries, garder sa dignité. Les indiscrétions nous ont perdues. De là vient tout le mal. Les philosophes, ces gens de rien que nous mettions dans nos salons, ont eu l’inconvenance et l’ingratitude, pour prix de nos bontés, de faire l’inventaire de nos cœurs, de nous décrier en masse, en détail, et de déblatérer contre le siècle. Le peuple, qui est très-mal placé pour juger quoi que ce soit, a vu le fond des choses, sans en voir la forme. Mais dans ce temps-là, mon cœur, les hommes et les femmes ont été tout aussi remarquables qu’aux autres époques de la monarchie. Pas un de vos Werther, aucune de vos notabilités, comme ça s’appelle, pas un de vos hommes en gants jaunes et dont les pantalons dissimulent la pauvreté de leurs jambes, ne traverserait l’Europe, déguisé en colporteur, pour aller s’enfermer, au risque de la vie et en bravant les poignards du duc de Modène, dans le cabinet de toilette de la fille du régent. Aucun de vos petits poitrinaires à lunettes d’écaille ne se cacherait comme Lauzun, durant six semaines, dans une armoire pour donner du courage à sa maîtresse pendant qu’elle accouchait. Il y avait plus de passion dans le petit doigt de monsieur de Jaucourt que dans toute votre race de disputailleurs qui laissent les femmes pour des amendements! Trouvez-moi donc aujourd’hui des pages qui se fassent hacher et ensevelir sous un plancher pour venir baiser le doigt ganté d’une Konismark? Aujourd’hui, vraiment, il semblerait que les rôles soient changés, et que les femmes doivent se dévouer pour les hommes. Ces messieurs valent moins et s’estiment davantage. Croyez-moi, ma chère, toutes ces aventures qui sont devenues publiques et dont on s’arme aujourd’hui pour assassiner notre bon Louis XV, étaient d’abord secrètes. Sans un tas de poétriaux, de rimailleurs, de moralistes qui entretenaient nos femmes de chambre et en écrivaient les calomnies, notre époque aurait eu littérairement des mœurs. Je justifie le siècle et non sa lisière. Peut-être y a-t-il eu cent femmes de qualité perdues; mais les drôles en ont mis un millier, ainsi que font les gazetiers quand ils évaluent les morts du parti battu. D’ailleurs, je ne sais pas ce que la Révolution et l’Empire peuvent nous reprocher: ces temps-là ont été licencieux, sans esprit, grossiers, fi! tout cela me révolte. Ce sont les mauvais lieux de notre histoire! Ce préambule, ma chère enfant, reprit-elle après une pause, est pour arriver à te dire que si Montriveau te plaît, tu es bien la maîtresse de l’aimer à ton aise, et tant que tu pourras. Je sais, moi, par expérience (à moins de t’enfermer, mais on n’enferme plus aujourd’hui), que tu feras ce qui te plaira; et c’est ce que j’aurais fait à ton âge. Seulement, mon cher bijou, je n’aurais pas abdiqué le droit de faire des ducs de Langeais. Ainsi comporte-toi décemment. Le vidame a raison, aucun homme ne vaut un seul des sacrifices par lesquels nous sommes assez folles pour payer leur amour. Mets-toi donc dans la position de pouvoir, si tu avais le malheur d’en être à te repentir, te trouver encore la femme de monsieur de Langeais. Quand tu seras vieille, tu seras bien aise d’entendre la messe à la cour et non dans un couvent de province, voilà toute la question. Une imprudence, c’est une pension, une vie errante, être à la merci de son amant; c’est l’ennui causé par les impertinences des femmes qui vaudront moins que toi, précisément parce qu’elles auront été très-ignoblement adroites. Il valait cent fois mieux aller chez Montriveau, le soir, en fiacre, déguisée, que d’y envoyer ta voiture en plein jour. Tu es une petite sotte, ma chère enfant! Ta voiture a flatté sa vanité, ta personne lui aurait pris le cœur. Je t’ai dit ce qui est juste et vrai, mais je ne t’en veux pas, moi. Tu es de deux siècles en arrière avec ta fausse grandeur. Allons, laisse-nous arranger tes affaires, dire que le Montriveau aura grisé tes gens, pour satisfaire son amour-propre et te compromettre....

—Au nom du ciel, ma tante, s’écria la duchesse en bondissant, ne le calomniez pas.

—Oh! chère enfant, dit la princesse dont les yeux s’animèrent, je voudrais te voir des illusions qui ne te fussent pas funestes, mais toute illusion doit cesser. Tu m’attendrirais, n’était mon âge. Allons, ne fais de chagrin à personne, ni à lui, ni à nous. Je me charge de contenter tout le monde; mais promets-moi de ne pas te permettre désormais une seule démarche sans me consulter. Conte-moi tout, je te mènerai peut-être à bien.

—Ma tante, je vous promets...

—De me dire tout...

—Oui, tout, tout ce qui pourra se dire.

—Mais, mon cœur, c’est précisément ce qui ne pourra pas se dire que je veux savoir. Entendons-nous bien. Allons, laisse-moi appuyer mes lèvres sèches sur ton beau front. Non, laisse-moi faire, je te défends de baiser mes os. Les vieillards ont une politesse à eux... Allons, conduis-moi jusqu’à mon carrosse, dit-elle après avoir embrassé sa nièce.

—Chère tante, je puis donc aller chez lui déguisée?

—Mais, oui, ça peut toujours se nier, dit la vieille.

La duchesse n’avait clairement perçu que cette idée dans le sermon que la princesse venait de lui faire. Quand madame de Chauvry fut assise dans le coin de sa voiture, madame de Langeais lui dit un gracieux adieu, et remonta chez elle tout heureuse.

—Ma personne lui aurait pris le cœur; elle a raison, ma tante. Un homme ne doit pas refuser une jolie femme, quand elle sait se bien offrir.

Le soir, au cercle de madame la duchesse de Berri, le duc de Navarreins, monsieur de Pamiers, monsieur de Marsay, monsieur de Grandlieu, le duc de Maufrigneuse démentirent victorieusement les bruits offensants qui couraient sur la duchesse de Langeais. Tant d’officiers et de personnes attestèrent avoir vu Montriveau se promenant aux Tuileries pendant la matinée, que cette sotte histoire fut mise sur le compte du hasard, qui prend tout ce qu’on lui donne. Aussi le lendemain la réputation de la duchesse devint-elle, malgré la station de sa voiture, nette et claire comme l’armet de Mambrin après avoir été fourbi par Sancho. Seulement, à deux heures, au bois de Boulogne, monsieur de Ronquerolles passant à côté de Montriveau dans une allée déserte, lui dit en souriant:—Elle va bien, ta duchesse!—Encore et toujours, ajouta-t-il en appliquant un coup de cravache significatif à sa jument qui fila comme un boulet.

Deux jours après son éclat inutile, madame de Langeais écrivit à monsieur de Montriveau une lettre qui resta sans réponse comme les précédentes. Cette fois elle avait pris ses mesures, et corrompu Auguste, le valet de chambre d’Armand. Aussi, le soir, à huit heures, fut-elle introduite chez Armand, dans une chambre tout autre que celle où s’était passée la scène demeurée secrète. La duchesse apprit que le général ne rentrerait pas. Avait-il deux domiciles? Le valet ne voulut pas répondre. Madame de Langeais avait acheté la clef de cette chambre, et non toute la probité de cet homme. Restée seule, elle vit ses quatorze lettres posées sur un vieux guéridon; elles n’étaient ni froissées, ni décachetées; elles n’avaient pas été lues. A cet aspect, elle tomba sur un fauteuil, et perdit pendant un moment toute connaissance. En se réveillant, elle aperçut Auguste, qui lui faisait respirer du vinaigre.

—Une voiture, vite, dit elle.

La voiture venue, elle descendit avec une rapidité convulsive, revint chez elle, se mit au lit, et fit défendre sa porte. Elle resta vingt-quatre heures couchée, ne laissant approcher d’elle que sa femme de chambre qui lui apporta quelques tasses d’infusion de feuilles d’oranger. Suzette entendit sa maîtresse faisant quelques plaintes, et surprit des larmes dans ses yeux éclatants mais cernés. Le surlendemain, après avoir médité dans les larmes du désespoir le parti qu’elle voulait prendre, madame de Langeais eut une conférence avec son homme d’affaires, et le chargea sans doute de quelques préparatifs. Puis elle envoya chercher le vieux vidame de Pamiers. En attendant le commandeur, elle écrivit à monsieur de Montriveau. Le vidame fut exact. Il trouva sa jeune cousine pâle, abattue, mais résignée. Il était environ deux heures après-midi. Jamais cette divine créature n’avait été plus poétique qu’elle ne l’était alors dans les langueurs de son agonie.

—Mon cher cousin, dit-elle au vidame, vos quatre-vingts ans vous valent ce rendez-vous. Oh! ne souriez pas, je vous en supplie, devant une pauvre femme au comble du malheur. Vous êtes un galant homme, et les aventures de votre jeunesse vous ont, j’aime à le croire, inspiré quelque indulgence pour les femmes.

—Pas la moindre, dit-il.

—Vraiment!

—Elles sont heureuses de tout, reprit-il.

—Ah! Eh! bien, vous êtes au cœur de ma famille; vous serez peut-être le dernier parent, le dernier ami de qui j’aurai serré la main; je puis donc réclamer de vous un bon office. Rendez-moi, mon cher vidame, un service que je ne saurais demander à mon père, ni à mon oncle Grandlieu, ni à aucune femme. Vous devez me comprendre. Je vous supplie de m’obéir, et d’oublier que vous m’avez obéi, quelle que soit l’issue de vos démarches. Il s’agit d’aller, muni de cette lettre, chez monsieur de Montriveau, de le voir, de la lui montrer, de lui demander, comme vous savez d’homme à homme demander les choses, car vous avez entre vous une probité, des sentiments que vous oubliez avec nous, de lui demander s’il voudra bien la lire, non pas en votre présence, les hommes se cachent certaines émotions. Je vous autorise, pour le décider, et si vous le jugez nécessaire, à lui dire qu’il s’en va de ma vie ou de ma mort. S’il daigne...

—Daigne! fit le commandeur.

—S’il daigne la lire, reprit avec dignité la duchesse, faites-lui une dernière observation. Vous le verrez à cinq heures, il dîne à cette heure, chez lui, aujourd’hui, je le sais; eh! bien, il doit, pour toute réponse, venir me voir. Si trois heures après, si à huit heures, il n’est pas sorti, tout sera dit. La duchesse de Langeais aura disparu de ce monde. Je ne serai pas morte, cher, non; mais aucun pouvoir humain ne me retrouvera sur cette terre. Venez dîner avec moi, j’aurai du moins un ami pour m’assister dans mes dernières angoisses. Oui, ce soir, mon cher cousin, ma vie sera décidée; et quoi qu’il arrive, elle ne peut être que cruellement ardente. Allez, silence, je ne veux rien entendre qui ressemble soit à des observations, soit à des avis.—Causons, rions, dit-elle en lui tendant une main qu’il baisa. Soyons comme deux vieillards philosophes qui savent jouir de la vie jusqu’au moment de leur mort. Je me parerai, je serai bien coquette pour vous. Vous serez peut-être le dernier homme qui aura vu la duchesse de Langeais.

Le vidame ne répondit rien, il salua, prit la lettre et fit la commission. Il revint à cinq heures, trouva sa cousine mise avec recherche, délicieuse enfin. Le salon était paré de fleurs comme pour une fête. Le repas fut exquis. Pour ce vieillard, la duchesse fit jouer tous les brillants de son esprit, et se montra plus attrayante qu’elle ne l’avait jamais été. Le commandeur voulut d’abord voir une plaisanterie de jeune femme dans tous ces apprêts; mais, de temps à autre, la fausse magie des séductions déployées par sa cousine pâlissait. Tantôt, il la surprenait à tressaillir émue par une sorte de terreur soudaine; et tantôt elle semblait écouter dans le silence. Alors, s’il lui disait:—Qu’avez-vous?

—Chut! répondait-elle.

A sept heures elle le quitta, revint promptement, mais habillée comme aurait pu l’être sa femme de chambre pour un voyage. Elle réclama le bras du vieillard qu’elle voulut pour compagnon, se jeta dans une voiture de louage, et tous deux furent, vers les huit heures moins un quart, à la porte de monsieur de Montriveau.

Armand, lui, pendant ce temps, avait médité la lettre suivante:

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