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La coucaratcha (II/III)

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Quelle folie de ne savoir pas se borner à n'aimer la créature que comme on doit aimer ce qui est sujet à périr!

Confessions de Saint-Augustin, LIV. IV, ch. VII.

CHAPITRE PREMIER.

...Je venais de faire une campagne de deux ans dans l'Inde. De retour à Paris depuis six mois, j'avais pour maîtresse la femme d'un de mes amis d'enfance.

C'était une fort jolie femme, un véritable type de race et de distinction; frêle, blanche, délicate, nerveuse, pâle avec de grands yeux bruns qui voyaient à peine; l'air fier et hautain; un pied charmant; une main et une taille divines; de l'esprit; de l'âme! de l'âme... ni peu ni trop, mais juste ce qu'il en fallait pour mettre quelque poésie dans notre liaison, sans tomber dans les exigences et les ennuis de la passion...

Un soir que nous avions dîné seuls, mon ami, sa femme et moi, il demanda sa voiture et dit:

—Je vous quitte, Jenny, car j'ai affaire et c'est votre jour d'Opéra je crois...

—Oui, répondit Jenny; mais j'ai donné ma loge aux Bressac.

—Et que ferez-vous?

—Je ne sais trop... Comme c'est le mercredi de madame d'Arville, j'irai peut-être un moment...

Je me levai, et me disposais à sortir avec mon ami quand sa femme me dit:

—Je ne vous renvoie pas, au moins; je n'ai demandé ma toilette que pour neuf ou dix heures...

—Je m'inclinai...

—Sans doute, si tu n'as rien à faire, reste avec ma femme, tu lui tiendras compagnie: car j'ai un diable de rendez-vous de notaire que je ne puis remettre.

—Adieu, Jenny, dit-il à sa femme en lui baisant la main; et, se tournant vers moi: «N'oublie pas que j'irai te prendre demain à deux heures, pour aller voir cet hôtel de la rue de Londres.

Et il sortit.

Quand le roulement de la voiture de mon ami m'eut appris son départ définitif, je quittai ma chaise, et j'allai m'asseoir sur la causeuse près de Jenny.

—Voyez pourtant ce que je vous sacrifie, Arthur!... me dit-elle avec un soupir.

Cette réflexion était si étrange après une intimité de trois mois, si peu en harmonie avec ce qui venait de se dire et de se passer, que n'y comprenant en vérité rien du tout, je lui répondis:

—Comment.... Jenny.... quel sacrifice!...

—Elle ne me répondit rien, prit sa cassolette sur une petite table, me tourna le dos, et se mit à jouer avec ce bijou d'un air boudeur et piqué.

—Ah! lui dis-je en baisant ses jolies épaules,—je conçois.—Ecoutez, ma chère;—nous sommes convenus d'être francs..., je veux donc vous dire ce qui vous contrarie.—Vous m'avez parlé de sacrifice parce que vous avez peut-être lu ce matin le roman de quelque passion malheureuse, ou que le cours fantasque de vos idées vous porte à causer ce soir faute et remords. D'honneur, je ne vous aurais pas refusé cette distraction, si j'avais été prévenu, si vous aviez amené ce sujet plus naturellement... Mais, en vérité, cela venait si peu à propos, au moment où ce cher Octave vous quittait pour son notaire, que je n'ai pu réprimer un mouvement de surprise... Or, cette surprise vous empêche d'utiliser la disposition d'esprit dans laquelle vous étiez ce soir, et vous m'en voulez... Est-ce cela?

Jenny sourit presque...

—Allons, j'ai deviné juste, et puisque nous sommes en veine de franchise, laissez-moi donc vous dire que, d'ailleurs c'était un mauvais thême... que le sacrifice.—Entre nous et dans une liaison comme la nôtre, qu'est-ce que vous sacrifiez? Etre adorée et environnée de soins, d'hommages, avoir la conscience de tout ce qu'on fait pour vous plaire, vous appelez cela vous sacrifier! A la bonne heure... c'est une conséquence de l'habitude où nous sommes, nous autres, de vous remercier du bonheur que nous vous donnons...

—A merveille!... Et notre réputation? et nos principes?

—Voilà un double emploi de mots, réputation dit tout. Eh bien! en ne s'écrivant pas, et en ayant pour amant un galant homme qui sache vivre, la réputation demeure intacte.

—J'admets cela... et nos principes?

—Oui..., mais moi je n'admets pas vos principes...

—Arthur..., vous déraisonnez, ou vous êtes d'une fatuité ridicule.

—Mais c'est au contraire parce que je ne suis pas fat, et que je me compte pour fort peu que je ne crois pas aux principes...

Comment voulez-vous sérieusement que je puisse croire à l'influence de ce que vous appelez vos principes,—quand je vois un aussi mince mérite que le mien en triompher? Et encore le mérite n'est rien... Si au moins je vous avais prouvé mon amour par un dévoûment sans bornes, une constance désintéressée, parfaite; mais non; je ne vous avais jamais vue, il y a six mois; je me suis occupé de vous comme on s'occupe de toutes les femmes; vous m'avez accueilli comme on accueille tous les hommes, et j'ai été heureux, parce que le bonheur entrait dans nos arrangements de position, de relation. Vous ne me devrez pas plus que je vous dois, nous avons cherché chacun nos convenances, nous les avons trouvées; jouissons-en, mais ne parlons pas de sacrifice.

—En vérité, ne dirait-on pas que ce mot doit être rayé de notre langue!.....

—Et le remords!... n'est-ce pas un sacrifice que de s'y exposer?

—Mais nous avons traité la question du remords en parlant de la réputation. Le remords.., c'est la peur d'être découvert... Or, avec de la prudence et du mystère... on n'a pas de remords.

—Vous êtes dans un de vos jours de paradoxes: soit! c'est une coquetterie de votre part... parce que vous savez que rien ne me séduit et ne m'amuse autant que les paradoxes... Aussi, à bien prendre, mon amour pour vous n'est-il...

—Qu'un paradoxe.

—Vous l'avez dit... Mais, pour en revenir à notre discussion, vous niez donc qu'une femme puisse faire un sacrifice à son amant?

—Pas du tout... Je nie qu'entre nous jusqu'à présent, nous nous soyons fait le moindre sacrifice; et je dirai plus..., c'est que si quelqu'un en a fait, c'est plutôt moi...

—C'est fort amusant!... et comment cela?

—Ecoutez donc, Jenny, vous êtes mariée, et je ne le suis pas; vous n'avez pas à songer à un avenir, vous; et je me trouve dans la même position qu'une jeune personne à établir qui a un amant...

—Fou que vous êtes!

—Le fait est si vrai que si je mourais demain, j'aurais sur mon cercueil une couronne de roses blanches et de beaux draps blancs; et, mon Dieu! tout autant d'emblêmes de candeur et de pureté qu'un ange de seize ans qui va monter au ciel... ce que c'est que le monde!...

—Et les occasions dans lesquelles une femme peut faire un sacrifice à son amant sont fort rares sans doute, Monsieur? reprit Jenny.

—Heureusement,—fort rares, presqu'impossibles à rencontrer, en France surtout... grâces à nos mœurs et à notre divine corruption, qui, jusque dans le vice, veulent l'aise, le repos, et surtout la liberté.

—Et ailleurs?

—Oh! ailleurs c'est différent... Dans un pays presque sauvage, cela se peut...., cela est..., cela même a été..., je puis le dire...

—Ah! mon Dieu! un fait personnel à vous peut-être?...

—Mais oui..., peut-être...

—Oh! racontez-moi donc cela, je vous en prie!

—Si j'étais fat... je dirais que vous seriez jalouse..., j'aime mieux dire que cela vous ennuierait.

—Vous savez bien que non, que rien ne m'intéresse autant que de vous entendre parler de vos voyages... Mais vous voulez en parler si rarement...—Voyons..., Arthur, je vous en prie... Oh! conte-moi cela..., je le veux!...

—Eh bien! écoute donc, dis-je à Jenny.—

CHAPITRE II.

«Il y a de cela environ dix-huit mois, j'étais dans l'Inde. L'amiral *** m'avait chargé d'une mission assez importante pour... (pardonnez-moi cet horrible mot) pour Vizagapatnam. Je partis de Madras, je remplis mes instructions, et je revins... Je n'étais plus qu'à quinze lieues de cette ville, lorsqu'un accident, arrivé à un des hommes qui portaient mon palanquin, m'obligea de m'arrêter dans un village appelé Tschina-Marmelong (encore pardon du nom); mais dans l'Inde, ils sont tous comme ça.

«Je ramenai avec moi un de mes officiers, excellent homme, nommé Duclos, qui n'avait qu'un défaut: c'était d'aimer à savoir le matin ce qu'il devait faire dans la journée, et de se désespérer quand un événement imprévu venait bouleverser ses arrangements.

«Or, à défaut d'événements imprévus, moi je me chargeais toujours de déranger ses plans, parce qu'alors rien ne m'amusait tant que sa colère et ses lamentations. Tu conçois bien qu'en route il faut se distraire.

«Quand M. Duclos eut bien gémi sur le retard qui nous retenait dans la chaudrerie de ce village, il me dit:—Enfin nous voilà tranquilles jusqu'à demain..., que ferons-nous? J'aime à savoir sur quoi compter (c'était son mot).

«—Mais..., lui dis-je, ce que nous pouvons faire de mieux, c'est de souper et de nous coucher ensuite, et de dormir si les moustiques nous le permettent.

«—A la bonne heure, me répondit l'excellent homme, car j'aime à savoir sur quoi compter... Je vais donc aller me promener dans cette rizière en attendant l'heure du repas; cela me donnera de l'appétit, et me préparera à bien dormir.

«Il s'en fut, et je me promis bien qu'il souperait, qu'il se coucherait, et qu'il dormirait le moins qu'il me serait possible.

«La chaudrerie se remplissait de voyageurs; une chaudrerie, Jenny, est un caravansérail, une auberge publique fondée par de bonnes âmes, où l'on trouve pour rien l'eau et le couvert, et dans quelques endroits des aliments pour les pauvres.

«Bientôt notre compagnie fut augmentée d'une troupe de daatcheries ou danseuses ambulantes, accompagnées de leurs musiciens.

«Après que ces bayadères, selon le vœu de leur religion, qui prescrit deux ablutions par jour, eurent été se baigner dans l'étang, la conductrice ou bidda de la troupe vint me saluer en me présentant un bouquet, et me demander, au nom de sa compagnie, la permission de danser devant moi.

«Cette demande fut pour moi un coup du ciel. Je décidai mentalement qu'au lieu de souper, de se coucher et de dormir, le malheureux, ou plutôt l'heureux Duclos ne souperait pas, assisterait au bal, et veillerait toute la nuit.

«Je dis donc à cette femme que j'aurais le plus grand plaisir à voir danser sa troupe, mais qu'il fallait attendre pour cela l'arrivée de mon camarade.

«A peine eus-je fait connaître ma détermination, que tous les assistants témoignèrent leur joie par les exclamations de nela doré! maaradjha! ce qui veut dire grand prince et brave seigneur.

«On mit donc de petites lampes d'argile sur les niches pratiquées à cet usage dans les murs de la chaudrerie; j'ordonnai à mes porteurs d'aller abattre de nombreuses branches de tamarin et de manguiers, dont on joncha la grande salle... Je fis apporter le matelas de mon palanquin dans un coin; mon fidèle Fritz me fit un bowl de punch à l'arrach.... J'allumai mon kouka, et j'attendis Duclos...

Tu aurais ri comme moi, Jenny, en voyant l'air étonné, stupide de ce pauvre homme à l'aspect de tout ce monde, de cet éclat, de cette verdure éclairée par les lampes, de cet air de fête enfin qui semblait présager quelque chose de si fatal pour son souper et son sommeil.

«Il se fit jour à travers la foule, et s'approchant de moi...—Eh bien! me dit-il..., nous ne soupons donc plus à présent? C'est insoutenable, avec vous on ne peut compter sur rien... Encore une fois... nous ne soupons donc plus?

«—Pas du tout, mon cher monsieur Duclos..., puisque nous sommes au bal... Et pour preuve, j'ordonnai à mon principal corelis d'aller prévenir les bayadères.

«—Au bal, au bal..., alors pourquoi me faites-vous compter sur le souper et le sommeil?... Je m'arrange dans cette idée, maintenant c'est le contraire...

«—C'était une surprise, mon cher Duclos.....

«—Mais, mon Dieu, vous savez que justement ce que j'abhorre le plus au monde, c'est une surprise...

«—Madame Duclos ne vous a donc jamais souhaité votre fête avec une couronne et des pétards, monsieur Duclos?...

«—Si Monsieur....., me répondit-il, mais nous tressions la couronne ensemble quinze jours à l'avance, et c'est moi qui allumais les pétards.

«—Allons, un verre de punch à la santé de madame Duclos, qui ne vous faisait pas de surprise...

«—Je vous remercie bien, Monsieur.—Quand je m'attends à boire du punch, je bois du punch; quand je m'attends à souper, je soupe,—ou si je ne soupe pas, au moins je ne bois pas de punch,—me répondit-il d'un air piqué.

«Le fait est qu'il était désespéré; car cet excellent homme poussait si loin cet amour du prévu, que lors de notre combat de Tarifa, en 18..., ce qui le contraria le plus fut, non pas le danger qu'il affronta avec une froide intrépidité, mais ce fut le désordre que cet incident inattendu jeta dans sa journée.

«La danse commença,—elles étaient sept bayadères. La musique résonna, et fit retentir la chaudrerie des sons perçants des cymbales, des caresas, des matatans et autres instruments du pays.

«C'est qu'en vérité, Jenny, elles étaient charmantes: leur costume était si séduisant, leurs cheveux si noirs, si lisses; et puis les petites plaques d'or attachées à un filet de soie pourpre qu'elles se posent sur le sommet de la tête, leurs longues boucles d'oreilles, les anneaux d'or et d'argent qui entourent leurs jambes et leurs bras..., leurs robes d'étoffe de soie rayée, attachées sur les hanches avec une ceinture d'argent battu...; tout cela était si élégant, si oriental..., leurs poses enfin lascives et passionnées, avaient un caractère si particulier, que j'eusse donné et donnerais encore vingt de vos brillants ballets d'Opéra pour cette danse naïve des daatcheries dans une pauvre chaudrerie du Carnate.

«Quand le bal eut duré environ une heure, je leur fis signe de cesser, au grand chagrin de Duclos, dont les yeux s'animaient, et qui avait fini par jouir de la danse, du kouka et du punch, comme s'il s'y fût attendu depuis huit jours...; de Duclos, qui, paraissant oublier les couronnes conjugales et les pétards de madame Duclos, semblait s'abandonner à des pensées malhonnêtes.

«Comme je parlais passablement la langue hindoue, je remerciai ces bonnes filles, en les assurant que Rambhé, la déesse de la danse, ne les surpassait pas; mais je les priai de chanter quelque peu...

«Mes louanges leur plurent, les surprirent beaucoup de la part d'un Européen; et elles me demandèrent ce qu'elles pourraient chanter pour m'être agréable.—Je leur indiquai la Kamie, que j'aimais beaucoup et que j'avais déjà entendue à Surate.

Elles me chantèrent donc les aventures de la princesse Bedd'hia, épopée maratte pleine de grâce et de fraîcheur.

«Il était minuit lorsque leurs chants cessèrent. Elles voulurent commencer un autre giez ou poëme; mais je les remerciai, et après que, selon l'usage, j'eus offert à la première danseuse mon présent sur un plateau couvert de feuilles de bétel et de noix d'arèque,—tous les spectateurs se retirèrent, les uns dans leurs huttes, les autres dans la chaudrerie.

«Duclos voulut se coucher (il ne soupa pas) sous l'appentis; quant à moi je fis porter mon palanquin sous un énorme cocotier, et je m'y étendis, respirant avec délice l'odeur vive et pénétrante de cette végétation si nourrie et si parfumée...

«A peine étais-je endormi qu'un mouvement fait à la couverture de mon palanquin m'éveilla... Qui est là? dis-je assez étonné...

«Une voix de femme me répondit:

«C'est moi, monsieur, la bidda des daatcheries; je viens vers vous avec mille compliments de la jeune fille au corset jaune et à la couronne de mongaries,—Daja.—Son cœur s'est ouvert en votre faveur comme le sourdjoupers s'ouvre aux rayons du soleil!

«Recevez le bétel qu'elle vous a préparé elle-même. Elle est assise au pied de votre palanquin, où elle attend vos ordres.

«Le diable m'emporte, Jenny, si je me rappelais la danseuse au corset jaune! D'ailleurs, j'avais envie de dormir, je voulais repartir le lendemain de bonne heure pour Madras; et puis enfin ces avances m'eussent peut-être convenu la veille, le lendemain,—mais alors elles ne me convenaient pas. Aussi je remerciai la bidda de son honnête intervention, et l'engageai à aller offrir le bétel d'amour à mon ami Duclos, dans l'intention de lui ménager une surprise de plus.

«Tembrane meharsa! Dieu seul est grand! me répondit la bidda; ce qui me parut peu concluant relativement à la surprise que je l'engageais à faire à Duclos. Elle s'en alla.

«Le lendemain, les corelis nous éveillèrent. Duclos était prêt, et nous nous disposions à partir, lorsque les daatcheries vinrent prendre congé de moi.

Je cherchais, par pure curiosité..., la jeune fille au corset jaune..., elle n'y était pas... Je la demandai à la bidda, qui l'appela. Elle vint un moment sur la porte de la chaudrerie, me regarda avec fierté, colère et mépris, porta ensuite la main sur la poitrine pour me saluer, et disparut.

«Nous partîmes. A cent pas de la chaudrerie, je soulevai un des pans de mon palanquin; et comme je regardais dans la direction du village, je vis avec étonnement Daja qui paraissait avoir pleuré; car elle s'essuyait les yeux, et deux de ses compagnes semblaient la consoler...»

—Mais était-elle jolie, cette fille? me demanda Jenny avec impatience.

—Ravissante et faite à peindre! lui répondis-je.

CHAPITRE III.

«Je ne sais pourquoi, pendant toute la route, continuai-je en souriant du léger nuage qui avait obscurci le front de Jenny, je ne sais pourquoi le souvenir de Daja me poursuivit. J'avais beau me dire que ce n'était après tout qu'une fille, une de ces bayadères qui se livrent au premier venu; j'avais beau me faire tous les raisonnements du monde, boire du punch, faire courir mes porteurs, mâcher du bétel, ménager des surprises à Duclos, ou fumer de l'opium: rien ne pouvait me distraire de la pensée qui m'obsédait.»

—Et c'était une fille? me demanda Jenny.

—Oh! tout ce qu'il y a de plus fille! «Enfin, n'y pouvant plus tenir, le soir de notre arrivée à Tunipatnam, au moment où nos porteurs allaient se coucher..., j'allai trouver Duclos.

«L'excellent homme se préparait à monter dans son hamac qu'il avait amoureusement suspendu dans un coin bien obscur de la nouvelle chaudrerie où nous venions d'arriver.

«L'infortuné Duclos ne soupçonnait pas le moins du monde le but de ma visite; car me montrant avec complaisance l'installation de son hamac, qui à vrai dire donnait envie de s'y coucher, tant cela était bien arrangé, frais et tranquille:

«—Avouez, me dit le brave homme, que je vais passer une fameuse nuit dans ce bon petit coin-là!»

—En vérité, Jenny, il me fallut un courage surhumain pour sacrifier Duclos à Daja, pour renverser d'un souffle ce bonheur si bien apprêté: j'eus ce courage, cet admirable courage.

«—Je suis désolé, mon cher Duclos, lui dis-je, mais nous repartons à l'instant... nous retournons sur nos pas...

«—Farceur de commandant!—me dit Duclos en sautant d'un bond dans son hamac, et faisant avec calme toutes ses dispositions pour sa nuit, arrangeant son oreiller, poussant son traversin..., tant il était loin de penser à l'affreux imprévu qui le menaçait...

«—Je ne plaisante pas, monsieur Duclos, dis-je très sérieusement, nous partons... Voici mes porteurs qui viennent me prendre... J'ai fait aussi prévenir les vôtres.

«Duclos se croyait sous l'obsession d'un horrible cauchemar...—Retourner sur ses pas! à cette heure!... retourner!... se lever!... disait-il à voix entrecoupée en se tâtant pour voir s'il n'était pas le jouet d'une illusion...

«—Oui, il faut partir... et à l'instant..... Voyons, Duclos, du courage...

«—Allons donc! je ne pars pas..., non je ne partirai fichtre pas! dit tout à coup mon homme se raidissant dans son hamac comme un désespéré, et me regardant d'un air hagard.

«—Monsieur Duclos, lui dis-je, j'ai pu oublier un instant que j'étais votre supérieur, maintenant je vous l'ordonne.

«—Mais monsieur, pourquoi retourner?

«—Monsieur, je n'ai de compte à rendre qu'à l'amiral, et vous devez m'obéir aveuglément...

«M. Duclos, ne répondit pas un mot, s'habilla, fit décrocher son hamac, monta dans son douli et suivit mon palanquin. Duclos était bleu de colère.

«Mon intention était, Jenny, de rencontrer les bayadères, la bidda m'ayant dit qu'elles se rendaient aussi à Madras. Comme il n'y avait pas d'autre chemin que celui où nous voyagions, j'étais sûr de mon fait; aussi marchâmes-nous toute la nuit.»

—Et ce malheureux M. Duclos? me demanda Jenny.

«En arrivant le matin au village où je croyais rencontrer les danseuses, je m'arrêtai, avant que d'entrer à la chaudrerie.

«Je fis appeler M. Duclos, et pour m'en débarrasser, je lui dis:

«—Je veux bien oublier, monsieur, votre scène inconvenante d'hier, et vous donner une nouvelle marque de ma confiance; vous allez monter sur le morne qui est situé vers le nord-ouest. Emportez votre graphomètre et votre niveau,—et relevez un plan exact de toute la partie du pays qui s'étend entre la direction du nord-ouest au sud-ouest du compas.

«—Mais pourquoi n'avoir pas fait cela hier..., et à quoi bon?... C'est le premier plan depuis Vizagapatnam... me répondit Duclos étonné au dernier point.

«Je coupai court à son interrogation avec ma réponse habituelle,—que je ne devais de compte de ma conduite qu'à l'amiral;—et l'excellent Duclos se chargea de ses instruments et descendit dans le nord-ouest, en faisant des suppositions à perte de vue sur la nécessité qui m'obligeait de revenir sur mes pas pour lever le plan de Jaffanapatnam.

«Alors, faisant diriger mon palanquin vers la chaudrerie, j'arrivai par une longue allée de cocotiers qui ombrageait un fort bel étang maçonné dans lequel se baignait beaucoup de monde, et entre autres, tout à l'extrémité, une petite troupe de femmes.

«Tout à coup, j'entends un cri perçant sortir de ce groupe; je regarde avec plus d'attention, et je reconnais Daja, ma danseuse au corset jaune, qui venant de se baigner avec ses compagnes, ne faisait que sortir de l'eau, car elle avait encore son pagne de bain.

«La pauvre fille m'avait reconnu, je lui fis signe d'approcher; elle s'enveloppa d'une grande couverture de coton blanc et accourut toute honteuse.

—«Daja, je viens pour toi, lui dis-je....., pour te chercher... Veux-tu venir avec moi?

«Elle leva ses grands yeux noirs, et n'osait pas comprendre.

«—Veux-tu Daja?

«—Avec vous?...

«—Oui, Daja, venir avec moi à Madras...

«Alors cette pauvre fille, tremblant de tous ses membres et n'ayant pas sans doute la force de me répondre, me regarda comme en extasse, joignit ses deux mains avec force, et me fit signe de la tête qu'elle y consentait.»

—Et vous emmenâtes cette créature? me demanda Jenny.

«Oui, ma chère, dans un douli que je pus me procurer; et je repartis pour Madras avec ce bon Duclos, qui m'apporta son plan, et crut qu'une haute combinaison diplomatique se liait et au mystérieux douli dont il ne soupçonnait pas le contenu, et au plan qu'il avait levé par un soleil ardent.

«Enfin le bon homme oublia sa marche rétrograde. Seulement un soir en me montrant son verre qu'il allait porter à ses lèvres, il me dit:—Voyez-vous, quelqu'un maintenant me dirait: Vous vous attendez à boire un verre d'arack, et à vous coucher après, n'est-ce pas, monsieur Duclos? Eh bien! non, au lieu de cela, vous allez vous en aller mesurer la pagode de Mehemonpa, à douze milles d'ici. Je répondrais à ce quelqu'un-là: Cela ne m'étonnerait pas...

«—Et vous auriez raison, dis-je à Duclos, qui pourtant cette fois huma son verre d'arack, et passa la nuit comme il s'était proposé de le faire: car depuis que j'avais Daja je ne ménageais plus de surprise à mon compagnon.»

—Ah ça? mais le sacrifice? me demanda Jenny; jusqu'ici il me semble que c'est vous.

—Attends donc, lui dis-je en voulant l'embrasser.

Elle me repoussa..... en me disant: Une fille... ah!...

—C'est-à dire, Jenny, une fille, oui, mais qui, par une bizarrerie singulière, était restée pure au milieu de cette troupe ambulante. Elle ne s'y était engagée que depuis environ six mois; jusque-là elle avait vécu chez sa mère. Mais, dans une de ces guerres sans nombre qui ravagent le Carnate, sa mère avait été tuée, son champ dévasté, et pour vivre elle s'était en allée avec les daatcheries. Or, quand elle me vit, son cœur n'avait pas parlé; il parla, et elle me le dit tout naïvement.

—Et vous avez cru à cela? me dit Jenny...

—Mais que vous êtes singulière, Jenny! il faut bien que cela soit vrai, au moins une fois..., et cette enfant n'avait pas seize ans.

CHAPITRE IV.

«En arrivant à Madras, je rendis compte à l'amiral de ma mission; je rompis quelques relations de société que j'avais dans la ville blanche, et même dans la ville noire, pour donner tout mon temps à Daja.»

—Mais c'était une passion, me dit Jenny d'un air moqueur.

«Mieux que cela, c'était un plaisir, et un plaisir de tous les jours. J'avais loué une assez grande maison avec un jardin épais et touffu qui s'étendait sur un étang dont l'eau était limpide, transparente comme du cristal: c'est dans ce délicieux séjour que j'avais établi Daja.»

—Et vous aviez mis cette fille sur un pied honorable, je suppose? me dit Jenny avec un sourire sarcastique.

«Fort honorable, ma chère: et puis la pauvre fille ne connaissait pas une âme dans Madras, ne sortait jamais; ses vêtements étaient des espèces de grands peignoirs de coton; elle couchait à la mode du pays, sur une natte de jonc, mangeait un peu de riz cuit dans de l'eau poivrée, et mâchait du bétel; vivant en vérité de paresse, de bains, d'amour et de soleil. Oh! si vous saviez, Jenny, quel plaisir c'était pour moi, au lever de l'aurore, quand les blanches fleurs du lotus étaient encore fermées et que les bandes de perroquets et de hérons n'avaient pas encore pris leur volée; et quel plaisir c'était d'aller avec Daja au bord de ce paisible étang, et de nous plonger dans cette onde fraîche et silencieuse, de voir l'adresse et l'agilité de mon Indienne qui l'effleurait à peine en nageant; de voir l'eau rouler en perles sur cette peau brune et veloutée!...»

Jenny fit un mouvement d'impatience.

«Et puis, après le bain, j'allais à mon bord, et je revenais le soir. Alors, couché sur une natte, fumant mon kouka, je regardais Daja danser..., ou bien elle me chantait les chansons de son pays, un khyourou, un giet, en accompagnant sa belle voix sonore du péha, espèce de guitare à trois cordes.

«D'autres fois elle me contait des histoires de son enfance, me parlait de ses dieux, de ses naïves croyances, de ses usages bizarres; conversation pleine d'intérêt, qui irritait ma curiosité sans la satisfaire.

«Tantôt, à la mode du pays, elle me proposait des énigmes et employait enfin, la pauvre fille, tous les moyens qu'elle pouvait imaginer pour me faire passer le temps; et puis, le soir, elle me préparait le riz avec une jatte de mologonier et d'eau aromatique, et nous partagions joyeusement ce frugal repas.»

—Mais en vérité, me dit Jenny, c'est touchant et digne de Bernardin de Saint-Pierre... C'est une pastorale; une idylle, qui eût inspiré Gessner.

—Ma chère amie, lui répondis-je, c'est à dix-huit ans qu'on fait des idylles en action; car alors on aime une femme, non pour soi, mais pour elle, on vit d'abnégation: aussi est-on généralement trompé ou malheureux comme les pierres; à vingt-cinq, on commence à vouloir sa part de bonheur; mais à trente, on devient égoïste et l'on aime tout-à-fait pour soi: au moins, si l'on est trompé, on a joui.

«Or, comme Daja m'amusait infiniment, et comme les cercles de Madras m'assommaient; comme les femmes y ressemblaient à tout et à rien, n'ayant ni naturel, ni charmes, ni originalité, et ne pouvaient me parler que de ce que je savais mieux qu'elles; comme il est toujours malheureusement temps d'en revenir à la civilisation, c'est-à-dire aux corsets et à une fade coquetterie, je m'arrangeai parfaitement de mon existence, et m'en arrangeai pendant trois mois, sans connaître un moment d'ennui, et sans voir âme qui vive.

—Je le conçois parfaitement, me dit Jenny; mais heureusement que la misanthropie a cela de bon, qu'elle débarrasse des misanthropes.

—Que voulez-vous, ma chère! quand on a beaucoup voyagé, on a tant de souvenirs, tant de points de comparaison, qu'on devient comme Louis XIV, difficile à amuser, ainsi que disait madame de Maintenon.

C'est un malheur..., mais c'est comme cela c'est à prendre ou à laisser. Revenons à Daja. «Un jour, que je lui avais promis de la mener à deux lieues de Madras, par mer, voir une pagode assez renommée, par des raisons que vous concevez, ne voulant pas prendre d'embarcation de ma frégate, j'avais loué une chelingue qui devait me transporter moi, Daja et une vieille métisse qu'elle avait prise pour la servir. Nous arrivâmes sur la côte, la chelingue attendait avec son randel ou patron, et six rameurs.

«Nous y entrâmes, et j'ordonnai de gagner au large.

«A peine à vingt brasses du bord, je m'aperçus que la diable de chelingue était horriblement chargée: car il ne restait pas six pouces de ses œuvres mortes hors de l'eau.

—Chien, dis-je au patron en m'avançant sur lui, pourquoi as-tu chargé ainsi cette chelingue, sans m'en prévenir? tu vas retourner à terre ou je te casse la figure avec cette rame.

—«Dieu est grand, me dit cet animal avec son sang-froid—Mais, quoique Dieu fut grand il était trop tard, nous nous trouvions au milieu des brisants. Le premier nous prit la poupe, et nous emplit à moitié. La damnée barque était si lourde que j'eus beau me mettre au gouvernail, il me fut impossible de la manœuvrer. Un second brisant nous emplit tout-à-fait.

—Il n'y avait pas une minute à perdre.—Daja, suis-moi, dis-je à l'Indienne en me précipitant dans la mer, sans inquiétude sur son sort, car elle nageait comme une dorade.

«A peine étais-je à l'eau qu'un autre brisant me passa en grondant sur la tête; je plongeai pour prendre fond et d'un vigoureux coup de pied, je revins à la surface de l'eau; au loin je vis les rames de la chelingue, et près de moi Daja, qui poussa un cri de joie en se précipitant de mon côté, et me disant de m'appuyer sur elle si j'étais fatigué.... Je remerciai Daja..., lui offrant au contraire mon secours, et lui conseillant de me suivre pour éviter les récifs à fleur d'eau; car j'avais sondé cette côte, et je la connaissais comme ma chambre.

«Nous nageâmes ainsi pendant quelques minutes, riant même de notre mésaventure; car nous avions le rivage à trois cents pas devant nous.

«Mais tout à coup je me sens entraîné à fond par un poids énorme; en plongeant je regarde: c'était la vieille métisse qui s'était accrochée à une de mes jambes, se rattrapant où elle avait pu; car elle était venue jusque-là entre deux eaux à moitié morte... C'était son agonie. Il n'y avait rien à en espérer; je tâchai de m'en débarrasser. Impossible. Tout ce que je pus faire, ce fut de m'élever encore une fois au-dessus de l'eau, et de crier;

—Daja, au secours!...

«Cette bonne créature, effrayée vint aussitôt, et me dit de m'appuyer de mes deux mains sur ses épaules, tandis qu'elle nageait seulement avec ses pieds. Je le fis car la damnée métisse ne me lâchait pas, et j'étais dans l'impossibilité de faire un mouvement. Daja s'agitait avec violence, et avançait quelque peu en criant au secours.—Lorsque tout à coup la s... métisse me mord au genou en expirant, et ce mouvement nous fait couler à fond Daja et moi.»

—Heureusement que vous êtes revenu, me dit Jenny avec sang-froid.—Heureusement, lui dis-je...

«Déjà fort affaibli, je perdis connaissance, et un brisant, m'emportant à ce qu'il paraît, me jeta sur un écueil à fleur d'eau, où je me fis cette blessure à la tête dont vous me demandiez l'origine. Enfin, toujours est-il qu'environ quinze jours après ce fatal événement, je revins complètement à moi: j'étais couché à terre à l'hôpital.

«Auprès de moi était ce bon et excellent Duclos.—Ah! cordieu! me dit-il en me voyant ouvrir les yeux, ce n'est pas sans peine.. Comment êtes-vous?... Vous nous avez joliment inquiétés...

—«Je me sens bien faible, lui dis-je en tâchant de rappeler nos souvenirs... Et Daja?

—«Qui ça, Daja?... un chien.

«Je réprimai un mouvement d'impatience.—Savez-vous où est Fritz, mon valet de chambre, monsieur Duclos?...

—«Il est sorti, et va revenir dans une heure.

—«Dans une heure... c'est bien long. J'attendrai...

—«Je crois bien, que vous attendrez!..... Ah dame! ça ne sera plus comme dans ce diable de voyage où vous me faisiez trotter de çà, de là, et où je n'étais sûr de dormir ma nuit que le lendemain matin en me réveillant... Cette fois du plan de Jaffanapatnam..., vous rappelez-vous?

—«Que dit-on de nouveau, monsieur Duclos? lui dis-je, pour écarter ces souvenirs qui m'étaient cruels, dans l'état d'incertitude où je me trouvais sur le sort de Daja.

—«Oh! une bonne histoire, figurez-vous donc; ça court tous les salons de la ville blanche; figurez-vous qu'à ce qu'il paraît un des officiers de la division entretenait une fille du pays... Très bien.—C'est-à-dire, je dis très bien,—ce n'est pas dire qu'il l'entretenait très bien, ça ne me regarde pas;—c'est une réflexion que je fais... Très bien.—Voilà donc que ça le tenait tant et tant, qu'il n'allait plus dans les sociétés, et que les dames de sociétés se dirent: il faut ravoir ce charmant garçon qui faisait les délices de nos fêtes et pour le ravoir il faut lui faire farce..... Vous ne savez pas la farce qu'on lui a faite? Devinez!

—«Dites... dites donc...—Et j'étais pâle comme la mort, Jenny..., car je ne sais quel effroyable pressentiment me brisait le cœur.—Duclos continua...

«C'est-à-dire, la farce, pas à lui..., mais à l'autre..., à la fille... L'officier, que, sur l'honneur, je ne connaissais pas, était malade..... Qu'est-ce qu'on va faire?—On dit à la fille: Serviteur..., de tout mon cœur... Votre amant est mort, n'y pensez plus et retournez dans votre pays, la belle aux yeux doux...

«—On a fait cela!... Qui a fait cela... Duclos?... m'écriai-je en me jetant à demi hors de mon lit...

«—Ma foi! je n'en sais rien, moi je ne vais pas dans le monde, et c'est du commissaire que je tiens cette histoire... Qui a fait cela? peut-être les dames et les messieurs qui voulaient ravoir l'officier qui était si charmant garçon. Ecoutez donc, dans une fichue ville comme Madras, il est bien naturel de tenir à sa société... Mais ce n'est pas tout.

«—Comment, ce n'est pas tout!...—Et je croyais rêver, Jenny, en parlant à Duclos, j'écoutais machinalement...

«—Mais non... Voilà que ma bête de fille, qui croit ça, mais voyez jusqu'où va le fanatisme et la superstition de ces imbéciles-là..., voilà-t-il pas que ma bête de fille, qui croit ça, n'en fait ni une ni deux. Sachant bien qu'elle ne peut avoir le corps de son amant qu'elle croit mort, parce que dans notre religion nous n'avons pas la folie de nous brûler comme eux après le de profundis qu'est-ce que fait donc mon enragée de fille? Elle ramasse toutes les nippes qu'elle avait de l'officier, en fait un bûcher, et v'lan se brûle dessus, au chant de leurs animaux de prêtre, qui étaient enchantés de la chose, vu que la chose devenait rare.

«Voilà à peu près tout ce que j'entendis, Jenny; car un affreux tremblement me saisit,—une sueur froide m'inonda... Je n'eus que le temps de crier Daja, et je m'évanouis.»

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Pendant cette longue et cruelle narration, j'avais attentivement regardé Jenny, et rien que de l'étonnement, de la surprise, ne s'était peint sur son joli visage.

—Eh bien me dit-elle, était-ce véritablement cette fille qui s'était brûlée, vous croyant mort?

—C'était elle, Jenny...

—J'avoue que c'est un genre de sacrifice que je ne comprends pas... Cette fille était folle...

—Folle à lier! répondis-je...

A ce moment la femme de chambre de Jenny vint lui demander si elle voulait sa toilette.

—Sans doute, lui répondit-elle.

En effet, quelque sèche que fût l'âme de Jenny, cette histoire l'avait un peu remuée: son teint s'était animé, soit de dépit, soit de jalousie; elle se trouvait bien, et voulait profiter des avantages physiques que lui donnait son émotion... C'était si naturel!...

—Seriez-vous assez bon pour passer dans mon parloir, me dit Jenny; car je vais m'habiller, et je vous demanderai votre bras pour aller chez madame d'Arville?

—A vos ordres, Madame, lui dis-je et j'entrai dans le parloir.

Ces souvenirs de l'Inde m'avaient attristé; car cette époque de ma vie est une de celles que je tâche le plus d'oublier. J'étais triste, pensif, rêveur, quand Jenny reparut, éblouissante de beauté, d'élégance et de grâce.

Une idée me vint...

—Comment me trouvez-vous? dit-elle en se mirant à la glace... et finissant d'agrafer un bracelet.

—Ravissante, Jenny! jamais vous n'avez été plus jolie: ces yeux brillants..., ces joues rosées...

—A qui dois-je tout cela? dit-elle en me donnant sa main à baiser... N'est-ce pas à vous, à vos vilaines histoires, qui vous émeuvent malgré vous?...

Mais vraiment, ne suis-je pas trop rouge aussi?...

—Pas du tout, cela vous sied à ravir; mais puisque c'est à moi, Jenny, que vous devez tout cela..., sacrifiez-le moi, Jenny. Vous voilà belle, éblouissante, parée.... ne sortez pas. Ces souvenirs m'ont attristé...; je serais si heureux de passer ma soirée seul près de vous! Jenny....., le veux-tu?... Oh! je t'en prie! lui dis-je...

—Allons donc, dit-elle..... en riant..... Quelle folie! à quoi bon?... Je n'ai jamais été si bien; et vous voulez que je sacrifie cela..., à quoi?... à des rêveries... Si le sacrifice en valait la peine, à la bonne heure...

—Mais moi qui le demande..., j'en suis juge, Jenny...

—Vous êtes un enfant, me dit-elle. Puis sonnant:

—Julie..., ma voiture.

Je ne pus retenir un mouvement d'impatience.

—Holà!..., me dit Jenny de sa douce voix, de l'humeur! prenez garde; on m'entoure d'hommages, et si j'étais coquette...

—Quant à cela, ma chère, je ne suis plus un enfant, et je suis arrivé à ce point d'insouciance qui fait que je me contente d'une seule conviction.

—Et laquelle?...

—C'est qu'il est impossible qu'une femme ait deux amants à la fois. Or, avec de tels principes, on n'est jamais embarrassé sur le choix de ses maîtresses: aussi j'espère bien en trouver en Angleterre... où je vais.

—Ah! du dépit!... un départ!... c'est fort gai, dit Jenny nonchalamment.

—Du dépit! oh! mon Dieu, non; c'est un voyage arrangé depuis longtemps; car voilà un siècle que cette petite Louisa me tourmente pour voir le pays des vrais mylords, comme dit la naïve enfant... Si vous doutez du voyage, on vient justement de me donner une lettre de mon carrossier... Lisez.

Jenny prit brusquement la lettre et lut:

«J'ai l'honneur de prévenir monsieur, que sa dormeuse et son briska seront prêts demain vendredi, ainsi que les caisses à chapeau de femme, etc.»

—Ainsi, Monsieur, vous partiez..., sans me prévenir, sans égards..., sans mesure...

—Oh! voyez-vous, Jenny, je hais à la mort les scènes de départ... Et puis, j'aurais écrit à ce cher Octave.

—A merveille, Monsieur!... vous me quittez le premier, vous partez, vous avez le beau jeu...

—Ecoutez donc, ma chère, on joue, c'est pour cela.

Et lui baisant la main, je sortis. . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je fis mon voyage d'Angleterre, et je laissai Louisa à lord Nottington qui me la demanda.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

UNE FEMME HEUREUSE.

CHAPITRE PREMIER.

MONSIEUR DE NOIRVILLE.

Ce monsieur occupait le premier étage d'une fort belle maison toute neuve dans la Chaussée-d'Antin.

C'était une suite de pièces meublées avec un luxe écrasant; c'était une profusion de soieries, de dorures et de glaces, de bronzes d'un modèle fort cher, mais fort commun, de ces gravures magnifiquement encadrées, que tout le monde peut avoir; mais pas un tableau, mais rien d'intime, mais rien qui pût révéler un goût de prédilection, mais pas un portrait, pas un de ces meubles anciens auxquels se rattachent souvent tant de souvenirs d'enfance ou de famille; en un mot, tout dans cette maison était riche, neuf, opulent, et pourtant cette maison paraissait vide, triste et déserte.

Dans l'antichambre il y avait des laquais splendidement habillés, mais de livrées de mauvais goût; dans l'écurie il y avait de beaux chevaux, sous les remises de belles voitures; mais tout cela manquait de cet ensemble, de cette tenue, de ce je ne sais quoi, de ce rien qui est tout, car sans lui tant de belles choses sont souvent bien près d'être extrêmement ridicules.

Ce jour-là, sur le midi, M. de Noirville, enveloppé d'une admirable robe de chambre, bâilla, rumina, se détira, et se mit à une des fenêtres de son salon, qui s'ouvrait sur la rue la plus affreusement bruyante de cet étourdissant quartier.

Or, M. de Noirville ne se logeait jamais que sur la rue; car c'était un plaisir et une occupation pour lui que de regarder passer les passants.

Après deux heures employées avec autant de fruit, il demanda ses chevaux et alla se promener au bois. Maintenant, disons quelque chose de M. de Noirville.

M. de Noirville était un assez bel homme, mais trop obèse, haut en couleur, et atteignant à peine sa trentième année.

Avant que de s'appeler de Noirville, il se nommait simplement Corniquet; mais ses amis, trouvant que ce nom n'avait pas le sens commun et les humiliait au possible quand ils le prononçaient en public, M. Corniquet l'avait changé pour celui d'une de ses terres, Noirville, qu'il choisit parmi cinq ou six propriétés magnifiques que lui avait léguées son père, feu M. Grégoire Corniquet, d'abord chaudronnier, puis démolisseur, puis usurier, puis enfin riche à millions.

Malgré son immense fortune, M. Corniquet avait été loin de donner une brillante éducation à son fils; il l'avait envoyé interne dans un collége de Paris, avec un trousseau complet, un couvert d'argent et dix sous par semaine; puis tranquille sur l'avenir intellectuel de ce fils chéri, il avait continué de prêter son argent à cent pour cent d'intérêt.

De sorte que ce fils chéri, déjà d'une nature fort bornée, devint ce qui s'appelle un cancre en langage d'écolier; sale, déguenillé, sot et lourd, bafoué par ses camarades, il traîna sa paresse et sa bonasserie sur les bancs de toutes les classes jusqu'à l'âge de dix-huit ans; alors M. Corniquet père mourut, et M. Corniquet fils se trouva riche de cinquante mille écus de rente.

Le tuteur du jeune héritier était un ami de son père, un homme qui, s'étant aussi enrichi dans les affaires, voyait une compagnie, sinon fort bonne, au moins fort nombreuse.

Ce digne tuteur prit chez lui son pupille, le nettoya, le siffla, le dégrossit un peu, et le lâcha au milieu de sa société, qui l'accueillit comme elle accueillait tout être ayant une valeur intrinsèque de cinquante mille écus de rente.

Au bout d'un an, M. Corniquet, se trouvant émancipé et maître de sa fortune, se lia avec des jeunes gens à peu près aussi riches et aussi nuls que lui: ce fut alors qu'il changea de nom.

Comme ses amis, il dépensa quelques milliers de louis en plaisirs assez grossiers; puis, par un instinct conservateur que lui avait légué son père, se voyant en avance d'une année de revenu, il s'arrêta tout-à-coup, calcula fort sagement ses recettes et ses dépenses, et, chose fort rare pour un homme de vingt-cinq ans, il prit le parti d'économiser un tiers de son revenu et de vivre fort grandement d'ailleurs avec le reste.

En effet, il eut des chevaux, une fille de théâtre, une maison à lui, un cuisinier et un équipage de chasse, qui lui valut le titre de louvetier de son département.

Malgré cet instinct d'ordre qui le dirigeait dans l'administration de la fortune, M. de Noirville était un sot accompli, sans l'ombre d'esprit naturel, n'ayant rien su, rien appris, rien fait, rien pensé, n'étant pas même doué de cette oisive curiosité qui fait chercher quelque distraction dans les arts; non, il vivait comme l'huître sur son banc, sans passions, sans chagrins, sans idées: ne possédant pas la moindre délicatesse de choix ou de goût, il prenait l'opulence pour l'élégance et la richesse pour le plaisir, car il ne connaissait de bonheurs que ceux qu'on paie avec l'or.

Fort indifférent d'ailleurs pour le souvenir de son père qui l'avait enrichi, il lui en savait à peu près autant de gré qu'on en a pour un banquier qui vous a fait faire une bonne affaire.

Après cela, quoique d'une espèce commune, M. de Noirville n'avait pas de façons par trop mauvaises; son tailleur l'habillait passablement; ses amis disaient qu'il était très bon enfant; sa position de fortune lui donnait assez d'influence dans le monde qu'il voyait. Enfin, il se trouvait fort heureux, et il atteignit sa trentième année en s'amusant de tout ce qui pouvait amuser un homme d'une stupidité désespérante.

Pourtant ce bonheur eut un terme, et quoique nous ayons vu M. de Noirville vêtu de sa belle robe de chambre, et occupé à regarder les passants avec un plaisir si profondément senti, une amère et pénible mélancolie était sur le point de l'accabler.

En effet, les événements les plus cruels semblèrent s'être réunis pour le désoler. Dix de ses meilleurs chiens venaient d'être décousus dans une chasse, une fille d'Opéra, qu'il payait fort cher, avait pris la fuite avec son coiffeur, et il s'était aperçu que son maître-d'hôtel le volait.

En se promenant au bois, M. de Noirville réfléchit mûrement sur la fatalité qui le poursuivait, et il trouva que le seul moyen de remédier désormais à de pareilles mésaventures était de se marier. «Une fois marié, se dit-il, je n'aurai plus besoin de maîtresse (car M. de Noirville avait des principes fort arrêtés); ma femme s'occupera de ma maison, et mon maître-d'hôtel ne me volera plus; et puis d'ailleurs il est probable que je me suis assez amusé, car, depuis deux mois, je m'ennuie à crever. Or, j'aime mieux m'ennuyer avec ma femme que tout seul. C'est dit, demain j'irai trouver mon notaire; car, pardieu, il faut que je me marie le plus tôt possible.»

Et le lendemain son notaire lui disait:—Puisque vous êtes assez galant homme pour ne pas tenir à la fortune, mon cher monsieur, j'ai votre affaire; une demoiselle d'Elmont, d'une très grande famille, jolie et élevée dans la perfection. Ce soir même, j'en parlerai à son oncle, qui sera aux anges; car, pour elle, c'est un quine à la loterie qu'une telle union.

Et, selon l'usage, parce qu'un imbécile avait été trompé par une danseuse, volé par un laquais, et s'ennuyait de sa propre sottise, voilà que l'avenir d'une pauvre jeune fille, qui n'en peut mais, se trouve, dès ce moment à peu près enchaîné au sort de cet homme auquel elle n'a jamais pensé.

CHAPITRE II.

MADEMOISELLE D'ELMONT.

Cécile d'Elmont était parfaitement née; son père, le marquis d'Elmont, ayant perdu à la révolution une fortune qu'il avait réalisée presque tout entière en valeurs sur l'État, ne trouva, dans l'indemnité, qu'une fraction bien minime de ce qu'il possédait.

Chargé à cette époque d'une mission diplomatique fort importante, et tenant à représenter dignement son pays, M. d'Elmont dépensa ainsi une portion de ce que la Restauration lui avait rendu; les dettes qu'il avait été forcé de contracter pendant l'émigration absorbèrent le reste, et lorsqu'il mourut, sa femme et sa fille se trouvèrent réduites à une pension fort médiocre.

La marquise d'Elmont ne survécut pas longtemps à la perte de son mari, et Cécile fut confiée aux soins d'un de ses oncles, le comte d'Elmont, excellent homme, colonel en retraite, qui s'était rallié à l'empereur, avait fait toutes ses campagnes, et rongé de blessures et de rhumatismes, vivait modestement de sa solde; car sa part d'indemnités à lui avait en partie passé au jeu, ce dont il se repentit amèrement, lorsqu'il se vit chargé de pourvoir à l'avenir de sa nièce.

Cécile n'était pas rigoureusement belle; mais elle avait une de ces physionomies pleines de charme, de grâce et de distinction, dont l'attrait doit vivement frapper les gens d'un goût épuré, qui cherchent dans la figure d'une femme autre chose qu'une régularité froide et symétrique.

Tout en Cécile révélait une âme noble, grande, et surtout un esprit d'une excessive délicatesse: ayant toujours vécu dans le monde le plus choisi, façonnée par son père et sa mère aux habitudes les plus recherchées, dotée d'un tact exquis, don si précieux et si cruel à la fois, qui lui faisait éprouver des jouissances et des peines inconnues aux autres organisations, on ne pouvait reprocher à mademoiselle d'Elmont qu'une sorte de sauvagerie; et cette sauvagerie, on l'expliquerait peut-être par la crainte que Cécile éprouvait de rencontrer dans le monde des idées dont le prosaïsme l'eût douloureusement arrachée de la sphère de pensées d'élite, au milieu desquelles elle aimait à s'isoler.

Les pertes désolantes qu'elle avait faites augmentèrent son goût pour la rêverie et la solitude; frêle et nerveuse, ses impressions devinrent plus vives, puisqu'on dirait que le chagrin double la faculté de sentir; enfin ce sentiment de répulsion instinctive que Cécile éprouvait pour tout ce qui était vulgaire se prononça de plus en plus; car elle n'avait jamais apprécié la fortune que comme moyen de poétiser, par un luxe plein de goût, tout le matériel de l'existence.

Cécile vivait pourtant aussi heureuse qu'elle pouvait vivre depuis la mort de son père et de sa mère; son esprit étendu, profond et naïf, avait trouvé un charme consolant dans la lecture des livres saints et des chefs-d'œuvre de toutes les littératures.

Cette nature si distinguée s'assimilait ces nobles idées, ce magnifique langage, ces caractères imposants qui seuls pouvaient répondre à l'élévation de sa pensée ou à la pureté de son âme, et elle passait ainsi son existence en contemplant les visions splendides de ce monde intellectuel qu'elle évoquait.

Aimant aussi les arts avec passion, et surtout la musique, qui pour elle était la langue divine qui seule pouvait traduire les tristes et sublimes rêveries que lui inspiraient la religion, le souvenir de sa mère, ou l'amour éthéré qu'elle rêvait parfois. Aux arts aussi Cécile demandait des consolations et l'oubli du présent.

Elle resta donc dans la plus profonde retraite jusqu'au moment où son oncle lui fit part des propositions de M. de Noirville.

Ce jour-là, ne se doutant de rien, la pauvre Cécile était retirée dans le parloir qui précédait sa chambre à coucher.

Ce parloir était pour mademoiselle d'Elmont l'objet d'un culte religieux.

Lorsque le marquis d'Elmont avait quitté son ambassade, se voyant presque sans fortune, il avait dû choisir un appartement modeste; or, par le plus grand hasard, il trouva ce qui lui convenait dans l'ancien hôtel d'Elmont, propriété qu'il avait vendue avant la révolution, voulant réaliser sa fortune pour passer à l'étranger.

Ce fut donc dans le logement de garçon qu'il avait occupé du vivant de son père, que le marquis d'Elmont se retira avec sa femme et sa fille: c'était six petites pièces situées au troisième étage, et donnant sur le vaste et magnifique jardin de l'hôtel bâti dans le centre du faubourg Saint-Germain.

Le reste de l'habitation était loué à je ne sais quelle compagnie d'assurance.

Il fallait bien du courage pour braver ainsi tant de souvenirs amers, et, malgré cela, M. d'Elmont trouvait un charme doux et triste à pouvoir raconter à sa famille son enfance et sa jeunesse dans les mêmes lieux où elles s'étaient écoulées si heureuses et si insouciantes.

Il aimait encore à lui montrer le jardin où il jouait tout petit enfant, et le banc de marbre sur lequel sa grand'mère aimait à s'asseoir pour jouir des derniers rayons du soleil.

Ces vieux arbres, qui avaient vu sous leur ombrage tant de générations de cette ancienne famille, étaient pour M. d'Elmont autant de témoins muets de son opulence passée. Cette idée le consolait, et il éprouvait ainsi moins de chagrin à voir l'antique berceau de sa famille livré à des mains étrangères.

On conçoit avec quel respect Cécile conserva l'appartement qu'elle habitait dans cet hôtel; son oncle vint s'y établir avec elle, et elle se garda de changer rien à ses dispositions.

Ce parloir, qu'elle aimait tant, était la pièce où sa mère se tenait d'habitude; une harpe, un piano, un chevalet et une bibliothèque de Boulle, en faisaient les principaux ornements.

Les murailles étaient cachées par de vieux et nobles portraits de famille, par ceux de sa mère et de son père, puis, sur des étagères, on voyait une foule d'objets rares et précieux que M. d'Elmont avait rapportés de ses voyages, ou que des amis bien chers lui avaient donnés comme des souvenirs; çà et là on admirait encore quelques tableaux de l'école italienne ou hollandaise, un beau morceau de sculpture, ou une magnifique esquisse offerte par un de ces grands artistes de tous les pays, que le père de Cécile admettait avec tant de bonheur dans son intimité.

Enfin des jardinières remplies de fleurs garnissaient les fenêtres ombragées par la cime des hauts tilleuls du jardin et quelques camélias, ou quelque autre arbuste de prédilection, soigneusement placé dans un beau vase de vieux Sèvres bleu, aux armes de sa famille, ornait la table de travail de Cécile, car tout, dans cette retraite élégante et modeste, rappelait un ami, une impression ou un souvenir.

Mais ce qui surtout était d'un prix inestimable pour Cécile, c'était un antique nécessaire à écrire qui avait servi à sa mère pendant l'émigration, et qu'elle ne regardait jamais sans sentir ses yeux se mouiller de larmes.

Ce jour-là, nous l'avons dit, mademoiselle d'Elmont était loin de penser à la demande qui la menaçait.

Assise dans le fauteuil de sa mère, elle lisait..., son beau front appuyé sur sa main blanche et effilée, que les longues boucles de ses cheveux bruns voilaient sans la cacher; elle était vêtue d'une robe blanche, et chaussée avec la plus minutieuse élégance d'un petit soulier de satin noir, quoiqu'il fût encore de très bonne heure.

Une vieille femme de chambre anglaise, que la marquise d'Elmont avait conservée depuis l'émigration, heurta à la porte du parloir, entra et demanda à Cécile si M. le marquis (le colonel avait pris le titre de son frère) pouvait se présenter chez Mademoiselle.

Cécile répondit que oui.

La demande et la réponse furent faites en anglais; car mademoiselle d'Elmont parlait à merveille l'anglais, l'italien et l'allemand.

—Que peut donc me vouloir mon oncle, de si bonne heure? demanda Cécile.

Et je ne sais quel cruel pressentiment vint l'affliger.

Avant que de parler à sa nièce des intentions que lui avait manifestées le notaire de M. de Noirville, l'excellent colonel avait pris les renseignements les plus minutieux sur ce prétendu, et, il faut le dire, partout ils furent des plus satisfaisants.

En effet, sauf son origine, M. de Noirville était un homme fort honorable, qui, par une économie bien entendue, avait presque doublé sa fortune. D'un caractère facile, généreux sans prodigalité, ayant toujours mis la plus grande convenance dans les liaisons qu'il avait eues, obligeant, d'une figure assez avenante, homme de manières sinon distinguées, au moins décentes, monsieur de Noirville pouvait passer, aux yeux des gens les plus scrupuleux, pour ce qu'on appelle un excellent parti.

J'oubliais de dire qu'il était à peu près certain d'être nommé député dans un département où il possédait d'immenses propriétés.

Des avantages aussi positifs avaient frappé le marquis d'Elmont, qui, avouons-le, étant d'une nature assez peu clairvoyante, ne comprenait pas le moins du monde le caractère de Cécile, et qui, voyant un homme jeune, immensément riche, d'une figure agréable, demander la main de sa nièce, éprouvait le plus vif désir de voir cette union se conclure.

Or, le matin que vous savez, il entra chez mademoiselle d'Elmont, et lui dit brusquement:

—«Ma chère enfant, voilà ce qui arrive: un M. de Noirville, énormément riche, jeune, beau et bon garçon, qui sera bientôt député, vous demande en mariage. J'ai pris les renseignements, ils sont parfaits; seulement son origine est assez commune, son père était un parvenu; mais, au temps où nous vivons, on fait peu de cas des noms. Et puis d'ailleurs, ce garçon-là a l'espoir d'être député; une fois député, comme il est grand propriétaire, il peut bien devenir pair de France; quoique la pairie soit une bêtise maintenant, c'est un titre qui est toujours un peu plus décent que celui de député... Quelles sont vos intentions, mon enfant?...»

Cette proposition si inattendue et si étrange stupéfia Cécile, qui, à vrai dire, était bien loin de songer à se marier. S'isolant le plus possible de la réalité, elle s'était fait dans sa retraite un monde de pensées, où elle vivait tout entière; aussi répondit-elle d'abord à son oncle qu'elle ne voulait pas se marier.

«—C'est fort bien, mon enfant, dit le colonel; c'est fort bien quant à présent; mais que demain je meure, à qui vous confier? Voulez-vous que j'emporte avec moi la douloureuse incertitude de ne pas être fixé sur votre avenir que je voudrais voir si prospère et si beau? N'avez-vous pas promis à votre mère de vous fier à moi pour assurer votre sort?...»

A ces raisons, Cécile objecta qu'il fallait au moins qu'elle vît M. de Noirville.

Le surlendemain, il fut présenté chez le marquis.

Au premier abord, M. de Noirville déplut souverainement à Cécile; et après une conversation de cinq minutes, elle eut mesuré l'immense intervalle qui les séparait; aussi, lorsque la première visite fut terminée, elle déclara positivement à son oncle qu'elle aimerait mieux mourir que d'épouser jamais M. de Noirville.

Ce dernier continua nonobstant à se présenter chez le marquis, et Cécile persista plus que jamais dans ses refus.

En voyant la conduite de sa nièce, le colonel commença par se mettre en colère, puis il finit par se chagriner beaucoup, et sa santé s'altéra visiblement.

Aux yeux de cet excellent homme, Cécile passait pour folle et extravagante, et il s'affligeait profondément de la voir, de gaîté de cœur, manquer un aussi beau parti, et perdre ainsi son avenir.

—Mais enfin, qu'a-t-il pour vous déplaire? Trouvez-lui un défaut, un vice, et je me rends,—disait le colonel désespéré.—Est-ce son origine?

—Toutes les origines sont respectables quand elles sont honnêtes, disait Cécile.

—Mais alors, qu'avez-vous à lui reprocher?

—Rien; M. de Noirville est rigoureusement convenable.

—Et vous le refusez pourtant? et pourquoi?...

Cécile était dans une position cruelle. Son père et sa mère ne lui eussent jamais fait cette question, ou plutôt n'eussent jamais songé à M. de Noirville pour leur fille, eût-il été cent fois plus millionnaire qu'il ne l'était.

Comment expliquer au colonel quel était le sentiment de répulsion qui l'éloignait de ce prétendu, cela était au-delà du pouvoir de Cécile et de l'intelligence de son oncle.

Mademoiselle d'Elmont se fût résignée à passer pour folle et fantasque, si elle n'avait pas vu la santé de son oncle s'altérer par la peine qu'il éprouvait. Aussi n'eût-elle pas le courage de résister à cette douleur si profonde: elle se sacrifia.

Ce fut le mot qu'elle employa, et qui fit beaucoup rire le bon colonel, qui s'écriait en se frottant les mains:—«Se sacrifier à deux cent mille livres de rente et à un brave garçon qu'elle mènera comme elle voudra!.... Peste! on n'en fait pas tous les jours des sacrifices comme ceux-là...»

CHAPITRE III.

MARIAGE.

M. de Noirville était encore en robe de chambre, occupé de regarder les passants, lorsque son notaire vint lui annoncer qu'il était agréé.

—C'est fini, elle consent, lui dit l'homme de loi.

—Tant mieux, répondit son client, car je m'étais dit: Si au bout d'un mois, jour pour jour après ma présentation, elle me refuse, je chercherai ailleurs. Au reste je suis fort content, car mamzelle d'Elmont n'est pas une beauté, mais elle a une petite figure chiffonnée qui me revient assez; et puis, elle paraît avoir une très jolie éducation, et être assez bonne enfant: seulement je ne lui crois pas beaucoup d'esprit, car elle est taciturne en diable; mais j'aime mieux cela qu'une femme qui jabotte comme une pie borgne. Il y aurait bien encore quelque chose à redire, car elle a l'air bien maigre?

—Ma foi, je ne trouve pas, moi, dit le notaire, qui pensait au contrat.

—Mais bah! reprit son client,—sa première couche l'engraissera, comme on dit.

Ah çà! je ne vous parle pas de sa naissance, ajouta-t-il, car ça ne prouve rien. La preuve est que moi, qui suis fils d'un chaudronnier, j'épouse la fille d'un marquis.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Les noces se firent et furent splendides, mais d'une splendeur horriblement bourgeoise.

La corbeille et les diamants valaient bien cent mille écus.

Aussi pendant huit jours tout Paris parla de la corbeille, et par conséquent du bonheur de mademoiselle d'Elmont, qui avait pourtant les yeux bien rouges en allant à l'autel.

Entre autres choses, elle pensait avec désespoir qu'il lui faudrait quitter son petit appartement du faubourg Saint-Germain, où se rattachaient tant de souvenirs, pour aller habiter le riche hôtel que M. de Noirville avait déjà acheté dans la rue de Londres.

Car une des habitudes de cette race d'hommes est de changer de demeure avec une effroyable facilité. En effet, que leur importe, qu'ont-ils dans la pensée qui puisse les lier au passé, au présent ou à l'avenir?

En revenant de l'église, M. de Noirville fit voir à sa femme tout son gros luxe, qu'elle admira médiocrement. Dans son boudoir, comme il disait, elle trouva un nécessaire à écrire tout en or et surchargé de pierreries.

M. de Noirville, en lui montrant le meuble d'un air étonnamment satisfait, dit à Cécile:

—J'espère que cela vaut un peu mieux que cette antiquaille qui était chez toi.

—Je ne vous comprends pas, Monsieur, dit Cécile, affreusement blessée de ce tutoiement si subit.

—Parbleu! c'est bien clair, je te dis que j'ai remplacé cette vieille machine à écrire que tu avais envoyée ici.

—Mon Dieu! qu'avez-vous fait de cet ancien nécessaire qui m'appartenait, Monsieur? s'écria Cécile, agitée par une crainte indéfinissable.

—Ma foi, je n'en sais rien, moi; c'est mon valet de chambre qui profite de tous ces vieux rogatons.

—Ah! Monsieur c'était l'écritoire de ma mère dit Cécile en pleurant.

—Console-toi, tu n'as pas tout vu, lui dit son mari, et, souriant, il ouvrit le nécessaire.

—Il y a là 20,000 fr., ce sont tes épingles, tu vois que je fais bien les choses, chère amie.

—Au nom du ciel! Monsieur, dit Cécile sans lui répondre, retrouvez-moi à tout prix le nécessaire de ma mère.

M. de Noirville prit ce désir pour un caprice de jeune fille, fit tout au monde pour avoir ce meuble; mais ce fut en vain, son laquais l'avait déjà vendu à un brocanteur qu'on ne rencontra plus.

Si l'imparfaite analyse de ces deux caractères a pu en donner quelque idée, on comprendra s'il est au monde une position plus horrible que le fut celle de mademoiselle d'Elmont lorsqu'elle se vit seule avec son mari, dans son immense hôtel.

Et pourtant, aux yeux du monde raisonnable, que lui manquait-il pour être heureuse?

CHAPITRE IV.

Noirville, le 13 avril 18...

LETTRE DE M. DE NOIRVILLE A M. DUMONT, AVOCAT.

«Je te remercie bien, mon cher Dumont, des avis que tu me donnes sur l'expropriation que je médite; car, si on laissait faire ces canailles de fermiers, les fermes seraient les tombeaux de notre argent; sans être avare, je tiens à ce que j'ai; car si je n'en avais plus, personne ne m'en donnerait. Je te remercie bien aussi du modèle de four pour la pâtisserie; mon cuisinier en est enchanté, et par conséquent moi aussi; j'ai encore à te remercier de la consultation que tu m'as envoyée pour ma femme; depuis six mois que je me suis lancé dans le conjungo, comme on dit, c'est la septième ou huitième fois que j'ai recours aux médecins, et ce ne sera probablement pas la dernière; la santé de ma femme ne s'améliore pas du tout, au contraire, et personne ne conçoit rien à son état; il faut qu'elle ait une maladie de famille, quelque chose comme d'être poitrinaire, car elle maigrit à vue d'œil, ce qui n'est pas très agréable pour moi; car elle n'était pas déjà trop grasse: aussi je fais tout ce que je peux pour qu'elle mange de la viande et de la pâtisserie, ça lui donnerait du corps; mais il n'y a pas moyen; moi, j'en mange toujours, et cela me profite si bien que j'engraisse pour deux, et que si j'ai quelque chose, c'est trop de santé. Ma femme a perdu ce vieil oncle qu'elle avait; entre nous, je n'en suis pas fâché, car il était sans cesse à me relancer pour savoir pourquoi sa nièce était triste comme un bonnet de nuit: est-ce que j'en savais quelque chose, moi? Et au fait, que lui manque-t-il pour être heureuse? Voitures, hôtel à Paris, diamants, loge aux Bouffons et à l'Opéra, belle terre, bonne table et bon feu, elle a tout, aussi je suis tranquille comme Baptiste. Ma conscience est satisfaite, puisque je fais tout pour son bonheur, et elle le mérite, mon cher Dumont, car elle mène très bien ma maison: je n'ai plus ces peurs que j'avais avant mon mariage, d'être volé par mon maître d'hôtel; c'est elle qui se mêle de tout ça, je ne m'en occupe plus; je dors sur les deux oreilles, comme dit le proverbe; je deviens gourmand comme un dindon et gros comme un tonneau; c'est moi qui ai un ventre maintenant! mais ça m'est égal, car je n'ai, tu le sais bien, jamais tenu à être un céladon, et encore bien moins depuis que je suis marié.

«Et, en vérité, je ne suis pas fâché de l'être...—Ah! tiens, de l'être!... c'est comme dans une pièce des Variétés. Non, d'être marié! entends-tu, farceur de Dumont; pas d'équivoque. Car c'est un ange que ma femme; seulement, tout ce que je craignais, c'est qu'étant noble, elle fût fière. Eh bien! pas du tout, au contraire, car je n'ai jamais pu l'habituer à me tutoyer, tandis que moi, je l'ai tutoyée tout de suite, dès le premier jour de mes noces.

«Nous voyions peu de monde dans les commencements de notre mariage. Elle avait quelques-unes des connaissances de sa famille qui venaient la voir, petit à petit tout ça s'est éloigné, et je n'ai plus vu chez moi ou ailleurs que ma société à moi; mais ma femme n'y va presque jamais: entre nous, je conçois son éloignement; car dans ma société, elle a paru gauche, pas très jolie et un peu bête. Entre nous, Dumont, un mari peut bien juger sa femme. Eh bien! moi, je ne la crois pas très forte, comme on dit; après ça, il n'est pas donné à tout le monde d'avoir de l'esprit; n'est-ce pas, Dumont?

«Ce qui la rend si triste parfois, ma femme, c'est peut-être aussi qu'elle a été jalouse de l'effet de cette belle mademoiselle Germon, la fille du fournisseur, qui fut mariée en même temps que nous deux ma femme, une créature superbe, qui avait des couleurs magnifiques, une poitrine admirable, enfin une prestance de reine, et de l'esprit! Ah! que d'esprit! Un vrai boute-en-train, une rieuse, qui, à la campagne, était toujours pour qu'on fit des niches dans les chambres, et qui par farce veut faire ses enfants protestants, pour taquiner le curé de sa campagne.

«Tu conçois bien qu'auprès d'une femme aussi amusante, la mienne devait être joliment enfoncée, avec sa figure pâle, sa taille à croire qu'on allait la casser en soufflant dessus, et son air triste et presque bégueule. Après ça, ce que je crois, vois-tu, Dumont, c'est qu'elle est triste parce que c'est son caractère d'être triste; on naît comme ça, et on n'en est pas plus malheureuse; c'est dans le sang, comme on dit. Aussi je ne m'en inquiète guère. Qu'est ce qu'il lui manque à ma femme? N'est-ce pas, Dumont?

«Quant à être bégueule, c'est la mauvaise éducation qui donne ce défaut-là. Et à propos de ça, tu sais bien, Bercourt, cet agent de change qui est si spirituel, qui est ventriloque, imite le basson à s'y méprendre, et lit si drôlement les charges de Monnier; Bercourt, qui vivait maritalement avec la petite Augusta. Eh bien! ma femme l'a relevé si durement une fois qu'il disait, sur les prêtres et les religieuses, des choses pourtant pas trop fortes pour une femme mariée, que ce pauvre Bercourt n'a plus osé revenir chez nous.

«Voilà comme c'est arrivé: pendant que Bercourt continuait de dire ses bêtises, qui me faisaient rire comme un bossu, voilà que ma femme a sonné, et de son air de princesse, que je ne lui ai vu prendre du reste que cette fois, elle a dit au domestique, en lui montrant ce pauvre Bercourt d'un geste très insolent: Monsieur demande si ses gens sont là. Tu conçois bien qu'il s'en est allé tout de suite et tout penaud: ce qui m'a vexé, car il était bien amusant. Enfin, mon cher Dumont, je suis ici à Noirville depuis le mois d'avril; car ma femme a voulu quitter Paris avant l'hiver terminé. Je chasse, je mange et je dors, voilà ma vie qui n'est pas trop mauvaise, comme tu vois; et surtout je ne m'occupe pas de ma maison; comme ma femme ne parle pas beaucoup, j'ai imaginé un moyen pour passer nos soirées plus agréablement; j'ai fait monter un tour dans mon salon, et je tourne pendant que ma femme lit son anglais, ou rêvasse à je ne sais quoi; j'aurais bien aimé qu'elle me fasse de la musique pour m'endormir, mais elle n'a pas voulu, sous le prétexte qu'elle ne peut faire de la musique que toute seule, ce qui m'a fait soupçonner qu'elle joue très mal de la harpe, ce que je saurais si j'étais musicien; mais je n'ai jamais pu apprendre une note; car c'est une fière bêtise que la musique, n'est-ce pas, Dumont?

«Enfin le soir, à dix heures sonnant nous nous couchons. Et à propos de ça, est-ce que ma femme ne s'était pas imaginé d'avoir son appartement séparé; mais pas de ça, Lisette, et comme quand je veux une chose, je suis têtu comme un mulet, nous vivons à la bourgeoise, comme on dit. A propos de cela, tu sais que tu es de droit le parrain de mon premier (si j'ai un premier)!

«En voilà bien long pour ne te dire que des balivernes, mon cher Dumont; viens donc à Noirville aux vacances; tu nous apporteras ta Gazette des Tribunaux, que tu lis d'une manière si farce, en imitant la voix des juges et des accusés; mais, ce qu'il y aura d'ennuyant, c'est qu'il faudra gazer, à cause de ma bigote de femme; car, j'oubliais encore ça, elle est bigote; mais je lui passe ça, on dit que c'est d'un bon effet pour les domestiques.

«Adieu, mon cher Dumont; je t'envoie ci-joint une autorisation pour retirer des fonds de chez ***, tu les emploieras à acheter de la rente de Naples, si elle continue à être en baisse.

«Adolphe DE NOIRVILLE

 

FIN DU DEUXIÈME VOLUME.


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