La coucaratcha (III/III)
[B] Nous avons cherché consciencieusement quelle pouvait être la raison de cette différence entre le siége et le dossier, et nous donnons la solution suivante sans en garantir l’exactitude: Le travail de la digestion faisant éprouver une espèce de frisson qui affecte principalement le dos, on conçoit que l’impression fraîche produite par un dossier de maroquin eût encore augmenté cette sensation désagréable.
Vous avouerez donc, Madame, que sans magie on peut, j’espère, parfaitement préjuger du caractère de notre Inconnu, d’après cette salle à manger: cet ensemble, ces détails ne disent-ils pas: Cet homme ne vit que pour la table, le vin et la chasse; c’est un joyeux et indolent compagnon qui résume la vie et le bonheur dans une sauce, une meute et une écurie; qui, ne comprenant que des plaisirs physiques, vivant d’une vie d’action, doit manquer complètement des sens délicats, qui trouvent leurs joies et leurs peines dans des sensations toutes intellectuelles.
Pour cet homme, les arts ne sont pas un but, mais un moyen qu’il subordonne à ses grossiers plaisirs. S'il aime la musique, ce n’est pas pour revêtir de ses pensées les sons qui le charment; ce n’est pas pour se laisser emporter aux brises frémissantes de l’harmonie, dans l’espérance d’entrevoir cet infini auquel une âme ardente aspire toujours. Non, pour cet homme la musique n’est qu’un son plus ou moins mélodieux qui l’endort dans ses orgies.
Dans les ravissantes peintures qu’il a sous les yeux, cet homme ne voit qu’une couleur, qu’une représentation exacte du cheval ou du chien, qu’il a aimé parce qu’il avait des flancs ou du jarret.
Dans ces sublimes bouffonneries de Verville et de Rabelais, qui cachent tant de puissantes hyperboles, il ne voit, lui, que le mot cynique qui rit à son cerveau noyé dans la vapeur du vin. Voilà tout.
Enfin, n’est-il pas vrai, Madame, que chez cet homme l'être intellectuel manquant tout-à-fait, il n’y a en lui qu’une enveloppe grossière, et qu’au lieu d’âme c’est un instinct brutal et sensuel qui l’anime?
—Je suis de votre avis, docteur, et je commence à vous trouver un peu moins magicien... et un peu plus sorcier. Mais vous, que pouviez-vous faire pour ce turbulent chasseur, qui ne devait souffrir que d’une côte enfoncée à la chasse ou des excès d’une débauche?
—Rien au monde, Madame; car je pensais comme vous, et mon imagination alla même plus loin: par une singulière puissance d’intuition je me figurai son portrait physique, bien sûr de ne me tromper pas...
—Oh! cela, je le conçois si bien, s’écria la comtesse, que je puis aussi vous faire ce portrait... Je le vois d’ici, votre chasseur, grand, fort, hardi, l'œil brillant lorsqu’il s’accoude à table; et dans ses traits, dans ses moindres mots, je lis l’expression du dédain le plus prononcé pour tout ce qui n’est ni jockey, ni bouffon, ni piqueur, ni cuisinier.
—Parfait, admirable, Madame; c’est ainsi que j’avais rêvé notre homme. Aussi je me disposais à quitter cette salle, lorsque, me trompant de porte, j’entrai.... Mais vous ne sauriez croire mon étonnement...
—Mais dites donc vite! s’écria la comtesse.
—Et bien, madame la comtesse, j’entrai dans une bibliothèque.
—Ah! bon Dieu... que pouvait-il donc faire d’une bibliothèque? une bibliothèque!...
—La plus complète, la plus surprenante des bibliothèques, et l’étonnement que j’éprouvai fut d’autant plus désagréable que mon siége étant fait, je pressentis peut-être la nécessité de recommencer mes observations sur de nouvelles bases... et puis, la transition était si brusque, si heurtée, que j’eus besoin de me recueillir un moment...
Figurez-vous, Madame, que dans cette nouvelle salle, tout était changé, tout avait un caractère sérieux et imposant, tout, jusqu’au jour, car, au lieu d'être éblouissant et joyeux comme celui qui inondait la salle à manger, le jour qui régnait dans cette bibliothèque, ne pénétrant qu’à travers les vitraux épais et coloriés d’étroites fenêtres en ogives, jetait dans cette longue galerie une teinte sombre et mystérieuse.
Entre ces fenêtres on voyait de nombreuses tablettes chargées de minéraux, de coquillages, de produits d’histoire naturelle, d’ustensiles et d’armes de tous les pays; ici, des antiquités romaines trouvées dans les fouilles d'Herculanum: là, des ornements d’or du temple du Soleil, recueillis au Mexique.
Plus loin, dans sa gaîne étincelante de pierreries, le kangiar oriental, poignard somptueux comme la vie qu’il tranche au harem, contrastait avec le féty, couteau malais à manche de corne, si effrayant dans sa féroce nudité.
Mais une chose remarquable, Madame, c’est qu’on lisait ces mots sur presque toutes ces raretés: Apporté du Mexique, lors de mon voyage en 18...—Apporté de l'Inde, en 18... etc.
—Mais alors, c’était donc un savant, un voyageur... que notre chasseur?
—Veuillez m’écouter, Madame. Du côté opposé à ces tablettes, s’étendait une immense bibliothèque en chêne noirci par le temps, ciselée, dentelée par d’admirables sculptures qui rappelaient ces merveilleux enroulements de Pujet ou de Jean Goujon: là étaient renfermés tous les trésors de l’intelligence humaine; là des richesses inestimables; là, un choix d’ouvrages, qui révélait le penseur et le philosophe, et la multitude de signets et de marques dont les livres étaient hérissés prouvaient assez que cette collection précieuse n’était pas un objet de luxe, mais répondait à un besoin impérieux de science et d’étude.
Enfin, au milieu de cette galerie, une table immense, aussi en chêne noir, était couverte d’in-folios jaunis par le temps, de précieux manuscrits à enluminures, de cartes, de plans, de livres ouverts çà et là, et jetés sans ordre avec impatience, comme si celui qui les interrogeait leur eût en vain demandé un de ces secrets, qu’on ne lit dans aucun livre.
Je m’approchai de cette table, presque avec émotion, et je jetai un coup d'œil furtif sur des notes éparpillées et sans suite... Mais je ne pus retenir un mouvement de surprise en reconnaissant sur ces feuilles jaunies, macérées, froissées par l’ardeur de la science.... cette même écriture fine et serrée qui annotait avec un sérieux si plaisant des ouvrages de chasse et de gastronomie.
Oui, Madame, ce fut presque avec émotion que, pensant à cet esprit si étrange dans ses contrastes, je suivis l’expression quelquefois incomplète, mais toujours forte, de cette âme singulière.
Politique, morale, histoire, philosophie, métaphysique, cet homme devait avoir tout compris, tout embrassé: dans ces lignes éparses, tout était analysé d’une manière énergique, abstraite, incisive, qui décelait un esprit supérieur mûri par l’expérience, lequel écartant les théories et les systèmes, repousse tout ce qui peut lui cacher la véritable expression de l’humanité, cette expression fût-elle désespérante.
Oh, madame! il fallait que cet homme eût bien aimé, bien haï, bien vu, bien souffert, bien éprouvé, pour marcher ainsi calme et impassible à la recherche d’effrayantes vérités, écrasant avec dédain les mensongères et consolantes illusions que lui dérobaient ce but fatal.... Il fallait avoir passé bien des années....
—Mais, docteur.... le croyez-vous donc si vieux?.... demanda la comtesse avec un singulier intérêt.
—Moralement, oui, Madame: ses pensées n’avaient pas le caractère poétique et confiant de la jeunesse.... c’était plutôt l’amère et inflexible raison de l’homme mûr.... et pourtant, en pensant à cette salle à manger qui me paraissait révéler un homme si à part, si complet, dans son rayon, je ne savais comment faire coïncider ces deux natures si différentes, et pourtant si identiques. Et puis, le jour douteux de cette galerie réagissant sur mes idées, je ne sais quelles pensées confuses de docteur Faust, d’alchimie, de secrets défendus et cherchés, vinrent m’assaillir. C'était une impression toute d’art et de poésie, il est vrai; mais cette impression me fit presque peur, et, voyant une porte devant moi, je l’ouvris avec vivacité, et je respirai plus à l’aise en me trouvant dans un atelier qui recevait d’en haut une lumière douce et pure.
Une fois hors de cette galerie sombre je me sentis plus rassuré, content comme un enfant qui, ayant peur des ténèbres, a revu le jour.
Alors, je l’avoue, Madame, le portrait physique du joyeux compagnon de la salle à manger ne concordait plus avec celui du sérieux solitaire de la galerie... Je courbai donc sa taille, je creusai et pâlis ses joues, je découvris son front déjà sillonné de rides, j’éteignis le feu brillant de ses prunelles, et l’enveloppant dans une longue robe, je me le figurai assis, son doigt étendu sur une pensée de Pascal, ou de Newton, et la tête levée vers une sphère étoilée comme pour y chercher la solution de quelque grand problème que ces moralistes avaient soulevé sans le résoudre.
—Mon Dieu, vous le faites bien laid! dit la comtesse; moi, je le vois pâle aussi, mais d’une pâleur qui sied bien... son front est découvert, mais ses cheveux sont bouclés, ses yeux ont un regard profond, mais par cela même plein d’âme et de mélancolie; enfin, j’aime assez votre grande robe, mais il faut qu’elle soit de velours noir, avec une ceinture de soie argent et bleu... ou or et rouge... non, bleu... seulement bleu... c’est plus sévère...
—J'avoue, Madame, que votre portrait est plus poétique que le mien; la robe de velours noir surtout est d’un charmant effet, et je l’adopte.
Une fois dans cet atelier, quoique le jour commençât à baisser, je pus encore jouir de la vue des plus magnifiques tableaux des Claude Lorrain, des Raphaël, des Michel-Ange, des Rembrandt, surtout des Rembrandt. Mais de l’école moderne je ne vis qu’un tableau d'Eugène Delacroix, et puis çà et là, en désordre, des études qui paraissaient peintes d’après nature: c’étaient des vues du Nord, le ciel gris et glauque, les lames jaunâtres de la Baltique, ou bien le ciel bleu et les eaux caressantes d’une île de l'Archipel... c’était encore une tête de femme, créole de Lima, aux tons bruns et dorés, qui contrastait avec la fraîcheur transparente d’une figure du nord: et par une incroyable souplesse de talents ces natures si opposées étaient rendues avec une égale naïveté.
—Il était donc peintre aussi votre savant?...
—A en juger du moins par des tableaux finis ou ébauchés qui garnissaient quelques chevalets... par une palette chargée de couleurs encore fraîches et brusquement jetée de côté, peut-être dans un de ces moments de désespoir sublime qui révèlent à l’artiste l’immense étendue et l’immense impuissance de son art...
Oh! disais-je, Madame, je conçois bien maintenant qu’il souffre, celui qui a peut-être en vain demandé le bonheur aux arts et aux sciences... sans doute il souffre de cette douleur sublime et incurable, qui dévore et ravit ceux qui, s’isolant dans leur retraite, fuient un monde frivole qui ne les comprend pas!...
A ce moment, Madame, un valet de chambre, suivi d’un laquais en livrée portant des lumières, ouvrit la porte de cet atelier où il ne faisait presque plus jour, en me disant que son maître n’allait sans doute pas tarder à rentrer: il me proposa d’attendre dans le salon.
Je suivis ce laquais, et après avoir traversé un petit couloir, j’éprouvai autant d’étonnement que j’en avais ressenti en passant de cette salle à manger si folle, dans cette galerie si sérieuse.
Car de cette bibliothèque, de cet atelier où j’avais cru voir se concentrer tout entière la vie et les goûts de cet homme bizarre, je me trouvai tout à coup dans un vaste et splendide salon dont on venait d’allumer les candélabres et le lustre, qui étincelaient des feux de mille bougies.
A quelques symptômes, seulement perceptibles pour un observateur, je remarquai que ce salon n’était pas comme ces honnêtes salons de la bourgeoisie qui, à de longs intervalles, ayant beau dépouiller les housses des meubles les gazes des bronzes, n’en ont pas moins l’air gauche d’un homme endimanché.
Non, ce salon au contraire, soit à de légères marques d’usure qui altéraient à peine la délicieuse fraîcheur des meubles et des tapis, soit à je ne sais quel caractère dont est empreinte une pièce qu’on habite, ce brillant salon attestait assez qu’il recevait de nombreuses et fréquentes réunions.
—Ah, mon Dieu! mais ce n’est donc plus un artiste et un savant que notre voyageur? dit la comtesse...
—C'est bien autre chose, ma foi, dit le docteur.
Mais pour en revenir au salon de notre Inconnu, Madame, on y respirait je ne sais quel parfum d’élégance et d’aristocratie: son architecture était à la fois grave et simple, de grands portraits de famille couvraient les murs, et d’épaisses draperies de soie pourpre tombaient pesamment le long de grandes fenêtres entourées d’arabesques d’or.
Une chose que je remarquai et qui me témoigna du bon goût de notre Inconnu, c’est qu’au lieu d'être perdu au milieu de ces bronzes lourds et de mauvais aspect qui déparent nos appartements, le mouvement de la pendule de ce salon se trouvait encadré dans le socle d’une ravissante statue de Canova, et que deux admirables copies du Vase de Médicis en marbre blanc complétaient la garniture de cette cheminée, dont la frise et les chambranles étaient aussi merveilleusement sculptés.
On avait pris le même soin pour les lustres et les candélabres dorés, qui offraient les lignes simples et nobles des anciennes lampes romaines, et non cet entortillage d’affreuses volutes qui font la honte de nos artistes.
Je m’approchai d’une urne de porphyre d’un travail exquis, placée sur une console, et y plongeant machinalement la main, je retirai une foule de cartes de visites et d’invitations, qui annonçaient que, malgré ou peut-être à cause de ses goûts de chasseur, de solitaire et d’artiste, notre Inconnu était en relation avec toutes nos supériorités de naissance, de mérite et de fortune.
Je vous avoue, Madame, que ma surprise allait toujours croissant. A la rigueur, j’avais fait coïncider le goût des chevaux et de la chasse, de la table même, avec le goût des sciences et des arts.
Je concevais une vie partagée entre des études abstraites, profondes, excentriques, et un exercice forcé qui, par sa violence, détendait le moral pendant quelques heures, et lui rendait cette souplesse, cette élasticité qu’un travail trop ardu et trop prolongé lui eût fait perdre.
Cette manière encore d’envisager la gastronomie comme un excitant qui double, pour un moment, la vivacité de nos sens; cette bizarrerie de ne voir dans l’ivresse qu’une sorte d’exaltation poétique à laquelle une ravissante musique prête de nouveaux charmes, annonçaient encore l’homme d’un esprit supérieur, mais qui semblait devoir vivre seul dans le cercle qu’il s’était tracé, parce qu’il avait assez en lui pour vivre de lui-même.
Mais que cet homme, qui paraissait donner de si larges développements à ses facultés morales et physiques, eût encore le temps, le vouloir et le besoin de s’égarer dans le tourbillon monotone du monde c’est ce dont je ne pouvais me rendre compte.
—Ni moi, je vous jure, dit la comtesse toute pensive.
—Comme j’étais absorbé par ces réflexions j’entendis hogner légèrement un chien... à une porte; j’ouvris: c’était une chambre à coucher éclairée par un globe d’albâtre qui, perdu dans le plafond fait en dôme, apparaissait comme un faible foyer de lumière sans rayons.
Les cris et les grattements du chien devenant plus distincts, je m’approchai d’une porte masquée dans la tenture; je la poussai, et je vis sortir le plus ravissant petit lévrier qu’on puisse imaginer. Il était de cette espèce si rare qu’on ne trouve plus qu’à l'île de Candie, tout noir avec une marque blanche sur le front.
Je vous avoue, Madame, que je fus moins frappé de la gentillesse du prisonnier que je venais de délivrer, que du singulier aspect de ce cabinet.
C'était le cabinet de toilette de notre Inconnu, et je vous avoue que moi, qui croyais connaître à peu près tout ce que la recherche anglaise a imaginé en ce genre, je fus atterré à la vue de l’innombrable quantité de brosses, de limes, de pinces, de crochets, de boules, de ciseaux, de peignes, de pierres, de grattoirs, de flacons, de fioles d’essences, d’huiles, d’esprits, de pommades, qui composaient l’arsenal de toilette de notre inconnu.
Là, je vis aussi une foule innombrable de cannes en ivoire, en ébène, en corne, en baleine, en jonc, montées en argent, en or, en pierreries. C'était encore une série de cravaches, de cannes de cheval et de fouettes de chasse à enrichir Palmer. Enfin, figurez-vous bien que là étaient rassemblées toutes ces inconcevables superfluités de luxe et de toilette dont un élégant désœuvré peut seul comprendre le mérite et l’utilité.
Et encore, je ne vous parle pas d’une multitude de bagues, de boutons, d’épingles, de chaînes, à rendre des femmes jalouses, de ces frivolités ruineuses dont le prix est aussi exorbitant que leur vogue est rapide.
Enfin, Madame, je refermai la porte de ce cabinet presque avec indignation, pensant que je m’étais sans doute trompé dans mes conjectures, car il était impossible qu’un homme si grave, si sérieux, et d’un autre côté si insouciant et si artiste, eût, prononcés à ce point, ces goûts de la dissipation fainéante et ennuyée.
La vue de la chambre à coucher me confirma dans ces idées: tout y était coquet, musqué, fardé; des fleurs et des glaces partout, des cassolettes à parfums, des ottomanes à dos brisé, une alcôve combinée, avec tous les raffinements d’une lascivité orientale; il y avait aussi je ne sais quel parfum dont l’odeur chaude et forte énervait, et puis des tableaux de Boucher et de Vanloo... Quelques Carraches remplis de passion et de volupté se reflétaient dans les glaces; et puis enfin se dressait sur un piédestal environné des plus beaux camélias, cet admirable groupe de Houdon, qui représente un jeune homme recevant dans ses bras le corps de sa maîtresse pâmée sous ses baisers...
C'est impossible, me disais-je... il faut qu’ils soient ici deux frères, deux amis; car tout cela, tous ces goûts si divers d’amour, de savoir, de monde, de table, de chasse, d’art, tous ces goûts, encore une fois, ne peuvent pas se trouver réunis et développés à ce point chez un seul homme.
—C'est impossible! disais-je à haute voix.
Le pauvre petit lévrier eut probablement peur, car il s’approcha timidement de moi en levant sa tête fine et spirituelle, où étincelaient deux grands yeux noirs. Je me baissai pour le caresser, et vis sur son collier... un nom.
—Quel nom...? docteur, demanda vivement la comtesse.
—Oh! quant à ce nom, Madame, reprit le docteur... ce n’est plus de la physiologie de l’appartement... c’est plutôt de la physiologie du mariage: et cet événement pourrait fournir un chapitre de plus à notre tant spirituel conteur.
—Mais quel nom, docteur; dites-le donc?
—Impossible, Madame, c’est un nom trop connu... mais ce qu’il y a de plus affreux, c’est que sur l’ottomane où je m’étais assis un instant j’avais trouvé un mouchoir dont les initiales brodées ne se rapportaient nullement au nom qui se lisait sur le collier vermeil du joli lévrier.
—Mais c’était un monstre que cet homme-là, docteur!... ce ne peut pas être le même... comment! ce serait aussi un homme à bonne fortune que votre savant, c’est-à-dire votre chasseur, votre voyageur... non... enfin, votre Inconnu; car, en vérité, on s’y perd. C'est impossible. Docteur, ce n’est plus le même.
—C'est ce que je pensais, Madame, et pour à m’en éclaircir, je sonnai un valet de chambre.
—Votre maître ne revient pas?..... Voici plus d’une heure que j’attends, lui dis-je et je m’en vais.
—Monsieur sera bien fâché, reprit-il.
—Ah çà lequel: Monsieur? car votre maître n’habite pas seul ici?
—Pardonnez-moi, Monsieur.
—Écoutez, mon ami, je suis médecin, et l’on m’a consulté pour votre maître; je serais donc fort content d’avoir quelques notions sur ses habitudes, son caractère qui me paraît assez inexplicable: car, à dire vrai, je ne comprends pas comment, avec les goûts que semble annoncer sa salle à manger, par exemple, il ait grand besoin d’une bibliothèque; de même qu’avec une bibliothèque aussi sérieuse il ait besoin de cette espèce de boudoir. Expliquez-moi cela?
—Je vois ce qui vous étonne, Monsieur, me répondit ce valet; plusieurs personnes en ont été étonnées comme vous; moi-même, monsieur, quoique je n’aie jamais quitté mon maître depuis son enfance, quoique je l’aie suivi dans tous ses voyages, je ne le connais pas encore. Tantôt il reste des jours enfermé seul dans la galerie, et alors personne au monde que moi ne peut le voir. Pendant ces moments son humeur est irascible, farouche et emportée; il mange à peine, reste cinq ou six jours avec une barbe à faire peur, lisant, écrivant, se promenant à grands pas... peignant un peu, et parfois aussi faisant de la musique sur sa harpe: mais quelle musique! monsieur... triste! triste! à fendre l’âme! Et puis un beau jour, Monsieur, qui s’était couché d’une humeur épouvantable, se lève gai comme un pinson... je le coiffe, je le rase. Il fait venir son piqueur. Alors il arrange des parties de chasse; alors ce sont des chevaux à essayer, des attelages à appareiller: et puis, Monsieur reçoit ses amis, va dans le monde. Quelquefois il dîne seul, et alors, pendant qu’on lui joue des airs, tantôt gais, tantôt tristes, Monsieur se grise... que c’est une bénédiction; il appelle ça se mettre en poésie. D'autres fois, Monsieur ne dîne pas tout-à-fait seul, et alors, alors comme alors, dit le valet avec un malin sourire en jetant un coup-d'œil circulaire sur la chambre à coucher... Et puis un beau jour le noir revient... Alors les chevaux restent à l’écurie, les chiens au chenil, les voitures sous les remises... Tous les gens de la maison, cochers, cuisiniers, palefreniers, valets de pied, savent ce que ça veut dire; et malgré les ordres du maître-d’hôtel, tout ça prend sa volée, et c’est toujours à recommencer. Seulement depuis quelque temps je remarque que les séjours dans la bibliothèque deviennent plus fréquents et plus longs... et c’est peut-être pour cela que Monsieur veut vous voir.
A ce moment un valet entra avec une lettre.
—C'est pour vous, Monsieur Grosbois, dit-il à mon interlocuteur.
—Je demande bien pardon à Monsieur, me dit le laquais bien élevé en décachetant la lettre... Puis:—Mon Dieu! Monsieur... mon maître me dit de vous faire mille excuses... Mais il est dans l’impossibilité de venir ce soir, et m’ordonne de faire les mêmes excuses à quelques amis qui devaient venir aussi le visiter.
Je sortis donc, Madame la comtesse, pas plus avancé qu’en entrant, et seulement j’avais le mot d’une charade à deviner.
—C'est tout-à-fait cela, docteur, un logogriphe vivant!...
Tel fut le récit du docteur; et jamais ordonnance n’opéra de plus heureux résultats; car cette jolie femme était, je crois, comme il y en a beaucoup, difficile, rêveuse, ennuyée. Avant tout, le docteur avait voulu occuper son imagination, et il l’occupa; car elle fut bien longtemps à chercher, sans le trouver, le nom de cet homme universel...
Et ce, par une excellente raison!
M. CRINET.
SCÈNES DIALOGUÉES.
PERSONNAGES.
- M. CRINET, négociant.
 - Madame MALVINA CRINET.
 - RÉGULUS.
 - JACQUES LOPIN, ouvrier.
 - SUZON.
 
Le lecteur est prié d’évoquer la figure et le jeu de M. Lepeintre jeune dans Crinet, et Arnal dans Régulus.
SCÈNE PREMIÈRE.
VINGT-HUIT JUILLET 1830.
On entend gronder le canon. La scène représente la grande cour d’un magasin.
Une foule d’ouvriers.—M. CRINET, monté sur une caisse.
CRINET, s’adressant aux ouvriers.
Mes amis, le tocsin de la gloire a sonné, et de ce moment... vous n'êtes plus des ouvriers... vous êtes Français!... Ainsi plus de distinctions entre nous; non, plus de ces aristocratiques distinctions de maîtres à ouvriers. Non, mes amis, non mes concitoyens, à dater d’aujourd’hui nous sommes égaux, puisqu’à dater d’aujourd’hui je ne vous payerai plus vos journées. Car je suis moi-même trop bon Français pour vous donner de l’ouvrage quand les jésuites, par la voix des ordonnances, veulent vous ôter, vous ravir votre pain; maintenant, mes concitoyens, unissons tous nos efforts contre les vils satellites du pouvoir... mais, avant tout, convenons bien de ce que nous voulons obtenir...
LES OUVRIERS.
Oui... oui,... puisque les maîtres nous refusent de l’ouvrage, il faut que le gouvernement nous donne de l’ouvrage..... A bas la calotte.
CRINET.
Je me joins à vous du plus profond de mon cœur quant à la calotte, mes concitoyens. Mais il vous faut plus que de l’ouvrage, oui, mieux que de l’ouvrage; on donne de l’ouvrage à de vils mercenaires, à des manœuvres, et non pas à des hommes libres... Ce qu’il nous faut.... à tous! ce sont des droits politiques.
JACQUES LOPIN, OUVRIER.
Ça donne-t-il du pain?
CRINET.
Si ça donne du pain! ça donne plus que du pain, Français! ça donne toutes les aisances de la vie... puisque dès qu’on a les droits politiques, on fait la loi soi-même. Alors faisant la loi soi-même, on se fait une loi qui vous donne des douceurs infinies à vous-même... Voilà ce que c’est que les droits politiques, qui sont l’apanage de tous les hommes civilisés par la liberté, comme nous devrions l'être, si les ultramontains ne nous asservissaient pas comme les derniers des derniers!
LES OUVRIERS.
Alors, si ça nous donne du pain, nos droits politiques ou la mort!...
CRINET.
Ce n’est pas tout, mes concitoyens!... Ne souffrons pas que les vils satellites du pouvoir enchaînent notre liberté sous le prétexte de la force armée... Montrons que nous sommes de vrais Français; montrons-nous les dignes fils de la colonne; demandons le rétablissement des officiers de la garde nationale, et surtout souvenons-nous du Constitutionnel et du grand Napoléon!
LES OUVRIERS.
Oui... oui... la garde nationale ou la mort! Vive l'Empereur! à bas les jésuites! vive la Charte!
CRINET.
Je dis comme vous, à bas les jésuites, car c’est le cri de la nature... Mais ce n’est pas tout, à bas les courtisans, les hommes de la camarilla qui ont condamné les sergents de La Rochelle! Jugeons-nous nous-mêmes, et demandons le jury en matière politique ou la mort!
LES OUVRIERS.
Oui... oui...
CRINET.
Ne souffrons pas non plus que les ennemis des lumières viennent étouffer... la civilisation dans le bonnet de la Liberté, qui veut celle de la presse, et qu’on ne vienne pas vous empêcher de chanter la Colonne et les Vieux grognards... qu’on vilipende dans l’honneur national de la France en méprisant la Charte et le grand Napoléon.
JACQUES LOPIN.
Mais qu’est-ce que ça nous fait, à nous autres ouvriers, les droits politiques...
CRINET.
Qu’est-ce que ça vous fait! Comment ce que ça vous fait? Mais tu n’es donc pas Français alors? tu n’es donc pas bonapartiste?
LOPIN, indigné.
Moi, pas bonapartiste! au contraire, bonapartiste à mort... Le petit caporal, Dieu de Dieu; moi, pas bonapartiste! Vive l’empereur!
CRINET.
Tu aimes donc les calotins? les jésuites? qui veulent avilir la Colonne en y mettant le Saint-Sacrement tout en haut!
LOPIN, furieux.
Oh! les scélérats... les gueusards... Mais je les hais, les calotins. Je voudrais pouvoir les manger tous vivants, quoi!
CRINET.
Eh bien, alors... tu vois donc bien que tu veux les droits politiques! C'est ça qu’on appelle vouloir ses droits politiques!
LES OUVRIERS.
Oui, oui, les droits politiques ou la mort!
LOPIN, convaincu.
Ah! c’est différent... (Criant plus fort que les autres). Nos droits politiques ou la mort!
TOUS.
Oui, oui.
CRINET.
C'est bien, mes amis; maintenant marchons à l’ennemi... et passez devant...
TOUS.
Oui, oui, vive l'Empereur! vive la Liberté! A bas la calotte, vive la Charte!
Ils sortent en tumulte. Crinet ferme sa porte, se met derrière et regarde par un guichet, en disant:
Les voilà lancés, ils vont aller tous seuls, et si nous avons le dessus, je serai officier de la garde nationale, et peut-être fournisseur de... Ah ça, de qui?... Ma foi de l’autre....
SCÈNE II.
DÉCEMBRE 1830.
Un salon.
M. CRINET, en garde national, outrageusement
frisé et infectant l’eau de lavande.
Ah mon Dieu, mon Dieu! huit heures, et la remise qui n’arrive pas... et madame Crinet qui n’est pas prête... Comme si on ne pouvait pas toujours être prête quand il s’agit d’aller à la cour! A la cour; je vais aller à la cour... nous allons à la cour... Ah! c’est là un gouvernement ami du peuple et bien digne d’une grande nation comme la France! Et puis, comme les Binard vont enrager! Tiens... des petites gens en boutique, des détaillants... Il ne manquerait plus que ça; ça voudrait aussi aller à la cour... Comme nous autres qui faisons en gros. Oui... c’est pour eux que nous aurions fait les glorieuses... Le plus souvent!! Pas de ça! Il faut maintenant que chacun garde son rang, puisque nous avons le nôtre... Ah! mon Dieu! j’ai peine à le croire... à la cour... je vais à la cour. Ah! certes je ne regrette pas de n’avoir eu que deux voix pour être caporal, moi qui comptais sur l’épaulette; je compte pour rien non plus les pertes que j’ai supportées dans les trois jours, pour la cause de la liberté... tout ça m’est bien payé aujourd’hui, je vais à la cour... Enfin je vais à la cour, comme un grand seigneur d’autrefois allait à la cour!!! Et cette remise qui n’arrive pas... (Regardant à sa montre.) Sept heures trois quarts, nous arriverons trop tard, ça sera fini. J'ai tout de même eu une bonne idée de faire habiller Suzon en homme... ça fera bon effet derrière la voiture, nous qui n’avons pas de domestique mâle... (Appelant.) Suzon, Suzon...
Entre Suzon, énorme fille picarde et charnue, vêtue d’un pantalon de M. Crinet, indécemment collant.
SUZON.
Donnez-moi donc le temps de m’habiller aussi...
CRINET.
Voyons... voyons, mets donc ta redingote, Suzon, ou on va te reconnaître, et surtout boutonne-toi bien... Ah! ça, tu n’auras pas peur derrière la remise.
SUZON.
Dame.., Monsieur, je ne sais pas, moi; j’y suis jamais montée, pas plus que vous dedans.
CRINET.
C'est bon, c’est bon, et enfonce bien ton chapeau sur tes yeux...
SUZON.
C'est tout de même une fameuse farce, allez... Ah! voilà Madame Crinet.
Entre madame Crinet.—Vingt-cinq ans.—Assez
jolie.—Brune.—Grasse.—Robe jonquille.—Bolivard vert à plumes
rouges.—Ceinture bleue.—Echarpe orange.
CRINET, ébloui.
Ah! saperlotte... madame Crinet, tu es joliment bien mise; tu as l’air d’une actrice!
MADAME CRINET.
Tu trouves, monsieur Crinet; eh bien tout ça c’est du goût de monsieur Régulus... (Elle soupire.)
CRINET.
Ah! ah! Régulus... voilà un original, avec son poignard et sa pipe faite avec un os de mort.
MADAME CRINET, soupirant encore.
C'est un être qui me fait l’effet de devoir finir par un fameux suicide... c’est délirant...
CRINET.
Bien obligé... Pauvre garçon, comme tu y vas... Heureusement qu’il n’en a pas l’air... et c’est un gaillard gros et gras, qui fait ses quatre repas, comme on dit, et n’a pas envie de mourir.
SUZON.
Monsieur Crinet, voilà le fiacre.
CRINET.
Est-elle bête, cette Suzon... le fiacre..; la remise, imbécile: elle me coûte bien mes quinze francs... Mais voyons, boutonne-toi donc, Suzon... donne-moi mon bonnet à poil.. Ah! mon Dieu!
MADAME CRINET.
Qu’as-tu donc, monsieur Crinet?
CRINET
Ah! mon Dieu... mon Dieu... à la cour, est-ce qu’on met son bonnet à poil sur sa tête ou sous son bras?
MADAME CRINET.
Pour ça je n’en sais rien..
CRINET.
C'est effrayant, madame Crinet... c’est effrayant, car si le roi me parle... de quoi aurai-je l’air?
SUZON.
Ah! quelle farce... le Roi qui parlerait à M. Crinet.
CRINET.
Mais est-elle bête, cette Suzon... veux-tu te taire.. Allons, tout bien considéré, ma foi, je tiendrai mon bonnet sous mon bras: ce sera plus poli. Voyons, éclaire-nous, Suzon... Prends ton cachemire Ternaux madame Crinet, et prends garde sur le carré du troisième...
(Ils sortent.)
SCÈNE III.
Le même salon.
Entrent Crinet et sa femme revenant de la
cour
CRINET.
C'est une horreur... et cette imbécile de Suzon qui se laisse reconnaître pour une femme...
MADAME CRINET.
Il fallait la voir se débattre au milieu de tous ces domestiques qui sont d’une insolence...
SUZON.
Tiens... est-ce que c’est de ma faute à moi si vos habits sont trop étroits... si...
CRINET, furieux.
Taisez-vous, grosse bête... et allez vous en...
(Sort Suzon.)
CRINET.
Je les entends encore,.. avec leurs quolibets quand nous sommes montés en voiture... Ah! c’est une belle chose que la cour, le Roi n’a pas seulement eu plus l’air de me connaître... que s’il ne m’avait jamais vu... moi qui n’ai pourtant pas manqué une parade ou une revue, et qui ai trinqué avec lui au procès des ministres... C'est ragoûtant.
MADAME CRINET.
Sans compter que ça devient très-mêlé... j’y ai vu les Binard...
CRINET.
—Et quelle dépense! quinze francs de remise, cent trente francs pour ta toilette; cette bête de Suzon qui s’est fait déchirer ma redingote par derrière... C'est ruineux. Ah! si on m’y reprend... à ta bête de cour.
MADAME CRINET.
—Ma bête de cour... ma bête de cour... c’est bien plutôt la tienne...
MONSIEUR CRINET.
La mienne... C'est ta coquetterie qui m’y a fait aller.
MADAME CRINET.
Ma coquetterie... il y avait de quoi... et avec qui donc que j’aurais fait de la coquetterie... un tas d’insolents... Il y en avait surtout un petit gros, tout brodé... qui a dit en te voyant danser et en ricanant... tiens, tiens... pigeon vole...
MONSIEUR CRINET.
Comment ça, pigeon vole?
MADAME CRINET.
Certainement M. Pigeon, la garde nationale. C'est un emblème...
MONSIEUR CRINET.
C'est une horreur; on nous fait venir là comme des baladins pour s’amuser de nous... c’est épouvantable... Ah! c’était bien la peine d’aller faire battre mes ouvriers pour ça, et de supporter les pertes que la révolution m’a fait éprouver.
MADAME CRINET.
Tu n’es jamais content aussi... n’es-tu pas garde national... toi qui as tant crié contre M. de Villèle parce qu’il t’avait supprimé.
CRINET.
Ça c’est vrai, je suis garde national et juré dans les affaires politiques, c’est toujours très flatteur; et après tout je méprise la cour, moi... Je suis plus que la cour... puisque c’est moi qui paie la cour... Que diable j’ai mes droits politiques, moi... et avec ça on se moque de tout.
MADAME CRINET, à part.
Ou plutôt on se moque de vous (haut), allons viens te coucher, monsieur Crinet.
(Ils sortent.)
SCÈNE IV.
1833.
MONSIEUR CRINET, décachetant et lisant plusieurs
lettres.
—Allons... bien... cité au conseil de discipline, pour le 15, c’est fort régalant... Ils me reprochent d’avoir manqué ma faction, parbleu sans doute que l’ai manquée; j’avais un marché à signer, est-ce que je pouvais sacrifier mes intérêts... à une bête de faction! Mon Dieu, mon Dieu... quelle bêtise que la garde nationale; c’est bien la peine de payer des soldats, pour être encore enrégimenté, tourmenté, emprisonné; mais c’est un impôt odieux... ça vous prend votre argent, votre temps: enfin!... Il faut bien supporter ce qu’on ne peut empêcher... Ah! qu’est-ce que c’est que ça? quel vilain papier.—Il décachète une autre lettre..—Ah! miséricorde! Une tête de mort avec deux poignards en croix... et tout cela écrit à l’encre rouge... (Il lit:) liberté, égalité ou la mort! Tu es juré dans l’affaire politique appelée le 30 de ce mois aux assises, tremble! car si tu oses condamner un patriote... tes jours sont comptés.—(Avec effroi.) Et pour signature une guillotine!!! Mais c’est abominable, ces scélérats-là sont capables de le faire comme ils le disent... Payez donc une magistrature... pour avoir encore à vous mêler de leurs diables de procès politiques... Est-ce qu’ils ne peuvent pas les juger eux-mêmes leurs procès politiques... Qu’est-ce que ça me fait à moi... la politique? la politique... c’est mes affaires... c’est ma maison... Mais enfin, c’est une infamie cela, on n’a pas un instant à soi; c’est la garde, c’est la revue, c’est la parade, c’est le jury, et qu’est-ce que ça rapporte, je vous le demande? Si ce n’est des désagréments, des horreurs... et puis au moins on paie un officier, on paie un magistrat... tandis que nous... il faut, au contraire, que nous payions... Pour faire ce métier là, c’est à n’y plus tenir, c’est horrible, ça ne peut pas durer; où marchons-nous! En vérité nous sommes sur la route d’un abîme... allons... encore une lettre... Ah! c’est de mon ami Leclerc, qui m’a fait obtenir la fourniture de la maison du prince.—Il lit: vous êtes juré dans une affaire qui concerne les républicains, j’espère bien, mon cher ami, que vous n’hésiterez pas à condamner ces ennemis de l’ordre public, et que vous comprendrez les devoirs que vous imposent LES BONTÉS DU GOUVERNEMENT... J'aime beaucoup ça, comme si je ne les avais pas payées ces bontés là... Enfin continuons. (Il relit.) Bontés qui vous seront retirées si vous ne remplissiez pas votre devoir de bon Français en condamnant les anarchistes et en faisant un noble usage du plus précieux de vos droits politiques que vous avez conquis en juillet... en l’immortel juillet. Tout à vous, etc.
CRINET, froissant la lettre avec colère.
Mes droits politiques... mes droits politiques... quelle bêtise. C'est encore du fameux... ça sert à grand chose... Voilà où ça me mène... égorgé par les républicains si je les condamne, ruiné par le gouvernement si je les absous... Car encore une fois, ce que cet imbécile de Leclerc appelle des bontés m’a bien coûté trente mille francs de pot de vin que j’ai donnés pour avoir cette fourniture; mais je vous demande un peu ce que cela signifie... Sous quel régime vivons-nous... dans quel temps sommes-nous! C'est une tyrannie qui n’a pas de nom... ce n’est pas pire chez les Turcs... c’est vrai ça, j’aimerais mieux être Algérien, ma parole d’honneur!
Entre MADAME CRINET, toute souriante, apportant
le sabre et la giberne de son mari.
Eh bien, eh bien, à quoi t’amuses-tu là, monsieur Crinet, est-ce que tu ne te souviens pas que c’est ton jour de garde, et ta barbe qui n’est pas seulement faite... Tiens voilà déjà tes buffleteries.
CRINET, stupéfait.
Mon jour de garde, mon jour de garde! Mais je l’ai montée il y a douze jours... ma garde.
MADAME CRINET, avec ingénuité.
Dame... je ne sais pas... moi; tout ce que je sais, c’est que voilà un billet... qu’on m’a apporté hier.
CRINET lit et le foule aux pieds avec fureur.
Monter la garde aujourd’hui... quand j’ai trois marchés à passer... risquer de perdre peut-être dix mille francs, si je les manque... Non, non, je n’irai pas. On prendra ma tête si l’on veut, mais je ne monterai pas la garde aujourd’hui. Voilà ma tête... qu’on la prenne...
MADAME CRINET.
(A part). Il n’ira pas... Et Régulus qui doit venir.—(haut). Mais, mon Dieu, monsieur Crinet tu sais bien qu’on ne te prendra pas ta tête... Qu’est-ce que tu veux qu’on fasse de ta tête. Ainsi ne fais pas le crâne comme ça... puisque tu finiras toujours par y aller; voyons, mon cœur... sois bien gentil... sois bon citoyen...
CRINET.
Mais c’est une injustice atroce, un guet-apens, un assassinat, et je suis encore cité au conseil de discipline... pour le 15, c’est une abomination, ça n’a pas de nom... Ma parole d’honneur, j’émigrerai à Alger, si le gouvernement continue... Voilà ce qu’il y gagnera.
MADAME CRINET.
Ne dis donc pas de bêtises... si tu manques encore cette garde-là... tu aggraveras ta position, puisque tu es déjà cité au conseil de discipline. Allons, allons, mon bon Crinet, sois gentil, fais-toi aimer de tes chefs, car si tu manques ta garde encore aujourd’hui... on te punira très sévèrement. Tu auras peut-être huit jours de prison... vois à quoi ça te mènera... huit jours sans voir ta Malvina.
CRINET, avec un profond soupir.
C'est vrai, c’est malheureusement trop vrai... Ah! si la révolution était à refaire... suffit, suffit... Au moins avant les glorieuses... on pouvait compter sur son temps, on n’était pas vilipendé par un conseil de discipline. On n’était pas menacé d'être guillotiné, ruiné... traqué, emprisonné! Ah.... si c’était à refaire...
(Il sort.)
MADAME CRINET, seule.
Est-il adroit, ce monsieur Régulus; c’est à son ami le sergent-major à qui mon mari doit ça... Il est si bien, monsieur Régulus... Il a les cheveux tout droits, et il porte un poignard empoisonné... Ah! c’est un être qui me fera, j’espère, passer des bien atroces et bien cruels moments. Quel être délicieux, il ne parle que de mort, de poison, d’assassinat; ce qu’il regrette c’est de n'être ni poitrinaire ni bâtard... Mais on ne peut pas tout avoir non plus... et puis il m’appelle sa lumière, son rayon... Tandis que lui s’appelle toujours démon, satan ou damné... comme c’est délicat... sans compter qu’il grince des dents comme le tigre du Jardin des Plantes... Ah! cet être-là peut se vanter de m’avoir joliment fascinée, par exemple! Tiens, voilà son ombre fatale, sa nuit d’orage, comme il appelle ce pauvre monsieur Crinet.
Entre CRINET, en costume complet de chasseur de la garde
nationale.
CRINET.
Quelle corvée, moi qui croyais rester tranquille aujourd’hui, à vaguer à mes affaires.... Adieu, bobonne, adieu, ma femme, je reviendrai dîner, envoie-moi tantôt mon garik par Suzon.
MADAME CRINET.
Oui, mon cœur. Comptes-y bien. (A part.) Plus souvent... monsieur Régulus a bien promis d’empêcher qu’on ne lui donne une permission.—Sort Crinet.
Madame Crinet s’assied sur un canapé, elle est toute rêveuse. Au bout d’un quart d’heure entre Régulus; il est gros et court, les cheveux d’un blond ardent, les joues grasses et d’un rouge cramoisi. Régulus tâche de donner l’air le plus satanique possible à sa bonne grosse figure dont l’expression jubilante fait son désespoir.
RÉGULUS, du même ton dont il dirait comment vous portez-vous!
Encore un jour qui nous rapproche de la tombe, Malvina? encore un pas vers le cercueil, où les vers rongeront nos cadavres!
MADAME CRINET, tressaillant.
Ah! c’est vous, monsieur Régulus... déjà.
RÉGULUS commençant à grincer des dents.
Enfer! Déjà... déjà... c’est atroce, quand j’ai la nuit dans l’âme, quand je broye dents sur dents, comme un damné d’enfer... Malédiction.
MADAME CRINET.
Calmez-vous, monsieur Régulus, c’est que vous avez manqué de rencontrer mon mari sur le carré.
RÉGULUS écumant.
Votre mari! votre mari! ne me parlez pas de cet être venimeux et malfaisant qui empoisonne mon bonheur... de ce colimaçon qui souille ma fleur! de cet objet vaseux qui trouble la source de mon eau limpide... Ne m’en parlez pas, entendez-vous. Ou je me brise le crâne à vos pieds..... Voyez-vous faible femme! ou je me déchire la mamelle gauche à grands coups d’ongles... pour vous montrer que j’ai un cœur fort qui bat dans ma poitrine d’homme... Car j’ai voyez-vous... de terribles et sanglantes fantaisies à la vue de votre insolent époux, qui me crache son bonheur à la face, voyez-vous!
MADAME CRINET.
Mon Dieu, que vous êtes violent. Ah! Régulus, Régulus... vous êtes un Vésuve!!
RÉGULUS, passant subitement du désespoir au sourire, s’écrie avec un charme indéfinissable et mélancolique.
Oh dis, Malvina... je voudrais m’étendre à tes pieds... est-ce qu’il n’y a pas une peau de tigre ici, ça serait commode pour m’étendre...
MALVINA.
Hélas! il n’y a que le karik vert de M. Crinet...
RÉGULUS, avec un rire de démon.
Donnez, donnez le karik... faible femme, ce sera un outrage de plus pour celui qui jette du plomb fondu sur mes nerfs voyez-vous... il s’étend avec frénésie sur le karik et s’y roule avec de sourds rugissements. Oh! malédiction, malédiction, c’est la robe du centaure, que ce karik damné.
MALVINA.
Calmez-vous, monsieur Régulus.
RÉGULUS, étendu sur le karik vert aux pieds de Malvina.
Oui, je me calme, car voilà que tes paroles de miel descendent en rosée sur mon âme desséchée par le vent du malheur, voilà que tu me consoles, que tu humectes mes plaies du baume de ta tendresse... oh! toi... ma lumière.
MADAME CRINET, attendrie.
Sa lumière!
RÉGULUS.
Ma boussole!
MADAME CRINET.
Sa boussole!
RÉGULUS.
Mon étoile des Mages.
MADAME CRINET.
Son étoile des Mages!
RÉGULUS.
Mon rayon d’or, ma clarté tremblante... mon bruit insaisissable que l’aurore éveille...
MADAME CRINET.
Ah! c’en est trop... son rayon d’or... sa clarté tremblante, son bruit insaisissable...
RÉGULUS.
Oh! toi... ma pluie d’été sur la mousse!... mon rossignol qui chantes sous la feuille... Oh! toi je t’aime, et dire je t’aime, vois-tu, ange de lumière, c’est dire je grince des dents, je rugis comme un tigre, je gratte la terre avec mes ongles pour y cacher mon bonheur, comme la hyène sa proie saignante! Malédiction!!!
MADAME CRINET.
Régulus! Ah Régulus! quel mal vous me faites!
RÉGULUS se relevant crispé.
Du mal... du mal... c’est le feu où je m’agite... du mal c’est l’eau ou je nage... voyez-vous... Le mal c’est mon élément, c’est ma substance, le mal! Voulez-vous que je m’en fasse du mal! Voulez-vous que je m’écrase la tête contre ce mur, hein! mon adorée?
MADAME CRINET.
Quel amour!
RÉGULUS, se hérissant.
Voulez-vous que je me crève les yeux avec un canif! hein! mon adorée.
MADAME CRINET.
Régulus! mon Régulus!
RÉGULUS, corrosivement.
Malédiction! Tu as dit mon Régulus! mon Régulus! ton Régulus!... ne le répète pas... vois-tu... ne le répète pas... non... malédiction... damnation... enfer. Car c’est trop de bonheur, c’est trop de bleu du ciel, pour le nuage roux foncé qui sert de linceul blanc à mes pensées noires! damnation!
MADAME CRINET emportée par la situation.
Si, si, tu es mon Régulus, tant pis.
RÉGULUS... presque en épilepsie.
Oh! mais tais-toi, faible femme! Tais-toi, entends-tu, car le bonheur tue, vois-tu, il broye l’âme, comme la meule le grain, damnation! Le bonheur, vois-tu c’est la mort! Et la mort, c’est le bonheur! avec une ravissante expression de mélancolie douce. Ah! tu ne sais pas, dis... dis mon seul amour! Je voudrais me faire guillotiner à tes yeux et te faire de mon sang un manteau rouge à toi, ange blanc de l’éther bleu!!
MADAME CRINET avec le dernier cri de la pudeur.
C'en est trop... je t’aime Régulus!
RÉGULUS, hidrophobe.
Ne dis pas cela... ou je mords!
MADAME CRINET ne se connaissant plus.
Si je t’aime..... si je t’aime, épouvantable scélérat.
RÉGULUS, éclatant comme cinquante-sept damnés.
Tu me comprends donc enfin; oui, je suis un scélérat... oui, un monstre... oui, un satan.... oui, un démon.... Oui, je trouve une joie satanique à jeter l’orage et la tempête dans la vie calme et paisible de cet honnête chasseur de la garde nationale, qui, à l’heure qu’il est, monte peut-être tranquillement sa garde à la Caisse Hypothécaire... sans penser que sa femme est en proie à mon infernale séduction... damnation! Et que je me roule sur son karik vert, malédiction!
MADAME CRINET.
Régulus, ayez pitié de moi.
RÉGULUS, avec un rire moitié chacal et moitié yène.
Ah!... ah!... ah!.... pitié.... est-ce que j’ai pitié de moi-même, enfer! Tu seras à moi, malédiction!
MADAME CRINET.
Régulus!
RÉGULUS, en épilepsie.
J'ai du vitriol dans le sang, du feu dans la tête et de la poudre à canon dans le cœur (il rugit), hoon... hoon...
MADAME CRINET.
Régulus... Oh! tu me rappelles les lions de M. Martin... j’ai peur.
RÉGULUS, en catalepsie.
Je suis maudit!!!
MADAME CRINET.
Miséricorde... monsieur Régulus...
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
La toile se baisse.—On laisse le champ libre à l’imagination du lecteur pendant l’entr’acte.
SCÈNE V.
Il fait nuit.—La salle à manger de M. Crinet.
RÉGULUS, frappant à une porte fermée.
Malvina... Malvina!... eh bien, non... je concentrerai mon amour au fond de moi-même comme le volcan sa lave... Oh! dis..... confie ta blonde vertu à ma brune passion... (Il frappe encore.) Malvina... Malvina.... elle ne répond pas... je l’aurai effarouchée... c’est sûr... Damnation... Malvina, si tu ne réponds pas, je me brise le crâne sur le pavé... Malédiction.... ou bien j’arrache mes yeux de leurs orbites saignants, et je les jette contre ta porte.... Malvina, réponds, ou je me jette par la fenêtre... tiens, j’ouvre la fenêtre... (Il ouvre la fenêtre avec bruit.) Entends-tu comme j’ouvre la fenêtre... (Regardant.) Holà! quatre étages... quelle bêtise... Oh!... une idée... il faudra bien qu’elle sorte... (S'approchant de la porte et d’une voix entrecoupée.) Malvina, mon instinct psychologique, aidé de ma puissante intention, me le révèle, c’est ma mort que tu veux... oui, tu veux venir fouler dédaigneusement ma tombe avec ton fatal et fantastique époux... vêtu peut-être de ce karik vert sur lequel je me suis tortillé à tes pieds, comme le serpent écaillé d’azur s’enroule sur un tapis champêtre de mousse verdoyante...... Oh! femme! femme!... tu veux au milieu d’un galop étourdissant, ravissant, palpitant, enivrant, étincelant, bondissant, délirant, échevelé, tournoyant, quand deux bras forts d’homme étreindront ta taille lascive de femme, tu veux, n’est-ce pas, venir ricaner affreusement ces mots. Il s’est tué pour moi... et je danse.... oui, tu veux dire dans ta folle, insouciante et joyeuse fantaisie de jeune femme rose et blanche... Je danse!!! et pendant ce temps-là des vers d’un blanc roux pâturent les lambeaux putréfiés et rougeâtres de son cadavre d’une couleur violacée et sanguinolente, comme le matin du jour des funérailles du monde, n’est-ce pas!... Eh bien! sois contente, ricane, galope, ris et ris encore... tu vas l’avoir, ma mort, entends-tu.... si quand j’aurai compté trois... tu n’es pas là, ici, près de moi, rampante, courbée à mes pieds comme l’esclave orientale au teint cuivré... aux bracelets d’or... aux dents d’ivoire... à la chevelure d’ébène et aux lèvres de corail... Alors... alors... je retourne au néant dont je suis venu... entends-tu... Malvina..., car, vois-tu, faible femme, c’est la mort d’un homme... d’un noble jeune homme, au cœur fort parmi les jeunes hommes que tu veux.... Fais bien attention, je prends mon élan... écoute-moi bien prendre mon élan... une fois...
—Silence.
—Deux fois...
—Silence.
—Trois fois... c’est l’enfer, c’est la damnation éternelle, des grincements de dents à épouvanter les damnés... des blasphêmes, des rugissements pour l’éternité!!!
—Silence.
RÉGULUS.
Tu me verras dans tes rêves, Malvina, je serai ton cauchemar! adieu... Vlan... je suis dans l’espace!
(Il traverse la salle en courant, et se cache derrière
un rideau.)
VOIX DE MALVINA.
Je vous vois bien, à travers la serrure, monsieur Régulus, là... derrière le rideau... Avez-vous peu de cœur allez... poltron que vous êtes... de dire de ces choses-là et de ne pas les faire...
RÉGULUS.
Elle m’a vu... (Il se lève et s’approche de la porte d’un air solennel.) Malvina... je voulais éprouver ton amour... mais il est plus faible que le souffle expirant de la brise du soir, et je serais bien bête de vous sacrifier ma vie... Allez... je vous dédaigne.
VOIX DE MALVINA.
C'est ça, monsieur Régulus; ouvrez l’armoire à gauche du poêle, vous trouverez le rat de cave pour descendre... Bonne nuit, monsieur Régulus... (Elle rit.)
RÉGULUS.
Elle a ri... tu as ri... mais j’y pense! cave... ah... cave... Quelle idée... ah! tu crois et tu veux me torturer l’âme... Arrière, faible femme... à moi une orgie furibonde, et vive, et folle, et joyeuse... et terrible, et fantastique, et foudroyante, et étourdissante... Une orgie à manger les verres et les bouteilles quand je les aurai vidées... une orgie à incendier le quartier, Paris, la France et peut-être l'Europe! Ah, ah, ah, ah, tu crois mon cœur d’homme assez faible pour se laisser abattre par un caprice ondoyant de femme indécise... Tu vas voir... (Régulus ouvre l’armoire de la salle à manger et en tire des bouteilles et des verres.) A moi le festin, à moi les coupes... couronnez-moi de fleurs... justement voilà une couronne de fleurs pour la saint Crinet de l’année passée; des immortelles! Vive-dieu, mort-dieu, sacrebleu, pâques-dieu. (Il décroche une vieille couronne pendue au mur et se l’enfonce sur la tête.) A moi le vin de Bordeaux... à moi l’eau-de-vie... à moi le rhum. (Il boit). Ah! ah! les femmes... Qu’est-ce que les femmes auprès du vin, hein... Folie, pitié que la femme. Je vais devenir un sac à vin, un ivrogne, un épicurien dans le genre du caveau... Arrière les femmes! j’aime mieux mon verre... vive-dieu, mort-dieu, pâques-dieu, tonnerre et sang!
VOIX DE MALVINA.
Mais vous allez vous mettre dans des états affreux; monsieur Régulus, c’est indélicat!
RÉGULUS à moitié ivre et frappant sur la table:
Tra, la, la, la... je bois le vin de M. Crinet, l’eau-de-vie de Crinet... tra, la, la... tonnerre, arrière, vive l’orgie... Tra, la, vive-dieu, mort-dieu! Femme... femme... je te défie... vive l’orgie!
(Il casse son verre et les bouteilles.)
VOIX DE MALVINA.
Mais taisez-vous donc, monsieur Régulus, quel train vous faites... Et Suzon qui n’est pas là... Mon Dieu, que faire. Je vais d’abord m’enfermer... Tant pis, je passerai la nuit sur une chaise.
RÉGULUS ivre.
La mort... la fin de tout... étant le néant... Il se peut... car... tout est dans la... Ah ça, j’ai fameusement envie de dormir... diable de vin.
(Il se lève en chancelant, et entre dans la chambre
à coucher des époux Crinet; il se jette
tout habillé sur le lit desdits Crinet.)
SCÈNE VI.
La salle à manger.
Il est minuit.—Entre Crinet en uniforme avec
un rat-de-cave. A la vue des bouteilles et des
verres il reste stupéfait.
CRINET.
Ah! saperlotte, qu’est-ce que je vois là... trois bouteilles vides... des verres cassés... C'est ça, quand les chats sont sortis les rats dansent... Est-ce que mon épouse par hasard aurait bu... Ah! par exemple... voyons donc...
(Il entre à petit bruit, et reste pétrifié à la vue
de Régulus couronné de fleurs, qui dort sur le
lit conjugal.)
CRINET allume une bougie et cache sa tête dans ses mains en soupirant d’un ton plaintif:
Oh! madame Crinet... (Il prend la bougie et l’approche de la figure de Régulus en s’écriant:) C'est Régulus... ce scélérat de Régulus.
(Il laisse tomber la bougie qui met le feu aux
favoris de Régulus, qui s’éveille flamboyant.)
RÉGULUS.
Malédiction... suis-je donc déjà en enfer?
CRINET.
Tu mériterais d’y aller, misérable!... Qu’est-ce que tu fais ici... dans mon lit?.... De quel droit envahis-tu aussi indécemment mon domicile?
RÉGULUS.
Et toi, de quel droit viens-tu m’incendier quand je suis là tranquillement à dormir!
CRINET.
Ah! tu appelles ça tranquillement dormir quand tu viens déshonorer un homme qui monte honnêtement sa garde et fait loyalement ses patrouilles!
RÉGULUS.
Je ne te connais pas, et je tiens à ne pas te connaître; voilà mon nom. (Il se recouche.)
CRINET.
Mais ce malheureux-là a bu: est-ce qu’ils auraient bu tous les deux, ma femme?
RÉGULUS.
Laissez-moi dormir.
CRINET le prenant au collet:
Ça ne se passera pas ainsi, non, non, entends-tu... (Il crie.) A la garde, à la garde, au voleur!
(Entrent les voisins.—On saisit Régulus,
qu’on jette à la porte après la justification et
la réhabilitation de madame Crinet.)
SCÈNE VII.
Les juges d’un conseil de discipline et le capitaine-rapporteur.—En
face d’eux Crinet.
LE PRÉSIDENT.
Accusé Crinet, pourquoi, étant de garde le jeudi 20 février, avez-vous déserté votre poste pendant la nuit?
CRINET embarrassé et balbutiant.
Monsieur le président... j’entre chez moi... et je vois des verres qui...
LE PRÉSIDENT.
Mais pourquoi rentriez-vous chez vous puisque vous étiez de garde?
CRINET.
Je vais vous dire, monsieur le président, je vois en entrant des bouteilles, et...
LE PRÉSIDENT.
Accusé, ne sortez pas de la question. Vous avouez avoir quitté votre poste, sans permission, pendant la nuit du 20 février.
CRINET.
Oui, monsieur le président; mais en entrant je vois un drôle qui...
LE RAPPORTEUR interrompant Crinet.
Messieurs, le nommé Crinet ne comparaît pas devant vous pour la première fois; c’est un de ces hommes opiniâtres qui se font un cruel plaisir de voir leurs concitoyens supporter le faix du service, pendant qu’eux... (Il hésite.) pendant qu’eux...
UNE VOIX DANS L'AUDITOIRE.
Oh, oh, pendant qu’eux...
LE RAPPORTEUR.
Faites sortir les interrupteurs. (Il continue.) Pendant qu’eux se promènent les bras croisés à ne rien faire. Il faut pourtant, messieurs, que les sicaires du désordre trouvent un frein à leurs saturnales, et que les bons citoyens se rallient contre les principes subversifs d’un ordre de choses que la France a choisi de tout son cœur, et qu’elle soutiendra de toutes ses forces. En conséquence, nous requérons qu’il plaise au conseil de condamner le nommé Jean Crinet à huit jours de prison pour cause de récidive.
LE PRÉSIDENT.
Crinet, qu’avez-vous à dire pour votre défense?
CRINET furieux.
J'ai à dire que c’est une horreur... je suis meilleur citoyen que vous tous... j’ai fait les trois jours... j’aime l’empereur... Il y avait un homme dans mon lit... et on veut que je monte là tranquillement ma garde... Je suis Français... et Lafayette m’a appelé son camarade; ainsi un homme que Lafayette a appelé son camarade ne doit pas être condamné quand il aime la charte; non messieurs, et je terminerai par ce mot cher à tous les bons patriotes: Vive la charte! et je me fie d’ailleurs à l’impartialité de mes concitoyens.
(Le conseil se retire, puis il rentre; et le rapporteur
lit l’arrêt suivant.)
Ouï la défense et l’accusation, le 1er conseil de discipline dans sa séance du..... a condamné le sieur Crinet à huit jours d’emprisonnement.
CRINET.
C'est une horreur... j’en rappelle, il y avait un homme chez moi... c’est une infamie.
(Des gardes municipaux font sortir Crinet de
l’audience.)
SCÈNE VIII.
Un salon.
CRINET.
Allons... allons... je crois qu’ils m’oublient, voilà quinze jours que cet imbécile de conseil m’a condamné à huit jours de prison, et je n’en entends plus parler... c’est pas l’embarras, j’ai fait dire que j’étais malade, et c’était adroit. Justement les assises où j’étais juré pour ce procès politique ont eu lieu pendant ce temps là, et comme ça je n’ai condamné ni les uns ni les autres, de façon que je garderai ma fourniture et que je ne serai pas exposé aux poignards empoisonnés des républicains, car il paraît maintenant qu’ils sont empoisonnés.
(Entre Suzon.)
SUZON.
Monsieur, voilà une lettre.
CRINET.
Voyons. (Il lit) «Puisque par votre impardonnable négligence vous avez favorisé l’acquittement des anarchistes en ne votant pas contre eux, puisque votre voix les eût fait condamner, je suis obligé de vous apprendre qu’à dater de ce jour la fourniture de la maison du prince vous est retirée... Je vous avais pourtant prévenu, mais votre caractère opiniâtre a prévalu sur les sages conseils d’un homme qui se disait votre ami et qui n’est plus que votre serviteur.»
Signé, LECLERC.
C'est parfait.. c’est au mieux, c’est trente mille francs de jetés à l’eau... C'est un bénéfice de 10,000 fr. par an d’annulé, c’est agréable, et ça parce que je n’ai pas voulu me livrer au couteau des assassins, à cause de leur imbécile de procès... mais à quoi sert une révolution alors, puisqu’on y perd plus qu’on y gagne... c’est une révolution de coupe-gorge alors... Pour qu’une révolution soit bonne, il faut qu’on y gagne... A ce compte là, les glorieuses sont un guet-apens, une infamie... Et moi qui les ai faites les glorieuses... c’est une horreur.
JACQUES LOPIN.
Pardon, excuse monsieur Crinet... si...
CRINET.
Allons... qu’est-ce encore, que veux-tu toi?...
LOPIN.
Monsieur Crinet, notre bon maître à tous, vos ouvriers vous chérissent d’une manière flatteuse... mais comme dit le Lyonnais, mourir en travaillant ou vivre en combattant.
CRINET.
Eh bien... après... qu’est-ce que ça prouve, pourquoi n’es-tu pas à ton métier... à travailler, paresseux... fainéant...
LOPIN.
Pardon excuse, monsieur Crinet, mais comme dit le Lyonnais, vivre en travaillant ou mourir en combattant... en combattant... et voilà.
CRINET.
Est-il bête celui-là... qu’est-ce qui te parle de vivre et de combattre, va-t’en travailler imbécile.
LOPIN.
Monsieur Crinet, les autres m’ont dit de vous dire que nous ne voulions plus travailler, à moins que vous nous donniez dix sous de plus par jour.
CRINET.
En voilà bien d’une autre? mais ces gueux-là sont fous.
LOPIN.
Nous pas des gueux... nous Français, citoyens, patriotes... nous savons nos droits... vivre en travaillant...
CRINET, L'interrompant.
Vos droits... vos droits... Qu’est-ce que ça veut dire vos droits? bêtes que vous êtes?
LOPIN.
Nous pas fous... nous travailleurs et vous oisifs... et les oisifs doivent payer les travailleurs, c’est politique.
CRINET.
Politique... politique... est-ce que des ouvriers doivent savoir ce que c’est que la politique.
LOPIN.
Ah! pour ça, monsieur Crinet, pendant les glorieuses, vous nous avez dit que les ouvriers devaient avoir des droits politiques... et que même c’était eux qui feraient la chose de la loi, et que pour lors comme c’était eux qui faisaient la loi ils la faisaient eux-mêmes, et pour se donner les douceurs de la vie... et c’est pour la chose de vous obéir que vos ouvriers vous font la loi à vous-même, et veulent dix sous de plus ou sinon rien du tout, pas de travail... et comme dit le Lyonnais, vivre en travaillant ou mourir en combattant... en combattant...
CRINET.
Ah, c’est comme ça... misérables, eh bien je vais aller chercher le commissaire, et puisque c’est une coalition, nous allons voir...
LOPIN.
Oui, monsieur Crinet... voyez voir, voyez voir... tous les hommes sont égaux... les oisifs et les travailleurs... Vous oisifs donner dix sous... nous travailleurs prendre les dix sous, et comme dit l’autre, vivre en travaillant ou mourir en combattant: vive l'Empereur...
CRINET.
Ah! je vais t’en donner du vive l'Empereur... Suzon, mon chapeau et ma canne, et vous en allez voir de belles... Il ne me manquait plus que ça, plus de fourniture, et augmenter les journées de mes ouvriers... c’est à n’y pas tenir!
(Il va pour sortir, entre Suzon égarée.)
SUZON.
Ah! mon Dieu, les gendarmes, les gendarmes...
CRINET.
Ah, ah, messieurs les scélérats, nous allons voir... voilà les gendarmes, voilà les soutiens de l’ordre public; nous allons voir... Allons, Lopin, soyez raisonnable, et j’oublie tout... voyons... j’ai pitié de toi, et je ne te fais pas empoigner comme je le devrais.
LOPIN.
Rien du tout comme dit le Lyonnais, vivre en travaillant ou mourir en combattant. Vous oisifs, donner dix sous,—nous travailleurs prendre les dix sous.
CRINET.
Eh bien misérable, tant pis pour toi.
(Entrent les gendarmes.)
CRINET au brigadier.
Caporal, voilà un homme que vous allez arrêter; il est le chef d’une coalition d’ouvriers. (Avec suffisance.) Je suis Crinet, négociant.
LE CAPORAL.
Pardon alors, mon bourgeois... mais c’est pas lui, c’est vous que j’arrête puisque vous êtes M. Crinet.
CRINET.
Comment ça, moi... je suis Crinet, vous dis-je... Jean Crinet, négociant.
LE CAPORAL montrant un papier:
C'est bien ça, mon bourgeois... Jean Crinet, bourgeois, huit jours de prison... condamné par la discipline... c’est pas long et on a des égards... du feu et de la chandelle, et on fait venir du dehors pour manger.
CRINET.
Comment, on pense encore à ça; et moi qui me croyais oublié...
LE CAPORAL.
Jamais..... oublié..... mon bourgeois, jamais.
LOPIN.
Monsieur Crinet, vos ouvriers...
CRINET.
Va-t’en,.. misérable,... je te chasse,... sors d’ici.
LOPIN sort en disant:
Mourir en combattant, ou vivre en travaillant.
CRINET avec une rage concentrée:
Et voilà ce que j’y gagne à cette belle révolution; je perds une fourniture, je suis condamné à la prison; mes ouvriers se coalisent... Faites donc des glorieuses. (Au caporal avec dignité.) Vous me permettrez, caporal, de faire mes adieux à ma famille, et de faire un paquet.
LE CAPORAL.
Oui, bourgeois.
CRINET.
Suzon, où est mon épouse?
SUZON sanglotant.
Hi, hi, hi.
CRINET affectant le calme.
Je vous reverrai, Suzon... je vous reverrai... Dieu ne m’abandonnera pas... Où est mon épouse?...
SUZON pleurant.
CRINET.
Ah ça, je te dis de ne pas te désespérer. (Avec une amère ironie.) Car je ne crois pas que ce soit ma tête qu’on veuille... pourtant on y va d’un train. Mais encore une fois où est mon épouse, Suzon?
SUZON.
Madame est au bain.
CRINET.
Mon épouse est au bain... pendant qu’on me traîne au cachot, qu’on me charge de fers. (D'un air imposant.) Où sont vos chaînes, caporal.
LE CAPORAL.
Oh, il n’y a pas de chaînes, mon bourgeois; un fiacre...
CRINET.
Allons, je supporterai les tortures jusqu’au bout. Suzon, tu diras à mon épouse de m’envoyer du linge, des gilets de flanelle, des bonnets de coton, des serre-têtes, des couvertures, deux oreillers, et un édredon; du café au lait le matin; à déjeûner à dix heures; à dîner à cinq, et un consommé le soir. Adieu, Suzon, et dis à Malvina que je n’ai qu’un regret, celui de ne l’avoir pas embrassée avant de...
L'émotion le suffoque; il cache sa tête dans ses mains.—Suzon se jette à ses pieds, inonde ses mains de larmes. Le caporal est attendri, les gendarmes sont attendris.—M. Crinet surmonte l’émotion, et dit avec un calme sublime. Caporal... marchons...
Au moment où ils vont sortir, entre madame Crinet éplorée; elle se jette dans les bras de son mari, et s’évanouit; celui-ci s’échappe pour résister à cette scène attendrissante.—Suzon soutient sa maîtresse.
Apparaît Régulus à la porte; il jette un regard satanique, et un éclat de rire méphistophélétique sur les deux femmes.
Château de Saint-Brice, 15 août 1832.
—Une fois son œuvre terminée,—il est je crois, pour l’écrivain, deux manières de relire son livre:—La première est de le lire avec son esprit, à lui, la seconde de le lire avec l’esprit du public, si l’on peut s’exprimer ainsi.
De ces deux lectures si opposées,—résultent deux critiques bien distinctes.
La critique intime, personnelle de l’écrivain, qui est toujours, quoi qu’on puisse penser, la plus âcre, la plus incisive, la plus désolante.
Puis la critique qu’il suppose exercée par le public,—celle-ci moins amère, plus bienveillante, plus facile et plus juste.
Mais il arrive souvent, que ces deux critiques diffèrent essentiellement dans leurs résultats; car la critique du public blesse ordinairement à mort, ce qui était la joie, l’espérance, la conscience de l’écrivain.
Où il voyait, lui, un but utile et élevé, le public voit une pensée mauvaise et dangereuse.
Cette idée m’est venue hier,—en relisant ce recueil de contes, dans lequel la morale,—comme on dit, ne paraîtra sans doute pas assez respectée.
Or,—comme il n’est pas, à mon avis,—de rôle plus abject, plus infâme, que celui d’un homme qui spécule sur l’immoralité,—je dois non m’en défendre, car je ne crois pas qu’on puisse m’attaquer sous ce rapport,—mais bien poser ce que j’entends par la morale.
A mon sens,—la condition première de toute œuvre morale est la vérité.
Des critiques, gens de goût, de conviction et de haut savoir, m’ont reproché,—de m'être attaché,—dans la Salamandre, à prouver que le plus souvent il n’y avait que vice et infamie sur la terre:—et qui pis est,—vice heureux et vertu souffrante.—Ils m’ont encore reproché de ne rien montrer de consolant,—et d'être désespérant.
Mais aucun n’a attaqué la vérité de ce que j’avançais.
Cela ne pouvait être autrement.
Maintenant que cette vérité a été adoptée,—me permettra-t-on d’essayer de démontrer que les conséquences que je tâche d’en tirer, en montrant la société telle que j’ai cru la voir,—que ces conséquences sont peut-être,—consolantes,—au lieu d'être désespérantes,—ainsi qu’on l’a dit.
Il sera donc irrévocablement démontré... que dans tout état social ou barbare, la vertu est une rare et précieuse exception, une anomalie, un phénomène, tandis que tous les hommes naissent organiquement envieux et égoïstes.
—Ceci est le vrai.
—Or, dès qu’un homme retrace avec naïveté le vrai—on l’accuse d’émettre un système désespérant.
—Il s’est trouvé au contraire des philosophes, qui pénétrés de ce dicton—qu’on ne doit point parler d’échafaud devant un condamné—ont voilé cette vérité, et l’ont remplacée par cette fausseté flagrante:
—Dans notre état social les hommes enfin rapprochés, polis par la civilisation, sont serviables, purs, généreux, dévoués;—le vice seul est une rare et odieuse exception. Nous sommes régénérés.
—Ceci est le faux.
—Or, on a vanté, loué les philosophes qui émettaient un système si consolant.
A mon avis c’était à tort;—car ils agissaient, ce me semble, comme ces gens qui pour chasser la peste, brûlent des parfums au lieu d’employer des sanifiants dont l’âcreté pénétrante blesse l’odorat; mais rend l’air pur et viable au lieu de masquer sa corruption et sa fétidité.
Et ce qui m’a toujours paru fort singulier—c’est que ces dangereuses utopies, ces rêves de perfectionnements anti-naturels soient justement éclos de cette école philosophique du dix-huitième siècle;—école fausse, athée, impie, régicide, dont les adeptes joignaient aux vices élégants de la cour les passions envieuses et brutales de la populace.
Or, ces systèmes sociaux et politiques basés sur la perfectibilité,—ont je crois, opéré l’effet tout contraire à celui qu’en attendaient les inventeurs.
Car il y a dans les sociétés qui déclinent, des instants de vertige tels, que des rhéteurs, ne se contentant plus des systèmes faits pour les hommes, sont nécessairement obligés d’inventer des hommes pour les systèmes nouveaux qu’ils créent.
Oui, alors on suppose l’homme perfectionné, éclairé, dépouillé de son limon primitif, entraîné vers le bien, comme l’aiguille aimantée vers le pôle—et l’on part de cette menteuse et déplorable théorie pour lui donner des droits, pour élever des codes politiques destinés à régir ces êtres régénérés comme on les appelle.
Malheureusement il ne manque aux nouveaux Prométhées que le feu qui puisse animer ces produits fantastiques de leur imagination, autrement dit la vérité.
Aussi qu’arrive-t-il,—vous comptez sur des anges à conduire et pour cela que faut-il, mon Dieu! une rêne d’or ou de soie, un sceptre d’ivoire... à peine quelques liens fragiles... et encore cachés sous des fleurs... et encore... doux anges pourquoi les diriger? Leurs ailes nacrées ne tendront-elles pas à les porter vers un ciel d’azur,—leur âme immortelle ne s’élancera-t-elle pas vers l’infini!—livrons-les donc à la noble impulsion de leur nature; encore une fois croyez aux anges... c’est si consolant, cela épanouit tant le cœur... il y a tant de poésie dans cette conviction.
—Et l’on croit aux anges.
Alors comme on croit aux anges, on devient philanthrope, ami de l’homme, bienfaiteur de l’humanité,—apôtre de la liberté et de l’égalité.
Malheureusement il se trouve que les beaux anges sont des démons hideux, sordides, implacables, stupides qui, d’un bond, brisent rênes d’or et chaînes de fleurs,—incendient, pillent, égorgent, et ivres de sang et de vin, se vautrent au milieu des débris fumants d’une société tout entière,—jusqu’à ce qu’un mors de fer et un fouet sanglant tenus par une main rude et forte les ramènent à leur joug.
—Voilà ce qui est arrivé plus d’une fois,—et voilà ce qui m’a dégoûté de croire aux anges;—car ainsi que tout homme d’âme généreuse, j’y ai longtemps cru,—mais je n’y crois plus.
Au contraire, maintenant,—rien ne me semble plus pernicieux, plus anti-social, que de faire voir l’homme en beau.
—Les hommes qui ont bien gouverné,—ou qui du moins ont exercé la plus grande influence sur les hommes;—car qui peut juger du bien ou du mal gouverner?—Ceux-là, dis-je, qui ont agi le plus puissamment sur les hommes—sont ceux qui ont le mieux étudié, connu, approfondi, leur nature,—qui se sont le plus rapprochés du vrai,—et se sont convaincus de cette maxime que je donnerais peut-être comme juste et simple si elle n’était pas mienne:—que lorsqu’on gouverne des hommes, il ne faut jamais penser qu’à leurs vices.
Parce qu’ainsi que nous l’avons dit, l’éducation, la civilisation la plus avancée,—ne modifieront jamais ces deux principes organiques et vitaux de notre existence physique et morale:—l’envie et l’égoïsme.
—Charlemagne,—Louis XI,—Richelieu,—Mazarin,—Louis XIV,—Bonaparte,—avaient d’abord commencé par apprendre l’algèbre des passions,—si l’on peut s’exprimer ainsi.—Puis ayant fait la somme des vices et des vertus,—ils avaient agi d’après le total.
Mais voici, encore, que pour justifier la pensée morale de quelques contes frivoles,—je m’égare dans des questions d’un ordre bien élevé...
Pour redescendre à mon sujet, je ramènerai la discussion dans un cadre plus étroit,—Il ne s’agira plus de nations, mais du cercle de monde dans lequel nous vivons chaque jour.
Figurez-vous, un homme agissant sous l’influence de la lecture d’un livre,—ce qui n’arrive ordinairement pas;—mais enfin, je l’admets.
—Cet homme aura lu un livre consolant,—dans lequel l’auteur ayant prouvé en phrases sonores que tout est parfait dans le monde, aura dit à notre homme en manière de résumé:—
Allez, Monsieur, la probité, la chasteté, le dévoûment sont des plus communs ici-bas.—Si une femme vous sourit,—croyez à la femme;—si un ami vous tend la main,—croyez à l’ami.—Si un homme politique vous dit: j’agis sans aucun intérêt passé, présent, ou futur; ce que je dis, c’est ma conscience qui me le dicte.—Croyez à la conscience de l’homme politique,—Monsieur.—croyez-y.—Allez, monsieur, ne vous défiez de rien, ne redoutez rien, sortez la tête haute, souriez à tous propos, épanouissez-vous l’âme au soleil de la confiance. Les hommes sont justes, les femmes chastes.—Ne fermez pas votre caisse, Monsieur,... Les verroux sont inventés par les pessimistes—et si vous êtes député, Monsieur, demandez bien fort l’abolition de la peine de mort.—prenez en main, sans rougir, la cause de tout ce qu’il y a d’infâmes, de voleurs et de meurtriers dans le monde.—Les bagnes vous en sauront gré, Monsieur, car vous débarrasserez ces braves gens du dernier dieu vengeur, et de la dernière providence, auxquels ils crussent encore.—Je veux dire le bourreau—et la guillotine.
—Allez,—encore une fois, Monsieur,—nous sommes tous frères, et si on vous a volé votre mouchoir ou votre montre,—c’est un de vos frères—qui, voulant avoir un souvenir de vous, son frère,—se sera exagéré les devoirs de l’amitié, voilà tout.
De sorte que le croyant, le consolé, s’en ira tranquillement, promener partout sa bonne et confiante figure, rira à chacun, comptera sur sa maîtresse, sur son ami;—dira en parlant du peuple: ce bon, cet excellent peuple; appellera les procureurs du Roi, des buveurs de sang,—et se pâmera d’aise devant le flasque et mou bavardage des avocats.
Des avocats qui dans l’intérêt de l’humanité vous prouveront—qu’un homme arrêté, ayant encore le couteau dans la gorge de celui qu’il vient d’assassiner,—que cet homme, dis-je,....... a bien tué si vous voulez, mais si peu, si peu,—et puis c’était vraiment sans y penser, le brave homme,... il n’y avait pas préméditation, je vous jure, c’était l’occasion l’ivresse la folie;...—enfin, l’avocat termine en invoquant l'humanité à propos d’un assassin.
Je parle des avocats au criminel, qui plaident ayant la conviction intime de la culpabilité de leur client,—qui défendent l’auteur d’un meurtre flagrant. Je me hâte de déclarer que j’ai toujours admiré sans la comprendre cette sublime abnégation de l’avocat.
Mais pour en revenir à notre consolé, voilà que le soir même du jour où il a lu ce beau livre si consolant, il court avant l’heure accoutumée chez sa maîtresse, pour lui dire combien il croit en elle,—de sorte qu’il trouve, chez cet ange descendu des cieux, un rival en train d'être heureux, et ce rival est un ami intime qu’il a obligé de son crédit et soutenu de son épée...
Le lendemain son bon vieux fidèle serviteur, qui tout-à-fait né pour le prix Montyon,—et jusque-là, vrai modèle de vertu,—parce qu’il n’avait pas été tenté,—son fidèle serviteur s’approprie une bourse que son maître a laissé errer négligemment, depuis qu’il a foi aux hommes.
Et puis le surlendemain, cet excellent peuple, prenant notre consolé pour un empoisonneur, parce qu’il a l’air distrait et marche rêveur, pensant aux réalités peu consolantes, qui viennent de l’accabler, cet excellent peuple le met dans la dure alternative d'être assommé, ou d’avaler un flacon de vinaigre anglais, trouvé sur lui, afin de prouver en le buvant, que cet anti-cholérique n’était pas du poison destiné à éclaircir cette estimable population.
L'homme consolé, naturellement fort perplexe se décide enfin pour le vinaigre, et en meurt, ou peu s’en faut.
Or, s’il en revient,—il me semble qu’il commencera d’abord par maudire l’écrivain consolant, qui l’avait ainsi lancé nu, désarmé, souriant et crédule,—au milieu d’un monde armé de haine, de cupidité, de luxure, d’envie et cuirassé d’égoïsme. Il me semble qu’il aura le droit de haïr les hommes de toute la confiance qu’on lui avait inspirée à leur égard,—et que peut-être le but consolant du livre aura été manqué.
Que si au contraire, on avait dit à notre désolé consolé, défiez-vous des hommes,—Monsieur,—ici-bas chacun joue pour soi,—on ne saurait trop vous le répéter, Monsieur,—l’envie et l’égoïsme—sont les deux grandes sources d’où découlent toutes nos passions, tous nos sentiments, et encore, Monsieur,—il est inutile de diviser ce qui fait un tout,—l’envie n’est que la manifestation de l’égoïsme,—car l’envie exprime ce que l’égoïsme pense.
Ainsi, Monsieur, pénétrez-vous bien de ceci.—Ce qui vous bat dans la poitrine,—ce qui à chaque pulsation semble vous dire:—tu vis.—C'est l'égoïsme,—c’est le moi.—
L'égoïsme,—admirable Protée qui prend toutes les formes, qui joue tous les sentiments,—semble se plier à toutes les abnégations,—parce qu’au fond il y trouve sa pâture et sa vie—comme ces hideux vampires qui savent revêtir les formes les plus séduisantes pour mieux pomper au cœur de leurs victimes le plus pur d’un sang chaud et vivifiant.
Quant au bien que fait l’égoïsme, Monsieur, cela ressemble assez aux effets salutaires de la foudre,—qui après avoir tué dix personnes, rendra par hasard le mouvement à un paralytique.
Ceci est triste, triste je le conçois;—mais cela est.—Ne comptez donc jamais sur un sacrifice de la part des autres,—et attendez-vous à être sacrifié si vous tenez mal vos cartes dans cette partie ou chacun tire à soi.—Je vous le répète, Monsieur, ceci est triste,—et nos régénérateurs patentés n’ont obtenu aucune amélioration morale,—jusqu’à présent,—parce que les hommes ne seront vertueux que lorsqu’on leur prouvera qu’il est matériellement de leur intérêt d'être vertueux.—Or ici est la difficulté, Monsieur,—car qui dit vertu dit dévoûment aux autres;—et qui dit intérêt,—dit dévoûment à soi-même.
En fait d’amour et d’amitié,—de relations sociales ou politiques,—il faut donc choisir, être dupe ou fripon,—vous voilà prévenu, Monsieur;—maintenant mettez vos mains sur vos poches, et entrez dans le coupe-gorge.
Alors notre homme désespéré, comme on dit, par cette vérité brutale,—se hasardera dans le monde, mais avec défiance, calcul et soupçon.—Il examinera, il craindra et il atteindra enfin ce point culminant de la sagesse,—le doute.—
Une déception qu’il aura prévue,—une séduction intéressée à laquelle il aura échappé,—une arrière pensée qu’il aura déjouée,—ne le consoleront pas il est vrai de la dégradation humaine,—mais lui donneront le moyen de lutter contre elle.
Chaque découverte qu’il fera dans le cœur social, ne changera pas cet abîme noir et profond en prairie verte et riante,—mais au moins elle donnera au désespéré le moyen de se conduire à travers ses circuits ténébreux.
Ou bien, comme après tout, l’égoïsme n’est pas toujours au vif,—comme grâce à la civilisation, le vice a ses coudées franches, que le champ de la corruption est vaste; comme il y a mille manières, mille espèces de démoralisation, comme on en a fait un échange fort avantageux, comme il existe au fond du cœur des hommes une touchante sympathie qui les porte à s’unir pour tromper leurs semblables...
De ce que la collision des vices n’est pas inévitable; de ce que n’ayant par hasard—marché dans le soleil de personne; de ce que les voleurs partagent scrupuleusement entre eux, voleurs, le butin qu’ils ont pillé;—de ce qu’ayant passé à côté du reptile sans le froisser,—le reptile ne l’aura pas mordu.....
Notre désespéré—conclura peut-être que les serpents sont sans venin,—et les hommes sans cupidité, sans haine, sans égoïsme.
—Alors les trouvant d’autant meilleurs qu’on les lui avait montrés plus méchants, ne sera-t-il pas plus véritablement consolé que celui qui les trouvera envieux et cupides, croyant les trouver bons et dévoués?
Me sera-t-il enfin permis de conclure... que le système qu’on attaque comme désespérant a pourtant, ce me semble, deux avantages réels.
—Ou les faits reconnus—prouvent sa vérité,—et alors il donnent l’avantage de pouvoir se tenir en garde contre une société qui vous est hostile,—par cela même que vous êtes un de ses membres,—ou les circonstances font que cette vérité ne s’aperçoit pas tout entière;—alors on a l’avantage de pouvoir accuser la vérité d’exagération,—on a foi aux hommes,—et la croyance est d’autant plus douce que la méfiance a été plus amère.
Et puis d’ailleurs, pour dernière raison,—je dirai que je ne crois pas (quant à moi) qu’un écrivain puisse adopter, à son gré, tel ou tel système, consolant ou désespérant.
Il en est de cela comme du sentiment de la couleur chez un peintre.
—C'est un phénomène tout organique chez le peintre,—tout intime chez le poète.
—Conformation d’optique chez l’un,—disposition d’âme chez l’autre;—mais chez tous deux—la réaction de ces influences est irréfragable.
Rubens voyait blanc et rose,—le Murillo voyait jaune,—Michel-Ange voyait gris;—et ces tons prédominent dans leurs œuvres.
Il est inutile de dire que je cite ces grands noms comme preuves,—et non comme points de comparaison; mais il est, je crois, une façon de voir dominante chez tout homme intelligent—qui imprime à ses pensées, à sa logique et à ses créations un caractère identique.
L'éducation, l’expérience, le savoir, pourront modifier ou exagérer, mais jamais changer ce cachet,—bon ou fatal pour l’écrivain.
Encore une fois,—l’on se tromperait, en pensant que c’est de gaîté de cœur,—par caprice d’imagination ou fantaisie d’artiste qu’on se voue à telle croyance.
Non, non, ce n’est pas une œuvre d’art comme on dit,—qu’une conviction profonde, ardente et douloureuse qui fait corps avec vous, qui se révèle dans vos joies et dans vos larmes,—qui vous tient sous son implacable obsession, et colore tout de son reflet puissant...
—Non, non, ce n’est point une question de poésie, c’est une question vitale.—Oh! si l’on pouvait se choisir une conviction, j’en sais de bien nobles, de bien poétiques, de bien consolantes, au sein desquelles j’irais oublier un doute affligeant, et qui déployant leurs ailes d’or m’entraîneraient avec joie dans un monde infini d’espérance et d’amour.
Mais,—je le répète, quoique jeune,—chaque pas que je fais dans l’étude,—du monde,—de l’histoire et de moi-même,—venant ajouter à ma conviction,—un fait,—une date—ou une preuve;—je ne fais pas de système,—je dis seulement ce que je vois,—ce que je sais,—ce que j’éprouve.
EUGÈNE SUE.
FIN.