La dame qui a perdu son peintre
Le petit roman qui donne son nom à ce volume et que complètent quelques nouvelles d'un ton un peu différent, est l'histoire d'un faux tableau. Il met en scène quelques représentants de ce monde des amateurs, des marchands et des critiques d'art qui va se développant avec la manie du bibelot et de la collection, si particulière à notre âge. Le dilettantisme et le sens du bon placement, le goût du joli décor et de la vente fructueuse y trouvent également leur compte. Le hasard a voulu qu'un épisode retentissant, celui de l'achat par le musée de Berlin d'un buste attribué à Léonard et fortement contesté, offrît une curieuse analogie avec l'histoire de la Dame qui a perdu son peintre. L'auteur tient à faire observer que l'épisode en question date de ces tout derniers mois et que son œuvre a été composée, voici plusieurs années. Elle a même été publiée, à l'époque, en 1907, dans une revue française et sous une première forme. Les ressemblances qui peuvent se rencontrer entre sa fiction et la réalité sont donc purement fortuites. Pareille aventure lui était arrivée pour le Disciple et pour l'Étape. C'est la preuve qu'en s'efforçant d'étudier la vie contemporaine avec soin et dans ses causes, on a la chance de deviner les effets que produiront ces causes. Ce contrôle de l'imagination par la réalité est quelquefois tragique. Ce fut le cas pour le Disciple. Dans la circonstance actuelle il n'est que plaisant, et l'auteur ne le signale que par scrupule et pour affirmer une fois de plus son horreur de la littérature à clef, même inoffensive.
P. B.
7 avril 1910.
LA DAME
QUI A PERDU SON PEINTRE
A Madame la Comtesse Serristori.
Le manuscrit que l'on va lire me fut confié par la personne à laquelle il avait été adressé: «Vous en ferez ce que vous voudrez,» m'avait-elle dit, «je vous demande seulement votre parole que vous ne chercherez jamais à savoir le nom de l'auteur.» Mme ****—j'allais la nommer elle-même!—avait dans ses yeux bleus et autour de ses lèvres sinueuses une si défiante malice, à ce moment-là, que je manquai aussitôt à ma promesse. Je me dis, moi, mentalement: «L'auteur? Mais c'est elle!...» Et puis, à la lecture, il m'a semblé que ce gentil cerveau de femme à la mode était un peu bien léger pour avoir enregistré tant de détails techniques sur l'authenticité des œuvres d'art, la critique moderne, Morelli, Vasari, Léonard, les princes de la maison d'Este, la noblesse Italienne d'aujourd'hui... Que sais-je? Ces pages, d'autre part, sont étrangement teintées de marivaudage et de sentimentalisme pour un peintre. Ces Messieurs, d'ordinaire, pensent plus dru et plus net. Je laisse au lecteur, qui n'a pas engagé sa parole à la plus coquette des paroissiennes de Sainte-Clotilde, le soin de décider si la main qui traça les lignes du vrai manuscrit,—celui qui m'a été remis avait été brutalement recopié à la machine,—si cette main donc appartenait à une jolie et fine Parisienne de vingt-six ans ou à un portraitiste célèbre, quinquagénaire de par son extrait de naissance, et, comme on verra, resté trop jeune de cœur et de fantaisie. Ils ne sont pas très nombreux, les artistes qui répondent à ce signalement. J'ai été loyal et n'ai pas posé, aux deux ou trois que je connais, les questions qui m'eussent éclairé. Telle quelle, l'histoire m'avait amusé, peut-être à cause de ce doute sur la réelle identité du narrateur, qui a pris pour masque un pseudonyme balzacien, Monfrey. Le lecteur en sait autant que moi, maintenant, sur l'origine de ce récit, que j'ai pris le parti de donner tel quel, en corrigeant deux ou trois erreurs de dates, quelques inexactitudes d'orthographe italienne, et en lui donnant un titre. Ces petites erreurs m'avaient semblé d'abord une garantie de sincérité. Il suffisait d'avoir un Baedeker pour les rectifier. Mais, Madame **** est si subtile. Elle est très capable d'avoir fait ces fautes exprès... C'est trop épiloguer, je lui laisse la parole,—à lui?... Ou à elle?...
P. B.
I
Pourquoi j'ai quitté Paris sans vous dire adieu, Madame?... Serez-vous dans votre petit salon quand vous recevrez cette lettre, et assise dans la bergère, auprès de la table encombrée de bibelots où je vous ai vue si souvent poser le livre que vous étiez occupée à lire, quand je venais vous ennuyer de ma présence? Si oui, prenez cette petite glace à main, montée dans son cadre d'argent ciselé, que vous m'avez permis de vous offrir, l'autre premier janvier. Regardez-y vos vingt-six ans et votre sourire. Et puis, fermez une seconde vos beaux yeux bleus, et revoyez en pensée,—si vous le pouvez,—le masque creusé, la barbe grisonnante, le front dévasté du vieux peintre qui s'appelait, comme dans l'Écriture, mais très peu chrétiennement, votre serviteur inutile... Rappelez-vous aussi une certaine soirée de musique, pas très loin de votre rue de Constantine, à l'hôtel Nerestaing. Je vais préciser vos souvenirs. Une jolie femme peut tout oublier, excepté une toilette qui la rendait plus jolie encore. Vous portiez le plus délicieux petit habit de soie de nuance changeante sur une robe de dentelles. On chantait les vers divins de Hugo:
... Puisqu'ici bas toute âme
Donne à quelqu'un...
Et vous n'avez pas quitté de la soirée le jeune Édouard de Bonnivet!... Vos sourcils se froncent. Vos prunelles s'assombrissent. Vous prenez votre air «gratin», comme dit votre cousine Madeleine. Je vous entends m'interpeller: «Savez-vous bien à qui vous parlez, mon pauvre Monfrey?...» Ai-je été assez sage de me faire dire cette phrase-là de loin, de très loin!—D'autant plus qu'à distance j'ai le courage de passer outre à vos fâcheries, et je répète: «Oui, vous n'avez pas quitté de la soirée le jeune Édouard de Bonnivet...» C'était certes votre droit. Je tiens à vous déclarer tout de suite que je n'en ai rien conclu, rien, sinon que le serviteur inutile tournait au serviteur ridicule, et j'ai senti s'éveiller en moi la plus injustifiée, j'en conviens, mais la plus douloureuse,—la moins légitime, j'en conviens toujours, mais la plus irrésistible des jalousies. Quand vous avez commencé d'être trop gentille avec moi, l'automne dernier,—à Malenoue, dans ce paisible château où nous villégiaturions ensemble,—je vous ai dit, c'était au fumoir après le dîner: «Prenez garde. Je me connais. Vous allez me rendre amoureux de vous.» Et vous, haussant vos fines épaules,—voulez-vous que je vous décrive cette autre toilette, de velours bleu-paon?—vous avez répondu: «On ne devient pas amoureux de moi.» Je la connais aussi, cette phrase. Permettez-moi—à mille kilomètres—de continuer à penser tout haut. C'est un de ces menus et détestables compromis de conscience familiers aux coquettes loyales. Il y en a. Vous en êtes une. C'est comme si vous m'aviez dit: «Vous êtes averti, mon pauvre Monfrey, que vous perdez votre temps. Quoi qu'il arrive, vous ne me reprocherez rien?... Dans ces conditions-là, s'il vous convient de me faire la cour, à votre aise. Vous ne me déplaisez pas trop dans ce rôle. La preuve, c'est que je ne vous ai pas mis à la porte sur cette demi-déclaration... Mais vous n'obtiendrez pas ça, entendez-vous, pas ça...» Confessez que voilà bien la traduction de cet «On ne devient pas amoureux de moi,» prononcé avec le plus tendrement ensorceleur des sourires. Hélas! amoureux, amoureux-transi, amoureux-berné, amoureux-lucide aussi, c'est le pire, je le suis devenu... Tant et tant, que cette soirée de musique chez les Nerestaing fut pour moi un vrai martyre. Je n'ai pas pu supporter votre flirt avec le petit Bonnivet, ni plus ni moins que si j'avais eu sur votre coquette personne les droits que je n'avais pas. Je suis sorti de cet hôtel de malheur, comme un fou; sur quoi j'ai passé ma nuit à pleurer, comme un imbécile; et je vous ai écrit une vingtaine de billets, comme un collégien. Tranquillisez-vous, ils sont déchirés, vous ne les recevrez jamais. Quarante-huit heures plus tard, je prenais le rapide du Mont-Cenis, sans vous avoir revue. On a beau être devenu «mon pauvre Monfrey», et porter sur sa tête chauve deux fois vos vingt-six ans, on se souvient d'avoir été un cheval de race, dans son temps, et on a de l'énergie, quand il faut. Les deux fois vingt-six ans ont cela pour eux qu'à cet âge un artiste un peu connu a peint assez de portraits pour avoir gagné l'indépendance. Il peut fermer son atelier et courir le monde, quand il se sent trop près des trop grosses sottises... Et voilà, Madame, pourquoi j'ai quitté Paris.
Vous avez remarqué mon absence,—après six semaines.—Et vous m'avez écrit la première, avec un Faire suivre en cas de départ dont j'ai apprécié l'ironie. Voyez. Votre serviteur se sait tellement inutile qu'il en est à considérer comme un succès que vous daigniez le blaguer sur une enveloppe. Ce serait un autre succès, s'il pouvait, de son exil, vous faire passer deux heures d'amusement. Il a pris la plume en main à cette intention, comme s'expriment les conscrits dans leurs lettres à leurs payses. Ne froissez donc pas ces feuilles dès maintenant. Les madrigaux et les plaintes de ces premières pages sont pour n'en pas perdre l'habitude, quand je reviendrai. On revient toujours de ces voyages d'oubli. Pourquoi partir alors? Laissons cela. Ne craignez pas vous importuner d'un sentiment que l'exil exaspère au lieu de l'assagir. Le hasard a voulu que ce voyage improvisé me rendît témoin et un peu acteur dans une comédie dont les épisodes ont dû être divertissants, puisqu'ils m'ont un peu diverti de vous,—oh! pas beaucoup!—La preuve en est que je n'ai pas cessé, tandis que les péripéties se déroulaient, de me dire: «Comme elle rira, quand je lui raconterai cela!» Et elle, c'était vous, Madame, à qui je n'écrivais pas, qui ne m'écriviez pas. J'avais pris le train pour mettre entre nous deux les susdits mille kilomètres, et je nous voyais toujours, comme certains soirs de tête-à-tête, moi vous narrant des anecdotes de ma vie d'artiste et de bohémien, et vous, riant, en effet, à belles dents, comme si vous étiez, au lieu d'une dame à hôtel et automobile, une simple grisette logée en garni et trottant à pied, mais passionnée et naturelle. L'espèce existait, voici vingt-six ans,—à l'époque où vous n'étiez pas née. Moi je voyageais déjà en Italie, ayant manqué mon prix de Rome, et venu là, tout seul, à mes frais. Il fait encore partie de l'aventure, ce premier voyage. Mais puisque vous voulez bien m'écouter, car vous m'écoutez, Madame, je le sais, je le sens, commençons par le commencement.
II
Le commencement fut mon arrivée à Milan, par une claire après-midi de la fin d'avril, un jeudi. Calculez. La soirée de musique avait eu lieu un lundi. Le temps de pleurer, d'écrire les vingt billets non envoyés, de régler les affaires urgentes, de boucler ma malle. Avouez que je n'avais pas traîné. J'attends votre question: «Pourquoi Milan?...» Pourquoi? C'est d'abord que j'aime cette ville à la passion, son immense plaine de rizières, creusée de canaux, la ligne bleuâtre des Alpes à l'horizon, ses larges avenues où s'étale l'opulence comblée d'une cité moderne, et, à côté, ses étroites rues à demi espagnoles sur lesquelles ouvrent d'anciens palais. J'aime ce parler un peu rude, avec ses u gutturaux. J'aime les grands traits de ces visages lombards où l'usure de la vieillesse se fait si noble, si sévère, la grâce de la jeunesse, si languissante, si douce. Et puis, quels trésors d'art, moins déflorés que ceux de Rome, de Florence et de Venise! Les touristes traversent Milan. Ils ne s'y arrêtent guère. Que d'heures j'ai passées, dans le premier voyage dont je vous parle, à contempler dans le musée de la Brera les fresques pâles du suave Luini; dans celui de l'Ambrosiana, la Vierge couronnée de Borgognone; au Poldi Pezzoli, le Sauveur de Solario, et les Boltraffio de la maison Borromée, et les Gaudenzio Ferrari de l'église de Saronno, et les Bernardino de' Conti, les Cesare da Sesto, les Marco d'Oggionno, les Giampietrino partout épars! Ces noms, Madame, ne vous disent pas grand'chose. Ils évoquent, pour moi, tant d'images et de si vivantes! Quel symbole! Que de sensations nous portons en nous, incommunicables, d'esprit à esprit et de cœur à cœur! Les maîtres de l'école Lombarde me représentent de si intimes sensations d'art, et j'ai l'air, en vous parlant, de réciter un catalogue de musée. Madame, reprenez la petite glace sur la petite table. Regardez-vous de nouveau. Vous saurez l'autre raison pour laquelle j'ai tant aimé, j'aime tant et la douce Milan et ses peintres. C'est qu'ils ont copié un type de visage qui vous ressemble. Leurs femmes ont toutes, comme vous, ce front un peu renflé sous des cheveux bruns à reflets roux, ces yeux fins aux paupières un peu lourdes, ce nez droit rattaché au front par une ligne assez large, votre bouche sinueuse, votre menton carré, frappé d'une fossette, et votre sourire dans les joues. Que de fois vous ai-je dit que vous étiez un Vinci? Vous preniez cela pour un compliment de vieux rapin. Je le voudrais et que votre beauté ne fût pas celle dont j'ai tant rêvé, depuis que je l'ai rencontrée sur les toiles et dans les fresques de ces peintres, élèves du divin Léonard. Tous ils n'ont jamais dessiné que la même tête. Cette tête adorable et la vôtre ont un air de famille, ce je ne sais quoi de mystérieux qui se retrouve chez tant de Milanaises sous la populaire mantille de dentelle noire, la mezzara, et sous le chapeau, également. Pourquoi, cherchant à interpréter ce mystère d'un certain regard et d'un certain sourire, ces disciples du Vinci ont-ils si souvent choisi comme thème l'Hérodiade, la cruelle et froide danseuse qui porte sur un plat le chef du Baptiste? Ont-ils signifié par là au contemplateur de leurs chefs-d'œuvre qu'il ait à se méfier de cette langueur, d'autant plus menteuse qu'elle semble plus inconsciente, plus voisine du charme végétal des fleurs? Ont-ils voulu proclamer que le mot de l'énigme qui sommeille autour de ces paupières et de ces joues est la perfidie et la mort? Ont-ils... Vaines et enfantines questions! Un peintre sait-il jamais tout ce qu'il met dans une toile? Le maître qui a peint en 1505 un certain portrait de femme, lequel est à Milan, lui aussi, et dont je vais vous parler, se doutait-il qu'exactement quatre cents ans plus tard, un de ses confrères barbares d'au delà des Alpes, amoureux de quelqu'un qui ne l'aime pas,—qui ne l'aimera jamais,—viendrait demander à ce profil la force de ne pas désespérer?
Je tourne moi-même à la charade, Madame, et le mystère n'est une grâce que chez les Hérodiades des musées lombards. Ce bavardage est pour vous dire ceci: parmi mes raisons de m'arrêter à Milan, la plus importante, dans mon désarroi intérieur, était de revoir, non pas une toile, mais un panneau autour duquel il y a une légende que je vous conterai. Le héros en est le maître lui-même, le sublime et incompréhensible Léonard. Vers cette année 1505 donc, ce grand homme avait cinquante-trois ans. Il n'était pas très heureux. Le protecteur de sa jeunesse et de son âge mûr, Ludovic Sforza, dit le More, duc de Lombardie de par la grâce du poison, mais bon connaisseur en tableaux et en statues, avait dû s'enfuir de Milan. Léonard, pour gagner sa vie, s'était engagé comme ingénieur au service d'un autre duc, celui de Valentinois, lequel s'y connaissait en œuvres d'art aussi bien que le premier et mieux encore en poisons. Ce second patron de Vinci s'appelait César Borgia. «Messer Lionardo se trouvait à Florence», dit un chroniqueur, que je vous traduis littéralement, «où il venait d'achever son célèbre carton sur la bataille d'Anghiari, en compétition avec Michel-Ange, lorsqu'il entreprit le portrait de très noble demoiselle Cassandra dei Rangoni, sœur de très noble dame Domitilla, la femme de Tito Vespasiano di Messer Nanni Strozzi, et c'est une des choses les plus extraordinaires qui soient sorties de son pinceau. La demoiselle Cassandra est représentée de profil, avec une résille de perles sur ses cheveux, si ressemblante que vous croiriez qu'elle va vous parler. Elle fut si ravie de son portrait qu'elle en conçut un amour singulier pour l'incomparable artiste, ne tenant compte qu'il avait plus de deux fois son âge, tant qu'elle l'aurait épousé s'il n'était parti pour la France où il mourut. Elle ne s'est jamais mariée, par amour de lui. Ce dont ses parents furent bien marris. Ils ont même prétendu que Messer Lionardo avait influencé Madonna Cassandra par un sortilège. Car il était très curieux de ces sortes de pratiques, et beaucoup ont raconté qu'il avait passé un pacte avec le démon, quand il était en Égypte. Cela expliquerait certaines opérations merveilleuses qu'il avait faites à la cour du More. Toutefois je ne considère pas ces accusations de magie véritables, ayant entendu de personnes dignes de créance qu'il est mort fort saintement auprès du roi très chrétien François de France.»
Vous m'excuserez, Madame, de continuer à vous conter mon histoire à la façon d'un catalogue. Ce petit extrait appartient au genre des notes que l'on imprime en petit texte, au-dessous du nom d'un tableau, quand on veut étonner les Snobs. Je n'ai pas trouvé de meilleur moyen pour vous dire comment ce portrait m'intéressait, dans ce voyage, d'un intérêt si particulier. Je ne suis pas Léonard, et vous êtes beaucoup plus jolie que Madonna Cassandra. Je n'ai pas le pinceau magique qui fut le vrai sortilège de «l'incomparable artiste». Ce portrait, tout de même, est la preuve vivante que la jeunesse n'est pas tout le secret de l'amour, qu'un cœur de femme peut se laisser prendre à des prestiges d'un ordre idéal. «J'ai, moi aussi, mon petit brin de laurier,» pensais-je, en m'acheminant, au lendemain de mon arrivée, vers le palais Varegnana où je savais qu'était cette miraculeuse image de Madonna Cassandra: «On cite mon nom. Les quatre toiles que j'ai au Luxembourg n'y font pas trop mauvaise figure. Pourquoi ne peindrais-je pas quelque jour un portrait d'elle, dont elle fût assez fière pour que...» Je vous ai averti, Madame, que je vous griffonnais ces pages avec le projet de vous égayer.
Ah! comme je voudrais que cet absurde discours, dont je vous rapporte humblement la folle fatuité, vous touchât un peu à cette place secrète et tendre de votre âme, où pousse la petite fleur mauve de la pitié. Le ciel du printemps italien développait un azur bien lumineux au-dessus de la tête grise où ce discours se prononçait. Le soleil parait d'une gloire l'adorable cité milanaise, les hautes et joyeuses maisons. Il mettait comme une auréole aux cheveux des jeunes filles qui trottaient d'un pas leste sur le pavé sonore, et souriaient du sourire vincien,—votre sourire—sans le savoir. Une brise où passait l'âpreté fraîche des glaciers des Alpes vivifiait la tiède atmosphère. Et je vous jure que l'artiste vieillissant—presque l'âge du Léonard du portrait,—qui se tenait ces propos chimériques n'avait ni ciel clair, ni soleil brûlant, ni brise réconfortante, dans sa déraisonnable et triste pensée!
III
Le propriétaire actuel de la tendre Cassandra dei Rangoni porte un nom, Madame, que vous connaissez peut-être, pour avoir rencontré à Saint-Moritz quelqu'un de ses neveux ou cousins. Il s'appelle le comte Andrea da Varegnana. Il descend en très droite ligne d'un Andrea Varegnana, décapité sur la place publique de Ferrare, le 12 du mois d'août de l'année de grâce 1662, en compagnie de Giovanni Ludovico Pio di Carpi. Ils avaient comploté d'assassiner le duc Borso d'Este. L'héritier de ce tragique personnage est un homme de soixante et onze ans aujourd'hui, dont la haute mine n'aurait pas déparé la cour du tyran que voulut tuer son aïeul. Tel je l'avais quitté, voici un quart de siècle, tel je le retrouvai quand je lui eus fait passer ma carte de visite. Tel, ou presque. Il est tout blanc maintenant, mais il se tient si droit et il reste si mince. La congestion guette son teint trop chaud, d'innombrables rides plissent son visage, mais il conserve cette noblesse de traits qui donne à ces têtes Italiennes, lorsqu'elles ont vraiment de la race, une beauté indestructible. Si je maniais la plume comme le crayon, je vous dessinerais un fier croquis de ce grand seigneur dans le cadre de ce vieux palais, rempli de trésors hérités. Ce n'est pas de lui que vous diriez, comme de mon pauvre ami Michel Mayence et de sa collection, quand nous la visitâmes et qu'il était ivre de vous montrer ses Primitifs: «Il n'est pas le propriétaire de son musée. Il en est le portier.»... Je rectifie. Le palais Varegnana n'est pas très vieux,—pour l'Italie. Il date de 1625 et il a été construit par le plus célèbre architecte milanais, Francesco Maria Richini, dans un style d'un baroque hardi et vigoureux. L'escalier énorme tourne sous un plafond auquel sont appendus plusieurs chapeaux de cardinaux. Les Varegnana en ont eu cinq ou six dans leur famille. Des bas-reliefs antiques s'encastrent partout dans les murs, et, sur la rampe, de place en place, surgissent des vases de marbre. Les domestiques abondent, attestant la large vie du comte, dépensée tout entière entre ce palais, sa villa de Varese et ses immenses domaines. Venu lui-même au-devant de moi, il se tenait sur le palier du premier étage, avec cette politesse un peu cérémonieuse des vieilles gens de son pays. Les larges portes des salons en enfilade, ouvertes derrière sa haute silhouette, laissaient voir la profusion de tableaux, de statues, de meubles rares, de tapisseries qui décorent cet appartement, où il habite à même ses admirables objets, solitaire, car il ne s'est jamais marié. Mais j'imagine qu'il aura eu, dans ce facile Milan, quelque liaison à l'Italienne, fidèle et passionnée. Si le comte Andrea n'est pas un personnage de roman, qui donc en est un? S'il n'a pas connu de secrets et profonds bonheurs, d'où viendrait cette expression songeuse, comme répandue sur cette physionomie si mâle, à laquelle un nez en bec d'aigle donnerait aisément un accent altier? D'où cette douceur attendrie dans ces yeux bruns qui lancent si vite d'impérieux éclairs? Et puis, s'il n'avait pas été le prisonnier d'une intimité trop chère, n'aurait-il pas cherché un autre emploi à ses facultés qui sont grandes? Tout son travail aura consisté à classer les trésors amassés dans sa maison par plusieurs générations de riches patriciens, amateurs d'art, à éliminer les douteux, à compléter l'ensemble, et à écrire ou faire écrire sur eux un livre qui n'est pas dans le commerce. J'en ai extrait la petite notice citée plus haut. Elle a été recueillie dans une note d'un manuscrit de la Biblioteca Estense à Modène. Ce petit détail a son importance, vous allez voir. Et maintenant, Madame, que je vous ai présenté le digne possesseur du Léonard,—vous aviez raison, certains collectionneurs outragent par leur seule existence les tableaux qu'ils ont achetés de leur argent,—j'arrive tout de go à notre entretien du premier jour. Je vous passe les compliments, qu'en sa qualité d'hôte, le comte Varegnana crut devoir me faire à l'infini, sur l'illustration de mon nom, ma cravate de commandeur, ma future entrée à l'Institut, mes anciennes ou nouvelles œuvres, et c'était des excuses infinies de ne connaître tant de merveilles que par la photographie.
—«Je ne suis qu'un pauvre provincial,» disait-il. «Je ne suis pas allé à Paris deux fois depuis que vous êtes venu ici tout jeune homme. Ce n'est pas d'hier.»
—«Comme je vous comprends!...» lui répondis-je. «C'est moi qui ne voyagerais jamais si j'avais votre palais, vos tableaux, votre ciel...»
Le Milanais hocha sa tête, modestement. Les Italiens sont ainsi. Ces éternels païens ont-ils peur, en se vantant, de provoquer ce mauvais sort que leur ancêtres personnifiaient dans Némésis, l'exécutrice de la jalousie des dieux? Redoutent-ils l'envie plus certaine des hommes? J'ai observé qu'ils ont toujours un recul devant l'éloge excessif. Dans ce cas, ils déprécient humblement ce qu'ils possèdent, et dont, au fond, ils sont si fiers.
—«Mon palais?» dit Varegnana, «mais il tombe en ruines!... Ce ciel bleu? mais Milan, l'hiver, c'est la Sibérie!... En été, c'est le Sahara!... Mes tableaux? je les ai tant vus, et ils sont bien ordinaires!...»
—«Et votre Léonard? Vous osez prétendre que votre Léonard est ordinaire?...»
J'eus à peine prononcé cette phrase destinée à hâter ma visite dans les salons, et mon pèlerinage au portrait de la Dame qui vous ressemble; je crus discerner le passage d'une ombre sur les traits et dans les yeux de mon interlocuteur. Sa main,—il l'a très belle et il la montre volontiers,—se crispa sur un des bibelots posés près de lui, un large poignard de miséricorde à poignée ciselée, d'or et d'acier. Sans doute, ma question sur le Léonard lui était pénible, car mon regard ayant suivi son geste, il dit:
—«Ah! ce poignard vous intéresse?» Et, me le tendant: «J'avoue que lui, du moins, n'est pas ordinaire. C'est une langue de bœuf donnée par l'empereur Charles-Quint, après Pavie, à un Varegnana qui s'était distingué dans la bataille...» Puis, après un silence, et brusquement, comme quelqu'un qui juge puéril de ne pas aller droit au fait, si pénible soit-il: «Mon Léonard? On ne vous a donc pas raconté que ce n'est plus un Léonard?...»
—«Ce n'est plus un Léonard?...» demandai-je. Ma surprise, qui n'était pas jouée, parut procurer à l'aimable homme une impression de soulagement.
—«Alors,» fit-il, «on ne vous en a pas encore parlé?... Cela viendra... D'ailleurs,»—et son visage traduisit la détermination douloureuse du collectionneur trop épris de ses objets pour ne pas les vouloir tous authentiques.—«D'ailleurs, c'est mieux ainsi. Du moment que je sais, moi, que ce n'est pas un Léonard, qu'est-ce que cela me fait que tout le monde dise: c'est un Léonard?... Et ce n'en est pas un, hélas! Tenez, jugez-en vous-même, maintenant que je vous ai parlé...»
Il s'était levé, et, de son pas demeuré alerte, il me conduisait à travers son appartement. Nous autres peintres, nous avons tous plus ou moins la mémoire des yeux. Je me rappelais, après tant d'années, la distribution des pièces, avec assez d'exactitude pour m'en rendre compte: Varegnana avait changé le portrait de place. Il l'avait exilé du chevalet où il figurait dans ce qu'il appelait sa tribune. Vous êtes allée à Florence, Madame. Vous vous rappelez, aux Offices, la salle octogone qui porte ce nom, où rayonne, dans la splendeur dorée de sa nudité, la Vénus couchée du Titien. C'est là que les ducs de Toscane avaient réuni les joyaux de leur galerie. Le comte, lui aussi, a des merveilles dans sa tribune: un Francesco Francia, entre autres, qu'il sera pourtant difficile de débaptiser. Il est signé: «Vincentii Desiderii Votum—Francie Expressum Manu...» Mais il ne s'agit ni du Francia ni de la tribune du palais Varegnana. Il s'agit du Léonard—ou ex-Léonard. Son chevalet,—une merveille de lutrin pieusement adaptée à ce profane usage,—portait son deuil sous la forme d'un vieil infolio relié en maroquin noir et clouté d'argent. Le tableau lui-même était relégué dans la dernière chambre, un réduit plus obscur où s'entassaient pêle-mêle des bibelots de second ordre,—pour cette collection. Le panneau, que je reconnus aussitôt, était appendu au mur, à contre-jour. Ah! c'était bien le profil délicieux dont je me souvenais, et il me parut plus délicieux encore, à cause de son air de famille avec une autre dame, celle dans la compagnie de laquelle j'entendais chanter,—pas beaucoup de jours auparavant:
... Puisqu'ici-bas toute âme
Donne à quelqu'un
Sa musique, sa flamme,
Ou son parfum...
La ligne fine du front si intelligent, du nez si délicat, de la bouche si souple, si tendre, se détachait sur un fond très sombre, une paroi revêtue d'un tapis d'un vert noir dans laquelle s'ouvrait une étroite fente. Un paysage, immense et miniaturé, s'apercevait par cette baie. Il se composait d'une rivière sinueuse entre des châteaux, avec des glaciers bleuâtres tout au fond. Les perles de la résille luisaient dans les cheveux sombres, massés comme ceux d'Aréthuse sur les médailles syracusaines. D'autres perles mêlées à des rubis, brodaient le velours du corsage. Une chaude couleur pâle et ambrée, celle qu'a depuis cherchée Henner, était répandue sur la chair du visage et sur celle des mains. J'eus de nouveau la sensation du chef-d'œuvre, et je m'écriai, après quelques minutes de contemplation silencieuse:
—«Je vous affirme qu'on vous a trompé. De qui voulez-vous que ce soit ce miracle d'art, sinon du Vinci?...»
—«Magari! [1]» répliqua le comte Varegnana avec un soupir. «Mais déjà mon ami, le sénateur Morelli, m'avait donné des doutes... Vous ne l'avez pas connu, Morelli? Non?... Mais vous avez entendu parler de ses livres?... Non encore. Ah! que vous êtes heureux!»
—«Pourquoi?» interrogeai-je.
—«Parce que vous pouvez admirer tranquillement les œuvres qui vous plaisent, sans que le démon de la critique vous souffle à l'oreille: Es-tu bien sûr que ce tableau soit authentique?... Ce Morelli était d'ailleurs un homme d'infiniment d'esprit et de goût. Que d'après-midi exquises j'ai passées avec lui, ici! Je le vois encore, avec son sourire caustique perdu entre une moustache et une barbiche qui lui donnaient l'aspect d'un officier. Sa thèse favorite était que durant les trois ou quatre siècles qui nous séparent du Quattrocento et de la Renaissance, les actes de baptême des tableaux ont dû être falsifiés dans une proportion énorme. Une famille avait-elle une toile de l'école de Luini? Pour lui donner une valeur, elle a dû bien vite arriver à dire que la toile était de Luini. Les marchands qui vendaient des tableaux aux amateurs ont dû, eux aussi, ennoblir de leur mieux leur marchandise, et les amateurs insister sur cet ennoblissement, une fois le tableau acheté. Il m'a fallu tout mon honneur de gentilhomme pour substituer sur ce cadre un nom à un autre...»
J'observai, en effet, qu'une mince bande de cuivre gravée était appliquée au bas. On y lisait, au lieu du prestigieux: «Lionardo da Vinci», ces mots que le comte allait m'expliquer: «Amico di Solario. 1515.»
—«Jusqu'ici rien que de très sage,» continua-t-il, «et rien que de très sage non plus dans cette autre idée de Morelli que les dessins des maîtres ont dû, en revanche, être très peu sophistiqués. Ils n'ont été recherchés que par des connaisseurs qui prisaient d'abord l'authenticité. Voilà donc un procédé tout trouvé pour vérifier les toiles: les comparer aux dessins des artistes auxquels elles sont attribuées. Dans ces dessins, nous saisissons nettement les procédés propres à chaque peintre et qui sont sa vraie signature, celle qu'aucun faussaire ne saurait contrefaire: les extrémités d'abord. Il fallait entendre Morelli vous décrire les mains des personnages de Botticelli, tout osseuses, avec les ongles coupés carrés!... Et puis il y a les oreilles, les cheveux, les plis des étoffes... Quand ces particularités, bien observées dans les dessins, manquent dans les toiles, les toiles ne sont pas du même maître que les dessins, du moment que nous sommes sûrs de l'authenticité des dessins. Vous saisissez la force du raisonnement...»
—«J'en saisis surtout la subtilité,» répondis-je. «Un maître peut pourtant varier ses manières...»
—«Sans doute, sans doute...» répliqua le comte. «Mais jusqu'à un point, et pas au delà... D'ailleurs, les faits sont les faits. Avec ce principe, Morelli a renouvelé l'histoire de l'art Italien. Je vous prêterai ses ouvrages, vous verrez quelle force de logique, quelle pénétration! Il a eu des élèves bien remarquables aussi, les Venturi, les Frizzoni, les Berenson... Et puis est venue, comme toujours, la tourbe des imitateurs. Maintenant c'est une fureur, une maladie. Dès qu'un tableau n'est pas authentiqué par des témoignages contemporains, absolument indiscutables, un critique surgit qui en conteste l'auteur. A peine si ces messieurs laissent à Léonard, pour revenir à lui, la Joconde et deux ou trois petites œuvres. Plus un Giorgione n'est certain. Les Titien se transforment tous en des Bonifazio. On a imaginé une dynastie: Bonifazio I, Bonifazio II, Bonifazio III. J'appelle ces débaptiseurs, moi, des iconoclastes. Mais,» acheva-t-il sur un soupir, «les iconoclastes ont quelquefois brisé des statues de faux dieux...»
—«Alors, ce tableau?...» demandai-je en lui montrant le panneau qui avait servi de prétexte à cette dissertation. Vous m'en pardonnerez le pédantisme, Madame. Elle était nécessaire pour donner son sens à la suite de l'histoire. D'ailleurs, vous pourrez, en citant ces quelques noms de critiques et ces quelques idées, taquiner les intellectuelles de vos amies qui veulent être dans tous les rapides. Le train serait trop modeste.
—«Ce tableau était un faux dieu,» répartit le vieux collectionneur. «Le sénateur Morelli l'avait soupçonné, je vous l'ai dit. Vous noterez des inexactitudes de dessin. Tenez, dans la ligne du cou, dans la forme de la tête visible sous les cheveux. Or Léonard avait tant étudié l'anatomie... L'étoffe est rigide, sommairement traitée. Vous savez comme il a été préoccupé de la souplesse des vêtements... Fermez les yeux, ici, à cette distance. Ce modelé n'est pas le sien. Rouvrez-les, ayez une impression d'ensemble. Il y a du Flamand dans cette peinture. Oui, voilà ce que me disait Morelli, et puis, je lui rappelais le portrait d'Isabelle d'Aragon. C'est même pour cette raison qu'il l'a examiné. Il a conclu que cette femme de l'Ambrosiana était d'un certain Ambrogio de Predis. Mais cela, jamais, jamais!... Au lieu que celui-ci... Regardez l'inscription d'abord...»
Il prit entre ses vieilles mains,—elles en tremblaient d'émotion—l'objet contesté, et, retournant le panneau, il me montra ces mots écrits sur le bois: Di Lionardo pitore fiorentino.
—«Voilà» continua-t-il, «la preuve que Morelli avait deviné juste. Vous ne vous rappelez certainement pas que dans mon ancien catalogue j'avais fait transcrire une page empruntée à un manuscrit du notaire Ferrarais Ugo Caleffino qui se trouve à la Biblioteca Estense, de Modène? Il y a le double au British Museum, copié par le même personnage, un certain Giulio Mosti. Seulement celui du British, ce que je ne savais pas, a sa date: 1581. Suivez-moi bien. La page en question est une note spéciale à ce manuscrit de Modène. Elle manque à celui de Londres. En examinant de près ce manuscrit de Modène, on a constaté que cette note n'était pas de la même écriture que le contexte. Elle est au contraire de la même écriture que les mots tracés sur l'envers de ce panneau. Donc la note a été écrite par la même main qui a indiqué Léonard comme auteur du panneau, et, sans doute, postérieurement à 1581. Quand ces détails m'eurent été rapportés, je fis faire des recherches dans mes archives et je retrouvai la lettre par laquelle ce tableau a été offert en 1745, à mon arrière grand-oncle, le cardinal Varegnana, celui qui a vraiment fondé ce petit musée. Cette lettre, étudiée à la loupe, a révélé la même main qui avait tracé le di Lionardo pitore fiorentino et fabriqué la note du manuscrit de Modène. Pourquoi? C'est trop clair. C'est un monseigneur Pierotto, un abbé peu scrupuleux, lequel, ayant en sa possession ce tableau, lui a constitué ainsi un état civil, de bonne foi peut-être, je parle pour l'attribution, car nous avons aussi découvert que le portrait était connu à Modène, où il était appelé: La Sœur de la Joconde.»
—«Il peut donc être de Léonard, en dépit de son faux état civil,» interrompis-je, «et même d'une sœur de la Joconde.»
—«Monna Lisa n'avait pas de sœur,» reprit le comte, «pas plus que Domitilla dei Rangoni. C'est établi sur les documents les mieux vérifiés. D'ailleurs voici qui coupe court à tout: il existe à l'Académie de Venise un dessin de la même tête,—vous entendez, exactement la même,—avec les mêmes perles, ou presque les mêmes. Les variantes sont insignifiantes. C'est, sans conteste, une étude pour ce portrait. Or les coups de crayon, dans ce dessin, vont de droite à gauche, et dans tous les dessins de Léonard, ils vont de gauche à droite, puisque Léonard dessinait comme il écrivait, de la main gauche. Si ce n'est pas une démonstration, cela, que vous faut-il?...»
—«Ce qu'il me faut? Un auteur pour ce chef-d'œuvre...» répondis-je. «Vous me racontez une histoire d'une ingéniosité surprenante, j'en conviens, mais je suis peintre. Je sais que les tableaux ne se fabriquent pas tout seuls, par génération spontanée. Si celui-ci n'est pas du Léonard qui a fait la Belle Ferronnière du Louvre et l'Isabelle de l'Ambrosienne, de qui est-il? Qu'est-ce que c'est que cet Amico qui n'aurait jamais peint que cette merveille et puis rien?...»
—«Amico n'est pas un nom,» dit le comte Varegnana. «Un de vos compatriotes, un jeune critique d'art de grand avenir, M. Courmansel, a suggéré l'existence d'un artiste, très intimement lié avec Andrea Solario,—l'ami par excellence de ce peintre. Nous savons que ce maître fut appelé de Milan en France, sur l'indication de Charles de Chaumont, pour décorer le château de Gaillon qui appartenait au cardinal d'Amboise. M. Courmansel a retrouvé ici plusieurs lettres d'Andrea, où celui-ci parle avec d'extraordinaires éloges, d'un élève, un certain Cristoforo, qu'il avait emmené avec lui. Or le dessin qui est à Venise présente cette particularité, qu'inscrit au catalogue sous le nom d'Andrea Solario, il porte une signature effacée où M. Courmansel est arrivé à déchiffrer un X. C'était la première lettre des mots Xofori opus,—ouvrage de Cristoforo. Ce fut un trait de lumière. Andrea quitta la France en 1509, pour aller où? A Anvers dont l'école exerçait alors une attraction si puissante sur les peintres italiens. Son élève était avec lui. Ainsi s'explique le mélange de finesse lombarde et de précision flamande qui se reconnaît dans ce portrait, comme aussi dans les tableaux d'Andrea vers cette même époque, par exemple l'Ecce Homo du Poldi... Lancé sur cette piste, M. Courmansel s'est demandé si ce Cristoforo qui a pu exécuter un portrait de cette force n'avait pas produit un certain nombre des œuvres attribuées à Solario. J'avoue que je ne le suivais pas sur cette voie, car enfin cet X du dessin était douteuse. Je m'étonnais qu'aucune autre trace ne se trouvât nulle part... Cette trace, elle existe. Nous avons un tableau,—et un très remarquable tableau,—qui rappelle beaucoup ma fausse Cassandra, et celui-là est signé en toutes lettres Xoforus Mediolanensis et daté, 1517... Il est chez la marquise Ariosti, une de mes cousines éloignées. Il lui a été légué par un vieux commensal de sa maison, une espèce de parasite qui servait de tête de Turc à tout le monde, un comte Francesco Pappalardo. C'était un vieux maniaque qui dépensait ses quelques sous à des achats de tableaux. Il n'en avait qu'une douzaine, de premier ordre. Tous sont allés au musée de sa ville natale, excepté celui-là, un portrait aussi. On l'avait si maltraité chez mes cousins, qu'il aurait eu le droit de les détester. Et il leur laisse cette peinture, qui va être d'un prix inestimable maintenant!... Je m'étonne que vous n'ayez pas entendu parler de cette découverte de M. Courmansel? Toutes les revues d'art, non seulement de France et d'Italie, mais d'Allemagne et d'Amérique, ont déjà engagé des discussions passionnées, non pas sur l'existence de l'Amico di Solario,—elle ne fait plus doute,—mais sur l'étendue de ses travaux. On est en train de lui donner toute une partie d'abord de l'œuvre d'Andrea: la Vierge au coussin vert et le portrait de Charles d'Amboise au Louvre, des tondi de Cesare da Sesto, de Marco d'Oggionno, de Boltraffio. M. Courmansel soutient que le portrait de l'Ambrosiana est de lui. Il me suffit, à moi, qu'il ait fait ce panneau», ajouta-t-il, et tout en rattachant à son clou l'image de la fausse Cassandra, il poussa un profond soupir. Puis, avec cette grâce aisée, et si humaine que les Italiens expriment d'une manière intraduisible quand ils appellent quelqu'un: simpatico: «Bah! A quelque chose malheur est bon, comme vous dites. Ma pauvre Dame a perdu son peintre, mais ce jeune Courmansel, lui, a trouvé une femme charmante. Il est fiancé avec une jeune fille, une mademoiselle Boudron, que le père ne lui aurait certainement pas donnée, sans sa découverte. Ce Boudron est un ancien commerçant qui s'est improvisé amateur d'art, fortune faite, et qui travaille dans les Primitifs,—un original!... Mais vous les rencontrerez, si vous restez un peu à Milan. Ils y sont. Le jeune Courmansel y met la dernière main à son livre sur Cristoforo Saronno. C'est le nom qu'il suggère maintenant. Ses inductions l'ont amené à croire que son artiste était de cette petite ville. Il en conclut qu'il avait dû en prendre le nom, comme Andrea avait pris le nom de sa patrie, Solario, un petit village de la province de Côme. C'est beaucoup d'hypothèses, mais sara!...»
IV
Il y a longtemps, Madame, que je nous appelle, nous autres Parisiens, les provinciaux de l'Europe. Nous passons sans cesse, pour tous les incidents de la vie artistique qui ont lieu loin du boulevard, par des alternatives d'ignorance et d'engouement excessives. Nous avons été ainsi pour les musiciens allemands et les préraphaélites anglais, pour les romanciers russes et les dramaturges norvégiens. J'attends le moment où la petite coterie d'esthètes gobeurs et de badauds raffinés qui fabrique chez nous la mode se passionnera pour les débaptiseurs de chefs-d'œuvre. Alors l'Amico di Solario sera l'auteur de la Joconde, et le sieur Courmansel l'invité de tous les salons où l'on cause.—Le vôtre eût été du nombre, Madame, si...? Et moi-même je serais peut-être devenu le cornac de ce jeune homme et de son Amico, auprès de vous et des belles sottes, vos amies,—pardon,—si...? Toute cette histoire n'est que le commentaire de ces si et de ces points. Mais il n'y avait ni si ni points dans mon esprit, je vous le jure, quand je sortis du palais Varegnana par l'étroite et fraîche via Bagutta où il se dresse, un peu humilié de mon total manque d'érudition critique, très penaud de m'être hypnotisé naïvement, depuis ma jeunesse, sur les impostures du Monsignore de Modène, amusé malgré tout par le joli travail de furetage, j'allais dire de police, auquel s'était livré notre compatriote, et, au fond, prêt à oublier Courmansel, le comte Varegnana, la Dame qui avait perdu son peintre, l'Amico di Solario, bien d'autres choses, devant une photographie que je ne vous décrirai pas. L'après-midi où vous me l'avez donnée, il neigeait. Vous en souvenez-vous? Ce jour m'est resté plus clair et plus bleu que celui par lequel je me promenais dans Milan, après cette visite. C'est cette photographie que je retrouvai sur ma table en rentrant, et après m'être abîmé dans la contemplation de ce visage que je suis venu fuir, je me sentis à Milan si abandonné, si solitaire, si «peintre qui a perdu sa Dame»! Tout d'un coup, le séjour de cette ville où j'étais depuis la veille me parut insupportable. «Si j'allais à Florence?...» songeai-je. «Il y a là des fresques de Benozzo Gozzoli, de l'Angelico et du Ghirlandajo qu'aucun Morelli n'a encore attribuées à aucun Amico...» Sur ce nouveau projet,—je vous ai dit que vous m'aviez rendu un peu fou et je vous en donne la preuve!—je descends au bureau de l'hôtel demander des renseignements et l'horaire des trains. Par hasard, le bureau était vide. En attendant le retour du secrétaire, je m'amuse à regarder la pancarte où sont inscrits les noms des voyageurs de passage et je lis: M. Boudron et famille. Paris.—M. George Courmansel. Paris. C'était de quoi croire à un destin, avouez-le. Au moment même où je venais d'apprendre le roman de la découverte, faite par ce jeune homme, d'un admirable artiste inconnu, je découvrais, moi, que le jeune homme était là, dans mon hôtel! Oui. La fatalité voulait que je fusse mêlé aux aventures posthumes de la Cassandra décassandrée et du Vinci dévincisé. Le secrétaire arrive. Au lieu de l'interroger sur le train de Florence, je lui demande, ce que je savais pourtant très bien, si le M. George Courmansel descendu à l'hôtel était bien celui qui s'occupait de choses d'art.
—«Lui-même,» me répond le secrétaire; et il ajouta en jetant un coup d'œil dans le hall de l'hôtel: «Justement, le voici qui rentre.»
Un grand garçon, de physionomie avenante, franchissait le seuil de la porte. Il était très blond, presque roux, le teint blanc et rosé, avec de bons gros yeux bleus un peu ronds qui regardaient ingénument à travers une paire de lunettes montées en or. Il me représenta aussitôt le type accompli du Français germanisé. J'en ai connu un bon nombre depuis la guerre de 70, dans la médecine en particulier et dans l'université. Le nez de celui-ci, comiquement retroussé, sa bouche volontiers souriante, lui donnaient un air falot et dadais que sa démarche augmentait encore. Il allait, le buste en avant, de ce pas allègre qui décèle un profond contentement de soi. Je vous crayonne un fantoche. J'ai tort. Il émanait aussi du personnage une candeur qui le sauvait du complet ridicule. La bonne foi rayonnait de tout son être. Il y avait en lui du gobe-mouches et de l'apôtre, de la nigauderie et de la flamme. Cela dit, le contraste était vraiment trop fort entre cet aspect de niais fervent et le miracle de perspicacité que supposait la découverte dont le comte Varegnana m'avait raconté le sagace détail. C'en fut assez pour piquer au vif ma curiosité, et voici qu'impulsivement je tire de ma poche mon portefeuille, de ce portefeuille une carte de visite, et je prie le secrétaire de la remettre à mon jeune compatriote. Je comptais sur la petite notoriété de mon nom. Je n'avais pas tort. A peine George Courmansel eut-il pris connaissance de ma carte qu'il se dirigea vers moi. Il avait déjà aux lèvres le banal «cher maître» dont vous vous êtes tant moqué, quand des gens de votre monde m'en donnaient à qui mieux mieux par la figure. Sur cette bouche de jeune homme, ces deux syllabes prenaient une sincérité qui eût désarmé votre ironie. Visiblement, il était heureux, presque ému, de causer avec un artiste dont il connaissait les œuvres. Ne m'accusez pas de vanité, Madame. Vous le savez bien: je ne suis pas un «m'as-tu vu?» du pinceau. Je vous marque là simplement un trait de ce caractère. Cet abord suffisait pour révéler quelque chose de si simple, de si frais, de si peu touché par la vie! Que ce naïf et ce timide fût en même temps un de ces iconoclastes amèrement dénoncés par le possesseur du faux Léonard, un de ces intellectuels implacables qui professent l'irrespect comme une doctrine, qui ne reculent devant aucune autorité, aucune tradition, c'était invraisemblable,—et je crois discerner pourquoi—très naturel. Les iconoclastes de cette espèce, tous les iconoclastes, peut-être, sont des dévots. Pour eux, briser une idole, c'est servir leur foi. Celui-ci, je pus m'en convaincre par ce premier entretien, avait l'idolâtrie, le fanatisme de La Critique,—avec un L et un C plus que majuscules, gigantesques. Avant de rencontrer cet exemplaire, si intensément significatif, je n'aurais jamais pensé qu'une besogne aussi aride, aussi ingrate que celle d'un érudit d'art pût provoquer des exaltations de cette violence. Laissez-moi mettre un tout petit l et un tout petit c à ces deux mots, la critique,—et vous les traduire: critiquer une toile, au lieu d'en jouir, comme vous, comme moi, avec ses sens, son imagination, sa rêverie, tout son être intime enfin, c'est l'anatomiser, c'est la disséquer ligne par ligne, grain par grain. Puis commence, pour vérifier son origine et son histoire, un patient travail de bureaucrate, une vie de rat de bibliothèque, des semaines de fouilles dans des paperasses, des établissements de dossiers, des expertises d'écriture lettre par lettre, point à point, d'indéfinies comparaisons avec des photographies. Que sais-je? Le tout pour aboutir à une date incertaine et à un nom contestable! Voilà ce que c'est que la critique. Mais j'ai bien entendu feu le professeur Brouardel,—j'étais allé à la morgue, étudier une nuance de couleur sur un cadavre, je peignais alors mon Ophélie que vous connaissez,—oui, je l'ai entendu dire, en bourrant sa pipe, d'un pouce joyeux, et avec un accent de triomphe: «J'ai fait aujourd'hui ma quatre millième autopsie!» Et son visage si fin dans sa barbe rousse, déjà grisonnante, exprimait une jubilation égale à celle de don Juan dressant la liste de ses amoureuses. L'enthousiasme du jeune Courmansel était pareil pour me célébrer, dix minutes après notre réciproque présentation, les ivresses de La Critique, l'excellence de La Méthode,—encore et encore des capitales, hautes comme des maisons américaines!—tandis que nous déambulions de long en large à travers le hall de l'hôtel. Un Anglais, écroulé dans un fauteuil de paille, fumait une courte pipe en bois—tout comme le professeur Brouardel—et s'intoxiquait de soda et de whiskey en lisant le Times. Deux dames américaines, vêtues à la mode d'après-demain, jacassaient haut en nasillant. Un couple allemand se préparait à monter dans une automobile rouge arrêtée devant la porte, et le mari réglait une note au concierge galonné. Vous voyez le décor d'ici. L'iconoclaste, lui, professait. J'imaginais, en l'écoutant, qu'un frisson de terreur secouait tous les tableaux et toutes les fresques de tous les musées et de toutes les églises de Milan. A qui le tour de perdre son peintre, parmi ces Madones et ces Dames, ces Apôtres et ces Rois Mages?
—«Tout reste à faire, vous m'entendez, cher Maître, tout!... Je suis arrivé à la conviction qu'il n'y a pas dix tableaux sur cent qui soient de l'auteur auquel on les attribue, pas dix... Les plus douteux sont les signés... Je sais. Il y a Vasari. Mais Vasari, c'est un texte à revoir d'abord, et c'est plein de fables... Il y a les archives. C'est plein de documents faux... Voyez la note insérée par cet abbé Pierotto dans la marge du manuscrit Caleffino. Mais La Critique arrive, La Critique Reine du monde, comme on devrait l'appeler bien plus justement que la fortune, avec ses procédés infaillibles. Ce sont ceux de la Science. Que c'est passionnant, cette recherche acharnée de la vérité, et amusant!... Quand on a La Méthode, (décidément ce sont les mots entiers qu'il faudrait mettre en majuscules et colorier comme faisait Barbey d'Aurevilly pour des manuscrits) on est assuré de ne pas se tromper. Quelle joie alors que de provoquer les clameurs des ignorants!... Le jour où je me suis permis d'insérer dans un périodique de Paris un article affirmant que le portrait de la femme du palais Varegnana n'était pas, ne pouvait pas être de Léonard, vous ne vous imaginez pas le tolle. Je n'avais pas toutes mes preuves, mais l'analyse bien faite d'une œuvre ne trompe jamais, jamais!... Elles sont venues, ces preuves, et écrasantes: le dessin de Venise, le «faux» du Monsignore, les lettres d'Andréa Solario, et enfin, et surtout, ce portrait que le comte Pappalardo a légué à Mme la marquise Ariosti!... En ai-je eu du bonheur? Je n'avais pas le droit d'espérer, pour mes débuts, une découverte de cette force... Pensez qu'il y a cinq ans, je n'étais qu'un petit élève de l'école de Rome, ne sachant pas s'il ferait de l'archéologie ou de la numismatique... Car vous ne savez pas, cher Maître, cette entrée dans la critique d'art, ç'a été tout un roman...»
Il s'arrêta quelques secondes. Je venais d'écouter l'hymne de guerre du pédant, ivre d'orgueil au milieu des ruines, j'allais recevoir les confidences du bon jeune homme, si follement amoureux qu'il éprouvait le besoin de crier sa joie aux passants de la rue:
—«Oui, un roman», reprit-il, «mais puisque M. le comte Varegnana vous a parlé de moi, il a dû vous en toucher un mot. Il vous aura dit que j'allais me marier... Il a été si bon, si accueillant pour ma fiancée! Il a eu du mérite, car, enfin, je lui ai démoli son Léonard. Bah! Le jour viendra, et bientôt, où il sera tout aussi fier d'avoir un Cristoforo Saronno. Je n'aurais pas découvert ce peintre que j'affirmerais cela aussi énergiquement, parce que c'est certain. Cristoforo comptera, il compte déjà, parmi les plus grands... Mais je vous parlais de ma fiancée. Elle est aussi ma petite cousine. Elle s'appelle Mlle Christiane Boudron. Son père est ce M. Jules Boudron, dont vous connaissez certainement le nom. Rappelez-vous. Le couturier de la place Vendôme... D'ailleurs sa collection de primitifs est déjà classée. Vous ne l'avez jamais visitée? Non?... A Paris, si vous me le permettez, je vous y mènerai. Vous jugerez. Rien que des choses du quatorzième ou du quinzième, et que les critiques peuvent passer au crible, je vous en réponds. C'est drôle, n'est-ce pas? Un grand couturier parisien qui travaille dans les Siennois et les Florentins de la bonne époque! Mais quand M. Boudron vint à Paris tout jeune, il commença par fréquenter l'Académie Jullian. Il voulait être artiste. Il a eu son roman lui aussi. Il a rencontré la mère de Christiane. Elle était la beauté et la sagesse même. Elle travaillait comme ouvrière chez un couturier en vogue d'alors. M. Boudron l'a aimée. Il l'a épousée. Pour augmenter un peu les maigres ressources du ménage, il a eu l'idée de dessiner des croquis de toilettes qu'il a soumis au patron de sa femme. Il s'est trouvé qu'il avait le génie pour cela. Ses croquis ont si bien réussi que Mme Boudron et lui ont eu l'idée de s'établir à leur compte. Ils ont fondé une maison. Le succès est venu, et prodigieux... Hélas! M. Boudron paya son bonheur bien cher. Sa femme mourut subitement, à l'époque où ils allaient se reposer, leur fortune faite. Il a voyagé en Italie, pour se distraire. L'artiste qui sommeillait sous le tailleur pour dames s'est réveillé. Il a osé acheter, et ma foi, très bien... Je ne dis pas qu'on ne l'ait pas un peu aidé, mais il a su écouter les bons conseils. Cette docilité là est aussi rare que la compétence...»
Le pédant avait reparu, dans un sourire d'une suffisance suprême. On, c'était lui. L'amoureux prit sa revanche par un autre sourire, tout attendri, tout reconnaissant, qui me fit lui pardonner le premier, le rictus amer et hautain du cuistre. Il continuait:
—«Depuis que je me connais, j'avais cousiné avec les Boudron. M. Boudron et ma mère avaient le même arrière grand-père. Nous sommes tous originaires de Saint-Claude, dans le Jura. Mais moi, le troisième fils d'un petit greffier de province, menant à Paris la modeste existence d'un boursier de licence, puis d'agrégation, vous comprendrez que je me sentais gêné par les somptuosités de l'hôtel d'un commerçant millionnaire!... Je n'osais seulement pas regarder ma cousine. C'est à Rome, quand M. Boudron y vint, après la mort de sa femme, il y a cinq ans, que j'ai découvert Christiane et qu'elle m'a découvert. Nous nous sommes aimés, sans nous le dire, dès ce moment. Je me suis tourné vers la critique d'art, pour ce motif. Étant donné les goûts de M. Boudron, j'ai vu là une sûre manière d'entrer dans son intimité. Et j'ai travaillé!... Il s'en est rendu compte, quand je lui ai offert d'écrire sur sa collection un livre du genre de celui que M. Adolphe Venturi a composé sur la galerie de M. Crespi. Ce livre est achevé. On l'imprime en ce moment. Et puis, j'ai déniché pour cette collection deux ou trois pièces rares. Enfin, j'ai eu mon œuf de Colomb,—j'appelle ainsi ma trouvaille, elle était si simple!—cette résurrection de l'Amico di Solario, de ce Cristoforo Saronno dont vous ne connaissez pas encore le chef-d'œuvre... Vous verrez! Vous verrez!... Christiane a pris cette occasion pour déclarer à son père qu'elle m'aimait et qu'elle n'épouserait personne que moi. Nous nous sommes fiancés ici, où M. Boudron est venu, cela entre nous, pour essayer d'acheter ce chef-d'œuvre de l'Amico justement, le portrait de femme de la marquise Ariosti. Par malheur, les journaux ont déjà polémiqué. La marquise sait le prix de son tableau. Elle en demande cinquante mille francs. Il en vaudra cent mille, quand mon livre sur Cristoforo Saronno aura paru. Je compte en offrir le premier exemplaire à Mme George Courmansel, née Christiane Boudron, le matin de notre mariage. Mais il faut que vous voyiez ce tableau, vous. Il le faut. Mme Ariosti en est un peu jalouse. Si elle ouvrait sa porte, l'Europe défilerait chez elle. A moi, elle ne peut rien me refuser. Dès demain j'aurai arrangé cette visite...»
V
Je devais, en effet, grâce à cette toute puissante protection, le voir de tout près, ce portrait dont je ne doute pas qu'il ne perpétue à jamais la gloire de l'Amico di Solario et de son découvreur, mais dans quelles conditions de comique fantasmagorie! Cette visite chez Mme Ariosti n'eut lieu que le surlendemain. Avant d'y arriver, laissez-moi, Madame, prendre le chemin des écoliers et vous silhouetter encore deux acteurs essentiels dans la petite comédie que je vous raconte. Vous avez deviné qu'il s'agit de M. et de Mlle Boudron. Je ne connaissais George Courmansel que depuis quelques heures; déjà il m'avait présenté à son futur beau-père et à la jeune fille, avec la même bonhomie cordiale qui lui avait fait me raconter aussitôt l'idylle de ses fiançailles. J'étais dans le hall de l'hôtel, en train de me balancer sur un fauteuil à bascule après dîner, et d'imiter l'Anglais de l'après-midi, sauf qu'au lieu de pipe je fumais un cigare. Au lieu de whiskey et de soda, je m'empoisonnais d'un vitriol savamment jauni dans un laboratoire, puis monastiquement baptisé du nom de chartreuse. Je vois apparaître Mons Courmansel, le nez à l'évent, comme toujours, et ses gros yeux bleus aux aguets derrière ses lunettes serties d'or. Il m'aperçoit et il fonce sur moi, comme sur un Cristoforo Saronno:
—«Je vous cherchais,» me dit-il. «M. Boudron voudrait tant faire votre connaissance!... C'est un de vos grands admirateurs, mon cher Maître. Si vous me permettez, je vous conduis dans son salon. Il vous attend.»
Vous m'avez souvent reproché, Madame, ce que vous appelez irrévérencieusement le «chipisme» des artistes et des gens de lettres dans le monde. Vous prétendez que nous ne nous trouvons jamais traités avec assez de déférence. Avons-nous si tort? On nous y donne trop volontiers le rôle de la bête savante que l'on promène au doigt et à l'œil pour amuser l'honorable société. Sur ce chapitre, les bourgeois valent les ducs. M. Boudron trouvait fort naturel de m'inviter à monter chez lui, par un tiers, tout comme les grandes dames habillées par lui avaient dû trouver naturel de le convoquer à domicile. Qu'est-ce qu'un peintre pour un millionnaire? Un ouvrier en couleurs qu'il paie quinze ou vingt mille francs le portrait. Le procédé était si peu cérémonieux que j'hésitai une minute, pour céder devant la supplication du visage de Courmansel:
—«J'ai promis de vous amener...» insistait-il. «Vous me ferez gronder, si je n'arrive pas à vous décider...»
Une terreur passait devant ses yeux, qui excita, je dois vous l'avouer, ma curiosité plus que ma pitié. On ne devient pas un portraitiste professionnel, sans développer en soi un goût de la nature humaine qui doit être, j'imagine, celui des vrais romanciers. Au fond, cette petite histoire sentimentale, si bizarrement emmêlée à des préoccupations de critique d'art, m'intéressait déjà. Qui donc était cette fille d'un commerçant enrichi, assez originale pour vouloir, avec sa dot, épouser ce pédantesque maniaque, digne d'enseigner l'esthétique à Kœnigsberg ou à Tubingue, chez les barbares? Qui, ce commerçant lui-même, cet ancien rapin transformé en grand couturier? J'acceptai donc de suivre le fiancé. Il m'introduisait quelques instants plus tard, dans un salon d'hôtel. Devant une table et les débris d'un dessert, un homme de mon âge et une jeune fille, étaient installés, lui en smoking, elle en toilette du soir, au lieu que George Courmansel n'avait pas quitté sa jaquette et ses bottines jaunes de l'après-midi. Moi-même je m'étais mis aussi en smoking, machinalement, parce que mon domestique m'avait préparé mes vêtements. Je ne prévoyais guère que cette involontaire élégance vaudrait à mon barnum un coup de boutoir immédiat. J'allais dès la première minute savoir le degré de bienveillance avec lequel le père de Christiane traiterait son gendre! Les phrases de banale politesse étaient à peine échangées que M. Bourdron se tournait vers Courmansel, et, ironiquement, avec cette gouaillerie brutale particulière aux gens riches de médiocre éducation:
—«Hé bien! George. Il me semble que M. Monfrey n'est pas un bourgeois, et vous voyez qu'il s'habille le soir?... C'est une vieille querelle que je fais à ce grand garçon», ajouta-t-il en se retournant vers moi: «Je lui dis toujours: un intellectuel peut être un homme du monde...»
—«George a tant à travailler, en ce moment, pour finir son livre,» interrompit la jeune fille, d'une voix qui, aussitôt, me la rendit chère,—la voix de ses yeux, si vrais, si loyaux, si tendres! J'ai su depuis qu'elle avait vingt-quatre ans déjà. Elle en paraissait à peine dix-huit. Tout en elle n'était que grâce et fragilité. Elle avait une petite tête de statuette grecque sur des épaules un peu trop minces, des traits délicats d'une finesse comme miniaturée. Si j'avais pu écouter son cœur, en ce moment, je l'aurais senti palpiter d'émotion. La rude apostrophe à son fiancé la frappait comme d'un choc. Évidemment le père avait pour elle cette affection profonde qu'inspirent aux êtres très robustes ces créatures qui semblent trop grêles pour la vie. Il ne la comprenait pas assez pour lui épargner les secousses de ses brusqueries. Il l'aimait trop pour ne pas lui céder, dès qu'elle lui parlait avec cette voix, un peu étouffée, où son instinct paternel devinait une peine, sans que sa grossièreté native lui permît de passer de l'effet à la cause et de corriger ses manières trop brusques. Que j'en ai connu, de ces pères et de ces maris, d'étoffe rude, de tempérament épais, et qui se trouvaient avoir, celui-ci pour fille, celui-là pour femme, de ces créatures toutes pareilles aux mimosas, à ces plantes animalement sensibles, qu'un froissement fait frissonner, se contracter! Que j'en ai vu, de ces fleurs vivantes, dépérir, se faner, au voisinage constant d'êtres trop bruyants, trop affirmatifs, trop forts, qui leur faisaient du mal par leur simple existence, sans même s'en douter, qui les tuaient, quelquefois en les chérissant! Cette différence foncière de nature avait dû être la tragédie secrète du foyer du veuf. Ainsi s'expliquait l'amour de la jeune fille pour son cousin. Elle avait été prise par ses manières douces et conciliantes, par ce caractère de savant, combatif dans le seul domaine des idées, et, pour tout le reste, incertain jusqu'à la faiblesse, ennemi de l'action jusqu'à la pusillanimité. Devant la phrase agressive de M. Boudron, Courmansel demeurait décontenancé, très rouge, et il balbutiait avec un sourire contraint:
—«Mais si je ne me suis pas habillé, ç'a été pour ne pas vous faire attendre, Christiane et vous...»
—«Et moi,» dis-je à mon tour en m'adressant au couturier collectionneur, «si je n'avais pas pensé que je pouvais aller ce soir au palais Varegnana, je ne me serais certes pas harnaché de la sorte...»
—«Vous connaissez M. le comte Varegnana, monsieur?» interrompit de nouveau la jeune fille. Elle m'avait coulé un regard d'une reconnaissance émue, pour l'appui donné à son fiancé, et tout de suite elle s'emparait de la phrase que j'avais prononcée, non sans intention. Elle essayait de mettre l'entretien sur un terrain où M. Boudron et George Courmansel s'entendissent et où brillât celui qu'elle aimait. Nul doute qu'elle ne fût un peu humiliée du rôle inférieur imposé par son père au jeune homme. La facilité de ce dernier à l'accepter ne lui plaisait guère plus. Le subtil génie féminin est ainsi: on dirait qu'il possède un sens spécial pour apprécier, dans les rapports d'homme à homme, ces nuances qui manifestent les affirmations ou les reculs d'une personnalité vis-à-vis d'une autre. Et elle continuait: «Vous avez vu chez lui le portrait attribué faussement à Léonard de Vinci, et dont George a découvert le véritable auteur? N'est-ce pas, l'on éprouve une intime satisfaction à voir un génie ignoré reconquérir l'honneur qui lui était dû?...»
Ses douces prunelles, si clairement brunes dans son teint d'une jolie pâleur, s'étaient tournées, cette fois, vers l'initiateur de cette justice posthume. Courmansel lui dit merci par le rougissement de plaisir avec lequel il accueillit cet éloge. Il avait senti qu'elle voulait réparer le procédé par trop familier de son père. Il l'aimait autant qu'il en était aimé. Le père n'observait pas le manège muet des fiancés. Mais à la manière dont il me regarda, de son côté, tandis que sa fille hasardait cette allusion directe à la grande découverte de son futur gendre, ses sentiments pour le jeune homme achevèrent de s'éclairer pour moi. Il subissait la suggestion de Christiane, et quelque chose en lui luttait encore. Il admirait Courmansel, comme il eût accepté un effet de commerce douteux, «sous toutes réserves». Il y avait entre eux cet antagonisme radical des tempéraments qui veut qu'un chat et un chien, mis en face l'un de l'autre, s'affrontent aussitôt. M. Boudron était un type accompli d'un certain bourgeois Parisien de nos jours: par sa tenue, très astiquée, la coupe militaire de ses cheveux en brosse, une sveltesse relative de ses mouvements, due au massage et à l'escrime, il donnait l'idée de ce que j'appelle «l'homme des répétitions générales»—«l'homme des premières» ayant rejoint depuis longtemps le «boulevardier» au pays des vieilles modes. Les personnages de ce type, tiennent du viveur, de l'artiste et du sportsman. J'eus l'impression très vite que M. Boudron copiait quelqu'un. En cherchant bien, je reconnus qu'il imitait le genre de mon confrère Maxime Fauriel, le pastelliste. Il a pris à Maxime son port de tête, ses intonations un peu sèches, sa barbe taillée en pointe, à la Henri III, son monocle carré et attaché par un large ruban de moire qu'une agrafe d'or pique au gilet. Mais Fauriel garde, à travers tout ce cabotinage, sa physionomie spirituelle et aisée de gamin de Paris, au lieu que son faux-sosie laissait deviner à chaque geste, à chaque parole, de la tension à la fois et de l'incertitude. Il n'était pas sûr de ses effets. Cependant l'habitude des succès dans une carrière ne va pas sans de réelles supériorités d'intelligence et d'énergie. Le notable commerçant en avait conscience, et cette hésitation dans son personnage joué n'empêchait pas chez lui l'orgueil profond de l'individu habitué à commander. Il avait entrepris sa galerie par un curieux mélange de sentiments: le ressouvenir de ses premières ambitions d'apprenti peintre, la gloriole d'être cité dans les journaux et de faire les honneurs de ses tableaux à des amateurs célèbres, l'idée aussi de la «grande vente» en cas de revers de fortune. George Courmansel, en l'aidant de ses conseils, comme il s'en vantait, pour quelques achats, l'avait tout ensemble subjugué et humilié. Très sensible à ce défaut du laisser-aller extérieur que l'absorption dans leurs idées entretient aisément chez les hommes d'étude, Boudron nourrissait contre le talent du fiancé de sa fille une hostilité combattue par une involontaire déférence. De là cette curiosité aiguë de son regard. Il allait savoir comment moi, un peintre arrivé, commandeur de la Légion d'honneur, exposé au Luxembourg, je jugeais la soi-disant découverte du critique, à la veille de révolutionner l'histoire de l'art. Et puis mon opinion pouvait avoir son influence sur une décision très importante. Le couturier, millionnaire mais avisé, hésitait encore à payer cinquante mille francs le tableau légué par feu le comte Pappalardo à la marquise Ariosti. Son expression se fit plus avenante pour le conseilleur de cet achat quand j'eus déclaré, appuyant de ma complaisance, à demi sincère, l'enthousiasme de Christiane:
—«Oui, Mademoiselle, j'ai vu ou plutôt revu ce portrait de femme. Il me restait dans la mémoire comme si remarquable, que je me suis arrêté à Milan, un peu à cause de lui... Varegnana m'a raconté par quelles merveilles d'ingéniosité M. Courmansel a déterminé l'origine de cette peinture. Je suis de votre avis: redresser l'injustice de la postérité envers un artiste méconnu, c'est une très noble mission et bien digne qu'un homme de cœur y consacre sa vie.»
—«Vous me comblez, cher Maître,» dit George Courmansel, «mais je vous avoue que je n'ai pas des ambitions si hautes. Les besognes de la Science ne sont ni nobles ni le contraire. Elles sont vraies...»
—«C'est le point où je me sépare de lui, Monsieur Monfrey,» reprit à son tour M. Boudron. «Je ne suis qu'un commerçant, mais j'aime les tableaux pour eux-mêmes, parce qu'ils sont beaux, comme on aime les fleurs, les femmes, la musique, le vin, tout ce qui exalte, tout ce qui grise. George aime les tableaux comme un botaniste aime les plantes, pour les mettre dans ses herbiers et les étiqueter. Mon système est le bon. Qu'il soit de Léonard ou de Cristoforo, le portrait Varegnana n'en est ni plus admirable, ni moins. Ai-je raison?»
—«Tu ne voudrais pourtant pas que ton Jean Bellin, celui que George t'a trouvé, ne fût pas authentique?» interrogea malicieusement Christiane. «Moi aussi papa, ai-je raison?»
—«Mon Bellin?» s'écria le père. «Il n'y a pas moyen de le discuter, celui-là, avec sa signature en capitales dans son cartouche et une des deux L plus haute que l'autre... Mais voulez-vous en voir la photographie?» me demanda-t-il. «George, sonnez donc pour que l'on desserve...
—Bon. Merci...»
La diplomatique jeune fille avait de nouveau employé, pour couper court à la discussion, le plus sûr moyen. Quand le collectionneur eut commencé d'ouvrir, sur la table devenue libre, le portefeuille qui contenait, avec la reproduction du Bellin, celle de toutes les pièces de son musée, il parut oublier jusqu'à l'existence de son futur gendre. Ses mains de rhumatisant, aux doigts noués par les excès de bonne chère et l'absence d'exercice, mettaient, à étaler les épreuves, les unes après les autres, le même soin que jadis à ouvrir des pièces de soie tissées spécialement à Lyon devant les clientes émerveillées.
Il y avait pour moi quelque chose de pathétique, et qui me fit lui pardonner ses rudesses, dans sa visible piété de demi-ignorant pour les œuvres, vraiment très rares, dont son argent, gagné au rebours de sa vocation première, le faisait possesseur. J'admirai aussi que, dans ce commencement du vingtième siècle, l'Italie, cette Italie fouillée, refouillée, raclée par toutes les avidités de tous les amateurs des deux mondes, fût encore si riche? En quelques années un nouveau venu avait pu y découvrir ce Jean Bellin, une très authentique et très saisissante Transfiguration, digne de celle du musée Correr, à Venise,—une esquisse d'Andrea del Sarto—un indiscutable Saint Sébastien, de ce sec et vigoureux Ferrarais, Cosimo Tura,—une non moins indiscutable Nativité, de Francesco di Giorgio Martini, le Siennois,—enfin une dizaine de merveilles, dont leur récent acquéreur était justement fier. De chacune il avait sept ou huit photographies, représentant l'ensemble et les détails. Tandis qu'il me les nommait, tantôt lui-même, tantôt sa fille, tantôt Courmansel énonçaient des impressions. Rien qu'à ces remarques, j'aurais pu deviner le drame latent de ces fiançailles. Les deux hommes manifestaient une irréductible antithèse de nature, par leur seule façon de réagir devant ces chefs-d'œuvre. Ils les aimaient certes l'un et l'autre, mais si différemment! Et quel tact la jeune fille mettait à sans cesse éviter les heurts par des questions à côté! Rieuse,—mais un petit tremblement de ses lèvres démentait ce rire,—elle disait: «Tu te rappelles, père, quand nous sommes allés dans cette villa près de Sienne, où l'on nous avait raconté qu'il y avait des tableaux anciens?... Et le cocher qui nous expliquait pourquoi un château se nommait Belcaro? Beau, mais cher.—Bel ma caro, aurait dit le général Espagnol qui l'avait pris après un sanglant assaut...» C'était pour moi qu'elle évoquait ce souvenir,—en apparence. Elle disait encore: «C'était le jour anniversaire de ma vingtième année que tu as acheté cette Daphné que George attribue aujourd'hui à Bramantino? Tu en avais tant de désir avant et tant de plaisir après, que tu as oublié de me souhaiter ma fête. Est-ce vrai?...»
—«C'est vrai,» répondit le père, «mais aussi, cher Maître, quelle grâce dans cette Daphné! Est-ce une mâtine, hein? Quelle jolie manière de poser ses petons! Et dans ses cheveux qui se changent en branche, quelle souplesse!... Et cet Apollon, quel gaillard!...»
—«Je ne l'attribue pas à Bramantino», dit le fiancé qui souligna sa certitude: «Elle est de Bramantino. Les mains et les oreilles ne permettent pas le doute: ces mains aux doigts longs, fuselés, maigres, les deux premiers réunis, les deux seconds écartés, ces oreilles, longues aussi, avec le lobe d'en bas très développé, presque pointu... Tenez, je vais vous montrer dans le livre de Morelli...» Et, avisant sur une console un volume fatigué par un quotidien usage, il me désignait une série d'oreilles et de mains, données comme exemples par l'auteur. Des notes au crayon couvraient les marges. Elles étaient de son écriture. «J'ai indiqué plusieurs autres tableaux dont Morelli ne parle pas, où les mêmes signes se retrouvent...» Il y avait là tout un symbole. Courmansel n'arrivait aux arts qu'à travers le document imprimé. Boudron y allait franchement, directement, mais sans s'affiner. Mâtine, gaillard et petons manquaient par trop de quattro-*centisme. Et pourtant comme cette manière un peu commune de sentir était un guide plus sûr que l'érudition de l'autre! Le tailleur pour dames devait, dès ce soir-là, donner de cette sagacité instinctive une preuve dont je n'ai saisi la valeur que plus tard. A un moment, et comme Christiane ramassait les cartons que nous avions fini d'examiner, pour les ranger de nouveau dans le porte-*feuille, je demandai au fiancé:
—«Vous ne pourriez pas me montrer une reproduction du portrait de la galerie Ariosti?»
—«Je n'en ai pas», répondit-il, un peu penaud. «Cela me gêne beaucoup pour mon livre. La marquise refuse d'en donner les photographies, même à moi. Je vous ai dit déjà qu'elle était un peu jalouse de ses tableaux.»
—«Et elle laisse vendre dans les boutiques des reproductions de tous les autres en cartes postales!»... interrompit M. Boudron. «Est-ce que cela ne vous paraît pas louche, cher Maître?»
—«C'est qu'elle n'en a pas un second de cette importance», dit vivement Christiane. «Personne ne pensait auparavant à visiter sa galerie. Il n'y avait là que des choses de second ordre. Maintenant, si elle ne fermait pas sa porte, l'Europe et l'Amérique y défileraient. Pensez donc, une telle découverte!»
—«C'est possible», reprit le père, «mais elle ne se conduirait pas autrement, si elle doutait de l'authenticité du tableau.»
—«Ah!» s'écria George Courmansel avec un sourire de triomphe, «comme je voudrais qu'elle en doutât! Nous aurions ce chef-d'œuvre pour un morceau de pain...»
—«Au lieu qu'elle en veut cinquante mille francs», dit le couturier collectionneur. «Je n'ai payé mon Jean Bellin que dix mille.»
—«On ne savait pas que c'était un Jean Bellin», répliqua le jeune homme... «Mais aussi vrai que c'est un Jean Bellin, aussi vrai ce portrait du palais Ariosti est de Cristoforo Saronno, et je vous l'ai déjà dit, c'est cent mille francs qu'il vaudra dans dix ans. Allez, M. Ralph Kennedy ne tournerait pas autour, si je me trompais... C'est un millionnaire américain qui ravage l'Italie depuis cette année. Le mot n'est que juste. Vous ne soupçonnez pas ce qu'il a déjà enlevé!»
—«Mais qui nous a parlé des intentions de Kennedy? Mme Ariosti. Nous savons, nous, qu'il est à Milan, et c'est tout. Je me défie de cela encore... Mais, cher Maître, vous verrez le tableau. Que ce soit une bonne chose, je ne dis pas. La tiare du Louvre aussi était une bonne chose.»
—«Je vous l'avais déclarée fausse dès le premier jour», interrompit Courmansel, «et ce n'était pas ma partie.»
VI
Que le jeune homme sentît l'aversion cachée du père de sa fiancée, j'en reçus la confidence même de sa bouche, ce surlendemain auquel j'arrive, et tandis que nous gagnions de compagnie le palais Ariosti. La marquise avait fait attendre sa réponse vingt-quatre heures. J'avais passé ces deux jours à m'exalter et à me meurtrir le cœur tour à tour, dans les délices et les mélancolies des villes revisitées. Vous n'aurez pas toujours vos vingt-six ans, Madame, ni cette élasticité intérieure. A cet âge on est si nouveau aux choses, et les choses vous sont si nouvelles! Dès l'heure où l'on aime à se ressouvenir, on vieillit. Je suis vieux alors, ah! bien vieux. Excepté pour ce qui vous touche, je n'ai plus d'émotions que rétrospectives. J'avais donc erré à travers les musées et les églises de Milan, y cherchant, y retrouvant tant de nobles œuvres dont je vous ai déjà nommé les auteurs,—y cherchant, y retrouvant mon fantôme, un autre moi-même, un Monfrey bien différent du désabusé d'aujourd'hui, non point par la sensibilité, mais par l'espérance, mais par cette fièvre d'attente, ce frissonnement enivré du départ pour la vie.—Rien n'avait changé, au contraire, des tableaux d'autrefois. Quelle leçon pour un artiste! Quel conseil d'appuyer son être sur son art tout simplement, sur cette besogne qui, réussie ou manquée, échappe du moins à l'action meurtrière du temps! La sensation nous déçoit. Le sentiment nous trompe. Ceux ou celles que nous aimons vieillissent et changent. La beauté, une fois fixée sur une toile, sur un pan de muraille, sur un panneau, survit dans son impérissable jeunesse aux yeux qui l'ont contemplée, à la main qui l'a copiée, au cœur qui l'a idolâtrée. C'est vrai, mais la Beauté peinte ou sculptée, si elle ne périt pas, n'aime pas. Si les bouches de femmes qui sourient dans les tableaux ne se fanent pas, si elles ne mentent pas, elles ne prononceront jamais de ces paroles qui ouvrent devant notre âme extasiée les perspectives infinies du bonheur. Toutes ces idées,—d'autres encore que je ne vous dis pas, à quoi bon?—remuées en moi par ces courses à travers cette ville, chère à ma première jeunesse, m'avaient attendri profondément. Elles faisaient de moi un auditeur de choix pour un amoureux, comme ce naïf George Courmansel, en plein élan de sa destinée. N'était-il pas à l'aube de ce rêve réalisé: un mariage d'amour? Je l'écoutais donc me dire, d'un accent si frémissant, si vrai:
—«Ah! cher Maître, vous ne vous doutez pas du service que vous m'avez rendu avant-hier.... Je peux bien vous avouer cela: M. Boudron n'est pas toujours très juste pour moi. C'est si naturel. Il a aimé passionnément sa femme. Notre bonheur, à Christiane et à moi, l'irrite par instants,—sans même qu'il s'en doute. Nous lui rendons trop présent un passé qui lui a été trop cher.—Alors, tout lui sert de prétexte pour me bousculer, vous avez vu, depuis mon oubli de m'habiller, l'autre soir, jusqu'au refus opposé par la marquise Ariosti à mes demandes de photographies... Mais il m'aime, au fond, et il est si heureux quand on me montre de la bienveillance. Ce que vous avez dit de ma découverte, à propos du prétendu Léonard, lui est allé au cœur. Il en a parlé à Christiane. «Décidément,» lui a-t-il dit, «notre George est quelqu'un.» Et il a ajouté: «Nous le verrons à l'Institut.»... Ah! si je pouvais en être, bien des préventions qu'il a, tomberaient! Si j'avais seulement le prix Bordin que l'Académie des Beaux-Arts décerne au meilleur ouvrage sur l'esthétique et l'histoire de la peinture?... Car enfin, quand mon Cristoforo paraîtra, ce sera tout de même un fier morceau d'histoire de la peinture. Tâchez de lui dire combien vous aurez aimé le tableau que nous allons voir. Car vous l'aimerez. Je me fais d'avance une fête de votre surprise... Et si vous étiez déçu,—on ne sait jamais,—ne le lui dites pas trop. Mais vous ne serez pas déçu...»
Il me prononçait cette demi-objurgation devant la porte de la casa Ariosti, une grande bâtisse toute neuve au premier étage de laquelle—le piano nobile—habitait la marquise. J'avais vu, l'avant-veille, chez le comte Varegnana, le type de la grande existence Italienne historique, pour dire le vrai mot. L'appartement de Mme Ariosti me représentait la vie Italienne moderne que je goûte peu. Elle est trop imitée, trop plaquée. Un maître d'hôtel nous reçut, vêtu à la mode anglaise, avec le frac noir et le pantalon gris. Le salon où nous entrâmes était meublé à la française, avec les bois clairs et sobres de notre dix-huitième siècle, déplacés ici, alors qu'il est si facile de trouver, dans la Vénétie toute voisine, de ces adorables mobiliers, d'un rococo un peu baroque, mais exquis de fantaisie originale et locale. La marquise elle-même trônait là, ayant à sa portée, sur sa table, le dernier roman français, et habillée dans un demi-deuil suprêmement élégant, qui fleurait la rue de la Paix. L'œil exercé de M. Boudron n'y aurait certes pas démêlé une faute d'orthographe. J'avais devant moi une Parisienne, ou qui se voulait telle. La parfaite correction de sa toilette, up to date,—comme disent si drôlement les Yankees, à hauteur de date,—n'empêchait pas que le caractère de son visage, plutôt laid d'ailleurs et trop creusé pour ses trente-cinq ans, ne restât profondément individuel et tout à fait de son pays. Mme Ariosti avait ce sérieux du regard, cette réflexion dans le pli de la bouche, cette force de la physionomie qui se rencontrent si souvent de ce côté des Alpes et si rarement de l'autre. Deux personnages lui tenaient compagnie. L'un était un grand et fort jeune homme qui n'offrait pas un moindre contraste entre sa mise et sa mine que la maîtresse du logis: son teint d'une pâleur mate, ses cheveux très noirs, ses prunelles sombres et chaudes dénonçaient le Méridional, et il n'avait rien sur lui qui ne vînt de Londres, depuis ses bottines vernies jusqu'à sa cravate, et depuis son veston jusqu'à la cigarette à bout de liège qu'il continua de fumer, après nous avoir salués, avec un flegme tout britannique. Mais quels yeux! La finesse aiguë et presque sauvage d'un compatriote de Machiavel y avait passé pour me sonder jusqu'au tuf. L'autre visiteur, lui, pouvait avoir quarante-cinq ans, cinquante, soixante ans. Comment déchiffrer un âge sur une face glabre et grise d'Américain et dans une physiologie toute en os et en nerfs? Seule la nationalité du personnage ne permettait pas une minute de doute. Le flegme de celui-là n'était pas acquis. Son anglomanie—lui aussi ne portait rien qui ne vînt de Regent Street et de Piccadilly—s'accordait à son type. Ses yeux d'un bleu clair et froid ne démentaient pas l'impassibilité avec laquelle il nous salua, quand la marquise Ariosti nous eut présentés les uns aux autres:
—«Monsieur le prince de San Cataldo... Monsieur Ralph Kennedy...»
Ce nom n'eut pas plus tôt été prononcé, que la phrase du défiant M. Boudron me revint à la pensée. La rencontre entre le collectionneur d'outre-mer et le futur gendre de l'amateur parisien était trop évidemment préméditée, et non moins préméditée la présence du prince napolitain. J'ai su depuis qu'il était l'ami fidèle de la marquise. Les deux complices dans la vente du tableau en litige se partageaient la surveillance des deux acheteurs possibles. Cependant, Mme Ariosti commençait, en s'adressant à moi, une longue histoire:
—«C'est un grand honneur pour moi, cher Maître (Elle aussi!), que votre visite... M. George Courmansel m'a écrit que vous désiriez voir le tableau qu'il attribue à l'Amico d'Andrea da Solario... Ce n'est pas grand'chose. Mais j'y tiens beaucoup. Il m'a été légué par le meilleur ami de mon pauvre mari. Le défunt marquis Ariosti et le comte Pappalardo s'aimaient comme deux frères. Ce tableau me les rappelle tous deux... Il m'est cher, bien cher...»
Le visage de la veuve inconsolée exprima cette mélancolie sans remède qu'un vieux proverbe de je ne sais quelle province française raille si gaiement: «Cheveux de veuve coupés, remariage dans l'année.» Mme Ariosti avait dû, aux funérailles de feu son époux, être admirable de tragique. Probablement une grande mèche de ses beaux cheveux noirs reposait en effet dans le cercueil, roulée autour des mains jointes du marquis. Le proverbe avait pourtant menti, grâce à la précaution que le sagace gentilhomme avait prise. J'ai encore su cela depuis. Il avait légué sa fortune à la marquise, sous condition. Une nouvelle union lui aurait coûté cent mille francs de rente qui seraient allés à un neveu. Que ceci soit une excuse auprès de votre sévérité, Madame, et de votre gratin, pour la combinazione qui installait chez la veuve un consolateur inavoué! Durant cette courte oraison funèbre, le Napolitain avait eu d'ailleurs une tenue incomparable. Les bouffées de sa cigarette étaient montées vers le plafond avec componction, et le silencieux dégoût du gentleman, froissé dans sa délicatesse la plus intime, contracta son visage expressif quand le libre citoyen des États-Unis répondit en français, avec un accent qui ajoutait au comique de son observation:
—«Well! Cela, Madame, est le prix du tableau pour vous, qui vendez. Cela n'est pas son prix pour moi, qui achète.»
Je reconnus à cette réponse qu'en dépit de ses élégances vestimentaires et de ses acquisitions artistiques, M. Ralph Kennedy appartenait à la plus grossière variété des millionnaires de son pays. Il n'y a guère de milieu, dans cette étrange coterie des magnats du dollar. Ils se raffinent ou ils se brutalisent à l'excès. La marquise Ariosti ne parut pas avoir entendu cette phrase, qui continuait sans doute une conversation commencée avant notre arrivée. Elle reprit, en s'adressant toujours à moi:
—«Vous vous étonnerez, cher Maître, de ce que M. Courmansel vous aura dit sans doute, que, tenant à ce tableau comme j'y tiens, j'aie pu accepter l'idée de m'en défaire. Il vous aura dit aussi que le défunt marquis avait créé un Institut technique de dentelle, pour restaurer une industrie d'art qui fut une des gloires de notre ville. Vous connaissez bien le point de Milan?... L'avenir de cette fondation était sa constante pensée, durant sa dernière maladie. Il lui a par son testament attribué les revenus d'une de nos terres... Cette année-ci a été très pluvieuse. Une inondation a fait des dégâts qui ont compromis les récoltes... C'est à ce moment que M. Courmansel a découvert la valeur de ce tableau, dont nous savions bien qu'il était d'auteur. Nous ne savions pas de quel auteur. En même temps, il m'a présenté quelqu'un qui m'a fait une offre. J'ai cru voir là une coïncidence qui n'était pas uniquement naturelle... Vous allez rire, mais nous autres Italiens—que voulez-vous?—nous restons croyants, très croyants... Ah! ce sera un déchirement que de me séparer de ce tableau, si je m'en sépare... Mais de tous les hommages que l'on peut rendre à un mort, ne faut-il pas préférer celui qui s'adresse à son œuvre, au meilleur de sa pensée et de son âme?...»
—«Je ne m'étais pas permis, Madame la Marquise,» dit Courmansel, «de répéter à M. Monfrey ces raisons qui font tant d'honneur à votre sensibilité.»
Le coquebin scientifique était de bonne foi en collaborant ainsi à ce que j'ai su depuis être une effrontée comédie. Une voix répéta, comme un écho:
—«Tant d'honneur...»
C'était celle du fumeur de cigarettes, du subtil San Cataldo qui jugea sans doute,—à quels signes? je me le demande—que je n'étais pas suffisamment ému par l'hommage rendu aux mânes de l'époux. Car il interrompit cette moderne matrone d'Éphèse en ajoutant:
—«Mais, Marquise, le temps de M. Monfrey est précieux. Si vous le permettez, je le mènerai voir la peinture...»
—«Non, Berto,» répondit Mme Ariosti. «J'irai bien moi-même...»
Elle se leva. Nous la suivîmes dans un salon plus petit, aux murs duquel étaient suspendus plusieurs tableaux, dont un, voilé d'un rideau de soie noire. La marquise vint à lui d'un pas presque religieux. De sa fine main blanche, elle tira doucement ce rideau, et elle dit avec solennité:
—«Le voici.»
VII
Je vous ai annoncé, Madame, une histoire destinée à vous faire rire, et jusqu'ici vous vous serez demandé: «Que voit-il de comique là-dedans? la débaptisation d'un tableau douteux,—celui du comte Varegnana,—ou les sentimentalismes par hasard bien placés d'un jeune pédant? Les tendres délicatesses d'une fiancée, ou les brutalités d'un commerçant enrichi, les rudesses d'un Américain du même type, ou les hypocrisies d'une veuve?...» Mais que direz-vous de ce spectacle: ladite veuve esquissant un geste solennel, le patito allumant une nouvelle cigarette pour mieux nous observer à travers un masque de fumée, M. Ralph Kennedy assurant sur son nez carré des besicles à la Chardin,—comme il sied à un amateur artiste,—George Courmansel ouvrant ses yeux, ses narines, sa bouche, avec l'attitude d'un saint François de fresque en train de recevoir les stigmates,—et moi, dans ce groupe, regardant le panneau, et retenant avec peine un cri,—celui d'un étonnement dont, encore aujourd'hui, je ne suis pas tout à fait remis? Dans ce portrait de femme, attribué par l'élève de Morelli à l'Amico mystérieux d'Andrea Solario, à ce Cristoforo ignoré jusqu'alors et désormais illustre, je venais de reconnaître—ou de croire reconnaître—une peinture exécutée voici vingt-cinq ans. Et par qui?... Mais par votre serviteur lui-même, Madame, par M. Léon Monfrey en personne, alors que, simple rapin, ayant manqué son prix de Rome—il vous l'a raconté déjà—il séjournait, petitement, mais librement, à ses frais, dans la ville des Césars, des Papes et de Raphaël!... Était-ce possible? N'étais-je pas le jouet d'une de ces ressemblances qui tiennent de l'hallucination?... Ce portrait, immobile dans son cadre antique, montrait bien ces tons dorés de la chair, ces nuances éteintes des étoffes que peut seule donner la patine de l'âge. Il était comme usé, comme râpé. Un craquelage de vieille faïence vous avertissait de ne pas toucher cet objet fragile, de ne pas endommager cette épave arrachée à la destruction des temps. Ce panneau était criblé de petits trous qui dénonçaient l'acharnement séculaire des vers à dévorer cette lamelle de bois, comme d'autres vers avaient sans doute dévoré le chêne ou le sapin du cercueil dans lequel on avait couché la morte dont c'était l'image. Les lettres de la signature s'étaient effritées en partie... Oui, tous ces détails, merveilleusement machinés, me juraient que je me trompais... Et pourtant, non, je ne me trompais pas. C'était bien là le portrait de la petite Ginevra Ferrari, la pauvre fille qui me servait de modèle, voici un quart de siècle. Ce panneau, moins vermiculé alors, mais déjà d'un bois très vénérable, c'était bien celui que l'antiquaire de la via Condotti m'avait apporté un matin. J'avais eu besoin de quatre cents francs. Mes camarades m'avaient dit que ce personnage, qui répondait au nom d'Ignazio Sanfré, procurait volontiers de l'argent aux artistes pauvres. Le père Sanfré m'avait accueilli par ces mots: «Jeune homme, vous avez du talent. Je le sais. Voulez-vous me faire un bon tableau du quinzième? Vous aurez vos quatre cents francs».—«Pourquoi pas?» avais-je répondu. Je vous accorde, Madame, qu'il eût été plus scrupuleux de refuser. Car enfin—et j'en avais la preuve devant moi—un antiquaire ne vous commande pas un tableau faux pour le garder dans sa boutique. Il se propose de le vendre. A cette époque, je ne raisonnais pas tant. Toute ma morale, à moi, c'était mon art. Je m'étais dit: «Ça va m'amuser d'exécuter un beau pastiche.» Et, me souvenant de la tête du palais Varegnana, j'avais essayé de fabriquer mon faux dans la manière de Léonard et de ses élèves. Par gaminerie, ma besogne achevée, j'avais, en lettres majuscules, signé le panneau ainsi:
P. X. T. F. RIUS. M. PARISIENSIS.
Pinxit Falsarius M... Parisiensis. Cette inscription latine signifiait: Monfrey, Parisien et faussaire a peint ce portrait. Le père Sanfré n'avait pas pipé devant cette signature: «Hé! Hé!» avait-il dit simplement, «voilà un métier tout trouvé pour vous, jeune homme. Quand j'aurai travaillé cette bonne femme à ma façon, vous-même vous ne la reconnaîtrez pas...» Il avait tenu parole. C'était vrai que je n'osais pas reconnaître, dans ce chef-d'œuvre de truquage, mon «beau pastiche» d'autrefois. Ce n'était plus un pastiche, c'était un magistral morceau à tromper le regard le plus exercé,—mais pas le mien. Je m'étais amusé à copier à la loupe un signe que Ginevra avait au coin de la bouche. Le signe y était. J'avais, dans le liseré d'or et d'argent qui bordait l'étoffe du corsage, dessiné un entrelacs qui faisait monogramme. J'y avais mis son petit nom: Ginevra Ferrari. Je pus lire presque toutes les lettres. De la signature, que la main savante d'Ignazio avait particulièrement maquillée, il restait un X, un R, la syllabe US, le M, un I, et la terminaison ENSIS. C'était de quoi achever de lever tous mes doutes, s'il m'en était resté. Ces débris s'encastraient avec une exactitude absolue dans mon inscription primitive. Donc!... Mon saisissement à retrouver cette trace des folies de ma jeunesse,—c'était pour Ginevra les quatre cents francs, vous le devinez,—mon hésitation à en croire mes propres yeux, la minutie de mon examen m'avaient, pour un instant, fait oublier et le lieu où j'étais et dans quelle compagnie. Par bonheur, l'intensité de mon attention m'avait empêché de jeter l'exclamation instinctive qu'aurait dû provoquer cette fabuleuse reconnaissance. J'étais tombé dans un véritable hypnotisme. La voix de George Courmansel m'en réveilla. Il prenait mon attitude pour celle d'une admiration rendue muette par son propre excès:
—«Ah!» disait-il, «je le savais bien, cher Maître, que vous auriez le coup de foudre devant cette merveille, et il n'y a pas de doute sur l'auteur. Voyez... X. R. US. c'est XOFORUS, et le reste, M avec la terminaison c'est MEDIOLANENSIS. On peut distinguer au-dessous la date: 1507.»—Je remarquai en effet des chiffres arabes qui avaient dû être ajoutés par Sanfré.—«Et savez-vous ce qu'elle prouve, cette signature? C'est que le portrait a été peint en France, très probablement. L'Amico d'Andrea Solario a fait comme Solario lui-même, qui signait Milanais quand il était loin d'Italie, et da Solario quand il y revenait... Et puis, j'ai une autre preuve. J'ai déchiffré le monogramme. C'est Genovefa qu'il y avait là, c'est-à-dire Geneviève. Vous n'ignorez pas la dévotion que l'on avait pour cette sainte à Paris, et sur la colline qui porte son nom? Il ne reste plus qu'à chercher parmi les femmes de l'entourage de Charles d'Amboise s'il y en avait une qui s'appelât Geneviève... Or, il y en a une!... J'ai un texte de Brantôme. Et qui nous empêcherait de supposer que ce portrait a été apporté en Italie tout simplement par un seigneur de la cour de France, dont Madame Geneviève était la dame? Guerroyant ici, il n'a pas voulu se séparer de ce souvenir... Que cette femme ait été une Française, en tout cas, la physionomie ne fait pas doute... C'est notre avis, cher Maître?...»
—«C'était l'opinion de Pappalardo, qui appelait toujours ce portrait sa Parisienne, la mia Parigina, vous vous souvenez, Berto?» dit alors la marquise.
—«Je crois l'entendre...» répondit le complice, interpellé ainsi, et il ajouta un Caro conte! si naturellement soupiré, si plein d'affectueuse componction que je ne suis pas sûr, encore aujourd'hui, qu'il mentît. Et pourtant!... Quant au citoyen de la libre Amérique, il avait tiré de sa poche une forte loupe, et tandis que Courmansel parlait, il vérifiait le détail de la signature et du monogramme, la tête penchée sur le panneau de telle manière qu'il nous en dérobait la vue, sans s'excuser. Cependant, les propos de «l'éminent critique d'art» avaient commencé de me donner une foudroyante envie de rire que l'impudente fourberie de Mme Ariosti et la badauderie consciencieuse du dilettante de Denver (Colorado)—c'était sa ville—faillirent transporter jusqu'au spasme. Mais à la seconde où la convulsion de cet irrésistible fou-rire allait me saisir, la scène de famille à laquelle j'avais assisté l'avant-veille surgit tout à coup devant moi... La douce Christiane Boudron et son terrible père étaient là. Je les apercevais, apprenant la vérité... Je ne réfléchis pas. Je ne me demandai pas si j'agissais bien ou mal. Aussi distinctement que je voyais le masque rasé de Kennedy se promener sur le profil du pauvre modèle romain, de l'humble Ginevra Ferrari transformée en une belle pécheresse de la cour des Valois, je la vis, cette scène: M. Boudron apprenant la bourde colossale de son futur gendre, celui-ci obligé de confesser son déshonneur professionnel aux critiques d'art des deux mondes, et le chagrin de la jeune fille, son humiliation, la rupture du mariage. Comment le couturier collectionneur perdrait-il une occasion pareille de clore une aventure qui déjà lui déplaisait tant, même alors qu'il acceptait comme un dogme la compétence technique de Courmansel? Et je répondis à ce dernier,—ce remue-ménage de mes pensées n'avait certes pas duré deux minutes:
—«En effet, c'est un excellent portrait, et une physionomie bien française...»
Ces mots ne furent pas plutôt tombés de mes lèvres qu'une petite voix intérieure me dit:
—«Malheureux! Comment vas-tu faire maintenant pour te tirer de là, honnêtement?»
VIII
Vous souvenez-vous, Madame, d'un thé-bridge chez vous, cet hiver? Nous ne jouâmes, ni vous ni moi, et un de vos cousins nous fit une petite conférence, celui qui joue à l'intellectuel, cet aimable Adalbert de Rumesnil, malicieusement surnommé par vous, Rasekin,—pour vous avoir trop longtemps commenté Ruskin, un jour. Cette après-midi-là, il eut l'heur de vous amuser, en vous exposant la théorie du professeur Grasset, de Montpellier, sur la décomposition du moi. Nous avons, dit ce médecin, un moi raisonnable et raisonnant. Il le situe dans la partie supérieure de notre cerveau en un point qu'il appelle O. Puis tout autour, placés dans les replis divers de nos lobes, pullulent une série de petits êtres impulsifs, inconscients, dont le savant figure les demeures, distinctes et pourtant réunies, par les points d'intersection des côtés d'un polygone. C'est le petit peuple du faubourg de notre âme, dont l'ensemble constitue ce qu'il appelle le moi polygonal. J'entends votre rire gai, quand Rumesnil vous eut cité la phrase de son auteur: «Lorsque Archimède sort nu du bain, il crie Eureka avec son O et il court les rues avec son polygone.» Je vous entends répondre: «Comme c'est commode! Une femme qui trompe son mari n'a qu'à lui dire: je vous suis fidèle avec mon O. Qu'est-ce que ça vous fait que je vous trompe avec mon polygone?...» Au risque de m'attirer, quand je vous reverrai, des épigrammes peu indulgentes, je ne trouve pas d'autres formules que celle du célèbre neurologue, pour expliquer ce qui s'est passé en moi, durant et après cette scène du portrait. C'était le moi polygonal qui avait répondu à Courmansel; le moi polygonal qui, machinalement, ensuite, avait pris congé de Mme Ariosti; le moi polygonal qui avait écouté ledit Courmansel me célébrer les louanges de l'Amico di Solario et de son chef-d'œuvre. C'était le moi supérieur, le centre O, qui avait soudain jeté à son immoral acolyte ces trois syllabes: «Malheureux!» Et quand j'eus quitté le fiancé de Christiane, un dialogue commença entre ces deux moi. J'avais pris, à la porte de notre hôtel, une voiture pour me faire conduire à la délicieuse Chartreuse de Chiaravalle qui dresse, à deux lieues de Milan, son frêle campanile octogone à colonnettes et sa façade de briques. Ma légère victoria roulait dans cette plaine large et féconde, où Léonard se promenait avec ses jeunes disciples, et, s'il rencontrait des marchands d'oiseaux, il achetait toute la cage, pour l'ouvrir et rendre la liberté à ces petites bêtes. Tendre et sublime respect de la vie, si émouvant à constater dans un tel artiste! Je ne pensais guère aux oiseaux du Vinci, en allant de la sorte, le long des canaux et sous les saulaies, à travers cette campagne d'une verdure déjà si vigoureuse. J'étais en proie tour à tour, à mon fou rire de nouveau,—cette fois je m'y livrais librement,—et aux scrupules grandissants de ma conscience:
—«Quelle leçon pour ceux que mon ami Varegnana dénomme les iconoclastes, quand ils sauront cette étonnante histoire!... Tout y est: un peintre inventé de toutes pièces, sa biographie, ses œuvres, sa signature, et cette glorieuse découverte, le chef-d'œuvre de la méthode scientifique, est fondée, sur quoi? Sur une croûte, brossée à la va-vite par un pauvre diable de rapin à court d'argent. Un antiquaire pour patiner la chose, et le tour est joué!... Non. La vie est vraiment par trop farce quelquefois...»
Et le gavroche qui sommeille dans tout artiste, malgré les tableaux du Luxembourg, la cravate de commandeur, la candidature à l'Institut, et les cheveux gris, me faisait m'esclaffer d'une façon si retentissante qu'à plusieurs reprises le cocher se retourna. Ce monsieur grave et décoré d'une rosette qui fouriait ainsi tout seul sur le chemin d'un pauvre couvent n'était-il pas un aliéné en rupture d'asile? Puis la voix sévère reprenait, et je l'écoutais, sans avoir plus l'envie de trouver comique une histoire qui risquait de tourner à l'escroquerie:
—«... Cinquante mille francs? Cette marquise Ariosti demande cinquante mille francs de ce tableau? Le croit-elle vrai seulement? Elle et ce jeune prince de San Cataldo ont tellement l'air d'une paire d'aigrefins... Non. Ce n'est pas possible qu'elle le croie faux. Elle voit seulement un beau coup à monter, grâce à la subtile réclame que ce nigaud de critique fait à son panneau..... Mais moi qui sais que ce panneau ne vaut pas un clou, vais-je laisser le Boudron ou le Kennedy payer cinquante mille francs l'ânerie de ce pauvre Courmansel, et celle du défunt comte Pappalardo? Non, non et non. Je n'en ai pas le droit... J'aurais dû, là, sur place, quand j'ai reconnu le tableau, dénoncer l'erreur... Mais ce hasard était si extraordinaire! Qu'après vingt-cinq ans, je retrouve le «faux» fabriqué pour le père Sanfré, et que ce «faux» soit justement cette soi-disante merveille dénichée par ce Courmansel et qui a servi à authentiquer l'auteur du portrait Varegnana!... Sur le moment, le coup a été trop fort... D'ailleurs, cet innocent de fiancé qui voit dans cette trouvaille le principe de son bonheur était là, qui bêlait de joie. Je n'ai pas pu égorger ce mouton, surtout devant ces étrangers... Pourquoi ne lui ai-je point parlé à lui-même, quand nous sommes sortis?... C'est un honnête homme. Il se serait confessé à son beau-père. Il aurait dit: «Je me suis trompé»... C'est trop tard. Il a trompetté sa découverte dans toutes les revues d'art d'Europe et d'Amérique. Il faudrait qu'il déclarât son erreur publiquement. Et ce serait sa fin... Ah! Tant pis! Mon honneur avant tout. Il s'arrangera comme il pourra avec le couturier et les critiques, ses confrères. Il ne sera pas dit que j'aurai laissé s'accomplir, devant moi, un marché de cette nature. Ni M. Boudron, ni M. Kennedy n'achèteront ce tableau faux cinquante mille francs, quand bien même Courmansel devrait venir se noyer dans ce canal ou se pendre à l'un de ces saules...»
Vous vous rendez compte, Madame, que ce tumulte de mes pensées ne me permit guère de visiter avec profit l'antique église cistercienne, si digne de son joli nom:—Chiaravalle,—le val de lumière. Il y a là un vieux gardien, le même que dans ma jeunesse, et il raconte aux touristes, avec les mêmes mots, la même mimique—depuis combien d'années?—ses transes de patriote durant la journée du 4 juin 1859, et comment, grimpé au sommet de son campanile, il écoutait le canon de Magenta. Vous devinez aussi que, rentré à Milan, je n'eus plus qu'une idée: ne rencontrer ni George Courmansel, ni M. Boudron, ni surtout Christiane. J'allai dîner, tout seul, dans une petite Trattoria, au bord du Naviglio. Trois de ces canaux parcourent la ville, reliant la petite rivière de l'Olona au Tessin, au Pô et à l'Adda. C'est sur un d'entre eux que donnait la terrasse de ma Trattoria, à la naïve enseigne de la Rosa Bianca. J'y venais, lors de mon premier passage, et je la retrouvai, n'ayant pas plus changé que le comte Varegnana, l'église de Chiaravalle et son campanile. L'Italie est bien gâtée de modernisme, mais tout de même elle reste la terre du passé. Les habitants gardent un instinct de durer et de faire durer que l'exécrable manie d'être au courant, dont meurt l'Europe, ne détruira pas de sitôt. Dans une cage d'osier, appendue à une treille où pointaient des feuilles, un merle sautelait en sifflant, comme autrefois. Comme autrefois, un fiascho de Chianti reposait sur chaque table, avec sa grosse panse habillée de paille et son fin goulot allongé. Comme autrefois, l'onde presque morte du Naviglio contournait des façades de palais, des fabriques et des masures. Quand j'eus devant moi une grande assiette remplie de minestrone, de ce potage aux choux, au riz et aux pois que les Milanais mangent froid,—et ils le digèrent!—j'aurais pu me croire revenu au temps des Ginevra, des faux tableaux anciens fabriqués pour cinq cents francs et des divines frénésies. Je crois bien avoir, pour une minute, assis en pensée avec moi, devant cette table bohémienne, une Dame de vos bonnes amies, qui ne loge pas loin de la place des Invalides. Je la voyais, amusée de cette escapade, trempant peureusement sa cuiller dans l'épaisseur de cette soupe lombarde, mouillant la pointe de ses lèvres à l'âpre parfum du vin toscan, me souriant avec ses jolies dents... Ah! folles chimères auxquelles je me serais déchiré l'âme, comme bien souvent, si elles n'avaient été exorcisées par le Démon ou l'Ange du scrupule qui, tout de suite, recommença de me tourmenter!
«—Huit heures du soir... Il en était trois quand nous avons quitté le palais Ariosti, Courmansel et moi... M. Boudron et M. Kennedy ont eu dix fois le temps de conclure avec la marquise. Le tableau est peut-être livré, le chèque signé, à cet instant... Hé bien! le tableau sera rendu. Le chèque ne sera pas payé... Oui. Mais un procès peut sortir de là, un affreux scandale, et quelle figure ferai-je, en venant déposer devant un tribunal que j'ai reconnu le tableau et que je n'ai pas parlé?... Par conséquent, il est honteux de ne pas avoir parlé... Donc, plus de doute, je parlerai... D'ailleurs, je rêve. La marquise est bien trop fine pour ne pas jouer du Boudron contre le Kennedy et du Kennedy contre le Boudron. Si l'un a fait une offre aujourd'hui, elle aura reculé sa réponse jusqu'à demain pour presser sur l'autre... Je parlerai. Quand?... Dès ce soir... Ah! j'ai trouvé!...»
Illustrant la phrase du professeur Grasset, je dévorais mon minestrone avec mon polygone, tout en criant cet «Eureka», comme Archimède, avec mon O. Je venais d'entrevoir le moyen. Si le marché restait encore en suspens, je l'empêcherais sans provoquer un contre-coup immédiat sur les fiançailles de la fine Christiane avec ce romanesque badaud de George Courmansel. Il fallait avertir la marquise d'une telle manière qu'elle ne pût passer outre à cet avertissement. Une intervention obtiendrait certainement ce résultat: celle du comte Varegnana. C'était son cousin. Dès l'instant qu'il serait venu lui affirmer la fausseté du tableau, avec une preuve incontestable à l'appui, elle s'inclinerait. La seule question était d'obtenir d'elle le silence vis-à-vis de l'infortuné Courmansel et de son beau-père. Varegnana s'intéressait trop à Christiane pour ne pas obtenir de sa parente qu'elle se fît notre complice dans la protection de ce jeune bonheur. Il suffirait que Mme Ariosti prétextât un changement d'idée. Elle dirait à M. Boudron et à M. Ralph Kennedy qu'elle ne voulait plus vendre le tableau. J'avais un tel désir d'accomplir mon devoir de véracité, sans qu'il en coûtât des larmes à la fiancée du critique si sincèrement, mais si bouffonnement abusé! L'espérance fit certitude devant ma pensée. Je me hâtai d'achever mon dîner solitaire, et quelques minutes plus tard, je sonnais à la porte, maintenant close, du palais Varegnana. Si le comte n'avait pas été chez lui, j'aurais vu dans son absence le plus funeste des présages. On a de ces superstitions quand on souhaite fortement le succès d'une entreprise, et cette après-midi d'hésitations m'avait donné la petite fièvre de l'homme qui veut à tout prix réussir.
IX
L'aimable grand seigneur—il schiccoso Mecenate dell'Aristocrazia Milanese, les journaux du cru l'appellent ainsi—s'était interrompu de son dîner pour venir au-devant de moi. L'heure insolite de ma visite lui faisait craindre qu'un incident désagréable n'en fût la cause. Les Italiens de bonne race, comme lui, ont cette coquetterie que l'étranger de passage ne rencontre aucune difficulté. Ils le considèrent comme un hôte personnel. Leur patrie leur est si chère! Ils ont pour elle l'amour-propre que nous avons tous pour notre maison. Celui-ci parut soulagé d'un poids, quand j'eus répondu à son affectueuse enquête:
—«Non, cher Comte, je n'ai à me plaindre de rien ni de personne. Il s'agit d'empêcher quelqu'un de votre famille de commettre, à son insu d'ailleurs, une de ces actions que l'on regrette toute la vie. C'est de la marquise Ariosti que je veux parler...»
Et pêle-mêle, sans autre préambule, je commençai de lui raconter tout: et ma rencontre l'avant-veille avec George Courmansel, et ma soirée avec les Boudron, et comment j'avais cru remarquer que les rapports du futur beau-père avec le futur gendre étaient très tendus, et la visite chez Mme Ariosti, et la présence, là, du second acheteur invité certainement à notre intention, et ma curiosité de voir le fameux portrait qui authentiquait définitivement l'existence de l'Amico di Solario, et le coup de foudre de surprise qui m'avait cloué immobile là devant. J'ajoutai où et quand j'avais fabriqué ce tableau faux, fantastiquement promu au rang de chef-d'œuvre par la bévue de mon malheureux compatriote. A mesure que je parlais, je voyais cette noble physionomie, d'ordinaire si amène, s'éclairer d'un sourire où il y avait autant d'ironie que de surprise. Le possesseur du Léonard débaptisé prenait sa revanche, en même temps que l'humoriste de bonne compagnie ne pouvait se retenir de s'amuser à cette prodigieuse histoire:
—«Ainsi, l'Amico di Solario, c'est vous, mon cher Commandeur?...» Il me donnait le titre de ma décoration, à la manière de son pays. «Mais c'est délicieux!...» Il répéta: «C'est délicieux!... Vous vous rappelez: je m'étonnais que Pappalardo eût légué une belle chose à ma cousine. Il avait été parasite chez eux, sa vie durant, et parasite bafoué. Nourri et moqué, ça lui faisait deux sujets de rancune. Per Bacco! Ce legs a été sa vengeance. Soyez persuadé qu'il savait le tableau faux. Il s'y connaissait beaucoup mieux que moi, puisque je me suis laissé tromper... Ah! c'est la faute de mon vieil ami Morelli. Ce terrible homme m'a donné trop de leçons de doute. Je crois toujours entendre sa voix sarcastique, quand je m'exaltais devant lui sur une toile: «L'enthousiasme n'est pas une méthode», me disait-il, et il me citait le mot de votre La Bruyère, qu'il a inscrit en épigraphe à la première page de ses Peintres Italiens: «Dans les choses du monde, presque tout n'est qu'une question de méthode...» Vous comprenez, ce Courmansel, avec sa méthode, lui aussi, m'a intimidé, suggestionné... J'ai mauvaise grâce à dire cela maintenant, mais je n'ai jamais été tout à fait tranquille, quand je regardais ce portrait de la prétendue Genovefa... D'ailleurs, puisque ce panneau était de vous, cher Commandeur, je n'avais pas si tort de l'admirer... Seulement, à partir d'aujourd'hui, j'enferme sous clef tous mes Morelli, tous mes Frizzoni, tous mes Berenson. Je ne lis plus jamais un critique d'art, je n'en écoute plus. Je ne crois plus qu'aux attributions légendaires. Pour moi, tous les Giorgione sont des Giorgione, tous les Léonard des Léonard, à commencer par le mien... Vous me direz: et la lettre du Monsignore Pierotto? Et la note ajoutée au manuscrit du notaire ferrarais?... Rien! Je vous le répète, je n'écoute plus rien... Hé! Hé!» conclut-il en riant haut et gai: «Hé? Ma Dame a retrouvé son peintre! Elle doit en être joliment contente dans l'autre monde?...»
—«Et ma pauvre Genovefa a perdu le sien!...» répondis-je en me laissant gagner à cette communicative et endiablée gaîté. «Mais,» ajoutai-je, «il faut que ni le Boudron ni le Kennedy ne perdent leurs cinquante mille francs. Il ne faut pas non plus que la signorina Christiane perde son mari, puisqu'elle aime ce pauvre Courmansel qui, lui-même, au demeurant, est un excellent homme... Et j'ai compté sur vous pour arranger tout cela...»
—«Soit,» reprit-il, quand je lui eus expliqué le projet, ébauché dans ma pensée devant le minestrone de la Trattoria. «Dès demain matin, j'irai chez ma cousine. Soyez tranquille. Elle se gardera de raconter que Pappalardo lui a joué ce mauvais tour. Elle est fine. Elle trouvera le moyen d'évincer le Boudron et le Kennedy. Nous nous chargerons ensuite, ou vous ou moi, d'avertir doucement le Courmansel. Il en sera quitte pour ne pas publier son livre sur son Cristoforo Saronno, lequel, évidemment, n'a jamais existé... Non! Mais, c'est trop drôle! C'est trop drôle!... Un beau soir, pendant leur lune de miel, il racontera l'histoire de sa bévue à sa jeune femme qui l'embrassera très tendrement pour le consoler... Cette aventure l'ayant rendu modeste, il se contentera d'écrire sur l'art, comme faisaient nos pères, et ils avaient bien raison, en n'essayant pas d'inventer des alunni, des fratelli, des Bonifazio primo, secondo, terzo.—Revenez demain, à midi, voulez-vous? Nous déjeunerons ensemble. Mon cuisinier nous fera un vrai risotto. Tout sera fini. Et nous mangerons gaiement, en riant de cette étonnante aventure. Quel artiste en vengeance que ce Pappalardo!... Si vous aviez lu, comme moi, le passage du testament: A mes chers parents et amis, l'illustrissime marquis Ariosti et sa digne épouse, en échange des attentions si délicates qu'ils ont toujours eues pour moi... Il faut dire qu'ils le traitaient!... Il leur demanda un jour, devant moi, si cela leur ferait plaisir d'avoir son portrait, qu'un de nos peintres allait commencer. Je le vois toujours, regardant les murs du salon et disant: «Vous avez tant de belles choses, je ne vois pas trop où vous le mettrez?»—«Mais à table, mon cher ami, à table...» répondit Ariosti. Ils n'ont pas eu le portrait de Pappalardo et ils ont celui de Ginevra, votre modèle... Ah! c'est une plaisanterie excellente!... Mais, vous avez raison, elle ne doit pas tourner à l'escroquerie... Ciaô...»
Il y avait tant de belle humeur dans le geste d'adieu esquissé par le possesseur du Léonard à la veille d'être réhabilité et dans son ciaô (schiavo-serviteur), prononcé à la milanaise, que je ne doutai pas une minute, ni de sa démarche, ni du succès. Aussi, demeurai-je péniblement interloqué, le lendemain matin, lorsqu'à midi, je le trouvai allant et venant dans ses salons, avec une physionomie que je ne lui connaissais pas. Ses atavismes passionnés s'étaient réveillés. Les traits énergiques de son masque, adoucis d'habitude par l'urbanité, s'accusaient avec un relief saisissant. Son nez d'aigle semblait se courber de colère, ses yeux bruns brillaient d'un feu sombre dans sa face rouge, et sa politesse accomplie fut pour une fois en défaut, car il m'accueillit avec une demi-brusquerie dont d'ailleurs il s'excusa aussitôt:
—«Ah! Monsieur Monfrey, pourquoi n'avez-vous pas parlé hier, quand vous avez reconnu le tableau? Vous m'auriez évité cette scène odieuse, la plus odieuse à laquelle j'aie assisté de ma vie, et j'ai soixante-dix ans!... Mais pardon. Vous aviez vos motifs. Vous ne pouviez pas deviner que votre silence serait interprété ainsi... J'ai vu la marquise,» continua-t-il, «j'arrive de chez elle... Je commence de lui raconter votre visite et votre confidence... Dès les premiers mots, elle m'interrompt par cette simple phrase: «Je ne vous savais pas si naïf, Uccio.»—«Naïf?» ai-je répété...—«C'est pourtant bien clair,» a-t-elle confirmé. «M. Monfrey est venu ici avec M. Courmansel. Ils y ont rencontré M. Kennedy. Ils ont compris que la vente était imminente. Tous deux, ils ont trouvé ce moyen pour l'empêcher. Voyons, vous admettez cela, vous, que M. Monfrey ait reconnu ce portrait de femme comme étant son œuvre, et qu'il se soit tu?... Mais l'étonnement seul lui aurait arraché une exclamation, une phrase, un geste... Ai-je eu assez raison de ne pas permettre que M. Courmansel le photographiât? Leur plan est simple: prétendre que le tableau est faux, le faire acheter par quelque intermédiaire, au rabais. Puis nouvelle manœuvre: M. Monfrey déclarera qu'il s'est trompé et qu'il se rend aux raisons de M. Courmansel. Car les deux compères sont assez rusés pour n'avoir pas l'air de s'entendre. Ils ont déjà commencé...»
—«Elle a pensé cela de moi?» interrompis-je douloureusement. «Ah! que vous avez raison!... Si j'avais parlé tout de suite!...»
—«Elle aurait été plus gênée pour vous accuser,» répondit le comte en hochant la tête, «mais elle et son Berto auraient bien imaginé quelque procédé pour garder son prix au faux tableau.»
—«Vous croyez?...» interrompis-je.
—«Qu'elle le savait tel,» répliqua-t-il. «Parfaitement. J'en ai acquis la conviction aujourd'hui... Et vous l'auriez acquise aussi, je vous l'affirme, si vous l'aviez vue ensuite s'écrier, en levant les yeux au ciel:—«Et notre cher Pappalardo nous aurait légué un tableau faux, lui qui s'y connaissait si bien, lui qui nous aimait tant?...»—Elle a osé prononcer cette phrase, devant moi qui leur ai si souvent reproché, à elle et à son mari, leur dureté pour ce parent pauvre! Elle a continué:—«C'est insulter sa mémoire. Et vous, Uccio! Vous! Ah! Je ne vous comprends pas...»—Alors la patience m'a manqué. Je lui ai servi ses vérités rudement. Je lui ai répété qui vous étiez, que je me portais garant de votre honneur, et que, si elle vendait le tableau comme authentique, après votre affirmation sur son origine, elle commettrait un véritable vol... Elle s'est dressée sur sa chaise alors. Barnabo Visconti n'est pas plus fier dans la statue équestre de son tombeau.—«Uccio, vous insultez une femme sans défense, une pauvre veuve abandonnée, c'est lâche!... Et tout cela parce que vous ne pouvez pas vous consoler de vous être couvert de ridicule en prenant une mauvaise copie pour un Léonard...»—Là-dessus San Cataldo est entré, sans frapper, comme chez lui. Il avait sans doute tout écouté, derrière la porte, car il était fort pâle. Il a remis à la marquise une carte de visite. Je pensai aussitôt que c'était celle de l'Américain, au regard qu'elle m'a jeté et à l'accent de défi dont elle a répondu:—«C'est bien. Dites que l'on m'attende dans le petit salon.»—Si jamais le mot de notre langue qui signifie prendre congé: levar l'incommodo, a été juste, ç'a été pour moi quand j'ai fait mine de me retirer. J'étais tellement irrité que j'ai eu peur de ma propre colère... Et me voici! Mais tout Milan saura demain ce qui en est. Mme Ariosti ne vendra pas son tableau, et son infamie sera connue. Cela m'est égal qu'elle soit veuve! Tout m'est égal!... Le vol n'aura pas lieu, moi vivant...»
—«Si bon que soit votre cuisinier, mon cher comte,» répondis-je, «je ferai mieux de renoncer à votre risotto et de courir dare dare à la recherche de M. Kennedy. Si vraiment la carte de visite était la sienne, il n'y a plus de temps à perdre. Après la manière dont elle vous a reçu, la marquise est capable d'avoir bâclé l'affaire, là, tout de go. Et qui sait? L'Américain est peut-être en route déjà,—et pour où?—avec le tableau qu'il enlève dans son automobile, en s'imaginant dépouiller l'Italie d'un chef-d'œuvre...»
—«Vous avez raison,» fit mon hôte, «mais vous me devez une compensation. Je vous attends à dîner ce soir, pour sept heures et demie. Nous boirons une coupe de vin d'Asti à la Dame qui avait perdu son Léonard... Bien entendu, si vous avez besoin de moi pour cette affaire, auparavant, vous me trouverez à la maison tout l'après-midi. Ma porte sera condamnée pour tout le monde excepté pour vous... L'Ariosti est ma cousine, malgré tout, et c'est une femme. Si le Kennedy et le Boudron sont sauvés de ses griffes, le reste importe peu. Courmansel est un honnête homme, lui. Il fera le nécessaire pour que le tableau soit reconnu faux universellement, et la scène de tout à l'heure n'aura eu d'autre résultat que de me brouiller avec la marquise et son Sigisbée. J'aime mieux cela. Allez donc et faites vite...»
X
Je n'avais pas cru être si bon prophète. Quand, après beaucoup de recherches, et en allant d'hôtel en hôtel, j'eus trouvé celui où était descendu le collectionneur d'outre-mer, une automobile chauffait devant la porte, la sienne. Je ne m'en rendis pas compte, d'abord, car sur les panneaux laqués de jaune s'étalait un blason,—avec des fleurs de lys d'or sur champ d'azur, tout simplement! J'ai su depuis que sir Kennedy—comme disent volontiers les journalistes qui ne savent pas le premier mot d'anglais—avait remarqué ces armes chez un carrossier. Elles lui avaient plu et il se les était attribuées, sans hésiter. «Well, you know, I fancy that crest [2].» L'entendez-vous nasiller cette petite phrase? C'est le pendant de ce que disait ce grand cynique de Casanova quand il s'était fait de Seingalt: «L'alphabet est à moi.» Le duc d'Aumale de Denver (Colorado) était, au moment où l'on m'introduisit dans son salon, occupé à régler sa note. Il vérifiait l'addition avec cette minutie que les milliardaires de sa sorte associent aux plus extravagantes somptuosités. Ils veulent bien dépenser cent mille francs pour un caprice. Ils ne veulent pas être volés de quinze centimes. Celui-ci s'était fait apporter la carte des vins, et il prouvait, pièces en main, au maître d'hôtel confondu, qu'un champagne marqué vingt francs sur cette carte, lui avait été facturé vingt-cinq.
—«C'est une cuvée que le propriétaire a fait réserver exprès pour lui,» disait l'homme, un Italien de l'espèce lourde. Ce sont les plus fins. La bonhomie de leur grosse face à bajoues tombantes dissimule mieux leur simplicité. «Je ne le donne jamais qu'à Son Altesse Royale le duc de ***.» Et il nomma un des princes de la Maison de Savoie. «Alors, comme Votre Excellence...»
—«Mon Excellence vous avait demandé du champagne à vingt francs,» répondit Kennedy. «Vous effacerez les cinq francs sur la note. Vingt-cinq fois cinq, cela fait vingt-cinq dollars... Vous garderez cela pour vous, avec ceci:» Et il jeta sur la table un autre billet—il y avait un témoin,—que le camérier en chef engloutit dans sa poche, et il se retira en faisant à ce moderne Magnifique un salut—d'une profondeur! Celle de vos amies que vous appelez si malicieusement Snobinette, Madame, n'a jamais plongé comme cela devant un grand-duc. Alors Kennedy, retrouvant l'ironie d'un citoyen de la libre Amérique pour les servilités de la vieille Europe, dit simplement, en s'adressant à moi. Il avait observé chez Mme Ariosti que je paraissais savoir l'anglais:
—«The bow comes high [3].»
L'œil aigu du personnage traduisait tant de finesse avisée, un pli si amèrement sarcastique se creusait au coin de sa lèvre que j'en conçus le meilleur espoir pour l'issue de ma démarche. Sans précaution oratoire aucune, je commençai de lui raconter, comme à Varegnana, la veille, toute mon histoire. Je ne me crus pas le droit, pourtant, de l'initier à mes observations sur les rapports de Courmansel, de Christiane et de Boudron, non plus qu'à la honteuse comédie jouée le matin même par Mme Ariosti. Le millionnaire avait tranquillement mis ses pieds sur une chaise pour m'écouter, après avoir allumé un énorme cigare très noir que décorait une bague de papier rouge, aussi armoriée que les panneaux de son automobile. Il avait pris, ce que j'appellerais,—si vous n'étiez pas, Madame, de la génération du bridge,—sa physionomie de poker. Vous n'êtes pas sans avoir entendu nommer ce jeu de ma jeunesse, auquel nous devons trois vocables de notre langue: bluff, bluffeur et bluffer? Peut-être bien quand vous étiez toute petite fille, avez-vous vu, autour d'une table à tapis vert, quatre de vos proches illustrer ces mots, en jouant des sommes considérables, «avec sans atouts» comme nous disons, nous autres rapins. Il n'y a pas d'atout au poker, mais vous me comprenez. Cela veut dire sans la moindre carte de valeur. Leurs visages se tendaient à demeurer impassibles, en cachant même cet effort. Telle la face glabre et grise de l'Américain, pendant que je lui démontrais et démontais l'escroquerie dont il avait failli être la victime. Je le pensais du moins. Comment aurais-je supposé que, même milliardaire, il apprît avec ce flegme qu'un tableau, payé par lui soixante-quinze mille francs—la machiavélique marquise l'avait fait monter à ce bâton de l'échelle—valait cent dollars au plus? Quand j'eus terminé, il me répondit en anglais, et sans plus se départir de ce flegme que de sa commode position:
—«Well, mon cher monsieur Monfrey, vous voyez bien ce cigare?...»
—«Oui», répliquai-je, étonné, je vous l'avoue, jusqu'à l'ahurissement. Quel rapport le cher monsieur Kennedy, pour parler à l'américaine, comme lui, pouvait-il bien établir entre le portrait du modèle Ginevra, devenu le chef-d'œuvre du fantastique Cristoforo Saronno, et ce Havane mirifique, ce tronc d'arbre odorant dont il mâchonnait la pointe, du bout de ses dents mosaïquées d'or?
—«Savez-vous combien je le paie ce cigare, et pas ici, pas en Amérique, mais à Cuba?... Deux dollars. Plus de dix francs, dix francs quarante-huit centimes, au cours d'aujourd'hui... Well. Imaginez qu'un monsieur qui n'a pas dans sa poche ces dix francs quarante-huit centimes ait envie de ce cigare, et veuille m'empêcher de l'acheter?... Il essaiera de me persuader qu'il n'a pas été fabriqué à La Havane, mais à Hambourg, et qu'il devrait porter sur sa bague, à la place de cette marque, un simple made in Germany. Au lieu de valoir ces dix francs quarante-huit centimes, il ne vaudrait plus que huit centimes ou cinq.—Laissez-moi finir. Le monsieur (Je vous traduis bien mal, Madame, l'intraduisible dear old chap) se rêve déjà, payant les cinq centimes, prenant le cigare et le fumant au nez de l'imbécile Ralph Kennedy qui l'aura cru sur parole... Malheureusement Ralph Kennedy s'y connaît en cigares. Il voit que celui-ci est de première classe. (Vous reconnaissez, Madame, le first class éternel des Anglo-Saxons.) Il s'est payé le cigare de deux dollars et il le fume...»
Le sens de cet épilogue était aussi insolent que clair. En vous le rapportant, je ne comprends pas que je n'aie pas riposté à cette goujaterie du pince-sans-rire yankee, par une jolie paire de gifles à la française. Kennedy ne me l'envoyait pas dire: il me prenait pour le compère de Boudron et de Courmansel. A nous trois, nous avions, d'après lui, organisé un petit trust de dépréciation, autour du tableau que les deux collectionneurs s'étaient jusqu'ici disputé à coups de chèque. Je jouais dans l'affaire le rôle du faux témoin qui s'est chargé du mensonge initial. Que serait-il arrivé, je me le demande, si cette couple de soufflets avait été donnée? Le milliardaire et moi, nous serions-nous boxés à l'anglo-saxonne? J'ai fait le coup de poing dans ma jeunesse et même joué de la savate. Je travaillais avec un maître, je me rappelle, qui souffrait d'une extinction de voix, et rien n'était pittoresque comme cet athlète aphone me tendant sa poitrine et me disant: «Allez-y de toute votre force, monsieur Monfrey», d'une voix éteinte comme celle d'un poitrinaire. Oui, que serait-il arrivé? Quel fait divers que ce pugilat entre votre inutile serviteur et le dilettante Américain! Ou bien, en vertu du vieil adage «noblesse oblige», aurait-il cru devoir à son crest de me mener sur le pré? Me voyez-vous, à mon âge, dégaînant pour les beaux yeux du portrait de Ginevra? N'y a-t-il pas dans une comédie de Shakespeare un personnage qui dit de lui-même: «Je suis celui qui meurt bêtement?» Dans l'espèce, la bêtise eût été d'autant plus forte que cette insolence du buveur de champagne brut—vingt-cinq bouteilles en une semaine!—ne s'accompagnait d'aucun mépris. Ce fut la raison de ma placidité. Je saisis d'instinct cette nuance. Kennedy n'avait en aucune manière l'intention de m'insulter, pour cette raison, et il me la dit aussitôt, qu'il ne trouvait nullement blâmable ce procédé de concurrence. Il n'en était pas la dupe, voilà tout, et il tenait à bien me le faire savoir. C'était le joueur de poker qui abat un brelan carré d'as devant un bluffeur maladroit.
—«Mais oui», insista-t-il, «j'ai acheté le tableau. Voilà. Je comprends très bien, mon cher monsieur Monfrey, que M. Boudron et M. Courmansel en soient fort ennuyés. Je comprends qu'étant leur ami, vous ayiez eu l'idée de me dégoûter de cet achat. C'est trop tard. Mes précautions sont prises et le tableau sortira d'Italie. Il est surveillé. La marquise ne me l'a pas caché, mais mon automobile fait du cent à l'heure, et je vous défie, vous, M. Boudron et M. Courmansel et toutes les Académies des Beaux-Arts de la Péninsule, de savoir où J. R. K.»—Il y avait du Moi, le Roi dans sa façon de prononcer ses propres initiales,—toujours le crest et les fleurs de lys!—«où J. R. K. sera demain. Sans rancune, mon cher monsieur Monfrey. Annoncez, je vous prie, à M. Courmansel que je ne suis pas comme la marquise, moi. Je ne suis pas jaloux de mes objets. Il aura la photographie qu'il désire, pour son livre. Je la lui enverrai de Paris...»
Dieu m'en est témoin, et vous aussi, Madame,—je viens de me confesser à vous si ingénument!—j'étais arrivé à l'hôtel de M. Ralph Kennedy avec la volonté bien arrêtée de l'éclairer sur la véritable valeur du prétendu Cristoforo Saronno. Ma conscience—mon «moi» scrupuleux, le fameux centre O du docteur Grasset—avait fait taire tous les paradoxes des «moi» inférieurs, cette anarchie polygonale condamnée par le savant professeur à obéir humblement. J'avais compté sans le prestigieux entêtement du milliardaire. Ne vivant plus depuis des années qu'avec des boscards, il avait fini par ne plus même concevoir qu'il pût se tromper, lui J. R. K. le prominent citizen de Denver (Colorado), le fondateur du Musée Kennedy dans cette ville.—C'est le nom dont il a baptisé sa maison destinée à devenir une propriété municipale, après sa mort.—Qu'il se fût laissé bluffer par cette petite marquise italienne et qu'il eût acheté un tableau faux avec cette incroyable surenchère? Allons donc! Et cet enlèvement en automobile, ces ruses d'apache déployées pour tromper la surveillance des douaniers académiques, cet orgueil de raconter plus tard cette expédition à un reporter du Chicago Mail ou du Minneapolis Herald, dans son car privé, à un arrêt de son train spécial, quand il rentrerait de son tour d'Europe, comme Jason rentra d'Asie, possesseur de la toison d'or—il eût renoncé à toutes ces joies? Allons donc encore! Autant aurait valu lui demander de renoncer aux cinquante ou cent millions de dollars qu'il avait conquis dans les caoutchoucs, les porcs salés, les mines de cuivre, je ne sais plus. Devant cette étonnante obstination à repousser le plus indiscutable des témoignages, voici qu'un des démons polygonaux se remit à polissonner dans votre serviteur. Un peintre, si arrivé soit-il, garde au fond de lui un rapin, qui ne demande qu'à renouveler les joyeuses charges d'autrefois. J'avais d'abord trouvé follement gaie, puis sinistrement ténébreuse, l'attribution du portrait de la petite Ginevra au compagnon imaginaire d'Andrea Solario. Elle m'apparut soudain comme une des farces les plus drôlatiques dont j'eusse jamais ouï parler. Une irrésistible tentation me saisit d'y participer. J'avais fait mon devoir en racontant la vérité à Kennedy. Il ne voulait pas la croire? Libre à lui. Il était le seul à qui cette volontaire erreur fît du tort, et combien peu! Les soixante-quinze mille francs étaient versés. Il ne s'apercevrait même pas que cette somme manquât à son compte-courant, chez son banquier. Ce tableau ne serait plus revendu, puisqu'il allait passer dans le Musée Kennedy. Qu'importait qu'il y figurât avec un cartouche où fût gravé le nom d'un peintre qui n'a jamais existé? Et je répondis, sans plus discuter, bonassement:
—«Ne pourrai-je pas avoir une photographie du tableau pour moi aussi, monsieur Kennedy?»
—«Pour vous?» fit-il, avec une ironie où il y avait tout de même quelque surprise... «Volontiers. Mais quel intérêt pouvez-vous bien trouver à ce tableau, mon cher monsieur Monfrey, puisque vous prétendez qu'il est faux?...»
—«L'intérêt de l'examiner de plus près», répliquai-je... «J'ai cru au premier moment, je viens de vous le dire, reconnaître un portrait de ma façon. Mais quand un amateur d'art qui possède une collection mondiale, comme vous, s'obstine à m'affirmer l'authenticité d'une peinture, je demande à y regarder encore...»
Vous avez lu des réclames américaines, Madame. Vous savez que le moindre éloge décerné par un inventeur à son produit—poudre pour les dents ou pilules pour le rhume, pneu pour bicyclette ou rasoir mécanique,—est toujours celui-ci: beats everything in the world. Il bat n'importe quoi dans ce monde! L'épithète dont j'avais à tout hasard magnifié la galerie de Kennedy n'était donc pas pour lui déplaire. Cette grosse flatterie provoqua d'abord une poussée plus vigoureuse des bouffées qu'il continuait d'arracher à son cigare obélisque. Un sourire amer crispa sa bouche rasée. Puis, il me regarda de cet œil impénétrable où il y a du défi, de la goguenardise, et cette gêne arrogante que les Américains ont si aisément avec les gens de l'Europe.—Ils méprisent nos vieilles races, et elles les intimident.
—«Well!» répondit-il, «vous vous en tirez avec esprit. Vous aurez aussi la photographie. Si le tableau n'était pas déjà parti, je vous le montrerais tout à loisir. Mais la photographie suffira pour vous persuader que c'est bien un original. Vous ne vous offenserez pas de ce que je vais vous dire...?» ajouta-t-il. Et sur un signe de dénégation: «S'il y avait vraiment cette ressemblance entre le tableau que vous avez fabriqué à Rome, il y a vingt-cinq ans, vous auriez une autre place en peinture.»—Je m'inclinai.—«Et puis, vous l'auriez reconnu, ce tableau, du premier coup. Un cri vous serait échappé hier, un geste... N'en parlons plus, les affaires sont les affaires. Si je n'avais pas acheté le tableau, vous aviez la chance de me faire douter et de me l'enlever. Je le tiens.» A ce moment de son discours il rit haut, cette fois. Avançant sa mâchoire, il fit la mine de happer. «Oui, je le tiens,» répéta-t-il, «et je suis comme les dogues, quand j'ai mordu, je ne lâche plus le morceau.»
XI
Ainsi ni le voleur ni le volé n'avaient voulu reconnaître, Mme Ariosti, son escroquerie, Ralph Kennedy—comment vous dirais-je? Ma foi, le rapin risque le mot:—sa jobarderie.—Je continuais à trouver l'aventure si gaie que la fantaisie me vint d'essayer sur Courmansel la même expérience. La comédie serait complète, si lui non plus, ne voulait pas me croire. Quand on se met à gaminer après cinquante ans, on n'a plus de mesure. L'hôtel où je venais d'avoir cet extraordinaire dialogue avec le collectionneur américain n'était pas très loin de mon hôtel. Je déjeunai en hâte dans le premier petit restaurant venu. Je hélai un fiacre, dans mon impatience de surprendre le jeune homme avant qu'il ne fût sorti. Je savais que, vers les trois heures, il devait aller au Musée Poloti-Pozzoli donner aux membres du comité d'achat son opinion sur un tableau qui leur était proposé,—en sa qualité d'«autorité» en matière de peinture lombarde! Tandis que le Brumista, comme on appelle les cochers à Milan—le célèbre lord Brougham reconnaîtrait-il son nom transposé [4]?—poussait de son mieux son cheval, je me préparais mentalement à me donner à moi-même un délicieux plaisir de mystification. Il y a quelque chose comme cela dans Musset, je crois:
C'est un chat qui taquine et qui tue à plaisir
Un misérable rat dont il a le loisir...
Je ne voulais pas renouveler la scène avec Kennedy, où mon abrupte franchise avait si mal réussi. Je vous l'ai déjà dit, ma conscience était désormais tranquille. Le scrupuleux centre O avait tout fait pour empêcher le marché. Ce fumiste de Polygone pouvait s'amuser en toute liberté. Il s'agissait de suggérer le doute au «jeune et déjà éminent critique», de le conduire par un chemin détourné à un point où il s'écriât lui-même: «Mais le tableau est faux!» Tout un plan s'ébauchait dans ma pensée qui me divertissait par avance, comme autrefois les charges d'atelier. Mon cœur a souvent battu un peu trop fort, Madame, lorsque j'arrivais à Paris, devant une certaine porte d'une certaine rue, le long d'une certaine place et que je demandais au maître d'hôtel: «Madame *** est-elle chez elle?» Il battait beaucoup moins fort, mais un peu tout de même, à mon débarqué devant ma demeure de passage, qui était aussi celle de l'inventeur du Cristoforo Saronno. Quand, à ma question, le concierge eut répondu: «Vous pouvez monter, monsieur, le numéro 114 n'est pas sorti», j'eus un mouvement d'une vraie joie,—celle d'un enfant en train d'exécuter une gaminerie défendue:
—«S'il n'est pas guéri, après cela, de la manie de débaptiser les Léonard», songeais-je, tandis que l'ascenseur, manœuvré par un nègre en costume égyptien, me hissait au quatrième étage, «ce ne sera pas ma faute.» Et tout haut, dès que le personnage m'eut ouvert la porte du 114: «Est-ce un Tiepolo ou un Véronèse?...» demandai-je à maître Courmansel en lui montrant d'un geste l'Otello de l'élévateur—style Kennedy.
—«Vous savez la nouvelle?» me répondit l'iconoclaste, sans relever mes plaisanteries sur sa manie... «Kennedy a le tableau!... M. Boudron n'a pas voulu m'écouter. Ce chef-d'œuvre part pour l'Amérique... La marquise a fini par en avoir soixante-quinze mille francs. Il y a quinze jours, elle nous le donnait pour cinquante...»
Son visage exprimait un désespoir si comique, vue la situation, que j'eus quelque mérite à ne pas lui retourner le fer dans la plaie, en lui racontant que je quittais à peine l'heureux vainqueur dans ce combat autour de mon «faux». Il maniait d'un geste fébrile, en se lamentant de la sorte, deux grandes photographies où je crus reconnaître ma Ginevra, baptisée de par la méchanceté vindicative de Pappalardo et sa propre sottise, à lui, Courmansel, princesse de la cour des Valois. Je ne me trompais pas. La subtile Mme Ariosti, elle non plus, n'était pas pour rien la compatriote de l'auteur du Prince. Son premier soin, une fois le tableau vendu, avait été d'adresser au critique d'art la reproduction, refusée jusqu'alors. Elle répondait ainsi, par avance, au témoignage que Varegnana et moi pouvions porter contre elle. Remettre ce document, d'elle-même, en de telles mains, n'était-ce pas déclarer qu'elle ne redoutait aucune discussion sur l'authenticité du panneau?
—«La lance d'Ajax guérissait les blessures qu'elle faisait», me dit George, après m'avoir expliqué le procédé, si correct en sa forme, si perfide en son fond, qu'avait employé à son égard la subtile femme... «Ce cadeau est destiné à opérer le même miracle. Pour l'historien de Cristoforo Saronno, ces photographies sont d'un prix inestimable. Croiriez-vous que la marquise vient d'élargir la blessure, tout au contraire?... Examinez-les, ces épreuves,—et elles ne sont pas très bonnes,—vous verrez quel chef-d'œuvre nous avons perdu. Je dis: nous. La galerie de M. Boudron, c'est beaucoup mon œuvre. J'ai vécu parmi ces tableaux, j'y vivrai davantage encore... Je les donnerais tous pour celui-ci...»
—«Vous auriez bien tort», fis-je en ayant l'air d'étudier la photographie, comme il me le demandait. Je guignais de l'œil l'effet de ma phrase. Ce fut à peu près comme si j'avais tiré avec un pistolet Flobert sur un rhinocéros. Le critique haussa les épaules pour répondre:
—«Mais non. Je n'aurais pas tort!... Le Jean Bellin de M. Boudron est beau. J'en conviens. Ce n'est pas le Jean Bellin des Frari. Son Cosimo Tura est curieux. Ce n'est pas le Tura de la collection Layard. Son Francesco di Giorgio ne vaut pas ceux de Sienne... Au lieu que ceci...», et il m'avait repris les photographies sur lesquelles il s'hypnotisait: «Ceci, c'est la pièce unique, le joyau qui ne souffre pas de comparaison.»
—«A condition qu'il n'y ait pas de doute sur l'authenticité», répliquai-je. Cette fois, l'insinuation était si directe qu'il ne pouvait pas la laisser passer. J'essayais la balle de fusil. Le rhinocéros ne la distingua pas beaucoup de l'autre.
—«Plût à Dieu qu'il y eût des doutes!...» s'écria Courmansel. «Nous aurions le tableau. Je le disais devant vous à M. Boudron. Il était bien de cet avis. Je comprends maintenant pourquoi il hochait la tête devant cette admirable peinture. Ah! Il sait acheter, lui! C'est un commerçant. Moi, je ne suis qu'un critique. Je ne peux pas cacher ma pensée. Je ne considère pas que j'en aie le droit. La Méthode avant tout!...»
—«Comment?» interrompis-je, «vous supposez que M. Boudron...»
—«Oh!» répondit-il, «je ne suppose rien. Il sait acheter, voilà tout. Je vous le répète, il s'en vante souvent, et c'est vrai. Vous le verrez, et sa colère. Il est allé de ce pas chez Mme Ariosti pour essayer encore de faire rompre le marché... Ainsi...»
—«La comédie est en cinq actes!...» pensai-je. «Que lui aura dit la sublime marquise?...» Et tout haut: «Eh bien! moi, qui n'ai jamais eu d'interviews sur le tableau, et dont, par conséquent, vous ne soupçonnerez pas la sincérité, je vous affirme que ce prétendu Cristoforo m'est suspect, très suspect...»
—«Je voudrais bien connaître vos raisons», riposta Courmansel avec ironie. Je retrouvais enfin l'arrogance qui m'avait tant frappé durant la soirée passée entre lui et son futur beau-père, chaque fois qu'il s'était agi non pas de lui, mais de ses idées, mais de la Méthode. De quel accent il avait prononcé les sacro-saintes syllabes! Et il me tendait de nouveau les photographies, du geste dont les chevaliers croisés jetaient leur gant à un infidèle.
—«Mes raisons? J'en ai plusieurs», répartis-je en étudiant sur son visage l'effet de mes révélations progressives: «La première est tirée du modèle lui-même. La femme représentée ici est une Italienne, et une Italienne d'aujourd'hui. Jamais cette bouche, ces yeux, ce menton n'ont appartenu à une grande dame. Voyez... Ma seconde raison est l'évident travail que cette peinture a subi. Elle a été éraillée exprès, puis passée à une espèce de vernis mastic. La preuve en est la symétrie de toutes ces éraillures. C'est le grand signe du truquage, cela. Les faussaires en remettent. Ils fabriquent un objet trop complètement vieilli. Un vrai tableau aurait eu des parties très gâtées, et des parties moins gâtées... Enfin, les lettres que vous avez supposées dansent dans la signature. Vous avez, dans le commencement l'inscription X... R... US, avec des intervalles entre l'X et l'R, puis l'R et la syllabe US. Vous mettez un F dans le premier de ces intervalles. Il y a place pour deux lettres et un blanc. Vous ne mettez rien entre l'R et l'US. Il y a place pour une lettre.—Tenez.» Et tirant un crayon de ma poche, je traçai sur une feuille de papier le détail de la véritable inscription, celle que j'avais composée moi-même, jadis:
P. X. T. F. RIUS.
Et je les traduisis.
—«Pinxit Falsarius...»
—«Un faussaire a peint?...» répondit-il en éclatant d'un rire gai qui me prouva que le boulet—car c'était un boulet, cette fois,—n'avait pas même fait un noir au cuir du rhinocéros. «Pardonnez-moi, mon cher Maître... Je n'ai pas l'intention de vous offenser. Mais à chacun sa partie, n'est-ce pas?... Vous êtes, vous, le rival des Ingres et des Delacroix.» Il en était à ces noms, pour toute la peinture moderne. «Moi, je ne suis qu'un savant, un apprenti savant plutôt, mais quand on sait le carré de l'hypnothénuse à quatorze ans, on le sait comme on le saura à cinquante, à soixante, à soixante-dix... La Critique» et sa physionomie exprima de nouveau l'irréductible orgueil de tout à l'heure. «La Critique a ses certitudes aussi absolues que celles de la géométrie. Elle a ses lois, qui ne souffrent pas d'exceptions. Une de ces lois, et absolue, c'est qu'un faussaire n'a jamais, en fabriquant l'objet faux, jamais, entendez-vous, introduit volontairement dans cet objet un signe qui en prouvât la fausseté. C'est l'évidence même: On ne fabrique un objet faux que pour tromper. Sans cela on ne le fabriquerait point...»
—«Et vous n'admettez pas», lui dis-je, «un cas pourtant bien simple? Un jeune artiste est à Rome, par exemple. Il a une maîtresse et il a besoin d'argent. Un antiquaire lui commande un faux tableau. L'artiste a bien quelque scrupule. Il passe outre, parce qu'il est amoureux. Il ne veut voir dans ce pastiche qu'une étude à brosser d'après les vieux maîtres. Toutefois, pour mettre sa conscience entièrement en repos, il marque son œuvre du petit signe qui doit en dénoncer la fausseté... Et nous avons», mon doigt lui complétait la démonstration sur la photographie: «P.X.T.F. RIUS. M. PARISIENSIS. M. Parisien et faussaire a peint le portrait.»
Ce n'était plus un boulet. C'était un bombardement. Le rhinocéros n'était toujours pas percé. Sa cuirasse était si hermétique, si compacte, si totale que ma mimique, le son de ma voix pour prononcer le M., cette première lettre de mon nom, mon clignement d'yeux qui signifiaient si clairement: «Mais le faussaire, c'est moi,» toutes ces indications, multipliées à plaisir, ne lui donnaient même pas l'ombre de l'ombre d'un doute.
—«C'est très ingénieux», répondit-il en riant plus gaiement encore. Cette conversation technique l'avait distrait de son désespoir. Ce n'étaient pas les arts qu'il aimait, c'étaient, à propos des arts, des discussions comme celle-là. «Mais,» continua-t-il, «voilà encore une des lois de la Critique et que les ignorants ne soupçonnent pas. Encore pardon. Nous causons idées. Toutes les explications ingénieuses sont inexactes... Je comprends, cher Maître,» et il eut son regard le plus fin—«que vous voulez, comme on dit, vous payer la tête d'un de ces pauvres diables de critiques d'art que vous n'aimez pas, vous autres peintres... Vous estimez que nous nous mêlons de ce que nous ne connaissons pas, parce que nous ne pratiquons pas la technique... Permettez-moi d'entrer dans votre paradoxe, pour vous montrer comment nous arrivons à la vérité. Examinons votre hypothèse sur l'origine de ce tableau. Première impossibilité: on n'est pas consciencieux à demi. Il n'y a pas d'honnête voleur. Si votre artiste a eu le scrupule de vouloir que son tableau faux fût marqué d'un signe, il n'a pas fait le tableau. Ou bien il n'y a plus de lois de la nature humaine. Et il y en a. De ces lois psychologiques, la Critique d'art doit tenir compte aussi. La loi, toujours la loi, c'est la Science... Seconde impossibilité: l'antiquaire qui commande un faux tableau est un professionnel, lui, un expert. Il n'accepte pas une peinture signée d'une façon mystificatrice. Et le peintre ne se hasarde pas à la lui porter. Donc... A quoi se réduit votre objection? A ceci, que les lettres de la signature sont trop espacées; hé bien! Elles sont trop espacées. C'est un fait, et la Méthode.»—Non, il était trop bouffon de solennité.—«La Méthode consiste à d'abord accepter le fait. C'est un autre fait que les éraillures de ce panneau sont très régulières. Elles sont très régulières. Voilà tout... Quant à la physionomie de la femme, allez demain chez M. Crespi voir son magnifique portrait de la reine Cornaro, attribué par les uns à Titien, pour les autres à Giorgione. Pour moi, c'est... Peu importe!» Il eut la mine du découvreur de trésors qui garde jalousement son secret, afin de ne pas en être dépouillé. «En tout cas, c'est la reine Cornaro. Et c'est une marchande de poissons du quai des Esclavons en 1906!... Vous voyez, rien ne tient debout dans vos objections. Voici de l'airain, comme disait l'Empereur de ses victoires. Nous n'ignorons pas que Léonard était une façon d'alchimiste, toujours en train d'inventer. Il préparait lui-même ses couleurs. Ces fantaisies nous ont coûté cher. S'il n'avait pas employé le stucco lucido, au lieu de l'intonaco, nous aurions encore les quatre portraits qu'il exécuta pour la grande fresque de Donato Montorfano, dans le réfectoire de Sainte-Marie des Grâces. Le Montorfano est toujours là. Plus de Léonard! Et c'étaient, ces quatre portraits: Ludovic le Maure avec son fils aîné Maximilien, et Béatrice Sforza avec son plus jeune enfant, Francesco. Enfin!... Je me suis dit...—Oh! c'est très simple, mais encore un coup, l'œuf de Colomb!—Je me suis dit qu'un pareil homme préparait certainement, d'une manière à lui, ses toiles et ses panneaux... Et j'ai découvert cette manière!... Il enduisait d'abord son fond d'une substance dont je crois connaître la composition. C'est une autre découverte que celle du Cristoforo, n'est-ce pas? Pensez: un moyen sûr de distinguer, sans contestation possible, tous les tableaux authentiques de Léonard d'abord, et ensuite de ses élèves directs! Car le Vinci est un de ces magnifiques génies, tout générosité, qui ne plaignent pas les miettes de leur festin. Tous les jeunes peintres qui l'ont approché ont eu son procédé et l'ont appliqué. De là, ces tons si particuliers à cette école, et qui proviennent de la pénétration des couleurs par cette substance. Un de mes camarades d'Ecole Normale, qui est chimiste, a étudié ce problème pour moi sur un Gian Pietrino de la collection Boudron... Mon premier soin, quand j'ai pu examiner depuis le Cristoforo Saronno de la marquise, a été de vérifier si le bois avait subi une préparation antérieure. Or, il en a subi une. Vous me direz: mais est-ce la même? Oui c'est la même, puisque chez tous les tableaux de cette école on la retrouve, et d'ailleurs les tons l'indiquent. Il y a un certain vert, dont je ne peux pas plus douter que de votre existence. Il n'est possible qu'avec le procédé vincien!... Vous objecterez encore que Morelli, dont je suis l'élève, était très opposé à ces recherches techniques, à cette analyse de la palette, c'était son mot? Nous avons dépassé Morelli. Nous avons fait la critique de sa critique, avec sa propre méthode. Je vous pose donc le dilemme suivant: ou bien ce portrait est de l'école de Léonard, ou bien il a été fabriqué par un faussaire qui avait surpris le secret de la préparation chimique—vous entendez bien, chimique—dont Léonard faisait usage. Mais s'il avait surpris ce secret, ce personnage l'aurait raconté. Le bruit en serait arrivé à l'un des innombrables critiques d'art qui pullulent à Rome et à Londres. C'est une découverte d'une conséquence immense. Elle est de moi.—Par conséquent ce tableau n'est pas un faux. Il est du commencement du seizième siècle. Il est Lombard. Il est de Cristoforo. Ce ne sont pas des hypothèses. Ce sont des inductions, et aussi certaines dans leur aboutissement que des théorèmes de géométrie. Direz-vous encore que j'ai tort de déplorer qu'une pièce aussi authentique aille chez les sauvages, quand elle pouvait être en France, et presque chez moi?»
—«Je ne le dirai plus,» répliquai-je, presque ébaubi d'admiration devant le talent extraordinaire qu'il venait de déployer pour se mettre le doigt dans l'œil—passez-moi la vulgarité de cette image, Madame,—jusqu'au coude. Il s'était levé. Et, protecteur:
—«Au moins,» fit-il, «vous êtes de bonne foi, vous... Ce n'est pas comme certaines personnes... Ah! cela m'a remis un peu de m'escrimer avec vous. J'en avais besoin. Vous m'excusez?... Je n'ai que le temps d'arriver au musée Poldi où l'on m'attend... Je crains bien qu'ils ne se soient laissé flouer et qu'ils n'aient acheté pour un Foppa une copie ultra-moderne... Ces marchands sont d'une habileté aujourd'hui!...»
XII
—«Et de trois!» me disais-je, redescendu dans le hall de l'hôtel. «Si cela continue, j'arriverai à croire moi-même que Ginevra fut dame d'honneur à la Cour du roi François Ier, d'héroïque et galante mémoire, et que j'ai rêvé....» Faut-il vous avouer, Madame, qu'en me balançant de nouveau sur un rocking-chair, avec le sans-gêne d'un compatriote de Kennedy, et en savourant l'ironie intense de toute cette aventure, je n'avais d'yeux que pour la porte de l'hôtel? Et j'attendais... Qui? Vous avez deviné: M. Boudron en personne, le nouvel arbitre auquel il fallait, vous entendez, Madame, il fallait que je racontasse mon histoire et soumisse mon témoignage. Pourquoi? Poussé par quel génie de perversité? A ma première rencontre avec le prétendu Cristoforo et quand mon cri de reconnaissance eût été la preuve indiscutable, celle dont ni Mme Ariosti, ni l'Américain, ni Courmansel lui-même n'eussent méconnu la vérité, j'avais ravalé ce cri. La seule idée d'un conflit entre le jeune homme et le père de Christiane, puis de ces fiançailles rompues, avait scellé mes lèvres. Mes raisons pour me taire étaient identiques. Seulement je ne les sentais plus. J'avais un désir trop vif d'entendre le couturier collectionneur me dire lui aussi à sa manière: «Ce tableau-là, un tableau faux? Vous voulez rire!...» D'ailleurs il venait d'avoir un entretien avec cette incomparable menteuse, la fourbe des fourbes...—Vivat Mascarilla, fourbûm imperatrix! l'étonnante, la sublime marquise! Comment résister à la curiosité de connaître la manœuvre de cette maîtresse femme dans cette passe difficile? Quelle attitude ce Machiavel-femelle aurait-il adoptée avec un amateur notoire, futur beau-père d'un critique d'art plus notoire encore, et qui me connaissait, qui connaissait Varegnana? Elle devait s'être dit que nous parlerions à M. Boudron, que nous le féliciterions d'avoir perdu cette occasion d'annexer à son musée un faux caractérisé. De telles révélations, tombant dans l'oreille d'un acheteur évincé et furieux, risquaient d'avoir des conséquences plutôt désagréables. La marquise et son Sigisbée princier, le subtil et dangereux San Cataldo, avaient certainement prévu ces possibilités. Comment y avaient-ils paré? J'allais le savoir et m'en désintéresser aussitôt, pour ne plus avoir qu'un sentiment: l'admiration devant ce miracle vivant que sera toujours un sincère amour. Cela rime presque et je vous vois d'ici, Madame, ayant sur vos lèvres ce sourire qui les a effleurées si souvent, lorsque votre inutile et déraisonnable serviteur vous laissait deviner, non pas même son culte pour vous, mais sa foi profonde, indestructible, dans la divinité de l'amour. Vous y croirez peut-être, vous aussi, comme tant d'autres, quand il sera trop tard. Je vous disais, en vous commençant ce récit, que je voulais uniquement vous amuser une heure. Ce n'est pas vrai. Je ne vous ai griffonné toutes ces pages que pour arriver à celle-ci, qui contient toute la moralité de cette histoire. Elle aurait pu s'intituler, comme un proverbe du théâtre de Madame: «On ne trompe pas un cœur qui aime». Écoutez plutôt, et ne soyez plus trop moqueuse, quoique le sentimentalisme d'un peintre quinquagénaire, en train de rocker à l'américaine, dans le hall d'un hôtel cosmopolite, prête à la raillerie, j'en conviens. Riez de moi alors, mais pas de Christiane. Car vous avez deviné déjà qu'elle va rentrer en scène.... J'étais donc là, guettant la porte, quand je vis apparaître Boudron, et derrière lui, la silhouette de la fiancée de George Courmansel. Le père parlait à la fille, avec un visage et une gesticulation qui trahissaient une fureur mal contenue. Il était si absorbé dans sa pensée qu'il semblait ne plus comprendre où il était. Il me frôla sans me voir. Je l'entendais qui disait: «Je te répète qu'il est sans excuse!...» Christiane, elle, toute bouleversée qu'elle fût par cette scène, m'avait aperçu. Je compris, à un mouvement de sa part aussitôt réprimé, qu'elle avait failli venir droit à moi. Et puis elle suivit M. Boudron dans l'ascenseur, dont la cage se trouvait—heureusement—à l'autre extrémité du hall. Cinq minutes ne s'étaient pas écoulées, et avec une stupeur qui se changea vite en une pitié profonde, je la voyais reparaître. Elle descendait en courant les marches de l'escalier. Elle avait pris juste le temps d'entrer dans sa chambre et de s'en échapper. Elle m'arrivait, toute rouge de pudeur émue. La démarche qu'elle tentait auprès d'un inconnu, ou presque, était si hardie, et cependant elle ne pouvait pas ne pas la tenter:
—«Monsieur,» commença-t-elle d'un accent implorateur: «pardonnez-moi si je me permets de vous adresser une question... Est-ce vrai, ce que Madame la marquise Ariosti a dit à mon père? Vous l'auriez avertie que le tableau dont nous voulions faire l'acquisition, ce Cristoforo Saronno... n'était pas authentique?...»
Elle me regardait, en prononçant cette phrase, avec ses douces prunelles dont le brun était devenu noir, tant l'émotion en dilatait le point central. Et une pensée était au fond, que je lisais distinctement: elle savait, elle, que le tableau était faux, et elle ne voulait pas le savoir! Le voilà, Madame, ce miracle vivant de l'Amour dont je vous parlais. Cette ignorante, mais qui chérissait son fiancé d'une tendresse passionnée, ne pouvait pas ne pas y voir clair, du moment qu'il s'agissait de lui. Et comme toutes les amoureuses de tous les temps, elle implorait, elle conjurait qu'on lui mentît contre sa propre évidence. Ce tableau reconnu faux, c'était son fiancé désespéré, c'était aussi, c'était surtout son père déchaîné et qui prendrait prétexte de cette erreur pour retirer sa parole. C'était l'antipathie secrète entre les deux hommes soudain découverte, une brouille peut-être irrémédiable. La terreur de cette tragédie domestique emplissait ses beaux yeux, et—toujours le miracle!—une espérance. De même qu'elle savait que le tableau était faux, elle savait que j'étais l'ami de son amour. Nous avions causé ensemble une fois, à peine, et cette certitude de son instinct était absolue. Dans la crise qu'elle sentait venir, cette divination la faisait s'adresser à ma sympathie, pour obtenir quoi? Elle eût été bien embarrassée de formuler une demande précise. Mais elle était sûre que j'agirais dans la mesure du possible et sans attendre ma réponse, elle continuait à me mettre au courant des événements:
—«Oui», disait-elle, «Madame Ariosti prétend que M. le comte Varegnana est venu de votre part l'informer que le tableau était un faux, et que vous en donneriez la preuve. Cette démarche,—c'est toujours la marquise qui parle,—l'a indignée. Elle a cru y voir une manœuvre de notre part pour avoir le portrait au rabais. Elle était quasi engagée avec mon père. Elle s'est considérée comme libre et elle a accepté l'offre de M. Kennedy... Oh! Elle n'a pas dit cela d'abord. Elle a commencé par nous recevoir très froidement, avec des sous-entendus qui ont exaspéré papa. Il est si loyal! Il lui a arraché cet aveu... Alors»—et sa voix se fit plus tremblante—«alors il a eu un accès d'un véritable chagrin à la seule idée d'être soupçonné d'un pareil procédé. Il savait que vous avez été conduit chez Madame Ariosti par M. Courmansel. Il s'est dit que vous aviez certainement communiqué à celui-ci vos doutes sur ce tableau. Il s'imagine que M. Courmansel lui a caché votre témoignage, pour ne pas avouer qu'il pouvait s'être trompé... Ah! monsieur Monfrey, je suis bien malheureuse!»
Elle avait mis sa petite main sur ses paupières, d'où je vis deux larmes jaillir,—deux grosses larmes qui tracèrent deux raies sur ses joues brûlantes. Elle se domina aussitôt et sa bouche se contraignit à un frémissant sourire, tandis que je lui répondais:
—«Madame Ariosti est une femme abominable.» J'insistai: «abominable...» Si j'avais vu un fusil braqué sur cette charmante enfant, aurais-je hésité à détourner le canon de l'arme? Je n'hésitai pas davantage pour ajouter: «Elle a manqué de parole à votre père, et elle a inventé toute cette histoire pour se justifier...»
—«Inventé?...» répéta Christiane. C'était une stupeur que je lisais maintenant dans ses beaux yeux. Qu'avait-elle espéré en s'adressant à moi? Pas cette radicale dénégation, à coup sûr. Et moi-même, je me serais certes récrié si l'on m'avait annoncé, dix minutes plus tôt, que j'annulerais à jamais mon témoignage sur l'origine du faux Cristoforo et que j'entrerais dans cette vaste conspiration organisée pour doter Solario d'un élève imaginaire et l'art Italien d'un peintre mythique! Pourtant, j'écoutais la jeune fille continuer, frémissante: «George ne s'est pas trompé alors?... Vous pensez que le tableau est authentique.... Vous êtes prêt à l'affirmer à mon père?...»
—«J'y suis prêt,» répondis-je. J'avais brûlé mes vaisseaux, et sans remords. J'aurais incendié une armada pour voir la joie illuminer ainsi ce gracieux visage... «Voulez-vous que je monte chez M. Boudron tout de suite?... Je me rends compte de ce qui s'est passé. Le comte Varegnana et moi, nous avons causé du tableau à propos du portrait qu'il possède...»
—«La Cassandra dei Rangoni, celle que M. Courmansel a tant étudiée?» interrogea-t-elle.
—«Précisément. J'ai émis des doutes sur l'identité entre le peintre de ce portrait et le peintre du portrait Ariosti. La marquise l'aura su, et, je vous le répète, elle a trouvé commode de manquer à sa parole en ayant l'air de croire que ces doutes portaient sur l'authenticité même du portrait. Quant à M. Courmansel, je ne l'ai plus revu, entre la visite que nous avons faite ensemble au palais Ariosti et le moment où M. Kennedy a acheté le tableau. Je ne lui avais donc pas parlé de mon idée. Il n'aurait, en aucun cas, pu avertir monsieur votre père... Tout cela sera rapporté, comme je vous le raconte... Encore une fois, j'y vais de ce pas...»
—«Non,» répondit-elle, «laissez-moi causer avec papa, seule, d'abord... Mais que je suis contente! Mon Dieu!...» Et ses deux mains se joignirent dans un mouvement de reconnaissance presque enfantin. «Vous savez, monsieur Monfrey, on se fait souvent des idées, tout un monde... L'on a si peur qu'elles ne soient vraies que l'on n'ose pas les croire fausses... Quand Madame Ariosti a commencé de parler, une terreur m'a saisie. Ah! c'est mal! Mais on n'est pas toujours maîtresse de sa pensée... Je me suis dit que les plus habiles connaisseurs s'abusent. Je me suis rappelé cette tiare du Louvre que mon père vous citait, avant-hier encore. Si George s'était trompé cependant?... J'ai senti là, par avance, tout le chagrin qu'il éprouverait... Et il y avait mon père! Je le connais. J'ai redouté un éclat entre lui et mon fiancé... Je peux bien tout vous dire, monsieur Monfrey, quand ce ne serait que pour vous expliquer comment j'ai osé vous aborder, et pour que vous ne me jugiez pas mal... Quand mon cousin m'a demandée, mon père n'a pas consenti aussitôt. Il a fallu bien des jours pour le décider. A de certains moments, j'ai cru m'apercevoir qu'il regrettait ce consentement... Mais j'ai rêvé. Dieu! que je suis contente! Ah! monsieur Monfrey, vous venez de m'enlever un poids du cœur!... Merci et pardon!...»
Vous êtes allée à Venise, Madame, et vous avez visité la petite chapelle de Saint-Georges-des-Esclavons, décorée par Carpaccio? Oui. Nous en avons parlé ensemble un jour. C'était au début de ma faveur, quand la nouveauté de notre relation vous donnait un peu d'indulgence pour ma pauvre personne. Alors vous ne me taquiniez pas trop. Vous vous souvenez du panneau où le Saint est représenté fonçant sur le dragon, la lance basse? Quelle allégresse dans sa poussée en avant! Quelle aisance! C'est qu'il n'a qu'à se retourner pour voir, enchaînée au roc, la princesse qu'il a juré de délivrer. Quelle gêne au contraire, quelle gaucherie dans le panneau d'à côté, où il est figuré auprès du dragon mort, très sottement embarrassé de sa monstrueuse victime, qu'il ne sait comment traîner! Toute proportion gardée, je me retrouvai, Mlle Boudron une fois partie et devant l'action que je venais de commettre pour elle, aussi empêtré que le saint Georges du maître vénitien après son exploit. Mentir à cette charmante enfant, quand il s'agissait d'effacer le pli d'angoisse, creusé entre ses blonds sourcils, n'avait été un bien facile effort. Mentir à son père, quand nous nous retrouverions face à face, me serait déjà plus malaisé. L'embarras était ailleurs. Je n'avais pas menti pour moi seulement. J'avais menti aussi pour Varegnana. La comédie que je venais de jouer dans l'intérêt de la jeune fille comportait, pour réussir, la complicité du grand seigneur, et de cette complicité je n'étais rien moins que sûr. Madame Ariosti avait nommé au père de Christiane le possesseur du Léonard débaptisé. Elle l'avait fait par un suprême coup d'audace, se disant que ni le comte ni moi ne nous tairions, et préférant venir au devant de notre dénonciation, afin de la mieux déjouer. En toute circonstance, il eût été immanquable que M. Boudron et Varegnana se rencontrassent, immanquable qu'ils en vinssent à causer du prétendu Cristoforo et de l'achat fait par Kennedy. C'était plus certain encore maintenant. Point n'était même besoin de cette rencontre et de cet entretien pour que M. Boudron fût averti de l'opinion du comte sur le faux Cristoforo. «Tout Milan saura demain ce qui en est... Son infamie sera connue...» Ces phrases du vieux gentilhomme résonnaient dans mes oreilles. C'était à mon tour d'éprouver, devant la catastrophe imminente, la terreur qui précipitait vers moi, tout à l'heure, la fiancée du malencontreux critique d'art, surpris en flagrant délit d'une si épique ânerie! Un petit détail redoubla l'inquiétude soudain éveillée, je peux bien dire dans mon cœur, tant la pitié pour la jeune fille m'avait pris tout entier. Au moment même où Christiane remontait dans l'ascenseur, j'avais remarqué qu'un domestique descendait l'escalier, une lettre à la main. Il avait posé quelques questions au bureau, et on lui avait fait avancer une voiture. Je demandai au concierge si cet homme était le valet de chambre de M. Boudron. Sa réponse affirmative, changea mon doute en certitude. Ce message était pour Varegnana. Dans son premier spasme d'irritation, M. Boudron avait écrit au comte. Pourquoi? Sinon pour avoir de lui la vérité sur le tableau qu'il avait tant désiré acheter. C'était le signe, entre parenthèses, que Courmansel ne s'était pas mépris sur ce point. Avec ces attitudes sceptiques, M. Boudron avait cru profondément à l'authenticité du Cristoforo. La lettre était portée et non envoyée par la poste. On devait donc attendre la réponse, au cas où Varegnana serait à la maison. Et il y serait, il me l'avait promis. Là-dessus, moi-même je hélai, en hâte, un nouveau brumista, et dix minutes plus tard, je descendais devant la porte du palais de la rue Bagutta. Le fiacre qui m'avait précédé attendait encore. J'aperçus en entrant dans l'antichambre le domestique de M. Boudron. La réponse n'était pas encore donnée. J'arrivais à temps.
XIII
Le comte se tenait, quand on m'introduisit, dans le plus petit des salons, celui qui lui servait de cabinet de travail. Au premier coup d'œil je vis que le Léonard—c'en est un, je le jurerais sur votre tête, Madame,—avait repris sa place d'honneur sur son précieux lutrin. Varegnana écrivait, assis à son bureau, si l'on peut donner ce nom bourgeois à un pareil chef-d'œuvre de marqueterie et de sculpture sur bois. Des plumes de cygne au long empennage faisaient bouquet, auprès de lui, dans une coupe de la Renaissance. Ce sont les seules qu'il emploie, et il les plonge dans un encrier ciselé par Benvenuto Cellini, s'il vous plaît. Je vous ai dit que c'est un Seigneur, un noble et vieux Seigneur, un de ces types d'un autre âge que nos ignobles démocraties modernes rangeraient volontiers dans le dictionnaire des monstres antédiluviens, entre le Mammouth et l'Epiornis, le Plésiosaure et le Diplodocus. Il était si occupé à sa besogne, qu'il ne m'entendit même pas entrer. Plusieurs feuilles de papier déchirées et jetées dans un vaste bassin de cuivre repoussé, un antique brasero aux armes de sa famille—encore le Seigneur!—attestaient sa difficulté à composer cette lettre, la réponse à celle de M. Boudron. Je demeurai quelques instants à le regarder. Je cherchais à discerner, sur son altière physionomie et dans son attitude, un indice de ses dispositions présentes. Il me sembla que sa colère de la matinée était, sinon passée, au moins diminuée. Enfin, d'un geste où je crus reconnaître l'énergie d'une résolution définitive, sa main crispée traça au bas de la feuille sa large et claire signature. Comme il relevait la tête, il m'aperçut:
—«Vous arrivez bien», me dit-il. «Si je ne vous avais pas promis de ne pas sortir, je serais allé chez vous... J'ai une question à vous poser. Mais, d'abord, voulez-vous prendre connaissance de cette lettre?»
—«C'est une réponse à M. Boudron?», m'écriai-je étourdiment.
—«Oui», fit-il, «d'où le savez-vous?»
Je me sentis rougir, comme la pauvre Christiane tout à l'heure, oh! moins joliment! Mon imprudente demande prenait un mauvais air d'espionnage devant ce personnage d'ancien régime, si parfaitement bien élevé. J'eus le courage de mon indiscrétion. Le motif en était par trop désintéressé. Je lui dis donc:
—«J'ai vu le domestique sortir avec une lettre et monter en voiture. J'ai pensé, sachant la scène que M. Boudron venait d'avoir avec Madame Ariosti, qu'il voulait avoir par vous des renseignements plus précis... Et me voici...»
—«Ne vous excusez pas», interrompit-il avec sa grâce habituelle, «et écoutez ma lettre. C'est en effet une réponse à celle de M. Boudron: «Monsieur, J'ai été très sensible à la marque de confiance que vous avez bien voulu me donner. Mais vous comprendrez que Madame la marquise Ariosti étant une de mes parentes, je m'impose la règle absolue de me taire sur l'incident auquel vous faites allusion. Tout ce que je peux vous en dire, c'est qu'il ne vous a pas été exactement rapporté. Vous trouverez ici, avec mes regrets pour une fin de non-recevoir à laquelle je vous demande de ne voir aucun autre motif, l'expression de mes sentiments bien distingués. Comte Andrea Varegnana...» «Il n'y a pas trop de fautes de français?...» ajouta-t-il. Toujours le Seigneur! Il entendait bien que je ne me permettrais pas d'apprécier le bien ou le mal fondé d'une de ses démarches. Il désirait que je fusse au courant. Rien de plus.
—«Si j'écrivais votre langue comme vous la mienne...» répondis-je.
—«Alors, j'envoie le billet?...» dit-il.
Vous jugez, Madame, si je m'abstins de toute réflexion. Dans le temps que j'avais mis à franchir l'assez longue distance qui séparait mon hôtel du palais Varegnana, j'avais ébauché ou rejeté quatre ou cinq plans, tous destinés à conduire le comte juste au point où il était venu tout seul: donner une explication qui me laissât le champ libre. Comment en était-il arrivé là?... J'y ai beaucoup réfléchi depuis et je n'ai pas résolu ce petit problème. Mais qui a jamais vu clair dans l'intention d'un Italien, quand une fois il s'est fermé? Si leurs peintres nous ont laissé tant d'admirables portraits, la cause en est dans le caractère, si impénétrable à la fois et si expressif, des physionomies de ce pays. Elles sont ardentes et secrètes, passionnées et elles ne disent pas leur mot. Quand je me souviens de l'accent ému avec lequel Varegnana m'avait parlé de Christiane Boudron, je me dis qu'il a eu tout simplement pitié d'elle et de son bonheur,—comme votre serviteur, Madame.—On est si près d'aimer l'amour des autres quand on a aimé soi-même, et vous savez mon opinion sur l'hôte du palais de la via Bagutta et son roman caché.—Puis, je me souviens de l'hypnotisme exercé sur lui par la critique d'art, soi-disant scientifique. Je me rends compte qu'au fond, tout au fond, ce possesseur de tant de merveilles n'est qu'un amateur. Il n'a jamais tenu le crayon et le pinceau. Devant une toile ou une statue, il n'a pas cette intuition de l'outil, qui ne s'apprend que par la pratique. Je vois distinctement, moi, un Titien et un Raphaël, un Mantegna et un Longhi travailler, broyer leurs couleurs sur leur palette, attaquer leur tableau. Pour employer une locution vulgaire, mais très juste, je sais comment c'est fait. Varegnana, non. Il n'a donc pas de certitudes, ne jugeant pas vraiment par lui-même. Pour qu'il eût débaptisé sur le cadre le Léonard—son Léonard!—il fallait qu'il fût,—j'allais parler d'une façon plus vulgaire encore, et dire épaté,—mettons médusé par Courmansel, son bagou de pédant, son érudition affirmée. Courmansel, pour Varegnana, c'était Morelli lui faisant peur du fond de sa tombe, et l'on n'est pas un Seigneur sans être un peu timide. Ces traits semblent contradictoires, mais être un Seigneur, c'est se vouloir toujours le premier, ou du moins à part. C'est donc avoir un amour-propre toujours en éveil. C'est craindre, par-dessus tout, le ridicule d'une prétention mal justifiée. Je cherche à expliquer une volte-face au demeurant moins étonnante que la mienne. Mais l'on connaît, ou l'on croit connaître, la logique de ses illogismes, au lieu que les brusques changements des autres nous déconcertent jusqu'à l'ahurissement. Je me comparais au saint Georges de Carpaccio, Madame, tout à l'heure—sans trop de modestie. Ne me le dites pas, je le sais. Imaginez ce brave chevalier sentant soudain venir à lui la corde avec laquelle il traînait son dragon. Il constate que le cadavre de l'énorme bête a disparu!... Il ne serait pas plus étonné que je ne le fus, le billet du comte à M. Boudron une fois envoyé. Désormais tout dépendrait de ce que je raconterais au père de Christiane. Mon parti était pris. En tout cas, je ne m'attendais guère à entendre Varegnana me dire:
—«Ainsi le portrait est vendu à M. Ralph Kennedy? Vous êtes arrivé trop tard?»—Et comme je lui faisais signe que oui... «C'est peut-être mieux,» continua-t-il et après un court silence: «Car enfin, êtes-vous sûr, bien sûr, que vous ne vous êtes pas trompé?...»
—«Trompé?» répétai-je. «En reconnaissant mon tableau?»
—«En vous imaginant le reconnaître», rectifia le comte. «Vous n'avez eu que quelques minutes pour l'examiner, et une ressemblance est si perfide... Vous-même, vous m'avez dit que vous avez failli n'en pas croire vos yeux, tant ce panneau avait une physionomie de vieille chose... Sur le premier moment, je n'ai pas pensé plus que vous à la possibilité que vous fissiez erreur. Je vous l'ai dit. Je n'ai jamais été tranquille devant ce portrait... Je lui en voulais d'avoir servi à débaptiser celui-ci...» Et il me montrait son Léonard réinstallé à sa place d'honneur. Il ne lui avait pas encore enlevé son brevet de déchéance, le cartouche sur lequel figurait un des noms de l'usurpateur, cet Amico di Solario, mélancoliquement suivi d'un signe interrogateur,—dernier et faible essai de protestation!
—«Enfin», reprit-il, «après avoir eu la scène que vous savez avec la marquise, et une fois seul, je me suis demandé: n'avons-nous pas été un peu vite, M. Monfrey et moi? Madame Ariosti est ma cousine, comme je l'écrivais à M. Boudron. Quand je vous eus laissé partir, je ne me sentis pas la conscience entièrement en paix. Je n'avais pas fait un assez long crédit à cette femme, qui pouvait être de bonne foi... Et elle l'était, témoin les photographies qu'elle vient de m'envoyer de son tableau, sans un mot. Je lui ai manqué très gravement. Cet envoi n'était-il pas un appel à un examen, auquel j'ai procédé? J'ai là une autre photographie, celle du dessin de l'Académie de Venise, dont je vous ai déjà parlé, et qui est une étude pour mon ex-Cassandra.» Ici un soupir, et fermement: «Eh bien! Il n'y a pas à dire, l'X dont est signé ce dessin est exactement le même que l'X qui figure au bas du portrait où vous avez cru reconnaître votre œuvre de jeunesse... Est-il admissible que cette particularité soit un pur hasard?... Voyez: les deux petites barres d'en bas et d'en haut allant ainsi, d'un seul côté et se relevant un peu à la pointe... Or vous n'aviez pas vu le dessin de Venise quand vous avez peint votre tableau. Donc...»
Il me tendait les deux épreuves, où il y avait en effet une identité entre les deux lettres, dont l'explication était trop naturelle. Le père Sanfré avait savamment retouché ou fait retoucher dans le style du quinzième siècle les lettres de la signature destinées à subsister. Ce dessin de Venise était de cette époque. A moins que... Depuis cette aventure j'en suis à me demander, moi, s'il ne fonctionne pas, en Italie, un immense camorra artistique dont tous les associés sont dressés à estampiller de marques, savamment choisies, les dix mille objets faux qui émigrent chaque année de la Péninsule. Je regardais le profil de l'inconnue qui avait posé pour ce crayon. Je regardais l'image de Ginevra. L'intense comique de la situation me ressaisissait. Même Varegnana ne croyait plus à mon témoignage! J'aurais pu, comme j'avais fait avec Courmansel, discuter point par point. Dans ma confidence hâtive de la veille, je n'avais pas insisté sur les irréfutables indices, notamment sur le petit signe du coin de la lèvre que je connaissais si bien et qui me rappelait de délicieux souvenirs d'amours bohémiennes. A quoi bon? Je levai les yeux sur le Comte. Il me sembla qu'une angoisse contractait son visage. Dans le doute sur l'authenticité d'un tableau, estimait-il que mieux valait faire pencher la balance du côté qui favoriserait un jeune et profond amour? Le possesseur du Léonard éprouvait-il un suprême regret? Le gentilhomme désirait-il abriter ses scrupules derrière mon affirmation? Il est certain que son visage se détendit lorsque j'acquiesçai à sa nouvelle opinion en lui répondant:
—«C'est vrai, je ne reconnais plus bien mon tableau. A vingt-huit ans de distance, vous savez!... D'ailleurs, Madame Ariosti, Kennedy et Courmansel ont été prévenus...»
—«Ah!» fit-il, «Courmansel aussi... Et il pense?...»
—«Que son Cristoforo est plus vrai que jamais...»
—«Vous voyez!...» s'écria Varegnana, et regardant le portrait jadis attribué au Vinci avec une tristesse singulière... «Décidément, ma Dame aura perdu son peintre, mais elle ne nous en voudra pas... Nous aurons fait une heureuse... Ne soyez pas en retard pour le dîner», ajouta-t-il; «vous aurez un plat milanais dont je veux vous faire la surprise et qui ne peut pas attendre...»
... Voilà pourquoi, Madame et amie, si jamais Adalbert de Rumesnil, ou quelque autre Snob de cette lignée, vient vous raconter que l'on a découvert le véritable auteur de la Joconde et que cet auteur s'appelle Cristoforo Saronno, n'en croyez pas un traître mot. Et si vous apprenez qu'un collectionneur de nos amis se prépare, dans une grande vente, à enrichir sa galerie d'un panneau du même Cristoforo, engagez-le à se méfier. Et puis, permettez à votre serviteur de vous offrir pour votre fête, qui tombe le 17 du mois, une médiocre reproduction de la Cassandra du palais Varegnana: qu'il a exécutée pour vous—con amore.—Vous placerez cette aquarelle dans un des coins de votre salon, et quand on vous demandera quelle est cette tête adorable, vous répondrez hardiment que c'est une copie d'un Léonard. Ce sera vrai, aussi vrai que vous êtes un Vinci, vous-même, pour le malheur de celui qui vient de vous raconter cette trop longue histoire et qui s'excuse, en mettant à vos pieds une fois de plus votre passionné, votre fidèle, votre inutile serviteur.
L. M.
Pour copie conforme.
Thoune. Août 1906.
I
LA SECONDE MORT
DE
BROGGI-MEZZASTRIS
A Arrigo Boïto.
I
C'était la première fois que Michel Steno visitait le petit musée Broggi-Mezzastris, que connaissent bien tous les voyageurs qui se sont arrêtés quelques jours à Bologne. Cette admirable capitale de l'Émilie mérite beaucoup mieux que de servir de halte, comme c'est l'habitude, une matinée où un après-midi, entre Florence, Milan et Venise. Le comte Steno—le nom l'indique assez—était originaire de cette dernière ville. Ce voisinage aurait dû lui rendre familière la galerie que le défunt commandeur Broggi-Mezzastris a léguée à sa cité, d'autant plus que ledit commandeur était son très proche parent. La comtesse Steno, sa mère, celle qu'on appelait à Venise, de son vivant, l'Andryana, pour la distinguer de l'autre comtesse Steno, la Catarina, était une demoiselle Broggi et la propre sœur du généreux collectionneur. Mais la sœur et le frère étant brouillés depuis des années, le neveu n'avait jamais passé le seuil du palais de son oncle. Ce malentendu familial expliquait le codicille par lequel l'opulent Bolonais avait institué sa patrie sa légataire universelle, sous cette condition expresse que tous les meubles et objets d'art ramassés dans sa maison y demeureraient et que les salles seraient ouvertes au public trois jours de la semaine, de dix heures à quatre. Visiblement, Broggi-Mezzastris s'était proposé comme modèle la fondation Poldi-Pezzoli à Milan, pour le plus grand dam de cet unique neveu, son naturel héritier. Il est juste de dire que Michel n'avait, après la mort de son père et de sa mère, jamais rien fait pour se rapprocher de son oncle. Il suffisait que celui-ci fût riche pour que le neveu répugnât à toute démarche de réconciliation. Il avait donc trouvé tout naturel, à l'époque, d'être privé de ce considérable héritage. C'était un véritable descendant des «Magnifiques» que Michel, et qui n'avait jamais eu besoin d'affecter le mépris de l'argent. Le malheur est que l'argent se venge toujours de ces dédains-là. Un bourgeois l'a dit sagement: il ne mérite, ce nécessaire et dangereux métal, ni d'être méprisé, ni d'être adoré. Il mérite d'être compté. Ayant manqué à cette maxime, le dernier représentant de l'illustre doge Steno avait, à trente-cinq ans—c'était son âge, lors de cette aventure qui date de 1890—dépensé plus de la moitié de sa fortune. De ses soixante mille francs de rente, il lui en restait vingt-cinq. Ce million s'était fondu à mener cette existence cosmopolite pour laquelle les Italiens ont tant de goût et tant d'aptitude. Observateurs et souples, surveillés et impressionnables, très réfléchis et très sensitifs, ils excellent à s'harmoniser avec des milieux nouveaux, et ils se sentent attirés vers les plus élégants, par cette crainte du provincialisme, un des traits singuliers de ces natures à la fois si fières de leur passé et si défiantes de leur présent. Michel avait payé cher le droit de se considérer un peu comme chez lui à Nice, à Londres, à Paris, à Saint-Moritz, à Aix, dans tous les endroits de fête mondiale où il avait promené sa belle mine d'ancien portrait. Avec ses trente-cinq ans, il ressemblait encore d'une façon saisissante à ce jeune seigneur de la galerie de Buda-Pest, attribué par les critiques à Giorgione tour à tour et au Pordenone. Qu'importe? C'est une tête au front hautain, aux yeux profonds, à la bouche passionnée, à l'expression sensuelle et grave, et qui semble garder un secret tragique de volupté et de mélancolie. Il se trouve aisément des curieuses pour essayer de déchiffrer ces secrets-là, quand une pareille physionomie s'associe aux jolies manières d'un gentilhomme ultra-moderne, et la compagnie des curieuses est d'autant plus coûteuse que leur nom figure en meilleure place sur le «Gotha» ou le «Peerage». Un amant digne de ce nom ne se pardonnerait pas de ne pas suivre le train de sa maîtresse. Cela soit dit pour expliquer et la demi-ruine si rapide de Michel Steno, et aussi comment son indifférence à la succession de son oncle s'était petit à petit, trois ans après la disparition du collectionneur, changée en un regret, d'abord très vague, puis plus précis. L'inauguration solennelle du musée, retardée par des nécessités d'aménagement intérieur, avait eu lieu, il y avait seulement six mois. A cette occasion, tous les journaux de la Péninsule avaient publié des articles qui célébraient la générosité du commandeur Broggi, avec chiffres à l'appui. Il avait été parlé de quatre millions de francs, rien que pour les tableaux. Le palais, construit par Baldassare Peruzzi, un peu avant et dans le même style que le Prosperi, à Ferrare, valait bien de son côté un million. Mettons un million encore pour les tapisseries et les meubles. Le capital immobilisé pour suffire à l'entretien et au traitement des gardiens représentait deux autres millions. Il était assez naturel que Michel eût additionné ces sommes avec un mécontentement grandissant, et qu'il eût poussé la mauvaise humeur jusqu'à ne pas assister à cette séance d'inauguration. Il ne l'était pas moins qu'ayant l'occasion de traverser Bologne, la fantaisie lui fût venue d'inventorier par lui-même ce trésor dont il avait été frustré, un peu par la faute de ses parents, qui eussent dû, à cause de lui, se rapprocher du commandeur; un peu par sa propre faute—il se blâmait, à présent, d'avoir mis son amour-propre à ne pas capter un oncle riche et célibataire—beaucoup par la faute d'une troisième personne. Le vieux Broggi-Mezzastris, devenu hypocondriaque, avait eu, comme unique commensal, durant la dernière période de sa vie, un mauvais peintre, un certain Luigi Gambara, dont la comtesse Steno avait toujours parlé à son fils comme du plus dangereux intrigant. Tandis qu'il payait la taxe d'entrée, au bas du grand escalier, Michel avait pu lire ce nom suspect au bas du règlement du musée: «Luigi Gambara, conservateur général.» Ce renseignement n'était pas pour lui une nouveauté. Il savait la fondation de son oncle mise sous la surveillance du peintre, le confident le plus intime de la pensée du vieillard. Ce signe visible que cet homme existait, surpris par le neveu déshérité, en avait pourtant donné un sursaut soudain de ses secrètes rancunes.
—«Conservateur général?...» avait-il répété tout bas, en commençant de gravir les marches. «Ce Gambara a joliment manœuvré. Il ne pouvait pas se faire léguer les dix millions. La captation eût été trop flagrante et le testament trop attaquable. Le drôle a été plus fin. Il s'est fait donner l'usufruit, tout simplement, sous un prétexte qui le mettait à l'abri des procès. Conservateur général? Cela signifie une belle et bonne rente, un logement sans doute...» Et, comme il était sur le palier où se tenait écroulé sur un divan un gardien, somptueusement habillé à la livrée de feu le commandeur: «Monsieur le professeur Gambara habite ici?» demanda-t-il.
—«Oui, monsieur,» répondit cet autre sinécuriste; «au second étage. Mais il est sorti.»
—«C'est bien cela,» reprit Michel qui continuait mentalement son monologue. «Le palais est à lui, puisqu'il y demeure en maître. Il est payé pour se promener au milieu des chefs-d'œuvre et y faire figure d'amateur d'art. Je me suis laissé raconter qu'avant d'être recueilli par mon oncle, il besognait chez les antiquaires. Il y restaurait des tableaux à cinq francs la journée peut-être. Et maintenant!... Oui. C'est joliment manœuvré. Et penser que mon oncle a eu assez d'intelligence pour découvrir et acheter toutes ces peintures, pas assez pour deviner la grossière entreprise de ce coquin sur sa fortune?... Il m'aurait seulement légué ces tableaux avec interdiction de les vendre, quelle parure pour la grande salle du palais Steno! Ils y auraient été vivants. Au lieu qu'ici, à quoi servent-ils? A nourrir l'insolence paresseuse de ce flandrin de gardien et la gredinerie triomphante du sieur Gambara... Qui vient les visiter? Trois ou quatre Anglaises, de temps à autre, comme celles-ci, qui prononcent devant eux, du bout de leurs longues dents, l'inévitable Very fine aindeed!... Et tout le reste de la journée, personne... Y a-t-il rien de plus lamentable que ce musée, de plus délaissé, de plus désert?... Était-ce la peine de tant aimer les arts, pour aboutir à cette nécropole?...»
L'aspect des salles justifiait cette boutade. Le pas énervé du jeune homme résonnait à présent sur leur parquet désert. Elles développaient leur longue enfilade vide, autour d'une cour intérieure, plantée en jardin, que décorait un énorme fleuve de pierre épanchant de son urne une masse d'eau jaillissante. La sonorité de cette cascade arrivait dans la galerie, par les fenêtres ouvertes—on était en mai.—Elle rendait plus sensible la solitude de ces vastes chambres abandonnées, où rien ne trahissait la vie personnelle de l'ancien propriétaire. Plus de meubles et plus de tapis. Il ne restait que les murs, tendus d'un damas rouge, visiblement neuf, sur lequel se détachaient, de place en place, dans leurs cadres presque tous anciens, les tableaux célèbres de cette collection, une des plus remarquables qui ait été formée ces dernières années. Les artistes de l'Émilie surtout y sont représentés par des merveilles: l'Ortolano par une Nativité d'un charme d'autant plus prenant que la Vierge, le saint Joseph et l'Enfant se groupent, par un symbolisme d'une rare poésie, entre les colonnes doriques d'un temple ruiné. On y voit six tondi de Francia, série incomparable. Elle illustre l'histoire d'Orphée. De l'opulent coloriste Dosso Dossi est une Médée, le pendant de la Circé de la villa Borghèse, à Rome. Et ce ne sont là que des peintures du second ordre, par rapport aux cinq pièces capitales du musée: la Cavalcade héroïque de Lorenzo Costa, un Prieur de Malte d'Antonello de Messine, un Christ passant de Romanino, un Concert champêtre de Paris Bordone, et enfin le plus délicieux des Gianpietrino, une Madone avec un enfant, une des perles de l'école lombarde. Les anneaux crespelés de la chevelure de la Vierge, brune avec des reflets d'or, les lourdes paupières un peu renflées, le sourire sinueux des joues, la noblesse des longues mains, le coloris verdâtre du ciel et le mirage des glaciers au fond, tout dans cette toile porte l'empreinte du rêve léonardesque et de sa langueur mystérieuse. Quoique Michel Steno n'eût jamais mené qu'une existence très frivole d'homme à la mode et de délicat épicurien, il était de Venise. Il avait respiré dans l'air de la lagune ce goût des belles choses qui fait de n'importe quel oisif de la place Saint-Marc un connaisseur-né. Il n'eut pas plus tôt commencé de parcourir les salles—où se trouvent, notez-le, soixante-seize numéros de cette force—qu'il oublia ses déceptions d'héritier évincé, pour s'extasier, tout simplement, devant une telle profusion de chefs-d'œuvre. Il allait, plus étonné à chaque pas, envahi, quoi qu'il en eût, par le charme émané de ces toiles et de ces panneaux. Le génie des vieux maîtres avait su les animer, pour toujours, d'une vie tantôt gracieuse ou tantôt sublime, voluptueuse ou douloureuse, mystique ou païenne. Michel parvint ainsi jusqu'à la dernière chambre, au fond de laquelle se trouvait, comme relégué dans un recoin où la lumière lui arrivait mal, un portrait de date récente. C'était celui du commandeur Broggi-Mezzartris lui-même, du donateur magnifique. Une plaque de marbre, placée sur la surface du palais, célébrait son goût exquis: «Ici vécut et mourut le très illustre et très érudit—commandeur Broggi-Mezzastris,—qui sut,—comme autrefois les Médicis,—chercher dans l'art le repos et le soulagement—de travaux plus mercenaires.—La cité de Bologne—a placé là cette pierre,—comme un témoignage de la haute culture—de ce grand citoyen.» «Très érudit...» «haute culture...» «les Médicis»... De telles paroles sonnaient très étrangement associées au personnage devant lequel Michel Steno s'hypnotisait maintenant. Il n'avait jamais vu de son oncle que des photographies de jeunesse, où l'inachevé de la vingtième année dissimulait les traits caractéristiques du masque. Il demeurait stupéfié devant cette physionomie de vieillard, si révélatrice. C'était une face terne, prosaïque, sans lumière. Des favoris bêtes—n'y a-t-il pas des barbes spirituelles?—l'encadraient bourgeoisement. Jamais aucune pensée n'avait allumé sa flamme dans ces gros yeux à fleur de tête, où résidait une joie béate de vanité satisfaite. La bouche exprimait une bonhomie importante, la suffisance niaise du richard qui, ne vivant plus qu'au milieu des flatteurs, prend leur servilité complaisante pour une preuve de sa propre excellence. Comment concevoir, derrière ce visage de vulgarité, la distinction d'esprit et de cœur que supposait l'établissement de cet admirable musée? Il y a, certes, de l'exagération dans le mot prêté par la légende à Raphaël: «Comprendre, c'est égaler.» Et, pourtant, l'intelligence des œuvres d'art, à ce degré, comporte bien une espèce de génie. Le médiocre individu, portraituré sur cette toile, avait-il eu ce génie? Les tableaux de la galerie avaient beau affirmer que oui; ce portrait-là jurait que non, et mille souvenirs se levaient dans l'esprit de Michel Steno qui donnaient raison au portrait.
—«Quelle figure de minus habens!» se disait-il. «Ma mère ne parlait jamais de lui sans répéter: Peppino est un pauvre homme. Il ne faut le tenir responsable de rien.» Ce portrait est vraiment celui d'un pauvre homme, d'un très pauvre homme... A-t-il dû être facile à capter! Comment a-t-il fait pour arriver à une grosse fortune, bête comme cette peinture le raconte?... Parbleu, c'est très simple. Le grand-père Broggi lui a laissé la fabrique de soieries. Bien montée, elle a continué de marcher. Le mérite de celui-ci aura été de se savoir incapable. Et c'est un mérite. L'on ne touche à rien alors. L'on ne gâte rien... Quel mystère que l'hérédité! Ma mère, qui était si fine, si délicate, si grande dame, malgré sa naissance,—et ce frère, si commun, si plat!... Décidément j'aime tout autant n'avoir pas connu cet oncle. Ça me coûte tout de même un peu cher. J'ai eu tort de venir ici. Je vais me mettre à trop regretter quelques-uns de ces tableaux. Allons-nous-en sans les revoir...»
Le jeune homme reprenait le chemin de la porte de sortie en se tenant ce discours. Il traversa la longue suite des salons, sans jeter un nouveau regard aux merveilles, qu'il aurait pu et dû avoir à lui, dans le palais Steno. Tandis que ses yeux, détournés des toiles, erraient de-ci, de-là, au hasard, la singularité dont j'ai parlé déjà, le frappa tout d'un coup: cette absence totale de mobilier dans ces pièces, qui avaient pourtant servi d'appartement privé au Commandeur. Dans chacune se trouvait simplement une banquette cannée, pour le repos des visiteurs. La mémoire lui revint soudain, du testament qu'il avait lu jadis avec beaucoup d'attention, en compagnie et sur la prière instante de son homme d'affaires. Se trompait-il? Ne s'y rencontrait-il pas cette phrase, il croyait en voir encore les mots devant lui: «Je lègue le palais avec tout ce qu'il contient d'objets d'art et de meubles?...»
—«De meubles?» se répéta Michel, à mi-voix, et, parcourant de nouveau les salons d'un coup d'œil circulaire: «Voilà qui est bien extraordinaire...» Comme il se trouvait derechef sur le palier de l'escalier, il interrogea le gardien auquel il s'était adressé tout à l'heure: «Dites-moi. C'était bien dans ces chambres du piano nobile qu'habitait M. Broggi-Mezzastris?...» Et, sur une réponse affirmative: «Il y avait des meubles dans ce temps-là?»
—«Chi lo sa?» répartit flegmatiquement l'homme à la prétentieuse livrée rouge et jaune. «Je ne suis pas du temps du Commandeur. C'est M. Gambara qui m'a placé ici, l'an dernier. J'ai toujours vu le musée comme il est.»
—«Il n'y a pas de salles au rez-de-chaussée, où l'on aurait pu mettre ces meubles?» insista le questionneur.
—«Mais oui,» fit le gardien, en haussant les épaules. «Il y en a, et des meubles dedans, en quantité, je vous en réponds. Mais ces salles-là, on ne les visite pas. C'est M. Gambara qui en a les clefs.»
II
Ce n'était rien, cette réponse. Il était plus que légitime, nécessaire, que le surveillant en chef des trésors du musée Broggi-Mezzastris conservât par devers lui ces clefs d'un garde-meubles où se trouvaient sans doute des objets de grande valeur, et non encore classés. Le temps mis à organiser et à ouvrir les galeries s'expliquait par un fait bien naturel. Le Commandeur était mort très âgé. Il avait sans doute laissé les appartements où il avait fini ses jours et leur mobilier, dans un état d'usure qui exigeait de longues réparations. Cette hypothèse n'était pas seulement la plus vraisemblable. Elle était la seule. Elle ne se présenta même pas une seconde à l'esprit du neveu dépossédé.
—«Oui,» se répétait-il au contraire, une fois franchi le seuil du palais. «Voilà qui est bien extraordinaire... Cet appartement dégarni? Ces meubles sous clef? Qu'est-ce que cela signifie?... Ce Gambara, aurait-il profité de sa situation pour exécuter un coup de brocantage?... Pourquoi non? Qu'il soit un gredin, comment en douter, après cette savante captation? Quel scrupule l'aurait retenu? Qui donc ira vérifier, quand on remettra le tout en place, s'il manque un fauteuil, une table, une chaise? Le sieur Gambara sera chargé de surveiller le réaménagement. Ah! la bonne farce!... Parbleu, il aura vendu à quelque antiquaire, un de ceux qui l'ont placé casa Broggi, pour une centaine de mille francs d'objets. Avec le goût de mon oncle, et à en juger d'après les tableaux, des meubles de premier ordre remplissaient ce palais. Au prix où sont les bois aujourd'hui, il ne faut pas beaucoup de fauteuils pour faire cent mille francs... On a dû dresser un inventaire, à la mort du Commandeur. Où est-il? Chez les gens de loi. Qui s'avisera d'aller l'y consulter?... Qui? Et pourquoi pas moi?... Quelle idée!... Mais si je mettais mon bon ami Cantoni sur cette piste? Il voulait attaquer le testament sous n'importe quel prétexte. Je l'en ai empêché à l'époque. Ce procès ne me semblait pas juste... Les choses changent, dès l'instant que le testament n'est appliqué, ni dans sa lettre, ni dans son esprit. Car il ne l'est pas. Mon oncle a voulu laisser à Bologne, sa maison, comme il l'habitait. Il ne l'habitait pas telle que je viens de la voir... Donc le testament est faussé... Décidément j'en parlerai à Cantoni...»
Ce roman de soupçon, pris et repris, avait fait certitude dans l'imagination de Michel Steno, quand il débarqua sur le quai de la gare à Venise, vingt-quatre heures après sa visite au palais Broggi-Mezzastris. Le soir même, il allait, suivant l'invariable coutume de ses compatriotes nobles ou plébéiens, riches ou pauvres, prendre des glaces in piazza. Dix minutes plus tard il retrouvait l'avocat Cantoni, et tout de suite il lui communiquait ses doutes, qui n'en étaient déjà plus, sur la gestion du captateur Gambara. Cette consultation, prolongée indéfiniment, en allant et venant, sous les arcades, eut pour conséquence immédiate, vingt-quatre autres petites heures plus tard, l'expédition officielle par le dit Cantoni d'une lettre sur papier timbré. Au nom du «très noble homme» Michel Steno, patricien Vénitien, l'avocat signalait au «très illustre» marquis Bellini, de Bologne, président du conseil du musée Broggi-Mezzastris, la grave infraction faite au testament. Cantoni citait le texte du codicille qui portait très exactement que «rien ne devait être changé dans le palais». Il ajoutait que si les pièces n'étaient pas, dans un délai normal, remises en l'état consigné sur l'inventaire après décès, M. le comte Michel Steno se croirait obligé, à son très grand regret, en sa qualité de plus proche héritier, d'introduire une action en justice.
—«Aucun doute,» avait conclu le subtil homme d'affaires, «que le marquis Bellini ne donne des ordres pour réparer une irrégularité qu'il ignore certainement. Il faudra que le Gambara représente les meubles. Il les représentera. Pas tous, et pour cause. C'est là que je l'attends. J'écris par le même courrier à mon confrère de Bologne, qui a été chargé de la succession, de me faire tenir le double de l'inventaire. C'est de droit. Sitôt averti que le mobilier a été remis dans les salles, je me transporte là-bas en personne, cet inventaire en main. Je vérifie fauteuil après fauteuil, clou après clou. Le Gambara est convaincu de vol. Mais s'il a volé, il a capté... Voyez-vous la suite, monsieur le Comte?... Le procès est au bout, et un bon procès. La ville transigera. Je vous l'avais dit, il y a deux ans.»
—«Que le Gambara soit seulement châtié,» avait répondu Michel. «Ce sera déjà une petite satisfaction.»
—«Il le sera,» avait repris l'avocat. «J'en fais mon affaire, et du procès aussi. Mais le personnage est évidemment très retors. Il ne se laissera pas prendre sans avoir essayé quelque tour de son métier. Il est de Bologne, le pays des glossateurs. Nous sommes de Venise, nous, celui des Inquisiteurs d'État. Nous aurons le bon bout. Je voudrais le voir sortir de là, s'il a vendu des meubles et s'il ne peut les représenter!... Et qu'il en ait vendu, c'est trop clair. Ça pue l'escroquerie, cette affaire, à plein nez. Patience, mon cher Comte, patience. Nous aurons notre procès. Et je parle de transaction? Mais pourquoi en accepterions-nous, si l'on a capté? Nous n'en accepterons pas, et le testament sera cassé... Et alors...» Et il eut le clignement d'yeux d'un chicaneur devant la perspective d'un de ces litiges qui, d'appel en appel, durent des années et font la gloire des basochiens,—et leur fortune.
—«Cantoni aurait-il vraiment raison?» se demandait Steno, une semaine plus tard, en tournant et retournant entre ses doigts une carte de visite trouvée sur le plateau de la table dans le vestibule de son palais, au retour d'une promenade en gondole. Cette carte portait le nom de «Luigi Gambara, conservateur général du musée Broggi-Mezzastris.» Au-dessous de ce titre, qui tenait deux lignes, le visiteur avait écrit au crayon quelques mots. Ils justifiaient trop les soupçons de Michel lui-même et les accusations de l'avocat: «Aura l'honneur de se présenter de nouveau aujourd'hui, à cinq heures, et prie instamment monsieur le comte Steno, de lui accorder un entretien personnel, pour une communication extrêmement importante.» Une adresse suivait, celle de l'hôtel où le voleur était descendu à Venise. N'était-ce pas un aveu de vol en effet que cette démarche, tentée en dehors et à côté des hommes de loi, alors que la plainte de Cantoni au marquis Bellini posait la question sur un terrain purement juridique? Le conservateur général du musée Broggi, qui aurait dû plutôt s'appeler le dévaliseur, venait implorer la pitié de l'héritier dépouillé jadis par ses soins, afin d'arrêter une enquête dont l'issue menaçait d'être trop redoutable.
—«Ça va être une scène grotesque,» se dit Michel. «Je ne le recevrai pas. Ou mieux, je le recevrai, deux minutes, pour qu'il sache bien que je n'agis poussé par personne et que ma résolution ne bougera pas... Il est perdu, et c'est bien fait.»
Le descendant des doges était dans ces dispositions peu bienveillantes, lorsqu'à l'heure dite le gondolier, qui lui servait de valet de chambre—à la Vénitienne, toujours—introduisit le personnage attendu. Michel vit entrer un petit homme, âgé, chétif, de pauvre mine, tout blanc, tout voûté, avec un de ces visages à la fois délicats et humbles, fins et craintifs, où se devine ce mélange singulier d'une intelligence très vive et d'une incurable défiance de soi, qui fait le «raté supérieur», pour emprunter à un humoriste une expression qui mériterait de passer dans la langue, tant elle est exacte. Les yeux de Gambara étaient brûlants de fièvre et très bleus. Ils paraissaient plus clairs par le contraste avec le teint jaune et brouillé, qui révélait des années de misère physiologique, de nourriture insuffisante, de travaux excessifs, d'inquiétudes sans cesse renouvelées. La mise était pauvre, mais décente. Cet ensemble était malheureux—si l'on peut dire. Il ne dégageait rien de commun, rien surtout qui s'accordât aux accusations que Michel avait portées, dans son esprit, d'abord contre le talent d'intrigue, puis contre la probité de cet étrange visiteur. L'idée préconçue était trop forte pour que le neveu du commandeur Broggi n'interprétât pas aussitôt, dans le sens le plus défavorable, cette attitude presque douloureusement gênée. Lui, qui avait pour les mendiants de sa ville des courtoisies dignes de son nom, il n'invita même pas le nouveau venu à s'asseoir, et il l'accueillit d'une phrase où le mépris ne se dissimulait guère:
—«Vous avez tenu à me parler, monsieur Gambara, et je vous ai reçu, pour couper court dès maintenant à toute autre démarche de ce genre. Vous vous proposez, n'est-il pas vrai, de m'entretenir du message que mon avocat, M. Cantoni, a fait parvenir en mon nom à M. le marquis Bellini? C'est inutile. J'entends que cette affaire, si affaire il y a, passe par la voie légale.»
—«Il n'y a pas d'affaire, monsieur le Comte,» répondit Gambara, «et il n'y en aura pas. C'est votre droit strict, comme neveu de mon regretté bienfaiteur, de tenir la main à ce que son testament soit exécuté à la lettre. J'ai donné des ordres en conséquence. Si vous persistez dans cette volonté, après ces quelques minutes d'entretien, les appartements seront remis exactement dans l'état où ils se trouvaient le jour de la mort de M. le commandeur Broggi-Mezzastris... Seulement, cet entretien est si confidentiel! J'ai peur...»
—«Que l'on ne nous écoute?» interrompit Steno. Il avait en effet reçu le peintre dans l'immense pièce qui sert d'antichambre aux palais de Venise et que l'on appelle la Sala. «Mais, monsieur, je n'ai rien à vous dire, et je prétends ne rien entendre que tous mes gens, et tous mes compatriotes au besoin, ne puissent écouter, s'ils le veulent. Je n'accepte pas d'entretien confidentiel... Vous semblez croire que je peux revenir sur ma décision. Je n'y reviendrai pas. Permettez-moi de m'étonner que vous ayez même pu concevoir une telle idée. Un testament ne s'interprète pas. Il s'exécute. J'ai voulu que celui de mon oncle fût exécuté. Il le sera. Convenez-en: il est assez étrange que le bénéficiaire le plus favorisé force un parent déshérité à lui rappeler un principe d'ordre si élémentaire. Vous y avez gravement manqué. Vous avez sans doute un motif pour cela. Ce n'est pas à moi que vous avez à dire ce motif. C'est à M. le marquis Bellini, qui vous priera peut-être de le dire à quelqu'un d'autre.»
—«A quelqu'un d'autre?» balbutia Gambara, comme stupéfié.
—«Mais oui, monsieur,» insista durement Michel Steno. «Au procureur du Roi, par exemple.»
La brutalité de cette allusion si directe ne permettait pas l'équivoque. Le vieillard pâlit affreusement. Ce fut au tour de Michel Steno de demeurer étonné: il vit soudain un éclair d'indignation jaillir de ces prunelles, tout à l'heure implorantes, une révolte de fierté transfigurer ce visage humilié. La secousse avait été si violente que l'infortuné ne trouva pas de souffle d'abord pour articuler ses mots. Ses lèvres s'agitèrent sans émettre un son. Enfin, d'une voix étouffée, il put répondre:
—«Alors, monsieur le Comte, vous croyez cela de moi, que j'ai commis quelque action qui pourrait me conduire devant les tribunaux, que j'ai abusé du dépôt dont j'avais la garde, sans doute?... C'est le sens de vos paroles. Elles ne sauraient pas en avoir un autre... Je comprends,» continua-t-il, d'un accent saccadé maintenant. «Si les meubles ne sont pas dans les appartements, c'est parce que j'en ai vendu une partie... Voilà ce que vous croyez, n'est-ce pas?... S'il en est ainsi, vous avez raison, monsieur le Comte, toute conversation entre nous est inutile... Adieu, monsieur. Adieu. J'ai l'honneur de vous saluer...»
Il avait marché vers la porte, après avoir jeté ce cri de protestation, où frémissait la souffrance presque sauvage de l'honnête homme outragé. Arrivé au bout de la Sala, et la main sur la poignée de la porte, Gambara s'arrêta. Il revint droit sur son insulteur, et, les prunelles dans ses prunelles:
—«Non, monsieur le Comte,» commença-t-il. «Je ne m'en irai pas de la sorte. A cause de votre oncle, qui a été si bon envers moi, qui nous a sauvés de la misère, les miens et moi, je parlerai. Vous saurez la vérité, toute la vérité. Je vous la dirai, non pas pour moi, pour lui, pour sa mémoire. C'était pour vous adjurer de m'aider dans mon œuvre de piété envers cette chère mémoire que j'étais venu. J'accomplirai mon dessein. Vous agirez ensuite comme vous jugerez devoir agir... si seulement vous m'avez cru!» ajouta-t-il avec un sourire, un rictus plutôt, d'une amertume infinie. «Ne m'interrompez pas,» fit-il sur un geste de Michel Steno. «Quand M. Broggi-Mezzastris m'a nommé le conservateur de son musée, j'ai bien supposé que la famille me soupçonnerait d'avoir inspiré le testament... Hé bien! monsieur le Comte, sur mon salut éternel, ce n'est pas vrai. De son vivant j'ai tout ignoré des dispositions de votre oncle... Tout? Non...» rectifia-t-il. «J'ai toujours cru qu'il formait sa galerie pour la laisser à la ville, au moins la plus grande partie. J'ai toujours cru aussi qu'il en serait comme des tableaux donnés par M. le sénateur Morelli à Bergame—que ce legs figurerait dans une des salles de la Pinacothèque publique... Mon rôle auprès de votre oncle, monsieur le Comte, s'est borné à ceci. Il y a vingt ans, j'en avais quarante-cinq. J'étais dans la misère la plus noire. Après avoir eu de grandes ambitions d'artiste, j'en étais réduit à restaurer des tableaux pour le compte d'un antiquaire. M. Broggi-Mezzastris commençait alors sa collection. Mon antiquaire entre en pourparlers avec lui, afin de lui vendre un tableau faux, que je savais tel. Le hasard veut que je sois témoin du débat entre eux. M. Broggi-Mezzastris parti, je préviens mon patron que je ne me rendrais pas complice d'un vol par mon silence. Cet homme crut que je voulais simplement ma part dans l'affaire. Elle était grosse. Il ne s'agissait de rien moins que d'un prétendu Giorgione et de quarante mille francs. Il m'offre de me payer ma discrétion. Je refuse son argent. Il me menace de sa vengeance si je parlais. Je bravai sa menace et je prévins M. Broggi-Mezzartris. Vous penserez sans doute que j'espérais trouver de ce côté plus d'avantages. Pensez-le, monsieur le Comte... Votre oncle, lui, ne le pensa point. Cet homme excellent jugeait le cœur des autres d'après le sien. Ma démarche le toucha. Il m'interrogea sur mon existence. Me voyant si pauvre, il me donna du travail. J'eus à restaurer pour lui quelques toiles. Il s'en trouvait quatre de fausses sur six, dans le nombre. Je le lui prouvai. Frappé de mes connaissances techniques, il m'offrit un traitement fixe, si je voulais l'aider dorénavant dans ses achats... J'acceptai... Mon service, auprès de lui, a duré jusqu'à sa mort.»