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La Demoiselle au Bois Dormant

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The Project Gutenberg eBook of La Demoiselle au Bois Dormant

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Title: La Demoiselle au Bois Dormant

Author: B. de Buxy

Release date: October 7, 2008 [eBook #26826]
Most recently updated: January 4, 2021

Language: French

Credits: Produced by Daniel Fromont

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA DEMOISELLE AU BOIS DORMANT ***

Produced by Daniel Fromont

B. de Buxy (pseudonyme de Blanche Legrand) (Dole 1863-Fréjus 1919), La demoiselle au bois dormant (1903), édition Blériot Gautier sans date

L'orthographe du livre original a été conservée.

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B. de BUXY

LA DEMOISELLE

AU BOIS DORMANT

LIBRAIRIE BLERIOT

HENRI GAUTIER, EDITEUR
55, QUAI DES GRANDS-AUGUSTINS, 55
PARIS

LA DEMOISELLE AU BOIS DORMANT

I

De l'herbe, des saules pleureurs, des roses, une verdure intense et libre; et, parmi cette herbe longue, un peu couchée, dans l'ombre légère et tremblante des saules, sous les guirlandes sveltes des rosiers, de grandes dalles en pierre grise du Jura à peu près uniformes, avec des signes gravés sur lesquels tombaient des feuilles de saule flétries, des aiguilles de pin odorantes, de larges feuilles de rose pâles.

Elles ressemblaient de loin à de vieux cadrans solaires noyés dans le gazon; seulement, c'était des noms d'hommes qu'elles portaient à la place du chiffre des heures.

Il y avait, dans le même enclos, une église grande comme une chapelle, basse, trapue, soutenue par des arcs-boutants qui épaississaient encore ses lignes ramassées.

Le clocher, une tour carrée sans cadran, surmontait la porte principale et n'avait pas d'autre horloge qu'un essaim de corbeaux aux cris desquels les habitants du village de Mirieux prétendaient reconnaître l'heure. Un petit porche s'avançait, appuyé sur ses piliers de bois. La grand'porte, lourdement cloutée de fer, était ouverte et laissait voir, derrière la corde qui pendait du clocher, la profondeur obscure, déserte, du petit temple dans tout l'archaïsme pur de sa pauvreté.

Et, en haut des trois marches disjointes, dans l'encadrement du portail, parut une jeune fille qu'on n'avait pas entendue venir et qui se trouva là comme directement émanée de ce milieu, de cette paix sacrée dont elle portait elle-même l'empreinte.

Jeune fille ou enfant, elle était les deux à la fois plutôt. Elle avait une robe de soie légère, claire, semée de très fines et délicates branchettes de fougère assez espacées, et qui ressemblaient à des ombres de feuillage; les plis abondants de l'étoffe étaient retenus à la taille menue de la jeune fille par une ceinture étroite de velours vert que fixait une boucle de vieil or en forme de feuille de fougère. Un grand chapeau de paille fine mettait dans l'ombre tout son visage. Elle avait aussi des gants de peau blanche, des souliers fauves, et son costume sans âge, qui était à la fois d'un suranné piquant et d'un modernisme extrême, aurait aussi bien convenu à quelque jeune aïeule de portrait.

Elle descendait, à la fin, d'une allure un peu lente et presque sans mouvement visible; elle prit un sentier que marquait à peine une flexion plus persistante, une nuance plus mate de l'herbe; elle marcha vers un groupe de ces pierres qui peuplaient les abords de l'église. Celles-là étaient plus élevées que leurs voisines. La jeune fille s'assit sur l'une d'elles comme elle aurait pris place au bord de la couche d'une amie; et elle regarda les inscriptions qui, toutes, répétaient le nom de Menaudru. Ses yeux revinrent à la pierre sur laquelle elle s'était assise. Il y avait écrit là: Auberte-Anne-Marie de Menaudru, retournée à Dieu dans sa dix-huitième année.

Elle posa l'une de ses mains dégantée sur le dernier prénom, comme pour le cacher ou l'effacer, et elle lut à demi-voix le reste de l'inscription qui ainsi reproduisait exactement son propre nom: Auberte-Anne de Menaudru. Sa voix, au timbre un peu voilé, glissa et s'évanouit dans l'air tiède. Auberte demeura immobile, la main toujours appuyée sur la pierre; mais elle levait la tête pour regarder devant elle et cette attitude, rejetant son chapeau en arrière, découvrait son visage. Elle avait un teint brun pâle, presque ambré, la peau d'une texture particulière, veloutée, qui devenait sur le cou plus fine encore et plus brune, de beaux yeux bleu foncé très longs, des sourcils sombres, nets et réguliers, en forme de croissant, des cheveux brun mordoré, éclairés de longues mèches châtaines, fins, lisses, sans ondulation et dégageant le front. Ils tombaient bien plus bas que sa ceinture en une épaisse natte enfantine.

Et la combinaison des nuances de son teint, de sa chevelure et de ses prunelles se fondait en un ensemble attirant et très doux.

Elle regardait une hauteur boisée, au sommet de laquelle s'élevait sa demeure, le château de Menaudru. Les ombrages géants qui entouraient l'habitation la dissimulaient à demi, et l'on n'entrevoyait que par échappées fugitives des portions de sa masse grise, hardiment plantée. Auberte se leva, secouant les feuilles qui étaient déjà tombées sur elle. Pour sortir du cimetière, elle gagna une petite porte d'où lui arrivaient des vibrations intermittentes, vagues et argentines.

De l'autre côté du mur, derrière la porte, attendait une belle mule d'aspect plantureux, fier et pacifique, plus une petite fille hâlée qui faisait mine de garder la mule; mais il était évident qu'en réalité, c'était la mule qui surveillait la conduite de l'enfant.

Auberte s'approcha, et dit distraitement:

— Laisse Olge, ma petite. Et voilà pour ta peine.

Elle tira une piécette d'un porte-monnaie d'écaille blonde à monture d'argent et de velours bleu très passé, qui avait bien pu appartenir à la première Auberte de Menaudru. Elle se ravisa en regardant la petite figure rougie et morose qui se détournait.

— Tu as encore pleuré, dit-elle avec un accent de réprimande qui ne messayait pas à ses jeunes lèvres sérieuses. Zoé, tu t'es mise en colère! Et qu'est-ce qui t'a meurtri la joue? C'est à ta nourrice que je donnerai ta récompense.

— Excusez-la, demoiselle, dit soudainement une grande paysanne sèche derrière Auberte, c'est une enfant; une enfant tombe souvent, se tale et pleure.

— Mais une enfant sage ne se fâche pas, répliqua Auberte en effleurant du doigt la joue empourprée de la petite fille.

Les yeux de Zoé eurent un éclair qui parut déconcerter Auberte. Elle fit un geste pour attirer à elle l'enfant, mais elle se contenta de dire:

— Tu n'as pas de chagrin, Zoé? personne ne t'a fait du mal?

Zoé ne sembla point entendre.

— Ah! soupira la nourrice Hermance, c'est bien la petite bûche la plus entêtée. La demoiselle veut-elle que nous l'aidions à monter sur sa mule?

— Merci, fit Auberte avec une dignité tranquille, je rentre à pied.

Hermance s'éloigna dans une autre direction, emmenant la petite Zoé. Zoé était nu-pieds, soit qu'elle ne possédât point de chaussures, soit qu'elle eût, comme l'en accusait souvent Hermance, laissé ses sabots dans quelque haie pour faire des nids aux oiseaux. Elle avait, pour tout vêtement, une chemise trop large et une jupe trop courte; son apparence était comique et sauvage. Auberte ne sut pourquoi elle avait le coeur serré en la voyant marcher, si malingre et petite, à côté de la grande femme pondérée qui lui servait de mère.

Auberte referma la petite grille qu'elle venait de franchir, remit dans son aumônière de velours myrte la clef qui était sa propriété personnelle et s'engagea dans une allée.

Le parc de Menaudru touchait au cimetière, avec lequel il communiquait par cette porte, et les châtelains n'avaient point à sortir de chez eux pour venir à l'église. Le parc, immense et touffu, s'étendait sur tout ce flanc de la montagne en une avalanche de verdure parcimonieusement coupée de clairières et de pelouses.

Auberte avait enroulé la bride à son bras et cheminait côte à côte avec Olge. Parfois, elle passait silencieusement la main sur les flancs lustrés de la bête et plongeait, avec une complaisance rêveuse, son regard dans les yeux brillants d'Olge; cela la reposait d'avoir eu à subir le regard farouche et hostile de cette petite rebelle de Zoé.

Olge n'était point une mule ordinaire: le premier coup d'oeil suffisait à vous en convaincre. C'était d'abord une bête de grande valeur par sa beauté, la sûreté impeccable et élégante de son allure, la souplesse ferme de ses membres aux formes parfaites, l'éclat de son poil gris d'argent moiré comme un satin. Mais ces attraits extérieurs, tout rares et précieux qu'ils fussent, n'étaient que peu de chose auprès de ses autres qualités. De fait, elle avait les mouvements d'une intelligence lucide et prompte, et ses yeux, ses yeux humides d'animal tendre, dans lesquels sommeillait une étincelle de malice, avaient un regard si vivant, si parlant, qu'ils vous troublaient comme l'appel d'un coeur humain enfermé dans ce corps de bête.

Mais ils ne troublaient point Auberte: elle avait l'habitude, depuis l'enfance, de considérer sa mule comme un membre marquant de son entourage, et, peut-être sans bien s'en rendre compte, comme un bon esprit attaché à sa personne sous cette forme. Et, dans l'ancestral patrimoine de Menaudru, dans la solitude inviolée de ses bois et de sa montagne, Auberte avait mené une vie assez étrangement retirée pour que de telles croyances pussent flotter avec l'air qu'elle respirait.

Laurent de Menaudru, son frère aîné, qui n'était que son demi-frère, lui avait fait présent de cette mule alors qu'elle n'était encore qu'une petite fille. La mule s'appelait déjà Olge, sans que personne connût l'origine de ce nom scandinave, non plus que rien de son histoire. Depuis cette époque de leur réunion, Auberte avait passé bien des heures de son existence contemplative bercée par le pas d'Olge. Olge était une amie fidèle; la musique des grelots d'argent de son collier avait été l'accompagnement invariable des longues méditations d'Auberte. Elles avaient exploré ensemble, dans tous les sens, le parc dont elles ne sortaient guère, mais qui était assez vaste pour suffire à leurs plus aventureuses excursions. Auberte se promenant sur sa mule, avec son air de détachement et de royale douceur, était bien la princesse qu'il fallait au vieux domaine endormi, et elle portait aujourd'hui dans ses lentes courses une âme aussi innocente que l'avait été son âme d'enfant.

Si mesurée que fût leur allure, Auberte et Olge finirent par atteindre le château. C'était une construction singulière, et ses murs, édifiés en pierre indestructible du Jura, avaient une assez effrayante épaisseur pour justifier en quelques points l'origine démesurément reculée qu'on lui attribuait. Les chroniques du lieu attestaient que là avait été bâti le palais des vieux rois burgondes, et que ceux-ci avaient longtemps abrité leur trésor dans ces murs de forteresse qui portaient déjà, ou à peu près, le nom de Menaudru.

Ce trésor était passé à l'état de légende. Ses restes fort écornés, il se comprend, par l'oeuvre combinée des siècles et de nombreuses générations de Menaudru, existaient encore, prétendait-on, lors de la Révolution, époque à laquelle ils avaient définitivement disparu sans laisser de trace.

L'architecture extérieure de la maison était, sur une face au moins, d'une simplicité primitive et toute mérovingienne. Au-dessus d'une vallée très accidentée, dont elle dominait les parois abruptes, cette aile formait un carré long, massif, de pierres grises, soutenu jusqu'à la hauteur d'un second étage par de formidables contreforts au pied desquels commençait la pente de la vallée. Il n'y avait d'ouvertures qu'au sommet du bâtiment, où une rangée de fenêtres carrées à petites vitres avaient été percées ou multipliées à une date récente, puisqu'elle ne remontait guère qu'à quelques siècles. On embrassait de là une vue extraordinaire, un entrecroisement de montagnes et de vallées qui produisait des jeux magiques de lumières et d'ombres, tandis qu'autour de Menaudru, le grand vide de sa solitude aérienne se creusait en abîme vaporeux, ou bien, par les beaux jours, s'étendait en un calme resplendissement d'éther.

Quand on était tout près, et dans l'immédiat voisinage des contreforts, on s'apercevait qu'une autre construction, moderne celle-là, avait été adjointe à Menaudru et que, par une disposition assez inexplicable, les deux bâtiments qui étaient contigus se tournaient exactement le dos.

Cette sorte d'annexe, qui n'appartenait pourtant point à Menaudru et qu'on appelait la Maison, par opposition au château, était abandonnée depuis longtemps; les hiboux, les hirondelles, les chauves-souris y avaient élu domicile. Le lierre et la verdure l'étouffaient de leurs envahissements, au point de lui donner l'aspect d'une énorme hutte de feuillage. Ainsi retranchée derrière le rempart de ses arbres et des murs élevés de sa cour, elle disparaissait et il était facile d'oublier que ce parasite disputait au château la possession autocratique du mont de Menaudru.

Cette après-midi, un souffle invisible soulevait les rideaux de verdure de la maison.

Auberte tourna le bâtiment d'avant-garde de son château en suivant la bande de gazon, assez large en réalité, qui côtoyait le vide et servait de chemin, elle entra dans une cour profonde, assombrie par des ormes gigantesques.

L'aile burgonde, comme on appelait la plus ancienne partie de Menaudru, formait, avec deux autres bâtiments enjolivés de tourelles et de fenêtres voûtées, trois côtés de cette cour.

Auberte laissa sa mule au soin d'un vieux domestique et pénétra dans la maison. C'était une demeure bien silencieuse et que la grandiose proportion de ses pièces, la hauteur de ses plafonds faisaient paraître nue, en dépit de son mobilier froidement somptueux et de ses tentures.

Auberte entra dans un salon au luxe symétrique; les rideaux de velours uni étaient montés avec des anneaux de verre sur des baguettes qui ressemblaient à des verges d'or.

Près de la porte-fenêtre, une femme était assise, sa tapisserie à la main: les matériaux de son ouvrage étaient posés auprès d'elle, sur un guéridon à galerie de cuivre.

Auberte traversa, d'un pas glissant, le salon dont le parquet ciré était une étonnante mosaïque compliquée, une combinaison puérile et savante de rosaces géométriques en bois différents dont les essences odorantes gardaient encore un parfum vague qui imprégnait la pièce. La travailleuse, qui était la comtesse de Menaudru, leva la tête. Elle était la mère d'Auberte, mais on l'eût prise aisément pour son aïeule, tant sa chevelure était grise, ses yeux éteints, son visage fatigué. Elle avait, sur ses traits fins, une expression distinguée et douce qui, seule, subsistait dans l'effacement absolu, volontaire ou fatal, de sa personne, de sa mise et de son caractère.

Elle répondit d'un signe de paupières au bonjour de sa fille et effleura de ses lèvres décolorées, presque timides, la joue qui se penchait vers elle, cherchant ses caresses.

— Laurent est-il rentré? demanda Auberte.

— Non, répondit Mme de Menaudru, il ne reviendra pas ce soir.

Et comme Auberte se dirigeait vers la terrasse:

— Vous sortez encore, Aube? dit la mère. Que ferez-vous?

— Je… je dessinerai, je pense, fit la jeune fille en étendant sa main nonchalante vers un carton à dessin aux rubans soigneusement noués. Viendrez-vous avec moi, maman?

— Non, pas aujourd'hui: votre père peut m'appeler.

Ce n'était jamais aujourd'hui que Mme de Menaudru pouvait sortir avec Auberte. La jeune fille prit son carton à dessin et s'en alla seule, avec une aisance résignée et calme, qui témoignait d'une longue habitude.

La petite scène qui venait de se passer se renouvelait à peu près tous les jours; la mère et la fille avaient échangé cent fois déjà les paroles qu'elles venaient de se dire, et sur le même ton affectueux, désintéressé, un peu assoupi. Mais Auberte avait senti quelque chose d'inusité dans la manière d'être de sa mère, un imperceptible trouble qui, chez cette nature bonne et détachée, pouvait passer pour un indice de mécontentement ou de malaise. Auberte pensa que son père avait, peut-être, une crise de spleen plus accentuée que de coutume et, quoiqu'elle dût en subir le contre-coup, elle ne songea pas plus à s'en irriter que d'une variation inopportune de la température.

Le salon donnait de plain-pied sur la terrasse dont les minuscules parterres, en forme de coeurs, de losanges, de trèfles à quatre feuilles, de croix grecques, étaient remplis de verveines, de balsamines et de pensées, et séparés par de petites allées aux cailloux ronds.

Une antique balustrade de pierre entourait cette terrasse, d'où l'on descendait par une suite de marches très larges sur une grande pelouse.

C'était ici la façade nord de Menaudru, et le château étant construit en contre-bas sur la montagne, les ouvertures se trouvaient au niveau du parc. Car c'était encore le parc, mais du côté de la grande montagne qui s'élevait bien plus haut que Menaudru. On ne découvrait de là ni champs, ni villages, rien que des pâturages et des sapins, des sapins surtout dont les émanations résineuses chargeant l'air frais et vif, le rendaient délicieux à respirer.

Auberte marchait sous le feuillage indiscipliné, et les branches pénétrées par le soleil l'enveloppaient d'une haleine aromatique et chaude. Elle s'avançait posément comme vers un but déterminé; et le sentier, envahi par les arbustes échevelés qui auraient dû lui faire une haie décorative, la conduisit en peu d'instants à un mur d'enceinte, couvert de lierre, assez dégradé pour qu'elle se servît de ses interstices comme de marches et arrivât sans difficulté au sommet, qui était large et rembourré de mousse. C'était la clôture qui séparait du jardin de la Maison le parc du château, et ce jardin l'emportait sur le parc en sauvages magnificences.

De sa place, Auberte dominait le fouillis verdoyant où couraient des frissons de vie mystérieuse. Jamais personne ne venait là; le regard d'Auberte était le seul qui cherchât jamais la beauté de ce recoin vierge. Depuis des années, arbres et plantes y allongeaient sans contrainte leurs pousses les plus folles. Il régnait dans ces parages une paix ardente qui enveloppait l'âme d'Auberte. Elle aimait à regarder dans le jardin, elle aimait à sentir ce jardin près du parc, redoublant la paix et la solitude de Menaudru par une paix et une solitude plus complètes et plus mystérieuses. Car, bien entendu, le jardin était plein de mystères pour Auberte. Dans ces massifs, sous l'entrelacement de ses branches, passaient des ombres que le commun des mortels appelait des écureuils ou des hérissons, des couleuvres ou des oiseaux. Auberte savait à quoi s'en tenir.

Qui alors récoltait les fruits tombés dans l'herbe épaisse? qui est-ce qui cueillait les grandes fleurs épanouies à foison et qui, vues de loin, dans la pénombre verte des feuillages ou sous un embrasement de soleil, prenaient des formes et des splendeurs inconnues?

Auberte s'emplissait les yeux de la quiétude religieuse de ce lieu. Elle avait pour s'appuyer le tronc d'un grand sapin, le plus haut de Menaudru, qui avait poussé contre le mur qu'il semblait étayer, et prenait racine bien plus bas parmi les ruines d'une ancienne chapelle.

Ses branches majestueuses projetaient leur ombre noire en partie sur Menaudru, en partie sur l'enclos voisin.

Le grand sapin était un ami spécial d'Auberte, le large geste de ses branches étendues était rempli d'amour et d'un secret appel. Et sa voix, le bruit du vent dans sa verdure immortelle… Mais je ne vous en dirai rien, je ne parlerai pas du langage que le sapin tenait à Auberte.

Elle l'écoutait avec recueillement, sans bien le comprendre.

Elle avait cru, parfois, qu'il disait toujours et sans se lasser: Ici, ici… Et c'est peut-être pour cela qu'elle revenait volontiers ici. Elle se couchait à demi sur le mur effrité et moussu, ses yeux un peu somnolents perdus devant elle, ses mains oisives jointes sur ses genoux.

Aujourd'hui, dans un élan soudain, elle attira l'une des branches retombantes et cacha tout son visage contre ce feuillage balsamique de sapin. A ce moment, elle entendit près d'elle un cri d'oiseau, et, sur sa jupe, tomba un fruit qu'elle prit d'abord pour une pomme de pin, mais qui était une figue.

Elle examina le figuier tortu, dont la tête chevelue dépassait la cime du mur et la recouvrait de lourdes cascades vert sombre. Le figuier se mettait-il à lui offrir ainsi ses fruits? Un autre cri d'oiseau jaillit, si vif et si près d'elle qu'elle tressaillit un peu, tout en continuant à réfléchir.

Comme toute sa vie avait été facile et unie, se disait-elle, un peu engourdissante dans cette tiédeur égale de bien-être moral et physique; mais la torpeur auguste de Menaudru lui était favorable. Tout le monde était si bon, sa mère, son père et Laurent, le fils aîné de M. de Menaudru, malgré leur froideur et leur réserve extrêmes, et les pauvres, les serviteurs, les paysans, personne n'avait jamais eu pour Auberte un regard dur ou une parole acerbe. Et elle se demandait pourquoi tout le monde était si bon pour elle.

Encore un cri d'oiseau, mais celui-là prolongé, doux et triste, résonna comme une réponse qu'elle ne comprit point.

Puis un autre joyeux et moqueur, puis la chute preste d'une nouvelle figue. Les oiseaux les plus variés s'étaient-ils donné rendez-vous dans ces parages? et quel était l'écureuil espiègle qui visait la robe d'Auberte? Mais toutes les voix d'oiseaux s'élevèrent à la fois en un gazouillis bruyant et malicieux. Auberte se dressa vivement sur le mur et regarda dans le jardin.

Quand elle vous disait que c'était un jardin enchanté! Dans le feuillage du figuier, deux grands yeux gris, clairs et limpides comme une eau étincelante, la regardaient droit dans les yeux. Et, tout autour d'elle, sur les arbres, dans les arbustes, brillaient d'autres prunelles curieuses.

N'avait-elle pas bien deviné! Le vieux jardin délaissé ne recélait-il pas d'incomparables merveilles?

Il avait dormi longtemps, mais voilà que le sortilège était rompu: ses arbres s'animaient, ses fleurs se balançaient sous de surnaturelles impulsions, la vie commençait à sourdre dans les brins d'herbe.

Il y eut un grand froissement de feuilles, un jeune corps svelte et long, vêtu de serge bleue, se dégagea du figuier, et, sur le mur, se dressa une jeune fille alerte et souple, tout contre Auberte qui, dans sa surprise, faillit tomber à la renverse. Elle fut retenue par une petite main fort vigoureuse, à l'étreinte énergique et franche; un rire vif passa entre des dents courtes, menues, dont l'éclat vraiment invraisemblable éblouit Auberte.

— Allons! n'ayez pas si peur, je suis Gillette Droy! N'allez-vous pas vous évanouir? Je voudrais qu'Hugues vous voie.

Auberte, aussi palpitante que si l'un des grands iris de l'étang se fût courtoisement approché d'elle pour lui parler, regardait l'interlocutrice qui lui tombait littéralement du ciel.

L'inconnue était mise en habitante fort moderne du monde civilisé. Elle était très mince, très élancée, de tournure élégante, et son type n'avait certes rien de banal. Son visage, irrégulier et délicat, était accaparé par ces yeux rieurs, d'un gris pâle et limpide, qu'Auberte avait vus tout à l'heure; sa peau, si fine qu'elle atteignait une idéale transparence, était presque uniformément rose tendre, à peine si elle s'avivait aux joues d'une teinte plus prononcée; enfin, elle était nu-tête et sa chevelure assez ébouriffée, d'une consistance moelleuse, était d'un blond de chanvre presque blanc quand on la voyait sous un certain jour, et s'éclairait par instants d'une lumière extrêmement pâle, un peu féerique.

— Et qui est donc Gillette Droy? dit Auberte qui retrouvait déjà sa dignité sérieuse, empreinte de douceur.

Mlle Gillette se retourna comme pour en appeler aux arbres, à la
Maison, ou à quelque invisible témoin.

— Elle ne sait pas qui nous sommes!… fit-elle.

Et revenant à Auberte:

— Vous ne savez pas à qui appartient cela?

Elle embrassa du geste tout son inculte domaine avec la Maison dont un coin de toit dépassait le feuillage.

Auberte ne pouvait croire à la vérité qu'elle voyait poindre; une sorte d'animation amena un peu de sang à ses joues.

— La Maison appartient à des gens qui ne l'habitent point, fit-elle; des parents éloignés à nous, je crois.

— Oh! pour la parenté, qu'il n'en soit pas question, s'il vous plaît, intercala Gillette; mais la Maison est à nous, bien à nous. Mon père ne pouvait pas l'habiter parce qu'il avait une profession. Il vient d'obtenir sa retraite et nous sommes arrivés cette après-midi. Eh bien! voyons…

Un mouvement s'était produit dans les arbres voisins, puis dans quelques buissons, et, de tous ces points, sortaient de nouveaux personnages, enfants ou adolescents, tous de mine aventureuse, tous nu-tête et arborant comme marque distinctive des chevelures abondantes dont la couleur était une nuance très accentuée ou encore plus éteinte des cheveux de Gillette. Et ils avaient tous d'imposants sourcils clairs en croissant qui rappelaient par le dessin, sinon par la couleur, les beaux sourcils d'Auberte.

— Nous avons débarqué sans crier gare ni prévenir personne, puisqu'il n'y avait rien à garer ni personne à prévenir. Et, conclut Gillette, je suis venue manger des figues avec quelques-uns de mes frères et soeurs.

— Quelques-uns? fit candidement Auberte à qui cette ribambelle de têtes jaunes paraissait prodigieuse.

— Oui, cinq à six seulement. Les autres sont à la maison avec
Stéphanie d'Aumay, notre cousine qui nous instruit.

— Stéphanie d'Aumay?

— Oui, elle porte un nom de votre famille; elle doit être aussi, en quelque façon, votre cousine, mais je vous préviens qu'elle n'en est pas plus flattée que vous. Nous avons encore Hugues, notre lieutenant qui voyage; Pascal, qui est à son école d'agriculture; Edmée et Marc qui dépaquètent avec maman; mais voilà Camille, ma petite soeur, et Jacques; ces deux garçonnets sont Joseph et Antoine; notre paire de babies s'est endormie dans quelque coin. C'est tout.

— Ah! c'est tout, répéta Auberte tout étourdie.

— Mais oui, dit l'imperturbable Gillette pendant que la fillette qu'elle avait nommée Camille, et qui était une reproduction en miniature de Gillette, se rapprochait d'un air peu amical. Nous étions là avant vous, nous nous sommes cachés en vous entendant venir. Vous vous êtes assise d'un air si poétique sur ce vieux mur… A quoi rêviez-vous? Au trésor de Menaudru? L'avez-vous, oui ou non, trouvé? Vous savez que celui qui le trouvera en perdra son bonheur?

C'est qu'il faudra nous en donner la moitié, si vous voulez être à peu près honnête. Cela ne m'étonnerait pas que vous le gardiez pour vous.

— Moi? fit Auberte abasourdie.

Les autres enfants s'étaient avancés peu à peu et ils finirent, on ne sait comment, par être tous groupés sur le mur comme une volée de pigeons. Et ils écoutaient avec une délectation admirative les discours de leur aînée.

— Vous êtes contente de nous savoir pauvres; mais je vous assure que cela nous est bien égal, et cela vous ennuiera toujours un peu que nous habitions la Maison.

— Il faut bien que nous habitions la Maison puisque vous nous avez pris le château, dit avec rancune Mlle Camille, dont la longue toison était couleur paille de seigle, tandis que le jeune frère, sur l'épaule duquel elle s'appuyait, était pourvu de mèches courtes, frisées, qui avaient positivement des teintes d'abricot.

— Moi, je vous ai pris… balbutia Auberte qui tombait de stupeur en stupeur.

— Oui, vous et votre mère, et votre grand-père avant vous. Nos deux grands-pères étaient frères et leur aïeul, qui était le maître de Menaudru, a légué le château au méchant vôtre aux dépens du pauvre mien, qui était pourtant l'aîné et s'appelait Hugues comme mon frère. On lui a donné de l'argent, en compensation, mais ce n'est pas l'argent qui nous importe, c'est le château, d'autant plus que nos grands-parents ont perdu ensuite leur fortune.

— Cam, taisez-vous! dit Gillette d'un ton d'avertissement péremptoire.

— Laissez-moi dire, puisqu'elle ne sait pas… Alors, comme Hugues de Menaudru était terriblement en colère, il a fait bâtir la Maison sur le coin de terre qui était à lui et qu'on ne pouvait pas lui reprendre; et pendant que votre mère héritait à son tour du château et épousait son cousin de Menaudru, maman se mariait de son côté, fermait la Maison et s'en allait courir le monde avec le patriarche — c'est mon père. — Mais nous voilà revenus pour tout de bon et bien heureux, quoiqu'il nous en coûte d'être dépossédés: il faut bien apprendre à souffrir l'injustice.

— Cam, fit encore Gillette, vous causez trop si vous causez bien.

— Vous vous figurez, continua Cam sans rien entendre, que le château vous appartiendra après votre mère; mais nous saurons bien vous en déloger et vous le reprendre.

— Comment cela? dit Auberte à la fois effrayée et incrédule.

— Oh! vous n'y serez pas longtemps, fit Cam avec exaltation, nous revendiquerons nos droits. Nous avons tous juré de reconquérir Menaudru, Hugues et Gillette aussi…

— C'est vrai, quand nous étions enfants, dit Gillette d'un air indéfinissable. Le serment tient toujours, et, savez-vous? je crois bien que c'est moi qui vous reprendrai Menaudru.

— Mais comment, comment? s'écria Auberte.

— Ah! je n'en sais rien. D'abord, je ne marierai jamais, fit Gillette avec conviction, comme si c'était la première condition indispensable. Je me consacrerai toute à ma tâche. Et ce que je veux, je le veux bien: demandez-le-leur.

— Oh! elle le veut bien, dirent-ils avec un édifiant ensemble.

Ce choeur fit une impression lugubre sur Auberte.

— Et quand j'aurai le château, reprit Gillette; on me verra à l'oeuvre, on verra ce que je ferai de Menaudru!

— Vous y changeriez quelque chose? fit Auberte haletante.

— D'abord, à bas ces insipides murs qui le séparent du bois.

— Mais… commença Auberte.

— Et puis, dit Cam, on nettoiera proprement tout ça.

Elle montra les ruines branlantes et charmantes de la chapelle avec leurs arceaux brisés, leurs pans mi-écroulés, leurs fenêtres béantes, où, en place de vitraux, s'encadraient des morceaux de ciel.

— L'on établira sur l'emplacement une grande chapelle neuve dont les gens de la montagne, qui n'ont pas d'église, pourront se servir avec nous, fit Joseph, le petit garçon aux boucles rutilantes. On percera une route pour relier la montagne à Mirieux.

— Et tout le monde passera sur Menaudru?… gémit Auberte.

— On y amènera l'eau à torrent, ce qui nous procurera par la même occasion la lumière électrique, fit allègrement Antoine, et nous déverserons sur Mirieux notre superflu de lumière et d'eau. Notre téléphone se raccordera à celui de Besançon.

— Un peu plus tard, dit Gillette qui semblait s'amuser beaucoup. Commençons par le plus pressé. Je compte au moins trente-cinq fenêtres à percer sur-le-champ. Je démolirais plusieurs murailles. J'enlèverais le toit du grand pignon pour avoir une galerie avec des baies vitrées sur tous les points de l'horizon.

— A la place des serres, on installerait nos ateliers, nos classes et l'ouvroir que les religieuses de Mirieux doivent nous organiser, annonça Joseph. On mettrait les serres à la place du salon qu'on changerait d'étage, et la salle des gardes deviendrait notre salle de jeux.

— Quant aux arbres, fit encore Gillette, ils sont désordonnés.
Nous nous livrerons à un grand abatage.

— Mes arbres…

Ce fut un cri d'indignation.

— Ils étouffent le château. Il faut élaguer, couper, arracher un peu partout.

— Non, non…

— Il faut donner de l'ouvrage à notre scierie neuve: coupons les sapins. Les chênes masquent la vue: à bas les chênes…

Dans un irrésistible mouvement de douleur, Auberte se couvrit le visage de ses deux mains pour ne plus entendre ces voix inexorables, pour ne plus voir cette horde de jeunes vandales acharnés, brûlant d'apporter la destruction, la profanation à Menaudru, de rompre l'enceinte sacrée de ses vieilles pierres et de ses antiques verdures pour faire pénétrer à grand fracas la vie moderne avec ses inventions vulgaires, son tumulte sacrilège, dissiper l'ombre austère, pieuse, l'ombre des siècles, pour livrer passage au grand jour inquisiteur, au grand air de tout le monde.

Ils étaient tous debout, les yeux brillants, dans leur enthousiasme destructeur, le bras levé, prêts à exécuter leurs menaces… Elle crut que c'était fait, qu'ils étaient déjà les maîtres. Elle voila plus étroitement son visage et, balançant sa tête désespérée, soupira:

— Mon Menaudru!…

— Mais ce ne sera plus votre Menaudru, riposta Gillette qui prenait feu à son tour. Nous vous forcerons bien à en convenir.

— Ne croyez pas que nous vous laisserons en repos; notre serment tient plus que jamais, et vous n'en avez pas fini avec nous, poursuivit Cam. N'avez-vous pas honte de nous prendre notre place? Car vous nous prenez notre place, vous couchez dans mon lit, vous regardez par ma fenêtre…

— Tenez, s'écria Gillette, cela me dévore quand j'y pense et je vous déteste…

Et la petite Cam dit d'un ton fanatique:

— C'est moi qui la déteste le plus!

Sur cette déclaration, toute la bande s'ébranla. Quelqu'un avait murmuré le mot de patriarche. Il y eut un sauve-qui-peut si agile qu'en peu de secondes, Auberte se trouva, comme par miracle, seule sur son mur. Elle regarda avec effarement autour d'elle. Le jardin était aussi muet que le parc, pas un arbre ne bruissait, il ne restait pas un indice de l'apparition, et Auberte fut en droit de croire qu'elle avait rêvé l'inconcevable attaque qui venait de la terrifier.

II

On était au soir. Après s'être habillée et recoiffée pour le repas, Auberte avait dîné avec ses parents en grande cérémonie. En grande cérémonie, le repas pompeusement servi par des domestiques en livrée funèbre, avait déroulé l'immuable ordonnance de ses services, et Auberte, assise à la droite de son père, avait eu tout le loisir de regarder en face d'elle la place vide de Laurent.

Le changement de costume, l'impression rafraîchissante des ablutions de sa toilette avaient effacé de la jeune fille le trouble des dernières heures; sa frayeur s'en était allée avec l'ardeur de sa grande émotion. Il ne lui restait plus qu'un peu d'inquiétude, et c'était à bien peu de chose près l'Auberte de tous les jours qui avait rempli son rôle de jeune patricienne docile et passive à la table de son père.

La famille passa au salon, M. de Menaudru, qui était un grand vieillard pâle et taciturne, prit une Revue. Il lisait en tenant sa brochure loin de ses yeux. A l'autre bout de la grande table, Aube, près de sa mère qui tirait l'aiguille, maniait lentement une navette à filet. Dans le cours de la soirée, un domestique apporta un échiquier de grand prix. Mme de Menaudru laissa son ouvrage pour jouer aux échecs avec son mari, et Aube resta seule à sa place. Sa silhouette se dessinait frêle, gracieuse, un peu affaissée dans le demi-jour des lampes.

C'était le même salon où Auberte avait échangé quelques mots cette après-midi avec sa mère; mais la pièce, déjà mélancolique en plein jour, devenait glaciale à cette heure, alors que ses fenêtres closes la barricadaient contre les douceurs de la nuit, le parfum des corbeilles de la terrasse. Une tristesse tombait des murs peints en blanc, des tentures longues et étroites, elle émanait des deux joueurs dont l'attitude décelait un décent et inconsolable ennui, une application désintéressée. Aube s'efforçait de se tenir droite sur sa chaise haute, aux pieds en fuseau. Elle avait passé là tant de soirées semblables, tant d'heures indiciblement monotones, que toute cette monotonie accumulée semblait peser à la fois sur ses épaules. Les veillées de Menaudru se succédaient comme les mailles du filet dont elle alignait à l'infini les rangs identiques. Si Laurent avait été là, il aurait joué aux échecs avec son père, et Mme de Menaudru restant auprès d'Auberte, lui aurait lu, de temps en temps, à demi-voix, quelques passages des Jeunesses célèbres.

Le livre restait fermé à côté d'Auberte, Auberte n'essayait pas de lire.

— Pourquoi somme-nous brouillés avec les Droy?

Ces mots s'élevèrent tout à coup dans le silence, prenant à l'improviste jusqu'à Auberte qui les avait inconsciemment prononcés. Une teinte plus grise envahit le visage de la Comtesse, qui effleura son mari d'un regard furtif, rapide.

— Pourquoi parlez-vous d'eux? dit M. de Menaudru.

— Parce que je les ai vus aujourd'hui, repartit Auberte qui ne manquait point, à sa façon posée, d'une certaine vaillance.

Les yeux froids du père s'attachèrent avec une sorte de compassion sur le Comtesse, dont les lèvres tremblaient.

— Votre mère a eu lieu de se plaindre comme moi de ces gens. Ils se sont mal conduits à notre égard.

— Eux?

— Non, pas eux-mêmes, mais les parents de Mme Droy. Il y a eu des paroles regrettables échangées, bien qu'ils se soient inclinés devant la loi et les faits.

— Est-il vrai, reprit Aube dont le coeur battait à grands coups, mais qui était résolue à élucider le problème, est-il vrai que ce sont eux qui auraient dû avoir Menaudru?

Sa voix faiblit dans l'angoisse que lui causaient de pareils mots.

— Ils se sont plaints, mais tout a été fait selon la justice, dit la Comtesse frémissante qui regardait toujours son mari pour chercher une lui une caution.

M. de Menaudru répondit nettement:

— Ils auraient eu le château si leur grand-père, qui était libre de ses actions, avait jugé bon de le leur donner et d'en déposséder votre mère.

Le Comte se tut et il était facile de voir, à sa contenance, qu'il considérait la question comme irrévocablement close.

— Aube, dit la voix incertaine de Mme de Menaudru, vous ont-ils inquiétée? que vous ont-ils dit? Chère enfant, si leur voisinage nous est trop à charge, nous quitterons Menaudru pour l'automne.

Aube lui répondit de loin par un petit signe de tête très grave et très tendre, et la partie d'échecs continua.

Mme de Menaudru ne soupçonnait pas les menaces et les reproches qui avaient si inopinément assailli Auberte, produisant dans sa vie égale l'effet d'un obstacle irritant qui en détournerait momentanément le cours.

Oui, Aube avait été blâmée, accusée, pour la première fois depuis qu'elle était au monde. Ces Droy étaient des gens dangereux, presque abominables. Aube était bien aise de savoir leurs revendications injustes; mais leur présence allait empoisonner Menaudru. Cependant, elle se rappelait l'étreinte forte et sincère d'une petite main qui, au moment où elle chancelait sur le mur, l'avait si fermement retenue. C'était comme la manifestation d'une volonté qui aurait impérieusement pris possession d'elle.

Auberte glissa dans l'embrasure de la fenêtre, une embrasure profonde comme une chambrette. Ah! par exemple, elle défiait bien Gillette d'abattre ces murs… Aube cherchait à voir dans l'obscurité du dehors; la Maison était là, tout près, presque à portée de la voix, attirante et redoutable, avec cette vie intense qui maintenant se dégageait d'elle et traversait le rempart des pierres et des arbres de Menaudru.

Que faisait Gillette ce soir, au milieu du troupeau qu'elle avait une si originale façon de diriger? Elle pressentait que Gillette ne devait pas faire de filet. Ils avaient énuméré tant de choses, cela impliquait des occupations si variées et nombreuses, que rien qu'en y songeant, Aube était lasse. Ils avaient parlé d'ateliers, qu'y faisaient-ils? Et d'une salle de jeu, ils s'amusaient donc?

A dix heures, on apporta le bougeoir de Mademoiselle.

Auberte prit congé de ses parents et suivit Jeanne, sa gouvernante, qui marchait la première, portant le flambeau.

Elles traversèrent des appartements déserts, des corridors tortueux. Le château avait été pillé au moment de la Révolution. Ses propriétaires l'avaient complètement remeublé sous le premier Empire. C'était de cette époque que datait presque tout le mobilier, et le style empire donnait un aspect particulier à ces pièces où l'on se serait attendu à rencontrer surtout les bahuts sculptés, les chaires monumentales et tout le massif appareil du moyen âge.

Elles arrivèrent à la fin dans la chambre d'Auberte. La jeune fille habitait l'aile burgonde; ses larges fenêtres, près desquelles aboutissait l'extrémité des contreforts, plongeaient sur les vallées. L'un des murs de cette chambre touchait à la Maison.

Jeanne déshabilla Aube, la coiffa pour la nuit.

— On n'a pas des cheveux comme ça, marmottait orgueilleusement la vieille servante en arrangeant la belle tresse interminable aux fugitifs reflets lumineux.

Jeanne se retira, emportant le bougeoir, d'après le règlement qui déterminait dans ses plus minutieux détails le service d'Auberte.

Auberte resta seule, étendue les yeux ouverts dans son lit aux quatre colonnes duquel étaient fixés les rideaux de soie rouge, mince et bruissante.

….. Le lendemain était un dimanche. L'assistance put admirer à l'église, dans deux bancs jusque-là inoccupés et qui faisaient audacieusement face aux bancs de Menaudru, une théorie de têtes juvéniles aux cheveux jaunes; du paille incolore à l'orange, toute la gamme était dignement représentée; les deux babies qui terminaient cette glorieuse série donnaient vraiment à penser que, d'après une opinion en honneur dans leur famille, les blés mûrissant sur la tête des autres n'étaient encore, sur leurs petites caboches enfantines, qu'à l'état de blés verts.

Il y avait, dans les bancs combles de la Maison, seulement ce que Gillette aurait appelé: quelques-uns d'entre nous, car il manquait encore à la tribu le père et les deux fils aînés qui avaient assisté à la première messe. L'attitude des Droy étonna Auberte; elle était à la fois si pénétrée et si franche qu'ils semblaient respirer, dans l'église, une atmosphère révérée et familière. L'âme d'Auberte était naturellement et tendrement pieuse, quoique ses parents, dans leur indolence, peut-être dans une crainte secrète de favoriser en leur fille un attrait trop puissant, n'eussent pas fait chez eux de la religion la force vivante qui imprégnait visiblement le coeur des jeunes Droy, si elle ne disciplinait pas encore l'exubérante vitalité de leur manière d'être.

Ceux qui avaient compté sur la sortie de l'église pour mieux examiner les nouveaux paroissiens, en furent pour leurs frais de curiosité, car, de la façon la plus prestigieuse, toute la jeunesse Droy se trouva soudain à bicyclette et lancée grand train sur la route, les correctes toilettes des filles s'adaptant par quelque prodige à cet emploi mouvementé. Les babies elles-mêmes disparurent, escamotées par les bras complaisants de leurs aînés. Et de cette phalange agile, il ne resta plus là que Mme Droy avec une grande jeune fille, fort belle, qui devait être l'institutrice. Elles prirent à pied le chemin que les intrépides gravissaient à grands coups de pédale.

Mme Droy était de haute taille, maigre, sans beauté, de tournure très jeune, avec d'abondants cheveux gris qui débordaient de son chapeau rond; elle avait l'empreinte de la race dans toute sa personne énergique. Ses enfants tenaient visiblement d'elle, les plus laids comme les autres.

Sa campagne était franchement belle, d'une beauté fine et classique qui forçait l'admiration, en même temps que l'expression hautaine et raffinée de ses manières, de son visage, inspirait une réserve difficile à vaincre.

Une grande calèche ouverte, qui ressemblait un peu à une berline, attendait la famille de Menaudru. Les châtelains y montèrent hiérarchiquement avec Auberte, et le lourd équipage prit à un trot modéré la direction de Menaudru, semblant protester de toute la pesanteur de sa masse, de la majesté de son allure, contre la désinvolture du mode de locomotion qu'on venait de donner en spectacle aux yeux scandalisés des maîtres de Menaudru.

L'après-midi du dimanche avait toujours baigné Auberte d'une paix spéciale qu'elle aurait redouté de rompre; et, généralement à l'heure où tombait le crépuscule dominical, elle voyait plus que jamais la vie comme un nébuleux rêve.

Aujourd'hui, le soleil était clair sur les sapins, elle projeta d'aller très loin dans le parc cueillir des digitales. Elle alla si loin qu'elle sortit du parc par le côté de la montagne en apercevant plusieurs digitales de toute beauté qui élevaient, de place en place, leurs hautes tiges droites et arrogantes. Elle entendit alors, à quelques pas d'elle, le son des grelots d'Olge. Elle avait dit qu'on harnachât la mule pour l'heure des vêpres; mais cela n'expliquait pas qu'une bête de cette sagesse courût les bois en quête d'aventures.

Aube, bénissant le sort qui l'amenait si à propos pour capturer la fugitive, s'avança et ne vit point Olge. Les grelots sonnèrent un peu plus loin avec un bruit doux et mutin.

— Olge, Olge!

Auberte marcha encore et le son des grelots recula. Puis il se rapprocha de nouveau, mais, cette fois, dans une allée adjacente où s'engagea Auberte. Ce devait être le fantôme d'Olge qui agitait ses grelots, car la mule demeurait invisible. Plus elle s'enfonçait dans le bois, plus Auberte sentait l'impossibilité d'abandonner l'imprudente en parages si inconnus. Ce bois contenait de malicieux gnomes qui étoffaient de légers rires en entraînant Olge. La majesté sombre des grands sapins emplissait Auberte d'une crainte presque religieuse.

— Olge, Olge!…

Elle ne distinguait point le pas de sa mule, rien que le cher bruit de ses grelots, toujours proche et toujours fuyant, douloureux comme le contact d'une coupe qui se retirerait sans cesse de vos lèvres. Cette course semblait ne point devoir finir: Auberte aurait-elle à courir toujours ainsi, par des chemins ensorcelés qui ne conduisaient nulle part, à suivre un appel caressant qui la trompait!

Au bout d'une heure, elle arriva dans une clairière, tapissée de campanules. Là, on n'entendait plus les grelots; le silence parfait oppressa Auberte, et, lasse à pleurer, ne sachant plus où elle était, elle s'assit sur un fragment de roche.

L'horizon était borné par les sapins dont les crêtes noires, étagées en amphithéâtre, se profilaient immobiles sur le ciel bleu. Un filet d'eau s'échappait d'une petite source, Auberte se pencha pour y rafraîchir ses lèvres tremblantes. C'était peut-être une eau enchantée qui allait l'endormir là sans qu'elle pût repartir. Elle se redressa et, la bouche encore humide d'eau pure, elle cria: Olge, Olge!

— Qui appelez-vous? Que voulez-vous? Et que faites-vous chez moi?

Elle répondit sans grande surprise — il n'était pas étonnant que le génie de ces lieux défendît son domaine:

— J'ai suivi Olge.

— Olge, qui qu'elle puisse être, vous a menée trop loin. Vous êtes sur le territoire de la Maison. Savez-vous que votre père m'a fait interdire le passage de son bois?

— Je ne sais pas où je suis, repartit Aube avec dignité.

— Venez, alors.

Elle regarda le prince charmant qui lui offrait si cavalièrement son secours, et elle le jugea digne de confiance. Il reprit du ton vif et décidé qui semblait lui être habituel:

— Ainsi, Olge s'est enfuie?

— Oui, dit Auberte impressionnée par le souvenir de sa course vaine. Jamais elle n'a rien fait de semblable. Elle est la mule la plus docile, la meilleure. Et, pourtant, elle ne m'a pas obéi. Elle reculait devant moi sans que je puisse la rejoindre.

— C'est un tour de ces garnements! s'écria le promeneur frappé d'une subite illumination.

— Monsieur…

— Oh! c'est des miens que je parle, fit-il allègrement, de mes garnements particuliers. Aussi vais-je vous reconduire. Je jurerais qu'Olge est en ce moment chez vous.

Elle le regarda encore et dit, d'un ton de simplicité pensive:

— Vous êtes un Droy?

Il répondit un peu sèchement:

— Je suis Droy lui-même.

— Pas le patriarche? murmura-t-elle incrédule.

Etait-il possible que cet homme sec, alerte, encore jeune, fût le père de cette redoutable lignée? C'était, en tout cas, un patriarche d'aspect bien entreprenant, résolu, svelte, plein d'activité et de force. De fait, son visage intelligent portait de nombreuses rides, sa chevelure rase, toujours ardente sous la légère cendre du temps, semblait avoir flambé; elle avait des ombres rouillées comme les gerbes qui sont restées trop longtemps dehors à l'automne.

— Le patriarche, si vous voulez, cela ne m'empêchera pas de remettre Mlle de Menaudru dans le bon chemin, dit-il.

Elle répliqua d'un ton calme, un peu attristé:

— Vous êtes fâché contre nous parce que nous avons le château. Mais je vous assure que c'est juste et que nous ne vous avons rien pris. Alors, pourquoi nous en vouloir?

Il tressaillit devant cette ignorance touchante de la vie, de toutes les conventions qui régissent et entravent les plus indépendants. Et il dit, dans une impulsion de surprise:

— Quelle drôle de petite créature vous faites!

Personne n'avait jamais appelé Auberte petite créature: elle pensa que cet homme exceptionnel manifestait son mécontentement contre elle. Mais elle s'aperçut qu'il riait.

— Figurez-vous, reprit-il, que j'ai cru à une apparition quand je vous ai vue dans ce site romanesque, auprès de cette source. Je vous ai prise — Hugues lui-même s'y serait trompé — pour la fée errante des grandes sapinières. Et j'ai regardé, Dieu me pardonne, si vous n'aviez pas une couronne de cyclamen dans vos cheveux. Mais vous portiez seulement une digitale. Ma petite princesse égarée, venez-vous souvent dans les bois?

— Pas si loin; je reste sous les arbres de Menaudru.

Singulièrement mise en confiance par son compagnon, elle poursuivit:

— Je me promène et je pense.

— Vous pensez, vous vous promenez et c'est tout. Vous ne vous ennuyez pas à penser toujours?

— Je pense aux choses impossibles, aux mondes qu'on ne voit pas; je pense jusqu'à ne plus savoir dans quel monde nous sommes, Olge et moi.

Ils avaient quitté le bois, ils approchaient de la Maison. Oui, le pied d'Auberte foulait l'herbe du jardin; les régions qu'elle avait si souvent contemplées de loin s'ouvraient devant elle et elle ressentait à la fois une hâte et une souffrance d'en sortir.

M. Droy s'arrêta; il dit brusquement:

— Je ne devrais pas vous comparer à mes détestables enfants, mais si j'avais une fille comme vous…

Elle levait sur lui un long regard interrogateur et candide. Il refoula les paroles qui lui montaient aux lèvres, et il acheva avec un air de respect et de pitié:

— Je… Je l'aimerais beaucoup.

Auberte sortit par une petite porte qui ressemblait à une ogive de lierre et se trouva dans un pré de Menaudru.

III

Six semaines avaient passé. Laurent était de retour à Menaudru. Bien qu'il fût d'un caractère aussi peu expansif que son père, la présence de son grand frère était douce à Auberte. Elle aimait à avoir auprès d'elle ce compagnon qui était toujours prêt à l'écouter, s'il ne lui répondait guère.

Comme le lendemain une affaire appelait Laurent dans une de leurs fermes voisines, Auberte insista pour l'accompagner une partie du chemin. Laurent accepta; le frère et la soeur se mirent en route sous le beau soleil qui répandait jusque dans les fourrés du parc une clarté réchauffante et joyeuse.

Laurent avait trente ans au moins. A part quelques voyages, des séjours annuels à Paris ou chez un oncle qui l'avait élevé, il avait toujours habité Menaudru depuis le second mariage de son père. Sous son extérieur indifférent et froid, il avait été un beau-fils modèle pour la Comtesse, un bon, un très bon frère pour Auberte.

Elle le regardait aujourd'hui, en cheminant à son côté, comme si elle le voyait pour la première fois. Il était très grand, très mince, d'allure extrêmement distinguée. Il avait l'air hautain, ce qui tenait à sa démarche, à ses manières, à son physique, plus qu'à son caractère. Son visage était grave et ennuyé; une ressemblance perceptible avec le Comte frappa Aube comme une découverte. Elle pensa tout à coup qu'elle et Laurent vivraient ensemble à Menaudru, quand leurs parents ne seraient plus là. Laurent deviendrait, avec les années, tout pareil à son père, elle l'image de la Comtesse; ils passeraient leur temps, ils traîneraient leur vie comme le faisaient les châtelains actuels; elle se figura voir le couple qu'ils seraient tous deux le soir, assis seuls dans le grand salon; elle frissonna. Sa bouche formula une question involontaire:

— Laurent, demanda Auberte, pourquoi vous ennuyez-vous?

Il l'examina une seconde et répondit avec enjouement:

— Mais, ma petite soeur, parce que la vie n'est pas tous les jours amusante.

— N'est-ce pas? fit-elle préoccupée. Il y a des choses que je ne m'explique pas, mais que vous, un homme, vous devez comprendre.

Elle le regardait avec une confiance mélancolique et tendre, persuadée que lui, qui était un homme, pouvait débrouiller l'accablante énigme.

Elle poursuivit du même ton perplexe, un peu plaintif:

— Il y a peut-être un moyen de la rendre plus intéressante; il y a peut-être quelque chose à trouver… Je ne sais pas, moi; mais vous, Laurent…

Non, Laurent ne savait pas non plus. Peut-être n'avait-il pas beaucoup cherché. Il s'était ennuyé à fond et en conscience depuis qu'il était au monde; il avait tâché de le faire honnêtement, en homme bon et en galant homme, c'est tout ce qu'il pouvait dire. Seulement, il ne le dit pas.

— Laurent, si vous voyagiez davantage?

— Je ne puis quitter souvent la maison sans faire croire que Mme de Menaudru n'est pas pour son beau-fils une excellente mère. Et puis, ajouta-t-il sans la moindre effusion, il y a vous, Auberte.

Au bout d'un instant, elle glissa timidement sa main dans la main gantée de son frère et murmura:

— Si vous voulez, Laurent, je jouerai avec vous aux échecs.

Laurent sourit avec bonté en caressant la petite main de sa soeur.

— Chère Aube, les échecs ne me distraient guère.

— Alors, dit-elle ouvrant des yeux d'admiration, vous y jouez pour distraire le Comte et pour que maman ait une heure de liberté? C'est très bien, mon frère Laurent, vous êtes bien meilleur que moi.

Il sourit de nouveau en disant:

— Vous êtes venue assez loin, nous voilà sur le chemin public.

— Est-ce que je ne pourrais pas me reposer un instant ici?

Elle désigna une sorte de tertre moussu, dominé par une belle haie où fleurissaient de grands liserons larges et éclatants de blancheur comme des lis. Les pruniers d'un jardin rustique jetaient une ombre mouvante sur le sol. Le chemin était étroit et peu fréquenté; à quelques pas, commençaient les ombrages d'une extrémité du parc. Laurent laissa Aube s'asseoir pour reprendre haleine en lui recommandant de ne pas s'attarder, et, comme il était attendu, il continua sa route.

Quand il se fut éloigné, Aube se retourna à demi pour considérer une maisonnette fermée, dont cette haie bordait l'enclos; ce mouvement lui fit apercevoir deux personnes qui venaient droit à elle et dans lesquelles elle reconnut, avec une certaine appréhension, Gillette et Camille Droy.

Mais, tout à coup, Camille échappa à sa soeur, qui voulait la retenir, et s'esquiva. Gillette s'avança seule avec une promptitude et une résolution irritée qui ne pouvaient présager que des intentions hostiles.

— Enfin! cria de loin Gillette. Il y a assez longtemps que je vous poursuis et que je vous cherche. Mais impossible de vous rencontrer seule!

Plus de doute, c'était bien à Aube qu'elle en voulait. Laurent était trop loin pour que sa soeur pût le rappeler; la maisonnette semblait déserte. Cette fois, le voeu menaçant de Gillette était accompli: elle tenait la pauvre Auberte seule, sans protection et sans défense.

Gillette marchait toujours impétueusement, comme à l'assaut; quand elle toucha Auberte, celle-ci ferma les yeux, puis elle les rouvrit d'ébahissement en entendant Gillette dire tout d'un souffle:

— Je vous demande pardon du mauvais tour que nous vous avons joué avec votre mule. C'était absurde de notre part. Pardonnez-nous le plus vite que vous pourrez, s'il vous plaît.

Et comme Auberte, subjuguée, la contemplait sans répondre,
Gillette reprit:

— Le patriarche, qui est fin comme l'ambre, a reconnu tout de suite notre griffe et nous avons reçu une algarade… Vous ne vous faites pas une idée des algarades du patriarche!

— Mais si, presque… aurait dit Auberte si elle avait pu dire quelque chose.

— Il n'y a que celles d'Hugues qui l'emportent. Si bien que nous sommes en disgrâce pour nous être amusés de vous et vous avoir fait battre la campagne, — c'est le mot. Et nous ne rentrerons en faveur qu'après vous avoir présenté nos excuses. Aussi, comme le patriarche est la prunelle de nos yeux, pensez si j'ai couru après vous depuis l'incident. Au dernier moment, Cam n'a plus pu se décider; elle a pris la poudre d'escampette, me laissant toute seule pour la corvée… la commission. La vérité est que Cam vous en veut plus que jamais. — Oh! mais c'est qu'il faut me pardonner, dépêchez-vous. Est-ce que vous allez faire la méchante? Vite, vite, que je puisse dire au patriarche… ouf: c'est fait.

Sur un demi-sourire d'Aube, elle passa de cet état orageux à une complète aménité. Elle s'assit par terre à côté d'Auberte, aussi anéantie par cette intimité subite qu'elle l'avait été par la véhémence accusatrice de Gillette, en une précédente occasion.

— Et maintenant, dit Gillette, je ne vois pas pourquoi je ne m'accorderais pas un peu de repos. Dites-moi, petite princesse, qui était avec vous tout à l'heure? Votre prince, je suppose?

— C'était mon frère, répondit délibérément Auberte, mon frère
Laurent de Menaudru.

Gillette se mit à rire.

— Ah! mon Dieu, qu'il est donc correct!… Vous n'en avez pas froid de le regarder?

Elle essaya de reprendre son sérieux, mais elle riait malgré tout.

— Je ne comprends pas, fit Auberte offensée.

— Non, c'est ce qu'il y a de comique. Il est toujours comme ça?

Elle imita la tenue glaciale et distinguée de Laurent, au point qu'Aube ne put s'empêcher de sourire encore.

— Il est excellent et je l'aime, dit-elle.

— Eh bien, je vous en fais mon compliment, déclara Mlle Gillette qui domina enfin son fou rire pour ajouter:

— C'est lui qui aura Menaudru et pas vous.

— Menaudru sera à moi, repartit Auberte, comme il est à ma mère. Laurent n'est malheureusement pas mon vrai frère. Il est très riche, mais il n'aura pas Menaudru.

— Allons, tant pis, j'aurais eu encore plus de plaisir à le lui reprendre qu'à vous.

Mais Auberte, suivant une idée qui l'obsédait, dit presque bas:

— Vos frères aînés ne ressemblent pas au mien?

— Mes frères?… au vôtre?…

Gillette rit de plus belle.

— Non, non, Dieu merci, demandez au ciel de ne jamais vous trouver au milieu de nos garçons. Ce sont des monstres déchaînés, fit-elle avec un mélange de fierté et de tendresse.

Aube tira de l'aveu cette conclusion étonnante:

— Alors, vous vous amusez beaucoup?

— Beaucoup, dit Gillette sans ambage. Nous avons bien nos ennuis, mais nous nous amusons a coeur joie.

— Que faites-vous? demanda Aube un peu honteuse de sa question.

— Il faut vous dire que je ne suis pas dans les plus raisonnables. Hugues, Stéphanie, Edmée nous tiennent en respect, bien qu'Edmée soit ma cadette.

— Mais enfin? insista Auberte, sa curiosité surmontant la crainte que lui causaient les façons primesautières de l'impulsive Gillette.

— D'abord, nous avons beaucoup de besogne, les grands surtout; les enfants à soigner, à instruire, maman à aider… Nous sommes trop nombreux pour être riches. On ne peut pas avoir tous les bonheurs à la fois, acheva-t-elle avec un sourire généreux qui mettait une véritable beauté sur sa jolie figure rose et piquante. Le bon Dieu ne nous ménage pas les devoirs à remplir, mais il nous reste du bon temps. Nous faisons de la musique, des lectures en quantité; nous jouons des charades, des comédies que nous composons… Oh! je vous assure que vous en inventeriez autant sans peine. Edmée a de la voix, Stéphanie d'Aumay chante comme un ange qu'elle est…

— C'est votre institutrice?

— Notre cousine. Edmée en ce moment est absorbée par Marc. Mais elle nous reviendra. Cam passe sa vie à tomber d'un embarras dans l'autre, elle déploie la plus active ingéniosité à s'attirer d'impayables mésaventures. Et les garçons… L'autre jour, nous avons trouvé, dans le pupitre de Joseph, une description lyrique qui débutait par: La lune cachète le ciel de son pain monstrueux. Mais je n'en finirais pas de tout vous dire, les enfants font tant de folies… soupira vertueusement Gillette, s'élevant au-dessus de ces errements qu'elle déplorait.

Et les bonnes veillées que nous avons! Quel tapage… Je m'étonne que votre château n'en soit pas ébranlé…

— Non, fit Aube avec un sourd regret, les murs sont épais, on n'entend rien.

— Quand nous sommes trop insupportables, on nous met au piquet, c'est-à-dire les petits à partir d'Antoine; mais quelquefois le patriarche se trompe et nous y passons tous.

Auberte n'osa pas avouer son ignorance du supplice en question, et le piquet se revêtit dans sa pensée des plus séduisantes couleurs.

— Il fait bon ici, je vais prendre mon ouvrage en attendant que Cam se décide à me rejoindre, dit Gillette tirant un tricot gris de sa poche. Nous faisons quarante paires de chaussons. Maman a pris la part d'Edmée, Stéphanie aidera Camille qui est paresseuse comme un loir. Nous avons nos quarante paires à fournir avant la fin du mois, c'est pour les élèves d'un orphelinat agricole qui est annexé à l'école de Pascal. Quand je pense à ce que nous aurons à faire ici, où il n'y a pas d'ouvroir; tout est à organiser, si les gens s'y prêtent. Qu'est-ce qui vous pétrifie? Est-ce que vous n'avez jamais rien fait?

— Mais si, dit Aube, j'ai mon ouvrage à la maison, du filet. Je fais beaucoup de filet, quand je travaille. J'ai tricoté aussi une brassière pour l'enfant de notre jardinier; mais, dit-elle avec découragement, les bras du poupon n'ont jamais voulu entrer dans les manches.

— Et alors, dit Gillette très égayée, vous avez repris votre filet perpétuel. Il faudrait qu'Hugues vous entendît. Vous tirez la navette, ou bien vous allez vous asseoir au cimetière.

Je comprends que vous ayez l'air un peu somnambule; le patriarche prétend que vous êtes une petite mangeuse de lotus.

A cet instant, une fillette, qui passait dans le chemin avec une chèvre, s'arrêta peureusement sur un signe d'Auberte.

— Bonjour Zoé, fit Gillette avec entrain. Quand viendras-tu arracher l'herbe de mon parterre et gagner ce que je t'ai promis?

— Elle ne veut pas, répondit la petite à demi tournée vers Aube, comme si c'était la jeune princesse de Menaudru qu'elle désignait par cet elle rancunier.

— Ta nourrice ne veut pas? demanda Gillette.

Zoé refusa de répondre.

— Vous connaissez donc Zoé? demanda Aube.

— Je l'ai rencontrée qui pleurait, dès le premier jour de mon arrivée.

— Je ne sais ce qu'a cette enfant, à pleurer toujours, reprit
Auberte. Elle est souvent indocile.

Elle s'arrêta, considéra avec pitié la minuscule coupable aux allures mornes et lourdes, aux cheveux plantés bas, aux yeux couleur de fumée. Elle se raidit pour poursuivre sa remontrance.

— Je ne suis pas contente de Zoé, parce qu'elle est sale et qu'elle jette des pierres aux autres enfants.

Zoé avança brusquement sa main comme une patte de chat sauvage, mais elle se retira aussitôt et s'éloigna, bondissant derrière sa chèvre.

— Quelle misérable petite bambine, fit Gillette méditativement; il en tiendrait quatre comme elle dans les robes usées de Camille.

— Zoé n'est si malheureuse que par sa faute, répliqua Aube avec une paisible assurance. C'est ma petite protégée. Ses parents sont morts; elle a été recueillie par une brave femme qui l'élève et à qui je donne une pension.

— Une brave femme? En êtes-vous certaine? Zoé ne va pourtant ni à l'école, ni au catéchisme. Le chagrin et la faim sont écrits sur la figure de cette petite. Elle a l'air irascible, j'en conviens, mais pas méchante, et j'ai aperçu la femme dont vous parlez.

— Déjà? dit Auberte qui s'effrayait presque de voir Gillette, après six semaines de séjour, plus au fait qu'elle-même des particularités du pays.

— Oui, elle s'appelle Hermance. Cela ne me surprendrait pas qu'elle batte la fillette et qu'elle l'affame.

— Oh! s'écria Auberte suffoquée.

— En cette minute même, peut-être qu'elle la bat pour lui prendre l'argent que vous ne lui avez pas donné.

Aube étendit le bras pour repousser cette vision.

— Mettez-vous à la place d'Hermance, poursuivit l'impitoyable Gillette. Comment une paysanne avide et sans aucuns principes religieux n'aurait-elle pas envie de donner à l'enfant, au lieu de tartines beurrées qui lui reviendraient très cher, un grand nombre de taloches qui ne lui coûtent rien et lui procurent une détente salutaire?

Et Gillette se trémoussa comme si elle avait bonne envie de s'accorder sur l'heure, et aux dépens d'Hermance, la consolation qu'elle venait de mentionner.

— Je fais ce que je peux, dit Auberte avec douceur: je n'ai pas que Zoé, je m'occupe encore de l'asile.

— Oui, vous entrez en petite princesse imposante près des marmots bouche bée. On vous montre les plus sages, vous leur donnez un bonbon sans même embrasser les mieux lavés, et vous sortez au milieu de leurs révérences.

— Vous m'avez vue? s'écria Aube divertie et impatientée par l'exactitude du tableau. Mais mes vieilles à qui je fais l'aumône…

— La vieille Catherine, par exemple, dans la hutte malsaine de laquelle je gage bien que vous n'êtes jamais allée.

— Olge ne passerait pas dans le chemin qui conduit chez
Catherine.

— Et c'est là ce qui vous arrête?

Elle considéra les petits pieds idéalement chaussés, étendus languissants sur l'herbe et qui semblaient si peu faits vraiment pour de rudes sentiers, et elle s'adoucit pendant qu'Auberte se contraignait à dire:

— Vous ne savez comme c'est difficile d'aider les gens.

A qui le dites-vous? fit Gillette qui, cette fois, se remit à rire. Ne sommes-nous pas menacés de mort en ce moment, parce que le patriarche veut donner de l'ouvrage aux hommes de la montagne? Oui, de mort, ne vous bouleversez pas, dit-elle, riant toujours. Le patriarche a le projet d'établir une scierie qu'il dirigera lui-même. Rien ne lui sera plus aisé puisqu'il était ingénieur de la grande maison Devaine. Mais ce plan heurte les principes de certain pêcheur braconnier qui se croit des droits exorbitants sur la rivière dont le patriarche utilisera les eaux, et nous voilà toute la dynastie Jaux sur les bras.

— Oh! les Jaux, fit Aube, prenez garde! ce sont des gens très dangereux; ils se sont retranchés derrière le grand ravin où personne ne peut les poursuivre. Ils forment une sorte de clan à demi-sauvage, on ne les voit jamais; il n'y a guère que le chef Gédéon qui vienne à Mirieux vendre le produit de leur pêche et des corbeilles que font les femmes: mais ils ont si mauvaise réputation, que personne ne leur achète.

— C'est peut-être pour cela, dit irrévérencieusement Gillette, qu'ils sont contraints de braconner. En tout cas, Gédéon nous a fait déclarer la guerre par l'intermédiaire d'un garde; puis il est venu lui-même. Edmée et moi étions là.

— Vous n'êtes pas mortes de peur?

— Quelle poltronne vous faites! Que nous peuvent ces pauvres gens?

— Il faudrait vous défendre, le faire mettre en prison.

— En prison? ah! mais non. Nous nous préparons bravement à la lutte. Cet homme protège sa rivière, il ne veut pas que nous troublions les écrevisses et les truites qu'il considère comme sa propriété. C'est à nous de le mettre en déroute, ou de le convaincre.

Auberte, tout à tour indignée et confondue, mais vivement intéressée, ne songeait point à partir, non plus que Gillette.

— Je crois, conclut celle-ci, que ce n'est pas la bonne volonté qui vous manque, mais que vous éparpillez vos efforts; c'est comme une poignée de grains que vous sèmeriez à fleur de terre dans un vaste champ; ils produiraient des épis trop débiles et trop clairsemés pour jamais faire une bonne gerbe.

— Comment apprendrai-je à semer comme vous?

— Oh! il faudrait mon frère Hugues pour vous répondre.

Une gravité singulière se répandit en Gillette, transformant la jeune fille espiègle en une femme réfléchie qu'Aube ne connaissait encore pas.

— Je sais seulement, acheva Gillette, qu'on doit faire aux pauvres du bien moral et matériel, du bien tangible et durable: donner des secours réels, solides, atteindre les âmes et les corps; ne pas se rebuter, ne pas asservir les gens qu'on aide, mais les aider toujours au nom de Celui qui nous apprit à aimer les pauvres.

Auberte soupira: Je n'ai pas assez pensé à ces choses.

— Et vous avez cependant pensé beaucoup. Ah! mon père a bien raison de vous appeler mangeuse de lotus… Il ne veut pas dire que vous ayez absorbé le fameux lotus du trésor de Menaudru, mais que vous aimez à vivre dans les nuages; vous savez que le lotus est la fleur symbolique de l'oubli et du rêve.

Au mot de trésor, Aube avait tourné la tête par un mouvement d'alarme vers la maisonnette fermée, comme murée, qui les dominait du haut de son talus vert et bornait la route par un de ses côtés, sa façade regardant à gauche dans un verger.

— Oui, dit Gillette, je sais: c'est là que demeure la fameuse demoiselle Anne de Mareux; mais je compte sur vous pour me compléter son histoire. C'est une histoire romanesque qui est si bien de votre ressort, que je gage que vous la savez par coeur dans ses plus invraisemblables détails. Je ne vous laisserai pas partir sans que vous m'ayez tout dit. Il est probable que nous ne nous parlerons plus, autant profiter de cette rencontre.

Mais comme Aube, inquiète, regardait toujours la maison au profil morose:

— Rassurez-vous, dit Gillette, il n'y a personne. Tenez.

Et elle s'en alla secouer la petite porte basse de bois plein, percée un peu en avant de la maison dans le mur du clos.

— J'entrerai même pour mieux vous convaincre. J'ai sur moi la clef d'une serre, cela suffira. Je me suis aperçue que, dans ce cher pays que j'aime déjà de tout mon coeur, malgré vous, il existait un unique modèle de clef. Chacun, cultivateur ou vieille demoiselle, — il me paraît que cette dernière catégorie abonde à Mirieux, — possède une clef énorme; chacun a la même et ferme sa porte avec une admirable conviction de sécurité, à moins qu'on ne glisse l'ustensile sous la porte, par le trou qui sert à faire passer le chat. Et en y regardant bien…

Elle se pencha pour explorer la "chatière" qui, suivant l'usage local, s'arrondissait comme une lune ténébreuse au bas de la porte. Mais Aube rappela Gillette.

— Je crois, dit-elle, que Mlle Anne est absente.

Gillette vint se rasseoir.

— Je connais en effet cette histoire, poursuivit Auberte, et je vous la raconterai comme me l'a souvent dite Jeanne. Il y a longtemps, bien longtemps, quand le monde était plus jeune, les vieux rois qui avaient bâti Menaudru avaient amassé là un riche trésor dont il restait, au moment de la Révolution, encore bien des merveilles. Je vois qu'on vous a parlé du lotus, un joyau venu d'Egypte par des voies mystérieuses, prétendent les uns, mais qui, disent les autres, représente simplement notre colchique comtois, qui est une ravissante fleur. Le lotus avait une monture de fer, des pétales de saphir et des pistils de diamant. Ce lotus, ce lotus… dit-elle doucement, rêveusement, comme si elle voyait s'épanouir devant elle la fleur miraculeuse qui avait hanté ses rêves.

— Et, avec le lotus, restaient maints bijoux splendides dont le moindre valait une fortune. Sous la Révolution, le château fut envahi, mis à sac, et le trésor disparut.

Auberte se tut, et ce fut Gillette qui continua:

— Mais, pendant le dernier assaut qui fut livré à l'improviste dans la nuit, Mme de Mareux, la soeur du châtelain, parvint à sortir de Menaudru; le vieil intendant qui l'accompagnait fut tué près de la chapelle, Mme de Mareux s'échappa, emportant un gros sachet de peau d'Espagne. Elle et son sachet gagnèrent l'Ecosse, où elle vécut avec son jeune fils, car elle était veuve. Elle revint en France à la Restauration avec ce fils et l'enfant de celui-ci; mais du trésor, il ne fut plus jamais question: elle nia l'avoir emporté et dit que l'intendant en avait eu seul le secret. En vain son frère, rentré en maître à Menaudru, l'interrogea-t-il avec des menaces: on apprit qu'elle avait vendu à des Juifs d'Angleterre des bijoux de grand prix dont on ne put retrouver les traces. Son fils et son petit-fils vécurent largement à l'étranger et l'on entendit plus parler d'eux jusqu'au jour où Mlle Anne, la fille du dernier Mareux, vint s'établir ici après la mort de son père, dont elle voulait sans doute réhabiliter la mémoire. Mais il paraît qu'à Mirieux, les vieilles histoires conservent leur fraîcheur. Le souvenir du lotus n'est pas aussi oublié qu'on pourrait le croire, une souillure mal définie s'attache au nom de Mareux: Mlle Anne n'a rencontré ici que froideur et presque mépris.

— Et pourtant, dit Auberte, elle est pauvre.

— Elle le paraît, fit Gillette, mais j'ai bien peur que ce soit elle qui nous dépouille de ce qui reste du trésor. Son père était joueur, dit(on; il a dû dissiper; mais ils ont gardé les bijoux compromettants ou d'un placement difficile.

— J'en ai peur aussi, dit Aube comme à regret.

Les deux jeunes filles relevèrent la tête; il y eut une sorte de glissement derrière la haie dont les longues branches flexibles ondulèrent. Aube murmura avec remords:

— Elle était là et nous a entendues…

Elles restèrent longtemps silencieuses; puis la voix d'Aube s'éleva de nouveau, lente et douce:

— J'aime mieux l'autre fin que Jeanne donne à la légende, et qui est peut-être la bonne. Le trésor est enfoui sous terre; et le lotus de Menaudru refleurira quand il sera découvert par une main assez innocente; et qui le trouvera y perdra son bonheur. On dit que ma grand'tante Auberte est morte après l'avoir cherché. Je me demande quelquefois si…

Elle s'arrêta, un doigt levé, dans une attitude un peu mystérieuse, dans l'ombre des arbres qui tombait sur son visage.

— Il me semble que je voudrais retrouver ce lotus…

— Cette fleur malfaisante? dit Gillette en se secouant.

Quel enfantillage! ma princesse de Menaudru, vous en remontreriez à nos babies. Mon Dieu, le soleil baisse, comme le temps s'est envolé… Enfin nous ne recommencerons pas de si tôt, c'est certain. Qu'est devenue Camille? Elle serait perchée sur l'un de ces arbres à nous épier que cela ne m'étonnerait pas. Méfiez-vous de Cam. C'est un malin singe, et elle ne s'est pas réconciliée avec vous. Pour moi, j'espère que vous ne m'en voulez plus. J'ai une grande contrition de ce que je vous ai fait… et de ce que je vous ai dit le premier jour. Je ne pensais pas moitié des méchancetés que je vous débitais, mais le vent de Menaudru m'avait un peu grisée. Vous aviez un air si bon que ça m'exaspérait; je ne voulais pas m'attendrir.

Tout cela vous est bien égal, nous ne sommes plus destinées à nous revoir. C'est fini, n'est-ce pas?

Aube fit un signe affirmatif, tout mélancolique.

— Je me sauve; Hugues va peut-être passer la soirée chez nous. Il fera de la musique avec Stéphanie, piano et violon: c'est lui le violoniste. Alors, adieu, et sans rancune. Moi, je commence à vous pardonner.

Les deux jeunes filles se séparèrent.

Aube rentra par une allée toute garnie d'aiguilles de pin.

Oui, tout était dit: elle ne reverrait plus Gillette ni aucun des Droy; ils lui avaient fait des excuses, elle serait désormais à l'abri de leurs coups. Tout était bien dit, il n'y avait plus de rapprochement possible entre eux, puisqu'ils n'essayeraient même plus de lui nuire. Certes, elle s'en réjouissait; mais, tout en marchant sur Menaudru, elle pensa avec une sorte de consolation que Cam, tout au moins, ne lui avait pas pardonné.

L'après-midi finissait. Mme de Menaudru, assise à sa place habituelle près d'une porte-fenêtre du salon, tenait sa tapisserie. Aube entra, et en même temps qu'elle, comme amenée par la jeune fille, parut une onde d'or pourprée qu'envoya le couchant.

Aube ne prit point sa chaise haut perchée sur des pieds grêles, elle fit glisser sans bruit près de sa mère un large tabouret carré. Elle s'assit sur ce siège bas qui la mettait au niveau des genoux maternels, et elle demeura les mains croisées sur la jupe de la Comtesse, les lèvres un peu entr'ouvertes sans rien dire.

— Eh bien, Aube? fit Mme de Menaudru cessant de tirer l'aiguille.

Elle regarda ce visage délicat, aux tons finement ambrés, qui se tournait vers elle avec une expression d'attente un peu inquiète. Pour la première fois depuis le début de sa courte vie, Aube fronçait soucieusement ses sourcils à la courbe grave, toujours sereine. Mme de Menaudru passa le bout du doigt sur cet arc sombre pour le détendre en répétant:

— Eh bien, Aube?

Aube dit alors de sa voix lente, musicale, dont chaque mot prenait à cette lenteur même un prix singulier:

— Maman, faisons-nous notre devoir?

— Enfant, quelle question! dit la mère sans sourire. J'espère que oui… du moins, nous essayons d'être justes les uns pour les autres, de vivre dignement.

— Ce n'est pas ce que je veux dire, notre devoir envers…

Elle hésita.

— Les pauvres. Croyez-vous!… Croyez-vous que nous le remplissions chrétiennement, en vue de leur vie éternelle, et de la nôtre?

Elle parlait plus bas encore, elle s'était appuyée contre les genoux de sa mère et cachait son visage sur son bras replié.

— Croyez-vous que nos aumônes suffisent? qu'il ne faudrait pas donner plus de nous-mêmes et agir davantage? être différents envers tout le monde, même envers ceux qui ne sont pas pauvres? Ne pensez-vous point qu'en ne vivant pas assez, nous vivons encore trop pour nous?

Elle releva ses yeux troublés sur sa mère, mais un changement soudain se produisait dans la personne passive de la Comtesse; son visage se décomposa, devint d'une pâleur de cendre, elle dit avec une vivacité nerveuse qu'Auberte ne lui connaissait pas:

— Que voulez-vous de moi, que me veut-on encore? Je suis lasse, Aube, je ne peux pas faire plus, et nous faisons beaucoup déjà, plus que tant d'autres.

Son accent trahissait une souffrance, une angoisse véritables, la souffrance et l'angoisse d'une âme engourdie par l'esclavage, mais où subsistait une fibre vivante, sensible, qui vibrait éperdument avec une terreur maladive au contact d'Auberte. L'enfant pensa que c'était cette suite de longues années qui avaient ainsi ployé peu à peu sa mère, qui l'avaient réduite à cet asservissement mélancolique; et elle pensa aussi que le même laps de temps ferait d'elle la même chose et que ce serait peut-être mieux ainsi.

— Chère Aube, reprit doucement la Comtesse, je ne peux pas tenter davantage et je crois que c'est assez. Cela ne suffit-il plus à votre conscience?

Dans les yeux d'Aube, il y avait encore un doute qui ne demandait qu'à être dissipé.

— Vous êtes bonne, dit-elle se pressant de nouveau contre sa mère.

— Chère, n'êtes-vous pas heureuse? N'avons-nous pas fait tout ce qui était en notre pouvoir pour vous plaire?

— Si, oh! si, fit un peu tristement Auberte, vous êtes bonne, vous m'aimez.

— Oui, fit simplement la mère.

— C'est à cause de moi que vous habitez Menaudru, vous et mon père; si je n'étais plus là…

La Comtesse, muette, regarda désespérément autour d'elle.

— Vous partiriez, acheva Auberte, n'est-il pas vrai? Ah! vous m'aimez beaucoup puisque vous ne pourriez pas vivre ici sans moi. Savez-vous, si je mourais, vous donneriez le château à Laurent.

Mme de Menaudru lui mit la main sur les lèvres et murmura, mais d'une voix presque paisible:

— Vous vous marierez, Auberte, et votre mari aura Menaudru.

Aube secoua la tête.

— Vous avez déjà refusé deux ou trois partis que votre père et moi avions jugés acceptables quoique vous soyez encore jeune; mais nous désirons vous établir de bonne heure: ce jeune baron de Paux vous semble destiné. Vous vivriez ici avec nous, il serait notre second fils.

Aube s'était levée; sans une rougeur aux joues, elle dit en secouant toujours la tête avec douceur:

— Non, je ne marierai pas.

Et elle quitta la pièce.

Le soir, quand elle fut couchée dans son lit aux minces colonnes, — et, comme elle était fatiguée, elle se coucha avant la nuit tardive d'été, — elle pria Jeanne de laisser ses fenêtres ouvertes et elle demeura longtemps éveillée pendant que le crépuscule tiède et embaumé entrait dans sa chambre, avec des odeurs de sapin et de feuillage.

Tout était silencieux au château, et, dans la grande paix de Menaudru, elle entendait distinctement des bruits de voix monter d'une cour voisine. Cette cour était toute proche, mais une infranchissable barrière en séparait Auberte.

Il y avait entre Aube et les autres, sa vie et la vie des autres, un mur transparent, mais si froid, si épais, qu'elle ne pourrait jamais le franchir.

Son oreille percevait les ébats des jeunes Droy, jusqu'au son de leurs pas sur les feuilles tombées ou le sable. Ils devaient jouer aux raquettes: elle s'imaginait entendre le volant glisser dans les branches comme un être ailé, mystérieux. Une harmonie s'éleva, piano et violon unirent leurs accords qui n'interrompirent point le passage rythmé du volant dans les feuilles. Hugues jouait avec Stéphanie, les deux instruments se fondaient avec une rare perfection, le violon plus entraînant, le piano plus savant, tous deux aux sonorités nobles, à l'expression large. Et Aube, sans toutefois s'endormir, ne sentit plus dans sa couche la pesanteur lassée de son corps frêle; elle sombra dans un anéantissement bienheureux sous le souffle nocturne qui l'effleurait et qui, par instant, ramenait comme une vague légère, caressante, ses cheveux sur son visage immobile.

IV

Pendant les semaines suivantes, le bruit des exploits de la tribu se répandit dans toute la contrée que les Droy sillonnaient à pied, à bicyclette, en voiture, ou même en ballon, deux des garçons ayant essayé ce dernier genre de sport dans un appareil de leur invention, qui aurait été très ingénieux s'il n'avait crevé sur la tête d'une notabilité locale.

Ils se répandaient dans le pays, prétendaient les gens atrabilaires, comme une horde de sauterelles.

Mais ces sauterelles, à part quelques insignifiantes déprédations, ne mettaient jusqu'ici que leur propre existence en danger, et semaient des bienfaits sur leur tumultueux passage.

Leurs générosités prenaient bien parfois des formes excentriques, quand, par exemple, ils desséchaient eux-mêmes la mare qui donnait les fièvres aux enfants d'Adine, ou qu'ils rebâtissaient de leurs mains la maison de la vieille Catherine, et rendaient la vieille à moitié folle à son retour de l'hôpital dans sa bicoque transformée.

Par exemple, il était avéré qu'ils avaient enfermé le chat de dame Hermance dans une courge monstrueuse, orgueil de son jardin, qu'ils n'avaient pas craint de creuser jusqu'à l'écorce; quand dame Hermance appela son chat, le chat ne bougea point, mais la courge vint à sa maîtresse, toute roulante et titubante, ce qui lui donnait l'apparence ridicule et terrifiante d'une courge ivre. Le patriarche paya la courge qui avait une grande valeur, il paya les terreurs de Mme Hermance et celle du chat qui n'étaient pas médiocres, les dégâts du jardin qui valait une fortune, et le scandale qui était incalculable. Les parents admonestèrent les coupables et apprirent, incidemment, qu'il avait été question d'enfermer dans la courge les babies qui, témoins de l'aventure, avaient envié le sort du chat et voulu s'associer à cette manifestation en faveur de Zoé contre Mme Hermance.

Les chroniques plus ou moins fantaisistes qui parvenaient aux oreilles d'Auberte, ne détournaient point la jeune fille des pensées que Gillette avait éveillées dans son esprit, et que sa conversation avec Mme de Menaudru n'avait fait qu'assoupir. Quoi qu'Aube voulût tenter, elle aurait à le faire seule, l'adjuration de sa mère lui avait été une réponse péremptoire. Aussi aurait-elle voulu en reparler à Gillette.

Oui, elle aurait voulu revoir Gillette, l'entendre, s'il le fallait, accuser et railler la jeune princesse aussi surannée que son antique palais; mais la revoir, respirer cette atmosphère qui semblait l'entourer et qui causait à Aube une sorte de naissant vertige.

Le matin, M. et Mme de Menaudru étaient partis pour Vichy, où le Comte devait faire une saison. Laurent les avait accompagnés et il les installerait là-bas avant de revenir près d'Auberte dont, pendant un mois, il aurait seul la garde. Jeanne s'était réveillée avec un accès de rhumatisme qui la clouait dans sa chambre, Aube était donc encore un peu plus libre que de coutume.

Elle se sentait magnétiquement entraînée vers la Maison. Naguère, il lui suffisait de regarder le jardin depuis le vieux mur, près du sapin à la voix murmurante; à présent, elle avait besoin de voir la Maison elle-même, et ses habitants si faire se pouvait; et elle pensa à monter au moulin.

Ce moulin qui ne justifiait guère son nom puisque, de mémoire d'homme, on n'y avait jamais rien moulu, était une grosse tour carrée, encore solide, qui touchait presque à la Maison. On y entrait par une cour de Menaudru; mais la façade qui donnait chez les Droy avait une porte depuis longtemps condamnée, car le moulin appartenait au château sans partage.

Aube pénétra dans la lourde construction qui ne servait plus que d'abri aux outils de jardinage. Elle gravit l'escalier en échelle qui conduisait à l'étage supérieur. Elle haletait, il lui semblait faire quelque chose de pas très bien, d'un peu honteux même, qui tenait du métier d'espion; mais elle ne pouvait pas vaincre un irrésistible attrait.

Ce premier étage n'était qu'un grenier vide et ténébreux; le pas d'Auberte laissait sur le plancher comme un sillon dans la poussière; Auberte poussa à tâtons le verrou d'une porte et ouvrit. Elle reçut en plein visage un flot d'air et de grand jour. Elle s'avança avec précaution après avoir refermé. Le poste d'observation qu'elle avait choisi était périlleux; c'était, en réalité, une sorte de logette très étroite, semi-circulaire, qui avait dû contenir autrefois quelque statue de saint, et que l'enchevêtrement d'une grande bignone fleurie séparait seule du vide en formant, de chaque côté de la niche, une draperie retombante. Mais quelle place aurait été mieux appropriée au dessein d'Auberte? Le moulin faisait angle avec la Maison sur le jardin; comme il était peu élevé, Aube se trouvait au-dessus du rez-de-chaussée: elle voyait, elle eût touché presque, sur l'espace dallé qui précédait la maison, une table rustique, des sièges d'osier, des pliants brodés de couleurs vives groupés comme pour une amicale causerie, parmi les grands fuchsias, les géraniums récemment placés et déjà vigoureux, et les vieux rosiers rouges aussi récemment élagués, treillissés librement et à l'aventure contre leurs supports branlants.

Sur la table, il y avait une vaste corbeille à ouvrage pleine de menus objets de lingerie en voie de raccommodage ou d'exécution, des livres ouverts, un album à dessin, et, tout autour, les jouets des babies, les raquettes et le volant de Camille. Elle dominait aussi un salon gai et clair avec ses larges meubles commodes, recouverts de toile à fleurs, une chambre d'amis toute simple, toute fraîche, aux rideaux de cretonne bise semée de corail, une très grande bibliothèque qui devait être le lieu de réunion par excellence; Aube y remarqua une quantité de tables, un piano à queue et des fleurs à foison jusque dans l'âtre de la cheminée où des grappes de cytise tardif s'écroulaient en cascade. Tout cela avait un aspect d'intimité active, gracieuse, qui alla au coeur d'Auberte.

Cette partie de la Maison semblait déserte, presque abandonnée. Tout le monde était probablement allé à la gare reconduire le fils aîné qui repartait ce matin; en tout cas, il n'y avait personne dans les pièces, personne dans le jardin qui déployait, à quelques pas de là, ses premiers ombrages. Auberte entendit bien un bruit, comme un craquement, mais c'était dans le moulin même qu'il s'était produit, provoqué sans doute par le passage de quelque rat effronté sur une planche vermoulue.

Décidément, Mme Droy et ses aides avaient fait miracle: au bout de cette courte période, l'installation de la famille était aussi complète que celle des plantes dont on avait garni le jardin. En relevant les yeux, Aube voyait encore, par les fenêtres grandes ouvertes, plusieurs pièces du premier étage, entre autres une salle d'étude où cahiers et livres s'amoncelaient sur différents pupitres en un studieux et pittoresque désordre; les murs, blanchis à la chaux, étaient tapissés de cartes géographiques, de tableaux noirs qu'enjolivaient des signes algébriques de cabalistique apparence, et des calculs compliqués dont les chiffres parurent à l'oeil méticuleux d'Aube fort biscornus. Et dans ce sanctuaire de la science qui devait être l'antre des garçons, traînait un chapeau de jardin pareil à celui de Gillette, mais qui semblait plutôt le frère cadet du sien.

Et il y avait encore une chambre riante, si gaiement arrangée qu'elle portait pour Aube le nom de Gillette tracé en gros caractères sur ses murs. Près du lit laqué blanc de Gillette, tout près, dans une promiscuité frileuse et tendre, se blottissait un petit lit de cuivre qui appartenait certainement à Camille; et l'étagère à livres, et le petit bureau, et le réveil-matin, et le prie-Dieu… Oh! c'était mal, c'était très mal de la part d'Aube, elle n'aurait pas dû regarder. Mais comment s'empêcher de voir un chat, un gros chat évidemment en fraude, caché sous l'édredon de soie claire qui couvrait le lit de Gillette? Il allongeait sa grosse tête à demi impudente, à demi inquiète, les oreilles tendues, avec un air de friponne ingénuité, si voluptueusement heureux dans son bonheur défendu, qu'Aube croyait entendre un ronron bruyant, irrépressible. Un fichu de linon blanc, artistement jeté sur l'édredon, semblait indiquer une complicité entre Gillette ou Cam et les méfaits de leur favori; Aube eut envie de rire, mais les deux lits voisins lui avaient donné bien plus envie de pleurer.

Mais si, il y avait quelqu'un dans la maison. Une persienne fut poussée, et, dans l'obscurité relative d'une autre pièce, Aube entrevit vaguement les rayons chargés de livres, les tentures foncées et sobres, les quelques bronzes d'un cabinet de travail masculin; une ombre svelte, aux lignes plus classiques que n'en avait la silhouette encore adolescente de Gillette, allait et venait, tournant le dos à Aube; ses mouvements faisaient deviner qu'elle époussetait et rangeait: elle avait même une bien aristocratique manière de se livrer à cette humble occupation.

Aube jugea que ce devait être Stéphanie d'Aumay, l'institutrice; mais elle interrompit ses suppositions, la belle ménagère s'assit sur le premier siège venu et sa robe forma naturellement des plis nobles autour d'elle; elle pencha la tête sur sa main, puis d'un doigt, machinalement, elle effaça quelque chose sur sa joue, et Auberte comprit que l'inconnue pleurait.

Auberte se retira avec une sorte de douleur; elle se trouvait lâche d'avoir cédé à sa tentation, sa conscience sensitive se révolta, la pauvre hermine crut voir une tache sur les splendeurs angéliques de sa robe. Elle ferma les yeux pour ne plus surprendre, même l'espace d'une seconde, le moindre détail de l'intimité qu'elle violait.

Les yeux toujours fermés pour ne plus voir les jolies chambres, les livres ouverts, les lits voisins, le chat, la jeune fille qui pleurait, et les voyant en elle-même plus que jamais, elle se retourna, mais elle ne put rouvrir la porte; elle constata tout de suite qu'une main malveillante avait repoussé le verrou. Aube était prisonnière dans sa logette aérienne que les hirondelles frôlaient en passant.

La famille Droy revint en corps de la gare où elle avait reconduit Hugues.

Les promeneurs rentrèrent en retard pour le déjeuner.

Camille, assise à sa place, attendait patiemment, — au grand étonnement de Mlle Stéphanie, sa compagne de réclusion — qu'il plût aux autres de se mettre à table. Comme Mlle Cam avait été retenue au logis en punition d'un méfait, l'on considéra son attitude exemplaire comme une preuve irréfutable de conversion. Il n'y eut qu'Antoine, son voisin de table, sur les pieds duquel elle trépigna secrètement avec des transports d'allégresse, qui put entretenir des doutes à cet égard. Antoine supporta stoïquement la meurtrissure de ses orteils en espérant que Cam, qui était une fiche mouche bien que douée d'un aiguillon un peu acéré, avait fait quelque bon coup dont il tirerait avantage.

Le départ d'Hugues après une si brève visite répandait un accablement général, le repas fut moins animé que d'habitude, l'apparition d'un gâteau de praline réveilla à peine ces esprits désabusés. Comme la chaleur était trop forte pour qu'on pût circuler, M. Droy proposa de passer sous les rosiers, devant le salon, l'heure de récréation qui suivait le repas. Mais Cam intervint en déclarant que le salon était la pièce la plus chaude de la maison, que les rosiers rouges portaient de petites braises en guise de fleurs, et qu'on ne jouirait d'un peu de fraîcheur que de l'autre côté de la maison, dans la grande cour.

Ils étaient tous trop abattus pour combattre cette opinion hasardée, et ils se rendirent dans la grande cour où ils avaient fait de si belles parties de raquettes pendant qu'Hugues et Stéphanie les favorisaient de leurs concerts.

Chacun s'assit à sa fantaisie sous l'ombre des catalpas.

Mlle Stéphanie était extrêmement calme, l'oeil le plus exercé n'aurait pu soupçonner cette personne correcte d'avoir épousseté ou d'avoir pleuré. Gillette se livrait à un bon petit entretien confidentiel avec Mme Droy au sujet des tabliers neufs des babies, thème sur lequel sa double qualité de fille aînée et de bras droit de sa mère lui donnait une compétence étendue. Elle traitait de telles questions avec une conscience à la fois appliquée et cavalière. Evidemment, Gillette, n'ayant point une âme de petite bourgeoise ni un esprit façonné aux vulgaires et infimes tracas, faisait de son mieux pour s'y rompre et réunissait à la plus grande satisfaction de sa mère.

M. Droy, renversé sur son fauteuil pliant, fumait d'un air pacifique au milieu de son troupeau. De loin en loin, il étendait la main vers un enfant et tirait au hasard d'un air de délectation pensive quelque mèche safran, duveteuse, qui semblait accoutumée à cet exercice. Enfin, toute cette famille de forbans avait mine très bénévole. C'est à peine si deux ou trois garçons, à cheval sur des branches qu'ils taillaient à coups de couteau, envoyaient des éclats de bois et des brins de mousse sur la tête ou dans les yeux de l'assistance.

— Je n'ai pas entendu, ce matin, notre petite princesse passer sur sa mule, remarqua Mme Droy tout en recoiffant l'une des babies, laquelle recoiffait sa poupée avec des mouvements exactement pareils à ceux de sa mère.

— Elle n'est pas sortie, déclara Cam.

— Qu'en savez-vous? demanda Marc qui s'était allongé par terre, position qu'il jugeait indispensable pour reprendre des forces avant une nouvelle séance de mathématiques.

— Je le sais parce que je le sais, riposta Cam.

Elle se disposait à s'éloigner.

— Où vas-tu? cria Antoine en la saisissant aux poignets: il s'était déjà opposé vigoureusement à deux évasions de Cam, il accusait secrètement sa jeune soeur de vouloir le frustrer d'une fructueuse découverte. Cam retomba à terre; elle s'occupa rageusement à arracher de l'herbe jusqu'à l'instant où Gillette, qui en avait fini avec Mme Droy, demanda à Stéphanie si elle ne pourrait pas prendre des branches de bignone pour sujet de sa prochaine aquarelle.

— Oui, l'idée est bonne, dit Stéphanie.

— Et tu trouveras de la bignone contre le mur de la tour, fit
Edmée. Du reste, je vais…

— Non, moi, j'y vais! s'écria avec une complaisance ardente
Camille.

— Nous y allons tous, intercala M. Droy pendant qu'Antoine maintenait Camille pourpre de colère. Il est l'heure de remonter pour les garçons, nous passerons par là. Vous avez pris votre congé du jeudi ce matin, et demain est le jour de votre professeur.

Comme les intonations rapides et décidées de M. Droy avaient le pouvoir infaillible d'obtenir autour de lui l'obéissance, tous les enfants étaient déjà sur pied et chacun se disposait à tourner la maison. Gillette qui, tout en marchant, avait passé son bras autour des épaules de Camille, fut frappée par la contenance égarée de la petite fille. Cam s'efforçait de passer la première comme pour empêcher quelque chose.

— De la bignone, dites-vous? demanda, quand ils furent devant le salon, Mme Droy tout en se dirigeant vers sa table à ouvrage et son installation en plein air: Voilà de quoi choisir. Il faudrait peut-être une échelle, ajouta-t-elle en regardant le moulin. Mais…

Elle s'interrompit, pétrifiée.

— Chut, dit M. Droy, d'un air diverti. Il y a une petite sainte dans la niche.

Ils levèrent tous la tête du même côté et demeurèrent stupéfaits.

Il y avait vraiment une petite sainte dans la niche enguirlandée de bignone. Elle était vêtue de serge blanche; sa grande capeline de surah blanc, rejetée en arrière, nimbait sa tête brune comme d'une immense corolle de fleurs, et les fleurs lourdes, éclatantes, de la bignone mettaient une note de splendeur presque exotique au cadre de sa jeune beauté immatérielle.

Dans l'ombre de la niche, se dessinaient, avec des douceurs d'irréel, son profil pur, sa bouche sérieuse, ses très longs cils abaissés sur sa joue… M. Droy avait dit chut, parce que la petite princesse dormait.

Elle s'était endormie de fatigue dans son attente déçue. Le corps un peu ployé en avant, elle s'était attachée des deux mains à une branche et reposait sa joue sur l'un de ses bras ainsi élevés. Sa grosse natte de cheveux retombait jusqu'au bord de la niche où le ruban de soie crème qui la nouait frémissait comme un invraisemblable papillon. Son poignet, de la même nuance pâlement dorée que son visage, s'avançait à découvert dans la fragilité de sa maigreur, si touchant que les spectatrices réprimèrent un petit sanglot de pitié.

Elle dormait, inconsciente de son attitude périlleuse. L'approche des Droy ne l'avait point éveillée. Et ils la regardaient, paralysés par la même crainte, n'osant ni faire un geste, ni proférer un mot de peur de rompre ce sommeil, de provoquer l'éveil trop brusque qui pourrait jeter Aube dans le vide. Ils n'osaient même pas la quitter des yeux, ils la regardaient avec une persistance désespérée et suppliante, comme s'ils avaient l'espoir de la magnétiser, de la retenir à sa place.

Une tentative s'imposait: pénétrer dans le moulin par la porte qui ouvrait chez eux, monter d'un pas assez subtil pour ne pas éveiller Aube en sursaut… Mais comment ouvrir cette porte depuis si longtemps condamnée, puisqu'on n'avait pas le loisir de faire le tour par le château? Au moment où M. Droy se dirigeait silencieusement vers le moulin, un large souffle venu de la montagne plia mollement les peupliers et les sapins et, s'étendant comme une vague, enveloppa la bignone. Le corps d'Aube suivit le balancement des branches, mais ce mouvement l'éveilla, elle ouvrit ses yeux qui se dilatèrent en une expression de détresse encore somnolente.

Elle était déjà trop projetée en avant pour pouvoir se retenir. Elle n'essaya même pas; sa tête se pencha, ses mains glissèrent le long de son appui qui s'effeuilla sous ses doigts et, sans un cri, elle tomba droit comme un oiseau tué. Elle tomba à leurs pieds, parmi les branches qu'avait brisées sa chute et dont les pétales voltigèrent encore une seconde autour d'elle.

V

Qu'était-il arrivé à Aube? Quel rêve étrange avait-elle fait? Il lui sembla, d'abord, qu'elle revenait lentement, avec effort, à la surface d'un grand abîme dans lequel elle était tombée. Oui, elle était tombée, c'était cela même; la chute lui avait paru profonde, profonde, sans fin. Mais d'où était-elle tombée? Où était-elle? Elle n'en savait rien, c'était une chose qui n'avait pas eu de commencement et dont elle ne comprenait pas la fin; elle savait simplement que tout était encore noir autour d'elle.

Alors, elle voulut passer la main sur son front pour éclaircir ses doutes, elle ne put remuer le bras et souffrit à crier. Elle ouvrit péniblement les yeux. Oh! son rêve n'était pas fini. Ne se figurait-elle pas être couchée dans une chambre toute fraîche, meublée de hêtre blanc et de bambou, aux rideaux écrus ornés de coraux rouges? Et elle croyait, oui, elle s'imaginait voir des branches chargées de petites roses rouges contre la fenêtre, une grande glace longue encadrée de bambou reflétait avec ces roses un morceau du ciel et un pan du moulin avec sa niche suspendue.

C'était bizarre. Aube n'était jamais venue dans cette pièce, et elle en connaissait l'ameublement par le menu. Elle voulut étendre la main pour toucher les rideaux, et la douleur se raviva si aiguë que, de l'épaule, elle gagna tout son corps.

Et elle reconnaissait aussi les personnes qui l'entouraient: Mme Droy et Stéphanie très pâles, Gillette dont toute la fraîcheur rose était partie et qui était presque de la couleur de ses cheveux. Il y avait des trépignements derrière la porte, une voix qui criait à travers des sanglots sourds: je veux! je veux entrer.

Et c'était la voix de Camille.

Le front d'Aube était baigné d'une eau aromatique qui sentait très fort et très bon. Il lui sembla que cette odeur pénétrante était la seule chose qui la retînt en vie, qui l'empêchât de s'abîmer de nouveau dans le néant d'où elle sortait, au bord duquel son âme vacillante hésitait encore.

Mais ses yeux rencontrèrent ceux de Gillette. Gillette tressaillit des pieds à la tête; elle s'abattit sur le lit près d'Auberte; Gillette, l'imperturbable Gillette se mit à sangloter convulsivement, répétant à l'infini dans ses larmes: Elle vit, elle vit, elle vit…

— Elle vit, répétèrent d'autres voix altérées.

Cette agitation ne gagnait point Auberte: elle savait à peine si c'était d'elle qu'on parlait. Pourquoi montrait-on tant d'étonnement à la voir vivante? Avait-elle donc été morte? Elle eut une grande défaillance et murmura:

— Je tombe encore… je tombe.

Mme Droy la souleva dans ses bras pour donner à cette tête tourmentée de vertige l'appui ferme de son épaule. On annonça le médecin et c'était le docteur Amaux, le médecin de Menaudru. En revoyant cette figure revêche et rasée, Aube se sentit ramenée un peu dans la vie ordinaire; le docteur était un être connu de son monde à elle, et sa voix allait mettre fin à tout ce brumeux cauchemar.

Mme Droy, Stéphanie, Gillette demeurèrent dans la chambre. Le docteur examina Aube en répondant aux questions anxieuses de Mme Droy par petites phrases sèches et coupantes comme sa personne.

— Oui, Mme de Menaudru est absente, à Vichy, et qui mieux est, elle ne pourrait pas revenir. Le docteur venait d'être informé par un télégramme que M. de Menaudru avait été pris d'une de ses plus violentes crises de foie. Quand le domestique de la maison avait rencontré le docteur, celui-ci montait précisément avertir Mlle de Menaudru que son frère, retenu par la maladie du Comte, ne rentrerait pas avant quelques jours.

— Vous la garderez, conclut-il délibérément. Rien d'autre à faire.

Mme Droy, qui tenait dans ses mains les petits doigts glacés d'Auberte, baisa à la dérobée les cheveux humides de l'enfant comme si elle confirmait dans son coeur, et d'une façon plus tendre, l'arrêt porté par le médecin.

— Ah! nous y voilà, ce n'est rien du tout, ne nous pâmons pas, poursuivit le docteur.

Ces derniers mots s'adressaient peut-être à Aube qui venait de pousser un gémissement.

— Elle aurait pu tomber du clocher sans plus de dommage. Comment voulez-vous que des os si souples et si légers se brisent plus qu'un duvet?

Quoi qu'il en fût, Aube avait l'épaule démise et il fallait la lui remettre ainsi que l'annonça vivement le docteur.

Soudain, au milieu de ces étrangers, dans cette maison inconnue où elle allait avoir une grande souffrance physique à affronter, et en pensant à sa mère loin, si loin, dans l'impossibilité de revenir, Aube eut peur; une impression amère de délaissement tomba sur elle à se sentir ainsi séparée de tous ceux qui l'aimaient, échouée sans force, impuissante, sur ce lit d'emprunt, entre ces gens qui l'avaient en leur pouvoir, à leur merci, et qui faisaient autour d'elle d'inquiétants préparatifs, qui prenaient des dispositions comme s'il s'agissait de quelque sanglant sacrifice dont Aube allait être la victime. Par le geste qui lui était familier devant tous les périls, Aube ramena son bras droit sur son visage pour s'en voiler les yeux.

Cependant le docteur, en bon général, avait placé ses aides de camp en leur donnant les plus minutieuses instructions sans oublier l'ordre de ne point se pâmer.

Que personne ne se pâme… C'était le souci dont il avait contracté l'habitude durant ses trente années d'expérience. Les syncopes, quand il avait affaire à des femmes, étaient un ennui qu'il voyait toujours suspendu sur sa tête, et qu'il s'efforçait sans cesse de conjurer par ses recommandations.

— Fort bien, dit-il d'un air de plaisir tout professionnel. Que Mme Droy et Mlle Gillette restent comme je leur ai indiqué. Pour Mlle Stéphanie, c'est tout ce qu'elle pourra faire de me porter ce flacon et de ne pas tomber à la renverse: ne vous fiez pas à ces apparences sévères. Tout ira bien. Maintenant, il me faut quelqu'un de sûr pour tenir ce mauvais bras.

— Gillette, dit Mme Droy, appelle ton père.

Gillette n'obéit pas, elle faisait de la tête un signe, Aube s'attachait à elle avec une indicible détresse de pauvre être abandonné.

— Ton père, répéta Mme Droy.

Les doigts d'Aube eurent le même frémissement qui implorait.

— Non, dit Gillette, ce sera moi.

Le docteur affairé au milieu de bandages se retourna brusquement.

— M'aider?… Vous?… allons donc. Vous vous pâmerez. Vous ne serez pas assez forte.

Les larmes de Gillette avaient séché, son visage toujours sans couleur annonçait une résolution virile.

— Je serai assez forte, répondit-elle, et je ne m'évanouirai pas, je vous le jure.

Il happa au vol le poignet de la jeune fille et le fit plier sans sa main. Mais cet examen le satisfit, car il dit: Allons, allons! — et lui montra comment elle devait s'y prendre.

Il commença sa cruelle besogne sans plus tarder, sans prolonger d'une seconde l'appréhension d'Auberte. Au moment décisif, tout le corps d'Auberte se souleva, protestant éperdu contre son martyre. Dans l'âpreté d'une douleur brutale, elle cria d'une voix enrouée: oh! mon Dieu… Maman, maman!

L'appel d'Auberte traversa comme une flèche la maison silencieuse; il n'y en eut pas d'autres. C'était fini, Auberte se taisait, anéantie, une sueur froide au front, et la même rosée de mort glaçait le front de Gillette impassible.

C'était fini, c'était fait et remarquablement fait, le docteur s'en serait frotté les mains si sa nature acerbe avait connu de pareilles expansions. Une sorte d'allégement se répandit dans la maison que l'appel brisé, rauque, d'Aube avait consternée. Si elle avait pleuré, gémi, avant ou après, ils n'auraient pas eu tous les entrailles ainsi remuées; mais ce cri unique et ce silence… Enfin, Aube ne souffrait plus, elle s'engourdissait dans un épuisement navré. On l'avait installée pour la nuit, sa potion calmante était prête, Stéphanie, qui était tout au moins au moins une garde émérite, veillerait à tour de rôle avec Mme Droy, Jeanne étant encore trop invalide pour quitter le château.

Auberte ne réclamait pas beaucoup de soins. La fièvre sema d'abord son sommeil d'hallucinations. Elle croyait toujours tomber, tomber, sans heurt, sans secousse, et il lui semblait toucher le fond quand on l'éveillait pour renouveler son pansement ou lui mouiller les lèvres.

Elle entendait sans cesse un bruit de grelots, très faible, très doux, qui s'éloignait: les grelots d'Olge sonnaient avec une précision de vérité à son oreille; ils finirent par la bercer, sa fièvre céda et, le lendemain, elle eut une journée somnolente, mais tranquille. Elle se montrait docile et restait sérieuse; elle suivait d'un oeil indéfinissable Mme Droy, Stéphanie, Gillette, quand elles évoluaient dans la pièce comme des ombres amies; elle trouvait que Mme Droy avait grand air sous ses manières simples, nettes et diligentes.

Ce qui étonnait un peu les Droy, c'est qu'Auberte, bien qu'en pleine connaissance, gardait le silence et n'avait plus demandé sa mère. Mme de Menaudru, avertie en même temps par M. Droy et le docteur, annonça enfin son arrivée.

— Mais votre père est toujours souffrant et je crains qu'elle ne puisse rester, dit Mme Droy à Aube en lui communiquant la nouvelle.

Aube ne répondit que par un mouvement des paupières.

— Chère enfant, ne vous lèverez-vous pas pour la recevoir?

On exhortait souvent Aube à essayer ses forces, à s'asseoir dans son lit. Mais non, elle ne pouvait pas, elle était trop lasse, c'était la réponse de son regard patient, pathétique.

Il était tard, les aînés de la famille avaient attendu pour souper le retour de M. Droy qui avait fait un court voyage. Les enfants étaient couchés; Mme Droy, après avoir embrassé Auberte, rejoignit les siens. De la salle à manger, venait une rumeur joyeuse, contenue par égard pour Auberte, qui décelait le retour toujours fêté du père. Par surcroît de précaution, Mme Droy, en s'éloignant, ferma une double porte et Aube n'entendit plus rien.

Elle resta seule, le bouton d'un timbre à portée de son doigt, mais elle n'aurait à appeler personne; pour la première fois, elle se sentait presque bien.

Sa chambre ouvrait sur le salon et, dans la demi-nuit, elle entrevoyait, comme une très longue perspective, la pièce pleine d'ombres. Elle n'avait pas voulu de lumière, mais il y avait un peu de feu dans la cheminée; les boutons innombrables des rosiers rouges obstinés à fleurir frappaient contre les fenêtres closes.

Aube respira longuement, essaya un mouvement pour se prouver que son épaule n'était plus qu'endolorie. Elle éprouvait une excessive faiblesse qui n'était pas sans douceur, mais elle n'était pas encore capable de supporter un voyage, et sa mère ne pourrait l'emmener. Que déciderait-on? Elle se retourna dans son lit qui lui paraissait bon, renversa la tête sur l'oreiller et pria pour que son père souffrît moins cette nuit, et que sa mère eût une heureux voyage.

Elle vit un petit fantôme blanc traverser le salon et s'arrêter, indécis, devant sa chambre. Intriguée plutôt qu'effrayée, elle avança la main sur son timbre, mais ne sonna point. Le petit fantôme entra sans aucun bruit, puis soudain s'envola. Le feu baissa et la pièce fut toute noire.

— Qui est là? dit Aube.

Pas de réponse, qu'un soupir qui semblait trempé de larmes.

— Qui est là? dit Anne un peu plus haut.

Alors, de nouveau, le rayon blanc glissa près d'elle, comme un flocon de neige, et s'arrêta devant son lit.

— N'ayez pas peur, c'est moi, ce n'est que moi, répondit une voix tout étouffée.

Un tison se remit à flamber dans l'âtre, et, sous cette clarté, Aube vit Camille en chemise de nuit, pieds-nus, ses longs cheveux jaunes épars sur son corps impalpable. Elle regardait Aube, mais ses grands yeux fixes n'avaient pas de larmes.

— Battez-moi! fit-elle tout à coup, blessez-moi, tuez-moi, faites-moi beaucoup de mal!

Et, sans laisser à Aube le temps de répondre, elle reprit avec véhémence:

— Je le mérite, je le veux! Battez-moi donc… Tenez, voilà mes mains, ma figure. Est-ce que vous n'avez pas la force de me griffer jusqu'au sang? Oh! mon Dieu, s'écria-t-elle avec désolation, elle n'a même pas la force de me griffer. Moi, qu'est-ce que je vais devenir?

Et les paroles, trop longtemps contenues dans sa pauvre petite âme tourmentée, s'échappèrent à la fin pressées et tumultueuses.

— C'est moi qui suis cause de tout, c'est moi qui vous ai enfermée dans la niche. Je vous y avais vue monter; j'avais trouvé moyen d'ouvrir notre porte du moulin; je suis montée après vous; j'ai fermé et j'ai jeté la clef dans un massif. Le diable me tentait. N'est-ce pas que cela vous redonne la force de me pincer très fort? Essayez, n'ayez pas peur que je crie, que j'appelle. Oh! gémit-elle dans un grand élan, depuis que vous êtes tombée, j'ai eu plus de mal que vous ne pourriez m'en faire et je n'ai pas crié.

Le comique de ses lamentations se noyait dans la sincérité de son violent repentir.

— Je n'avais pas l'intention de vous laisser longtemps; non, je vous assure. J'ai voulu aller vous ouvrir, Antoine m'a empêchée. Il ne savait pas, ce n'est pas sa faute. Et moi, je n'osais rien dire, parce que le patriarche était là. C'était affreux, je me sentais plus prisonnière que vous, et, encore, je ne me doutais guère de ce que vous risquiez. Quand je vous ai vue, j'ai cru devenir folle, et quand vous êtes tombée!… Cela a été si long, si long, je n'aurais pas pensé qu'il fallait plus de temps pour devenir vieille. Mais cela ne fait rien. Je me suis punie tant que j'ai pu, j'ai couru tout raconter au patriarche pendant que le docteur était là, puis ensuite à Gillette: ils me détestent trop pour me mettre en miettes. Ils ne me pardonneront jamais et je ne veux pas qu'on me pardonne: ce serait trop bon pour une malheureuse méchante. J'ai essayé de me distraire, j'aurais voulu tomber comme vous, me démettre l'épaule et que le docteur Amaux me la remette. Il n'y a que ça, voyez-vous, qui m'aurait un peu guéri le coeur, et c'est tout ce que je pouvais faire pour vous. Mais voilà, impossible de retrouver la clef de la tour dans les massifs, le bon Dieu me prenait là. Alors je me suis cogné le bras partout, mais il ne devenait seulement pas très bleu. J'ai récité les psaumes de la Pénitence devant votre fenêtre et cela ne me soulageait encore pas, ni vous non plus; et puis, ce soir, dans mon lit, je n'ai plus pu y tenir. Je vous en prie! fit-elle avec explosion, battez-moi… Voulez-vous que je vous donne les pincettes?

— Mais, Cam, mon enfant… dit Aube qui n'avait pas encore eu le temps de respirer sous cette avalanche de paroles, et qui était partagée entre une envie de rire ou de s'attendrir et la crainte que lui causait toujours une fougue si étrangère à sa nature. Mais Cam, ma petite Cam…

— Elle m'appelle sa petite Cam! s'écria l'enfant avec un redoublement d'affliction. C'est comme les grands saints qui bénissaient leurs bourreaux.

— Cam, écoutez, venez là, près de moi; donnez-moi la main…

— Je l'ai donnée à mordre au chien de garde, il n'a pas voulu, sanglota Cam.

— Donnez-la-moi pour que je l'embrasse.

— Non, non, c'est de la méchanceté d'être si bonne, de la mé-chan-ce-té…

— Ecoutez donc. Vous ne savez pas une chose, c'est que j'avais grande envie de vous connaître, de venir chez vous et, sans vous, Cam, je n'y serais jamais parvenue. Il paraît que je n'avais pas d'autre chemin pour entrer à la Maison que celui de la niche, et c'est vous qui me l'avez ouvert, dit-elle en riant.

Ce petit rire affectueux, un peu las, brisa chez Camille les dernières digues: l'enfant fondit en larmes, ses pleurs ruisselèrent sur son petit visage bouleversé.

— Vous le dites par pitié, parce que vous voyez bien que je ne vaux pas vos reproches ni vos coups. Mais vous avez tant souffert… Oh! comme vous avez crié…

Camille prit ses cheveux à poignée et d'en fit, en un tour de main, deux gros tampons soyeux dont elle se boucha ingénuement les oreilles. Les larmes la dominèrent, elle voulut s'enfuir; mais Aube la retint, et surmontant sa faiblesse dans l'urgence de la situation, s'assit sans aide sur son lit et attira à elle l'enfant qui frissonnait de tous ses membres.

— Vous avez froid…

Elle fit glisser Camille sous sa couverture.

— Là, tout contre moi, je n'ai pas mal de ce côté. Alors, Cam, vous ne m'en voulez plus d'être au château.

— Non, non, dit Cam, pleurant à chaudes larmes.

— Toute votre colère contre moi est partie?

— Oui, pardonnez-moi.

Leurs lèvres se rencontrèrent.

Mme Droy rentra, une demi-heure plus tard, dans la chambre d'Auberte avec Stéphanie et Gillette. Stéphanie qui portait la lumière s'arrêta devant le lit, et ses deux compagnes regardèrent avec elle. Auberte et Camille dormaient ensemble, la plus petite dans les bras de l'aînée, étroitement serrées l'une contre l'autre, leurs cheveux confondus sur l'oreiller.

Avec un sourire aimant, Mme Droy prit dans ses bras son démon de petite fille et l'emporta sans l'éveiller.

VI

Décidément, Aube se lèverait pour recevoir sa mère. L'effort lui parut non seulement faisable, mais encore plus facile qu'elle ne l'avait cru. Et, pour qu'elle eût moins encore l'air d'une malade, il fut arrêté que la petite princesse donnerait son audience dans la bibliothèque qui était au rez-de-chaussée comme sa chambre; cette pièce, lieu ordinaire des réunions de la famille, était assez gaie pour préserver de toute ombre lugubre la première impression de la Comtesse.

Le jour de l'arrivée de Mme de Menaudru, après avoir bien installé Aube sur de nombreux coussins, on la laissa se reposer et penser à l'aise au bonheur qui l'attendait. Elle n'eut, heureusement, pas beaucoup à attendre: juste à l'heure que lui avaient fait fixer ses calculs aidés des lumières de Gillette, Mme Droy, digne et affable, pleinement à la hauteur de cette délicate occurrence, introduisit Mme de Menaudru près d'Aube, et se retira.

En regardant sa mère s'avancer, pâle, presque craintive, Aube songea que la chose impossible s'était faite, que l'événement irréalisable était accompli; Aube, établie à demeure chez les Droy comme une enfant de la maison, voyait sa mère y venir en amie.

Puis Aube sentit les bras de sa mère autour d'elle, et, contre son visage, le contact de ce doux visage, blanc et fané, qui lui parut tristement amaigri, et elle oublia tout dans la joie de cette réunion. Après les premières effusions, — ce furent des effusions peu exubérantes, presque muettes, mais Aube devinait chez sa mère la palpitation d'un sourd émoi, — Mme de Menaudru s'assit, non pas comme le lui demandait un geste caressant de sa fille, sur la chaise longue où le corps ténu d'Aube lui laissait ample place, mais dans un fauteuil, ainsi qu'il convenait à la châtelaine de Menaudru.

C'était une châtelaine encore bien troublée qui tenait avec précaution la main d'Auberte, examinait l'enfant avec des yeux d'angoisse mélancolique, presqu'avide.

Auberte dit tout à coup:

— Ainsi, maman, vous n'êtes pas venue?

— Comment? Me voilà.

Aube eut un petit mouvement soucieux.

— Non, quand je suis tombée, quand on m'a remis l'épaule. Je vous ai pourtant appelée…

— Comment l'aurais-je pu, enfant? je n'étais pas avertie.

Et elle parla précipitamment du Comte, toujours alité, auprès duquel elle avait laissé Laurent, puis de son voyage, de détails presque insignifiants. Mais elle s'interrompit, et, tout bas:

— Cela t'a fait mal, très mal? demanda-t-elle.

Elle penchait la tête vers Aube, l'interrogeant avec une curiosité poignante.

Mais, vite, elle reprit:

— Non, non, ne dis pas, c'est passé. C'est passé? répéta-t-elle en une question tremblante.

— Oui, mère.

— Qu'allons-nous faire? Je ne peux pas rester à Menaudru, et vous ne pouvez guère voyager. Voter père a besoin de moi.

Ce double souci qui l'avait hantée creusa un pli plus accentué parmi les rides de son front.

Comme Aube ne répondait pas:

— Est-il vrai, fit-elle incrédule, que vous resteriez à la
Maison en attendant notre retour?

Aube fit un signe rapide d'assentiment, et elle ajouta:

— Seulement, revenez bientôt.

— Oui, dès que possible. La famille Droy a été au-dessus de tout éloge: elle réclame comme une faveur de vous garder; c'est, — dit Mme Droy, — la seule compensation qui puisse diminuer leurs regrets du tort bien involontaire qu'ils vous ont fait.

Elle répéta en un murmure: au-dessus de tout éloge… soupira et reprit:

— J'arrangerai cela avec votre père. La correspondance que nous avons forcément échangée avec les Droy a déjà aplani bien des obstacles, votre père change d'opinion à leur égard et il nous accordera plus de liberté.

Elle continua d'une voix incertaine:

— Chère, quand nous serons rentrés à Menaudru avec vous, vous pourrez revenir quelquefois à la Maison, si cela vous tente.

— Maman…

L'éclair des yeux bleus d'Aube parut causer à la mère en même temps plaisir et peine. Elle poursuivit:

— Mlle Stéphanie d'Aumay offre de vous donner quelques leçons pour vous distraire. Vous vous joindrez de loin en loin à ses élèves. Le docteur n'a cessé de nous écrire que vous aviez besoin de distraction, de diversion, qu'il fallait à tout prix amener de la jeunesse autour de vous. Si vous trouvez des amusements ici…

Elle regarda d'un air de doute autour d'elle, puis elle murmura:

— Aube, vous vous êtes donc bien ennuyée avec nous?

Sa voix résonna si résignée, si douce, qu'Aube en eut le coeur meurtri.

— C'est bien, c'est bien, enfant, vous reviendrez à la Maison. Laurent vous accompagnera quand il sera nécessaire, car, pour moi, je ne saurais quitter le Comte.

Elle repartit dans la journée même; cette sanction inattendue de ses parents fit goûter à Aube plus de sécurité dans le bonheur, encore un peu surpris, qu'elle éprouvait de son séjour à la Maison.

La convalescence d'Aube marcha avec toute la cérémonieuse lenteur qu'on devait attendre d'une jeune personne si pondérée. Elle fit tant de façons pour reprendre de l'appétit et des forces que Gillette, impatientée, proposa de lui démettre l'autre épaule pour la secouer et lui donner l'énergie de guérir.

A côté de Gillette, il n'y eut pas moyen pour Aube de s'adonner à cette bien-aimée torpeur qui lui avait toujours été un refuge dans ses maux et à laquelle elle avait rarement eu si belle occasion de recourir. Et ce n'était pas rien que Gillette, mais encore Cam dont la figure s'allongeait dès qu'Aube faisait mine d'aller moins bien ou ne mangeait pas tout son potage, et encore Mme Droy avec sa vaillante activité, Stéphanie dont la tenue irréprochable semblait blâmer bien haut les jeunes filles couchées oisives dans leur lit jusqu'à deux heures, et étendues en robe de chambre sur une chaise longue, le reste de la journée. Les garçons avaient d'incroyables aventures dont il fallait bien savoir le dénouement avant de s'endormir. Les babies ressemblaient à deux petites poupées à roulettes avec leurs robes mi-longues, leurs cheveux blancs dont les mèches prenaient les plus drôles d'envolées autour de leurs têtes rondes: toute la famille les chérissait comme si deux petits enfants eussent été un phénomène exceptionnel dans cette demeure où il y en avait déjà eu neuf, une bénédiction précieuse dont on ne pouvait assez remercier la Providence. Ces babies réclamaient la sollicitude d'Aube pour leur poupée, ou bien, dans un accès de sagesse édifiante, s'asseyaient côte à côte, bien lissées, bien lustrées, comme deux petits chats jumeaux, sur le même tabouret, pour demander une histoire.

Et Edmée qui étudiait, étudiait en se tenant souvent la tête, et Pascal qui achevait sa dernière année dans une école religieuse d'agriculture et faisait quelquefois une apparition météorique le dimanche, et Hugues qui, toujours absent, jouait un rôle si considérable dans la famille… Cet aîné paraissait continuellement présent à l'esprit de tous; du patriarche aux babies, chacun, sauf Stéphanie, prononçait sans cesse son nom: ses lettres répandaient dans la maison une animation nouvelle, et, quoiqu'elles fussent gaies parfois à soulever des tempêtes de rire, provoquaient un zèle extraordinaire, une ferveur d'application et de travail dans tout le troupeau.

Enfin, dans cette demeure, courait un souffle de vie puissante, qui, tour à tour, s'infiltrait dans l'âme d'Auberte ou la prenait d'assaut.

Les Droy étaient certainement les gens les moins dogmatiques du monde, et, pourtant, un mot, une action toute simple de leur part frappait souvent Aube comme d'une lumière. Elle avait alors envie de fermer les yeux et de ramener pour plus de prudence son bras sur son visage.

A la turbulence réveillée des garçons, elle mesurait la contrainte qu'ils s'étaient imposés pour elle, mais elle ne devinait pas quel adoucissement salutaire sa présence apportait dans ce milieu d'ardeur un peu âpre et quelles traces durables laisserait chez eux le passage de sa personne sensitive. Ils la traitaient tous gaiement, comme un jouet fragile qui amuse et qu'on se prend à aimer.

Aube se levait régulièrement, mais elle se confinait volontiers dans sa chambre. Le mouvement de la famille qu'elle sentait à quelques pas d'elle, toute frémissante de travail et de vie, l'étourdissait quelque peu. Une après-midi que les garçons étaient dehors, elle se hasarda dans la bibliothèque où régnait un rassurant silence. Elle ne trouva qu'Edmée qui, assise sur un siège bas près du feu mourant, se tenait la tête à deux mains.

Edmée était une longue fille maigre et distraite, dont le labeur sans relâche apparaissait à Aube comme une sorte d'inexplicable manie.

En entendant Aube, elle ferma son cahier et fit place à la nouvelle venue sur le petit divan qui touchait à la cheminée.

— Vous travaillez toujours, dit Aube.

— Pas pour le moment; je ne viens pas à bout de mon problème et je n'en peux plus.

Elle essayait de sourire, mais on voyait bien qu'elle avait dit vrai et qu'elle n'en pouvait plus.

— Pourquoi vous fatiguez-vous? reprit Aube. Aimez-vous l'étude à ce point?

Edmée secoua un peu ses minces épaules comme pour les décharger d'un trop lourd fardeau.

— Je me figurais l'aimer autrefois, mais je crains d'en venir à la détester.

— Alors pourquoi? fit Aube confondue par tant d'inconséquence.

— Mais j'aide Marc. Est-ce que nous ne le saviez pas? Non?

Oh! sans mon pauvre Marc, j'en aurais fini depuis longtemps avec tout ce fatras. Mais Marc veut s'engager, et mon père ne le permettra que quand mon frère sera bachelier. Marc s'est fait retap… refuser deux fois déjà. Comme j'avais toujours un peu suivi ses études, je lui ai promis de m'y mettre tout à fait, de préparer de fond en comble les examens avec lui, d'être son répétiteur parce que le patriarche qui le fait travailler, le déconcerte. Alors, moi, je suis là pour le faire remonter sur sa bête… le remettre d'aplomb, je veux dire. Et peut-être que je m'abuse, mais je me figure que si je peux tenir bon encore quelque temps, Marc n'échouera pas à la prochaine session.

— De sorte, fit Aube impressionnée, que vous serez bachelier autant que lui, quand même vous n'en demanderez pas le grade. Cela doit être horriblement difficile.

— Parce que j'ai une stupide tête de fille qui comprend avec peine et ne retient guère, dit l'énergique Edmée en se frappant le front pour le punir d'être obtus.

— Vous voyez pourtant bien que Marc qui est un garçon…

— Oh! Marc était buté, et une fois ce mauvais pas franchi, il n'aura pas son pareil. J'ai toujours dit qu'il était au fond de vraie bonne étoffe, dit-elle avec un affectueux sourire à l'adresse de son frère favori. Il avait plus besoin que les autres d'une aide constante pour se plier définitivement à la discipline de tous ses devoirs… religieux et autres.

— C'est donc vous qui l'aurez fait ce qu'il deviendra.

— Moi pour une faible part; je lui prête un peu de ma patience et de ma science, et je ne lui fais pas un brillant cadeau; mais ce n'est pas moi qui lui aurais fourni son brave coeur s'il ne l'avait pas eu naturellement.

Aube, qu'avaient toujours tenue sur la réserve les manières abruptes et le langage pittoresque qu'Edmée devait à son séjour fréquent dans la salle des garçons, à son commerce assidu avec ses frères, Aube sentit fondre ses légères préventions dans une admiration grandissante.

— C'est très beau, Edmée.

— Mais non, il faut bien qu'une inutile fille serve par ci par là à quelque chose.

— Mais ce n'était pas votre devoir.

Edmée eut l'air perplexe.

— Il me semble que tout est mon devoir. C'est bien présomptueux ce que je vous dis là, mais je ne peux pas m'expliquer. Partout où nous pouvons aider un peu, un tout petit peu, n'y a-t-il pas un devoir pour nous? Et puis, ne vous figurez pas des choses: je ne suis guère héroïque, surtout quand j'ai mal à la tête. Il me tarde que Marc soit reçu pour fermer ces bouquins et me reposer à coeur joie, courir, lire, musiquer avec les autres. Et il me tarde aussi de rendre quelque liberté à notre pauvre Gillette, que le soin du ménage et des enfants a tant accaparée depuis que je travaille avec Marc. Elle ne se plaint pourtant pas.

Aube avait remarqué combien Gillette rendait de services à sa mère; avec une persévérance sérieuse sous son air envolé, elle secondait Mme Droy dans sa tâche ardue.

Cela avait souvent causé à Aube une espèce de courbature morale de sentir tous les Droy si actifs autour d'elle, tous s'efforçant vers un but précis; et voilà qu'Edmée et Gillette, avec une simplicité qui doublait leur mérite, rivalisaient d'abnégation pour le bien commun. Qui sait si Cam…

Cam faisait en ce moment même son apparition, affairée, le front chargé de soucis, toute disposée, elle, à convenir que la responsabilité de la maison pesait sur sa tête. Elle demanda néanmoins d'un ton de déférence des nouvelles de la princesse; une fois rassurée sur ce point qui lui tenait au coeur, elle s'écroula dans un grand fauteuil et s'écria en jetant un livre à terre:

— Qu'on ne m'en parle plus. Andersen me tue.

— Andersen? demanda Aube. Vous lisez le danois?

— Non, l'allemand, dit Gillette faisant à son tour une entrée en coup de vent. Les membres de la tribu disséminés aux points les plus divers de la maison finissaient toujours par aboutir dans la bibliothèque.

— Comment ne pas savoir l'allemand malgré soi avec une nuée de frères qui s'escriment là-dessus depuis l'enfance. Achdoch-gebrochen, fit Gillette avec des intonations gutturales à renverser un Teuton.

— Du reste, reprit Cam d'un air détaché indiquant qu'elle était fatiguée de fadaises littéraires, j'ai assez lu, même pour un jeudi. Edmée, s'il te plaît, passe-moi mon ouvrage. Il faut vous dire, princesse, que notre premier envoi de chaussons a été glorieusement accueilli et que nous en préparons un autre.

— Il est prêt, ajouta Gillette prenant auprès du feu la place d'Edmée, qui s'en alla porter ailleurs son problème insoluble et sa tête souffrante. Nous n'attendons plus que Mlle Cam qui est en retard. Maman a fixé le dix comme dernier délai; Cam s'est engagée d'honneur à fournir ce jour-là sa dernière paire, et Cam tiendra parole, Cam aura fini, Cam a maintenant des bonnes intentions en quantité suffisante pour paver l'enfer, dit-elle en renversant sur ses genoux Camille dont elle tira amicalement la queue de chanvre.

Mais l'imperturbable Cam trouvait moyen de tricoter la tête en bas, les bras en l'air et aussi un peu les jambes; et la situation excentrique où la maintenait sa soeur n'empêchait pas plus le jeu de sa langue que celui de ses doigts, car elle dit:

— Nous complotons d'approvisionner cet orphelinat d'une foule de bonnes choses chaudes, et nous gagnerons de l'argent pour acheter la laine. Nous avons bien tressé des paillassons tout un hiver avec de vieilles cordes pour payer un peu de l'admission d'une vieille femme dans un asile. Et après s'être moqués de nous, tous les grands s'y sont mis; Hugues était le plus habile. Jamais nous n'avons tant ri que cette année. On s'asseyait par terre à la turque dans une salle basse, et il n'y a rien de si réjouissant que de s'asseoir par terre. Un jour que la patriarche y était aussi, une nouvelle femme de chambre a introduit là par erreur un monsieur excessivement distingué qui mourait d'envie d'épouser Stéphanie.

— Cam! fit Gillette.

— Je sais ce qu'il en était, il faisait des yeux mourants. Si vous aviez vu sa figure quand il nous a trouvés par terre, tout poussiéreux et éternuants dans notre chanvre… Stéphanie arrivait en même temps avec son bel air, resplendissante dans son col propre, en se chapitrant pour s'obliger à nous gronder ferme et à nous faire honte d'être si sales; oui, elle se chapitre quand il faut qu'elle nous gronde. Il allait lui parler comme à la seule personne qui gardait son bon sens au milieu de notre insanité. Quand elle a vu ça — chère Stéphanie, comme je l'ai aimée — elle s'est assise sur ses talons comme une carmélite et elle a réclamé de l'ouvrage; et le pauvre M. Gaston n'a plus eu d'autre ressource que de nous aider; il est parti à la fin bien déconfit. Hugues a pris pour lui le paillasson que Stéphanie avait terminé et je l'ai vu jeter au feu la natte de Gaston, qui était difforme.

— Mais Cam, mais Cam, fit Gillette alarmée par la révélation d'une perspicacité si précoce.

— Gaston n'est pas revenu chez nous. Je n'en aurais point voulu, ce n'était pas pour que Stéphanie le prenne. Moi, ce que j'en dis, c'est pour montrer à Aube que nous sommes venus à bout de notre vieille, c'est-à-dire de lui acheter une place dans l'asile. C'était temps, nous avions les doigts usés.

Gillette se leva, remit Cam sur ses jambes et envoya la petite fille goûter, puis elle versa dans un verre le vin jaune fortifiant qui composait la collation d'Auberte et le porta à la convalescente. Pendant que celle-ci buvait, Gillette ramena la couverture sur les genoux d'Aube, consolida ses coussins, renoua la cordelière de soie qui aurait dû retenir les plis de sa robe de chambre.

— Il doit vous tarder, dit-elle en riant, d'en avoir fini avec moi et de pouvoir vous servir vous-même?

Aube hésita et dit avec effort:

— Même quand je ne suis pas malade, c'est toujours Jeanne qui me coiffe et m'habille.

— Impossible! N'avez-vous pas honte d'être un tel baby?

Aube, fatiguée, s'appuya davantage sur son coussin et garda le silence. Gillette contempla malgré elle cet être languissant et si pur. Aube murmura:

— Dites-moi comment vous vous y prenez pour être utile. Parlez-moi de cela, voulez-vous?

— Pour vous distraire? S'il ne s'agit que de causer, je causerai tant qu'il vous plaira, et même un peu plus peut-être, méfiez-vous. Eh bien! quand j'étais plus jeune, j'étais tourmentée aussi par la pensée que ma vie serait vaine, qu'il y avait à toute chose un sens plus noble, plus étendu, que je ne comprenais pas. J'ai été sauvée le jour où je me suis aperçue que ce sens divin était, non pas au loin, dans les grandes actions, dans les mots retentissants, mais tout prêts, sous ma main, à ma portée, et jusque dans les petites bêtes de besognes journalières; que le coeur et l'intelligence des miens renfermaient des biens plus dignes de conquête que ceux du monde, que je n'avais pas à m'éloigner pour faire tout le bien dont j'étais capable. Avez-vous entendu dire que le monde doit être meilleur et plus heureux par cela même que nous y sommes venus? J'ai tâché de me redire cela soir et matin, après ma prière, et de me faire pardonner les jours où ce bas-monde avait été plus laid et plus désagréable par le fait de ma présence.

Pour me convaincre que je n'avais pas à chercher ailleurs le développement de ma pauvre niaise âme ambitieuse qui réclamait de l'espace à grands cris, ni le moyen de faire ce qui m'était assigné et même d'être héroïque si l'envie m'en prenait, je n'ai eu qu'à bien regarder Hugues et mes parents.

— Parlez-moi encore, fit Auberte.

— Encore toujours, comme disent les babies quand on les embrasse. En vérité, fit Gillette d'un air de bonne humeur, je suis bien à même de moraliser, et vous choisissez singulièrement vos prédicateurs. Enfin, si cela vous agrée…

— Dites-moi comment vous faites l'aumône?

— La charité, chère, la charité; pas l'aumône. Notre grande satisfaction actuelle dans ce sens, c'est la scierie, l'oeuvre du cher patriarche qui, si le terrible braconnier Gédéon Jaux veut bien nous le permettre, donnera de l'ouvrage en hiver aux bras qui restent inoccupés faute d'une industrie locale. Et s'il prend fantaisie à nos ouvriers de se mettre en grève, eh bien, le patriarche a assez de fils pour les remplacer, conclut-elle avec un petit sourire orgueilleux et brave.

— Je voudrais avoir votre courage, commença Auberte.

— On ne dit pas: Je voudrais, je voudrais… Mais: je veux!

Tant que vous ne sentirez pas les pauvres de votre chair, de votre sang, destinés à la même vie immortelle, vous ne leur serez rien.

Auberte dit lentement:

— Comme vous êtes tous bons, comme vous faites du bien…

Gillette rougit jusqu'à la racine de ses cheveux pâles.

— Vous valez mieux dans votre coeur que nous tous à la fois, marmotta-t-elle, et, pourtant, je sais qu'Hugues et Stéphanie valent beaucoup.

Mais elle se redressa et se montra vite un peu agressive pour compenser son éloge involontaire.

— Oh! vous, vous êtes une petite mangeuse de lotus, comment nous comprendriez-vous? Vous n'avez rien à démêler avec nos craintes, nos fautes, nos chagrins. Vous vous êtes bâti en vous-même une inaccessible citadelle. De même que vous vous plaisez dans la paix morte, surannée, de votre château, vous vous retirez en esprit dans la demeure fictive de votre choix où aucun chemin ne conduit les autres et qui est le château de la Belle au bois dormant. Vous le murez aux peines et aux joies de la vie, vous vous dites: Tout est trop banal et fastidieux dehors, mais moi, je dors et je rêve. Auberte de Menaudru, est-ce que vous n'êtes pas un peu lâche?

Aube se taisait, rougissant sous les paroles de Gillette.

— Tenez, poursuivit Gillette, qu'avez-vous fait là encore?

Les garçons avaient commencé des essais de sculpture sur bois pendant les veillées et Aube, s'emparant d'un petit outil oublié devant elle, avait machinalement tracé sur une planchette des contours de fleurs.

— Qu'avez-vous fait? reprit Gillette, des nénuphars, des pavots, des tournesols, des fleurs de rêve! Mettez donc de la verveine, du romarin, des houx, des plantes bien vivantes, un peu piquantes, pas de vos perfides berceuses qui vous engourdissent. Auberte, réveillez-vous. Assez dormi, il fait grand jour, petite princesse, il faut agir, il faut vivre!

VII

Il y eut jubilation générale lorsque la famille Droy reçut l'invitation de se rendre en masse à la pêche d'un étang, situé à quelque distance du mont de Menaudru.

L'hôte, assez bénévole pour attirer de son plein gré chez lui toute la phalange des Droy, était un grand propriétaire comtois, vieil ami du patriarche; il poussait l'aberration jusqu'à être enchanté du voisinage de la tribu, et la faiblesse, au point de réclamer avec de formelles instances une acceptation sans réserve de ses offres hospitalières.

Il fut décidé que Mme Droy seulement resterait avec Auberte, et que le reste de la smalah irait jouir des délices de cette pêche.

Or, parmi l'allégresse répandue par la bonne nouvelle, Camille, qui aurait dû l'emporter sur les autres en joie exubérante, restait taciturne, presque consternée. Cam, absorbée par mille occupations pressantes, avait repoussé jusqu'au dernier jour l'achèvement des fameux chaussons qui devaient la couvrir de gloire; elle se trouvait placée dans l'alternative de renoncer à la pêche ou de forfaire à une chose aussi sacrée que la parole de Camille Droy.

Et cette pêche devait être une partie tout à fait incomparable. Edmée et Gillette s'en réjouissaient hautement. Il y aurait le trajet d'abord, une longue promenade en voiture parmi les sites les plus accidentés d'une partie renommée de la montagne, puis un déjeuner qui promettait d'être fastueux, et, comme la réunion serait nombreuse, peut-être bien une sauterie; enfin le retour au clair de lune dans le paysage de fin d'été qui, avant de s'ensevelir sous les neiges précoces, se revêtait d'une beauté indescriptible.

Mais quand il n'y aurait eu que la pêche… Songez donc qu'on viderait l'étang! Si un étang vulgairement rempli était pour les jeunes Droy un lieu de délice comme éminemment propice à toute espèce d'accidents et de périls, rien ne pouvait rivaliser avec le plaisir extraordinaire qu'on allait leur offrir sous la forme d'un étang à sec.

— Tu es libre, nous te laissons le choix, dit Mme Droy à
Camille.

L'enfant ne répondit pas, elle resta muette et concentrée tout le jour; mais le soir, en embrassant ses parents pour la nuit, elle dit:

— Je n'irai pas.

M. et Mme Droy n'objectèrent rien. Ce cuisant sacrifice qui leur plaisait par son courage, serait salutaire à la petite fille dont la nature indépendante et rétive n'avait point encore trouvé son point d'appui comme Gillette.

Tout le monde se retira de bonne heure, Aube, qu'on ne veillait plus, rentra dans sa chambre après avoir dit qu'elle se déshabillerait elle-même, et l'on tenait trop à lui voir prendre une initiative quelconque pour contrarier son désir. Mais elle ne se coucha point, elle attendit que tout bruit eût cessé dans la maison. Alors, elle se glissa dans la bibliothèque silencieuse; la pièce semblait si vide, si vaste, qu'Aube frémit d'une vague frayeur.

Par l'immense baie vitrée, on voyait distinctement au dehors. La lune, la belle lune resplendissante qui devait éclairer demain les voyageurs, baignait la campagne et le jardin qui, derrière la grande glace limpide, semblaient faire immédiatement suite à la pièce comme si rien ne les en séparait. Leur sérénité majestueuse pénétra Auberte.

La jeune fille, un peu craintive et frissonnante, s'approcha de la cheminée, écarta le garde-feu, raviva les tisons qu'on avait couverts de cendres, puis elle alluma une lampe avec précaution, comme si elle maniait un engin destructeur.

La lumière de la lampe et celle du feu s'élevèrent à la fois, mais il parut à Auberte que ces clartés accentuaient encore les coins d'ombre. Dehors, la nocturne lumière blanche était si claire, si victorieuse, qu'elle ne mourut pas, elle s'effaça à peine, devenant plus fantastique et mystérieuse.

Aube prit dans la corbeille de Cam l'ouvrage de tricot commencé, et se mit au travail. Aube n'avait pas encore veillé et quand, dans le grand silence de la maison, sonna une heure avancée qu'elle n'avait jamais entendue, une solennelle impression descendit sur elle. Et la paix auguste de cette nuit lui apporta de belles pensées, tristes ou consolantes. Le problème qu'elle avait obscurément pressenti développait ses complications devant elle. Les jeunes voix de Gillette et d'Edmée flottaient encore dans la pièce avec les enseignements plus austères de leurs aînés. Aube ne pouvait plus se laisser vivre; sa conscience l'avait déjà plus d'une fois sourdement tourmentée, elle l'avait apaisée en se disant que sa vie était pure, qu'elle ne commettrait jamais de faute. Cela ne suffisait plus. Même avant de mieux apprécier les Droy, bien des faits lui avaient paru singuliers, inexplicables, mais elle connaissait si peu, si peu de la vie; elle avait toujours été de son église à son château, de son château désert à la petite église assoupie au milieu des morts. Et il y avait pour elle un devoir immense et impérieux qu'elle n'avait pas vu: elle pouvait le remplir, il n'était pas au-dessus de ses forces d'enfant; seulement, il fallait le prendre petit à petit, jour après jour. Et c'est pour cela qu'elle était ici, encore souffrante, dans la grande nuit désolée, à travailler pour une autre. C'était l'humble début qui convenait à sa faiblesse.

Elle s'était assise en face de la baie: l'ombre noire de sapins se découpait sur le ciel d'opale, la lune traînait sur les hautes herbes étincelantes de rosée les draperies de sa tunique vaporeuse. Que c'était beau, que c'était majestueux et doux!

De sa place, elle voyait un peu de Menaudru. Souvent elle errait en esprit dans ces vieux murs de forteresse, où elle avait hâte de rentrer; elle avait hâte de revoir Olge, l'esprit familier de Menaudru; les yeux douloureusement intelligents de la bête la réclamaient, l'attiraient. Elle songeait avec un serrement de coeur à ce Menaudru inhabité, délaissé par ses maîtres. Cette nuit, Aube disait de loin au château: Je suis là, je te reviendrai; je ne t'oublie pas et je t'aime. Seulement, on t'a appelé le palais de la Belle au bois dormant.

Elle voyait aussi son sapin, elle croyait l'entendre bruisser; mais la lune disparut, le grand sapin ténébreux rentra dans l'ombre et il sembla à Aube, prise d'une angoisse troublante, que son âme y rentrait aussi. Elle pria pour être délivrée des épouvantes de la nuit.

Elle continuait son travail. Il y avait un contraste pathétique entre l'humilité patiente, l'inexorable prose de son occupation et la hauteur des pensées éternelles qui la hantaient. Elle travailla jusqu'à ce que sa lampe mourût dans le souffle glacé du matin.

Elle avait fini, son épaule se révoltait. Elle entra sans bruit dans la chambre de Gillette; elle vit à la lueur d'une veilleuse Gillette qui dormait, une expression ferme et sincère sur son visage si délicatement pétri et teinté. Camille avait dû pleurer en sourdine, car elle cachait sa figure dans l'oreiller comme pour y étouffer ses derniers sanglots; le sommeil l'avait saisie au milieu de ses larmes.

Aube fixa son ouvrage au pied du lit pour qu'il frappât les yeux de Cam dès son réveil, puis elle retourna chez elle et gagna son lit.

Avant que le jour fût complètement levé, les Droy partirent pour leur expédition matinale. Elle entendit le roulement du grand break, un tumulte étouffé d'allées et venues et de voix heureuses parmi lesquelles ne manquait point celle de Camille. La voiture s'éloigna, Aube s'endormit et ne s'éveilla qu'au milieu du jour.

— Comme vous voilà pâle! Vous vous êtes fatiguée, lui dit Mme Droy maternellement grondeuse, tout en lui servant à déjeuner dans son lit. C'était une imprudence. Cam a failli perdre la tête dans son bonheur. Nous avons eu toutes les peines du monde à l'empêcher de sauter comme une bombe dans votre chambre; j'entends que vous ne vous leviez pas avant dîner et que vous reposiez à fond votre pauvre bras.

Aube fut si docile que, vers trois heures, Mme Droy ne put lui refuser une plume et du papier pour écrire à son frère; elle lui installa le petit pupitre de Stéphanie sur les genoux, et s'en alla pour ne pas la déranger dans ses soucis épistolaires.

"Mon cher Laurent, écrivit Aube, je vais mieux, je suis très bien ici et il me tarde, en même temps, de retourner à Menaudru et de vous y revoir. Il me semble que Menaudru sans moi n'est plus que la moitié de lui-même, et que sans Menaudru, je ne suis plus Auberte. Je vous dis ce que je pense, j'espère que vous ne me trouverez pas trop ridicule.

"C'est du château que je voudrais vous parler, et aussi vous dire que vous me manquez et que j'ai l'intention d'être une meilleure soeur pour vous. Vous savez que, depuis longtemps, mon père et vous jugiez que quelques modifications seraient utiles à notre vieux palais, et moi, j'en éprouvais de la peine. Aussi, pour ne pas m'affliger, y renonciez-vous. J'ai réfléchi et je crois que vous aviez raison, qu'il vaut mieux se résoudre à réparer Menaudru et je suis consentante, si vous voulez bien vous en occuper; vous chercherez un architecte. Mais, mon cher Laurent, dites-lui bien surtout qu'il ne s'agit que de restaurations et qu'elles devront se voir le moins possible. N'est-ce pas qu'il serait dommage de rien changer à l'aspect de Menaudru, aux préaux où Bertrix, la petite princesse burgonde, s'est promenée, et que nous pouvons nous contenter des fenêtres qui lui dont donné assez de jour et d'air pour qu'elle y vive, et qui ont été assez grandes pour laisser partir son âme quand elle est morte! J'ai là-dessus une croyance particulière, c'est que quand je mourrai, vous aurez beau agrandir les fenêtres et toutes les ouvrir, mon âme ne pourra pas quitter Menaudru. Je voudrais, quand je ne serai plus là, qu'on ferme le château et qu'on le laisse en paix tomber en poussière.

"Quand je ne serai plus là… ce n'est pas très sage à moi d'y penser, puisque je suis encore très jeune. Gillette est mon aînée de trois mois, ce qui est beaucoup plus qu'on n'imagine.

"Choisissez donc cet architecte avec soin, je vous en prie, comme, par exemple, vous choisiriez un médecin pour votre soeur, et que ce soit pas un démolisseur surtout, mais un homme bon, pieux, oui, de cette piété qui nous fait respecter les choses; qu'il sache que les vieilles pierres qu'il voudrait déranger ont absorbé un peu de tout ce qui s'est passé près d'elles, et que les vieux arbres souffrent quand on les coupe."

Aube baissa la tête, l'extrémité de sa natte balaya les dernières lignes qu'elle avait écrites, et, étendant l'encre fraîche, fit des sillons noirs; la lettre parut trempée de larmes bien qu'Aube n'eût point pleuré.

"Gillette Droy qui est mon amie a des idées à elle sur les réparations de Menaudru. Je ne vous les dirai pas, elles vous feraient frémir; c'est assez que je les entende. Si vous saviez pourtant comme elle est bonne, Gillette, même vous qui êtes si sévère et difficile, vous oublieriez qu'elle a une bicyclette, qu'elle chasse quelquefois avec ses frères et qu'elle joue du Wagner plus que du Mozart. Je vous assure que Stéphanie, qui a une si belle tenue, n'est pas meilleure. J'espère avoir profité des laçons qu'on reçoit ici. M. Droy mérite son nom de patriarche; ils sont tous bons, laborieux et vaillants à faire peur."

Elle redouta que Laurent n'eût peur, en effet, et termina sa lettre en gardant la conviction qu'elle ne parviendrait pas à donner à son frère une idée équitable des Droy, et plus spécialement de Gillette. En lisant Aube, il allait dire de son air froid:

— Ces gens-là sont bien incorrects et terriblement ennuyeux.

Incorrects, ils le furent, les garçons du moins, pendant cette période, de façon à justifier amplement l'opinion présumée de Laurent; mais il était bien impossible de s'ennuyer autour d'eux, tant ils s'entendaient à vous tenir en haleine par la diversité de leurs inventions saugrenues.

Ce qui étonnait Aube autant que l'intrépidité folle de ces garnements, c'était le calme relatif de leurs parents et de leurs soeurs au milieu de méfaits qui mettaient continuellement leurs vies en danger.

— Ce sont des garçons, que voulez-vous? soupirait Mme Droy.

— Eh! ce sont des garçons, parbleu! s'écriait M. Droy quand il leur avait administré consciencieusement le châtiment réglementaire.

Et Aube ne croyait pas se tromper en décelant une étincelle fière dans les yeux de la mère encore bouleversée, ou du père encore furieux.

Le jour où Camille monta dans un peuplier pour y remettre un nid de corbeaux et n'en put plus redescendre, même avec l'aide de ses jeunes frères, ceux-ci résolurent de la tirer d'affaire sans avertir personne; le patriarche surgit au moment où ils prenaient des mesures vigoureuses pour abattre l'arbre. La famille gémit en choeur:

— Que voulez-vous! Cam n'est encore qu'un garçon… comme si ce mot expliquait tous les égarements et renfermait toutes les excuses.

Les garçons eurent à la fin une si formidable idée que l'excuse habituelle ne suffit plus et que, pour les justifier un peu de pareille incartade, il fallut admettre que c'étaient presque des hommes.

Marc, Jacques, Joseph et Antoine, mettant à profit une absence du vigilant patriarche, détachèrent les chevaux, boeufs, vaches et ânes que renfermaient les écuries de la maison et de la ferme pour se donner le spectacle d'une course de taureaux sur la grande pelouse. Ils mirent seulement les babies dans la confidence, ce qui était une confiance sagement placée: Rosie et Annie, ne sachant que très imparfaitement parler, étaient tout indiquées pour bien garder un secret.

M. Droy avait emmené Mme Droy, Gillette et Pascal qui passait quelques jours à la Maison, visiter l'emplacement de la scierie. Les promeneurs, rentrant plus tôt qu'on ne les attendait, furent salués par une monstrueuse affiche éclatante et bariolée qui avait dû coûter bien des veilles et des pots de couleur, et qui annonçait à tout venant, du haut des murs, que la Maison serait aujourd'hui le théâtre d'une grande course de taureaux avec mort de l'animal.

Suivaient les noms des célèbres toréadors Marco, Jose, Antonio et Jacopo. Mme Droy eut un soulagement en constatant qu'il n'était question ni du célèbre toréador Camillo, ni de deux babies toréadors donnant les plus flatteuses espérances.

Un violent tumulte où se mêlaient des appels, des piétinements, des objurgations, des cris d'enfants, des beuglements et des hennissements de bêtes, leur fit hâter le pas. Ils entrèrent dans la cour où tout était tranquille et tournèrent la maison. Les têtes blêmes et effarées d'Aube et de Stéphanie apparaissaient aux fenêtres où s'agitaient aussi des mains de servantes désespérées. Edmée, sortant de la maison, courait vers la pelouse où se déchaînait un troupeau disparate de bêtes en délire qui bondissaient, labouraient le sol de leurs cornes et de leurs sabots, écrasaient les massifs et leurs bordures, déracinaient les arbustes, tandis que les garçons, drapés de rideaux en andrinople rouge, armés de longues lances que surmontaient de flottantes oriflammes, s'exténuaient en cris et en efforts pour se rendre maîtres des animaux.

Les toréadors, essoufflés, en nage, rouges comme leurs rideaux, aiguillonnés par l'apparition inopinée du patriarche et la vue du visage pâlissant de leur mère, gesticulaient, s'enrouaient, redoublaient de courage. Les bêtes, affolées, se ruèrent dans la direction du jardin, s'engouffrèrent dans la même allée, comme si elles avaient été piquées de la tarentule, et disparurent au galop, brisant tout ce qui s'opposait à leur passage. La propriété n'ayant pas de clôture, elles seraient bientôt dans les bois et les pâturages de la montagne. Derrière elles, les garçons s'élancèrent en une course échevelée, suivis de Pascal qui vola à la rescousse de ses cadets.

M. Droy rejoignit sa famille dans la bibliothèque, où Aube confirmait par signes terrifiés le récit que faisait Stéphanie.

— Oh! Monsieur, vous n'allez pas à leur secours? fit Aube en voyant M. Droy s'asseoir devant son bureau.

— Il faut bien qu'ils s'en tirent. Ils n'ont pas besoin de moi pour s'emparer de deux pauvres vaches et de deux boeufs qui ont travaillé toute la semaine, répondit-il. Pascal et Marc reprendront les chevaux.

— Mais les enfants n'osent peut-être pas rentrer, dit encore
Aube emportée hors de sa réserve habituelle.

— J'espère que pas un ne se permettra de remettre les pieds ici avant que le dernier veau ait réintégré l'étable.

— S'il leur arrivait quelque chose? murmura-t-elle d'une voix altérée.

— Il ne leur arrivera rien. Ils se livreront à une chasse mouvementée, assez fatigante pour les rassir. Ils ont désobéi, qu'ils en portent la peine; ils ont fait le mal, qu'ils le réparent.

Le ton était catégorique. Aube se tut, abasourdie par la responsabilité qu'on laissait à dessein aux coupables. Les soeurs n'essayaient même pas d'intervenir, et, pourtant, tout comme Aube, elles se représentaient cette course effrénée dans les bois où la nuit allait venir.

Le crépuscule tomba, on servit le dîner; les garçons étaient toujours en chasse. Les jeunes filles allaient souvent à la fenêtre et regardaient d'un air préoccupé le ciel devenu noir.

Enfin, il y eut un hourra dans le lointain, puis un piétinement tumultueux, et toute la bande reparut en un indescriptible désordre. Les bêtes, exténuées, furent claquemurées dans leur écurie. Gillette, pressentant avec la divination que donne une longue expérience, que ses frères mouraient de faim et n'étaient pas plus présentables qu'une horde de voleurs, courut leur faire servir un souper quelconque dans la grande cuisine.

L'on entendit bientôt de la bibliothèque les voix des garçons qui racontaient leur odyssée d'une façon véhémente et décousue. Sous leur accent déconfit, perçait un certain triomphe.

— C'est que nous avons cru ne jamais en finir et passer la nuit en chasse. Nous courrions encore si on n'avait forcé les boeufs, oui, forcé… Par une chance miraculeuse, nous avons rencontré un cavalier très gentleman, qui s'est mis en quatre pour nous tirer d'affaire. Et, ma foi, déclara Antoine avec enthousiasme, j'aurais été fâché qu'il s'encorne.

Ils ne tarirent pas en détails sur l'adresse, la force, l'ingéniosité audacieuse de leur bienfaiteur inconnu qui devenait le héros du jour. Leurs descriptions atteignirent au sublime.

Mais personne, et Aube moins que les autres, n'imagina qui pouvait être ce gentleman qui s'était dévoué pour rattraper du bétail récalcitrant et qui avait ainsi mérité l'estime de toute la tribu.

Le lendemain, la maison bénéficia du calme qui suit les grandes tempêtes. Mais vers le milieu de l'après-midi, comme les Droy étaient encore assujettis à toutes les exigences de la fragilité humaine, et que même la vertu des jeunes convertis a des bornes, une grande partie de chat perché s'organisa toute seule pendant le goûter.

Cette partie, qui s'étendit dans toute la demeure comme une contagion, devint si entraînante qu'Aube en subit l'irrésistible séduction et se percha comme le commun des mortels.

Au moment le plus animé, la porte de la bibliothèque s'ouvrit et l'on vit entrer un très grand jeune homme de belle prestance et d'impeccables manières.

Laurent de Menaudru, car c'était lui-même, regarda sans sourciller autour de lui. Cam était assise sur la table, Edmée debout sur une chaise, les garçons un peu partout. Il y avait des babies dans le coffre à bois, des enfants sur le bahut. Marc se pendait des deux mains à la tringle transversale qui soutenait les rideaux. Enfin Aube, oui, Aube de Menaudru, les joues rosées, les cheveux un peu défaits, debout sur une console, étendait les deux mains en avant, prête à prendre son vol, et elle resta ainsi pétrifiée dans le saisissement que lui causait la présence inopinée de son frère.

Elle mettait peut-être en pratique ces enseignements moraux qu'on lui prodiguait ici, disait-elle. Laurent contempla longuement l'aspect sous lequel s'offrait à lui cette famille modèle.

Avant que personne eût maîtrisé la situation, sauf M. de Menaudru dont le sang-froid était merveilleux, il y eut un bruissement d'étoffe rapide comme l'approche d'un léger ouragan; l'inconsciente Gillette, le visage épanoui en un rayonnement de malice et de gaieté, s'élança d'un repaire ignoré, derrière Laurent quelle ne voyait que de dos et prenait pour quelque membre de la famille, elle lui lança au vol une petite tape sur l'épaule en criant d'une voix claire la formule sacramentelle:

— C'est vous qui l'avez!…

Et elle bondit comme un chat sur la console d'Auberte.

Mais, plus prompt que l'éclair, — et, cette fois, Aube se crut bien le jouet d'une hallucination, — Laurent avait sauté sur un tabouret et s'y tenait en équilibre comme Mercure rattachant sa talonnière.

Au même instant, arrivait le patriarche qui ne parut pas éloigné de chercher des yeux quelque aérien refuge pour ne pas être pris et, pendant qu'Aube implorait mentalement de toutes ses forces la venue de Stéphanie, dont l'attitude couvrait et rachetait toujours les manquements de la famille, Mme Droy accourut, effrayée de ce surnaturel silence. Elle ne s'inquiétait pas trop quand les murs menaçaient de crouler, mais un calme si parfait lui fit pressentir quelque horrible catastrophe.

Laurent fut aussitôt à terre, et, avec la plus remarquable aisance, offrit ses hommages à la maîtresse de maison, et salua M. Droy dans lequel il avait miraculeusement reconnu le vénérable patriarche décrit par Auberte; puis il se retourna vers Gillette et tendit courtoisement à la jeune fille une main très ferme pour l'aider à descendre.

— Eh bien! Laurent, et moi? dit la douce voix d'Aube.

Quand Gillette eut sauté à terre, il prit Aube comme une enfant dans ses bras et l'embrassa tendrement avant de la laisser aller, en disant qu'il était heureux de la voir si bien guérie.

Peu après, les membres prépondérants de la tribu entretenaient Laurent au salon, et une nuance d'intimité, qu'on n'aurait point osé prédire entre eux, rappelait seule le début original de la connaissance.

Il résulta de ses éclaircissements qu'en entrant à la Maison, M. de Menaudru avait prié la vieille servante qui lui répondait, de bien vouloir informer ses maîtres que Laurent de Menaudru, de retour au château depuis la veille, sollicitait de M. et Mme Droy, l'honneur de leur être présenté et la permission de reprendre Mlle de Menaudru, sa soeur.

La vieille Céleste s'était acquittée en bloc de cette diplomatique mission en désignant à M. de Menaudru une porte derrière laquelle devaient se passer des choses considérables, si la valeur des événements se mesure au tapage.

— Entrez donc si le coeur vous en dit, avait répondu amicalement
Céleste qui était un peu sourde.

Et, si étonnant que cela parût, le coeur en avait dit à Laurent de Menaudru, car il était entré.

Dans les corridors et les coins, le menu fretin riait de la mésaventure de Gillette, répétant avec d'innombrables invocations à Hugues et des regrets réitérés qu'Hugues n'eût point été là, que Gillette en avait fait de belles et que Laurent de Menaudru s'était bien comporté; mais qu'on aurait pu s'y attendre de sa part, puisque c'était lui qui avait capturé les boeufs, et qu'il fallait saluer en lui le mystérieux cavalier dont l'aide épique leur avait tourné la cervelle.

Laurent venait chercher Auberte. M. et Mme de Menaudru, qu'il avait précédés de peu, rentraient ce soir même et le Comte avait voulu que son fils offrît sans retard leurs remerciements à la famille Droy, et ramenât sa soeur au château où ses parents désiraient la trouver en arrivant.

Aube et Gillette allèrent présider aux préparatifs peu compliqués de ce départ, après avoir entendu Laurent accepter au nom de son père la proposition que Mlle Stéphanie d'Aumay avait bien voulu faire à Auberte.

Ce ne serait donc pas une séparation, et Aube pouvait goûter sans mélange la joie de rentrer à Menaudru.

Quand elle se retrouva dans le parc avec son frère, elle prit la main de Laurent. C'était une habitude qu'elle avait gardée de sa petite enfance. Et, tout en marchant à côté du jeune homme, elle parla de leurs parents, de tout ce qu'elle aurait à leur dire si elle en avait le courage, d'un travail qu'elle voulait commencer, d'Olge qu'elle allait revoir.

Et c'était aussi son habitude de parler à Laurent pendant qu'ils se promenaient ensemble. Il l'écoutait toujours et, parfois, provoquait d'un mot ses timides confidences. Mais, cette après-dîner, Auberte s'interrompit, il lui sembla qu'un froid avait passé, et pourtant le soleil brillait. Elle leva sur Laurent ses grands yeux aimants et peinés, pleins d'un étonnement sans reproche; elle venait de sentir que, pour la première fois, Laurent ne l'avait pas écoutée.

Il lui caressa cependant la main de ses lèvres avant de la quitter, près du château, mais il la quitta.

Il avait affaire à X…, un rendez-vous avec l'architecte qu'Aube avait demandé. Il serait de retour pour dîner avec M. et Mme de Menaudru, qu'il prendrait à la gare et ramènerait dans sa voiture.

Aube faillit dire:

— Déjà l'architecte?…

Elle s'arrêta à temps.

Laurent s'éloigna, mais Menaudru était devant elle dans sa splendeur pesante et morose, et l'on ne toucherait à rien de ce qui en faisait une si noble demeure.

Aube entra, le château dormait dans la chaleur silencieuse de l'après-midi. Aube s'y trouva tout à coup très seule et souhaita, plus encore qu'elle ne l'avait fait, le retour de sa mère.

Après le mouvement joyeux de la Maison, c'était un apaisement subit, intense. Autrefois, elle se complaisait dans ce silence accablé qu'en elle-même rien ne venait rompre; aujourd'hui, elle se figura entendre battre faiblement son coeur.

Elle s'en fut dire bonjour à Olge qu'on lui amenait. Olge eut un si grand bonheur qu'elle resta anéantie, immobile, toute frissonnante sous la main d'Aube. Mais le docteur Amaux ne s'y serait pas trompé plus qu'Auberte, et lui aurait certainement dit d'un ton d'avertissement: Allons, Olge, ne vous pâmez pas.

Aube eut l'impression, aussi vive et pénétrante qu'aux jours de son enfance, qu'Olge était plus qu'un animal. Elle appuya sa tête sur le cou tiède et soyeux de la mule, se pressa avec une secrète douceur contre Olge, cherchant d'instinct, à travers la prison de l'enveloppe animale, cette pauvre âme incomplète et bornée qui, obscurément, aveuglément, se tournait vers elle. Quand Aube se redressa, il y avait des larmes sur sa main, et elle ne douta pas un instant que ce ne fût Olge qui les eût pleurées.

Elle alla dans le parc avec Olge qui la suivait librement, en chien fidèle. Elle allait rendre visite à son sapin qui lui parut plus grand, plus fier que jamais, s'élevant à perte de vue dans le ciel calme, comme une tour sombre que le soleil déclinant moirait d'or.

Elle s'assit sur la mousse chaude du vieux mur, à la place d'où elle dominait le jardin des Droy et la chapelle en ruines. Tout près de là, Olge broutait quelques tiges et balançait ses sonnettes dont les vibrations caressaient l'oreille d'Auberte.

Auberte se demandait pourquoi Laurent ne l'écoutait plus. Devenait-il distrait même vis-à-vis d'elle? ou bien allait-il prendre, comme tout le monde, un but qui le détournerait d'Aube? Elle avait senti tout à l'heure quelque chose d'indéfinissable s'interposer entre sa main et la caresse de son frère.

Aube pensait que la première opinion de Laurent sur les Droy n'avait pas été favorable, bien que sa politesse patricienne lui eût interdit d'en rien laisser paraître. Si la lettre d'Aube n'avait pu lui faire apprécier leurs voisins, qu'était-ce maintenant qu'il les avait vus dans leur plus turbulent entrain? Il est vrai que Stéphanie avait été exemplaire comme toujours. Laurent et Stéphanie étaient faits pour s'entendre.

Mais peut-être qu'il y avait un changement pour Laurent comme pour Auberte. Gillette ne lui avait cependant pas crié: C'est ici le château de la Belle au bois dormant. Vivez, éveillez-vous!

Tout en pensant, Aube avait défait les noeuds de soie d'un carton à dessin qu'elle avait apporté. On se trompait en croyant qu'elle n'avait jamais rien fait. Il y avait là le résultat de ses heures actives, quelques dessins et quelques aquarelles. Elle les tira du carton, un à un, lentement, et le sapin pencha ses branches pour voir.

C'étaient des oeuvres singulières qu'elle avait conservées pour elle, jalousement cachées à tous les yeux. Elles représentaient des paysages inconnus, irréels, des paysages de songe, des lieux qu'aucun pied humain n'avait foulés, mais où s'était promené l'esprit d'Auberte. Ils étaient baignés d'une lumière qui n'était celle d'aucun astre créé, on y voyait des eaux pures, dormantes, sans rives, parmi des blancheurs de nuée et des traînées pâles d'aurore, des fleurs hautes comme des arbres et pas un fruit, des fleurs énormes, invraisemblables et très légères, immobiles et diaphanes, des lis, des iris, les nénuphars que Gillette avait condamnés, des feuilles mortes qui n'étaient tombées d'aucun arbre, des pétales épars dans le ciel comme si le soleil qu'on ne voyait pas avait, au lieu de rayons, répandu des fleurs. Puis des ombres de nuage, des ombres de feuillée, avec des feuillées et des nuages, sans qu'on pût savoir bien où commençait l'image de la réalité et celle de l'ombre. C'était enfin la vision de ce monde flottant, fuyant, inexprimable, que nous entrevoyons parfois en rêve et qu'Aube avait habité.

Elle regarda ses dessins dont les contours vagues donnaient une impression de morne infini, et d'un air doux, d'une voix basse et distincte, elle dit comme Gillette le lui avait recommandé: Je veux, je veux!…

Elle se recueillit comme si elle attendait l'effet d'une incantation. Le sapin seul répondit par sa mélopée frémissante.

Alors Aube prit ses dessins et commença à les déchirer. Elle les déchira tous en petits morceaux qui s'éparpillèrent au loin, s'en allèrent fleurir de pétales fantastiques les ronces de la chapelle et jusqu'aux branches du sapin. Le vent qui les soulevait, qui les emportait irrévocablement, était peut-être le même que celui qui avait touché Auberte. C'était un souffle vif et ranimant qui la secouait, l'enveloppait, qui la faisait souffrir, mais elle serait morte maintenant de ne plus le respirer.

Aube, il fait jour. Vivez, vivez, éveillez-vous!

VIII

M. et Mme de Menaudru ne rentrèrent pas ce soir avec Laurent.

Ils avertirent leurs enfants que la visite d'un ami du Comte les retenait encore pour deux jours. Laurent fit porter la nouvelle à Aube et resta à X.

Dans l'après-midi suivante, Aube sortit en disant qu'elle allait prendre l'air. Elle s'était levée de grand matin, elle avait commencé dès l'aube les expériences d'une nouvelle manière de vivre; ses yeux reflétaient une déception, son visage portait la trace des fatigues qu'elle s'était imposées.

Le temps subissait un de ces changements brusques communs dans ces contrées, et le ciel humide et gris n'avait pas engageante mine.

Elle n'emmena point Olge et gagna, par le fond du parc, une étroite prairie en entonnoir où quelques moutons paissaient sous la garde d'une petite fille.

Auberte se dirigea vers l'enfant qui, accroupie sur une pierre devant un feu de broussailles, regardait venir sa visiteuse.

— Bonjour, Zoé, dit Aube. On m'avait bien dit que je te rencontrerais là; je viens causer avec toi.

Mais la causerie, si Aube persistait dans ses charitables desseins, serait sûrement un monologue, car les lèvres serrées de la petite fille ne laisseraient pas aisément échapper un mot.

— Je voudrais savoir, reprit Aube, si tu es bien chez Hermance, si quelque chose te ferait plaisir ou envie?

Les yeux de l'enfant s'agrandirent et parurent soudain funèbres dans son maigre visage. Mais Aube avait dû se tromper. Zoé ne répondit que par un geste d'impatience maussade qui pouvait présager une de ces colères noires dont se plaignait Hermance.

— Enfin, que voudrais-tu?

— M'en aller, fit Zoé d'une petite voix rauque.

— T'en aller où? Jouer un peu, courir?

— Tout de même, fit la petite avec un regard furtif.

— Va, je resterai à ta place. Tes mains sont glacées, réchauffe-les dans mon écharpe.

Elle lui donna son écharpe de soie blanche, et, sans un remerciement, Zoé s'enfuit, ses pieds nus frappant l'herbe; car elle avait les pieds nus, et, par le temps qu'il faisait, c'était une grande pitié, pensa Auberte en s'approchant de la petite flamme rose, ardente, qui courait et mourait tour à tour dans le fagot noirci dont Zoé avait fait son feu.

Aube s'assit sur la pierre, sa cape ramenée sur sa tête, la baguette de Zoé à la main. Elle ne pensa même point qu'elle avait accepté un rôle étrange, elle ne devina guère quelle idéale pastoure faisait Aube de Menaudru avec sa beauté raffinée, ses yeux rêveurs, un peu mystiques, son costume qui était comme toujours de style très pur, archaïque et sévère, assise ainsi seule sous ce ciel bas, dans ce pré mélancolique, muré de sapins. Elle se disait seulement que Gillette serait contente d'elle, puisqu'elle sortait de son apathie et qu'elle acceptait bravement la première occasion de bien faire et d'aider les autres.

L'air mouillé pénétrait Auberte, Zoé ne revenait pas, Aube regardait la flamme sans pouvoir en détacher ses yeux, un tumulte l'arracha à cette contemplation magnétique. Elle leva les yeux, ses moutons n'étaient plus là. Elle entendit une confusion de bêlements plaintifs et de voix courroucées, elle sauta sur sa pierre pour embrasser plus d'espace et elle vit les moutons dans un autre pré, d'où plusieurs paysans les chassaient à grands cris; elle vit en même temps Zoé qui dégringolait d'une hauteur voisine, les cheveux au vent, sans se soucier des reproches et des menaces qui pleuvaient sur elle, l'enfant ramena les brebis de son petit troupeau dans leur domaine.

Aube, effrayée, froissée dans son intime délicatesse par cette scène violente, se retira, sans rien dire, et rentra à Menaudru.

La nuit venait et il n'y avait pas de lampe allumée dans la chambre d'Auberte. La jeune fille, étendue sur sa bergère, reposait dans l'ombre ses yeux fatigués et changeait de place sur l'oreiller sa tête brûlante.

Les orfraies commençaient à passer en criant près des fenêtres. Aube pensait à ce grand vide vaporeux qui entourait le château et sur lequel les oiseaux tournoyaient.

Mais on frappa à la porte et, avant que Jeanne eût ouvert, cette porte vivement poussée livra passage à une jeune personne très rose, en jaquette et petite toque, qui était essoufflée comme si elle venait de faire une ascension rapide.

— Ouf! dit Gillette, il faut que je vous aime pour venir ici. Mais on ne vous a pas vue de la journée; je sais que tout votre monde est absent, que vous n'avez même pas les distractions entraînantes que doit vous procurer la présence de monsieur votre frère, et votre Jeanne a laissé entendre à notre Céleste qu'il se passait ici des événements épouvantables. Alors, sachant le château désert et la princesse dans la tribulation, j'ai accepté prématurément l'invitation que Mme de Menaudru avait bien voulu m'adresser. Devant le rapport de Céleste, maman n'a plus dit non, et je me suis sauvée. Par exemple, j'avoue que j'ai pris votre escalier de service pour arriver directement chez vous et que je n'ai pas affronté les fastes du grand portail et d'une introduction en règle. Cela n'a-t-il pas un air de contrebande? Oui, j'ai des sabots, c'est Jacques qui me les a fabriqués, et je lui ai promis de vous en faire les honneurs. Les druidesses prenaient bien des chaussures à semelle de bois, c'est un précédent honorable pour encourager mes sabots. Ne sont-ils pas jolis? Bien entendu, pour marcher, je les tiens à ma main. Je crois que je vous prierai de les peindre pour m'en faire une paire de vide-poches.

Tout en causant, elle s'était approchée de la bergère, mais elle s'arrêta subitement.

— En vérité, princesse, qu'avez-vous? Quelle figure!

Elle se retourna pour interroger Jeanne. L'indignation et le chagrin de la gouvernante éclatèrent.

— Il y a, Mademoiselle, qu'elle est comme ensorcelée, qu'on ne la reconnaît plus. Je ne me permettrais pas de prétendre qu'on me l'a changée à la Maison; mais je peux bien dire que, depuis qu'elle en est revenue, elle n'est plus la même. M. Laurent va rentrer…

Gillette ramena ses jupes autour d'elle et se leva à moitié pour battre en retraite, dans un mouvement irréfléchi si prompt qu'elle rit elle-même de sa panique. Jeanne poursuivait prophétiquement:

— M. Laurent rentrera demain; si lui et Madame n'arrivent pas, je ne sais ce que nous allons devenir. Sous prétexte que j'avais mal à mes douleurs, Mademoiselle s'est levée avant moi; elle a balayé la chambre avec un plumeau, j'en ai eu le sang tourné. Elle a fait notre déjeuner, elle m'a servi un seau de thé en se détériorant les mains, avec un air si décidé que je n'ai pas seulement osé lui dire: Mademoiselle, moi c'est du café au lait. — Si elle me trouve trop vieille, est-ce qu'elle ne pourrait pas demander à monsieur son père une petite femme de chambre que je formerais? Ce soir elle n'a pas voulu souper; elle est à bout, elle est morte, car ce qu'elle a fait tout le reste du jour, Dieu le sait, moi pas; elle m'est revenue avec de la boue jusqu'aux yeux et des yeux à fendre l'âme, sans qu'elle veuille que je la déshabille; ma sainte petite Aube, qui m'a toujours été si douce… Et voilà que, tout à l'heure, Annette de la ferme des Buis m'est venue rapporter notre belle écharpe de chenille de soie, en disant qu'on avait volé des fruits dans leur cellier pendant qu'ils étaient aux champs, et qu'ils avaient retrouvé dans un coin l'écharpe de Mademoiselle. Il y a de la sorcellerie là-dessous, et c'est à mourir, enfin, je vous dis…

Et Jeanne, ayant exhalé son émotion, se réfugia, les bras au ciel, dans ses appartements particuliers.

— Vous riez de moi, fit Aube appuyant sa tête alourdie sur l'épaule de Gillette. J'ai fait tout mon possible et vous voyez le résultat.

— Votre possible, ma pauvre douce princesse! dit Gillette berçant dans ses bras cette tête fiévreuse. Vous avez pris un chemin qui n'est pas fait pour vous.

Gillette serra les faibles mains meurtries qui tremblaient encore.

— Et vous ne voyez pas, demanda-t-elle, où vous vous êtes trompée?

— Je vois, dit Aube, que je ne suis bonne à rien.

Et elle raconta ses expériences décevantes de la journée, ces circonstances infimes dont elle n'avait pu vaincre la malicieuse hostilité, l'humiliante oppression.

Elle tourna vers Gillette ses prunelles souffrantes en soupirant avec lassitude:

— C'est un esclavage, l'esclavage des méchantes petites choses… Je les ai toujours oubliées; peut-être qu'elles se vengent.

— Prenez garde! s'écria Gillette, voilà vos yeux qui rêvent, le lotus y refleurit.

Et Gillette se mit à rire de si bon coeur que ses yeux, à elle, se remplirent de larmes; elle murmura:

— Il faudrait Hugues pour vous comprendre.

— Toujours Hugues? dit Aube. Quand il me connaîtra, est-ce que…

Mais elle se tout, étonnée de ce qu'elle avait failli dire. Gillette partagea avec elle le souper que Jeanne apportait sur un plateau, et la quitta quand elle la vit réconfortée et tranquille.

Les parents d'Aube rentrèrent et la jeune fille fut heureuse.
Elle se montra, plus qu'auparavant, tendre et attentive pour sa
mère, mais la mauvaise santé de M. de Menaudru absorbait la
Comtesse.

Un jour, Aube arrosait sur la terrasse les fleurs de sa mère. C'était une manière indirecte, délicate et silencieuse de témoigner qu'elle pensait à la Comtesse. En se penchant à l'angle de la balustrade pour rattacher une branche de vigne vierge pourpre, elle fut témoin d'une scène inexplicable qui se passait sur la route et dont elle suivit, de loin, les surprenantes péripéties.

Laurent parut d'abord, en grande tenue. Il venait de déjeuner dans un château voisin et il avait probablement renvoyé sa voiture pour faire le trajet à pied. Au moment où il atteignait le taillis qui bordait la route à quelques pas de la Maison, il fut brusquement assailli par une petite fille, laquelle émergeait du taillis qui appartenait aux Droy et portait, à pleins bras, une masse blanche éblouissante qui était un énorme lapin angora de toute beauté. D'après la mimique expressive de l'assaillante qui n'était autre que Cam, Aube, qui n'entendait pas les paroles, crut saisir, — mais elle refusa d'en croire ses yeux, — que Cam insistait pour transférer sa charge aux bons soins de Laurent.

De fait, le premier cri de Cam, en sautant hors de son abri, avait été:

— Achetez-moi Palatin!

Et elle s'était avancée de manière à barrer la route.

— Eh! c'est M. de Menaudru, fit-elle en a parte pendant que
Laurent la saluait avec un imperceptible sourire.

— Tant pis! reprit Cam une seconde déconcertée. Il faut que quelqu'un m'achète Palatin, peu m'importe que ce soit vous ou un autre.

— Mais, fit Laurent avec toutes les marques d'une grande déférence et d'une candeur peut-être un peu affectée, dois-je conclure que Palatin est ce… cet…

— Oui, oui, ce lapin lui-même, et si vous le portiez comme moi, depuis une heure, vous avoueriez qu'il en vaut quatre.

Mais Laurent ne montra pas un vif désir de la décharger sur-le-champ de son pastoral fardeau.

— Il faut que je le vende pour acheter un cadeau à Antoine, dont c'est demain l'anniversaire.

— Ah! dit Laurent toujours imperturbable, il faut que vous le vendiez?

— Certainement; je n'ai plus un centime. Voyez-vous s'il est beau? voyez-vous ses houppettes noires.

— Je vois ses houppettes. Mais pourquoi s'appelle-t-il Palatin?

— Tout juste à cause des houppettes. Oui, ça le fait ressembler à une palatine: palatine, Palatin.

— Oh!

— Ce n'est pourtant pas malaisé à comprendre, dit Cam avec un peu d'humeur. Personne n'a jamais pu venir à bout de lui, pas même Gillette. Il mange les autres ou bien il creuse des tunnels sous son grillage, s'échappe et dévore tout. Regardez si, pendant que je parle de lui, il ne se rengorge pas avec une vanité tout à fait ridicule.

— Il rachète peut-être ses vivacités de tempérament par ses qualités de coeur et d'esprit, fit Laurent en assujettissant son lorgnon.

— Ah! bien oui, dit Cam d'un air désabusé qui fit mesurer de haut en bas à Laurent sa propre ignorance. Mais, ajouta-t-elle, c'est une précieuse bête tout de même.

— Aussi, je me demande, dit Laurent, comment vous vous séparez d'une bête… si précieuse.

— Mais il n'est pas à moi et cela m'est bien égal de le vendre. Il est à Gillette qui m'en a fait cadeau, parce que je ne savais plus où donner de la tête avec cet anniversaire. C'est Gillette qui l'a élevé tout petit — il était orphelin — et il lui en a lancé des coups de griffe, il lui en a attiré des histoires avec le jardinier, le fermier, la cuisinière… Il a été si abominable qu'elle a fini par avoir une espèce d'attachement absurde pour lui; elle le regrettera, je suppose, comme moi j'ai été désorientée de ne plus tousser après ma coqueluche. J'ai fait voeu, par amour pour Antoine, d'offrir Palatin à la première personne qui passerait sur la route. Dès que nous vous avons reconnu, Gillette s'est sauvée, car Gillette avait couru après moi pour voir comment je m'en tirerais sans se mêler de rien, ce qui était un peu traître de sa part. Tenez, elle est là, derrière les arbres; elle fait semblant de ne pas nous voir. Mais je vais l'appeler.

Et elle l'appela en effet: Gillette, Gillette!…

— Pas la peine de te cacher, reprit-elle d'un ton protecteur, tu es découverte. M. de Menaudru veut te parler et de serait plus poli de lui demander comment va Auberte.

Gillette, ainsi mise en demeure, s'approcha sans empressement et répondit au salut de M. Laurent avec la plus hautaine convenance. Elle dit à sa jeune soeur:

— Camille, rentrez à l'instant. Vous me faites attendre.

— Voilà pourtant comme elle est depuis ces derniers temps, fit Cam prenant M. de Menaudru à témoin. Je crois que c'est depuis qu'elle vous connaît. Elle fait des embarras, elle dit: Ce n'est pas comme il faut, ne fais pas ceci, ne dis pas ça. Si vous saviez toutes les pommes vertes qu'elle a mangées et les robes qu'elle a déchirées quand elle était jeune!

M. de Menaudru prit un air scandalisé, trop vertueux pour être bien sincère.

— Mais, poursuivit l'équitable Cam, Gillette, qui a dix-huit ans, n'en a pas encore tant fait que moi qui n'en ai que neuf. Je n'ai qu'elle au monde pour le moment, Joseph me boude et il m'a dit tout à l'heure qu'il n'était pas près d'avoir tout boudé; et je suis en froid avec Stéphanie. Vous vous entendriez très bien avec Stéphanie d'Aumay, monsieur de Menaudru, beaucoup mieux que Gaston Morning qui n'aimait pas à tresser les paillassons. Elle vous en ferait tresser de fameux! dit-elle toute réjouie par cette attrayante perspective. Stéphanie n'a pas tant de malice que Gillette. Le jour où Aube vous a écrit de chez nous, elle a prié Gillette de cueillir une de nos petites roses rouges pour l'enfermer dans sa lettre, et je l'ai bien vue vous en choisir une épineuse: vous avez dû joliment vous piquer les doigts!

— Camille! dit Gillette outrée.

— Oui, Gillette, je t'entends, j'y vais. Voyez-vous, fit Cam revenant à M. de Menaudru, elle est fâchée; elle voudrait avoir l'air naturel et posé, et tout ça. La colère la rend rouge comme un coquelicot, et cela ne lui va guère. Quand on pense, pourtant, qu'elle est encore la mieux de chez nous après Hugues. Oui, nous ne sommes pas beaux, mais nous avons nos yeux, me direz-vous; mais il n'y a rien de si laid, je trouve, que ces yeux démesurés qui donnent à la tête l'aspect d'une lanterne. Regardez Gillette.

— Camille! fit Gillette poussée au désespoir. Elle prit sa petite soeur par le poignet. Camille résista et ce fut Gillette qui resta prisonnière.

— Ainsi, Mademoiselle, dit Laurent tentant une diversion charitable, vous autorisez Mlle Camille à se défaire de… de Palatin?

— Oui, Monsieur, pourquoi pas? fit Gillette qui, dans son coeur, maudissait Cam, mais ne voulait pas déserter sa cadette, et, de plus, se plaisait à braver les préjugés de Laurent.

— C'est même très gentil à elle, reprit Camille. J'aurais bien
évité cette vente en donnant mon lapin tout sec à Antoine, mais
Antoine sait que Palatin est un fléau et n'en aurait point voulu.
Personne à la maison ne voudrait pour rien au monde de Palatin.
C'est pour cela que j'essaye de vous le vendre.

— Antoine n'en a pas voulu pour rien, et vous m'en gratifieriez contre une honnête récompense. Et, que demanderez-vous en échange de Palatin?

— Laissez-moi tourner sept fois ma langue avant de vous répondre.

— C'est que… ce sera long.

— Voulez-vous dire que j'ai la langue trop longue, et que je n'en finirai plus de la tourner?

C'était plus que le sérieux de Gillette n'en pouvait supporter, et Gillette se mit à rire irrésistiblement; ses petites dents brillantes, si blanches, étincelèrent une minute dans son visage si rose. Mais Cam se chargea de rappeler sa soeur à la gravité en continuant, d'un ton méditatif:

— Je me suis dit quelquefois, quand on nous prêche qu'il faut trouver des excuses à tout le monde, aux méchants comme aux imbéciles… et on est souvent bien embarrassé pour classer les gens dans leur catégorie…

— Est-ce que vous ne connaissez que ces deux catégories-là? fit Laurent. Je déplore que l'humanité vous apparaisse déjà sous de si méprisables couleurs.

— Ne me déroutez pas. Je me suis donc dit que Palatin était peut-être si désagréable parce qu'il avait la nostalgie du château. Aussi, fit-elle avec un accent sentimental, cela le rendrait charmant d'habiter chez vous. Gillette serait charmante si elle était châtelaine à votre place.

— Ah! soupira Camille, Gillette est si Menaudru!

— Allons, Gillette, tu m'arraches le bras. Cela l'afflige de quitter Palatin, et ce sera bien pis si c'est vous qui l'achetez. Et ce sera vous, n'est-ce pas?

— Ce sera moi.

Le consentement de Laurent surprit Cam elle-même, qui n'avait pas, semblait-il, auguré si favorablement de son aventureuse démarche, et elle se laissa prendre Palatin, tandis qu'Aube assistait, incrédule, du haut de sa terrasse, à cette transaction qui rendait Laurent propriétaire d'un grand lapin angora.

— C'est conclu! dit Cam revenant à elle. Mais est-il bien sûr que vous saurez tenir un lapin! Faites attention à ses chères oreilles. C'est donc vous qui vous chargerez du cadeau d'Antoine, un porte-plume ou un automobile; j'hésitais entre les deux, vous déciderez. Vous n'êtes pas si mauvais, en somme; je ne sais pourquoi Gillette ne peut pas vous supporter. Elle dit qu'elle aimerait mieux mourir que d'être votre soeur.

Ici, l'entretien fut violemment interrompu. Gillette, suffoquée au point de ne plus pouvoir articuler un mot, emmena Cam de vive force. Aube vit le groupe se disjoindre, Gillette traînant par le bras Cam rétive, Laurent remportant par les oreilles un lapin dont Gillette et Cam venaient de le gratifier.

Quand elle fut sous le taillis, Gillette leva la main et planta un maître soufflet sur la joue de Camille; puis, comme l'enfant levait vers elle son visage rougissant, ses yeux aux cils pâles déjà mouillés de larmes, Gillette acheva de jeter l'esprit d'Auberte dans le désarroi en se penchant avec la même impétuosité vers sa petite soeur pour l'embrasser sur l'autre joue.

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