La dernière Aldini: Simon
The Project Gutenberg eBook of La dernière Aldini: Simon
Title: La dernière Aldini: Simon
Author: George Sand
Release date: February 19, 2006 [eBook #17795]
Language: French
Credits: Produced by Carlo Traverso, Renald Levesque and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))
Produced by Carlo Traverso, Renald Levesque and the Online
Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))
GEORGE SAND
LA DERNIÈRE ALDINI
SIMON
1855
NOTICE
Les romans sont toujours plus ou moins des fantaisies, et il en est de ces fantaisies de l'imagination comme des nuages qui passent. D'où viennent les nuages, et où vont-ils?
J'ai rêvé, en me promenant à travers la forêt de Fontainebleau, tête à tête avec mon fils, à toute autre chose qu'à ce livre, que j'écrivais le soir dans une auberge, et que j'oubliais le matin, pour ne m'occuper que des fleurs et des papillons. Je pourrais raconter toutes nos courses et tous nos amusements avec exactitude, et il m'est impossible de dire pourquoi mon esprit s'en allait le soir à Venise. Je pourrais bien chercher une bonne raison; mais il sera plus sincère d'avouer que je ne m'en souviens pas: il y a de cela quinze ou seize ans.
GEORGE SAND.
Nohant, 23 août 1853.
ALLA SIGNORA CARLOTTA MARLIANI, CONSULESSA DI SPAGNA.
Les mariniers de l'Adriatique ne mettent point en mer une barque neuve sans la décorer de l'image de la Madone. Que votre nom, écrit sur cette page, soit, ô ma belle et bonne amie, comme l'effigie de la céleste patronne, qui protège un frêle esquif livré aux flots capricieux.
GEORGE SAND.
LA DERNIÈRE ALDINI.
PREMIÈRE PARTIE.
A cette époque-là, le signor Lélio n'était plus dans tout l'éclat de sa jeunesse; soit qu'à force de remplir leur office généreux, ses poumons eussent pris un développement auquel avaient obéi les muscles de la poitrine, soit le grand soin que les chanteurs apportent à l'hygiène conservatrice de l'harmonieux instrument, son corps, qu'il appelait joyeusement l'étui de sa voix, avait acquis un assez raisonnable degré d'embonpoint. Cependant sa jambe avait conservé toute son élégance, et l'habitude gracieuse de tous ses gestes en faisait encore ce que sous l'Empire les femmes appelaient un beau cavalier.
Mais si Lélio pouvait encore remplir, sur les planches de la Fenice et de la Scala, l'emploi de primo uomo sans choquer ni le goût ni la vraisemblance; si sa voix tout jours admirable et son grand talent le maintenaient au premier rang des artistes italiens; si ses abondants cheveux d'un beau gris de perle, et son grand oeil noir plein de feu, attiraient encore le regard des femmes, aussi bien dans les salons que sur la scène, Lélio n'en était pas moins un homme sage, plein de réserve et de gravité dans l'occasion. Ce qui nous semblait étrange, c'est qu'avec les agréments que le ciel lui avait départis, avec les succès brillants de son honorable carrière, il n'était point et n'avait jamais été un homme à bonnes fortunes. Il avait, disait-on, inspiré de grandes passions; mais, soit qu'il ne les eut point partagées, soit qu'il en eût enseveli le roman dans l'oubli d'une conscience généreuse, personne ne pouvait raconter l'issue délicate de ces épisodes mystérieux. De fait, il n'avait compromis aucune femme. Les plus opulentes et les plus illustres maisons de l'Italie et de l'Allemagne l'accueillaient avec empressement; nulle part il n'avait porté le trouble et le scandale. Partout il jouissait d'une réputation de bonté, de loyauté, de sagesse irréprochable.
Pour nous artistes, ses amis et ses compagnons, il était bien aussi le meilleur et le plus estimable des hommes. Mais cette gaieté sereine, cette grâce bienveillante qu'il portait dans le commerce du monde, ne nous cachaient pas absolument un fond de mélancolie et l'habitude d'un chagrin secret. Un soir, après souper, comme nous fumions le serraglio sous nos treilles embaumées de Sainte-Marguerite, l'abbé Panorio nous parlait de lui-même, et nous disait les poétiques élans et les combats héroïques de son propre coeur avec une candeur respectable et touchante. Lélio, gagné par cet exemple et partageant notre effusion, pressé aussi un peu par les questions de l'abbé et les regards de Beppa, nous confessa enfin que l'art n'était pas la seule noble passion qu'il eût connue.
«Ed io anchè! s'écria-t-il avec un soupir; et moi aussi j'ai aimé, j'ai combattu, j'ai triomphé!
—Avais-tu donc fait voeu de chasteté comme lui? dit Beppa en souriant et en touchant le bras de l'abbé du bout de son éventail noir.
—Je n'ai jamais fait aucun voeu, répondit Lélio; mais j'ai toujours été impérieusement commandé par le sentiment naturel de la justice et de la vérité. Je n'ai jamais compris qu'on pût être vraiment heureux un seul jour en risquant toute la destinée d'autrui. Je vous raconterai, si vous le voulez, deux époques de ma vie où l'amour a joué le principal rôle, et vous comprendrez qu'il a pu m'en coûter un peu d'être, je ne dis pas un héros, mais un homme.
—Voilà un début bien grave, dit Beppa, et je crains que ton récit ne ressemble à une sonate française. Il te faut une introduction musicale, attends! Est-ce là le ton qui te convient?» En même temps, elle tira de son luth quelques accords solennels, et joua les premières mesures d'un andante maestoso de Dusseck.
«Ce n'est pas cela, reprit Lélio en étouffant le son des cordes avec le manche de l'éventail de Beppa. Joue-moi plutôt une de ces valses allemandes, où la Joie et la Douleur, voluptueusement embrassées, semblent tourner doucement et montrer tour à tour une face pâle baignée de larmes et un front rayonnant couronné de fleurs.
—Fort bien! dit Beppa. Pendant ce temps Cupidon joue de la pochette, et marque la mesure à faux, ni plus ni moins qu'un maître de ballet; la Joie, impatientée, frappe du pied pour exciter le fade musicien qui gêne son élan impétueux. La Douleur, exténuée de fatigue, tourne ses yeux humides vers l'impitoyable racleur pour l'engager à ralentir cette rotation obstinée, et l'auditoire, ne sachant s'il doit rire ou pleurer, prend le parti de s'endormir.»
Et Beppa se mit à jouer la ritournelle d'une valse sentimentale, ralentissant et pressant chaque mesure alternativement, conformant avec rapidité l'expression de sa charmante figure, tantôt sémillante de joie, tantôt lugubre de tristesse, à ce mode ironique, et portant dans cette raillerie musicale toute l'énergie de son patriotisme artistique.
«Vous êtes une femme bornée! lui dit Lélio en passant ses ongles sur les cordes, dont la vibration expira en un cri aigre et déchirant.
—Point-d'orgue germanique! s'écria la belle Vénitienne en éclatant de rire et en lui abandonnant la guitare.
—L'artiste, reprit Lélio, a pour patrie le monde entier, la grande Bohême, comme nous disons. Per Dio! faisons la guerre au despotisme autrichien, mais respectons la valse allemande! la valse de Weber, ô mes amis! la valse de Beethoven et de Schubert! Oh! écoutez, écoutez ce poëme, ce drame, cette scène de désespoir, de passion et de joie délirante!»
En parlant ainsi, l'artiste fit résonner les cordes de l'instrument, et se mit à vocaliser, de toute la puissance de sa voix et de son âme, le chant sublime du Désir de Beethoven; puis, s'interrompant tout à coup et jetant sur l'herbe l'instrument encore plein de vibration pathétique:
«Jamais aucun chant, dit-il, n'a remué mon âme comme celui-là. Il faut bien l'avouer, notre musique italienne ne parle qu'aux sens ou à l'imagination exaltée; celle-ci parle au coeur et aux sentiments les plus profonds et les plus exquis. J'ai été comme vous, Beppa. J'ai résisté à la puissance du génie germanique; j'ai longtemps bouché les oreilles de mon corps et celles de mon intelligence à ces mélodies du Nord, que je ne pouvais ni ne voulais comprendre. Mais les temps sont venus où l'inspiration divine n'est plus arrêtée aux frontières des États par la couleur des uniformes et la bigarrure des bannières. Il y a dans l'air je ne sais quels anges ou quels sylphes, messagers invisibles du progrès, qui nous apportent l'harmonie et la poésie de tous les points de l'horizon. Ne nous enterrons pas sous nos ruines; mais que notre génie étende ses ailes et ouvre ses bras pour épouser tous les génies contemporains par-dessus les cimes des Alpes.
—Écoutez, comme il extravague! s'écria Beppa en essuyant son luth déjà couvert de rosée; moi qui le prenais pour un homme raisonnable!
—Pour un homme froid et peut-être égoïste, n'est-ce pas, Beppa? reprit l'artiste en se rasseyant d'un air mélancolique. Eh bien! j'ai cru moi-même être cet homme-là; car j'ai fait des actes de raison, et j'ai sacrifié aux exigences de la société. Mais quand la musique des régiments autrichiens fait retentir, le soir, les échos de nos grandes places et nos tranquilles eaux des airs de Freyschütz et des fragments de symphonie de Beethoven, je m'aperçois que j'ai des larmes en abondance, et que mes sacrifices n'ont pas été de peu de valeur. Un sens nouveau semble se révéler à moi: la mélancolie des regrets, l'habitude de la tristesse et le besoin de la rêverie, ces éléments qui n'entrent guère dans notre organisation méridionale, pénètrent désormais en moi par tous les pores, et je vois bien clairement que notre musique est incomplète, et l'art que je sers insuffisant à l'expression de mon âme; voilà pourquoi vous me voyez dégoûté du théâtre, blasé sur les émotions du triomphe, et peu désireux de conquérir de nouveaux applaudissements à l'aide des vieux moyens; c'est que je voudrais m'élancer dans une vie d'émotions nouvelles, et trouver dans le drame lyrique l'expression du drame de ma propre vie; mais alors je deviendrais peut-être triste et vaporeux comme un Hambourgeois, et tu me raillerais cruellement, Beppa! C'est ce qu'il ne faut pas. O mes bons amis, buvons! et vive la joyeuse Italie et Venise la belle!
Il porta son verre à ses lèvres; mais il le remit sur la table avec préoccupation, sans avoir avalé une seule goutte de vin. L'abbé lui répondit par un soupir, Beppa lui serra la main, et, après quelques instants d'un silence mélancolique, Lélio, pressé de remplir sa promesse, commença son récit en ces termes:
«Je suis, vous le savez, fils d'un pêcheur de Chioggia. Presque tous les habitants de cette rive ont le thorax bien développé et la voix forte. Ils l'auraient belle, s'il ne l'enrouaient de bonne heure à lutter sur leurs barques contre les bruits de la mer et des vents, à boire et à fumer immodérément pour conjurer le sommeil et la fatigue. C'est une belle race que nos Chioggiotes. On dit qu'un grand peintre français Leopoldo Roberto, est maintenant occupé à illustrer le type de leur beauté dans un tableau qu'il ne laisse voir à personne.
Quoique je sois d'une complexion assez robuste, comme vous voyez, mon père, en me comparant à mes frères, me jugea si frêle et si chétif, qu'il ne voulut m'enseigner ni à jeter le filet, ni à diriger la chaloupe et le chasse-marée. Il me montra seulement le maniement de la rame à deux mains, le voguer de la barquette, et il m'envoya gagner ma vie à Venise en qualité d'aide-gondolier de place. Ce fut une grande douleur et une grande humiliation pour moi que d'entrer ainsi en servage, de quitter la maison paternelle, le rivage de la mer, l'honorable et périlleuse profession de mes pères. Mais j'avais une belle voix, je savais bon nombre de fragments de l'Arioste et du Tasse. Je pouvais faire un agréable gondolier, et gagner, avec le temps et la patience, cinquante francs par mois au service des amateurs et des étrangers.
Vous ne savez pas, Zorzi, dit Lélio en s'interrompant et en se tournant vers moi, comment se développent chez nous, gens du peuple, le goût et le sentiment de la musique et de la poésie. Nous avions alors et nous avons encore (bien que cet usage menace de se perdre) nos trouvères et nos bardes, que nous appelons cupidons; rapsodes voyageurs, ils nous apportent des provinces centrales les notions incorrectes de la langue-mère, altérée, je ferais mieux de dire enrichie, de tout le génie des dialectes du nord et du midi. Hommes du peuple comme nous, doués à la fois de mémoire et d'imagination, ils ne se gênent nullement pour mêler leurs improvisations bizarres aux créations des poëtes. Prenant et laissant toujours sur leur passage quelque locution nouvelle, ils embellissent et leur langage et le texte de leurs auteurs d'une incroyable confusion d'idiomes. On pourrait les appeler les conservateurs de l'instabilité du langage dans les provinces frontières et sur tout le littoral. Notre ignorance accepte sans appel les décisions de cette académie ambulante; et vous avez eu souvent l'occasion d'admirer tantôt l'énergie, tantôt le grotesque de l'italien de nos poëtes, dans la bouche des chanteurs des lagunes.
C'est le dimanche à midi, sur la place publique de Chioggia, après la grand'messe, ou le soir dans les cabarets de la côte, que ces rapsodes charment, par leurs récitatifs entrecoupés de chant et de déclamation, un auditoire nombreux et passionné. Le cupido est ordinairement debout sur une table et joue de temps en temps une ritournelle ou un finale de sa façon sur un instrument quelconque, celui-ci sur la cornemuse calabraise, celui-là sur la vielle bergamasque, d'autres sur le violon, la flûte ou la guitare. Le peuple chioggiote, en apparence flegmatique et froid, écoute d'abord en fumant d'un air impassible et presque dédaigneux; mais aux grands coups de lance des héros de l'Arioste, à la mort des paladins, aux aventures des demoiselles délivrées et des géants pourfendus, l'auditoire s'éveille, s'anime, s'écrie et se passionne si bien, que les verres et les pipes volent en éclats, les tables et les siéges sont brisés, et souvent le cupide, prêt à devenir victime de l'enthousiasme excité par lui, est forcé de s'enfuir, tandis que les dilettanti se répandent dans la campagne à la poursuite d'un ravisseur imaginaire, aux cris d'amazza! amazza! tue le monstre! tue le coquin! à mort le brigand! bravo, Astolphe! courage, bon compagnon! avance! avance! tue! tue! C'est ainsi que les Chioggiotes, ivres de fumée de tabac, de vin et de poésie, remontent sur leurs barques et déclament aux flots et aux vents les fragments rompus de ces épopées délirantes.
J'étais le moins bruyant et le plus attentif de ces dilettanti. Comme j'étais fort assidu aux séances, et que j'en sortais toujours silencieux et pensif, mes parents en concluaient que j'étais un enfant docile et borné, à la fois désireux et incapable d'apprendre les beaux-arts. On trouvait ma voix agréable; mais, comme j'avais en moi le sentiment d'une accentuation plus pure et d'une déclamation moins forcenée que celle des cupidons et de leurs imitateurs, on décréta que j'étais, comme chanteur aussi bien que comme barcarole, bon pour la ville, retournant ainsi votre locution française à propos de choses de peu de valeur,—bon pour la campagne.
Je vous ai promis le récit de deux épisodes, et non celui de ma vie; je ne vous dirai donc pas le détail de toutes les souffrances par lesquelles je passai pour arriver, moyennant le régime du riz à l'eau et des coups de rame sur les épaules, à l'âge de quinze ans et à un très-médiocre talent de gondolier. Le seul plaisir que j'eusse, c'était celui d'entendre passer les sérénades; et, quand j'avais un instant de loisir, je m'échappais pour chercher et suivre les musiciens dans tous les coins de la ville. Ce plaisir était si vif que, s'il ne m'empêchait point de regretter la maison paternelle, il m'eût empêché du moins d'y retourner. Du reste, ma passion pour la musique était à l'état de goût sympathique, et non de penchant personnel; car ma voix était en pleine mue, et me semblait si désagréable, lorsque j'en faisais le timide essai, que je ne concevais pas d'autre avenir que celui de battre l'eau des lagunes, toute ma vie, au service du premier venu.
Mon maître et moi occupions souvent le traguetto, ou station de gondoles, sur le grand canal, au palais Aldini, vers l'image de saint Zandegola (contraction patoise du nom de San-Giovanni Decollato). En attendant la pratique, mon patron dormait, et j'étais chargé de guetter les passants pour leur offrir le service de nos rames. Ces heures, souvent pénibles dans les jours brûlants de l'été, étaient délicieuses pour moi au pied du palais Aldini, grâce à une magnifique voix de femme accompagnée par la harpe, dont les sons arrivaient distinctement jusqu'à moi. La fenêtre par laquelle s'échappaient ces sons divins était située au-dessus de ma tête, et le balcon avancé me servait d'abri contre la chaleur du jour. Ce petit coin était mon Éden, et je n'y repasse jamais sans que mon coeur tressaille au souvenir de ces modestes délices de mon adolescence. Une tendine de soie ombrageait alors le carré de balustrade de marbre blanc, brunie par les siècles et enlacée de liserons et de plantes pariétaires soigneusement cultivées par la belle hôtesse de cette riche demeure; car elle était belle; je l'avais entrevue quelquefois au balcon, et j'avais entendu dire aux autres gondoliers que c'était la femme la plus aimable et la plus courtisée de Venise. J'étais assez peu sensible à sa beauté, quoiqu'à Venise les gens du peuple aient des yeux pour les femmes du plus haut rang, et réciproquement, à ce qu'on assure. Pour moi, j'étais tout oreilles; et, quand je la voyais paraître, mon coeur battait de joie, parce que sa présence me donnait l'espoir de l'entendre bientôt chanter.
J'avais entendu dire aussi aux gondoliers du traguet que l'instrument dont elle s'accompagnait était une harpe; mais leurs descriptions étaient si confuses qu'il m'était impossible de me faire une idée nette de cet instrument. Ses accords me ravissaient, et c'est lui que je brûlais du désir de voir. Je m'en faisais un portrait fantastique; car on m'avait dit qu'il était tout d'or pur, plus grand que moi, et mon patron Masino en avait vu un qui était terminé par le buste d'une belle femme qu'on aurait dit prête à s'envoler, car elle avait des ailes. Je voyais donc la harpe dans mes rêves, tantôt sous la figure d'une sirène, et tantôt sous celle d'un oiseau; quelquefois je croyais voir passer une belle barque pavoisée, dont les cordages de soie rendaient des sons harmonieux. Une fois je rêvai que je trouvais une harpe au milieu des roseaux et des algues; mais au moment où j'écartais les herbes humides pour la saisir, je fus éveillé en sursaut, et ne pus jamais retrouver le souvenir distinct de sa forme.
Cette curiosité s'empara si fort de mon jeune cerveau, qu'un jour je finis par céder à une tentation maintes fois vaincue. Pendant que mon patron était au cabaret, je grimpai sur la couverture de ma gondole, et de là aux barreaux d'une fenêtre basse; puis enfin je m'accrochai à la balustrade du balcon, je l'enjambai et je me trouvai sous les rideaux de la tendine.
Je pus alors contempler l'intérieur d'un magnifique cabinet; mais le seul objet qui me frappa, ce fut la harpe muette au milieu des autres meubles qu'elle dominait fièrement. Le rayon qui pénétra dans le cabinet lorsque j'entr'ouvris le rideau vint frapper sur la dorure de l'instrument, et fit étinceler le beau cygne sculpté qui le surmontait. Je restai immobile d'admiration, ne pouvant me lasser d'en examiner les moindres détails, la structure élégante, qui me rappelait la proue des gondoles, les cordes diaphanes qui me semblèrent, toutes d'or filé, les cuivres luisants et la boîte de bois satiné sur laquelle étaient peints des oiseaux, des fleurs et des papillons richement coloriés et d'un travail exquis.
Cependant, il me restait un doute, au milieu de tant de meubles superbes, dont la forme et l'usage m'étaient peu connus; ne m'étais-je pas trompé? était-ce bien la harpe que je contemplais? Je voulus m'en assurer; je pénétrai dans le cabinet, et je posai une main gauche et tremblante sur les cordes. O ravissement! elles me répondirent. Saisi d'un inexprimable vertige, je me mis à faire vibrer au hasard et avec une sorte de fureur toutes ces voix retentissantes, et je ne crois pas que l'orchestre le plus savant et le mieux gouverné m'ait jamais fait depuis autant de plaisir que l'effroyable confusion de sons dont je remplis l'appartement de la signora Aldini.
Mais ma joie ne fut pas de longue durée. Un valet de chambre qui rangeait les salles voisines accourut au bruit, et, furieux de voir un petit rustre en haillons s'introduire ainsi et s'abandonner à l'amour de l'art avec un si odieux déréglement, se mit en devoir de me chasser à coups de balai. Il ne me convenait guère d'être congédié de la sorte, et je me retirai prudemment vers le balcon, afin de m'en aller comme j'étais venu. Mais avant que j'eusse pu l'enjamber, le valet s'élança sur moi, et je me vis dans l'alternative d'être battu ou de faire un culbute ridicule. Je pris un parti violent, ce fut d'esquiver le choc en me baissant avec dextérité, et de saisir mon adversaire par les deux jambes, tandis qu'il donnait brusquement de la poitrine contre la balustrade. L'enlever ainsi de terre et le lancer dans le canal fut l'affaire d'un instant. C'est un jeu auquel les enfants s'exercent entre eux à Chioggia. Mais je n'avais pas eu le temps d'observer que la fenêtre était à vingt pieds de l'eau et que le pauvre diable de cameriere pouvait ne pas savoir nager.
Heureusement pour lui et pour moi, il revint aussitôt sur l'eau et s'accrocha aux barques du traguet. J'eus un instant de terreur en lui voyant faire le plongeon; mais, dès que je le vis sauvé, je songeai à me sauver moi-même: car il rugissait de fureur et allait ameuter contre moi tous les laquais du palais Aldini. J'enfilai la première porte qui s'offrit à moi, et, courant à travers les galeries, j'allais franchir l'escalier, lorsque j'entendis des voix confuses qui venaient à ma rencontre. Je remontai précipitamment et me réfugiai sous les combles du palais, où je me cachai dans un grenier parmi de vieux tableaux rongés des vers, et des débris de meubles.
Je restai là deux jours et deux nuits sans prendre aucun aliment et sans oser me frayer un passage au milieu de mes ennemis. Il y avait tant de monde et de mouvement dans cette maison qu'on n'y pouvait faire un pas sans rencontrer quelqu'un. J'entendais par la lucarne les propos des valets qui se tenaient dans la galerie de l'étage inférieur. Ils s'entretenaient de moi presque continuellement, faisaient mille commentaires sur ma disparition, et se promettaient de m'infliger une rude correction s'ils réussissaient à me rattraper. J'entendais aussi mon patron sur sa barque s'étonner de mon absence, et se réjouir à l'idée de mon retour, dans des intentions non moins bienveillantes. J'étais brave et vigoureux; mais je sentais que je serais accablé par le nombre. L'idée d'être battu par mon patron ne m'occupait guère; c'était une chance du métier d'apprenti qui n'entraînait aucune honte. Mais celle d'être châtié par des laquais soulevait en moi une telle horreur, que je préférais mourir de faim. Il ne s'en fallut pas de beaucoup que mon aventure n'eût ce dénouement. A quinze ans, on supporte mal la diète. Une vieille camériste qui vint chercher un pigeon déserteur sous les combles trouva, au lieu de son fugitif, le pauvre barcarolino évanoui et presque mort au pied d'une vieille toile qui représentait une sainte Cécile. Ce qu'il y eut de plus frappant pour moi dans ma détresse, c'est que la sainte avait entre les bras une harpe de forme antique que j'eus tout le loisir de contempler au milieu des angoisses de la faim, et dont la vue me devint tellement odieuse, que pendant bien longtemps, par la suite, je ne pus supporter ni l'aspect ni le son de cet instrument fatal.
La bonne duègne me secourut et intéressa la signora Aldini à mon sort. Je fus promptement rétabli des suites du jeûne, et mon persécuteur, apaisé par cette expiation, agréa l'aveu de ma faute et l'expression brusque, mais sincère, de mes regrets. Mon père, en apprenant de mon patron que j'étais perdu, était accouru. Il fronça le sourcil lorsque madame Aldini lui manifesta l'intention de me prendre à son service. C'était un homme rude, mais fier et indépendant. C'était bien assez, selon lui, que je fusse condamné par ma délicate organisation à vivre à la ville. J'étais de trop bonne famille pour être valet, et quoique les gondoliers eussent de grandes prérogatives dans les maisons particulières, il y avait une distinction de rang bien marquée entre les gondoliers de la place et les gondolieri di casa. Ces derniers étaient mieux vêtus, il est vrai, et participaient au bien-être de la vie patricienne; mais ils étaient réputés laquais, et il n'y avait point de telle souillure dans ma famille. Néanmoins madame Aldini était si gracieuse et si bienveillante, que mon brave homme de père, tortillant son bonnet rouge dans ses mains avec embarras, et tirant à chaque instant, par habitude, sa pipe éteinte de sa poche, ne sut que répondre à ses douces paroles et à ses généreuses promesses. Il résolut de me laisser libre, comptant bien que je refuserais. Mais moi, quoique je fusse bien dégoûté de la harpe, je ne songeais qu'à la musique. Je ne sais quelle puissance magnétique la signora Aldini exerçait sur moi; c'était une véritable passion, mais une passion d'artiste toute platonique et toute philharmonique. De la petite chambre basse où l'on m'avait recueilli pour me soigner,—car j'eus, par suite de mon jeûne, deux ou trois accès de fièvre,—je l'entendais chanter, et cette fois elle s'accompagnait avec le clavecin, car elle jouait également bien de plusieurs instruments. Enivré de ses accents, je ne compris pas même les scrupules de mon père, et j'acceptai sans hésiter la place de gondolier en second au palais Aldini.
Il était de bon goût à cette époque d'être bien monté en barcarolles, c'est-à-dire que, de même que la gondole équivaut, à Venise, à l'équipage dans les autres pays, de même les gondoliers sont un objet à la fois de luxe et de nécessité comme les chevaux. Toutes les gondoles étant à peu près semblables, d'après le décret somptuaire de la république, qui les condamna indistinctement à être tendues de noir, c'était seulement par l'habit et par la tournure de leurs rameurs que les personnes opulentes pouvaient se faire remarquer dans la foule. La gondole du patricien élégant devait être conduite, à l'arrière, par un homme robuste et d'une beauté mâle; à l'avant, par un négrillon singulièrement accoutré, ou par un blondin indigène, sorte de page ou de jockey vêtu avec élégance, et placé là comme un ornement, comme la poupée à la proue des navires.
J'étais donc tout à fait propre à cet honorable emploi. J'étais un véritable enfant des lagunes, blond, rose, tres-fort, avec des contours un peu féminins, ayant la tête, les pieds et les mains remarquablement petits, le buste large et musculeux, le cou et les bras ronds, nerveux et blancs. Ajoutez à cela une chevelure couleur d'ambre, fine, abondante, et bouclée naturellement; imaginez un charmant costume demi-Figaro, demi-Chérubin, et le plus souvent les jambes nues, la culotte de velours bleu de ciel attachée par une ceinture de soie écarlate, et la poitrine couverte seulement d'une chemise de batiste brodée plus blanche que la neige; vous aurez une idée du pauvre histrion en herbe qu'on appelait alors Nello, par contraction de son nom véritable, Daniele Gemello.
Comme il est de la destinée des petits chiens d'être cajolés par les maîtres imbéciles et battus par les valets jaloux, le sort de mes pareils était généralement un mélange assez honteux de tolérance illimitée de la part des uns, et de haine brutale de la part des autres. Heureusement pour moi, la Providence me jeta sur un coin béni: Bianca Aldini était la bonté, l'indulgence, la charité, descendues sur la terre. Veuve à vingt ans, elle passait sa vie à soulager les pauvres, à consoler les affligés. Là où il y avait une larme à essuyer, un bienfait à verser, on la voyait bientôt accourir dans sa gondole, portant sur ses genoux sa petite fille âgée de quatre ans; miniature charmante, si frêle, si jolie, et toujours si fraîchement parée, qu'il semblait que les belles mains de sa mère fussent les seules au monde assez effilées, assez douces et assez moelleuses pour la toucher sans la froisser ou sans la briser. Madame Aldini était toujours vêtue elle-même avec un goût et une recherche que toutes les dames de Venise essayaient en vain d'égaler; immensément riche, elle aimait le luxe, et dépensait la moitié de son revenu à satisfaire ses goûts d'artiste et ses habitudes de patricienne. L'autre moitié passait en aumônes, en services rendus, en bienfaits de toute espèce. Quoique ce fût un assez beau denier de veuve, comme elle l'appelait, elle s'accusait naïvement d'être une âme tiède, de ne pas faire ce qu'elle devait; et, concevant de sa charité plus de repentir que d'orgueil, elle se promettait chaque jour de quitter le siècle et de s'occuper sérieusement de son salut. Vous voyez, d'après ce mélange de faiblesse féminine et de vertu chrétienne, qu'elle ne se piquait point d'être une âme forte, et que son intelligence n'était pas plus éclairée que ne le comportaient le temps et le monde où elle vivait. Avec cela, je ne sais s'il a jamais existé de femme meilleure et plus charmante. Les autres femmes, jalouses de sa beauté, de son opulence et de sa vertu, s'en vengeaient en assurant qu'elle était bornée et ignorante. Il y avait de la vérité dans cette accusation; mais Bianca n'en était pas moins aimable. Elle avait un fonds de bon sens qui l'empêchait d'être jamais ridicule, et, quant à son manque d'instruction, la naïveté modeste qui en résultait était chez elle une grâce de plus. J'ai vu autour d'elle les hommes les plus éclairés et les plus graves ne jamais se lasser de son entretien.
Vivant ainsi à l'église et au théâtre, dans la mansarde du pauvre et dans les palais, elle portait avec elle en tous lieux la consolation ou le plaisir, elle imposait à tous la reconnaissance ou la gaieté. Son humeur était égale, enjouée, et le caractère de sa beauté suffisait à répandre la sérénité autour d'elle. Elle était de moyenne taille, blanche comme le lait et fraîche comme une fleur; tout en elle était douceur, jeunesse, aménité. De même que, dans toute sa gracieuse personne, on eût vainement cherché un angle aigu, de même son caractère n'offrit jamais la moindre aspérité, ni sa bonté la moindre lacune. A la fois active comme le dévouement évangélique et nonchalante comme la mollesse vénitienne, elle ne passait jamais plus de deux heures dans la journée au même endroit; mais dans son palais elle était toujours couchée sur un sofa, et dehors elle était toujours étendue dans sa gondole. Elle se disait faible sur les jambes, et ne montait ou ne descendait jamais un escalier sans être soutenue par deux personnes; dans ses appartements elle était toujours appuyée sur le bras de Salomé, une belle fille juive qui la servait et lui tenait compagnie. On disait à ce propos que madame Aldini était boiteuse par suite de la chute d'un meuble que son mari avait jeté sur elle dans un accès de colère, et qui lui avait fracturé la jambe: c'est ce que je n'ai jamais su précisément, bien que pendant plus de deux ans elle se soit appuyée sur mon bras pour sortir de son palais et pour y rentrer, tant elle mettait d'art et de soin à cacher cette infirmité.
Malgré sa bienveillance et sa douceur, Bianca ne manquait ni de discernement ni de prudence dans le choix des personnes qui l'entouraient; il est certain que nulle part je n'ai vu autant de braves gens réunis. Si vous me trouvez un peu de bonté et assez de fierté dans l'âme, c'est au séjour que j'ai fait dans cette maison qu'il faut l'attribuer. Il était impossible de n'y pas contracter l'habitude de bien penser, de bien dire et de bien faire; les valets étaient probes et laborieux, les amis fidèles et dévoués… les amants même… (car il faut bien l'avouer, il y eut des amants) étaient pleins d'honneur et de loyauté. J'avais là plusieurs patrons; de tous ces pouvoirs, la signora était le moins impératif. Au reste, tous étaient bons ou justes. Salomé, qui était le pouvoir exécutif de la maison, maintenait l'ordre avec un peu de sévérité; elle ne souriait guère, et le grand arc de ses sourcils se divisait rarement en deux quarts de cercle au-dessus de ses longs yeux noirs. Mais elle avait de l'équité, de la patience et un regard pénétrant qui ne méconnaissait jamais la sincérité. Mandola, premier gondolier, et mon précepteur immédiat, était un Hercule lombard, qu'à ses énormes favoris noirs et à ses formes athlétiques on eût pris pour Polyphème. Ce n'en était pas moins le paysan le plus doux, le plus calme et le plus humain qui ait jamais passé de ses montagnes à la civilisation des grandes cités. Enfin, le comte Lanfranchi, le plus bel homme de la république, que nous avions l'honneur de promener tous les soirs en gondole fermée avec madame Aldini, de dix heures à minuit, était bien le plus gracieux et le plus affable seigneur que j'aie rencontré dans ma vie.
Je n'ai jamais connu de feu monseigneur Aldini qu'un grand portrait en pied qui était à l'entrée de la galerie, dans un cadre superbe un peu détaché de la muraille, et semblant commander à une longue suite d'aïeux, tous de plus en plus noirs et vénérables, qui s'enfonçaient, par ordre chronologique, dans la profondeur sombre de cette vaste salle. Torquato Aldini était habillé dans le dernier goût du temps, avec un jabot de dentelle de Flandre et un habit du matin de gros d'été vert-pomme à brandebourgs rose vif; il était admirablement crêpé et poudré. Mais, malgré la galanterie de ce déshabillé pastoral, je ne pouvais le regarder sans baisser les yeux; car il y avait sur sa figure, d'un jaune brun, dans sa prunelle noire et ardente, dans sa bouche froide et dédaigneuse, dans son attitude impassible, et jusque dans le mouvement absolu de sa main longue et maigre, ornée de diamants, une expression de fierté arrogante et de rigueur inflexible que je n'avais jamais rencontrée sous le toit de ce palais. C'était un beau portrait, et le portrait d'un beau jeune homme: il était mort à vingt-cinq ans, à la suite d'un duel avec un Foscari, qui avait osé se dire de meilleure famille que lui. Il avait laissé une grande réputation de bravoure et de fermeté; mais on disait tout bas qu'il avait rendu sa femme très-malheureuse, et les domestiques n'avaient pas l'air de le regretter. Il leur avait imprimé une telle crainte, qu'ils ne passaient jamais le soir devant cette peinture, saisissante de vérité, sans se découvrir la tête, comme ils eussent fait devant la personne de leur ancien maître.
Il fallait que la dureté de son âme eût fait beaucoup souffrir la signora et l'eût bien dégoûtée du mariage, car elle ne voulait point contracter de nouveaux liens, et repoussait les meilleurs partis de la république. Cependant elle avait besoin d'aimer, car elle souffrait les assiduités du comte Lanfranchi, et ne semblait lui refuser des douceurs de l'hyménée que le serment indissoluble. Au bout d'un an, le comte, désespérant de lui inspirer la confiance nécessaire pour un tel engagement, et cherchant fortune ailleurs, lui confessa qu'une riche héritière lui donnait meilleure espérance. La signora lui rendit aussitôt généreusement sa liberté; elle parut triste et malade pendant plusieurs jours; mais, au bout d'un mois, le prince de Montalegri vint occuper dans la gondole la place que l'ingrat Lanfranchi avait laissée vacante, et pendant un an encore, Mandola et moi promenâmes sur les lagunes ce couple bénévole, et en apparence fortuné.
J'avais un attachement très-vif pour la signora. Je ne concevais rien de plus beau et de meilleur qu'elle sur la terre. Quand elle tournait sur moi son beau regard presque maternel, quand elle m'adressait en souriant de douces paroles (les seules qui pussent sortir de ses lèvres charmantes), j'étais si fier et si content que, pour lui faire plaisir, je me serais jeté sous la carène tranchante du Bucentaure. Quand elle me donnait un ordre, j'avais des ailes; quand elle s'appuyait sur moi, mon coeur palpitait de joie; quand, pour faire remarquer ma belle chevelure au prince de Montalegri, elle posait doucement sa main de neige sur ma tête, je devenais rouge d'orgueil. Et pourtant je promenais sans jalousie le prince à ses côtés; je répondais gaiement à ces quolibets pleins de bienveillance que les seigneurs de Venise aiment à échanger avec les barcarolles pour éprouver en eux l'esprit de repartie; et, malgré l'excessive liberté dont le gondolier provoqué jouit en pareil cas, jamais je n'avais senti contre le prince le plus léger mouvement d'aigreur. C'était un bon jeune homme; je lui savais gré d'avoir consolé la signora de l'abandon de M. Lanfranchi. Je n'avais pas cette sotte humilité qui s'incline devant les prérogatives du rang. En fait d'amour, nous ne les connaissons guère dans ce pays, et nous les connaissions encore moins dans ce temps-là. Il n'y avait pas une telle différence d'âge entre la signora et moi, que je ne pusse être amoureux d'elle. Le fait est que je serais embarrassé aujourd'hui de donner un nom à ce que j'éprouvais alors. C'était de l'amour peut-être, mais de l'amour pur comme mon âge; et de l'amour tranquille, parce que j'étais sans ambition et sans cupidité.
Outre ma jeunesse, mon zèle et mon caractère facile et enjoué, j'avais plu particulièrement à la signora par mon amour pour la musique: elle prenait plaisir à voir l'émotion que j'éprouvais au son de sa belle voix, et chaque fois qu'elle chantait, elle me faisait appeler. Accorte et familière, elle me faisait entrer jusque dans son cabinet, et m'autorisait à m'asseoir auprès de Salomé. Il semblait qu'elle eût aimé à voir cette farouche camériste se départir un peu avec moi de son austérité. Mais Salomé m'imposait beaucoup plus que la signora, et jamais je ne fus tenté de m'enhardir auprès d'elle.
Un jour la signora me demanda si j'avais de la voix, je lui répondis que j'en avais eu, mais qu'elle s'était perdue. Elle voulut que j'en fisse l'essai devant elle. Je m'en défendis, elle insista, il fallut céder. J'étais fort troublé, et convaincu qu'il me serait impossible d'articuler un son; car il y avait bien un an que je ne m'en étais avisé. J'avais alors dix-sept ans. Ma voix était revenue, je ne m'en doutais pas. Je mis ma tête dans mes deux mains: je tâchai de me rappeler une strophe de la Jérusalem, et le hasard me fit rencontrer celle qui exprime l'amour d'Olinde pour Sophronie, et qui se termine par ce vers:
Brama assai, poco spera, nulla chiede.
Alors, rassemblant mon courage et me mettant à crier de toute ma force comme si j'eusse été en pleine mer, je fis retentir les lambris étonnés de ce lai plaintif et sonore, sur lequel nous chantons dans les lagunes les prouesses de Roland et les amours d'Herminie. Je ne me méfiais pas de l'effet que j'allais produire; comptant sur le filet enroué que j'avais fait sortir autrefois de ma poitrine, je faillis tomber à la renverse, lorsque l'instrument que je recélais en moi, à mon insu, manifesta sa puissance. Les tableaux suspendus à la muraille en frémirent, la signora sourit, et les cordes de la harpe répondirent par une longue vibration au choc de cette voix formidable.
«Santo Dio! s'écria Salomé en laissant tomber son ouvrage et en se bouchant les oreilles, le lion de Saint-Marc ne rugirait pas autrement!» La petite Aldini, qui jouait sur le tapis, fut si épouvantée, qu'elle se mit à pleurer et à crier.
Je ne sais ce que fit la signora. Je sais seulement qu'elle, et l'enfant, et Salomé, et la harpe, et le cabinet, tout disparut, et que je courus à toutes jambes à travers les rues, sans savoir quel démon me poussait, jusqu'à la Quinta-Valle; là, je me jetai dans une barque et j'arrivai à la grande prairie qu'on nomme aujourd'hui le Champ-de-Mars, et qui est encore le lieu le plus désert de la ville. A peine me vis-je seul et en liberté, que je me mis à chanter de toute la force de mes poumons. O miracle! j'avais plus d'énergie et d'étendue dans la voix qu'aucun des cupidi que j'avais admirés à Chioggia. Jusque-là j'avais cru manquer de puissance, et j'en avais trop. Elle me débordait, elle me brisait. Je me jetai la figure dans les longues herbes, et, en proie à un accès de joie délirante, je fondis en larmes. O les premières larmes de l'artiste! elles seules peuvent rivaliser de douceur ou d'amertume avec les premières larmes de l'amant.
Je me remis ensuite à chanter et à répéter cent fois de suite les strophes éparses dont j'avais gardé souvenance. A mesure que je chantais, le rude éclat de ma voix s'adoucissait, je sentais l'instrument devenir à chaque instant plus souple et plus docile. Je ne ressentais aucune fatigue; plus je m'exerçais, plus il me semblait que ma respiration devenait facile et de longue haleine. Alors, je me hasardai à essayer les airs d'opéra et les romances que j'entendais chanter depuis deux ans à la signora. Depuis deux ans, j'avais bien appris et bien travaillé sans m'en douter. La méthode était entrée dans ma tête par routine, par instinct, et le sentiment dans mon âme par intuition, par sympathie. J'ai beaucoup de respect pour l'étude; mais j'avoue qu'aucun chanteur n'a moins étudié que moi. J'étais doué d'une facilité et d'une mémoire merveilleuses. Il suffisait que j'eusse entendu un trait pour le rendre aussitôt avec netteté. J'en fis l'épreuve dès ce premier jour, et je parvins à chanter presque d'un bout à l'autre les morceaux les plus difficiles du répertoire de madame Aldini.
La nuit vint m'avertir de mettre un terme à mon enthousiasme. Je m'aperçus alors que j'avais manqué tout le jour à mon service, et je retournai au palais confus et repentant de ma faute. C'était la première de ce genre que j'eusse commise, et je ne craignais rien tant qu'un reproche de la signora, quelque doux qu'il dût être. Elle était en train de souper, et je me glissai timidement derrière sa chaise. Je ne la servais jamais à table; car j'étais resté fier comme un Chioggiote, et j'avais gardé toutes les franchises attachées à mon emploi privilégié. Mais, voulant réparer mon tort par un acte d'humilité, je pris des mains de Salomé l'assiette de porcelaine de Chine qu'elle allait lui présenter, et j'avançai la main avec gaucherie. Madame Aldini feignit d'abord de ne pas y faire attention, et se laissa servir ainsi pendant quelques instants; puis, tout d'un coup, rencontrant à la dérobée mon regard piteux, elle partit d'un grand éclat de rire en se renversant sur son fauteuil.
«Votre Seigneurie le gâte, dit la sévère Salomé en réprimant une imperceptible velléité de partager l'enjouement de sa maîtresse.
—Pourquoi le gronderais-je? repartit la signora. Il s'est fait peur à lui-même ce matin, et, pour se punir, il s'est enfui, le pauvret! Je parie qu'il n'a pas mangé de la journée. Allons, va souper, Nellino. Je te pardonne, à condition que tu ne chanteras plus.»
Ce sarcasme bienveillant me sembla très-amer. C'était le premier auquel je fusse sensible; car, malgré tous les éléments offerts au développement de ma vanité, c'était un sentiment que je ne connaissais pas encore. Mais l'orgueil venait de s'éveiller en moi avec la puissance, et, en raillant ma voix, on me semblait nier mon âme et attaquer ma vie.
Depuis ce jour, les leçons que me donnait à son insu la signora en s'exerçant devant moi me devinrent de plus en plus profitables. Tous les soirs j'allais m'exercer au Champ-de-Mars aussitôt que mon service était fini, et j'avais la conscience de mes progrès. Bientôt les leçons de la signora ne me suffirent plus. Elle chantait pour son plaisir, portant à l'étude une nonchalance superbe, et ne cherchant point à se perfectionner. J'avais un désir immodéré d'aller au théâtre; mais, pendant tout le temps qu'elle y passait, j'étais condamné à garder la gondole, Mandola jouissant du privilége d'aller au parterre, ou d'écouter dans les corridors. J'obtins enfin de lui, un jour, qu'il me laissât entrer à sa place pendant un acte d'opéra, à la Fenice. On jouait le Mariage secret. Je ne chercherai point à vous rendre ce que j'éprouvai: je faillis devenir fou, et, manquant à la parole que j'avais donnée à mon compagnon, je le laissai se morfondre dans la gondole, et ne songeai à sortir que quand je vis la salle vide et les lustres éteints.
Alors je sentis le besoin impérieux, irrésistible, d'aller au théâtre tous les soirs. Je n'osais point demander la permission à madame Aldini: je craignais qu'elle ne vint encore à railler ma passion infortunée (comme elle l'appelait) pour la musique. Cependant, il fallait mourir ou aller à la Fenice. J'eus la coupable pensée de quitter le service de la signora et de gagner ma vie en qualité de facchino à la journée, afin d'avoir le temps et le moyen d'aller le soir au théâtre. Je calculai qu'avec les petites économies que j'avais faites au palais Aldini, et en réduisant mon vêtement et ma nourriture au plus strict nécessaire, je pourrais satisfaire ma passion. Je pensai aussi à entrer au théâtre comme machiniste, comparse ou allumeur; l'emploi le plus abject m'eût semblé doux, pourvu que je pusse entendre de la musique tous les jours. Enfin, je pris le parti d'ouvrir mon coeur au bienveillant Montalegri. On lui avait raconté mon aventure musicale. Il commença par rire; puis, comme j'insistais courageusement, il exigea pour condition que je lui fisse entendre ma voix. J'hésitai beaucoup: j'avais peur qu'il ne me désespérât par ses railleries, et quoique je n'eusse pour l'avenir aucun dessein formulé avec moi-même, je sentais que m'enlever l'espoir de savoir chanter un jour, c'était m'arracher la vie. Je me résignai pourtant: je chantai d'une voix tremblante le fragment d'un des airs que j'avais entendus une seule fois au théâtre. Mon émotion gagna le prince; je vis dans ses yeux qu'il prenait plaisir à m'entendre: je pris courage, je chantai mieux. Il leva les mains deux ou trois fois pour m'applaudir, puis il s'arrêta de peur de m'interrompre; je chantai alors tout à fait bien, et quand j'eus finis, le prince, qui était un véritable dilettante, faillit m'embrasser et me donna les plus grands éloges. Il me remmena chez la signora et présenta ma pétition, qui fut ratifiée sur-le-champ. Mais on voulut aussi me faire chanter, et jamais je ne voulus y consentir. La fierté de ma résistance étonna madame Aldini sans l'irriter. Elle pensait la vaincre plus tard; mais elle n'en vint pas à bout aisément. Plus je suivais le théâtre, plus je faisais d'exercices et de progrès, plus aussi je sentais tout ce qui me manquait encore, et plus je craignais de me faire entendre et juger avant d'être sûr de moi-même. Enfin, un soir, au Lido, comme il faisait un clair de lune superbe, et que la promenade de la signora m'avait fait manquer et le théâtre et mon heure d'étude solitaire, je fus pris du besoin de chanter, et je cédai à l'inspiration. La signora et son amant m'écoutèrent en silence; et quand j'eus fini, ils ne m'adressèrent pas un mot d'approbation ni de blâme. Mandola fut le seul qui, sensible à la musique comme un vrai Lombard, s'écria à plusieurs reprises, en écoutant mon jeune ténore: Corpo del diavolo! che buon basso!
Je fus un peu piqué de l'indifférence ou de l'inattention de ma patronne. J'avais la conscience d'avoir assez bien chanté pour mériter un encouragement de sa bouche. Je ne comprenais pas non plus la froideur du prince d'après les éloges qu'il m'avait donnés deux mois auparavant. Plus tard je sus que ma maîtresse avait été émerveillée de mes dispositions et de mes moyens, mais qu'elle avait résolu, pour me punir de m'être tant fait prier, de paraître insensible à mon premier essai.
Je compris la leçon, et, quelques jours après, ayant été sommé par elle de chanter durant sa promenade, je m'en acquittai de bonne grâce. Elle était seule, étendue sur les coussins de la gondole, et paraissait livrée à une mélancolie qui ne lui était pas habituelle. Elle ne m'adressa pas la parole durant toute la promenade; mais en rentrant, lorsque je lui offris mon bras pour remonter le perron du palais, elle me dit ce peu de mots, qui me laissa une émotion singulière: «Nello, tu m'as fait beaucoup de bien. Je te remercie.»
Les jours suivants, je lui offris moi-même de chanter. Elle parut accepter avec reconnaissance. La chaleur était accablante et les théâtres déserts; la signera se disait malade; mais ce qui me frappa le plus, c'est que le prince, ordinairement si assidu à l'accompagner, ne venait plus avec elle qu'un soir sur deux, sur trois et même sur quatre. Je pensai que lui aussi commençait à être infidèle, et je m'en affligeai pour ma pauvre maîtresse. Je ne concevais pas son obstination à repousser le mariage; il ne me paraissait pas juste que Montalegri, si doux et si bon en apparence, fût victime des torts de feu Torquato Aldini. D'un autre côté, je ne concevais pas davantage qu'une femme si aimable et si belle n'eût pour amants que de lâches spéculateurs plus avides de sa fortune qu'attachés à sa personne, et dégoûtés de l'une aussitôt qu'ils désespéraient d'obtenir l'autre.
Ces idées m'occupèrent tellement pendant quelques jours, que, malgré mon respect pour ma maîtresse, je ne pus m'empêcher de faire part de mes commentaires à Mandola. «Détrompe-toi, me répondit-il; cette fois, c'est le contraire de ce qui s'est passé avec Lanfranchi. C'est la signora qui se dégoûte du prince et qui trouve chaque soir un nouveau prétexte pour l'empêcher de la suivre. Quelle en est la raison? Cela est impossible à deviner, puisque nous qui la voyons, nous savons qu'elle est seule et qu'elle n'a aucun rendez-vous. Peut-être qu'elle tourne tout à fait à la dévotion et qu'elle veut se détacher du monde.»
Le soir même, j'essayai de chanter à la signora un cantique de la Vierge; mais elle m'interrompit brusquement en me disant qu'elle n'avait pas envie de dormir, et me demanda les amours d'Armide et de Renaud. «Il s'est trompé,» dit Mandola, qui ne manquait pas de finesse, en feignant de m'excuser. Je changeai de mode, et je fus écouté avec attention.
Je remarquai bientôt qu'à force de chanter en plein air au balancement de la gondole, je me fatiguais beaucoup et que ma voix était en souffrance. Je consultai un professeur de musique qui venait au palais pour apprendre les éléments à la petite Alezia Aldini, alors âgée de six ans. Il me répondit que, si je continuais à chanter dehors, je perdrais ma voix avant la fin de l'année. Cette menace m'effraya tellement, que je résolus de ne plus chanter ainsi. Mais le lendemain la signora me demanda la barcarole nationale de la Biondina, d'un air si mélancolique, avec un regard si doux et un visage si pâle, que je n'eus pas le courage de lui refuser le seul plaisir qu'elle parût capable de goûter depuis quelque temps.
Il était évident qu'elle maigrissait et qu'elle perdait de sa fraîcheur; elle éloignait de plus en plus le prince. Elle passait sa vie en gondole, et même elle négligeait un peu les pauvres. Elle semblait succomber à un accablement dont nous cherchions vainement la cause.
Pendant une semaine, elle parut chercher à se distraire. Elle s'entoura de monde, et le soir elle se fit suivre par plusieurs gondoles où se placèrent ses amis et des musiciens qui lui donnèrent la sérénade. Une fois elle me pria de chanter. Je déclinai ma compétence en présence de musiciens de profession et de nombreux dilettanti. Elle insista d'abord avec douceur, et puis avec un peu de dépit; je continuai de m'en défendre, et enfin elle m'ordonna d'un ton absolu de lui obéir. C'était la première fois de sa vie qu'elle s'emportait. Au lieu de comprendre que c'était la maladie qui changeait ainsi son caractère, et de faire acte de complaisance, je m'abandonnai à un mouvement d'orgueil invincible, et lui déclarai que je n'étais pas son esclave, que je m'étais engagé à conduire sa gondole et non à divertir ses convives; et, en un mot, que j'avais failli perdre ma voix pour la distraire, et que, puisqu'elle me récompensait si mal de mon dévouement, je ne chanterais plus ni pour elle ni pour personne. Elle ne répondit rien; les amis qui l'accompagnaient, étonnés de mon audace, gardaient le silence. Au bout de quelques instants, Salomé fit un cri et saisit le petite Alezia, qui, endormie dans les bras de sa mère, avait failli tomber à l'eau. La signora était évanouie depuis quelques minutes, et personne ne s'en était aperçu.
J'abandonnai la rame; je parlai au hasard; je m'approchai de la signora; j'étais si troublé, que j'eusse fait quelque folie si la prudente Salomé ne m'eût renvoyé impérieusement à mon poste. La signora revint à elle, on reprit à la hâte la route du palais. Mais la société était surprise et consternée, la musique allait tout de travers; et, quant à moi, j'étais si désolé et si effrayé, que mes mains tremblantes ne pouvaient plus soutenir la rame. J'avais perdu la tête, j'accrochais toutes les gondoles. Mandola me maudissait; mais, sourd à ses avertissements, je me retournais à chaque instant pour regarder madame Aldini, dont le front pâle, éclairé par la lune, semblait porter l'empreinte de la mort.
Elle passa une mauvaise nuit; le lendemain elle eut la fièvre et garda le lit. Salomé refusa de me laisser entrer. Je me glissai malgré elle dans la chambre à coucher, et je me jetai à genoux devant la signora, en fondant en larmes. Elle me tendit sa main, que je couvris de baisers, et me dit que j'avais eu raison de lui résister. «C'est moi, ajouta-t-elle avec une bonté angélique, qui suis exigeante, fantasque et impitoyable depuis quelque temps. Il faut me le pardonner, Nello; je suis malade, et je sens que je ne peux plus gouverner mon humeur comme à l'ordinaire. J'oublie que vous n'êtes pas destiné à rester gondolier, et qu'un brillant avenir vous est réservé. Pardonnez-moi cela encore; mon amitié pour vous est si grande, que j'ai eu le désir égoïste de vous garder près de moi, et d'enfouir votre talent dans cette condition basse et obscure qui vous écrase. Vous avez défendu votre indépendance et votre dignité, vous avez bien fait. Désormais vous serez libre, vous apprendrez la musique; je n'épargnerai rien pour que votre voix se conserve et pour que votre talent se développe; vous ne me rendrez plus d'autres services que ceux qui vous seront dictés par l'affection et la reconnaissance.»
Je lui jurai que je la servirais toute ma vie, que j'aimerais mieux mourir que de la quitter; et, en vérité, j'avais pour elle un attachement si légitime et si profond, que je ne pensais pas faire un serment téméraire.
Elle fut mieux portante les jours suivants, et me força de prendre mes premières leçons de chant. Elle y assista et sembla y apporter le plus vif intérêt. Dans l'intervalle, elle me faisait étudier et répéter les principes, dont jusque-là je n'avais pas eu la moindre idée, bien que je m'y fusse conformé par instinct en m'abandonnant à mon chant naturel.
Mes progrès furent rapides; je cessai tout service pénible. La signora prétendit que le double mouvement des rames la fatiguait, et afin que Mandola ne se plaignît pas d'être seul chargé de tout le travail, son salaire fut doublé. Quant à moi, j'étais toujours sur la gondole, mais assis à la proue, et occupé seulement à chercher dans les yeux de ma patronne ce qu'il fallait faire pour lui être agréable. Ses beaux yeux étaient bien tristes, bien voilés. Sa santé s'améliorait par instants, et puis s'altérait de nouveau. C'était là mon unique chagrin; mais il était profond.
Elle perdait de plus en plus ses forces, et l'aide de nos bras ne lui suffisait plus pour monter les escaliers. Mandola était chargé de la porter comme un enfant, comme je portais la petite Alezia. Cette fillette devenait chaque jour plus belle; mais le genre de sa beauté et son caractère en faisaient bien l'antipode de sa mère. Autant celle-ci était blanche et blonde, autant Alezia était brune. Ses cheveux tombaient déjà en deux fortes tresses d'ébène jusqu'à ses genoux; ses petits bras ronds et veloutés ressortaient comme ceux d'une jeune Mauresque sur ses vêtements de soie, toujours blancs comme la neige; car elle était vouée à la Vierge. Quant à son humeur, elle était étrange pour son âge. Je n'ai jamais vu d'enfant plus grave, plus méfiant, plus silencieux. Il semblait qu'elle eût hérité de l'humeur altière du seigneur Torquato. Jamais elle ne se familiarisait avec personne; jamais elle ne tutoyait aucun de nous. Une caresse de Salomé lui semblait une offense, et c'est tout au plus si, à force de la porter, de la servir et de l'aduler, j'obtenais une fois par semaine qu'elle me laissât baiser le bout de ses petits doigts roses, qu'elle soignait déjà comme eût fait une femme bien coquette. Elle était très-froide avec sa mère, et passait des heures entières assise auprès d'elle dans la gondole, les yeux attachés sur les flots, muette, insensible à tout en apparence, et rêveuse comme une statue. Mais si la signora lui adressait la plus légère réprimande, ou se mettait au lit avec un redoublement de fièvre, la petite entrait dans des accès de désespoir qui faisaient craindre pour sa vie ou pour sa raison.
Un jour, elle s'évanouit dans mes bras, parce que Mandola, qui portait sa mère, glissa sur une des marches du perron et tomba avec elle. La signora se blessa légèrement, et depuis cet instant ne voulut plus se fier à l'adresse du bon hercule lombard. Elle me demanda si j'aurais la force de remplir cet office. J'étais alors dans toute ma vigueur, et je lui répondis que je porterais bien quatre femmes comme elle et huit enfants comme le sien. Dès lors je la portai toujours; car, jusqu'à l'époque où je la quittai, ses forces ne revinrent pas.
Bientôt arriva le moment où la signora me sembla moins légère et l'escalier plus difficile à monter. Ce n'était pas elle qui augmentait le volume, c'était moi qui perdais mes forces au moment de l'entourer de mes bras. Je n'y comprenais rien d'abord, et puis ensuite je m'en fis de grands reproches; mais mon émotion était insurmontable. Cette taille souple et voluptueuse qui s'abandonnait à moi, cette tête charmante qui se penchait vers mon visage, ce bras d'albâtre qui entourait mon cou nu et brûlant, cette chevelure embaumée qui se mêlait à la mienne, c'en était trop pour un garçon de dix-sept ans. Il était impossible qu'elle ne sentît pas les battements précipités de mon coeur, et qu'elle ne vît pas dans mes yeux le trouble qu'elle jetait dans mes sens. «Je te fatigue,» me disait-elle quelquefois d'un air mourant. Je ne pouvais pas répondre à cette languissante ironie; ma tête s'égarait, et j'étais forcé de m'enfuir aussitôt que je l'avais déposée sur son fauteuil. Un jour, Salomé ne se trouva pas, comme de coutume, dans le cabinet pour la recevoir. J'eus quelque peine à arranger les coussins pour l'asseoir commodément. Mes bras s'enlaçaient autour d'elle; je me trouvai à ses pieds, et ma tête mourante se pencha sur ses genoux. Ses doigts étaient passés dans mes cheveux. Un frémissement subit de cette main me révéla ce que j'ignorais encore. Je n'étais pas le seul ému, je n'étais pas le seul prêt à succomber. Il n'y avait plus entre nous ni serviteur, ni patronne, ni barcarolle, ni signora; il y avait un jeune homme et une jeune femme amoureux l'un de l'autre. Un éclair traversa mon âme et jaillit de mes yeux. Elle me repoussa vivement, et s'écria d'une voix étouffée: Va-t'en! J'obéis, mais en triomphateur. Ce n'était plus le valet qui recevait un ordre: c'était l'amant qui faisait un sacrifice.
Un désir aveugle s'empara dès lors de tout mon être. Je ne fis aucune réflexion; je ne sentis ni crainte, ni scrupule, ni doute; je n'avais qu'une idée fixe, c'était de me trouver seul avec Bianca. Mais cela était plus difficile que sa position indépendante ne devait le faire présumer. Il semblait que Salomé devinât le péril et se fût imposé la tâche d'en préserver sa maîtresse. Elle ne la quittait jamais, si ce n'est le soir, lorsque la petite Alezia voulait se coucher à l'heure où sa mère allait à la promenade. Alors Mandola était l'inévitable témoin qui nous suivait sur les lagunes. Je voyais bien, aux regards et à l'inquiétude de la signora, qu'elle ne pouvait s'empêcher de désirer un tête-à-tête avec moi; mais elle était trop faible de caractère, soit pour le provoquer, soit pour l'éviter. Je ne manquais pas de hardiesse et de résolution; mais pour rien au monde je n'eusse voulu la compromettre, et d'ailleurs, tant que je n'étais pas vainqueur dans cette situation délicate, mon rôle pouvait être souverainement ridicule et même méprisable aux yeux des autres serviteurs de la signora.
Heureusement, le candide Mandola, qui n'était pas dépourvu de pénétration, avait pour moi une amitié qui ne s'est jamais démentie. Je ne serais pas étonné, quoiqu'il ne m'ait jamais donné le droit de l'affirmer, que, sous cette rude écorce, l'amour n'eût fait quelquefois tressaillir un coeur tendre lorsqu'il portait la signora dans ses bras. C'était d'ailleurs une grande imprudence à une jeune femme de livrer, comme elle l'avait fait, le secret et presque le spectacle de ses amours à deux hommes de notre âge, et il était bien impossible que nous fussions témoins, depuis deux ans, du bonheur d'autrui, sans avoir conçu, l'un et l'autre, quelque tentation importune. Quoi qu'il en soit, j'ai peine à croire que Mandola eût deviné si bien ce qui se passait en moi, si quelque chose d'analogue ne se fût passé en lui-même. Un soir qu'il me voyait absorbé, assis à la proue de la gondole et la tête cachée dans les deux mains, en attendant que la signora nous fit avertir, il me dit seulement ces mots: Nello! Nello!!! mais d'un ton qui me sembla renfermer tant de sens, que je levai la tête et le regardai avec une sorte d'épouvante, comme si mon sort eût été dans ses mains.—Il étouffa une sorte de soupir en ajoutant le dicton populaire: Sara quel che sara!
«Que veux-tu dire? m'écriai-je en me levant et en lui saisissant le bras.—Nello! Nello!…» répéta-t-il en secouant la tête. On vint m'avertir en ce moment de monter pour transporter la signora dans la gondole; mais le regard expressif de Mandola me suivit sur le perron et me jeta dans une émotion singulière.
Ce jour même, Mandola demanda à madame Aldini la permission de s'absenter pendant une semaine pour aller voir son père malade. Bianca parut effrayée et surprise de cette demande; mais elle l'accorda aussitôt, en ajoutant: «Mais qui donc conduira ma gondole?—Nello, répondit Mandola en me regardant avec attention.—Mais il ne sait pas voguer[1] seul, reprit la signora… Allons, rentrez-moi, nous chercherons demain un remplaçant provisoire. Va voir ton père, et soigne-le bien; je prierai pour lui.»
[Note 1: Ramer, rogar.]
Le lendemain, la signora me fit appeler et me demanda si je m'étais enquis d'un barcarolle. Je ne répondis que par un sourire audacieux. La signora devint pâle, et me dit d'une voix tremblante: «Vous y songerez demain, je ne sortirai pas aujourd'hui.»
Je compris ma faute; mais la signora avait montré plus de peur que de colère, et mon espoir accrut mon insolence. Vers le soir, je vins lui demander s'il fallait faire avancer la gondole au perron. Elle me répondit d'un ton froid: «Je vous ai dit ce matin que je ne sortirai pas.» Je ne perdis pas courage. «Le temps a changé, signora, repris-je; le vent souffle de sirocco. Il fait beau pour vous, ce soir.» Elle tourna vers moi un regard accablant, en disant: «Je ne t'ai pas demandé le temps qu'il fait. Depuis quand me donnes-tu des conseils?» La lutte était engagée, je ne reculai point. «Depuis que vous semblez vouloir vous laisser mourir,» répondis-je avec véhémence. Elle parut céder à une force magnétique; car elle pencha sa tête languissamment sur sa main, et me dit d'une voix éteinte de faire avancer la gondole.
Je l'y transportai. Salomé voulut la suivre. Je pris sur moi de lui dire d'un ton absolu que sa maîtresse lui commandait de rester près de la signora Alezia. Je vis la signora rougir et pâlir, tandis que je prenais la rame et que je repoussais avec empressement le perron de marbre qui bientôt sembla fuir derrière nous.
Quand je me vis seulement à quelques brasses de distance du palais, il me sembla que je venais de conquérir le monde et que, les importuns écartés, ma victoire était assurée. Je ramai con furore jusqu'au milieu des lagunes sans me détourner, sans dire un seul mot, sans reprendre haleine. J'avais bien plutôt l'air d'un amant qui enlève sa maîtresse que d'un gondolier qui conduit sa patronne. Quand nous fûmes sans témoins, je jetai ma rame, et laissai la barque s'en aller à la dérive; mais, là, tout mon courage m'abandonna; il me fut impossible de parler à la signora, je n'osai même pas la regarder. Elle ne me donna aucun encouragement, et je la ramenai au palais, assez mortifié d'avoir repris le métier de barcarolle sans avoir obtenu la récompense que j'espérais.
Salomé me montra de l'humeur et m'humilia plusieurs fois, en m'accusant d'avoir l'air brusque et préoccupé. Je ne pouvais dire une parole à la signora sans que la camériste me reprit, prétendant que je ne m'exprimais pas d'une manière respectueuse. La signora, qui prenait toujours ma défense, ne parut pas seulement s'apercevoir, ce soir-là, des mortifications qu'on me faisait éprouver. J'étais outré. Pour la première fois, je rougissais sérieusement de ma position, et j'eusse songé à en sortir si l'invincible aimant du désir ne m'eût retenu en servage.
Pendant plusieurs jours je souffris beaucoup. La signora me laissait impitoyablement exténuer mes forces à la faire courir sur l'eau, en plein midi, par un temps d'automne sec et brûlant, en présence de toute la ville, qui m'avait vu longtemps assis dans sa gondole, à ses pieds, presque à ses côtés, et qui me voyait maintenant, couvert de sueur, retourner de la sublime profession de barde au dur métier de rameur. Mon amour se changea en colère. J'eus deux ou trois fois la tentation coupable de lui manquer de respect en public; et puis j'eus honte de moi-même, et je retombai dans l'accablement.
Un matin, il lui prit fantaisie d'aborder au Lido. La rive était déserte, le sable étincelait au soleil; ma tête était en feu, la sueur ruisselait sur ma poitrine. Au moment où je me baissais pour soulever madame Aldini, elle passa sur mon front humide son mouchoir de soie et me regarda avec une sorte de compassion tendre.
«Poveretto! me dit-elle, tu n'es pas fait pour le métier auquel je te condamne!
—Pour vous j'irais à l'arsenal[2], répondis-je avec feu.
[Note 2: Aux galères.]
—Et tu sacrifierais, reprit-elle, ta belle voix, et le grand talent que tu peux acquérir, et la noble profession d'artiste à laquelle tu peux arriver?
—Tout! lui répondis-je en pliant les deux genoux devant elle.
—Tu mens! reprit la signora d'un air triste. Retourne à ta place, ajouta-t-elle en me montrant la proue. Je veux me reposer un peu ici.»
Je retournai à la proue, mais je laissai ouverte la porte du camerino. Je la voyais pâle et blonde, étendue sur les coussins noirs, enveloppée dans sa noire mantille, enfoncée et comme cachée dans le velours noir de cet habitacle mystérieux, qui semble fait pour les plaisirs furtifs et les voluptés défendues. Elle ressemblait à un beau cygne qui, pour éviter le chasseur, s'enfonce sous une sombre grotte. Je sentis ma raison m'abandonner; je me glissai sur mes genoux jusqu'auprès d'elle. Lui donner un baiser et mourir ensuite pour expier ma faute, c'était toute ma pensée. Elle avait les yeux fermés, elle faisait semblant de sommeiller; mais elle sentait le feu de mon haleine. Alors elle m'appela à voix haute comme si elle m'eût cru bien loin d'elle, et feignit de s'éveiller lentement, pour me donner le temps de m'éloigner. Elle m'ordonna de lui aller chercher à la bottega du Lido une eau de citron, et referma les yeux. Je mis un pied sur la rive, et ce fut tout. Je rentrai dans la gondole; je restai debout à la regarder. Elle rouvrit les yeux, et son regard semblait m'attirer par mille chaînes de fer et de diamant. Je fis un pas vers elle, elle referma les yeux de nouveau; j'en fis un second, elle les rouvrit encore, et affecta un air de surprise dédaigneuse. Je retournai vers la rive, et je revins encore dans la gondole. Ce jeu cruel dura plusieurs minutes. Elle m'attirait et me repoussait, comme l'épervier joue avec le passereau blessé à mort. La colère s'empara de moi; je poussai avec violence la porte du camerino, dont la glace vola en éclats. Elle jeta un cri auquel je ne daignai pas faire attention, et je m'élançai sur la rive en chantant d'une voix de tonnerre, que je croyais folâtre et dégagée:
La Biondina in gondoleta
L'altra sera mi o mena;
Dal piazer la povareta
La x'a in boto adormenta.
Ela dormiva su sto bracio
Me intanto ia svegliava;
E la barca che ninava
La tornava a adormenzar.
Je m'assis sur une des tombes hébraïques du Lido, j'y restai longtemps, je me fis attendre à dessein. Et puis tout à coup, pensant qu'elle souffrait peut-être de la soif, et pénétré de remords, je courus chercher le rafraîchissement qu'elle m'avait demandé et le lui portai avec sollicitude. Néanmoins, j'espérais qu'elle me ferait une réprimande; j'aurais voulu être chassé, car ma condition n'était plus supportable. Elle me reçut sans colère, et, me remerciant même avec douceur, elle prit le verre que je lui présentais. Je vis alors que sa main était ensanglantée, les éclats de la glace l'avaient blessée; je ne pus retenir mes larmes. Je vis que les siennes coulaient aussi; mais elle ne m'adressa pas la parole, et je n'osai pas rompre ce silence plein de tendres reproches et de timides ardeurs.
Je pris la résolution d'étouffer cet amour insensé et de m'éloigner de Venise. J'essayais de me persuader que la signora ne l'avait jamais partagé, et que je m'étais flatté d'un espoir insolent; mais à chaque instant son regard, le son de sa voix, l'expression de son geste, sa tristesse même, qui semblait augmenter et diminuer avec la mienne, tout me ramenait à une confiance délirante et à des rêves dangereux.
Le destin semblait travailler à nous ôter le peu de forces qui nous restait. Mandola ne revenait pas. J'étais un très-médiocre rameur, malgré mon zèle et mon énergie; je connaissais mal les lagunes, je les avais toujours parcourues avec tant de préoccupation! Un soir j'égarai la gondole dans les paludes qui s'étendent entre le canal Saint-George et celui des Marane. La marée montante immergeait encore ces vastes bancs d'algues et de sables; mais le flot commença à se retirer avant que j'eusse pu regagner les eaux courantes: j'apercevais déjà la pointe des plantes marines qu'une douce brise balançait au milieu de l'écume. Je fis force de rames, mais en vain. Le reflux mit à sec une plaine immense, et la barque vint échouer doucement sur un lit de verdure et de coquillages. La nuit s'étendait sur le ciel et sur les eaux; les oiseaux de mer s'abattaient par milliers autour de nous en remplissant l'air de leurs cris plaintifs. J'appelai longtemps, ma voix se perdit dans l'espace; aucune barque de pêcheur ne se trouvait amarrée autour de la palude, aucune embarcation ne s'approchait de nos rives. Il fallait se résigner à attendre du secours du hasard ou de la marée montante du lendemain. Cette dernière alternative m'inquiétait beaucoup; je craignais pour ma maîtresse la fraîcheur de la nuit, et surtout les vapeurs malsaines que les paludes exhalent au lever du jour; j'essayai en vain de tirer la gondole vers une flaque d'eau. Outre que cela n'eût servi qu'à nous faire gagner quelques pas, il eût fallu plus de six personnes pour soulever la barque engravée. Alors je résolus de traverser le marécage en m'enfonçant dans la vase, de gagner les eaux courantes et de les franchir à la nage, pour aller chercher du secours. C'était une entreprise insensée: car je ne connaissais pas la palude, et là où les pêcheurs se dirigent habilement pour recueillir des fruits de mer, je me serais perdu dans les fondrières et dans les sables mouvants, au bout de quelques pas. Quand la signora vit que je résistais à sa défense et que j'allais m'aventurer, elle se leva avec vivacité, et trouvant la force de se tenir debout un instant, elle m'entoura de ses bras, et retomba en m'attirant presque sur son coeur. Alors j'oubliai tout ce qui m'inquiétait, et je m'écriai avec ivresse: «Oui! oui! restons ici, n'en sortons jamais; mourons-y de bonheur et d'amour, et que l'Adriatique ne s'éveille pas demain pour nous en tirer!»
Dans le premier moment de trouble, elle faillit s'abandonner à mes transports; mais retrouvant bientôt la force dont elle s'était armée: «Eh bien! oui, me dit-elle, en me donnant un baiser sur le front; eh bien! oui, je t'aime, et il y a déjà bien longtemps. C'est parce que je t'aimais que j'ai refusé d'épouser Lanfranchi, ne pouvant me résoudre à mettre un obstacle éternel entre toi et moi. C'est parce que je t'aimais que j'ai souffert l'amour de Montalegri, craignant de succomber à ma passion pour toi et voulant la combattre; c'est parce que je t'aime que je l'ai éloigné, ne pouvant plus supporter cet amour que je ne partageais pas: c'est parce que je t'aime que je ne veux pas encore m'abandonner à ce que j'éprouve aujourd'hui; car je veux te donner des preuves d'amour véritable, et je dois à ta fierté, longtemps humiliée, un autre dédommagement que de vaines caresses, un autre titre que celui d'amant.»
Je ne compris rien à ce langage. Quel autre titre que celui d'amant aurais-je pu désirer, quel autre bonheur que celui de posséder une telle maîtresse? J'avais eu de sots instants d'orgueil et d'emportement, mais c'est qu'alors j'étais malheureux, c'est que je croyais n'être pas aimé. «Pourvu que je le sois, m'écriai-je, pourvu que vous me le disiez comme à présent dans le mystère de la nuit, et que chaque soir à l'écart, loin des curieux et des envieux, vous me donniez un baiser comme tout à l'heure, pourvu que vous soyez à moi en secret, dans le sein de Dieu, ne serai-je pas plus fier et plus heureux que le doge de Venise! Que me faut-il de plus que de vivre près de vous et de savoir que vous m'appartenez! Ah! que tout le monde l'ignore; je n'ai pas besoin de faire des jaloux pour être glorieux, et ce n'est pas l'opinion des autres qui fera l'orgueil et la joie de mon âme.
—Et pourtant, répondit Bianca, tu seras humilié d'être mon serviteur, désormais?—Moi! m'écriai-je, je l'étais ce matin; demain j'en serai fier.—Quoi! dit-elle, tu ne me mépriserais pas si, m'étant abandonnée à ton amour, je te laissais dans l'abjection?—Il ne peut pas y avoir d'abjection à servir qui nous aime, lui répondis-je. Si vous étiez ma femme, croyez-vous que je vous laisserais porter par un autre que moi? Pourrais-je être occupé d'autre chose que de vous soigner et de vous distraire? Salomé n'est pas humiliée de vous servir, et pourtant vous ne l'aimez pas autant que moi, n'est-ce pas, signora mia?
—O mon noble enfant! s'écria Bianca en pressant ma tête sur son sein avec transport, ô âme pure et désintéressée! Qu'on vienne donc dire maintenant qu'il n'y a de grands coeurs que ceux qui naissent dans les palais! Qu'on vienne donc nier la candeur et la sainteté de ces natures plébéiennes, rangées si bas par nos odieux préjugés et notre dédain stupide! O toi, le seul homme qui m'ait aimée pour moi-même, le seul qui n'ait aspiré ni à mon rang, ni à ma fortune, eh bien! c'est toi qui partageras l'un et l'autre, c'est toi qui me feras oublier les malheurs de mon premier hymen, et qui remplaceras par ton nom rustique le nom odieux d'Aldini que je porte avec regret! C'est toi qui commanderas à mes vassaux, et qui seras le seigneur de mes terres en même temps que le maître de ma vie. Nello, veux-tu m'épouser?»
Si la terre se fût entr'ouverte sous mes pieds, ou si la voûte des cieux se fût écroulée sur ma tête, je n'aurais pas éprouvé une commotion de surprise plus violente que celle qui me rendit muet devant une telle demande. Quand je fus un peu remis de ma stupéfaction, je ne sais ce que je répondis, ma tête se troublait, et il m'était impossible d'avoir une idée juste. Tout ce que put faire mon bon sens naturel fut de repousser des honneurs trop lourds pour mon âge et pour mon inexpérience. Bianca insista. «Écoute, me dit-elle, je ne suis point heureuse. Mon enjouement couvre depuis longtemps des peines profondes, et maintenant tu me vois malade et ne pouvant plus dissimuler mon ennui. Ma position dans le monde est fausse et amère; celle que je me suis faite vis-à-vis de moi-même est pire encore, et Dieu est mécontent de moi. Tu sais que je ne suis point de famille patricienne. Torquato Aldini m'épousa pour les grands biens que mon père avait amassés dans le commerce. Ce seigneur altier ne vit jamais en moi que l'instrument de sa fortune, il ne daigna jamais me traiter comme son égale; quelques-uns de ses parents l'encourageaient dans cette ridicule et cruelle attitude de maître et de seigneur qu'il avait prise avec moi dès le premier jour; les autres le blâmaient hautement de s'être mésallié pour payer ses dettes, et le traitaient froidement depuis son mariage. Après sa mort, tous refusèrent de me voir, et je me trouvai sans famille; car en entrant dans celle d'un noble, je m'étais aliéné l'estime et l'affection de la mienne propre. J'avais épousé Torquato par amour, et ceux de mes parents qui ne me regardaient pas comme insensée, me croyaient imbue d'une sotte vanité et d'une basse ambition. Voilà pourquoi, malgré ma fortune, ma jeunesse et un caractère serviable et inoffensif, tu vois que mes salons sont à peu près déserts et ma société fort restreinte. J'ai quelques excellents amis, et leur compagnie suffit à mon coeur. Mais je ne connais point l'enivrement du monde, et il ne m'a pas assez bien traitée pour que je lui fasse le sacrifice de mon bonheur. En t'épousant, je sais que je vais attirer sur moi, non plus seulement son indifférence, mais une malédiction irrévocable. Ne t'en effraie pas, tu vois que c'est de ma part un mince sacrifice.
—Mais pourquoi m'épouser? repris-je. Pourquoi braver inutilement cette malédiction, puisque je n'ai pas besoin de votre fortune pour être heureux, puisque vous n'avez pas besoin d'un engagement solennel de ma part pour être bien sûre que je vous aimerai toujours?
—Que tu sois mon mari ou mon amant, repartit Bianca, le monde ne le saura pas moins, et je n'en serai pas moins maudite et méprisée. Puisqu'il faut que d'une manière ou de l'autre ton amour me sépare entièrement du monde, je veux du moins me réconcilier avec Dieu, et trouver dans cet amour sanctifié par l'église la force de mépriser le monde à mon tour. Depuis longtemps, je vis mal, je pèche sans profit pour mon bonheur, j'expose mon salut éternel sans trouver la joie de mon âme. Maintenant je l'ai trouvée, et je veux la goûter pure et sans nuage; je veux dormir sans remords sur le sein d'un homme que j'aime; je veux pouvoir dire au monde: C'est toi qui perds et corromps les coeurs. L'amour de Nello m'a sauvée et purifiée, et j'ai un refuge contre toi; c'est Dieu qui m'a permis d'aimer Nello, et qui désormais me commande de l'aimer jusqu'à la mort.»
Bianca me parla longtemps encore de la sorte. Il y avait de la faiblesse, de l'enfantillage et de la bonté dans ces naïfs calculs de sa fierté, de son amour et de sa dévotion. Je n'étais pas moi-même un esprit fort. Il n'y avait pas longtemps que je ne m'agenouillais plus soir et matin, dans la chaloupe paternelle, devant l'image de saint Antoine peinte sur la voile, et quoique les belles dames de Venise me donnassent bien des distractions dans la basilique, je ne manquais jamais la messe, et j'avais encore au cou le scapulaire que ma mère y avait cousu en me donnant sa bénédiction le jour où je quittai Chioggia. Je me laissai donc vaincre et persuader par madame Aldini; et, sans résister ni m'engager davantage, je passai la nuit à ses pieds, soumis comme un enfant à ses scrupules religieux, enivré du seul bonheur de baiser ses mains et de respirer le parfum de son éventail. Ce fut une belle nuit, les étoiles étincelantes tremblotaient dans les petites mares d'eau que la mer avait oubliées sur la palude, la brise murmurait dans les varecs verdoyants. De temps en temps nous apercevions au loin le fanal d'une gondole glissant sur les flots, et nous ne songions plus à l'appeler à notre aide. La voix de l'Adriatique brisant de l'autre côté du Lido nous arrivait monotone et majestueuse. Nous nous livrions à mille rêves enchanteurs, nous formions mille projets délicieusement puérils. La lune se coucha lentement et s'ensevelit dans les flots assombris de l'horizon, comme une chaste vierge dans un linceul. Nous étions chastes comme elle, et elle sembla nous jeter un regard protecteur avant de se plonger dans les eaux.
Mais bientôt le froid se fit sentir, et une nappe de brume blanche s'étendit sur le marais. Je fermai le camerino, j'enveloppai Bianca dans ma cape rouge. Je m'assis tout près d'elle, je l'entourai de mes bras pour la préserver, je réchauffai ses mains et ses bras de mon haleine. Un calme délicieux semblait être descendu dans son coeur depuis qu'elle m'avait presque arraché la promesse de l'épouser. Elle pencha doucement sa tête sur mon épaule. La nuit était avancée; depuis plus de six heures nous exhalions en discours tendres et passionnés l'ardeur de nos âmes. Une douce fatigue s'empara aussi de moi, et nous nous endormîmes dans les bras l'un de l'autre, aussi purs que l'aube qui commençait à blanchir l'horizon. Ce fut notre nuit de noces, notre seule nuit d'amour, nuit virginale qui ne revint jamais, et dont le souvenir ne fut jamais souillé.
Des voix rudes m'éveillèrent; je courus à l'avant de la gondole, je vis plusieurs hommes qui venaient à nous. A l'heure du départ pour la pêche, l'embarcation échouée avait été signalée par une famille de mariniers qui m'aida à la pousser jusqu'au canal des Marane, d'où je la ramenai rapidement au palais.
Que j'étais heureux en posant le pied sur la première marche! Je ne songeais pas plus au palais qu'à la fortune de Bianca; c'était elle que je portais dans mes bras, qui, désormais, était mon bien, ma vie, ma maîtresse dans le sens noble et adorable du mot! Mais là finit ma joie. Salomé parut au seuil de cette maison consternée, où personne n'avait dormi depuis la veille. Salomé était pâle, on voyait qu'elle avait pleuré; c'était peut-être la seule fois de sa vie. Elle ne se permit pas d'interroger sa maîtresse: peut-être avait-elle déjà lu sur mon front la raison qui m'avait fait trouver cette nuit si courte. Elle avait été bien longue pour tous les autres habitants du palais. Tous croyaient qu'un accident funeste était arrivé à leur chère patronne. Plusieurs avaient erré toute la nuit pour nous chercher; d'autres l'avaient passée en prières, à brûler de petites bougies devant l'image de la Vierge. Quand l'inquiétude fut apaisée et la curiosité satisfaite, je remarquai que les idées prenaient un autre cours et les physionomies une autre expression. On examinait la mienne, et les femmes surtout, avec une avidité blessante. Quant au regard de Salomé, il était si accablant que je ne pouvais le supporter. Mandola arriva de la campagne au milieu de cette confusion. Il comprit en un instant de quoi il s'agissait; et, se penchant vers mon oreille, il me supplia d'avoir de la prudence; je feignis de ne pas savoir ce qu'il voulait dire; je m'efforçai de supporter ingénument toutes les investigations des autres. Mais, au bout de quelques instants, je ne pus résister à mon inquiétude, je m'introduisis dans l'appartement de Bianca.
Je la trouvai baignée de larmes auprès du lit de sa fille. L'enfant avait été éveillée au milieu de la nuit par le bruit des allées et venues des domestiques inquiets. Elle avait écouté leurs commentaires sur l'absence prolongée de la signora, et, s'imaginant que sa mère était noyée, elle était tombée en convulsion. Elle était à peine calmée en cet instant, et Bianca s'accusait des souffrances de sa fille, comme si elle en eût été la cause volontaire. «O ma Bianca, lui dis-je, consolez-vous, réjouissez-vous au contraire de ce que votre enfant et tous les êtres qui vous entourent vous aiment avec tant de passion. Eh bien! je veux vous aimer encore plus, afin que vous soyez la plus heureuse des femmes.—Ne dis pas que les autres m'aiment, répondit la signora avec un peu d'amertume. Il semble qu'ils me fassent tout bas un crime de cet amour qu'ils ont déjà deviné. Leurs regards m'offensent, leurs discours me blessent, et je crains qu'ils n'aient laissé échapper devant ma fille quelque parole imprudente. Salomé est franchement impertinente avec moi ce matin. Il est temps que je ferme la bouche à ces indiscrets commentaires. Tu le vois, Nello, on me fait un crime de t'aimer, et on m'approuvait presque d'aimer le cupide Lanfranchi. Toutes ces âmes sont basses ou folles. Il faut que, dès aujourd'hui, je leur déclare que ce n'est point avec mon amant, mais avec mon mari que j'ai passé la nuit. C'est le seul moyen qu'ils te respectent et qu'ils ne me trahissent pas.» Je la détournai d'agir aussi vite; je lui représentai qu'elle s'en repentirait peut-être, qu'elle n'avait pas assez réfléchi, que moi-même j'avais besoin de bien songer à ses offres, et que, dans tout ceci, elle n'avait pas assez pesé les suites de sa détermination en ce qui pourrait un jour concerner sa fille. J'obtins d'elle qu'elle prendrait patience et qu'elle se gouvernerait prudemment.
Il m'était impossible de porter un jugement éclairé sur ma situation. Elle était enivrante, et j'étais un enfant. Néanmoins une sorte de répugnance instinctive m'avertissait de me méfier des séductions de l'amour et de la fortune. J'étais agité, soucieux, partagé entre le désir et la terreur. Dans le sort brillant qui m'était offert, je ne voyais qu'une seule chose, la possession de la femme aimée. Toutes les richesses qui l'environnaient n'étaient pas même des accessoires à mon bonheur, c'étaient des conditions pénibles à accepter pour mon insouciance. J'étais comme les gens qui n'ont jamais souffert et qui ne conçoivent d'état meilleur ni pire que celui où ils ont vécu. J'étais libre et heureux dans le palais Aldini. Choyé de tous, autorisé à satisfaire toutes mes fantaisies, je n'avais aucune responsabilité, aucune fatigue de corps ni d'esprit. Chanter, dormir et me promener, c'était à peu près là toute ma vie, et vous savez, vous autres Vénitiens qui m'entendez, s'il en est une plus douce et mieux faite pour notre paresse et notre légèreté. Je me représentais le rôle d'époux et de maître comme quelque chose d'analogue à la surveillance exercée par Salomé sur les détails de l'intérieur, et ce rôle était loin de flatter mon ambition. Ce palais, dont j'avais la jouissance, était ma propriété dans le sens le plus agréable, celui de jouir de tout sans m'y occuper de rien. Que ma maîtresse y eût ajouté les voluptés de son amour, et j'eusse été le roi d'Italie.
Ce qui m'attristait aussi, c'était l'air sombre de Salomé et l'attitude embarrassée, mystérieuse et défiante de tous les autres serviteurs. Ils étaient nombreux, et c'étaient tous d'honnêtes gens, qui jusque-là m'avaient traité comme l'enfant de la maison. Dans ce blâme silencieux que je sentais peser sur moi, il y avait un avertissement que je ne pouvais pas, que je ne voulais pas mépriser; car, s'il partait un peu du sentiment naturel de la jalousie, il était dicté encore plus par l'intérêt affectueux qu'inspirait la signora.
Que n'eusse-je pas donné en ces instants d'angoisses pour avoir un bon conseil! Mais je ne savais à qui m'adresser, et j'étais le seul dépositaire des intentions secrètes de ma maîtresse. Elle passa la journée dans son lit avec sa fille, et le lendemain elle me fit venir pour me répéter encore tout ce qu'elle m'avait dit dans la palude. Tout le temps qu'elle me parla, il me sembla qu'elle avait raison, et qu'elle répondait victorieusement à tous mes scrupules; mais quand je me retrouvai seul, je retombai dans le malaise et dans l'irrésolution.
Je montai dans la galerie et je me jetai sur une chaise. Mes yeux distraits se promenaient sur cette longue file d'aïeux dont les portraits formaient le seul héritage que Torquato Aldini eût pu léguer à sa fille. Leurs figures enfumées, leurs barbes taillées en carré, en pointe, en losange, leurs robes de velours noir et leurs manteaux doublés d'hermine, leur donnaient un aspect imposant et sombre. Presque tous avaient été sénateurs, procurateurs ou conseillers; il y avait une foule d'oncles inquisiteurs; les moindres étaient abbés canoniques ou capitani grandi.—Au bout de la galerie, on voyait le ferral de la dernière galère équipée contre les Turcs par Tibério Aldini, grand-père de Torquato, alors que les puissants seigneurs de la république allaient à la guerre à leurs frais et mettaient leur gloire à servir volontairement la patrie de leurs biens et de leur personne. C'était une haute lanterne de cristal montée en cuivre doré, surmontée et soutenue par des enroulements de métal d'un goût bizarre et des ornements surchargés qui terminaient en pointe la proue du navire. Au-dessous de chaque portrait on voyait de longs bas-reliefs de chêne, retraçant les glorieux faits et gestes de ces illustres personnages. Je me mis à penser que si nous avions la guerre, et que si l'occasion m'était offerte de combattre pour mon pays, j'aurais bien autant de patriotisme et de courage que tous ces nobles aristocrates. Il ne me paraissait ni si étrange ni si méritoire de faire de grandes choses quand on avait la richesse et la puissance, et je me dis que le métier de grand seigneur ne devait pas être bien difficile.—Mais à l'époque où je me trouvais, nous n'avions plus, nous ne devions plus et nous ne pouvions plus avoir de guerre. La république n'était plus qu'un vain mot, sa force n'était qu'une ombre, et ses patriciens énervés n'avaient de grandeur que celle de leur nom. Il était d'autant plus difficile de s'élever jusqu'à eux dans leur opinion qu'il était plus aisé de les surpasser en réalité. Entrer en lutte avec leurs préjugés et leurs dédains, c'était donc une tâche indigne d'un homme, et les plébéiens avaient bien raison de mépriser ceux d'entre eux qui croyaient s'élever en recherchant la société et en copiant les ridicules des nobles.
Ces réflexions me vinrent d'abord confusément, puis elles se firent jour, et je m'aperçus que je pensais, comme je m'étais aperçu un beau matin que je pouvais chanter. Je commençai à me rendre compte de la répugnance que j'éprouvais à sortir de ma condition pour me donner en spectacle à la société comme un vaniteux et un ambitieux, et je me promis d'ensevelir dans le mystère mes amours avec Bianca.
En proie à ces réflexions, je me promenais le long de la galerie, et je regardais avec fierté cette orgueilleuse lignée à laquelle un enfant du peuple, un barcarolle de Chioggia, dédaignait de succéder. Je me sentais joyeux; je songeais à mon vieux père, et, au souvenir de la maison paternelle, longtemps oubliée et négligée, mes yeux s'humectaient de larmes. Je me trouvai au bout de la galerie, face à face avec le portrait de messer Torquato, et, pour la première fois, je le toisai hardiment de la tête aux pieds. C'était bien la noblesse titulaire incarnée. Son regard semblait repousser comme la pointe d'une épée, et sa main avait l'air de ne s'être jamais ouverte que pour commander à des inférieurs. Je pris plaisir à le braver. «Eh bien! lui disais-je en moi-même, tu aurais eu beau faire, je n'aurais jamais été ton valet. Ton air superbe ne m'eût pas intimidé, et je t'aurais regardé en face comme je regarde cette toile. Tu n'aurais jamais eu de prise sur moi, parce que mon coeur est plus fier que le tien ne le fut jamais, parce que je dédaigne cet or devant lequel tu t'es incliné, parce que je suis plus grand que toi aux yeux de la femme que tu as possédée. Malgré tout l'orgueil de ton sang, tu as courbé le genou devant elle pour obtenir ses richesses; et, quand tu as été riche par elle, tu l'as brisée et humiliée. C'est la conduite d'un lâche, et la mienne est celle d'un véritable noble, car je ne veux de toutes les richesses de Bianca que son coeur, dont tu n'étais pas digne. Et moi, je refuse ce que tu as imploré, afin de posséder ce qui est au-dessus de toutes choses à mes yeux, l'estime de Bianca. Et je l'aurai, car elle comprendra combien mon âme est au-dessus de celle d'un patricien endetté. Je n'ai pas de patrimoine à racheter, moi! Il n'y a pas d'hypothèques sur la chaloupe de mon père; et les habits que je porte sont à moi, parce que je les ai gagnés par mon travail. Eh bien! c'est moi qui serai le bienfaiteur, et non pas l'obligé, parce que je rendrai le bonheur et la vie à ce coeur brisé par toi, parce que je saurai me faire bénir et honorer, moi valet et amant, tandis que tu as été maudit et méprisé, toi époux et seigneur.»
Un léger bruit me fit tourner la tête. Je vis derrière moi la petite Alezia, qui traversait la galerie en traînant une poupée plus grande qu'elle. J'aimais cet enfant, malgré son caractère altier, à cause de l'amour qu'elle avait pour sa mère. Je voulus l'embrasser; mais, comme si elle eût senti dans l'atmosphère la réprobation qui, dans cette maison, pesait sur moi depuis deux jours, elle recula d'un air courroucé, et, s'enfuyant comme si elle eût eu quelque chose à craindre de moi, elle se pressa contre le portrait de son père. Je fus étonné en cet instant de la ressemblance que sa jolie petite tête brune avait déjà avec la figure hautaine de Torquato, et je m'arrêtai pour l'examiner avec un sentiment de tristesse profonde. Elle aussi semblait m'examiner attentivement. Tout d'un coup elle rompit le silence pour me dire d'un ton aigre et avec une expression d'indignation au-dessus de son âge: «Pourquoi donc avez-vous volé la bague de mon papa?»
En même temps elle allongeait son petit doigt vers moi pour désigner une belle bague en diamants montée à l'ancienne mode, que sa mère m'avait donnée quelques jours auparavant, et que j'avais eu l'enfantillage d'accepter; puis, se retournant et se dressant sur la pointe des pieds, elle posa le bout de son doigt sur celui du portrait qui était orné de la même bague exactement rendue, et je m'aperçus que l'imprudente Bianca avait fait présent à son gondolier d'un des plus précieux joyaux de famille de son époux.
Le rouge me monta au visage, et je reçus de cet enfant la leçon qui devait le plus me dégoûter des richesses mal acquises. Je souris, et lui remettant la bague: «C'est votre maman qui l'a laissée tomber de son doigt, lui dis-je, et je l'ai trouvée tout à l'heure dans la gondole.
—Je vais la lui porter,» dit la petite fille en l'arrachant plutôt qu'elle ne l'accepta de ma main. Elle sortit en courant, abandonnant sa poupée par terre. Je ramassai ce jouet, afin de m'assurer d'un petit fait que j'avais souvent observé déjà. Alezia s'amusait à percer toutes ses poupées, à l'endroit du coeur, avec de longues épingles, et quelquefois elle restait des heures entières absorbée dans le plaisir muet et profond de ce jeu étrange.
Le soir, Mandola vint me trouver dans ma chambre. Il avait l'air gauche et embarrassé. Il avait beaucoup à me dire, mais il ne trouvait pas un mot. Sa figure était si bizarre que je partis d'un éclat de rire. «Vous avez tort, Nello, me dit-il d'un air peiné; je suis votre ami; vous avez tort!» Il voulait se retirer, je courus après lui, j'essayai de le faire s'expliquer; ce fut impossible. Je voyais bien qu'il avait le coeur plein de sages réflexions et de bons conseils; mais l'expression lui manquait, et toutes ses phrases avortées se terminaient, dans son patois mêlé de toutes les langues, par cette sentence: E molto delica, delicatissimo.
Enfin, je réussis à comprendre que le bruit s'était répandu, dans la maison, de mon prochain mariage avec la signora. Quelques mots d'impatience qu'on lui avait entendu dire à Salomé avaient suffi pour faire naître cette opinion. La signora avait dit textuellement en parlant de moi: «Le temps n'est pas loin où vous le servirez, au lieu de lui commander.» Je niai obstinément l'application de ces paroles, et prétendis que je n'y comprenais rien du tout. «C'est bien, me dit Mandola; c'est ainsi que tu dois répondre, même à moi qui suis ton ami. Mais j'ai des yeux, je ne te fais pas de questions; je ne t'en ai jamais fait, Nello; seulement je viens t'avertir qu'il faut de la prudence. Les Aldini ne cherchent qu'un prétexte pour ôter à la signora la tutèle de la signora Alezia, et la signora mourra de chagrin si on lui enlève sa fille.
—Que dis-tu? m'écriai-je; quoi! on lui enlèverait sa fille à cause de moi!
—S'il était question de mariage, certainement, reprit l'honnête barcarolle; autrement… comme ce sont des choses qu'on ne peut jamais prouver…—Surtout quand elles n'existent pas, repris-je vivement.—Tu parles comme il faut, répondit Mandola; continue à te tenir sur tes gardes; ne te confie à personne, pas même à moi, et si tu as un peu d'influence sur la signora, engage-la à se bien cacher, surtout de Salomé. Salomé ne la trahira jamais; mais elle a la voix trop forte, et, quand elle querelle la signora, toute la maison entend ce qu'elles se disent. Si quelqu'un des amis de la signora venait à se douter de ce qui se passe, tout irait mal; car les amis, ce n'est pas comme les domestiques: cela ne sait pas garder un secret, et pourtant on se fie à eux plus qu'à nous!»
Les conseils du candide Mandola n'étaient point à dédaigner, d'autant plus qu'ils s'accordaient parfaitement avec mon instinct. Nous conduisîmes, le lendemain soir, la signora sur le canal de la Zueca, et Mandola, comprenant que j'avais à lui parler, s'endormit complaisamment sur la poupe. J'éteignis le fanal, je me glissai dans l'habitacle, et je causai longtemps avec Bianca. Elle s'étonna de mes refus, et me dit encore tout ce qu'elle crut propre à les vaincre. Je lui parlai avec fermeté, je lui dis que jamais je ne laisserais dire de moi que j'avais aimé une femme pour ses richesses, que je tenais autant au bon renom de ma famille qu'aucun patricien de Venise, que mes parents ne me pardonneraient jamais si je donnais un pareil scandale, et que je ne voulais pas plus me brouiller avec mon honnête homme de père, que brouiller la signora avec sa fille; car Alezia était ce qu'elle devait préférer et ce qu'elle préférait sans doute à tout au monde. Ce dernier argument eut plus de puissance que tous les autres. Elle fondit en larmes, et m'exprima son admiration et sa reconnaissance avec l'enthousiasme de la passion.
A partir de ce jour, tout rentra dans le repos au palais Aldini. Ce petit monde subalterne avait eu sa crise révolutionnaire. Il eut son pacificateur, et je m'amusai en secret de mon rôle de grand citoyen avec un héroïsme enfantin. Mandola qui commençait à devenir lettré, me regardait avec étonnement m'occuper des plus rudes travaux, et, me parlant tout bas d'un air paternel, m'appelait à la dérobée son Cincinnato et son Pompilio.
J'avais pris en effet avec moi-même, et je tins courageusement la résolution de ne plus recevoir le moindre bienfait de la femme dont je voulais être l'amant. Puisque le seul moyen de la posséder en secret, c'était de rester dans sa maison sur le pied de valet, il me semblait que je pouvais rétablir l'égalité entre elle et moi en proportionnant mes services à mon salaire. Jusque-là, ce salaire avait été considérable et non proportionné à mon travail, qui, pendant quelque temps même, avait été tout à fait nul. Je résolus de réparer le temps perdu; je me mis à tout ranger, à tout nettoyer, à faire les commissions, à porter même l'eau et le bois, à vernir et à brosser la gondole, en un mot à faire la besogne de dix personnes, et je la fis gaiement, en fredonnant mes plus beaux airs d'opéra et mes plus belles strophes épiques. Ce qui m'amusa le plus, ce fut de prendre soin des tableaux de famille et de secouer la poussière qui obscurcissait, chaque matin, le majestueux regard de Torquato. Quand j'avais fini sa toilette, je lui ôtais respectueusement mon bonnet en lui adressant ironiquement quelque parodie de mes vers héroïques.
Les prolétaires vénitiens, et les gondoliers particulièrement, ont, vous le savez, le goût des joyaux. Ils dépensent une bonne partie de ce qu'ils gagnent en bagues antiques, en camées de chemises, en épingles de cravate, en chaînes à breloques, etc. Je m'étais laissé donner beaucoup de ces hochets. Je les reportai tous à madame Aldini, et ne voulus même plus porter de boucles d'argent à mes souliers. Mais mon sacrifice le plus méritoire fut de renoncer à la musique. Je considérai que mon travail, quelque laborieux qu'il fût, ne pouvait compenser les dépenses que mon assiduité au théâtre et les leçons du professeur de chant occasionnaient à la signora. Je me déclarai enrhumé à perpétuité, et, au lieu d'aller à la Fenice avec elle, je me mis à lire dans les vestibules du théâtre. Je comprenais aussi que j'étais ignorant, et, bien que ma maîtresse ne le fût guère moins, je voulais étendre un peu mes idées et ne pas la faire rougir de mes bévues. J'étudiai la langue-mère avec ardeur, et je m'attachai à ne plus estropier misérablement les vers, comme tous les barcarolles ont coutume de le faire. Quelque chose aussi me disait, au fond du coeur, que cette étude me serait utile par la suite, et que ce que je perdais en progrès, sous le rapport du chant, je le regagnais de l'autre en réformant mon accent et ma prononciation.
Quelques jours de cette louable conduite suffirent à me rendre le calme. Jamais je n'avais été plus fort, plus gai, et, au dire de Salomé, plus beau qu'avec mes habits propres et modestes, mon air doux et mes mains brunies par le hâle. Tout le monde m'avait rendu la confiance, l'estime et les mille petits soins dont je jouissais auparavant. La belle Alezia, qui avait une grande déférence pour le jugement de sa gouvernante juive, me laissait même baiser le bout de ses tresses noires, ornées de noeuds écarlates et de perles fines.
Une seule personne restait triste et tourmentée, c'était la signora; sa santé loin de revenir, empirait de jour en jour. A chaque instant, je surprenais ses beaux yeux bleus pleins de larmes, attachés sur moi avec un air de tendresse et de douleur inexprimable. Elle ne pouvait pas s'habituer à me voir travailler ainsi. J'aurais été son fils qu'elle ne se serait pas affligée davantage de me voir porter des fardeaux et recevoir la pluie. Sa sollicitude m'impatientait même un peu, et les efforts qu'elle faisait pour la renfermer la lui rendaient plus pénible encore. Il s'était opéré en elle je ne sais quelle révolution imprévue. Cet amour qui avait fait jusque-là, comme elle me le disait elle-même, son tourment et sa joie, semblait ne plus faire désormais que sa consternation et sa honte. Elle n'évitait plus, comme autrefois, les occasions d'être seule avec moi; au contraire, elle les faisait naître; mais dès que je me mettais à ses genoux, elle éclatait en sanglots et changeait en scènes d'attendrissement les heures promises à la volupté. Je m'efforçais en vain de comprendre ce qui se passait en elle. Elle se faisait arracher des réponses vagues, toujours bonnes et tendres, mais déraisonnables, et qui me jetaient dans mille perplexités. Je ne savais comment m'y prendre pour consoler et fortifier cette âme abattue. J'étais dévoré de désirs, et il me semblait qu'une heure d'effusion et d'enthousiasme réciproque eût été plus éloquente que toutes ces paroles et toutes ces larmes; mais je ressentais pour elle trop de respect et trop de dévouement pour ne pas lui faire le sacrifice de mes transports. Je sentais qu'il m'eût été facile de surprendre les sens de cette femme faible de corps et d'esprit; mais je craignais trop les pleurs du lendemain, et je ne voulais devoir mon bonheur qu'à sa confiance et à son amour. Ce jour ne vint pas, et je dois dire, à la honte de la faiblesse féminine, que mes voeux eussent été comblés si j'avais eu moins de délicatesse et de désintéressement. J'avais espéré que Bianca m'encouragerait; je vis bientôt qu'elle me craignait au contraire, et qu'à mon approche elle frémissait comme si je lui eusse apporté le crime et les remords. Je ne réussissais à la rassurer que pour la voir s'affliger davantage, et accuser la destinée comme s'il n'eût pas dépendu de sa volonté d'en tirer un meilleur parti. Puis, une secrète honte brisait cette âme timorée. La dévotion s'emparait d'elle de plus en plus; son confesseur la gouvernait et l'épouvantait. Il lui défendait d'avoir des amants, et elle qui avait su résister au confesseur, quand il s'était agi de M. Lanfranchi et de M. Montalegri, ne trouvait pas pour moi le même courage. Peu à peu je parvins à lui arracher l'aveu de toutes ses souffrances et de tous ses combats. Elle avait révélé à son directeur tous les détails de notre amour, et il lui avait fait un crime énorme de cette affection basse et criminelle. Il lui avait interdit de penser au mariage avec moi, encore plus peut-être que de s'abandonner à la passion; et il l'avait tellement effrayée en la menaçant de la repousser du sein de l'Eglise, que son esprit doux et craintif, partagé entre le désir de me rendre heureux et la peur de se damner, était en proie à une véritable agonie.
Madame Aldini avait eu jusque-là une dévotion si facile, si tolérante, si véritablement italienne, que je ne fus pas peu surpris de la voir tourner au sérieux précisément au milieu d'une de ces crises de la passion qui semblent le plus exclure de pareilles recrudescences. Je fis de grands efforts sur ma pauvre tête inexpérimentée pour comprendre ce phénomène, et j'en vins à bout. Bianca m'aimait peut-être plus qu'elle n'avait aimé le comte et le prince; mais elle n'avait pas l'âme assez forte ni l'esprit assez éclairé pour s'élever au-dessus de l'opinion. Elle se plaignait de la morgue des autres; mais elle donnait à cette morgue une valeur réelle par la peur qu'elle en avait. En un mot, elle était soumise plus que personne au préjugé qu'un instant elle avait voulu braver. Elle avait espéré trouver, dans l'appui de l'Eglise, par le sacrement et un redoublement de ferveur catholique, la force qu'elle ne trouvait pas en elle-même, et dont pourtant elle n'avait pas eu besoin avec ses précédents amants, parce qu'ils étaient patriciens et que le monde était pour eux. Mais maintenant l'Eglise la menaçait, le monde allait la maudire; combattre à la fois et le monde et l'Eglise était une tâche au-dessus de son énergie.
Et puis encore, peut-être son amour avait-il diminué au moment où j'en étais devenu digne; peut-être, au lieu d'apprécier la grandeur d'âme qui m'avait fait redescendre volontairement du salon à l'office, elle avait cru voir, dans cette conduite courageuse, le manque d'élévation et le goût inné de la servitude. Elle croyait aussi que les menaces et les sarcasmes de ses autres valets m'avaient intimidé. Elle s'étonnait de ne me point trouver ambitieux, et cette absence d'ambition lui semblait la marque d'un esprit inerte ou craintif. Elle ne m'avoua point toutes ces choses; mais, dès que je fus sur la voie, je les devinai. Je n'en eus point de dépit. Comment pouvait-elle comprendre mon noble orgueil et ma chatouilleuse probité, elle qui avait accepté et partagé l'amour d'un Aldini et d'un Lanfranchi?
Sans doute elle ne me trouvait plus beau depuis que je ne voulais plus porter ni dentelles ni rubans. Mes mains, endurcies à son service, ne lui semblaient plus dignes de serrer la sienne. Elle m'avait aimé barcarolle, dans l'idée et dans l'espoir de faire de moi un agréable sigisbée; mais, du moment que je voulais rétablir entre elle et moi l'échange impartial des services, toutes ses illusions s'évanouissaient, et elle ne voyait plus en moi que le Chioggiote grossier, espèce de boeuf stupide et laborieux.
A mesure que ma raison s'éclaira de ces découvertes, l'orage de mes sens s'apaisa. Si j'avais eu affaire à une grande âme, ou seulement à un caractère énergique, c'eût été à mes yeux une tâche glorieuse que d'effacer les tristes souvenirs laissés dans ce coeur douloureux par mes prédécesseurs. Mais succéder à de tels hommes pour n'être pas compris, pour être sans doute un jour délaissé et oublié de même, c'était un bonheur que je ne pouvais plus acheter au prix d'une grande dépense de passion et de volonté. La signora Aldini était une bonne et belle femme; mais ne pouvais-je pas trouver dans une chaumière de Chioggia la beauté et la bonté réunies sans faire couler de larmes, sans causer de remords, et surtout sans laisser de honte?
Mon parti fut bientôt pris. Je résolus non-seulement de quitter la signora, mais le métier de valet. Tant que j'avais été amoureux de sa harpe et de sa personne, je n'avais pas eu le loisir de faire des réflexions sérieuses sur ma condition. Mais, du moment où je renonçais à d'imprudentes espérances, je voyais combien il est difficile de conserver sa dignité sauve sous la protection des grands, et je me rappelais les salutaires représentations que mon père m'avait faites autrefois et que j'avais mal écoutées.
Lorsque je lui fis pressentir mon dessein, quoiqu'elle le combattît je vis qu'elle recevait un grand allégement; le bonheur pouvait revenir habiter cette âme tendre et bienfaisante. La douce frivolité, qui faisait le fond de son caractère, reparaîtrait à la surface avec le premier amant qui saurait mettre de son côté le confesseur, les valets et le monde. Une grande passion l'eût brisée; une suite d'affections faciles et une multitude de petits dévouements devaient la faire vivre dans son élément naturel.
Je la forçai de convenir de tout ce que j'avais deviné. Elle ne s'était jamais beaucoup étudiée elle-même, et pratiquait une grande sincérité. Si l'héroïsme n'était pas en elle, du moins la prétention à l'héroïsme, et l'exigence altière qui en est la suite, n'y étaient pas non plus. Elle approuva ma résolution, mais en pleurant et en s'effrayant des regrets que j'allais lui laisser; car elle m'aimait encore, je n'en doute pas, de toute la puissance de son être.
Elle voulait s'inquiéter et s'occuper de ce que je deviendrais. Je ne le lui permis pas. La manière haute et brusque dont je l'interrompis lorsqu'elle parla d'offres de services lui ferma la bouche une fois pour toutes à cet égard. Je ne voulus même pas emporter les habits qu'elle m'avait fait faire. J'allai acheter, la veille de mon départ, un costume complet de marinier chioggiote, tout neuf, mais des plus grossiers, et je reparus ainsi devant elle pour la dernière fois.
Elle m'avait prié de venir à minuit, afin qu'elle pût me faire ses adieux sans témoins. Je lui sus gré de la tendresse familière avec laquelle elle m'embrassa. Il n'y avait peut-être pas, dans tout Venise, une seconde femme du monde assez sincère et assez sympathique pour vouloir renouveler cette assurance de son amour à un homme vêtu comme je l'étais. Des larmes coulèrent de ses yeux lorsqu'elle passa ses petites mains blanches sur la rude étoffe de ma cape bége doublée d'écarlate; puis elle sourit, et, relevant le capuchon sur ma tête, elle me regarda avec amour, et s'écria qu'elle ne m'avait jamais vu si beau, et qu'elle avait eu bien tort de me faire habiller autrement. L'effusion et la sincérité des remerciements que je lui adressai, les serments que je lui fis de lui être dévoué jusqu'à la mort et de ne jamais songer à elle que pour la bénir et la recommander à Dieu, la touchèrent beaucoup. Elle n'était pas habituée à être quittée ainsi.
«Tu as l'âme plus chevaleresque, me dit-elle, qu'aucun de ceux qui portent le titre de chevalier.»
Puis elle fut prise d'un accès d'enthousiasme: l'indépendance de mon caractère, l'insouciance avec laquelle j'allais braver la vie la plus dure au sortir du luxe et de la mollesse, le respect que j'avais conservé pour elle lorsqu'il m'était si facile d'abuser de sa faiblesse pour moi; tout, disait-elle, m'élevait au-dessus des autres hommes. Elle se jeta dans mes bras, presque à mes pieds, et me supplia encore de ne point partir et de l'épouser.
Cet élan était sincère, et, s'il ne fit point varier ma résolution, il rendit du moins la signora si belle et si attrayante pendant quelques instants, que je faillis manquer à mon héroïsme et me dédommager, dans cette dernière nuit, de tous les sacrifices faits à mon repos. Mais j'eus la force de résister et de sortir chaste d'un amour qui s'était cependant allumé par le désir des sens. Je partis baigné de ses pleurs et n'emportant, pour tout trésor et pour tout trophée, qu'une boucle de ses beaux cheveux blonds. En me retirant, je m'approchai du lit de la petite Alezia, et j'entr'ouvris doucement les rideaux pour la regarder une dernière fois. Elle s'éveilla aussitôt et ne me reconnut pas d'abord; car elle eut peur, mais à sa manière, sans crier, et en appelant sa mère d'une voix qu'elle s'efforçait de rendre ferme. «Signorina, lui dis-je, je suis l'Orco[3], et je viens vous demander pourquoi vous percez le coeur de vos poupées avec des épingles.»
[Note 3: Le diable rouge ou le follet des lagunes.]
Elle se leva sur son séant, et, me regardant d'un air malicieux, elle me répondit: «C'est pour voir si elles ont le sang bleu.»
Vous savez que sangue blu, dans le langage populaire de Venise, est le synonyme de noble.
«Mais elles n'ont pas de sang, repris-je, elles ne sont pas nobles!
—Elles sont plus nobles que toi, répondit-elle, elles n'ont pas de sang noir.»
Vous savez encore que le noir est la couleur des nicoloti, c'est-à-dire de la confrérie des bateliers.
«Mia signora, dis-je tout bas à madame Aldini en refermant le rideau de l'enfant, vous avez bien fait de ne pas répandre de l'encre sur votre écusson d'azur. Voilà une petite patricienne qui ne vous l'eût jamais pardonné.
—Et c'est moi, répondit-elle tristement, dont le coeur est percé, non pas d'une épingle, mais de mille épées!»
Quand je fus dans la rue, je m'arrêtai pour regarder l'angle du palais que la lune découpait depuis le comble jusque dans les profondeurs fantastiques du grand canal. Une barque vint à passer, et, en agitant l'eau, coupa et brisa le reflet de cette grande ligne pure. Il me sembla que je venais de faire un beau rêve et que je m'éveillais dans les ténèbres. Je me mis à courir de toutes mes forces sans regarder derrière moi, et ne m'arrêtai qu'au pont della Paglia, là où les barques chioggiotes attendent les passagers, tandis que les mariniers, enveloppés hiver comme été dans leurs capes, dorment étendus sur les parapets et même en travers des degrés sous les pieds des passants. Je demandai si quelqu'un de mes compatriotes voulait me conduire chez mon père. «C'est toi, parent?» s'écrièrent-ils avec surprise. Ce mot de parent, que les Vénitiens ont donné ironiquement aux Chioggiotes, et que ceux-ci ont eu le bon sens d'accepter[4], fut si doux à mon oreille, que j'embrassai le premier qui me l'adressa. On me promit un départ dans une heure, et on m'adressa quelques questions dont on n'écouta pas la réponse. Le Chioggiote ne connaît guère l'usage des lits; mais en revanche il dort la nuit en marchant, en parlant, en ramant même. On m'offrit de faire un somme sur le lit commun, c'est-à-dire sur les dalles du quai. Je m'étendis par terre, la tête appuyée sur un de ces bons compagnons, tandis qu'un autre se servait de moi pour oreiller, et ainsi à la ronde. Je dormis comme aux meilleurs jours de mon enfance, et je rêvai que ma pauvre mère (qui était morte depuis un an) m'apparaissait au seuil de ma chaumière et me félicitait de mon retour. Je m'éveillai aux cris de Chiosa! Chiosa[5]! mille fois répétés, dont nos mariniers font retentir les voûtes du palais ducal et des prisons pour appeler les passagers. Il me semblait que c'était un cri de triomphe comme l'Italiam! Italiam! des Troyens dans l'Énéide. Je me jetai gaiement dans une barque, et, pensant à la nuit qu'avait dû passer Bianca, je me reprochai un peu mon bon sommeil. Mais je me réconciliai avec moi-même par la pensée de n'avoir pas empoisonné le repos de son lendemain.
[Note 4: La presqu'île de Chioggia fut originairement peuplée de cinq ou six familles qui ne se sont jamais alliées qu'entre elles.]
[Note 5: Chioggia! Chioggia!]
On était en plein hiver, les nuits étaient longues; nous arrivâmes à Chioggia une heure avant le jour. Je courus à ma cabane. Mon père était déjà en mer: le plus jeune de mes frères gardait seul la maison. Il lui fallut bien du temps pour s'éveiller et me reconnaître. On voyait qu'il était habitué à dormir au bruit de la mer et des orages; car je faillis briser la porte pour me faire entendre. Enfin, il me sauta au cou, passa sa cape, et me conduisit dans une barque à une demi-lieue en mer, à l'endroit où était ancrée celle de mon père. Le brave homme, en attendant l'heure favorable pour tendre ses filets, dormait là, suivant la coutume des vieux pêcheurs, étendu sur le dos, le corps et le visage abrités d'une couverture de crin, au claquement d'une bise aiguë. Les flots moutonnaient autour de lui et le couvraient d'écume; aucun bruit humain ne se faisait entendre dans les vastes solitudes de l'Adriatique. J'écartai doucement la couverture pour le regarder. Il était l'image de la force dans son repos. Sa barbe grise, aussi mêlée que les algues à la montée des flots, son sayon couleur de vase et son bonnet de laine d'un vert limoneux lui donnaient l'aspect d'un vieux Triton endormi dans sa conque. Il ne montra pas plus de surprise en s'éveillant que s'il m'eût attendu. «Oh! oh! dit-il, je rêvais de cette pauvre femme, et elle me disait: Lève-toi, vieux, voilà notre fils Daniel qui revient.»
DEUXIÈME PARTIE.
«Il ne s'agit pas, mes amis, continua le bon Lélio, de vous raconter toutes les vicissitudes par lesquelles je passai des grèves de Chioggia aux planches des premiers théâtres de l'Italie, et du métier de pêcheur à l'emploi de primo tenore; ce fut l'ouvrage de quelques années, et ma réputation grandit rapidement dès que le premier pas fut fait dans la carrière. Si jusque-là les circonstances furent souvent rebelles, mon facile caractère sut en tirer le meilleur parti possible, et je puis dire que mes grands succès et mes beaux jours ne furent pas payés trop cher.
Dix ans après mon départ de Venise, j'étais à Naples, et je jouais Roméo sur le théâtre de Saint-Charles. Le roi Murat et son brillant état-major, et toutes les beautés vaniteuses ou vénales de l'Italie, étaient là. Je ne me piquais pas d'être un patriote bien éclairé; mais je ne partageais pas l'engouement de cette époque pour la domination étrangère. Je ne me retournais pas vers un passé plus avilissant encore; je me nourrissais de ces premiers éléments du carbonarisme, qui fermentaient dès lors, sans forme et sans nom, de la Prusse à la Sicile.
Mon héroïsme était naïf et brûlant, comme le sont les religions à leur aurore. Je portais dans tout ce que je faisais, et principalement dans l'exercice de mon art, le sentiment de fierté railleuse et d'indépendance démocratique dont je m'inspirais chaque jour dans les clubs et dans les pamphlets clandestins. Les Amis de la vérité, les Amis de la lumière, les Amis de la liberté, telles étaient les dénominations sous lesquelles se groupaient les sympathies libérales; et jusque dans les rangs de l'armée française, aux côtés même des chefs conquérants, nous avions des affiliés, enfants de votre grande révolution, qui, dans le secret de leur âme, se promettaient de laver la tache du 18 brumaire.
J'aimais ce rôle de Roméo, parce que j'y pouvais exprimer des sentiments de lutte guerrière et de haine chevaleresque. Lorsque mon auditoire, à demi français, battait des mains à mes élans dramatiques, je me sentais vengé de notre abaissement national; car c'était à leur propre malédiction, au souhait et à la menace de leur propre mort que ces vainqueurs applaudissaient à leur insu.
Un soir, au milieu d'un de mes plus beaux moments et lorsque la salle semblait prête à crouler sous des explosions d'enthousiasme, mes regards rencontrèrent, dans une loge d'avant-scène tout à fait appuyée sur le théâtre, une figure impassible dont l'aspect me glaça subitement. Vous ne savez pas, vous autres, quelles mystérieuses influences gouvernent l'inspiration du comédien, comme l'expression de certains visages le préoccupe et stimule ou enchaîne son audace. Quant à moi du moins, je ne sais pas me défendre d'une immédiate sympathie avec mon public, soit pour m'exalter si je le trouve récalcitrant et le dominer par la colère, soit pour me fondre avec lui dans un contact électrique et retremper ma sensibilité à l'effusion de la sienne. Mais certains regards, certaines paroles dites près de moi à la dérobée m'ont quelquefois troublé intérieurement au point qu'il m'a fallu tout l'effort de ma volonté pour en combattre l'effet.
La figure qui me frappait en cet instant était d'une beauté vraiment idéale; c'était incontestablement la plus belle femme qu'il y eût dans toute la salle de San-Carlo. Cependant toute la salle rugissait et trépignait d'admiration, et elle seule, la reine de cette soirée, semblait m'étudier froidement et apercevoir en moi des défauts inappréciables à l'oeil vulgaire. C'était la muse du théâtre, c'était la sévère Melpomène en personne, avec son ovale régulier, son noir sourcil, son large front, ses cheveux d'ébène, son grand oeil brillant d'un sombre éclat sous un vaste orbite, et sa lèvre froide, dont le sourire n'adoucit jamais l'arc inflexible; tout cela cependant avec une admirable fleur de jeunesse et des formes riches de santé, de souplesse et d'élégance.
«Quelle est donc cette belle fille brune à l'oeil si froid? demandai-je dans l'entr'acte au comte Nasi, qui m'avait pris en grande amitié, et venait tous les soirs sur le théâtre pour causer avec moi.
—C'est la fille ou la nièce de la princesse Grimani, me répondit-il. Je ne la connais pas; car elle sort de je ne sais quel couvent, et sa mère ou sa tante est elle-même étrangère à nos contrées. Tout ce que je puis vous dire, c'est que le prince Grimani l'aime comme sa fille, qu'il la dotera bien, et que c'est un des plus beaux partis de l'Italie; ce qui n'empêche pas que je ne me mettrai pas sur les rangs.
—Et pourquoi?
—Parce qu'on la dit insolente et vaine, infatuée de sa naissance, et d'un caractère altier. J'aime si peu les femmes de cette trempe, que je ne veux seulement pas regarder celle-là lorsque je la rencontre. On dit qu'elle sera la reine des bals de l'hiver prochain, et que sa beauté est merveilleuse. Je n'en sais rien, je n'en veux rien savoir. Je ne puis souffrir non plus le Grimani: c'est un vrai hidalgo de comédie; et, s'il n'avait pas une belle fortune, et une jeune femme qu'on dit aimable, je ne sais qui pourrait se résoudre à l'ennui de sa conversation ou à la raideur glaciale de son hospitalité.
Pendant l'acte suivant, je regardai de temps en temps la loge d'avant-scène. Je n'étais plus préoccupé de l'idée que j'avais là des juges malveillants, puisque ces Grimani avaient l'habitude d'un maintien superbe même avec les gens qu'ils estimaient être de leur classe. Je regardai la jeune fille avec l'impartialité d'un sculpteur ou d'un peintre: elle me parut encore plus belle qu'au premier aspect. Le vieux Grimani, qui était avec elle sur le devant de la loge, avait une assez belle tête austère et froide. Ce couple guindé me parut échanger quelques monosyllabes d'heure en heure, et à la fin de l'opéra il se leva lentement et sortit sans attendre le ballet.
Le lendemain je retrouvai le vieillard et la jeune fille à la même place et dans la même attitude flegmatique; je ne les vis pas s'émouvoir une seule fois, et le prince Grimani dormit délicieusement pendant les derniers actes. La jeune personne me parut au contraire donner toute son attention au spectacle. Ses grands yeux étaient attachés sur moi comme ceux d'un spectre, et ce regard fixe, scrutateur et profond finit par m'être si gênant, que je l'évitai avec soin. Mais, comme si un mauvais sort eût été jeté sur moi, plus j'essayais d'en détourner mes yeux, plus ils s'obstinaient à rencontrer ceux de la magicienne. Il y eut dans ce mystérieux magnétisme quelque chose de si étrangement puissant, que j'en ressentis une terreur puérile et que je craignis de ne pouvoir achever la pièce. Jamais je n'avais éprouvé rien de semblable. Il y avait des instants où je m'imaginais reconnaître cette figure de marbre, et je me sentais prêt à lui adresser amicalement la parole. D'autres fois je croyais voir en elle mon ennemi, mon mauvais génie, et j'étais tenté de lui jeter de violents reproches.
La seconda donna vint ajouter à ce malaise vraiment maladif en me disant tout bas: «Lélio, prends garde à toi, tu vas attraper la fièvre. Il y a là une femme qui te donnera la jettatura[6].»
[Note 6: Le regard du mauvais oeil. C'est une superstition répandue dans toute l'Italie. A Naples, on porte des talismans en corail pour s'en préserver.]
J'avais cru fermement à la jettatura pendant la plus longue moitié de ma vie. Je n'y croyais plus; mais l'amour du merveilleux, qu'on ne déloge pas aisément d'une tête italienne et surtout de celle d'un enfant du peuple, m'avait jeté dans les rêveries les plus exagérées du magnétisme animal. C'était l'époque où ces belles fantaisies étaient en pleine floraison par le monde; Hoffmann écrivait ses Contes fantastiques, et le magnétisme était le pivot mystérieux sur lequel tournaient toutes les espérances de l'illuminisme. Soit que cette faiblesse se fût emparée de moi au point de me gouverner, soit qu'elle me surprît dans un moment où j'étais disposé à la maladie, je me sentis saisi de frissons, et je faillis m'évanouir en rentrant en scène. Ce misérable accablement fit enfin place à la colère, et dans un moment où je m'approchais de l'avant-scène avec la Checchina (cette seconda donna qui m'avait signalé le mauvais oeil), je lui dis, en lui désignant ma belle ennemie et de manière à n'être pas entendu par le public, ces mots parodiés d'une de nos plus belles tragédies:
Bella e stupida.
L'éclat de la colère monta au front de la signora. Elle fit un mouvement pour réveiller le prince Grimani, qui dormait de toute son âme; puis elle s'arrêta tout d'un coup, comme si elle eût changé d'avis, et resta les yeux toujours attachés sur moi, mais avec une expression de vengeance et de menace qui semblait dire: Tu t'en repentiras.
Le comte Nasi s'approcha de moi comme je quittais le théâtre après la représentation: «Lélio, me dit-il, vous êtes amoureux de la Grimani.—Suis-je donc ensorcelé, m'écriai-je, et d'où vient que je ne puis me débarrasser de cette apparition?—Et tu ne t'en débarrasseras pas de longtemps, pauvret, me dit la Checchina d'un air demi-naïf, demi-moqueur: cette Grimani, c'est le diable. Attends, ajouta-t-elle en me prenant le bras, je me connais en fièvre, et je gagerais… Corpo della Madona! s'écria-t-elle en pâlissant, tu as une fièvre terrible, mon pauvre Lélio!
—On a toujours la fièvre quand on joue et quand on chante de manière à la donner aux autres, dit le comte; venez souper avec moi, Lélio.»
Je refusai cette offre; j'étais malade en effet. Dans la nuit, j'eus une fièvre violente, et le lendemain je ne pus me lever. La Checchina vint s'installer à mon chevet, et ne me quitta pas tout le temps que je fus malade.
La Checchina était une fille de vingt ans, grande, forte, et d'une beauté un peu virile, quoique blanche et blonde. Elle était ma soeur et ma parente, c'est-à-dire qu'elle était de Chioggia comme moi. Comme moi, fille d'un pêcheur, elle avait longtemps employé sa force à battre, à coups de rames, les flots de l'Adriatique. Un amour sauvage de l'indépendance lui fit chercher dans la beauté de sa voix le moyen de s'assurer une profession libre et une vie nomade. Elle avait fui la maison paternelle et s'était mise à courir le monde à pied, chantant sur les places publiques. Le hasard me l'avait fait rencontrer à Milan, dans un hôtel garni où elle chantait devant la table d'hôte. A son accent je l'avais reconnue pour une Chioggiote; je l'avais interrogée; je m'étais rappelé l'avoir vue enfant; mais je m'étais bien gardé de me faire connaître d'elle pour un parent, et surtout pour ce Daniele Gemello qui avait quitté le pays un peu brusquement, à la suite d'un duel malheureux. Ce duel avait coûté la vie à un pauvre diable et le repos de bien des nuits à son meurtrier.
Permettez-moi de glisser rapidement sur ce fait, et de ne pas évoquer un souvenir amer durant notre placide veillée. Il me suffira de dire à Zorzi que le duel à coups de couteau était encore en pleine vigueur à Chioggia dans ma jeunesse, et que toute la population servait de témoin. On se battait en plein jour, sur la place publique, et on vengeait une injure par l'épreuve des armes, comme aux temps de la chevalerie. Le triste succès des miennes m'exila du pays; car le podestat n'était pas tolérant à cet égard, et les lois poursuivaient avec sévérité les restes de ces vieilles coutumes féroces. Ceci vous expliquera pourquoi j'avais toujours caché l'histoire de mes premières années, et pourquoi je courais le monde sous le nom de Lélio, faisant passer en secret de l'argent à ma famille, lui écrivant avec précaution, et ne lui révélant même pas quels étaient mes moyens d'existence, de crainte qu'en correspondant avec moi, elle ne s'attirât trop ouvertement l'inimitié des familles chioggiotes que la mort de mon agresseur avait plus ou moins irritées.
Mais comme un reste d'accent vénitien trahissait mon origine, je me donnais pour natif de Palestrina, et la Checchina avait pris l'habitude de m'appeler tour à tour son pays, son cousin et son compère.
Grâce à mes soins et à ma protection, la Checchina acquit rapidement un assez beau talent, et, à l'époque de ma vie dont je vous fais le récit, elle venait d'être engagée honorablement dans la troupe de San-Carlo.
C'était une étrange et excellente créature que cette Checchina: elle avait singulièrement gagné depuis le moment où je l'avais ramassée pour ainsi dire sur le pavé; mais il lui restait et il lui reste encore une certaine rusticité qu'elle ne perd pas toujours à point sur la scène, et qui fait d'elle la première actrice du monde dans les rôles de Zerlina. Dès lors elle avait corrigé beaucoup de l'ampleur de ses gestes et de la brusquerie de son intonation; mais elle en conservait encore assez pour être bien près du comique dans le pathétique. Cependant, comme elle avait de l'intelligence et de l'âme, elle s'élevait à une hauteur relative, dont le public ne pouvait pas lui savoir tout le gré qu'elle méritait. Les avis étaient partagés sur son compte, et un abbé disait qu'elle frisait le sublime et le bouffon de si près qu'entre les deux il ne lui restait plus assez de place pour ses grands bras.
Par malheur, la Checchina avait un travers dont ne sont pas exempts, du reste, les plus grands artistes. Elle ne se plaisait qu'aux rôles qui lui étaient défavorables, et, méprisant ceux où elle pouvait déployer sa verve, sa franchise et son allégresse pétulante, elle voulait absolument produire de grands effets dans la tragédie. En véritable villageoise, elle était enivrée de la richesse du costume, et s'imaginait réellement être reine quand elle portait le diadème et le manteau. Sa grande taille bien découplée, son allure dégagée et quasi martiale, faisaient d'elle une magnifique statue lorsqu'elle était immobile. Mais à chaque instant le geste exagéré trahissait la jeune barcarolle, et quand je voulais l'avertir en scène de se modérer, je lui disais tout bas: «Per Dio, non vogar! non siamo qui sull' Adriatico.»
Si la Checchina a été ma maîtresse, c'est ce qu'il vous importe peu de savoir, je présume; je puis affirmer seulement qu'elle ne l'était point à l'époque dont je vous entretiens, et que je ne devais ses soins affectueux qu'à la bonté de son coeur et à la fidélité de sa reconnaissance. Elle a toujours été pour moi une amie et une soeur dévouée, et s'exposa hardiment mainte fois à rompre avec ses amants les plus brillants, plutôt que de m'abandonner ou de me négliger quand ma santé ou mes intérêts réclamaient son zèle ou son concours.
Elle s'installa donc au pied de mon lit, et ne me quitta pas qu'elle ne m'eût guéri. Son assiduité auprès de moi contrariait bien un peu le comte Nasi, qui pourtant était mon ami sincère, et se fiait à ma parole, mais qui m'avouait à moi-même ce qu'il appelait sa misérable faiblesse. Lorsque j'exhortais la Checchina à ménager les susceptibilités involontaires de cet excellent jeune homme: «Laisse donc, me disait-elle, ne vois-tu pas qu'il faut l'habituer à respecter mon indépendance? Crois-tu que, quand je serai sa femme, je consentirai à abandonner mes amis du théâtre et à m'occuper de ce que les gens du monde penseront de moi? N'en crois rien, Lélio; je veux rester libre et n'obéir jamais qu'à la voix de mon coeur.» Elle se persuadait assez gratuitement que le comte était bien déterminé à l'épouser; et, à cet égard, elle avait, à un merveilleux degré, le don de se faire illusion sur la force des passions qu'elle inspirait: rien ne pouvait se comparer à sa confiance en face d'une promesse, si ce n'est sa philosophie insouciante et son détachement héroïque en face d'une déception.
Je souffris beaucoup: ma maladie faillit même prendre un caractère grave. Les médecins me trouvaient dans une disposition hypertrophique très-prononcée, et les vives douleurs que je ressentais au coeur, l'affluence du sang vers cet organe, nécessitèrent de nombreuses saignées. Le reste de cette saison fut donc perdu pour moi, et, dès que je fus convalescent, j'allai prendre du repos et respirer un air doux au pied des Apennins, vers Cafaggiolo, dans une belle villa que le comte possédait à quelques lieues de Florence. Il me promit de venir m'y rejoindre avec la Checchina, aussitôt que les représentations pour lesquelles elle était engagée lui permettraient de quitter Naples.
Quelques jours de cette charmante solitude me remirent assez bien pour qu'il me fût permis d'essayer, tantôt à cheval et tantôt à pied, d'assez longues promenades à travers les gorges étroites et les ravines pittoresques qui forment comme un premier degré aux masses imposantes de l'Apennin. Dans mes rêveries j'appelais cette région le proscenium de la grande montagne, et j'aimais à y chercher quelque amphithéâtre de collines ou quelque terrasse naturelle bien disposée pour m'y livrer tout seul et loin des regards à des élans de déclamation lyrique, auxquels répondaient les sonores échos ou le bruit mystérieux des eaux murmurantes fuyant sous les rochers.
Un jour je me trouvai, sans m'en apercevoir, vers la route de Florence. Elle traversait, comme un ruban éclatant de blancheur, des plaines verdoyantes doucement ondulées et semées de beaux jardins, de parcs touffus et d'élégantes villas. En cherchant à m'orienter, je m'arrêtai à la porte d'une de ces belles habitations. Cette porte se trouvait ouverte et laissait voir une allée de vieux arbres entrelacés mystérieusement. Sous cette voûte sombre et voluptueuse se promenait à pas lents une femme d'une taille élancée et d'une démarche si noble que je m'arrêtai pour la contempler et la suivre des yeux le plus longtemps possible. Comme elle s'éloignait sans paraître disposée à se retourner, il me prit une irrésistible fantaisie de voir ses traits, et j'y succombai sans trop me soucier de faire une inconvenance et de m'attirer une mortification. «Que sait-on, me disais-je, on trouve parfois dans notre doux pays des femmes si indulgentes!» Et puis je me disais que ma figure était trop connue pour qu'il me fût possible d'être jamais pris pour un voleur. Enfin, je comptais sur cette curiosité qu'on éprouve généralement à voir de près les manières et les traits d'un artiste un peu renommé.
Je m'aventurai donc dans l'allée couverte, et, marchant à grands pas, j'allais atteindre la promeneuse lorsque je vis venir à sa rencontre un jeune homme mis à la dernière mode et d'une jolie figure fade, qui m'aperçut avant que j'eusse le temps de m'enfoncer sous le taillis. J'étais à trois pas du noble couple. Le jeune homme s'arrêta devant la dame, lui offrit son bras, et lui dit en me regardant d'un air aussi surpris que possible pour un homme parfaitement cravaté:
«Ma chère cousine, quel est donc cet homme qui vous suit?»
La dame se retourna, et, à sa vue, j'éprouvai une émotion assez vive pour réveiller un instant mon mal. Mon coeur eut un tressaillement nerveux très-aigu en reconnaissant la jeune personne qui me regardait si étrangement de sa loge d'avant-scène, lors de l'invasion de ma maladie à Naples. Sa figure se colora légèrement, puis pâlit un peu. Mais aucun geste, aucune exclamation ne trahit son étonnement ou son indignation. Elle me toisa de la tête aux pieds avec un calme dédaigneux, et répondit avec une assurance inconcevable:
«Je ne le connais pas.»
Cette singulière assertion piqua ma curiosité. Il me sembla voir dans cette jeune fille un orgueil si bizarre et une dissimulation si consommée, que je me sentis entraîné tout d'un coup à risquer quelque folle aventure. Nous autres bohémiens, nous ne nous laissons pas beaucoup imposer par les usages du monde et par les lois de la convenance; nous n'avons pas grand'peur d'être repoussés de ces théâtres particuliers où le monde à son tour pose devant nous, et où nous sentons si bien la supériorité de l'artiste; car là, personne ne sait nous rendre les vives émotions que nous savons donner. Les salons nous ennuient et nous glacent, en retour de la chaleur et de la vie que nous y portons. J'abordai donc fièrement mes nobles hôtes, fort peu soucieux de la manière dont ils m'accueilleraient, et résolu à m'introduire dans la maison sous le premier prétexte venu.
Je saluai gravement, et me donnai pour un accordeur d'instruments qu'on avait envoyé chercher à Florence d'une maison de campagne dont j'affectai d'estropier le nom.
«Ce n'est point ici. Vous pouvez vous en aller,» me répondit sèchement la signora. Mais, en véritable fiancé, le cousin vint à mon aide.
«Chère cousine, dit-il, votre piano est tout à fait discord; si monsieur avait le temps d'y passer une heure, nous pourrions faire de la musique ce soir. Je vous en prie! Est-ce que vous n'y consentirez pas?»
La jeune Grimani eut un méchant sourire sur les lèvres en répondant:
«C'est comme il vous plaira, mon cousin.»
Veut-elle se divertir de moi ou de lui? pensai-je. Peut-être de tous les deux. Je m'inclinai légèrement en signe d'assentiment. Alors le cousin, avec une politesse nonchalante, me montra une porte de glace au bout de l'avenue, qui, s'abaissant en berceau, cachait la façade de la villa.
«Voyez, Monsieur, me dit-il, au fond du grand salon de compagnie, vous trouverez un salon d'étude. Le forté-piano est là. J'aurai l'honneur de vous revoir quand vous aurez fini.» Et, s'adressant à sa cousine: «Voulez-vous, lui dit-il, que nous allions jusqu'à la pièce d'eau?»
Je la vis encore sourire imperceptiblement, mais avec une joie concentrée de la mortification que j'éprouvais, tandis qu'elle me laissait aller d'un côté et continuait sa promenade en sens opposé, appuyée sur son gracieux et honorable cousin.
Ce n'est pas une chose bien difficile que d'accorder à peu près un piano, et, quoique je ne l'eusse jamais essayé, je m'en tirai assez bien; seulement j'y mis beaucoup plus de temps qu'il n'en eût fallu à une main expérimentée, et je voyais avec un peu d'impatience le soleil s'abaisser vers la cime des arbres; car je n'avais d'autre prétexte, pour revoir ma singulière héroïne, que de lui faire essayer le piano lorsqu'il serait d'accord. Je me hâtais donc assez maladroitement, lorsqu'au milieu du monotone carillon dont je m'étourdissais, je levai la tête et vis la signora devant moi, à demi tournée vers la cheminée, mais m'observant dans la glace avec une malicieuse attention. Rencontrer son oblique regard et l'éviter fut l'affaire d'une seconde. Je continuai ma besogne avec le plus grand sang-froid, résolu à mon tour d'observer l'ennemi et de le voir venir.
La Grimani (je continuai à lui donner ce nom en moi-même, ne lui en connaissant pas d'autres) feignit d'arranger avec beaucoup de soin des fleurs dans les vases de la cheminée; puis elle dérangea un fauteuil, le remit à la place d'où elle venait de l'ôter, laissa tomber son éventail, le ramassa avec un grand frôlement de robe, ouvrit une fenêtre qu'elle referma aussitôt, et, voyant que j'étais décidé à ne m'apercevoir de rien, elle prit le parti de laisser tomber un tabouret sur le bout de son joli petit pied et de faire une exclamation douloureuse. Je fus assez sot pour laisser brusquement tomber la clef à marteau sur les cordes métalliques, qui exhalèrent un gémissement lamentable. La signora frissonna, haussa les épaules, et, reprenant tout d'un coup son sang-froid, comme si nous eussions joué une scène de parodie, elle me regarda fixement en disant: «Cosa, signore?
—J'ai cru que Votre Seigneurie me parlait,» répondis-je avec la même tranquillité, et je me remis à l'ouvrage. Elle resta debout au milieu de la chambre, comme pétrifiée d'étonnement devant tant d'audace, ou comme frappée d'une incertitude subite sur mon identité avec le personnage qu'elle avait cru reconnaître. Enfin, elle s'impatienta et me demanda presque grossièrement si j'avais bientôt fini.
«Oh! mon Dieu, non! signora, lui répondis-je, car voici une corde cassée.» En même temps, je tournai brusquement la clef sur la cheville que je serrais, et je fis sauter la corde. «Il me semble, reprit-elle, que ce piano vous donne beaucoup de peine.—Beaucoup, repris-je, toutes les cordes cassent.» Et j'en fis sauter une seconde. «C'est comme un fait exprès, s'écria-t-elle.—Oui, en vérité, repris-je encore, c'est un fait exprès.» Le cousin entra dans cet instant, et, pour le saluer, je fis sauter une troisième corde. C'était une des dernières basses; elle fit une détonation épouvantable. Le cousin, qui ne s'y attendait point, fit un pas en arrière, et la signora partit d'un éclat de rire. Ce rire me parut étrange. Il n'allait ni à sa figure, ni à son maintien; il avait quelque chose d'âpre et de saccadé, qui déconcerta le cousin, si bien que j'en eus presque pitié. «Je crains bien, dit la signora lorsque la fin de cette crise nerveuse lui permit de parler, que nous ne puissions pas faire de musique ce soir. Ce pauvre vieux cembalo est ensorcelé, toutes les cordes cassent. C'est un fait surnaturel, je vous assure, Hector; il suffit de les regarder pour qu'elles se tordent et se brisent avec un bruit affreux.» Puis elle recommença à rire aux éclats sans que sa figure en reçût le moindre enjouement. Le cousin se mit à rire par obéissance, et fut tout à coup interrompu par ces mots de la signora: «Mon Dieu! mon cousin, ne riez donc pas; vous n'en avez pas la moindre envie.»
Le cousin me parut très-habitué à être raillé et tourmenté. Mais il fut blessé sans doute que la chose se passât devant moi; car il dit d'un ton fâché: «Et pourquoi donc, cousine, n'aurais-je pas envie de rire aussi bien que vous?—Parce que je vous dis que cela n'est pas, répondit la signora. Mais, dites-moi donc, Hector, ajouta-t-elle sans se soucier de la bizarrerie de la transition, avez-vous été à San-Carlo cette année?—Non, ma cousine.—En ce cas, vous n'avez pas entendu le fameux Lélio?»
Elle prononça ces derniers mots avec emphase; mais elle n'eut pas l'impudence de me regarder tout de suite après, et j'eus le temps de réprimer le tressaillement que me causa ce coup de pierre au beau milieu du visage.
«Je ne l'ai ni entendu, ni vu, dit le naïf cousin, mais j'en ai beaucoup ouï parler. C'est un grand artiste, à ce qu'on assure.
—Très-grand, repartit la Grimani, plus grand que vous de toute la tête. Tenez! il est de la taille de monsieur… Le connaissez-vous, Monsieur? ajouta-t-elle en se tournant vers moi.—Je le connais beaucoup, signora, répondis-je d'un ton acerbe; c'est un très-beau garçon, un très-grand comédien, un admirable chanteur, un causeur très-spirituel, un aventurier hardi et facétieux, et de plus intrépide duelliste, ce qui ne gâte rien.»
La signora regarda son cousin, et me regarda ensuite d'un air insouciant comme pour me dire: «Peu m'importe.» Puis elle éclata de nouveau d'un rire inextinguible, qui n'avait rien de naturel et qui ne se communiqua ni au cousin ni à moi. Je me remis à poursuivre la dominante sur le clavier, et le signor Ettore piétina avec impatience, et fit crier ses bottes neuves sur le parquet, comme un homme fort mécontent de la conversation qui s'établissait si cavalièrement entre un ouvrier de mon espèce et sa noble fiancée.
«Ah çà! mon cousin, n'allez pas croire ce que monsieur vous dit de Lélio, reprit brusquement la signora en interrompant son rire convulsif. Quant à la grande beauté du personnage, je n'y saurais contredire: car je ne l'ai pas regardé; et d'ailleurs, sous le fard, sous les faux cheveux et les fausses moustaches, un acteur peut toujours sembler jeune et beau. Mais quant à être un admirable chanteur et un bon comédien, je le nie. Il chante faux d'abord, et ensuite il joue détestablement. Sa déclamation est emphatique, son geste vulgaire, l'expression de ses traits guindée. Quand il pleure, il grimace; quand il menace, il hurle; quand il est majestueux, il est ennuyeux; et, dans ses meilleurs moments, c'est-à-dire lorsqu'il se tient coi et ne dit mot, on peut lui appliquer le refrain de la chanson:
Brutto è quanto stupido.
Je suis fâchée de n'être pas de l'avis de monsieur; mais je suis de l'avis du public, moi! Ce n'est pas ma faute si Lélio n'a pas eu le moindre succès à San-Carlo, et je ne vous conseille pas, mon cousin, de faire le voyage de Naples pour le voir.»
Ayant reçu cette cinglante leçon, je faillis un instant perdre la tête et chercher querelle au cousin pour punir la signora; mais le digne garçon ne m'en laissa pas le temps. «Voilà bien les femmes! s'écria-t-il, et surtout voilà bien vos inconcevables caprices, ma cousine! Il n'y a pas plus de trois jours, vous me disiez que Lélio était le plus bel acteur et le plus inimitable chanteur de toute l'Italie. Sans doute, vous me direz demain le contraire de ce que vous dites aujourd'hui, sauf à revenir après-demain…—Demain et après, et tous les jours de ma vie, cher cousin, interrompit précipitamment la signora, je dirai que vous êtes un fou et Lélio un sot.—Brava, signora, reprit le cousin à demi-voix en lui offrant son bras pour sortir du salon; on est un fou quand on vous aime et un sot quand on vous déplaît.—Avant que Vos Seigneuries se retirent, dis-je alors sans trahir la moindre émotion, je leur ferai observer que ce piano est en trop mauvais état pour que je puisse le réparer entièrement aujourd'hui. Je suis forcé de me retirer; mais, si Vos Seigneuries le désirent, je reviendrai demain.—Certainement, Monsieur, répondit le cousin avec une courtoisie protectrice et se retournant à demi vers moi; vous nous obligerez si vous revenez demain.» La Grimani, l'arrêtant d'un geste brusque et vigoureux, le força de se retourner tout à fait, resta immobile appuyée sur son bras, et me toisant d'un air de défi: «Monsieur reviendra demain? dit-elle en me voyant fermer le piano et prendre mon chapeau.—Je n'y manquerai certainement pas,» répondis-je en la saluant jusqu'à terre. Elle continua à tenir son cousin immobile à l'entrée de la salle, jusqu'à ce que, forcé de passer devant eux pour me retirer, je les saluai de nouveau en regardant cette fois ma Bradamante avec une assurance digne de la lutte qui s'engageait. Une étincelle de courage jaillit de son regard. J'y lus clairement que mon audace ne lui déplaisait pas, et que la lice ne me serait pas fermée.
Aussi je fus à mon poste le lendemain avant midi, et je trouvai l'héroïne au sien, assise au piano et frappant les touches muettes ou grinçantes avec une impassibilité admirable, comme si elle eût voulu me prouver par cette diabolique symphonie la haine et le mépris qu'elle avait pour la musique.
J'entrai avec calme et la saluai avec autant de respectueuse indifférence que si j'eusse été en effet l'accordeur de piano. Je posai trivialement mon chapeau sur une chaise, j'ôtai péniblement mes gants, imitant la gaucherie d'un homme qui n'est pas habitué à en porter. Je tirai de ma poche une boîte de sapin remplie de bobines de laiton, et je commençai à en dérouler la longueur d'une corde, le tout avec gravité et simplicité. La signora allait toujours battant d'une manière impitoyable le malheureux piano, qui ne rendait plus que des sons à faire fuir les barbares les plus endurcis. Je vis alors qu'elle se divertissait à le fausser et à le briser de plus en plus, afin de me donner de la besogne, et je trouvai dans cette espièglerie plus de coquetterie que de méchanceté; car elle paraissait assez disposée à me tenir compagnie. Alors je lui dis du plus grand sérieux: «Votre Seigneurie trouve-t-elle que le piano commence à être d'accord?—J'en trouve l'harmonie satisfaisante, répondit-elle en se pinçant la lèvre pour ne pas rire, et les sons qu'il rend sont extrêmement agréables.—C'est un bel instrument, repris-je.—Et en très-bon état, ajouta-t-elle.—Votre Seigneurie a un très-beau talent sur le piano.—Comme vous voyez.—Voilà une valse charmante et très-bien exécutée.—N'est-ce pas? comment ne jouerait-on pas bien sur un instrument aussi bien accordé? Vous aimez la musique, Monsieur?—Peu, signora; mais celle que vous faites me va à l'âme.—En ce cas, je vais continuer.» Et elle écorcha avec un sourire féroce un des airs de bravura qu'elle m'avait entendu chanter avec le plus de succès au théâtre.
«Monsieur votre cousin se porte bien? lui dis-je, lorsqu'elle eut fini.—Il est à la chasse.—Votre Seigneurie aime le gibier?—Je l'aime démesurément. Et vous, Monsieur?—Je l'aime sincèrement et profondément.—Lequel aimez-vous mieux, du gibier ou de la musique?—J'aime la musique à table; mais dans ce moment-ci j'aimerais mieux du gibier.»
Elle se leva et sonna. A l'instant même un laquais parut comme s'il eût été une pièce de mécanique obéissant au ressort de la sonnette. «Apportez ici le pâté de gibier que j'ai vu ce matin dans l'office,» dit la signora, et deux minutes après le domestique reparut avec un pâté colossal, qu'à un signe de sa maîtresse il posa majestueusement sur le piano. Un grand plateau, couvert de vaisselle et de tout l'attirail nécessaire à la réfection des êtres civilisés, vint se placer comme par enchantement à l'autre bout de l'instrument, et la signora, d'une main forte et légère, brisa le rempart de croûte appétissante et fit une large brèche à la forteresse.
«Voilà une conquête à laquelle nos seigneurs les Français n'auront point de part,» dit-elle en s'emparant d'une perdrix qu'elle mit sur une assiette du Japon, et qu'elle alla dévorer à l'autre bout de la chambre, accroupie sur un coussin de velours à glands d'or.
Je la regardais avec étonnement, ne sachant pas trop si elle était folle ou si elle voulait me mystifier. «Vous ne mangez pas? me dit-elle sans se déranger.—Votre Seigneurie ne me l'a pas commandé, répondis-je.—Oh! ne vous gênez pas,» dit-elle en continuant à manger à belles dents.
Ce pâté avait une si bonne mine et un si bon fumet, que j'écoutai les conseils philosophiques de la raison positive. J'attirai une autre perdrix dans une autre assiette du Japon, que je posai sur le clavier du piano et que je me mis à dévorer de mon côté avec autant de zèle que la signora.
Si ce château n'est pas celui de la Belle au bois dormant, pensai-je, et que cette maligne fée n'en soit pas le seul être animé, il est évident que nous allons voir arriver un oncle, un père, ou une tante, ou une gouvernante, ou quelque chose qui soit censé, aux yeux des bonnes gens, servir de chaperon à cette tête indomptée. En cas d'une apparition de ce genre, je voudrais bien savoir jusqu'à quel point cette bizarre manière de déjeuner sur un piano en tête-à-tête avec la demoiselle de la maison sera trouvée séante. Peu m'importe, après tout; il faut bien voir où me mèneront ces extravagances, et, s'il y a là-dessous une haine de femme, j'aurai mon tour, dussé-je l'attendre dix ans!
En même temps je regardais par-dessus le pupitre du piano ma belle hôtesse, qui mangeait d'une manière surnaturelle, et qui ne semblait nullement possédée de cette sotte manie qu'ont les demoiselles de ne manger qu'en secret, et de pincer les lèvres à table d'un air sentimental, comme si elles étaient d'une nature supérieure à la nôtre. Lord Byron n'avait pas encore mis à la mode le manque d'appétit chez le beau sexe. De sorte que ma fantasque signora s'en donnait à coeur joie, et qu'au bout de peu d'instants elle revint auprès de moi, pour tirer du pâté ébréché un filet de lièvre et une aile de faisan. Elle me regarda sans rire, et me dit d'un ton sentencieux: «Ce vent d'est donne faim.—Il me paraît que Votre Seigneurie est douée d'un bon estomac, lui dis-je.—Si on n'avait pas un bon estomac à quinze ans, répondit-elle, il faudrait y renoncer.—Quinze ans! m'écriai-je en la regardant avec attention et en laissant tomber ma fourchette.—Quinze ans et deux mois, répondit-elle en retournant à son coussin avec son assiette de nouveau remplie; ma mère n'en a pas encore trente-deux, et elle s'est remariée l'an dernier. N'est-ce pas singulier, dites-moi, une mère qui se marie avant sa fille? Il est vrai que si ma petite mère chérie eût voulu attendre mon mariage, elle eût attendu longtemps. Qui donc voudrait épouser une personne, belle, à la vérité, mais stupide au delà de tout ce qu'on peut imaginer?»
Il y avait tant de gaieté et de bonhomie dans l'air sérieux dont elle me plaisantait; c'était un si joli loustig que cette grande fille aux yeux noirs et aux longues boucles de cheveux tombant sur un cou d'albâtre; elle était assise sur son coussin avec une naïveté si gracieuse et en même temps si chaste, que toute ma défiance et tous mes mauvais desseins m'abandonnèrent. J'avais résolu de vider le flacon de vin afin d'endormir tout scrupule. Je repoussai le flacon, et, abandonnant mon assiette, appuyant mon coude sur le piano, je me mis à la considérer de nouveau et sous un nouvel aspect. Ce chiffre de quinze ans avait bouleversé toutes mes idées. J'ai toujours attaché beaucoup d'importance, quand j'ai voulu juger une personne, et surtout une personne du sexe féminin, à m'enquérir de son âge de la manière la plus authentique possible. L'habileté croît si rapidement chez le sexe que six mois de plus ou de moins font souvent que la candeur est fourberie ou la fourberie candeur. Jusque-là je m'étais imaginé que la Grimani avait au moins vingt ans; car elle était si grande, si forte, si brune, et douce dans son regard, dans son maintien, dans ses moindres mouvements, d'une telle assurance, que tout le monde faisait le même anachronisme que moi à son premier abord. Mais, en la regardant mieux, je reconnus mon erreur. Ses épaules étaient larges et puissantes; mais sa poitrine n'était pas encore développée. S'il y avait de la femme dans toute son attitude, il y avait certains airs et certaines expressions de visage qui révélaient l'enfant. Ne fût-ce que ce robuste appétit, cette absence totale de coquetterie, et l'inconvenance audacieuse du tête-à-tête qu'elle s'était réservé avec moi, il devint manifeste à mes yeux que je n'avais point affaire, comme je l'avais cru d'abord, à une femme orgueilleuse et rusée, mais à une pensionnaire espiègle, et je repoussai avec horreur la pensée d'abuser de son imprudence.
Je restais plongé dans cet examen, oubliant de répondre à la provocation significative que je venais de recevoir. Elle me regarda fixement, et cette fois je ne songeai pas à éviter son regard, mais à l'analyser. Elle avait les plus beaux yeux du monde, à fleur de tête, et très-ouverts; leur direction était toujours nette, brusque et saisissant d'emblée l'objet de l'attention. Ce regard, très-rare chez une femme, était absolu et non effronté. C'était la révélation et l'action d'une âme courageuse, fière et franche. Il interrogeait toutes choses avec autorité, et semblait dire: Ne me cachez rien; car, moi, je n'ai rien à cacher à personne.
Lorsqu'elle vit que je bravais son attention, elle fut alarmée, mais non intimidée; et, se levant tout d'un coup, elle provoqua l'explication que je voulais lui demander. «Signor Lélio, me dit-elle, si vous avez fini de déjeuner, vous allez me dire ce que vous êtes venu faire ici.
—Je vais vous obéir, signora, répondis-je en allant ramasser son assiette et son verre qu'elle avait posés sur le parquet, et en les reportant sur le piano; seulement, je prie Votre Seigneurie de me dire si l'accordeur de piano doit, pour vous répondre, s'asseoir devant le clavier, ou si le comédien Lélio doit se tenir debout, le chapeau à la main, et prêt à se retirer, après avoir eu l'honneur de vous parler.
—Monsieur Lélio voudra bien s'asseoir sur ce fauteuil, dit-elle en me désignant un siége placé à droite de la cheminée, et moi sur celui-ci, ajouta-t-elle en s'asseyant du côté gauche, en face de moi, à dix pieds environ de distance.
—Signora, lui dis-je en m'asseyant, il faut, pour vous obéir, que je reprenne les choses d'un peu haut. Il y a environ deux mois, je jouais Roméo et Juliette à San-Carlo. Il y avait dans une loge d'avant-scène…
—Je puis aider votre mémoire, reprit la Grimani. Il y avait dans une loge d'avant-scène, à droite du théâtre, une jeune personne qui vous parut belle; mais, en la regardant de plus près, vous trouvâtes que son visage était si dépourvu d'expression, que vous vîntes à vous écrier… en parlant à une de ces dames du théâtre, et assez haut pour que la jeune personne l'entendît…
—Au nom du ciel! signora, interrompis-je, ne répétez pas les paroles échappées à mon délire, et sachez que je suis sujet à des irritations nerveuses qui me rendent presque fou. Dans cette disposition, tout me porte ombrage, tout me fait souffrir…
—Je ne vous demande pas pourquoi il vous plut de dire votre avis d'une façon si nette sur le compte de la demoiselle de l'avant-scène; je vous prie seulement de me raconter le reste de l'histoire.
—Je suis obligé, pour être véridique et conséquent, d'insister sur le prologue. En proie à un premier accès de fièvre, début d'une maladie grave dont je suis à peine rétabli, je m'imaginai lire un profond dédain et une froide ironie sur le visage incomparablement beau de la demoiselle de l'avant-scène. J'en fus impatienté, puis troublé, puis bouleversé, au point que je perdis la tête, et que je me laissai aller à un mouvement brutal pour faire cesser le charme funeste qui enchaînait toutes mes facultés, et me paralysait au moment le plus énergique et le plus important de mon rôle. Il faut que Votre Seigneurie me pardonne une folie; je crois au magnétisme, surtout les jours où je suis malade et où mon cerveau est faible comme mes jambes. Je m'imaginai que la demoiselle de l'avant-scène avait sur moi une influence pernicieuse; et, durant la cruelle maladie qui s'empara de moi le lendemain de ma faute, je vous avouerai qu'elle m'apparut souvent dans mon délire; mais toujours altière, toujours menaçante, et me promettant que je paierais cher le blasphème qui m'était échappé. Telle est, signora, la première partie de mon histoire.»
Je préparais mon bouclier pour recevoir une bordée d'épigrammes, en manière de commentaires, sur ce récit bizarre et, quoique vrai, très-invraisemblable, il faut l'avouer. Mais la jeune Grimani, me regardant avec une douceur que je ne soupçonnais pas pouvoir s'allier avec le caractère de sa beauté, me dit, en se penchant un peu sur le bras de son fauteuil: «En effet, seigneur Lélio, votre visage atteste de vives souffrances; et, s'il faut tout vous avouer, lorsque je vous ai reconnu hier, je me suis dit que je vous avais bien mal regardé sur la scène; car vous me paraissiez alors plus jeune de dix ans; et aujourd'hui je ne vous trouve pas plus âgé que vous ne m'aviez semblé au théâtre; seulement je vous trouve l'air malade, et je suis bien affligée d'avoir été un sujet d'irritation pour vous…»
Je rapprochai involontairement mon fauteuil; mais aussitôt mon interlocutrice reprit son ton railleur et fantasque.
«Passons à la seconde partie de votre histoire, monsieur Lélio, me dit-elle en jouant de l'éventail, et veuillez m'apprendre comment, au lieu de la fuir, vous êtes venu jusqu'ici relancer cette personne dont la vue vous est si odieuse et si funeste.
—C'est ici que l'auteur s'embarrasse, répondis-je en reculant mon fauteuil, qui roulait très-aisément au moindre mouvement de la conversation. Dirai-je que le hasard seul m'a conduit ici? Si je le dis, Votre Seigneurie le croira-t-elle; et si je dis que ce n'est pas le hasard, Votre Seigneurie le souffrira-t-elle?
—Il m'importe assez peu, dit-elle, que ce soit le hasard ou l'attraction magnétique, comme vous le diriez peut-être, qui vous amène dans ce pays; je désire seulement savoir quel est le hasard qui vous a fait devenir accordeur de pianos.
—Le hasard de l'inspiration, signora; le premier prétexte m'était bon pour m'introduire ici.
—Mais pourquoi vous introduire ici?
—Je répondrai sincèrement si Votre Seigneurie daigne me dire auparavant quel est le hasard qui l'a déterminée à m'y laisser pénétrer, bien qu'elle m'eût reconnu au premier coup d'oeil.
—Le hasard de la fantaisie, seigneur Lélio. Je m'ennuyais en tête-à-tête avec mon cousin, ou avec une vieille tante dévote que je connais à peine; et, tandis que l'un est à la chasse et l'autre à l'église, j'ai pensé que je pourrais égayer par une folie la maussade solitude où on me laisse languir.»
Mon fauteuil se rapprocha de lui-même, et j'hésitai à prendre la main de la signora. Elle me paraissait effrontée en cet instant. Il y a des jeunes filles qui naissent femmes, et qui sont corrompues avant d'avoir perdu leur innocence. Celle-ci est bien un enfant, pensais-je, mais un enfant ennuyé de l'être, et je serais un grand sot de ne pas répondre à des agaceries faites avec tant de sang-froid et de hardiesse. Ma foi, tant pis pour le cousin! Pourquoi aime-t-il la chasse plus que sa cousine?…
Mais la signora ne fit aucune attention à l'agitation qui s'emparait de moi, et elle ajouta: «Maintenant la farce est jouée; nous avons mangé le gibier de mon cousin, et j'ai parlé avec un acteur. Voilà ma tante et mon prétendu mystifiés. La semaine dernière, mon cousin était furieux, parce que, selon lui, je faisais votre éloge avec trop d'enthousiasme. Maintenant, quand il me parlera de vous, et quand ma tante dira que les acteurs sont tous excommuniés en France, je baisserai les yeux d'un air modeste et béat, et je rirai en moi-même de penser que je connais le seigneur Lélio, et que j'ai déjeuné avec lui, ici même, sans que personne s'en doute. Mais maintenant il vous reste, monsieur Lélio, à me dire pourquoi vous avez voulu vous introduire ici à l'aide d'un faux rôle?
—Pardon, signora… vous avez dit un mot qui me frappe beaucoup… Vous avez fait la semaine dernière mon éloge avec enthousiasme?
—Oh! c'était uniquement pour faire enrager mon cousin. Je ne suis point enthousiaste de ma nature.»
Lorsqu'elle me raillait, je reprenais goût à l'aventure et j'étais prêt à m'enhardir. «Puisque vous êtes si sincère envers moi, répondis-je, je ne le serai pas moins envers Votre Seigneurie. Je me suis introduit ici avec l'intention de réparer mon crime et de demander humblement pardon à la beauté divine que j'ai blasphémée.»
En même temps je me laissai glisser de mon fauteuil, et je me trouvai aux genoux de la Grimani, bien près de m'emparer de ses belles mains. Elle ne parut pas s'en émouvoir beaucoup; seulement je vis que, pour dissimuler un peu d'embarras, elle feignait d'examiner les mandarins chinois dont les robes d'or et de pourpre chatoyaient sur son éventail. «Oh! mon Dieu! Monsieur, me dit-elle sans me regarder, vous êtes bien bon de croire que vous ayez à me demander pardon. D'abord, si j'ai l'air stupide, vous n'êtes pas du tout coupable de vous en être aperçu; en second lieu, si je ne l'ai pas, il m'est absolument indifférent que vous vous le persuadiez.
—Je jure par tous les dieux, et par Apollon en particulier, que je n'ai parlé ainsi que par colère, par folie, par un autre sentiment peut-être, qui alors ne faisait que de naître et troublait déjà mon esprit. Je voyais que vous me trouviez détestable, et que vous n'aviez pour moi aucune indulgence; pouvais-je me résigner tranquillement à perdre le seul suffrage qu'il m'eût été doux et glorieux de conquérir? Enfin, signora, je suis ici, j'ai découvert votre demeure, et, sachant à peine votre nom, je vous ai cherchée, poursuivie, atteinte, malgré la distance et les obstacles; me voici à vos pieds. Pensez-vous que j'aurais surmonté de telles difficultés si je n'avais été tourmenté de remords, non à cause de vous qui dédaignez avec raison l'effet de vos charmes sur un pauvre histrion comme moi, mais à cause de Dieu, dont j'ai outragé et dont j'ai méconnu la plus belle oeuvre?»
Je me hasardai en parlant ainsi à prendre une de ses mains; mais elle se leva brusquement, en disant: «Levez-vous, Monsieur, levez-vous; voici mon cousin qui revient de la chasse.»
En effet, à peine avais-je eu le temps de courir au piano et de l'ouvrir, que le signor Ettore Grimani, en costume de chasse et le fusil à la main, entra et vint déposer aux pieds de sa cousine son carnier plein de gibier.
«Oh! ne vous approchez pas tant de moi, lui dit la signora, vous êtes horriblement crotté, et toutes ces bêtes ensanglantées me dégoûtent. Ah! Hector, je vous en prie, allez-vous-en, et emmenez tous ces grands vilains chiens qui sentent la vase et qui salissent le parquet.»
Force fut au cousin de se contenter de cet élan de reconnaissance et d'aller se parfumer à loisir dans sa chambre. Mais à peine était-il sorti de l'appartement qu'une sorte de duègne entra, et annonça à la signora que sa tante venait de rentrer et la priait de se rendre auprès d'elle.
«J'y vais, répondit la Grimani; et vous, Monsieur, dit-elle en se retournant vers moi, puisque cette touche est recassée, veuillez l'emporter et la recoller solidement. Il faudra la rapporter demain et achever de replacer les cordes qui manquent. N'est-ce pas, Monsieur, on peut compter sur votre parole? Vous serez exact?
—Oui, signora, vous pouvez y compter,» répondis-je, et je me retirai, emportant la touche d'ivoire qui n'était pas cassée.
Je fus exact au rendez-vous. Mais ne pensez point, mes chers amis, que je fusse amoureux de cette petite personne; c'est tout au plus si elle me plaisait. Elle était extrêmement belle; mais je voyais sa beauté par les yeux du corps, je ne la sentais pas par ceux de l'âme; si, par instants, je me prenais à aimer cette pétulance enfantine, bientôt après je retombais dans mes doutes et me disais qu'elle pouvait bien m'avoir menti, elle qui mentait à son cousin et à sa gouvernante avec tant d'aplomb; qu'elle avait peut-être bien une vingtaine d'années, comme je l'avais cru d'abord, et que peut-être aussi elle avait fait déjà plusieurs escapades pour lesquelles on l'avait séquestrée dans ce triste château, sans autre société que celle d'une vieille dévote destinée à la gourmander, et d'un excellent cousin prédestiné à endosser innocemment ses erreurs passées, présentes et futures.
Je la trouvai au salon avec ce cher cousin et trois ou quatre grands chiens de chasse, qui faillirent me dévorer. La signora, éminemment capricieuse, faisait ce jour-là à ces nobles animaux un accueil tout différent de la veille, et quoiqu'ils ne fussent guère moins crottés et moins insupportables, elle les laissait complaisamment s'étendre tour à tour ou pêle-mêle sur un vaste sofa en velours rouge à crépines d'or. De temps en temps elle s'asseyait au milieu de cette meute pour caresser les uns, pour taquiner amicalement les autres.
Il me sembla bientôt que ce retour d'amitié vers les chiens était une coquetterie tendre envers son cousin, car le blond signor Ettore en paraissait très-flatté, et je ne sais lequel il aimait le mieux, de sa cousine ou de ses chiens.
Elle était d'une vivacité étourdissante, et son humeur me semblait montée à un tel diapason, elle m'envoyait dans la glace des oeillades si acérées, que j'aspirais à voir le cousin s'éloigner. Il s'éloigna en effet bientôt. La signora lui donna une commission. Il se fit un peu prier, puis il obéit à un regard impérieux, à un: «Vous ne voulez pas y aller?» proféré d'un ton qu'il paraissait tout à fait incapable de braver.
A peine fut-il sorti, qu'abandonnant la tablature, je me levai en cherchant dans les yeux de la signora si je devais m'approcher d'elle, ou attendre qu'elle s'approchât de moi. Elle aussi était debout et semblait vouloir deviner dans mon regard ce à quoi j'allais me décider. Mais elle m'encourageait si peu, et ses lèvres semblaient entr'ouvertes pour me donner une telle leçon (si je venais par malheur à manquer d'esprit dans cette périlleuse rencontre), que je me sentis un peu troublé intérieurement. Je ne sais comment cet échange de regards à la fois provocateurs et méfiants, ce bouillonnement de tout notre être qui nous retenait l'un et l'autre dans l'immobilité, cette alternative d'audace et de crainte qui me paralysait au moment peut-être décisif de mon aventure, tout jusqu'à la robe de velours noir de la Grimani, et le brillant soleil qui, pénétrant en rayons d'or à travers les sombres rideaux de soie de l'appartement, venait s'éteindre à nos pieds dans un clair-obscur fantastique, l'heure, l'atmosphère brûlante, et le battement comprimé de mon coeur; tout me rappela vivement une scène de ma jeunesse assez analogue: la signora Bianca Aldini, dans l'ombre de sa gondole, enchaînant d'un regard magnétique un de mes pieds posé sur la barque et l'autre sur le rivage du Lido. Je ressentais le même trouble, la même agitation intérieure, le même désir, prêts à faire place à la même colère. Serait-ce donc, pensai-je, que je désirai autrefois la Bianca par amour-propre, ou que je désire aujourd'hui la Grimani par amour?
Il n'y avait pas moyen de m'élancer, en chantant d'un air dégagé, dans la campagne, comme jadis j'avais bondi sur la grève du Lido, pour me venger d'une innocente coquetterie. Je n'avais pas d'autre parti à prendre que de me rasseoir, et je n'avais d'autre vengeance à exercer que de recommencer sur le piano la quinte majeure: A-mi-la-E-si-mi.
Il faut convenir que cette façon d'exhaler mon dépit ne pouvait pas être bien triomphante. Un imperceptible sourire voltigea au coin de la lèvre de la signora, lorsque je pliai les genoux pour me rasseoir, et il me sembla lire ces mots charmants écrits sur sa physionomie: Lélio, vous êtes un enfant. Mais, lorsque je me relevai brusquement, prêt à faire rouler le piano au fond de la chambre pour voler à ses pieds, je lus clairement dans sa noire prunelle ces mots terribles: Monsieur, vous êtes un fou.
La signora Aldini, pensai-je, avait vingt-deux ans, j'en avais quinze ou seize, et j'en ai plus de vingt-deux. Que j'aie été dominé par la Bianca, c'est tout simple; mais que je sois joué par celle-ci, ce n'est pas dans l'ordre. Donc, il faut du sang-froid. Je me rassis avec calme, en disant:
«Pardon, signora, si je regarde l'heure à la pendule, je ne puis rester longtemps, et ce piano me paraît en assez bon état pour que je retourne à mes affaires.
—En bon état! répondit-elle avec un mouvement d'humeur bien marqué.
Vous l'avez mis en si bon état que je crains de n'en jouer de ma vie.
Mais j'en suis bien fâchée; vous avez entrepris de l'accorder: il faut,
seigneur Lélio, que vous en veniez à votre honneur.
—Signora, repris-je, je ne tiens pas plus à accorder ce piano que vous ne tenez à en jouer. Si j'ai obéi à votre commandement en revenant ici, c'est afin de ne pas vous compromettre en cessant brusquement cette feinte. Mais Votre Seigneurie doit comprendre que la plaisanterie ne peut pas durer éternellement; que le troisième jour cela commence à n'être plus divertissant pour elle, et que le quatrième cela serait un peu dangereux pour moi-même. Je ne suis ni assez riche ni assez illustre pour avoir du temps à perdre. Votre Seigneurie voudra bien permettre que je me retire dans quelques minutes, et que ce soir un véritable accordeur vienne achever ma besogne, en alléguant que son confrère est malade et l'a envoyé à sa place. Je puis, sans livrer notre petit secret et sans me faire connaître, trouver un remplaçant qui me saura gré d'une bonne pratique de plus.»
La signora ne répondit pas un mot; mais elle devint pâle comme la mort, et de nouveau je me sentis vaincu. Le cousin rentra. Je ne pus réprimer un mouvement d'impatience. La signora s'en aperçut, et de nouveau elle triompha; et de nouveau, voyant bien que je ne voulais pas m'en aller, elle se fit un jeu de mes secrètes agitations.
Elle redevint vermeille et sémillante. Elle fit à son cousin mille agaceries qui tenaient un milieu si juste entre la tendresse et l'ironie, que ni lui ni moi ne sûmes bientôt à quoi nous en tenir. Puis tout d'un coup, lui tournant le dos et s'approchant de moi, elle me pria, à voix basse et d'un air mystérieux, de tenir le piano à un quart de ton au-dessous du diapason, parce qu'elle avait une voix de contralto. Qui voulait-elle mystifier du cousin ou de moi, en me disant ce grand secret d'un air si important? Je faillis aller donner une poignée de main à Hector, tant notre figure me parut également sotte et notre position ridicule. Mais je vis que le bon jeune homme y attachait plus d'importance que moi, et il me regarda de travers d'un air si sournois et si profond, que j'eus de la peine à m'empêcher de rire. Je répondis tout bas à la Grimani et d'un air encore plus confidentiel: «Signora, j'ai prévenu vos désirs, et le piano est juste au ton de l'orchestre de San-Carlo, qu'on baissa la saison dernière à cause de mon rhume.»
La signora prit alors le bras de son cousin d'un air théâtral, et l'emmena dans le jardin avec précipitation. Comme ils restèrent à se promener devant la façade, et que je voyais leurs ombres passer et repasser sur le rideau, je me mis derrière ce rideau, et j'écoutai leur conversation.
«C'est précisément ce que je voulais vous dire, cher cousin, disait la signora. Cet homme a une figure bizarre, effrayante; il ne se doute pas de ce que c'est qu'un piano, et jamais il ne viendra à bout de l'accorder. Vous verrez! C'est un chevalier d'industrie, n'en doutez pas. Ayons toujours l'oeil sur lui, et tenez votre montre dans votre main quand il passera près de vous. Je vous jure que, pendant que je me penchais, sans me douter de rien, vers le piano, pour lui dire de le baisser, il a avancé la main pour me voler ma chaîne d'or.
—Eh! vous raillez, ma cousine! Il est impossible qu'un filou ait tant d'audace. Ce n'est pas du tout là ce que je veux vous dire, et vous feignez de ne pas me comprendre.
—Je feins, Hector? Vous m'accusez de feindre? Moi, feindre! En vérité, dites-moi si vous valez la peine que je me donnerais pour inventer un mensonge?
—Cette dureté est fort inutile, ma cousine. Il paraît que je vaux du moins la peine que vous cherchiez l'occasion de m'adresser des paroles mortifiantes.
—Mais, pour Dieu, de quoi parlez-vous, mon cousin? Et pourquoi dites-vous que cet homme…
—Je dis que cet homme n'est point un accordeur de pianos, qu'il n'accorde pas votre piano, qu'il n'a jamais accordé aucun piano. Je dis qu'il ne vous quitte pas de l'oeil, qu'il épie tous vos mouvements, qu'il aspire toutes vos paroles. Je dis que c'est un homme qui vous aura vue quelque part, à Naples ou à Florence, au théâtre ou à la promenade, et qui est tombé amoureux de vous.
—Et qui s'est introduit ici sous un déguisement, pour me voir et pour me séduire peut-être, l'infâme, le scélérat!» En prononçant ces paroles d'un ton emphatique, la signora se renversa sur un banc en riant aux éclats. Comme je vis le cousin s'approcher de la porte du salon d'un air presque furieux, je retournai à mon poste, et, m'armant du marteau d'accordage, je résolus de l'en assommer s'il essayait de m'outrager; car j'avais déjà pressenti l'homme qui s'arrange de manière à ne pas se battre, et qui appelle ses valets quand on le brave à portée de l'antichambre. Il tombera raide mort avant de tirer le cordon de cette sonnette, pensai-je en serrant le marteau dans ma main et en jetant un rapide regard autour de moi. Mais mon aventure ne garda pas longtemps cette tournure dramatique.
Je revis la signora au bras de son cousin, se promenant sur la terrasse, et de temps en temps s'arrêtant devant la porte de glaces entr'ouverte, pour me regarder, elle, d'un air railleur, lui, d'un air embarrassé. Je ne savais plus ce qui se passait entre eux, et la colère me montait de plus en plus à la gorge.
Une jolie soubrette se trouva tout d'un coup en tiers sur la terrasse. La signora lui parlait d'un ton animé, tantôt riant, tantôt prenant un air absolu. La soubrette semblait hésiter; le cousin semblait supplier sa cousine de ne pas faire d'extravagance. Enfin la soubrette vint à moi d'un air confus, et me dit en rougissant jusqu'à la racine des cheveux: «Monsieur, la signora m'ordonne de vous dire, en propres termes, que vous êtes un insolent, et que vous feriez bien mieux d'accorder le piano que de la regarder comme vous faites. Pardon, Monsieur… Je crois bien que c'est une plaisanterie.—Et je le prends ainsi, répondis-je; mais répondez à la Signora que je lui présente mon profond respect, et que je la prie de ne pas me croire assez insolent pour la regarder. Je n'y pensais pas le moins du monde; et, s'il faut vous dire la vérité, à vous, ma belle enfant, c'est vous que je voyais au milieu de la prairie, et qui m'occupiez tellement que je ne songeais plus à continuer ma besogne.
—Moi! Monsieur, dit la soubrette en rougissant encore plus et en inclinant sa jolie tête sur son sein avec embarras. Comment pouvais-je occuper monsieur?
—Parce que vous êtes plus jolie cent fois que votre maîtresse,» lui dis-je en passant un bras autour d'elle et en lui donnant un baiser avant qu'elle eût le temps de se douter de ma fantaisie.
C'était une belle villageoise, une soeur de lait de la signora. Elle était brune aussi, grande et svelte, mais timide dans sa démarche, et aussi naïve, aussi douce dans son maintien que sa jeune maîtresse était résolue et rusée. Elle tomba dans un tel trouble en se voyant ainsi embrassée par surprise devant la signora, qui s'était approchée jusqu'au seuil du salon, entraînant son imbécile cousin, qu'elle s'enfuit en cachant son visage dans son tablier bleu brodé d'argent. La signora, qui ne s'attendait pas davantage à me voir prendre si philosophiquement ses impertinences, recula d'un pas, et le cousin, qui n'avait rien vu, répéta plusieurs fois de suite: «Qu'est-ce qu'il y a? Qu'est-ce que c'est?» La pauvre fillette continua de fuir sans vouloir répondre, et la signora éclata d'un rire forcé dont je feignis de ne pas m'apercevoir.
Au bout de peu d'instants, je la vis reparaître seule. Elle avait une expression de visage qui voulait être sévère, et qui était émue et troublée. «Il est heureux pour vous et pour moi, Monsieur, dit-elle d'une voix un peu altérée, que mon cousin soit crédule et simple; car sachez qu'il est jaloux et querelleur.
—En vérité, Mademoiselle? répondis-je gravement.
—Ne raillez pas, Monsieur, reprit-elle avec dépit. On peut être aisé à tromper quand on aime; mais on est brave quand on s'appelle Grimani.
—Je n'en doute point, Mademoiselle, répondis-je sur le même ton.
—Je vous prie donc, Monsieur, reprit-elle encore avec une véhémence involontaire, de ne plus vous montrer ici; car toutes ces plaisanteries pourraient mal finir.
—C'est comme il vous plaira, Mademoiselle, répondis-je toujours imperturbable.
—Il me paraît cependant, Monsieur, qu'elles vous divertissent beaucoup; car vous ne paraissez pas disposé à les terminer.
—Si je m'en amuse, signora, c'est par obéissance, comme on s'amuse en Italie sous le règne du grand Napoléon. Je voulais me retirer il y a une heure, et c'est vous qui n'avez pas voulu.
—Je ne l'ai pas voulu? Osez-vous dire que je ne l'ai pas voulu?
—Je voulais dire, signora, que vous n'y avez pas songé; car j'attendais que vous me donnassiez un prétexte pour me retirer d'une manière tant soit peu vraisemblable au beau milieu de ma besogne, et il m'était impossible, quant à moi, de l'imaginer. Cela serait si peu naturel dans l'état où est le piano, et j'ai une si ferme volonté de ne rien faire qui puisse vous compromettre, que je reviendrai demain…
—Vous ne le ferez pas…
—J'en demande bien pardon à Votre Seigneurie, je reviendrai.
—Et pourquoi donc, Monsieur? Et de quel droit?
—Je reviendrai pour satisfaire la curiosité du seigneur Hector, qui est fort intrigué de savoir qui je suis, et j'y reviendrai du droit que vous m'avez donné de faire face à l'homme avec qui vous avez voulu rire de moi.
—Est-ce une menace, seigneur Lélio? dit-elle en cachant sa frayeur sous le manteau de son orgueil.
—Non, signora. Un homme qui ne veut pas reculer devant un autre homme n'est pas un homme qui menace.
—Mais mon cousin ne vous a rien dit, Monsieur; c'est contre son gré que je vous ai fait ces plaisanteries.
—Mais il est jaloux et querelleur… De plus, il est brave. Moi, je ne suis pas jaloux, signora, je n'en ai ni le droit ni la fantaisie. Mais je suis querelleur aussi, et peut-être que, moi aussi, bien que je ne m'appelle pas Grimani, je suis brave; qu'en savez-vous?
—Oh! je n'en doute pas, Lélio!» s'écria-t-elle avec un accent qui me fit frémir de la tête aux pieds, tant il était différent de ce que j'entendais depuis trois jours.
Je la regardai avec surprise; elle baissa les yeux d'un air à la fois modeste et fier. Je fus désarmé encore une fois. «Signora, repris-je, je ferai ce que vous voudrez, rien que ce que vous voudrez, comme vous le voudrez.»
Elle hésita un instant. «Vous ne pouvez pas revenir comme accordeur de pianos, dit-elle, vous me compromettriez; car mon cousin va certainement dire à ma tante qu'il vous soupçonne d'être un chercheur d'aventures galantes; et, si ma tante le sait, elle le dira à ma mère. Or, monsieur Lélio, sachez que je ne me soucie que d'une personne au monde, c'est de ma mère; que je ne crains qu'une chose au monde, c'est le déplaisir de ma mère. Elle m'a pourtant bien mal élevée, vous le voyez; elle m'a horriblement gâtée… mais elle est si bonne, si douce, si tendre, si triste… Elle m'aime tant… si vous saviez!…» Une grosse larme roula sur la noire paupière de la signora; elle essaya quelques instants de la retenir, mais elle vint tomber sur sa main. Ému, pénétré et terrassé par le terrible dieu avec lequel on ne joue pas en vain, je portai mes lèvres sur cette belle main, et je dévorai cette belle larme, poison subtil qui mit le feu dans mon sein. J'entendis revenir le cousin, et, me levant précipitamment: «Adieu, signora, lui dis-je, je vous obéirai aveuglément, je le jure sur mon honneur: si monsieur votre cousin m'offense, je me laisserai insulter; je serai lâche plutôt que de vous faire verser une seconde larme…» Et, la saluant jusqu'à terre, je me retirai. Le cousin ne me parut pas aussi belliqueux qu'elle me l'avait dépeint; car il me salua le premier, lorsque je passai devant lui. Je me retirai lentement, pénétré de tristesse; car j'aimais, et je devais ne pas revenir. En devenant sincère, mon amour devenait généreux.
Je me retournai plusieurs fois pour voir la robe de velours de la signora; mais elle avait disparu. Au moment où je franchissais la grille du parc, je l'aperçus dans une petite allée qui longeait la muraille intérieurement. Elle avait couru pour se trouver là en même temps que moi, et elle s'efforçait de prendre une démarche lente et rêveuse pour me faire croire que le hasard amenait cette rencontre; mais elle était tout essoufflée, et ses beaux bandeaux de cheveux noirs s'étaient dérangés le long des branches qu'elle avait rapidement écartées pour venir à travers le taillis. Je voulus m'approcher d'elle, elle me fit un signe comme pour m'indiquer qu'on la suivait. J'essayai de franchir la grille; je ne pouvais pas m'y décider. Elle me fit alors un signe d'adieu accompagné d'un regard et d'un sourire ineffables. En cet instant elle fut belle comme je ne l'avais point encore vue. Je mis une main sur mon coeur, l'autre sur mon front, et je m'enfuis, heureux et amoureux déjà comme un fou. Les branches avaient frémi à quelques pas derrière la signora; mais, là comme ailleurs, le cousin n'arrivait pas à temps: j'avais disparu.
Je trouvai chez moi une lettre de la Checchina. «Je me suis mise en route pour aller te rejoindre, me disait-elle, et me reposer sous les doux ombrages de Cafaggiolo des fatigues du théâtre. J'ai versé à San-Giovani; j'en suis quitte pour quelques contusions; mais ma voiture est brisée. Les maladroits ouvriers de ce village me demandent trois jours pour la réparer. Prends ta calèche, et viens me chercher, si tu ne veux que je périsse d'ennui dans cette auberge de muletiers, etc.» Je partis une heure après, et, au point du jour, j'arrivai à San-Giovani. «Comment se fait-il que tu sois seule?» lui dis-je en essayant de me débarrasser de ses grands bras et de ses fraternelles accolades, insupportables pour moi depuis ma maladie, à cause des parfums dont elle faisait un usage immodéré, soit qu'elle crût ainsi imiter les grandes dames, soit qu'elle aimât de passion tout ce qui flatte les sens. «Je me suis brouillée avec Nasi, me dit-elle; je l'ai planté là, et je ne veux plus entendre parler de lui!—Ce n'est pas très-sérieux, repris-je, puisque pour le fuir tu vas t'installer chez lui.—C'est très-sérieux, au contraire; car je lui ai défendu de me suivre.—Et c'est pour lui en ôter les moyens, apparemment, que tu prends sa voiture pour te sauver, et que tu la brises en chemin?—C'est sa faute; il fallait bien presser les postillons; pourquoi a-t-il la mauvaise habitude de courir après moi? J'aurais voulu me tuer en versant, et qu'il arrivât pour me voir expirer, et pour apprendre ce que c'est que de contrarier une femme comme moi.—C'est-à-dire une folle. Mais tu n'auras pas le plaisir de mourir pour te venger, puisque d'une part tu ne t'es pas fait de mal, et que de l'autre il n'a pas couru après toi.—Oh! il aura passé ici cette nuit sans se douter que j'y suis, et tu l'auras croisé en venant. Nous allons le trouver à Cafaggiolo.—Il est assez insensé pour cela.—Si j'en étais sûre, je voudrais rester ici huit jours cachée, afin de l'inquiéter, et de lui faire croire que je suis partie pour la France, comme je l'en ai menacé.—A ton plaisir, ma belle; je te salue et te laisse ma voiture. Quant à moi, j'ai peu de goût pour ce pays et pour cette auberge.—Si tu n'étais pas un sot, tu me vengerais, Lélio!—Merci! je ne suis pas offensé; tu ne l'es pas davantage, peut-être?—Oh! je le suis mortellement, Lélio!—Il aura refusé de te donner pour vingt-cinq mille francs de gants blancs, et il aura voulu te donner cinquante mille francs de diamants; quelque chose comme cela, sans doute?—Non, non, Lélio, il a voulu se marier!—Pourvu que ce ne soit pas avec toi, c'est une envie très-pardonnable.—Et ce qu'il y a de plus affreux, c'est qu'il s'était imaginé de me faire consentir à son mariage, et conserver mes bonnes grâces. Après une pareille insulte, crois-tu qu'il a eu l'audace de m'offrir un million, à condition que je le laisserais se marier, et que je lui resterais fidèle!—Un million! diable! voilà bien le quarantième million que je te vois refuser, ma pauvre Checchina. Il y aurait de quoi entretenir une famille royale avec les millions que tu as méprisés!—Tu plaisantes toujours, Lélio. Un jour viendra où tu verras que, si j'avais voulu j'aurais pu être reine tout comme une autre. Les soeurs de Napoléon sont-elles donc plus belles que moi? Ont-elles plus de talent, plus d'esprit, plus d'énergie! Ah! que je m'entendrais bien à tenir un royaume!—A peu près comme à tenir des livres en partie double dans un comptoir de commerce. Allons! tu as mis ta robe de chambre à l'envers, et tu essuies les pleurs de tes beaux yeux avec un de tes bas de soie. Fais trêve pour quelques instants à ces rêves d'ambition, habille-toi, et partons.»
Tout en regagnant la villa de Cafaggiolo et en laissant ma compagne de voyage donner un libre cours à ses déclamations héroïques, à ses divagations et à ses hâbleries, j'arrivai, non sans peine, à savoir que le bon Nasi avait été fasciné dans un bal par une belle personne et l'avait demandée en mariage; qu'il était venu signifier sa résolution à Checchina; que celle-ci ayant pris le parti de s'évanouir et d'avoir des convulsions, il avait été tellement épouvanté par la violence de son désespoir, qu'il l'avait suppliée d'accepter un terme moyen et de rester sa maîtresse malgré le mariage. Alors la Checchina, le voyant faiblir, avait orgueilleusement refusé de partager le coeur et la bourse de son amant. Elle avait demandé des chevaux de poste et signé ou feint de signer un engagement avec l'Opéra de Paris. Le débonnaire Nasi n'avait pu supporter l'idée de perdre une femme qu'il n'était pas sûr de ne plus adorer pour une femme que peut-être il n'adorait pas encore. Il avait demandé pardon à la cantatrice; il avait retiré sa demande et cessé ses démarches de mariage auprès de l'illustre beauté dont la Checchina ignorait le nom. Checchina s'était laissé attendrir; mais elle avait appris indirectement, le lendemain de ce grand sacrifice, que Nasi n'avait pas eu un grand mérite à le faire, puisqu'il venait entre la scène de fureur et la scène de raccommodement, d'être débouté de sa demande de mariage et dédaigné pour un heureux rival. La Checchina, outrée, était partie, laissant au comte une lettre foudroyante dans laquelle elle lui déclarait qu'elle ne le reverrait jamais; et, prenant la route de France, car tout chemin mène à Paris aussi bien qu'à Rome, elle courait attendre à Cafaggiolo que son amant la poursuivît et vînt mettre son corps en travers du chemin pour l'empêcher de pousser plus avant une vengeance dont elle commençait à s'ennuyer un peu.
Tout cela n'était pas dans le cerveau de la Checchina à l'état de calcul étroit et d'intrigue cupide. Elle aimait l'opulence, il est vrai, et ne pouvait s'en passer; mais elle avait tant de foi en sa destinée et tant d'audace dans le caractère, qu'elle risquait à chaque instant la fortune du jour pour celle du lendemain. Elle passait le Rubicon tous les matins, certaine de trouver sur l'autre rive un empire plus florissant que celui qu'elle abandonnait. Il n'y avait donc dans ces féminines roueries rien de vil parce qu'il n'y avait rien de craintif. Elle ne jouait pas la douleur; elle ne faisait ni fausses promesses ni feintes prières. Elle avait dans ses moments de contrariété de très-véritables attaques de nerfs. Pourquoi ses amants étaient-ils assez crédules pour prendre l'impétuosité de sa colère pour l'effet d'une douleur profonde combattue par l'orgueil? N'est-ce pas notre faute à tous quand nous sommes dupes de notre propre vanité?
D'ailleurs, quand même, pour conserver son empire, la Checchina aurait un peu joué la tragédie dans son boudoir, elle avait son excuse dans la grande sincérité de sa conduite. Je n'ai jamais rencontré de femme plus franche, plus fidèle aux amants qui lui étaient fidèles, plus téméraire dans ses aveux lorsqu'elle était vengée, plus incapable de ressaisir sa domination au prix d'un mensonge. Il est vrai qu'elle n'aimait pas assez pour cela, et que nul homme ne lui semblait valoir la peine de se contraindre et de s'humilier à ses propres yeux par une dissimulation prolongée. J'ai souvent pensé que nous étions bien fous, nous autres, d'exiger tant de franchise quand nous apprécions si peu le mérite de la fidélité. J'ai souvent éprouvé par moi-même qu'il faut plus de passion pour soutenir un mensonge qu'il ne faut de courage pour dire la vérité. Il est si facile d'être sincère avec ce qu'on n'aime pas! il est si agréable de l'être avec ce qu'on n'aime plus!
Cette simple réflexion vous expliquera pourquoi il me fut impossible d'aimer longtemps la Checchina, et comment il me fut impossible aussi de ne pas l'estimer toujours, en dépit de ses frasques insolentes et de son ambition démesurée. Je compris vite que c'était une détestable amante et une excellente amie, et puis, il y avait une sorte de poésie dans cette énergie d'aventurière, dans ce détachement des richesses, inspiré par l'amour même des richesses; dans cette fatuité inconcevable, couronnée toujours d'un succès plus inconcevable encore. Elle se comparait sans cesse aux soeurs de Napoléon pour se préférer à elles, et à Napoléon pour s'égaler à lui. Cela était plaisant et pas trop ridicule. Dans sa sphère, elle avait autant d'audace et de bonheur que le grand conquérant. Elle n'eut jamais pour amants que des hommes jeunes, riches, beaux, et honnêtes; et je ne crois pas qu'un seul se soit jamais plaint d'elle après l'avoir quittée ou perdue; car au fond elle était grande et noble. Elle savait toujours racheter mille puérilités et mille malices par un acte décisif de force et de bonté. Enfin, pour tout dire, elle était brave au moral et au physique, et les gens de ce tempérament valent toujours quelque chose, où qu'ils soient et quoi qu'ils fassent.
«Ma pauvre enfant, lui disais-je chemin faisant, tu vas être bien attrapée si Nasi te prend au mot et te laisse partir pour la France.—Il n'y a pas de danger, disait-elle en souriant, oubliant qu'elle venait de me dire que pour rien au monde elle ne se laisserait fléchir par ses soumissions.—Mais enfin, supposons que cela arrive, que feras-tu? Tu n'as rien au monde, et tu n'as pas coutume de garder les dons des amants que tu quittes. C'est pour cela que je t'estime un peu, malgré tous tes crimes. Voyons, dis-moi, que vas-tu devenir?—J'aurai du chagrin, me répondit-elle; oui, vraiment, Lélio, j'aurai des regrets; car Nasi est un digne homme, un excellent coeur. Je parie que je pleurerai pendant… je ne sais pas combien de temps! Mais enfin on a une destinée ou on n'en a pas. Si Dieu veut que j'aille en France, c'est apparemment parce que je n'ai plus rien d'heureux à rencontrer en Italie. Si je me sépare de ce bon et tendre amant, c'est sans doute que là-bas un homme plus dévoué et plus courageux m'attend pour m'épouser, et pour prouver au monde que l'amour est au-dessus de tous les préjugés. N'en doute pas, Lélio, je serai princesse, reine peut-être. Une vieille sorcière de Malamocco me l'a prédit dans mon horoscope, lorsque je n'avais que quatre ans, et je l'ai toujours cru; preuve que cela doit être!—Preuve concluante, repris-je, argument sans réplique! Reine de Barataria, je te salue!
—Qu'est-ce que c'est que la Barataria? Est-ce que c'est le nouvel opéra de Cimarosa?
—Non, c'est le nom de l'étoile qui préside à ta destinée.»
Nous arrivâmes à Cafaggiolo, et n'y trouvâmes point Nasi. «Ton étoile pâlit, la fortune t'abandonne,» dis-je à la Chioggiote. Elle se mordit les lèvres et reprit aussitôt avec un sourire: «Avant le lever du soleil, il y a toujours des brouillards sur les lagunes. Dans tous les cas, il faut prendre des forces, afin d'être préparé aux coups de la destinée.» En parlant ainsi, elle se mit à table, avala presque une daube truffée; après quoi elle dormit douze heures sans désemparer, passa trois heures à sa toilette, et pétilla d'esprit et d'absurdité jusqu'au soir. Nasi n'arriva point.
Pour moi, au milieu de la gaieté et de l'animation que cette bonne fille avait apportée dans ma solitude, j'étais préoccupé du souvenir de mon aventure à la villa Grimani, et tourmenté du désir de revoir ma belle patricienne. Mais quel moyen? Je me creusais vainement l'esprit pour en trouver un qui ne la compromît pas. En la quittant, je m'étais juré de ne faire aucune imprudence. En repassant dans ma mémoire le souvenir de ces derniers instants où elle m'avait semblé si naïve et si touchante, je sentais que je ne pouvais plus agir légèrement envers elle sans perdre ma propre estime. Je n'osais pas prendre des informations sur son entourage, encore moins sur son intérieur; je n'avais voulu voir personne dans les environs, et maintenant j'en étais presque fâché; car j'eusse pu apprendre par hasard ce que je n'osais demander directement. Le domestique qui me servait était un Napolitain arrivé avec moi et comme moi pour la première fois dans le pays. Le jardinier était idiot et sourd. Une vieille femme de charge, qui tenait la maison depuis l'enfance de Nasi, eût pu m'instruire peut-être; mais je n'osais l'interroger, elle était curieuse et bavarde. Elle s'inquiétait beaucoup de savoir où j'allais, et, pendant les trois jours que je ne lui avais pas rapporté de gibier, ni rendu compte de mes promenades, elle était si intriguée, que je tremblais qu'elle ne vint à découvrir mon roman. Un nom seul eût pu la mettre sur la voie. Je me gardai donc bien de le prononcer. Je ne voulais pas aller à Florence, j'y étais trop connu; je m'y serais à peine montré, que j'eusse été inondé de visites. Or, dans la disposition maladive et misanthropique qui m'avait fait chercher la retraite de Cafaggiolo, j'avais caché mon nom et mon état tant aux gens des environs qu'aux serviteurs de la maison même. Je devais garder plus que jamais mon incognito; car je présumais que le comte allait arriver, et que ses velléités de mariage pourraient bien lui faire désirer d'ensevelir dans le mystère la présence de la Checchina dans sa maison.
Deux jours s'écoulèrent ainsi sans que Nasi revînt, lui qui eût pu m'éclairer, et sans que j'osasse faire un pas dehors. La Checchina fut prise de vives douleurs et d'un gros rhume par suite des mésaventures de son voyage. Peut-être, ne sachant quelle figure faire vis-à-vis de moi, ne voulant pas avoir l'air d'attendre son infidèle après avoir juré qu'elle ne l'attendrait pas, n'était-elle pas fâchée d'avoir un prétexte pour rester à Cafaggiolo.
Un matin, ne pouvant y tenir, car cette signorina de quinze ans me trottait par la tête avec ses petites mains blanches et ses grands yeux noirs, je pris mon carnier, j'appelai mon chien, et je partis pour la chasse, n'oubliant que mon fusil. Je rôdai vainement autour de la villa Grimani; je n'aperçus pas un être vivant, je n'entendis pas un bruit humain. Toutes les grilles du parc étaient fermées, et je remarquai que dans la grande allée, d'où l'on apercevait le bas de la façade, on avait abattu de gros arbres, dont le branchage touffu interceptait complètement la vue. Était-ce à dessein qu'on avait dressé ces barricades? Était-ce une vengeance du cousin? Était-ce une précaution de la tante? Était-ce une malice de mon héroïne elle-même? Si je le croyais! me disais-je. Mais je ne le croyais pas. J'aimais bien mieux supposer qu'elle gémissait de mon absence et de sa captivité, et je faisais pour sa délivrance mille projets plus ridicules les uns que les autres.
En rentrant à Cafaggiolo, je trouvai dans la chambre de la Checchina une belle villageoise que je reconnus aussitôt pour la soeur de lait de la Grimani. «Voilà, me dit la Checchina, qui l'avait fait asseoir sans façon sur le pied de son lit, une belle enfant qui ne veut parler qu'à toi, Lélio. Je l'ai prise sous ma protection, parce que la vieille Cattina voulait la renvoyer insolemment. Moi, j'ai bien vu à son petit air modeste que c'est une honnête fille, et je ne lui ai pas fait de questions indiscrètes. N'est-ce pas, ma pauvre brunette? Allons, ne soyez pas honteuse, et passez dans le salon avec M. Lélio. Je ne suis pas curieuse, allez; j'ai autre chose à faire que de tourmenter mes amis.
—Venez, ma chère enfant, dis-je à la soubrette, et ne craignez rien; vous n'avez affaire ici qu'à d'honnêtes gens.»
La pauvre fille restait debout, éperdue, et triste à faire pitié. Bien qu'elle eût eu le courage de cacher jusque-là le motif de sa visite, elle tirait de sa poche et montrait à demi, dans son trouble, un billet qu'elle y renfonçait de nouveau, partagée entre le soin de son honneur et celui de l'honneur de sa maîtresse. «Oh! mon Dieu! dit-elle enfin d'une voix tremblante, si madame allait croire que je viens ici dans de mauvaises intentions!…—Moi, je ne crois rien du tout, ma pauvrette, s'écria la bonne Checchina en ouvrant un livre et en lisant au travers d'un lorgnon, bien qu'elle eût une vue excellente, car elle croyait qu'il était de bon air d'avoir les yeux faibles.—C'est que madame a l'air si bon, et m'a reçue avec tant de confiance, reprit la jeune fille.—Votre air inspire cette confiance à tout le monde, repartit la cantatrice, et si je suis bonne avec vous, c'est que vous le méritez. Allez, allez, je ne suis pas indiscrète, contez vos affaires à M. Lélio, cela ne me fâchera pas le moins du monde. Allons, Lélio, emmène-la donc! Pauvre petite! elle se croit perdue. Va, mon enfant, les comédiens sont d'aussi braves gens que les autres, sois-en sûre.»
La jeune fille fit une profonde révérence et me suivit dans le salon. Son coeur battait à briser le lacet de son corsage de velours vert, et ses joues étaient écarlates comme sa jupe. Elle se hâta de tirer la lettre de sa poche, et, en me la remettant, elle recula de trois pas, tant elle craignait que je ne fusse aussi insolent avec elle que la première fois. Je la rassurai par le calme de mon maintien, et lui demandai si elle avait quelque chose de plus à me dire. «Il faut que j'attende la réponse, me dit-elle d'un air d'angoisse.—Eh bien, lui dis-je, allez l'attendre dans l'appartement de madame.» Et je la reconduisis auprès de la Checchina. «Cette brave fille, lui dis-je, veut entrer au service d'une dame de Florence que je connais particulièrement, et elle vient me demander une lettre de recommandation. Pendant que je vais l'écrire, voulez-vous permettre qu'elle reste près de vous?—Oui, oui, certes!» dit la Checchina en lui faisant signe de s'asseoir, et en lui souriant d'un air de protection amicale. Cette douceur et cette simplicité de manières envers les gens de son ancienne condition étaient au nombre des belles qualités de la Chioggiote. En même temps qu'elle minaudait les allures de la grande dame, elle conservait la bonté brusque et naïve de la batelière. Ses manières, souvent ridicules, étaient toujours bienveillantes; et, si elle aimait à trôner dans un lit de satin garni de dentelles devant cette pauvre villageoise, elle n'en avait pas moins dans le coeur et sur les lèvres de tendres encouragements pour son humilité.
La lettre de la signora était conçue en ces termes:
«Trois jours sans revenir! Ou vous n'avez guère d'esprit, ou vous n'avez guère d'envie de me revoir. Est-ce donc à moi de trouver le moyen de continuer nos amicales relations? Si vous ne l'avez pas cherché, vous êtes un sot; si vous ne l'avez pas trouvé, vous êtes ce que vous m'accusez d'être. La preuve que je ne suis ne superba, ne stupida, c'est que je vous donne un rendez-vous. Demain matin dimanche, je serai à la messe de huit heures à Florence, à Santa-Maria del Sasso. Ma tante est malade; Lila, ma soeur de lait, doit seule m'accompagner. Si le domestique et le cocher vous remarquent ou vous interrogent, donnez-leur de l'argent, ce sont des coquins. Adieu, à demain.»
Répondre, promettre, jurer, remercier, et remettre à la belle Lila le plus ampoulé des billets d'amour, ce fut l'affaire de peu d'instants. Mais quand je voulus glisser une pièce d'or dans la main de la messagère, j'en fus empêché par un regard plein de tristesse et de dignité. Elle avait cédé par dévouement à la fantaisie de sa maîtresse; mais il était évident que sa conscience lui reprochait cet acte de faiblesse, et que lui en offrir le paiement, c'eût été la châtier et l'humilier cruellement. Je me reprochais beaucoup en cet instant le baiser que j'avais osé lui dérober pour railler sa maîtresse, et j'essayai de réparer ma faute en la reconduisant jusqu'au bout du jardin avec autant de respect et de courtoisie que j'en eusse témoigné à une grande dame.
Je fus très-agité tout le reste du jour. La Checchina s'aperçut de ma préoccupation. «Voyons, Lélio, me dit-elle à la fin du souper que nous prenions tête à tête sur une jolie petite terrasse ombragée de pampres et de jasmins; je vois que tu es tourmenté: pourquoi ne m'ouvres-tu pas ton coeur? Ai-je jamais trahi un secret? Ne suis-je pas digne de ta confiance? Ai-je mérité qu'elle me fût retirée?—Non, ma bonne Checchina, lui répondis-je, je rends justice à la discrétion (et il est certain que la Checchina eût gardé, comme Porcia, les confidences de Brutus); mais, ajoutai-je, si tous mes secrets t'appartiennent, il en est d'autres…—Je sais ce que tu vas me dire, dit-elle avec vivacité. Il en est d'autres qui ne sont pas à toi seul et dont tu n'as pas le droit de disposer; mais si, malgré toi, je les devine, dois-tu pousser le scrupule jusqu'à nier inutilement ce que je sais aussi bien que toi? Allons, ami, j'ai fort bien compris la visite de cette belle fille; j'ai vu sa main dans sa poche, et, avant qu'elle m'eût dit bonjour, je savais qu'elle apportait une lettre. A l'air timide et chagrin de cette pauvre Iris (la Checchina aimait beaucoup les comparaisons mythologiques depuis qu'elle épelait l'Aminta di Tasso et l'Adone del Guarini), j'ai bien compris qu'il y avait là une véritable histoire de roman, une grande dame craignant le monde ou une petite fille risquant son établissement futur avec quelque honnête bourgeois. Ce qu'il y a de certain, c'est que tu as fait une de ces conquêtes dont vous autres hommes êtes si fiers, parce qu'elles passent pour difficiles et demandent beaucoup de cachotteries. Tu vois que j'ai deviné?» Je répondis par un sourire. «Je ne t'en demande pas davantage, reprit-elle; je sais que tu ne dois trahir ni le nom, ni la demeure, ni la condition de la personne; d'ailleurs, cela ne m'intéresse pas. Mais je puis te demander si tu es enchanté ou désespéré, et tu dois me dire si je puis te servir à quelque chose.
—Si j'ai besoin de toi, je te le dirai, répondis-je; et, quant à te faire savoir si je suis enchanté ou désespéré, je puis t'assurer que je ne suis encore ni l'un ni l'autre.
—Eh bien! eh bien! prends garde à l'un comme à l'autre; car, dans les deux cas, il n'y aurait pas lieu à de si grandes émotions.
—Et qu'en sais-tu?
—Mon cher Lélio, reprit-elle d'un ton sentencieux, supposons que tu sois enchanté. Qu'est-ce qu'une femme facile de plus ou de moins dans la vie d'un homme de théâtre: le théâtre, où les femmes sont si belles, si étincelantes d'esprit? Vas-tu donc t'enivrer d'une bonne fortune du grand monde? Vanité! vanité! Les femmes du monde sont aussi inférieures à nous sous tous les rapports que la vanité est inférieure à la gloire.
—Voilà qui est modeste, je t'en félicite, répondis-je; mais ne pourrait-on pas retourner l'aphorisme, et dire que c'est la vanité, et non l'amour, qui attire les hommes du monde aux pieds des femmes de théâtre?
—Oh! quelle différence! s'écria la Checchina. Une belle et grande actrice est un être privilégié de la nature et relevé par le prestige de l'art; livrée aux regards des hommes dans tout l'éclat de sa beauté, de son talent et de sa célébrité, n'est-il pas naturel qu'elle excite l'admiration et qu'elle allume les désirs? Pourquoi donc, vous autres, qui subjuguez la plupart d'entre nous avant les grands seigneurs; vous, qui nous épousez quand nous avons l'humeur sédentaire, et qui prélevez vos droits sur nous quand nous avons l'âme ardente; vous qui laissez jouer à d'autres le rôle d'amants magnifiques, et qui toujours êtes l'amant préféré, ou tout au moins l'ami du coeur; pourquoi tourneriez-vous vos pensées vers ces patriciennes qui vous sourient du bout des lèvres, et vous applaudissent du bout des doigts? Ah! Lélio! Lélio! je crains qu'ici ton bon sens ne soit fourvoyé dans quelque sotte aventure. A ta place, plutôt que d'être flatté des oeillades de quelque marquise sur le retour, je ferais attention à une belle choriste, à la Torquata ou à la Gargani, par exemple… Eh oui! eh oui! s'écria-t-elle en s'animant à mesure que je souriais; ces filles-là sont plus hardies en apparence, et je soutiens qu'elles sont moins corrompues en réalité que tes Cidalises de salon. Tu ne serais pas forcé de jouer auprès d'elles une longue comédie de sentiment, ou de livrer une misérable guerre de bel esprit… Mais voilà comme vous êtes! L'écusson d'un carrosse, la livrée d'un laquais, c'en est assez pour embellir à vos yeux le premier laideron titré qui laisse tomber sur vous un regard de protection…
—Ma chère amie, repris-je, tout cela est fort sensé; mais il ne manque à ton raisonnement que d'être appuyé sur un fait vrai. Pour mon honneur, tu aurais bien pu, je pense, supposer que la laideur et la vieillesse ne sont pas de rigueur chez une patricienne éprise d'un artiste. Il s'en est trouvé de jeunes et belles qui ont eu des yeux, et puisque tu me forces à te dire des choses ridicules dans un langage ridicule, pour te fermer la bouche, apprends que l'objet de ma flamme a quinze ans, et qu'elle est belle comme la déesse Cypris, dont tu apprends par coeur les prouesses en bouts rimés.
—Lélio! s'écria la Checchina en éclatant de rire, tu es le fat le plus insupportable que j'aie jamais rencontré.
—Si je suis fat, belle princesse, m'écriai-je, il y a un peu de votre faute, à ce qu'on prétend.
—Eh bien! dit-elle, si tu ne mens pas, si ta maîtresse est digne par sa beauté des folies que tu vas faire pour elle, prends bien garde à une chose, c'est qu'avant huit jours tu seras désespéré.
—Mais qu'avez-vous donc aujourd'hui, signora Checchina, pour me dire des choses si désobligeantes?
—Lélio, ne rions plus, dit-elle en posant sa main sur la mienne avec amitié. Je te connais mieux que tu ne te connais toi-même. Tu es sérieusement amoureux, et tu vas souffrir…
—Allons! allons, Checca, sur tes vieux jours tu te retireras à Malamocco, et tu y diras la bonne ou la mauvaise aventure aux bateliers des lagunes; en attendant, laisse-moi, belle sorcière, affronter la mienne sans lâches pressentiments.
—Non! non! Je ne me tairai pas que je n'aie tiré ton horoscope. S'il s'agissait d'une femme faite pour toi, je ne voudrais pas t'inquiéter; mais une noble, une femme du monde, marquise ou bourgeoise, il m'importe, je leur en veux! Quand je vois cet imbécile de Nasi me négliger pour une créature qui ne me va pas, je parie, au genou, je me dis que tous les hommes sont vains et sots. Ainsi, je te prédis que tu ne seras point aimé, parce qu'une femme du monde ne peut pas aimer un comédien; et, si par hasard tu es aimé, tu n'en seras que plus misérable; car tu seras humilié.
—Humilié! Checchina, qu'est-ce que vous dites donc là?
—A quoi connaît-on l'amour, Lélio? au plaisir qu'on donne ou à celui qu'on éprouve?…
—Pardieu! à l'un et à l'autre! Où veux-tu en venir?
—N'en est-il pas du dévouement comme du plaisir? Ne faut-il pas qu'il soit réciproque?
—Sans doute; après?
—Quel dévouement espères-tu rencontrer chez ta maîtresse? quelques nuits de plaisir? Tu sembles embarrassé de répondre.
—Je le suis, en effet; je t'ai dit qu'elle a quinze ans, et je suis un honnête homme.
—Espères-tu l'épouser?
—Épouser, moi! une fille riche et de grande maison! Dieu m'en préserve!
Ah çà! tu crois donc que je suis dévoré comme toi de la matrimoniomanie?
—Mais je suppose, moi, que tu aies envie de l'épouser; tu crois qu'elle y consentira? tu en es sûr?
—Mais je te répète que pour rien au monde je ne veux épouser personne.
—Si c'est parce que tu serais mal venu à en avoir la prétention, ton rôle est triste, mon bon Lélio!
—Corpo di Bacco! tu m'ennuies, Checchina!
—C'est bien mon intention, cher ami de mon âme. Or donc, tu ne songes point à épouser, parce que ce serait une impertinente fantaisie de ta part, et que tu es un homme d'esprit. Tu ne songes point à séduire, parce que ce serait un crime, et que tu es un homme de coeur. Dis-moi, est-ce que ce sera bien amusant, ton roman?
—Mais, créature épaisse et positive que tu es, tu n'entends rien au sentiment. Si je veux faire une pastorale, qui m'en empêchera?
—Une pastorale, c'est joli en musique. En amour, ce doit être bien fade.
—Mais ce n'est ni criminel ni humiliant.
—Et pourquoi es-tu si agité? Pourquoi es-tu triste, Lélio?
—Tu rêves, Checchina; je suis tranquille et joyeux comme de coutume. Laissons toutes ces paroles; je ne te recommande pas le silence sur le peu que je t'ai dit, j'ai confiance en toi. Pour te rassurer sur ma situation d'esprit, sache seulement une chose: je suis plus fier de ma profession de comédien que jamais gentilhomme ne le fut de son marquisat. Il n'est au pouvoir de personne de m'en faire rougir. Je ne serai jamais assez fat, quoi que tu en dises, pour désirer des dévouements extraordinaires, et si un peu d'amour réchauffe mon coeur en cet instant, la joie modeste d'en inspirer un peu me suffit. Je ne nie pas les nombreuses supériorités des femmes de théâtre sur les femmes du monde. Il y a plus de beauté, de grâce, d'esprit et de feu dans les coulisses que partout ailleurs, je le sais. Il n'y a pas plus de pudeur, de désintéressement, de chasteté et de fidélité chez les grandes dames que partout ailleurs, je le sais encore. Mais la jeunesse et la beauté sont partout des idoles qui nous font plier le genou; et quant au préjugé, c'est déjà beaucoup pour une femme élevée sous des lois tyranniques d'avoir en secret un pauvre regard et un pauvre battement de coeur pour un homme que ses préjugés même lui défendent de considérer comme un être de son espèce. Ce pauvre regard, ce pauvre palpito, ce serait bien peu pour le vaste désir d'une grande passion; mais je te l'ai dit, cousine, je n'en suis pas là.
—Et qui te dit que tu n'y viendras pas?
—Alors il sera temps de me prêcher.
—Il sera trop tard, tu souffriras!
—Ah! Cassandra, laisse-moi vivre!»
Le lendemain, à sept heures du matin, j'errais lentement dans l'ombre des piliers de Santa-Maria. Ce rendez-vous était bien la plus grande imprudence que pût commettre ma jeune signora; car ma figure était aussi connue de la plupart des habitants de Florence que la grande route aux pieds de leurs chevaux. Je pris donc les plus minutieuses précautions pour entrer dans la ville à la lueur incertaine de l'aube, et je me tins caché sous les chapelles, la figure plongée dans mon manteau, me glissant en silence et n'éveillant point, par le moindre frôlement, les fidèles en prières parmi lesquels je cherchais à découvrir la dame de mes pensées. Je n'attendis pas longtemps: la belle Lila m'apparut au détour d'un pilier; elle me montra du regard un confessionnal vide dont la niche mystérieuse pouvait abriter deux personnes. Il y avait, dans le beau regard prompt et intelligent de cette jeune fille, quelque chose de triste qui m'alla au coeur; je m'agenouillai dans le confessionnal, et, peu d'instants après, une ombre noire se glissa près de moi et vint s'agenouiller à mes côtés. Lila se courba sur une chaise entre nous et les regards du public, qui, heureusement, était absorbé en cet instant par le commencement de la messe, et se prosternait bruyamment au son de la clochette de l'introït.
La signora était enveloppée d'un grand voile noir, et ses mains le retinrent croisé sur son visage pendant quelques instants. Elle ne me parlait point, elle courbait sa belle tête, comme si elle fût venue à l'église pour prier; mais, malgré tous ses efforts pour me paraître calme, je vis que son sein était oppressé, et qu'au milieu de son audace elle était frappée d'épouvante. Je n'osais la rassurer par des paroles tendres; car je la savais prompte à la repartie ironique, et je ne prévoyais pas quel ton elle prendrait avec moi en cette circonstance délicate. Je comprenais seulement que plus elle s'exposait avec moi, plus je devais me montrer respectueux et soumis. Avec un caractère comme le sien, l'impudence eût été promptement repoussée par le mépris. Enfin, je vis qu'il fallait le premier rompre le silence, et je la remerciai assez gauchement de la faveur de cette entrevue. Ma timidité sembla lui rendre le courage. Elle souleva doucement le coin de son voile, appuya son bras avec plus d'aisance sur le bois du confessionnal, et me dit d'un ton demi-railleur, demi-attendri: