La destinée
CHAPITRE XIII
A quelques jours de là, à l'heure où les boutiques commençaient à se fermer, la rue où se trouvait la maison de Nicolas était déserte. De loin en loin seulement, un cabaret borgne restait ouvert et l'on pouvait y voir à travers les vitres quelques hommes attablés, chantant ou discutant sur la politique, politique d'ivrogne aboutissant immanquablement à cette conclusion: Il faut gagner le plus d'argent possible et peu travailler.
Il faisait froid. La lune combattant les dernières clartés du jour, se levait et jetait sa lumière pâle dans la rue. La maison de Nicolas était silencieuse, plus encore qu'autrefois, semblait-il; elle était entièrement sombre à l'intérieur, mais ses fenêtres d'inégale grandeur recevaient quelques rayons de lune dans leurs petits carreaux épais.
Le docteur Martelac, en ce moment à Poitiers, passait par hasard en face de cette maison, et se trouvait dans l'ombre projetée jusqu'au milieu de la rue par les hauts bâtiments longés par le trottoir sur lequel son pas résonnait dans le silence. Le jeune homme marchait vite, activé par le froid, les mains cachées dans les poches de son pardessus et la tête inclinée par un mouvement naturel contre le vent glacé qui lui gelait la figure. Il songeait tout en marchant et nous pouvons croire, connaissant Robert, que ses pensées étaient sérieuses et l'absorbaient entièrement.
Pourtant, au moment de tourner l'angle du boulevard, il leva les yeux et s'arrêta étonné. Vis-à-vis lui, au coin de la maison de Nicolas, appuyée contre la borne, une ombre se détachait, petite, immobile et clairement dessinée par la lune. Le docteur chercha à deviner quel était l'être qui rêvait ainsi dehors par cette soirée glaciale. Il traversa doucement la rue et vit une enfant, les bras passés au-dessus de sa tête et les yeux fixés dans le vide, à travers les arbres du boulevard sur lequel se trouvait une des façades de la maison.
- Que fait là cette pauvre créature? pensa-t-il. Il fait bien froid pour une enfant si jeune, et vraiment un séjour dans la rue à pareille heure ne saurait avoir pour personne un grand attrait. Serait-ce la petite-fille du vieil avare?
En passant, il frôla les vêtements de l'enfant. Elle tourna la tête et il la reconnut:
- Que faites-vous là, Sarah?
Outre la visite qu'il lui avait faite lorsqu'elle était malade, le docteur avait eu quelquefois occasion de l'apercevoir pendant le séjour de Jacques Hilleret chez le marchand d'antiquités, et il avait partagé la compassion de son ami pour la triste vie de la petite-fille de Nicolas. Pour elle, elle le regarda sans le reconnaître. Le visage du jeune homme se trouvait dans l'ombre au moment où il lui parlait; d'ailleurs, son chapeau, enfoncé sur ses yeux et le collet de son pardessus relevé avec soin autour de son cou, ne laissaient guère voir ses traits.
- J'attends.
- Qu'attendez-vous? Votre grand-père?
Sarah ouvrit de grands yeux effrayés.
Certes, les joues de la pauvre enfant n'avaient même pas en ce moment les nuances délicates de la rose de Bengale et Jacques n'eût pu employer à son égard sa comparaison favorite. Sa figure semblait plus pâle et plus maigre qu'autrefois, et, dans ce visage d'une blancheur de cire, ses regards brillants, éclairés par la lune, avaient quelque chose de fantastique. On eût dit un être surnaturel: fée, lutin ou djinn, une de ces légères créations des peuples auxquelles ils prêtent un caractère étrange et capricieux. Toute la vie de Sarah semblait s'être concentrée dans son regard et sa personne diaphane s'amincissait encore sous cette clarté blanche. Ses vêtements étaient trop grands et formaient des plis flasques sur ses membres grêles. Pourtant, pour la première fois depuis qu'elle était dans la vieille maison, elle avait revêtu une robe faite pour elle, une robe de deuil payée par cet argent entassé par Nicolas, qui n'en avait jamais distrait un centime, afin d'habiller convenablement sa petite-fille. Un fichu noir encadrant sa figure était noué sous le menton, et les mèches de ses cheveux tombaient en désordre sur ses épaules frissonnantes de froid.
- Vous ne savez donc pas qu'il est mort? dit-elle. Comme cela, tout d'un coup! Et il était violet et tout froid quand je l'ai trouvé le matin.
Ce souvenir, empreint dans son imagination, la fit frissonner et elle ferma les yeux en détournant la tête, comme si elle voulait éloigner d'elle cet affreux spectacle dont le tableau la harcelait.
- J'ai peur dans la maison, maintenant; je n'ose pas y rester seule. Une voisine vient tous les jours; mais elle va chez elle dans la soirée pour faire le dîner de son mari et de ses enfants et elle rentre tard. Je l'attends dans la rue.
- Pauvre enfant! j'ignorais la mort de votre grand-père.
Est-il mort depuis longtemps?
- C'est le cinquième jour aujourd'hui.
- Vous n'aviez donc pas d'autres parents?
- Non, je n'en connais pas.
- Vous n'êtes pas de Poitiers, je crois?
- Non.
- Et vous n'avez pas de connaissances?
Ces questions, tous les lui posaient successivement avec un ton compatissant; cette fois encore Sarah répondit:
- Non, nous n'avions pas d'amis.
Des larmes coulaient sur sa joue, elle les essuya du revers de sa main:
Je suis si triste depuis ces quelques jours! Je suis seule presque toute la journée, car cette femme a sans cesse besoin d'aller chez elle. Alors, je n'ose pas remuer dans la maison, mes propres mouvements m'effraient; je reste tout le temps près de la fenêtre de la rue dont le bruit me rassure. Mais dès que la nuit arrive, je sors; je n'ose pas fixer l'endroit où je l'ai trouvé étendu. J'ai si peur! ajouta-t-elle en croisant des petites mains avec angoisse.
- Personne ne vient donc vous voir?
- Personne.
- Comment n'a-t-on pas pitié de votre âge et de votre solitude? demanda Robert comme s'il se parlait à lui-même.
Sarah secoua la tête doucement.
Elle n'avait jamais formé aucune relation avec le voisinage. Il régnait contre elle une sorte d'antipathie qui la tenait à distance, soit que ce sentiment fût dû au peu d'estime accordée à Nicolas, soit que l'enfant elle-même, naturellement fière et sauvage, inspirât de l'éloignement aux humbles familles du quartier.
- On m'appelle: la Juive! dit-elle avec amertume au bout d'un instant.
Elle ajouta, relevant ses yeux humides vers le jeune homme:
- Pourtant, je suis chrétienne, j'en suis sûre. Je me souviens d'avoir été à l'église avec ma mère et elle me faisait dire des prières comme en disent les enfants d'ici.
- Les dites-vous encore?
- Je ne sais plus.
Tous les isolements se trouvaient donc réunis autour de cette pauvre petite créature à laquelle on n'avait même pas appris à élever la voix vers le père qui est dans les cieux.
- Votre grand-père a dû laisser une certaine fortune? demanda
Robert.
- Oui, je crois. Le jour se sa mort, des messieurs sont venus mettre les scellés. Ils ont dit qu'il y avait dans la magasin des marchandises pour une somme importante et qu'ils reviendraient en faire l'inventaire.
- Au moins, vous serez à l'abri du besoin, ma pauvre enfant.
Sarah eut un geste d'indifférence.
- J'espère qu'on prendra soin de vous, mieux peut-être qu'on ne l'a fait jusqu'à présent.
- Qui cela?
- Les gens chargés de vos intérêts.
L'enfant parut peu sensible à cet espoir. Tout entière au moment présent, elle se préoccupait de sa gardienne et se penchait de temps en temps, afin de voir si elle venait. Quand un pas retentissait sur la terre glacée, elle tressaillait, mais le pas prenait une autre direction et Sarah retrouvait son attente anxieuse.
- Elle ne vient pas encore, murmura-t-elle après une de ces déceptions.
- Pourquoi n'allez-vous pas chez elle?
- Je n'ose plus.
- Pourquoi cela?
- J'y suis allée une fois et son mari s'est fâché.
- Comment, fâché?
- Il était ivre et j'ai peur de lui.
- Mais enfin, cette femme est payée, sans doute, pour prendre soin de vous?
- Oui, elle devrait être toujours avec moi dans la maison, mais, comme je vous l'ai dit; elle me laisse presque toute la journée seule; ce soir, elle est sortie de bonne heure afin de s'occuper de ses enfants.
- Le quartier est bien désert. Vous devriez rentrer chez vous en l'attendant.
Sarah eut un mouvement d'effroi:
- Je n'oserais jamais!
- Je ne veux pourtant pas vous laisser seule à cette heure.
Comment faire?
- J'aime mieux être dans la rue que de rentrer! reprit la petite fille, épouvantée par la pensée de se retrouver seule dans les ténèbres de cette grande maison. J'attendrai ici. Peut-être va-t-elle enfin venir.
Le jeune docteur la regardait avec pitié:
- Vous êtes bien pâle! Vous avez froid. Puis je vous trouve, il me semble, encore plus maigre qu'autrefois.
- Vous me connaissez? demanda-t-elle.
- Je vous ai vue chez votre grand-père.
- Cela m'explique comment vous m'avez appelée par mon nom, ce dont j'ai été étonnée.
Robert se nomma.
- Ah! je me souviens. Vous veniez voir votre ami, M. Hilleret, lorsqu'il était ici. Vous êtes venu me voir aussi un jour que j'étais malade et vous paraissiez très bon. J'ai bien regretté le départ de votre ami. Où est-il?
- Toujours en Algérie, où il est allé en quittant Poitiers.
Le docteur, debout près de Sarah, recevait en plein visage une bise froide qui le glaçait jusqu'aux os. Il commençait à perdre patience sans pouvoir, toutefois, se décider à abandonner l'enfant. Deux ivrognes passèrent en titubant et en se tenant bras-dessus bras-dessous, afin d'unir le peu d'équilibre qu'ils n'avaient pas laissé au fond de leurs verres. Ils chantaient un duo discordant, d'une voix à effrayer les corbeaux nichés dans les tours de la cathédrale, qu'on apercevait au-dessus des toits, perdues dans le ciel bleu. Sarah les suivait d'un oeil mélancolique.
- Nous ne pouvons passer la nuit ici où il fait un froid de tous les diables! reprit le docteur. Votre compagne vient-elle aussi tard tous les soirs?
- Jamais.
- Savez-vous où elle demeure?
- Oui, sur le boulevard, là-bas, un peu plus loin.
- Allons voir pourquoi elle ne vient pas.
Il tendit la main à la petite fille qui y mit la sienne en disant craintivement:
- Et son mari?
- Vous n'avez rien à craindre avec moi.
CHAPITRE XIV
Il faisait sombre sous les arbres du boulevard; bien qu'ils fussent dépouillés, leurs branches formaient un inextricable réseau laissant à peine parvenir quelque clarté sur le chemin suivi par Robert et par l'enfant. Les maisons étaient fermées et leurs lumières éteintes. Une seule brillait encore et projetait sa lueur au-dehors à travers les vitres de la fenêtre.
- C'est là-bas, dit Sarah en montrant ce carré de lumière dessiné sur le sol.
Le bruit d'une dispute parvenait jusqu'à eux à mesure qu'ils approchaient.
- Il y a du tapage, je crois, dit le docteur.
- Le mari est ivre peut-être, murmura Sarah en tirant la main du jeune homme pour lui faire rebrousser chemin.
Ils arrivaient devant la porte.
- N'ayez pas peur, dit Robert, la retenant près de lui.
Ils s'arrêtèrent avant de frapper Dans le silence de la nuit à peine troublé au loin par les derniers bruits de la vieille cité au moment de s'endormir, on entendait distinctement ce qui se passait dans la maison où une voix avinée faisait entendre une série de jurons dont l'enfant frissonna. Elle jeta un regard par la fenêtre éclairée et vit cet homme en costume débraillé, le poing levé vers une malheureuse femme debout devant lui et qui semblait s'être placée là pour protéger deux enfants cachées derrière elle.
- Pierre, écoute-moi, disait-elle, je gagne cher à aller dans cette maison. Je devais y passer la journée, j'ai promis à ces messieurs de le faire et de soigner la petite; il faut que j'y aille. Laisse-moi coucher les enfants, ils dormiront et tu n'auras pas à t'en occuper.
- Non, répondit l'homme en la repoussant brutalement, c'est ton affaire à toi, les mioches! Je ne veux pas que tu les quittes. Ils m'ont réveillé la nuit dernière.
- Ils ne le feront plus, je te le promets.
- Laisse-moi tranquille!
- Nous avons tant besoin d'argent!
- Tu es une dépensière!
La pauvre femme se privait parfois du nécessaire afin de faire plus grande la part de son mari et de ses enfants, elle travaillait encore nuit et jour pour remplacer l'argent dépensé par Pierre au cabaret. Mais elle ne releva point ce reproche. A quoi bon?
- Que va devenir la petite fille? Elle mourra de frayeur! Se dit-elle à demi-voix.
Elle était mère et se sentait au coeur une pitié naturelle pour l'orpheline.
- Le beau malheur! repartit son mari, qui avait entendu. Une fille de juif!
- Elle est chrétienne comme notre propre fille. Elle porte au cou une médaille avec la date de son baptême.
- Chrétienne! Ca! dit Pierre avec un profond mépris en levant les épaules.
- Puisqu'elle a été baptisée!
- Je te jure qu'elle est juive! reprit avec une véritable fureur l'ouvrier, auquel l'ivresse donnait une irritation stupide.
A cet instant, la porte s'ouvrit et Robert, après avoir vainement attendu que la querelle se calmât, entra ayant Sarah sur ses talons.
A l'aspect du jeune homme, Pierre Bléreau porta machinalement la main à sa casquette absente. Ce mouvement était un reste de sa première éducation, mais il reprit promptement son assurance insolente et le ton d'égalité avec lequel, depuis quelque temps, il avait appris à traiter ce qu'il nommait: le bourgeois.
Pierre, au fond, n'était pas un méchant homme; longtemps même, il avait passé pour être un des meilleurs ouvriers de la fabrique dans laquelle il travaillait depuis son enfance. Un jour, cette fabrique ayant changé de maître était tombée entre les mains d'un propriétaire antireligieux, qui avait laissé les mauvais journaux et les mauvais livres se répandre autour de lui. Il avait même employé sa puissante influence à renverser les principes de morale entretenus avec soin par son prédécesseur. Les anciens ouvriers, ceux qui croyaient en Dieu et savaient se contenter de leur sort, avaient opposé une assez vive résistance à ces efforts coupables; puis, peu à peu, les doctrines du patron avaient fait des adeptes et Pierre était de ces derniers.
Sa femme, chargée de trois enfants, l'avait entendu avec effroi redire au sortir de l'atelier quelques-unes de ces phrases creuses que les plus habiles lisaient dans leurs journaux et qu'ils ressassaient à leurs camarades. Quand elle l'avait vu faire le lundi, ce qui ne lui était jamais arrivé durant les quatre premières années de leur union, et rentrer en rapportant seulement une partie de sa paie, elle avait essayé quelques remontrances.
- De quoi? De quoi? avait-il répondu. Je suis le peuple, moi!
Et le peuple souverain, entends-tu?
- Souverain de quoi, mon pauvre homme? Triste souverain qui mourra de faim, s'il se nourrit de ces sottises-là! Que signifient-elles, mon Dieu?
- Elles signifient…..
Pierre resta coi au commencement de sa phrase. Il n'était pas un beau parleur et n'avait pas reçu ce don fatal don abusent ceux qui soufflent la haine entre les différentes classes de la société. Mais il écoutait volontiers les discoureurs de cette sorte et sa courte intelligence avait saisi seulement les promesses avec lesquelles ils éveillent les convoitises de la foule. Il avait vu briller à travers les fumées du vin bu au cabaret, des mots qui jusque-là avaient à peine existé pour lui, dont la jeunesse calme et digne s'était passée dans un travail paisible, satisfaisant à ses besoins et à ceux de sa famille.
Cette science était de date trop récente pour qu'avec un esprit peu délié, il sût répéter les absurdes commentaires dont était suivie cette déclaration dans le journal où on la lui avait lue.
- Ceux qui t'entraînent au cabaret te disent des bêtises!
Qu'allons-nous devenir, les enfants et moi, si tu les écoutes?
Cette question était posée avec une profonde tristesse. Bien qu'elle fût jeune, la femme de Pierre avait l'expérience des femmes du peuple; après avoir vu quelques-unes de ses compagnes mariées à des ivrognes et à des paresseux, elle savait où conduit le vice, et la misère lui apparaissait faisant irruption dans son ménage.
La pauvre créature ne s'était pas trompée dans ses prévisions, et la vue lamentable de cet intérieur étonna Robert à son entrée. Le plus petit des enfants dormait dans son berceau; les deux autres, sales et déguenillés, demeuraient cachés derrière leur mère afin d'éviter les coups de l'ivrogne. Accoutumés à ce spectacle, ils riaient entre eux, tout en se tenant à distance du chef de famille. Sur une table boiteuse, placée au milieu de la chambre, se trouvaient les restes du souper et plusieurs bouteilles pleines ou à demi vides qui, depuis quelque temps, étaient en permanence à la portée de Pierre, quand il rentrait à la maison. Il exigeait ce luxe, même dans son intérieur où le pain se faisait, hélas! souvent rare.
Le lit des enfants et celui du père n'avaient pas été faits, et des vêtements souillés et déchirés étaient épars sur toutes les chaises. La mère de famille avait passé au bord de la rivière afin d'y laver l'absolu nécessaire tout le temps dérobé aux soins qu'elle devait à Sarah, et elle était rentrée pour préparer en hâte le maigre repas du soir.
Un des carreaux de la fenêtre était cassé, le vent s'engouffrait par cette ouverture, menaçant d'éteindre la lampe placée sur la table et dont la lumière jetait dans tous les sens sa flamme allongée et fumeuse. Sur les murs, dont en plein jour on eût vu le crépissage gris de poussière et tapissé de toiles d'araignées, pendaient quelques images aux couleurs voyantes que les enfants, dans leurs heures de solitude, s'étaient amusés à maculer ou dont ils avaient emporté des lambeaux. Enfin tout, même à cette lumière dont l'odeur âcre remplissait la chambre, représentait le désordre et la gêne qui le suit inévitablement.
Certes, il y avait loin de cet intérieur à celui de Pierre pendant les premières années de son mariage, quand sa femme, active et laborieuse, entretenait avec soin son ménage et s'occupait uniquement, grâce au gain fidèlement rapporté intact par son mari, à soigner ses enfants et à préparer les vêtements de la famille. Aujourd'hui, triste, découragée par l'inutilité de ses efforts pour le retenir sur la pente où il se perdait, affolée par la besogne dont elle se chargeait afin de gagner quelques sous, elle n'avait plus de coeur à rien, comme elle le disait elle-même, et, s'abandonnant au découragement, elle travaillait dans l'unique but de fournir l'absolu nécessaire à ses enfants et à elle. Le chef de la famille ayant abandonné ses devoir, sa compagne se sentait impuissante à le remplacer et ne se soutenait plus guère que par l'instinct de la bête luttant pour sa vie.
- Bonsoir, dit le docteur en entrant.
- Bonsoir. Qu'y a-t-il pour votre service? demanda brusquement
Pierre Bléreau.
Robert attira Sarah devant lui.
- J'ai trouvé cette enfant grelottant dehors en attendant votre femme. Ne viendra-t-elle pas ce soir?
- Non.
Le visage rouge de Pierre s'était levé hardiment vers le jeune homme, et il avait sentencieusement prononcé ce mot avec l'orgueil évident de faire peser sur quelqu'un son autorité.
- Pierre… commença la femme.
- Tais-toi! Je suis le maître.
La malheureuse baissa la tête. Elle lisait dans les yeux injectés de sang de son seigneur et maître une irrévocable résolution, et depuis quelque temps les coups lui avaient appris la limite de résistance qui lui était permise.
- Comment faire? dit le docteur. Cette petite n'osera pas rentrer seule dans la maison.
- Oh! non, murmura Sarah en se pressant contre lui.
- Comme elle voudra! Je garde ma femme pour soigner mes enfants, je ne veux pas qu'elle les quitte pour aller soigner ceux des autres.
- Elle est payée pour cela, il me semble, dit Robert gravement, et elle s'est engagée à le faire.
Payée ou non, elle restera ici.
Devant cet entêtement d'ivrogne, le docteur n'insista pas. Tenant la petite-fille de Nicolas par la main, il se tourna vers la porte en disant:
- Vous êtes libre. Adieu.
- Où aller? s'écria Sarah, aussitôt qu'ils eurent passé le seuil de la maison.
Ce mot prononcé avec une sorte de désespoir résonna comme une plainte dans la nuit et tomba sur le coeur de Robert, ému de compassion. La résolution du jeune homme fut promptement arrêtée. Il serra la petite main tremblante qui s'accrochait à la sienne dans son enfantine terreur et répondit doucement:
- Avec moi, men enfant. Je connais quelqu'un qui aura pitié de vous.
Les yeux de la petite fille, ces yeux parfois si étrangement étincelants, se levèrent, confiants et rassurés, vers le docteur. Un mince rayon de lune, pénétrant tout à coup les ténèbres du boulevard, tomba à travers les branches des arbres sur la tête de l'orpheline, et, éclairant son visage, permit d'y lire la foi naïve qu'elle éprouvait en son protecteur improvisé.
Une heure plus tard, Sarah, assise devant le feu, répondait timidement aux questions de Mme Martelac. Etonnée en entrant dans cet intérieur si différent de celui de son grand-père, elle sentait une jouissance inconnue pénétrer tout son être, et ses yeux rayonnants allaient de la flamme du foyer à la figure sympathique de la mère de Robert. Son visage, sur lequel la chaleur avait amené une teinte rosée, avait une expression de contentement qui depuis bien des années n'y avait pas fait son apparition. Comme l'oiseau né pendant l'hiver s'élance, joyeusement surpris, dans l'air tiède d'une première journée de printemps, la petite-fille du vieil avare était transportée dans un monde nouveau, et son âme ignorante et pure se sentit immédiatement à l'aise dans ce nid paisible où la Providence l'avait amenée.
CHAPITRE XV
La première impression ne fut pas trompeuse, et Sarah fut promptement habituée chez Mme Martelac. Celle-ci, de son côté, ayant consenti à s'en charger, trouva en elle une compagne intelligente et docile.
Tout était à faire dans l'éducation de l'enfant, Nicolas ayant négligé les plus simples éléments d'instruction qu'il eût pu lui faire donner. Le vieil avare avait pour principe que l'unique science utile en cas bas monde est l'économie.
M. d'Hassonville raconte, dans un de ses ouvrages, qu'un paysan, après lui avoir fait l'éloge de son fils, ajouta avec émotion: "Et puis, Monsieur, il est si intéressé!" L'économie poussée jusque-là était pour lui la première de toutes les vertus. Nicolas Larousse eût, certes, dépassé de beaucoup à l'égard de Sarah l'estime de ce brave paysan pour son fils; mais la consolation de lui donner un pareil éloge ne lui fut jamais accordée, et sa petite-fille témoigna toujours une profonde insouciance des marchés heureux dont il se vantait parfois devant elle, n'ayant personne autre aux yeux de qui il pût faire valoir son habileté en affaires.
Lui trouvant l'esprit réfractaire quand il cherchait à lui faire suivre ses calculs sordides, il avait abandonné l'espoir de la former à son image et la considérait comme un être mal doué, incapable de s'élever au-dessus des occupations auxquelles elle s'était accoutumée mécaniquement pendant les quelques années de sa vie chez lui.
Nature absolument neuve, mais, contrairement aux méprisantes conjectures de Nicolas, riche de tous les dons de l'intelligence et du coeur, Sarah reçut avec joie et reconnaissance les impressions nouvelles d'une éducation bien différente. Grâce à la fortune entassée sou à sou par l'avare, on put charger d'excellents professeurs de réparer le temps perdu pour son instruction. Mme Martelac se chargea elle-même de l'initier à la science religieuse, dont elle ignorait encore le premier mot, et l'âme de l'enfant s'éleva rapidement sous la pieuse influence de celle qu'elle aima bientôt comme une mère.
La petite-fille du marchand d'antiquités n'avait, au moins, subi aucune mauvaise direction. N'ayant point vécu au contact d'enfants étrangers et n'ayant guère vu de près personne autre que son grand-père, son intelligence était une page blanche encore ou à peu près, puisqu'elle ne contenait que les souvenirs éloignés et presque illisibles de sa première enfance.
Nicolas était mort depuis quelques mois, quand un matin Mme Martelac entra dans la chambre de Sarah, communiquant avec la sienne. La vieille dame tenait une lettre à la main et son visage était fort ému. La petite fille, occupée à un devoir d'écriture, laissa en commencement le mot auquel elle donnait à ce moment-là toute son application et se leva, comprenant qu'il y avait quelque chose de nouveau.
- Sarah, lui dit sa protectrice, connaissiez-vous le frère de votre mère?
- Je l'ai vu, vous le savez, un instant seulement, la veille de la mort de mon grand-père, comme je vous l'ai raconté, mais j'ignorais qu'il fût mon parent, et c'est seulement après ce triste événement que j'ai su quel était cet homme, duquel j'avais été si effrayée.
- Et votre père, l'avez-vous connu?
- Non, Madame.
- Vous en êtes sûre? Rappelez bien vos souvenirs.
L'enfant s'arrêta un moment pour faire appel à sa mémoire et répondit avec assurance:
- Je ne l'ai pas connu. J'ai connu ma mère pendant quelques années, mais je ne me souviens pas d'avoir vu près d'elle personne autre que mon grand-père.
- Celui-ci vous a-t-il parlé de votre père?
- Il ne m'a jamais parlé d'aucun des membres de ma famille.
Ce n'était pas la première fois depuis son séjour chez la mère du docteur qu'on questionnait ainsi l'enfant; mais elle était toujours obligée de faire les mêmes réponses, car elle ne se rappelait rien de ce qui avait eu lieu avant son arrivée à Poitiers avec son grand-père, et celui-ci n'avait jamais pris la peine de causer de ses parents avec elle.
- Savez-vous où vous êtes née?
- Non, Madame.
La mère du docteur fit un geste découragé.
- N'avez-vous dans l'esprit aucun indice pouvant le faire soupçonner? Rien ne réveille-t-il vos souvenirs?
- Pas grand'chose, non. Je crois, pourtant, qu'il faisait très chaud dans l'endroit où nous étions alors; car, bien que je fusse toute jeune au moment de mon arrivée ici, la différence de température me frappa et j'ai, malgré les années, gardé souvenir de cette impression.
- Vous ne savez rien sur vous-même? dit Mme Martelac avec compassion. Vous êtes en ce monde comme un pauvre petit être tombé on ne sait d'où et uniquement confié à la Providence.
- Pourquoi me faites-vous encore une fois toutes ces questions? dit Sarah en regardant la lettre tenue par sa protectrice, se doutant bien qu'il existait un rapport quelconque entre elle et l'interrogatoire qu'elle subissait.
- Asseyez-vous et je vais vous l'expliquer. Mais nous ne savons pas grand'chose de nouveau, vraiment! Et ni la justice ni vos amis ne parviendront à voir clair dans votre histoire si Dieu n'y met la main.
La petite fille s'assit en face de Mme Martelac, en tournant vers elle la chaise sur laquelle elle était au moment de son entrée.
- Vous savez, reprit celle-ci, qu'après la mort de votre grand-père on trouva, dans sa caisse vide, un billet, dont alors on vous lut le contenu, espérant pouvoir obtenir de vous quelques renseignements. Ce billet était, il est vrai, signé par M. Larousse, mais il était bien insuffisant pour éclairer les démarches de la justice. C'était une dénonciation contre son propre fils. Il l'accusait de l'avoir, à deux reprises, dépouillé des valeurs qu'il possédait chez lui et avouait l'avoir sauvé une première fois en sacrifiant le mari de sa fille et en le faisant condamner. Ce papier ne contenait ni la date du premier vol, ni, ce qui sans doute eût rendu les recherches plus faciles, l'endroit où il avait eu lieu et où votre père avait subi le jugement. M. Larousse écrivit cela sous l'empire de la colère qui, probablement, détermina la congestion dont il est mort; l'écriture était tremblée, formée avec peine et à la hâte. Frappé soudainement, il n'eut pas le temps de relire cette déclaration et de la compléter assez pour permettre de réparer le crime dont il s'était rendu coupable en faisant condamner un innocent. Eh bien! par une inconcevable fatalité, une nouvelle déclaration, celle-là du coupable lui-même, est interrompue aussi par la mort. L'aveu de Marc Larousse ne peut, pas plus que l'écrit de votre grand-père, nous mettre sur la voie pour retrouver, s'il vit encore, et pour réhabiliter votre malheureux père.
- On a retrouvé le frère de ma mère? s'écria Sarah.
Mme Martelac lui montra la lettre envoyée par le docteur et qu'elle tenait à la main.
- Robert m'écrit ce matin et joint cette lettre à la sienne afin de nous tenir au courant des événements ayant rapport à votre situation. Elle est de M. Hilleret, que vous avez connu pendant son séjour ici; le plus grand des hasards l'a fait assister aux derniers moments de Marc Larousse. Après avoir volé à son père tout ce qu'il pouvait emporter, le misérable est passé en Algérie, où il s'est mis à faire le commerce avec les Arabes, se hasardant, paraît-il, au milieu de tribus mal soumises, et courant parfois de grands dangers dans lesquels l'appât du gain et son humeur aventureuse le poussaient malgré les avis des colons qu'il connaissait. Il y a quelques jours, on l'a trouvé frappé à mort, après avoir été dépouillé de tout ce qu'il portait avec lui. Le détachement qui l'a rencontré au moment où il allait rendre le dernier soupir était justement commandé par Jacques Hilleret. Celui-ci l'a, dit-il, préparé de son mieux à rendre à Dieu son âme si coupable, et, à défaut du prêtre absent dans cet endroit désert, il a reçu ses dernières confidences et l'aveu de son désir de réparer son crime. Malheureusement, il perdit presque immédiatement la parole, sans avoir pu compléter ses renseignements et les mots prononcés par lui viennent seulement confirmer la déclaration de son père.
- Oh! Madame, quel malheur! Si mon pauvre père vit, je serais si heureuse de pouvoir le consoler et lui faire oublier l'horrible injustice ont il a été victime!
- Peut-être n'existe-t-il plus, ma pauvre enfant. Votre grand-père ne vous traitait-il pas comme une véritable orpheline?
- Sans doute et longtemps, ignorant les raisons qu'il avait pour me le faire croire, je me suis aussi regardée comme telle; mais aujourd'hui, un secret espoir s'est emparé de moi et je m'explique que mon grand-père, dans de telles conditions, ait pu sans aucune certitude me laisser croire à la mort de mon père.
Mme Martelac secoua la tête.
- Confions-nous en Dieu! Le docteur fera tout au monde pour savoir la vérité à ce sujet. Il s'est déjà livré à bien des recherches dans les différentes parties de la France; mais nulle part il n'a obtenu un renseignement sur un condamné de votre nom.
La petite fille écoutait ces paroles, les yeux pleins de larmes et les mains croisées.
- Il faut prier, mon enfant; le ciel nous viendra en aide. S'il a permis que ces deux tentatives de réparation demeurassent inachevées, c'est pour nous éprouver; mais si votre pauvre père existe encore, il vous donnera, je l'espère, la joie de le revoir.
Sarah écouta ces paroles avec cette confiance particulière à la jeunesse, toujours croyante en l'avenir. Pourtant les mois s'écoulèrent, l'année se passa, une autre lui succéda et Robert n'aboutit à rien, bien qu'il mît tout en oeuvre. Sa mère et lui finirent par penser que le père de leur petite protégée était maintenant dans un autre monde où la justice infaillible de Dieu rend à l'innocent et au coupable ce qui leur est dû. Toutefois, ne voulant point affliger Sarah, ils continuaient à l'engager à s'adresser à Dieu pour obtenir la consolation qu'ils étaient impuissants à lui donner, malgré leur active affection.
CHAPITRE XVI
Deux années se passèrent ainsi. Sarah grandissait à peine, assez pourtant pour accuser ses quatorze ans. Son visage, aux teintes délicates, était éclairé par ses yeux noirs dans lesquels semblait, malgré la gaîté de son esprit, se refléter le vague souvenir des tristes années passées chez son grand-père. La vie laisse sa marque indélébile sur notre front et l'âme qui a souffert, fût-ce sans avoir conscience de sa souffrance, garde une empreinte mélancolique, surnageant parfois à travers les joies présentes et leur communiquant une puissance plus grande en accentuant par le souvenir leur contraste avec le passé. Un soir, assise devant une table sur laquelle étaient ses livres d'étude, la petite-fille du marchand d'antiquités apprenait ses leçons. Mme Martelac, placée près de la lampe, dont l'abat-jour rejetait la lumière sur ses cheveux blanchis et sur son front calme, travaillait en silence afin de ne pas la troubler.
Le salon avait gardé son apparence austère, la mère de Robert ayant tenu à ce que rien de la fortune de sa pupille ne vînt apporter le luxe dans son intérieur. Elle évaluait ses soins et son affection trop haut pour en retirer un avantage matériel et pensait en être payée par la tendresse de l'enfant et par la joie de la former à une vie utile et sérieuse. Sarah, indifférente à un confortable qu'elle n'avait jamais connu du vivant de son grand-père, acceptait avec reconnaissance la place qu'on lui faisait à ce foyer.
Quand elle sut ses leçons, appuyant le coude sur la table et le menton dans sa main, elle regarda sa compagne en silence. Aucun bruit ne troublait la tranquille soirée des deux femmes; dans la rue, des chants se faisaient entendre, adoucis par l'éloignement, et le cloches de l'église de Notre-Dame, sonnant le couvre-feu, dominaient les derniers bruits de la journée arrivée à sa fin. Mme Martelac et Sarah ne voyaient personne, elles sortaient rarement, sauf pour la promenade de chaque jour, conseillée par Robert pour la santé de l'enfant. La mère du docteur se donnait entièrement au devoir qu'elle avait accepté et, surveillant l'éducation de la petite fille, elle avait éloigné au moins pour quelques années les relations qui eussent pu la distraire de cette surveillance.
Sarah se trouvait parfaitement heureuse et n'ambitionnait aucune distraction nouvelle. Elle avait voué à sa protectrice une tendresse profonde qui s'était tout naturellement implantée dans son coeur au contact de cette âme élevée et douce.
Mme Martelac, levant les yeux et la voyant immobile, lui dit:
- A quoi pensez-vous, Sarah?
- Je pense, Madame, que le docteur, avec toute l'apparence de la force, vous ressemble par la douceur.
- A quel propos dites-vous cela?
- Je pensais à lui et je ne puis le faire sans songer à sa bonté à mon égard et à l'égard de tous ceux qui ont besoin de lui.
- Oui, il est bon, c'est vrai, dit Mme Martelac avec conviction.
- Il le prouve en toutes circonstances. Tenez, à son dernier voyage ici, il y a deux mois, je l'ai vu soigner Catherine lorsqu'elle s'est cassé le bras, j'ai été frappée de sa douceur en le soignant.
- Il aime beaucoup notre fidèle domestique.
En disant cela, la mère du docteur s'était remise à son travail.
- N'êtes-vous pas heureuse d'avoir un fils comme celui-ci? repartit Sarah.
Mme Martelac laissa son ouvrage appuyé sur ses genoux et releva la tête; un fier sourire éclairait son regard.
- Certainement, c'est un coeur excellent, noble et droit.
- Et un homme remarquable! reprit l'enfant avec chaleur. On dit qu'il est déjà célèbre.
A ce moment, un coup de sonnette fit tressaillir les deux femmes.
- Qui cela? s'écria Sarah.
Elle s'était levée brusquement, mais elle retomba sur son siège en voyant la porte s'ouvrir. Celui dont elle venait de parler entrait dans le salon.
- Toi, Robert! quelle bonne surprise!
Mme Martelac s'était levée et serrait le jeune homme dans ses bras.
La mère et le fils avaient toujours été intimement unis. Le docteur, arrivé à la maturité de l'âge, chérissait et respectait celle qui, demeurée veuve et dans une position précaire, avait su se sacrifier cependant de longues années pour lui fournir mes moyens de terminer ses études et de parvenir à la situation qu'il avait conquise. Il avait pour elle des égards attendris et touchants; la vieille dame se sentait récompensée de son amour par la profonde tendresse de ce fils, l'unique consolation de sa vie triste et isolée. Ses succès, dont le retentissement arrivait jusqu'à elle, lui faisaient éprouver ce légitime orgueil de l'heureuse mère d'un homme esclave du travail et du devoir et dont les hautes facultés sont noblement employées.
Les regards du docteur rayonnaient d'une joie sincère tandis qu'il tenait dans les siennes les mains de sa mère et lui disait tendrement:
- Je suis si heureux de cette occasion de vous revoir! J'ai été appelé à quelques lieues d'ici pour soigner un richissime vieillard qui a eu la malencontreuse idée de venir tomber malade à la campagne. A Paris, il est de mes clients et prétend être ici consciencieusement empoisonné par le médecin de son village, bien que le brave homme ait l'intention de le soulager et fasse de son mieux pour y arriver. Mais l'usage de la fortune rend parfois fantasques certains caractères, et mon malade est de ce nombre; il maltraite son docteur de campagne et me suppose le pouvoir de le rendre immortel. Bref, il m'a fait venir ce matin, espérant que je puisse lui rendre un peu de ce que les années en s'accumulant sur sa tête lui ont enlevé, c'est-à-dire les forces de l'âge mûr. Je me suis échappé de son château, où il m'a accueilli comme le Messie, car ce nabab a une peur horrible d'abandonner les biens de ce monde, et j'ai pu venir passer quelques heures avec vous.
Tandis qu'il parlait, Sarah n'avait pas fait un mouvement. Ses yeux fixés sur lui l'examinaient avec un curiosité admirative à laquelle, absorbé par la joie de revoir sa mère, il ne fit pas attention au premier abord. Quand enfin il se tourna vers elle, elle baissa la tête en rougissant.
- Eh bien! Sarah, vous ne me dites pas bonjour? dit-il en lui tendant la main.
Elle y mit la sienne avec un embarras visible. Son visage recevait en plein la lumière de la lampe et Mme Martelac remarqua cet embarras.
- Pourquoi rougissez-vous ainsi, mon enfant? demanda-t-elle étonnée.
- Redevenez-vous aussi sauvage que le jour où Jacques Hilleret et moi, nous vous avons inopinément surprise dans le magasin de votre grand-père? dit Robert en plaisantant. Ou m'avez-vous oublié au point de ne plus me reconnaître?
- Je ne vous ai point oublié! dit vivement la petite fille; je parlais de vous au moment où vous êtes arrivé. Mais… Elle s'arrêta et rougit.
- Mais quoi? reprit Mme Martelac en insistant et sans comprendre un accès de timidité peu ordinaire chez sa pupille.
La petite-fille de Nicolas avait en effet abandonné depuis longtemps l'attitude craintive qui lui était habituelle pendant sa vie chez le vieil avare. Heureuse et aimée depuis lors, elle avait facilement laissé s'ouvrir son esprit et son coeur; après avoir été comprimée durant son enfance, sa nature expansive avait maintenant de joyeux élans de confiance qui faisaient le charme de son intimité.
- Allons, qu'avez-vous? Regardez-moi.
Robert avait pris une chaise basse et s'était assis près de sa mère, en face de Sarah, qu'il examinait en lui parlant ainsi.
- Je n'ose pas, dit-elle, en détournant son regard devant ces yeux interrogateurs.
- Pourquoi?
Elle garda le silence.
- Ne sommes-nous plus amis?
Il lui tendait de nouveau la main.
- Oh! si, dit-elle avec un vague sourire et en baissant la tête.
- Eh bien, alors?
Il attendait la réponse, elle hésita un instant.
- Voilà! dit-elle enfin franchement, mais sans oser le regarder en face. Vous êtes, a-t-on dit l'autre jour devant moi, un homme illustre et cette pensée me rend maintenant timide en votre présence.
Une légère rougeur passa sur le visage de Robert. Si grand, si fort qu'il soit, le coeur humain reste sensible à la louange surtout lorsqu'elle sort de lèvres innocentes qu'on ne peut soupçonner de mesquins calculs. Le jeune docteur sourit, et ce sourire illuminant son regard y ajouta une nuance de bonté qui donnait à cet homme austère un attrait irrésistible.
- Illustre! Attendez mes cheveux blancs, chère enfant, pour croire à un pareil éloge, dit-il. Puis, quand cela serait, deviendrions-nous étrangers?
Il y avait dans son ton un léger reproche.
- Non, vous avez été trop bons pour moi, répondit Sarah, surmontant enfin le premier mouvement d'embarras. Votre mère et vous, je vous aimerai toujours.
- A la bonne heure! dit Mme Martelac, je vous retrouve comme à votre ordinaire; j'étais déroutée par cet accès inusité de timidité. Vous nous aimez, dites-vous, enfant? Vous avez bien raison, car nous vous le rendons de tout notre coeur.
- Quelle singulière personne vous faites! reprit Robert en riant. Vous êtes, je crois, seule de votre espèce.
- Ce n'est pas ma faute! répondit Sarah d'un air attristé.
- Oh! je n'ai pas l'intention, en faisant cette remarque, de vous adresser un reproche, repartit aussitôt le docteur. Au contraire, je suis heureux de constater en vous ces particularités; je déteste la banalité, et j'aime bien vous voir ainsi, pourvu que vous gardiez et développiez même, sous l'influence de ma mère, les charmantes qualités de votre esprit et de votre coeur.
- Ces nuances personnelles chez Sarah, et grâce auxquelles elle ne ressemble à aucune autre, tiennent sans doute, dit Mme Martelac, au milieu et à l'isolement à peu près complet où elle a été élevée; mais nous en ferons, tu verras, une très bonne et très aimable jeune fille.
Elle regardait avec une affectueuse indulgence l'enfant, dont la figure souriante gardait encore une teinte rosée, dernier vestige de timidité.
- Je n'en doute pas, répondit le docteur avec conviction, en fixant sur Sarah ce regard grave, qui semblait fouiller aussi profondément le coeur humain que son scalpel l'être physique de ses semblables.
Cette fois, la petite fille ne détourna pas les yeux et soutint l'examen de Robert avec cette confiante franchise de l'âme innocente et n'ayant rien à cacher.
- Comment va Anne? demanda Mme Martelac à son fils lorsque la conversation eut pris un autre cours.
- Bien, mais son mari est souffrant depuis quelque temps.
- La pauvre enfant! Sa vie est-elle ce qu'elle la désirait au moins?
- Non, je crois; elle est sévère et ne doit guère lui offrir les plaisirs qu'elle enviait. Même avant d'être malade, M. Tissier était d'humeur morose et retenait sa femme dans son intérieur, dont il lui permettait rarement de sortir et jamais sans être accompagnée par lui.
- Cela a dû lui sembler dur?
- Je le pense; d'après les idées énoncées par Anne jadis, elle ne devait pas être préparée à une semblable existence et a dû avoir de la peine à se faire à cette vie de recluse.
- Les vois-tu souvent?
Elle levait la tête vers Robert, afin d'examiner son visage, dont l'expression s'était attristée.
- Très rarement. Mes occupations ne me permettent pas de relations suivies.
- Est-elle toujours la même?
- Je la crois devenue plus sérieuse. Sans doute, l'atmosphère dans laquelle elle vit forcément influe sur son esprit. Son mari est loin d'être un homme ordinaire, et son contact oblige Anne à oublier un peu les petites vanités que vous lui reprochiez autrefois de tant aimer. Elle voit peu de monde et seulement de vieux savants, amis de M. Tissier.
- Que sont devenus ses rêves d'élégance et d'amusements? dit
Mme Martelac pensivement.
- Ils ont été cruellement déçus, au moins pour les amusements; car son mari ne lui refuse aucun luxe d'intérieur.
- Et ton ami, M. Hilleret, donne-moi de ses nouvelles? dit tout à coup la mère du docteur.
- Il vient d'être promu au grade de capitaine et persiste à rester loin de nous.
Puis il ajouta plus bas, et tandis que Sarah se levait pour aller chercher, à l'extrémité du salon, un travail qu'elle voulait continuer:
- J'ai souvent pensé qu'il eût mieux fait de ne pas partir.
Peut-être Anne n'eût-elle pas alors consenti à épouser M.
Tissier?
Mme Martelac secoua la tête.
- Peut-être. Il y avait certainement, entre elle et lui, un commencement de sympathie qui eût pu triompher de la vanité de ta cousine. Mais, à ce moment-là, le devoir de M. Hilleret vis-à-vis de toi était de partir. Il savait ta passion pour Anne et ton espoir de l'épouser. S'il eût eu la faiblesse de rester près d'elle, tu n'eusses pu t'empêcher de le blâmer…
- Et de lui garder malgré moi un peu de rancune, hélas! La nature humaine est bien mesquine, malheureusement!
- Pas toujours, reprit vivement la mère; et tu aurais su, je n'en doute pas, te montrer généreux comme Jacques lui-même a su le faire; car il a agi noblement.
- C'est vrai, répondit le jeune docteur, et je l'en estime et l'en aime davantage. Mais, aujourd'hui, je juge différemment la chose, et je comprends qu'il convenait mieux que moi au bonheur d'Anne.
Mme Martelac regardait son fils. Sur son large front, il y avait certainement un peu de mélancolie, mais non plus ce chagrin profond qu'elle y avait vu quelques années auparavant, lorsqu'il avait dû renoncer à épouser sa cousine. Elle avait craint de plus longs regrets et se félicita de le voir en voie de guérison.
- Pourquoi ne te marierais-tu pas à ton tour? lui dit-elle doucement.
Il tressaillit, comme si une telle pensée lui était douloureuse.
- Ma mère, ne me parlez jamais de cela! dit-il simplement et avec une expression de prière.
Sarah revenait prendre sa place, munie de son ouvrage; Mme Martelac baissa la tête sur le sien, ne voulant pas, devant l'enfant, continuer cette conversation.
- La blessure saigne encore, se dit-elle intérieurement. Comme il l'aimait!
Involontairement, elle en voulait à la jeune femme d'avoir méconnu un amour si sûr, et dont tant d'autres se fussent montrées fières; elle lui en voulait surtout de la souffrance imposée à son fils. Et pourtant, elle le sentait bien, Anne n'était pas la femme qu'il eût fallu à Robert, et non seulement elle lui eût pardonné, mais elle l'eût remerciée de l'avoir repoussé si le docteur s'était heureusement marié. De telles contradictions sont fréquentes dans le coeur des mères; leur amour exclusif n'admet pas que leurs enfants puissent n'être pas appréciés par tous comme ils le sont par elles-mêmes.
CHAPITRE XVII
Il pleut depuis plusieurs jours. Sarah, âgée maintenant de dix-huit ans, erre dans la maison, s'arrêtant à chaque fenêtre pour regarder tomber cette pluie diluvienne, qui voile l'horizon et forme une nappe unie et grise, d'un aspect fort peu récréatif, trouve-t-elle.
- Vraiment, les belles-filles de Noé étaient bien pardonnables si elles étaient animées de sentiments mélancoliques pendant leur séjour dans l'arche! s'écrie-t-elle enfin.
-Oui, mais elles devaient éprouver aussi une profonde reconnaissance envers Dieu, en se sentant, grâce à Lui, à l'abri d'une averse de quarante jours! répond en riant Mme Martelac, installée près de la fenêtre et essayant, avec le concours de ses lunettes, de lutter contre le jour obscurci par la pluie, pour exécuter une reprise difficile.
- C'est vrai. Absolument comme moi, je dois être reconnaissante d'avoir été recueillie dans cette chère vieille maison.
Sarah professe pour l'antique demeure si laide des Martelac un culte presque aussi respectueux et presque aussi ardent que celui du docteur.
- Songez donc! J'ai été bien heureuse de trouver cet asile au lieu de rester au dehors, où j'aurais été, pauvre petite abandonnée, submergée par cette grande mer du monde!
En disant cela, elle vient s'agenouiller devant Mme Martelac, et, d'un geste caressant, enserre dans les siennes la main qui travaillait, et dont elle arrête le mouvement.
La mère du docteur répond à cette caresse en baisant le front de la jeune fille.
- Que serais-je devenue sans vous, mon Dieu?
- La Providence, toujours bonne et compatissante, a mis Robert sur votre chemin.
- Et il m'a amenée à vous, qui m'avez si généreusement fait place à votre foyer et m'avez reçue ici comme votre enfant.
- Ce dont je suis bien récompensée par votre affection, Sarah!
Les deux femmes demeurent un instant silencieuses: la plus jeune, appuyée avec confiance sur le fauteuil de sa compagne, garde dans ses mains celle de Mme Martelac, et celle-ci passe doucement sa main restée libre sur les cheveux de sa fille d'adoption.
- Robert arrive ce soir, dit-elle enfin en tirant de sa poche une lettre reçue un instant auparavant.
La physionomie de Sarah s'éclaire d'un joyeux sourire.
- Etes-vous contente? demande la mère du docteur.
Sarah baisse légèrement la tête en répondant:
- Certes, oui, je suis heureuse de le revoir!
- C'est un de vos amis, n'est-ce pas?
- Le meilleur de tous! répond Sarah avec chaleur et en redressant son charmant visage, couvert en ce moment d'une vive rougeur.
Ses yeux se lèvent vers son interlocutrice, et celle-ci y lit sans doute quelque chose qui lui fait plaisir; car elle embrasse de nouveau la jeune fille et dit d'un ton bas et sérieux, comme se parlant à elle-même:
- Dieu mène tout à bien; confions-lui l'avenir.
- Quand je dis le meilleur, reprend Sarah sans remarquer ces paroles, je ne vous oublie pas pourtant; mais vous n'êtes même plus une amie pour moi, chère Madame. Il me semble être votre enfant.
- Vous avez raison. Je me sens une tendresse maternelle pour ma chère petite orpheline.
Ce dernier mot amène une expression pénible dans les grands yeux sombres de Sarah. Elle a appuyé ses deux mains croisées sur les genoux de sa protectrice et dit avec hésitation:
- Orpheline? Le suis-je? Les années ont beau s'écouler, j'attends et j'espère toujours.
- Hélas! ma pauvre enfant, vous le savez, toutes les démarches de Robert demeurent sans résultat. N'ayant aucun indice pour nous guider, ignorant absolument le lieu de votre naissance, nous ne trouvons rien. J'en ai peur, il faut vous résigner. Votre pauvre père est mort sans doute et Dieu l'aura, dans une vie meilleure, consolé de l'horrible injustice dont il a été victime dans celle-ci.
- Je ne puis le croire. Je désire tant le retrouver!
Mme Martelac n'insista pas. Elle savait combien, à l'âge de Sarah, il est difficile d'abandonner une espérance et de croire que la vie nous refusera la réalisation de nos souhaits les plus ardents.
A cet instant, la porte s'ouvrit et une jeune femme en deuil entra dans le salon. Sarah se leva vivement et vint à elle avec affection.
- Anne, combien vous êtes aimable de braver ce déluge pour venir nous voir! Vous ressemblez vraiment à la colombe de l'arche.
La nouvelle venue la regarda, étonnée de cette comparaison:
- Oui, il y a un instant, cette pluie persistante me faisait penser à la famille de Noé et j'essayais de me rendre compte des sentiments qu'elle a dû éprouver pendant quarante jours de réclusion. Venez-vous comme la colombe nous annoncer enfin la cessation de ce nouveau déluge?
Avec cette facilité d'impressions qui est l'apanage de la jeunesse, le visage attristé de Sarah a repris à l'arrivée d'Anne son expression souriante.
- Malheureusement non, dit celle-ci, le ciel est encore tout noir et ne semble pas disposé à fermer immédiatement ses cataractes; nous aurons, sans doute, plusieurs heures de pluie et je ne puis, malgré ma bonne volonté, vous donner aucun espoir sous ce rapport. Vous êtes donc condamnée à rester enfermée, à moins que, comme moi, vous n'affrontiez cette averse et ne vous hasardiez dans la rue malgré les ruisseaux qui y coulent.
- Mieux vaut rester ici alors, puisque vous avez eu le courage de venir nous trouver, répond Sarah en amenant la jeune femme à un fauteuil près de Mme Martelac. Nous profiterons de votre aimable visite et nous en jouirons en comparant notre sort à celui des belles-filles de Noé, lesquelles n'avaient pas une ressource de ce genre pour faire agréablement passer le temps.
S'installant ensuite sur une petite chaise entre Anne et sa tante, elle demeure comme absorbée devant la beauté de Mme Tissier, beauté en plein épanouissement et qui emprunte un éclat adouci au deuil dont elle est revêtue.
Anne, veuve depuis un an ou deux, est revenue habiter avec son père. Elle n'a point été heureuse au milieu de ce luxe, ambition de sa jeunesse, et a souvent regretté sa vie simple mais libre de la province. M. Tissier était un maître sévère qui la parait comme une idole à laquelle il refusait des adorateurs; il l'avait tenue dans un isolement absolu par jalousie et par égoïsme. Etant souffrant et d'humeur mélancolique, il ne permettait pas à sa femme d'aller chercher des distractions qu'il ne pouvait pas partager, si innocentes fussent-elles. Ces quelques années de ménage s'étaient donc passées pour Anne dans un somptueux appartement dont elle franchissait rarement le seuil.
Que fût devenue la jeune femme si elle n'eût trouvé aucune ressource contre l'ennui? Heureusement, si son coeur paraissait desséché par l'éducation, s'il était resté fermé aux bonnes et nobles inspirations, si la vanité, prenant la direction de sa vie, l'avait amenée aux bas calculs auxquels elle avait tout sacrifié, Anne était bien jeune encore et son esprit était bien peu formé au moment de son mariage avec M. Tissier. Celui-ci, homme instruit et grave, s'il n'avait pas su lui donner le bonheur, avait au moins eu l'avantage de l'élever à son contact.
Anne était intelligente, et, dans la sévère retraite à laquelle elle s'était subitement trouvée condamnée, elle avait réfléchi et avait compris le vide de ses aspirations vers le plaisir. Souvent, son mari l'avait priée de lui faire la lecture; elle s'y prêta d'abord à regret, son esprit n'ayant jamais eu l'habitude de s'arrêter à rien de sérieux; peu à peu, l'effort qu'elle était obligée de faire pour obéir fut moins pénible et elle finit par y prendre goût. Ces lectures variaient de sujets, mais généralement M. Tissier les choisissait graves et chrétiennes, car il appartenait à une famille sévèrement attachée à ses devoirs religieux et de laquelle il conservait pieusement les convictions.
Transportée dans un pareil milieu, la pauvre Anne avait longtemps pleuré ses illusions et avait, au premier abord, essayé de se révolter et d'imposer sa légèreté comme une loi dans la demeure de son mari; elle s'était heurtée à une volonté ferme de la part de celui-ci et avait dû courber la tête, regrettant en secret la folie de sa vanité. Puis, un jour, elle avait eu entre les mains un de ces ouvrages communs aujourd'hui qui racontent les sublimes dévoûments de quelques âmes vouées aux oeuvres de charité. Ane avait dévoré le livre; elle l'avait lu les larmes aux yeux et son âme, non pas morte, mais endormie, avait secoué son engourdissement. Le rayonnement de la charité avait renouvelé le miracle du Maître et réveillé dans son sommeil celle qui paraissait morte aux yeux de tous. La lumière se levant, elle était venue docilement vers la lumière.
Qui dira le bien accompli par l'exemple? Et quels ravissements donneront aux âmes des saints les cris de reconnaissance qui leur viendront de tous les siècles de la part de ceux qu'entraîne sur leurs traces le récit de leur vie!
Les côtés sérieux du caractère d'Anne prirent le dessus et la firent sortir de l'engourdissement où l'avaient assoupie l'orgueil de sa beauté et l'égoïsme de sa nature. Etonnée d'abord en découvrant un monde nouveau et dont son éducation ne lui avait pas laissé soupçonner l'existence, elle demeura comme aveuglée en face de l'horizon ouvert devant son intelligence. Puis, quand, jetant les yeux vers sa jeunesse pour y retrouver ses pensées et ses joies d'autrefois, la jeune femme se sentit humiliée d'avoir pu se contenter de pareils enfantillages, elle mesura le chemin parcouru, et comprit qu'il y a pour l'âme humaine un bonheur plus élevé et plus complet que l'amusement de la vanité et la distraction des futilités de la vie.
Quand son mari mourut, Anne abandonna sans regret Paris, où jadis elle rêvait de briller, et vint retrouver son père à Poitiers; l'immense fortune que lui avait léguée M. Tissier lui permit à son tour de faire du bien.
Sarah l'a souvent vue agenouillée à une messe matinale et priant avec ferveur; la jeune fille s'est prise d'amitié pour la belle et riche veuve, dont la vie semble désormais consacrée à la charité. Jamais, avant son mariage, Anne n'avait songé à se rapprocher de Dieu. L'imagination pleine de vanités, elle se contentait d'une religion superficielle. La Providence l'avait attendue au désenchantement éprouvé dans cette union et elle était devenue sérieuse et chrétienne, tout en conservant une teinte attristée, suite de la déception subie par sa jeunesse.
- Ne soyez jamais ambitieuse, avait-elle dit un jour à Sarah.
La fortune ne suffit pas au bonheur.
- N'avez-vous pas été heureuse, vous? demanda la jeune fille.
Anne soupira et dit avec regret:
- J'aurais pu l'être!
Quel souvenir avait alors mis des larmes dans les beaux yeux qui se détournaient pour les cacher?
Sarah n'osa questionner. Elle était bien enfant encore pour être la confidente de la jeune veuve, et, tout en lui donnant une sincère affection, la petite-fille de Nicolas Larousse se sentait parfois un peu intimidée en face de cette grande et belle personne, plus âgée qu'elle de plusieurs années.
- Savez-vous ce que je pense? dit-elle un peu après le départ d'Anne, quand celle-ci, voyant la pluie cesser un instant, en profita pour quitter sa tante et son amie.
La jeune fille, laissant retomber le rideau quelle avait soulevé pour regarder dans la rue, se tournait vers Mme Martelac.
- Je ne sais, petite, dit la vieille dame. Ce doivent être des choses bien graves, car, depuis le départ d'Anne, vous paraissez absorbée dans de sérieuses réflexions.
- Très graves, en effet! repartit Sarah en secouant le tête.
Il s'agit de l'avenir.
- Ah! seriez-vous prophète?
- Peut-être! En ceci, du moins.
- Vous m'intriguez. Et dites-moi, je vous prie, ce que découvre dans l'avenir votre jeune sagesse?
- Eh bien! Anne et le docteur se marieront, vous verrez.
- Chacun séparément, je le crois, répondit la mère de Robert en souriant; je l'espère pour mon fils, et Anne est jeune, riche et belle, cela en fera tout naturellement un parti très recherché.
- Non, pas séparément, mais ensemble!
La figure de Sarah avait une singulière expression, tandis qu'elle accentuait ces derniers mots; elle souriait, mais ses yeux, incapables de tromper, démentaient ce sourire.
- Pourquoi cela? demanda Mme Martelac.
- Elle est si belle!
La jeune fille ajouta en se rapprochant:
- Le croyez-vous?
Son interlocutrice arrêta un instant son travail pour la regarder et demanda:
- En seriez-vous contente?
Sarah rougit, hésita un instant et tourna brusquement la tête en disant:
- Pourquoi non? Je souhaite de tout mon coeur qu'il soit heureux.
CHAPITRE XVIII
Anne et Sarah reviennent ensemble de la messe; la jeune femme ramène sa petite amie jusqu'au seuil de la maison de Mme Martelac, et elles s'arrêtent toutes les deux au bas du perron.
- Entrez-vous un instant? demande Sarah.
- Non, merci, j'ai deux personnes à voir ce matin, je leur ai promis ma visite et je tiens à ne pas leur manquer de parole.
- Ce sont des pauvres? Je suis sûre d'avoir deviné, n'est-ce pas? Toutes vos matinées se passent ainsi à distribuer vos aumônes; sans compter celles que vous répandez par des mains amies! Aussi, la supérieure de nos Soeurs parle de vous avec enthousiasme, car depuis votre retour au pays elle peut, grâce à votre générosité, secourir largement ses clients.
- Il m'est si facile maintenant de lui aider [sic] à faire du bien! répond Anne en rougissant. Ce n'était, pourtant, guère le but que j'ambitionnais jadis en désirant une grande fortune! ajouta-t-elle avec un peu de mélancolie.
- Le bon Dieu se sert de tous les moyens pour nous amener à
Lui.
- Oui. Il m'a fait comprendre la folie de mon amour pour le luxe, et en voyant de près certaines misères, j'ai honte d'avoir, pendant quelques années, sacrifié tant d'argent à cette passion dont j'étais esclave.
- Vous rachetez cela aujourd'hui.
- J'essaie! dit Anne en souriant. Allons, je vous quitte, j'ai à peine le temps de faire mes deux courses avant le déjeuner de mon père.
- Vous verra-t-on tantôt?
- Je ne pense pas, je veux finir un travail pressé et ne sortirai probablement pas. Adieu.
Sarah serre la main que lui tend son amie; elle monte le perron et élève le bras vers la sonnette, quand tout à coup, se souvenant d'avoir oublié quelque chose, elle se retourne vivement et fait un petit appel. Anne, à peine éloignée de quelques pas, revient aussitôt.
- J'oubliais de vous dire que M. Hilleret vous fait présenter ses hommages.
- M. Hilleret?
Anne rougit en prononçant ce nom, mais Sarah continue sans le remarquer:
- Il a écrit à Mme Martelac et lui parle de vous.
- Que dit-il?
Les beaux yeux de la jeune veuve se lèvent avec intérêt vers celle qu'elle interroge. Cette dernière, placée sur la marche la plus élevée du perron, se penche sur la rampe, au pied de laquelle Anne s'est approchée, et elles parlent à voix basse, car la rue est en mouvement. Les enfants s'y ébattent en toute liberté et les femmes des ouvriers vont et viennent, les unes afin de les ressaisir pour procéder à leur toilette, les autres pour entourer les petites charrettes des marchands et acheter, après un long marchandage, les denrées nécessaires à la vie de chaque jour.
- Il semble s'intéresser vivement à vous et demande beaucoup de détails sur votre nouvelle existence depuis votre veuvage. Mme Martelac vous racontera cela à votre prochaine visite. Peut-être même ai-je fait une indiscrétion en vous en parlant la première. Voilà ce que c'est que la beauté! reprend la jeune fille en riant; elle laisse des souvenirs ineffaçables. Il ne vous a pas vue depuis cinq ou six ans et il se souvient si bien de vous!
- Simple curiosité! dit Mme Tissier en affectant l'indifférence.
- Qui sait?
Sarah dit ce mot uniquement pour taquiner son amie, car elle attache peu d'importance à l'intérêt manifesté par Jacques Hilleret et associe toujours dans sa pensée la vie de la belle veuve avec celle du docteur.
Anne secoue la tête en souriant, et le bruit de la rue devenant assourdissant, grâce à un embarras de charrettes dont les conducteurs s'injurient et se disputent, à la grande joie des commères accourues sur le seuil de leurs portes pour assister à ce tapage, elle serre de nouveau la main de Sarah et reprend sa marche. Son front est baissé; à travers le petit voile de tulle bordé de crêpe qui couvre son visage, on peut lire sur ses traits une expression sérieuse et un peu triste, en rapport avec sa toilette de deuil. Pourtant, quelque chose s'est réveillé dans son coeur, un souvenir, un espoir de ses vingt ans. Elle se demande si, par hasard, la vie, dans ses changements rapides, ne pourrait ramener à sa portée le bonheur entrevu autrefois.
Elle est veuve depuis deux années, et la pensée d'un mari pour lequel elle n'a jamais dû éprouver aucun amour ne saurait l'empêcher de songer parfois à une vision de sa jeunesse, vision trop promptement évanouie, sympathie à peine ébauchée et brusquement brisée sans qu'Anne en ait alors deviné le véritable motif.
Tout en songeant ainsi, Anne marchait. Elle releva la tête en passant devant une chapelle, dont la porte grande ouverte laissait apercevoir l'autel avec ses cierges allumés. Derrière l'autel, le soleil embrasait un vitrail enchâssé dans une fenêtre étroite et haute et jetait ses rayons dans le calme recueilli du lieu saint. On disait une messe, et de rares fidèles, disséminés dans la nef, inclinaient la tête avec piété. La petite cloche de l'enfant de choeur résonna, et, poussée par un mouvement instinctif, Anne répondit à son appel en entrant dans l'église.
Là, elle s'agenouilla un instant, et, la tête dans ses mains, elle s'abandonna à Celui qu'elle avait appris à connaître et dont l'amour trace paternellement la voie devant chacune de ses créatures.
Dans l'après-midi, malgré ce qu'elle avait dit à Sarah, Mme Tissier vint voir sa tante. Elle prétexta la beauté de la température l'invitant à sortir pour s'expliquer à elle-même ce changement dans ses projets et remit à un autre jour à terminer le travail pressé dont elle avait parlé à son amie. Celle-ci, n'attendant pas sa visite, venait de sortir avec Catherine au moment où elle arriva chez Mme Martelac. La mère du docteur était donc seule, et, au fond, sa nièce en éprouva une sorte de contentement, préférant recevoir les commissions de Jacques Hilleret sans sentir le regard intelligent de Sarah arrêté sur son visage.
Les deux femmes causèrent un moment de choses indifférentes, et Anne se garda bien d'aborder le sujet auquel elle pensait depuis le matin.
Etait-ce simple curiosité si elle avait tenu à s'assurer au plus tôt de ce que Jacques Hilleret disait à son sujet? Non, sans doute, car elle tressaillit et rougit comme un enfant quand sa tante lui dit tout à coup:
- Anne, te rappelles-tu M. Hilleret?
- Certainement, ma tante. C'était l'ami de Robert.
- Et peut-être un peu le tien?
- Peut-être oui, répondit Mme Tissier en souriant. Du moins, il s'en fallait bien peu qu'il le devînt quand il se décida subitement à permuter pour aller en Algérie.
- Sa résolution fut prompte, en effet, et généreusement exécutée.
- Se plaît-il un peu là-bas?
- Hum! Se plaire? Je ne sais pas si le pauvre garçon s'y est jamais beaucoup plu!
- Alors, pourquoi ne demande-t-il pas à rentrer en France?
Mme Martelac regarda un instant sa nièce et répondit:
- Il ne demanderait, sans doute, pas mieux que de faire des démarches pour revenir si…
- Si? reprit la jeune femme en se penchant vers elle.
- Eh bien! si on l'y invitait sérieusement et s'il pouvait espérer voir se renouer une sympathie qu'il a dû fuir autrefois.
Mme Tissier appuya son beau front sur sa main, réfléchit quelques minutes et finit par dire:
- Ma tante, je n'ai rien à vous cacher. Vous avez deviné et mieux compris que moi alors le sentiment éclos dans mon âme. J'étais trop légère à ce moment-là pour apprécier la délicatesse des sentiments de M. Hilleret, et je ne vis d'autre remède à ma déception que de m'étourdir dans l'éclat de la fortune. Pourtant, le sentiment par lequel j'étais attirée eût pu m'épargner des regrets et j'eusse été meilleure si j'avais eu le temps de m'y laisser aller. Mais M. Hilleret le partageait-il sérieusement?
- Cela est à croire, mon enfant. Tu ne saurais douter d'un amour qui a survécu à une longue absence? D'ailleurs, voici la meilleure preuve de la fidélité de ce souvenir.
Mme Martelac déplia la lettre de Jacques, demeurée sur la table près d'elle, et montra à sa nièce un passage qu'elle s'était abstenue de lire devant Sarah:
"Dites-moi si Robert aime encore sa cousine, chère Madame? D'après ses rares lettres, il me semble avoir oublié peu à peu la déception de sa jeunesse. Pourtant, elle est si belle! Et je crois que son cher cousin, malgré sa grande intelligence, ne se rendait pas un compte exact de la richesse de cette nature un peu déprimée peut-être par l'éducation, mais susceptible de subir une meilleure influence. Il me semble difficile de l'oublier, et maintenant que je la sais veuve, j'y pense souvent. Mais c'est folie, n'est-ce pas? Et elle-même a sûrement oublié le jeune officier jadis si disposé à l'aimer follement!"
Anne parcourut ces lignes et son visage laissa parfaitement lire à Mme Martelac la joyeuse surprise éprouvée par elle.
- Robert est guéri, dit-elle, et je le méritais. Je n'étais pas digne de lui.
- Mais son ami semble ne pas être guéri, lui, et paraît ne pas désirer de l'être. Tu connais ses qualités?
- Oui, Robert l'estime et si je n'ai pas su apprécier les avantages supérieurs de mon cousin, du moins j'ai pleine confiance dans son jugement.
- Alors quelle réponse dois-je faire?
Anne se leva comme pour partir et dit avec un peu d'embarras:
- Probablement, s'il prenait un congé pour revenir en France, il ne repartirait pas seul.
- M'autorises-tu à lui donner cet espoir? Sa fortune n'est plus à comparer avec la tienne, fit observer Mme Martelac, croyant devoir faire réfléchir sa nièce.
- Oh! la fortune! répondit celle-ci avec une expression triste, je ne l'apprécie plus autant qu'autrefois! Et elle pèsera bien peu dans ma décision!
- Je puis donc lui écrire de demander un congé?
- Après tout, oui, dit Anne en hésitant. J'ai éprouvé un vrai regret quand il a quitté la ville et je n'ai eu à l'égard de personne autre au monde un sentiment analogue.
- Il était alors conduit par un scrupule de délicatesse et ne voulait pas aller sur les brisées de Robert, dont il connaissait l'amour pour toi.
Anne était pensive. Elle tendit la main à sa tante et dit:
- Oui, dans mon enfance, il y avait eu des projets formés dans notre famille et j'ai été coupable vis-à-vis de Robert. Mais il était trop parfait pour moi, et Dieu, dans sa miséricorde, s'est servi de mon orgueil lui-même pour m'amener à une vie plus sérieuse. Je souhaite à mon cousin une compagne digne de lui.
CHAPITRE XIX
- Docteur, que pensez-vous de votre malade?
Cette question était posée par le malade lui-même et ses yeux anxieux interrogeaient au moins autant que ses lèvres le visage de celui auquel il s'adressait.
- Oh! ce n'est pas que je regrette la vie, croyez-le!
- Et quand vous la regretteriez? répondit gravement Robert, car c'était lui qui se tenait près du lit. N'est-elle pas un grand bienfait de Celui auquel nous la devons?
Son regard, empreint d'une immense compassion, s'était arrêté sur les yeux bleus du malade.
- Un bienfait! répondit celui-ci. Oui, pour certains, mais pas pour tous. Pas pour ceux qui n'ont à attendre d'elle que la douleur.
- Même alors, elle l'est. Expiation ou épreuve, nous n'avons pas le droit de la maudire.
Le malade se souleva:
- Vous êtes chrétien, docteur?
- Oui, du fond du coeur! répondit énergiquement Robert.
Son interlocuteur le regarda un instant en silence; puis il dit:
- Vous êtes heureux de l'être. Peut-être est-ce là une force.
- La seule que nous puissions avoir ici-bas!
- Mais qu'il ne dépend pas de nous d'obtenir, ajouta le malade en retombant épuisé sur son lit.
Son visage émacié portait l'empreinte d'une lassitude profonde, d'un abandon moral si grand qu'il avait atteint les sources de la vie physique elle-même. Une respiration haletante soulevait d'un mouvement pressé et inégal sa poitrine creuse et ses yeux enfoncés dans leurs orbites semblaient fatigués par la clarté venue de la fenêtre placée en face du lit. Ses paupières se baissaient comme si la mort fût déjà arrivée et une teinte jaune qui avait envahi ses tempes et s'étendait sur toute la face, augmentait l'illusion.
De quoi mourait cet homme? Nul autour de lui n'eût pu le dire.
Dans la maison qu'il habitait, maison de chétive apparence et où il occupait une seule chambre, on ne savait rien de son passé. Il vivait simplement, peut-être même humblement dans son intérieur; mais personne n'eût osé essayer de s'en assurer, car il tenait tout le monde à distance.
On savait seulement qu'il écrivait sous un pseudonyme dans différentes revues; encore était-il probablement sans grand bénéfice, car on ne le voyait jamais se permettre aucune dépense inutile. Il était jeune encore, d'aspect distingué et d'une apparence qui eût éloigné toute relation vulgaire. Depuis une quinzaine de jours, il était malade et sa demeure se trouvant voisine de celle du docteur Martelac, celui-ci avait été appelé près de lui. Sa maladie déroutait la science de Robert. Elle attirait, non pas sa curiosité car il respectait l'intime secret de la conscience humaine, mais une sympathique commisération de sa part. Il se demandait quel mal moral éteignait l'énergie dans cette âme et épuisait ce courage.
Dans une relation de voyage à la Nouvelle Grenade Elisée Reclus raconte que "pendant la construction du chemin de fer qui réunit Aspinwall à Panama, une terrible mortalité décimait les milliers d'ouvriers entraînés là par la promesse d'une paie très élevée. Ils travaillaient souvent dans la vase brûlante et fétide des marécages à scier les troncs des palétuviers, à enfoncer des pilotis dans la boue, à charrier du sable et des cailloux dans l'air corrompu. Au plus fort de l'épidémie, une multitude de Chinois, attirés là par l'appât du gain et frappés de désespoir en voyant leurs compagnons mourir par centaines, alla s'asseoir à la chute du jour sur les sables de la baie de Panama, qu'avaient abandonnés depuis quelques heures les flots de la marée. Silencieux, terribles, regardant à l'Occident le soleil qui se couchait au-dessus de leur patrie lointaine, ils attendirent ainsi que le flot remontât. Bientôt, en effet, les vagues revinrent tourbillonner sur les sables de la plage et les malheureux se laissèrent engloutir sans pousser un cri de détresse."
Le malade près duquel Robert avait été appelé semblait comme ces infortunés toucher à cette heure où le désespoir reste maître des âmes abandonnées à elles-mêmes. Il laissait le flot mortel envahir son coeur et tarir lentement, mais sûrement, sa vie.
Le docteur n'avait pas répondu à la dernière parole de son client. Sa consultation était terminée et pourtant, il restait là, hésitant, sentant cet homme livré à ce désespoir sans remède et ne sachant comment offrir son aide.
- Vous êtes bien isolé dans cette chambre, dit-il enfin.
Voulez-vous que je vous envoie une garde?
Un pénible sourire passa sur les traits amaigris du malade, ses paupières se relevèrent.
- Une garde? Non, merci, je n'ai plus besoin de personne.
Et comme s'il eût craint en rejetant cette offre de blesser celui qui la lui faisait, il ajouta avec une expression d'excuse:
- Je suis habitué à ma solitude et je l'aime. J'ai appris à supporter même ces longues heures de la nuit où, bercé entre la veille et le sommeil que je n'atteins jamais, je parviens parfois à oublier le présent qu'aucun mouvement humain ne me rappelle. Dans la journée, une voisine s'est chargée des soins nécessaires et vient de temps en temps me donner ce qu'il me faut.
- Avez-vous quelque membre de votre famille que l'on peut prévenir de votre état?
Le malade répondit en rougissant:
- Aucun: je n'ai ni famille ni amis.
Il y avait une si douloureuse amertume dans la façon dont furent prononcées ces paroles que Robert lui tendit spontanément la main en disant:
- Croyez-le, il n'y a aucune curiosité de ma part à insister ainsi. L'isolement est difficile à supporter quand on souffre, c'est pourquoi je voudrais qu'il fût en mon pouvoir de vous l'épargner.
- Je ne doute nullement du motif de vos questions et je vous en suis reconnaissant, docteur; mais vous ne pouvez rien contre le mur infranchissable qui me sépare de mes semblables!
- En êtes-vous sûr?
- Non, rien! reprit doucement l'infortuné.
- Vous n'avez pas d'amis, dites-vous? répliqua Robert ému. Si vous voulez m'accorder ce titre, je suis prêt à l'accepter.
- Vous connaissez à peine celui auquel vous faites une si généreuse proposition.
- C'est vrai; mais vous souffrez, et toute créature humaine a droit, dans le malheur, à notre sympathie. D'ailleurs, je vous observe depuis ces quinze jours, et j'ai peine à croire que vous soyez indigne de l'estime et de l'attachement de vos semblables.
Robert avait fixé son regard sur le visage de son interlocuteur; celui-ci parut touché et répondit:
- Merci. Que ce Dieu auquel vous croyez vous récompense d'une telle parole! Vous ignorez quel bien elle me fait!
- Si vous avez besoin d'un service, comptez sur moi.
Le malade serra avec effusion la main du jeune Martelac.
- Je l'ai bien compris: votre âme est généreuse et loyale autant qu'il est donné de l'être à une âme humaine! Vous êtes jeune, mais votre profession vous a apporté plus d'expérience qu'on n'en a d'ordinaire à votre âge, et, par un privilège bien rare, cette expérience n'a pas défloré la noblesse de votre nature, comme il arrive à ceux qui heurtent trop souvent les misères morales et corporelles de l'humanité. Je vous ai vu à l'oeuvre depuis ces quinze jours, et je sais avec quel dévoûment vous traitez, non seulement le corps, mais l'âme de vos malades. Oh! si vous saviez!
Il avait laissé retomber la main de Robert et croisait les siennes avec abattement.
-Vous niez que nous ayons le droit de maudire la vie? reprit-il tout à coup. Quand elle torture notre âme et l'étreint dans un cercle infranchissable d'humiliantes douleurs, nous n'aurions pas le droit d'appeler la délivrance? Quand elle jette les lambeaux de notre coeur sur la voie que nous parcourons, nous devrions adorer la Puissance capable d'ordonner un si odieux martyre? Il nous faudrait courber le front sous ce joug honteux sans sentir un impérieux besoin de révolte pour soulever un pareil fardeau? Est-ce à une âme humaine ou à une brute inconsciente qu'on impose ce devoir?
Les yeux du malade brillaient; son visage sortait de la torpeur, et ses traits s'étaient empreints d'une amère ironie.
Le docteur, au lieu de le quitter comme il en avait eu l'intention, s'assit sur le siège placé près du lit et attendit en silence que cette émotion se calmât. Puis, doucement, il appuya sa main sur celle qui s'agitait fiévreusement sous la couverture.
- Que Dieu vous pardonne de telles paroles! dit-il. Votre martyre a dû, en effet, être bien terrible pour vous inspirer ces pensées, et toute la compatissante pitié de l'humanité passerait comme un flot inutile sur votre coeur révolté si la lumière d'en haut ne vient vous éclairer miséricordieusement. Le joug de Celui qui dirige notre vie, loin d'être un joug honteux, est noble, au contraire, et notre honneur est de pouvoir nous y soumettre volontairement. La grandeur de notre âme consiste à s'élever au-dessus des tortures dont vous parlez. La brute inconsciente, atteinte par la souffrance, se couche et meurt, incapable d'en triompher; mais l'âme humaine peut, d'un bond, s'élancer au-delà de cette vie douloureuse. Elle a pour perspective consolante l'éternité, près de laquelle disparaissent nos souffrances d'un jour.
Il se fit un silence entre les deux hommes.
Quelles pensées pesaient sur le coeur et sur l'intelligence du malade? Robert l'ignorait, mais il n'osa parler davantage; sa foi profonde avait jeté des accents convaincus devant les paroles révoltées qu'il venait d'entendre. A présent, il se taisait; car, il le sentait, il se faisait dans ce coeur un travail de déchirement, et il allait jeter au dehors un cri de détresse d'autant plus ardent que, depuis de longues années sans doute, il s'était renfermé en lui-même. L'isolement absolu dans lequel vivait le malade en faisait foi; aucun amour, aucune pitié même, n'avait adouci son supplice, et jamais il n'avait, en se versant dans un autre coeur, trouvé un soulagement à ses maux.
Mais l'heure de la confiance était venue, et, sous l'empire de la charitable compassion qu'on lui témoignait, il paraissait disposé à se détendre et à s'ouvrir.
- Docteur, votre vie est bien occupée, et chaque heure de vos journées est prise par l'accomplissement d'un devoir. Pourtant, j'ose vous demander de me consacrer un moment.
Le malade s'était redressé et regardait Robert en face. Certes, la pâleur moite de son front, ses tempes jaunies et creusées et la teinte terreuse de son teint, attestaient les ravages de la maladie; mais il semblait galvanisé par ses souvenirs et par le subit désir de se confier.
- Vous m'écouterez, n'est-ce pas?
- Je suis tout disposé à vous entendre, répondit le jeune Martelac, et vous ne sauriez douter de l'intérêt profond avec lequel je le ferai.
- Quand vous saurez tout, lorsque le douloureux mystère de ma vie vous sera révélé, vous comprendrez que la révolte soit entrée dans mon coeur; car mes fautes n'avaient aucune proportion avec l'expiation dont elles ont été suivies, et ce que vous appelez la justice de Dieu s'est appesanti sur moi d'une manière terrible.
- Vous oubliez que, sur cette terre, cette justice est conduite par l'amour, dit doucement Robert.
Le malade secoua la tête avec un geste de doute. Il était pour le moment incapable de comprendre et d'accepter une vérité si dure à ceux qui souffrent sans lever les yeux vers le ciel.
Redressé sur son lit, ses regards fixés sur le docteur, comme pour suivre dans sa physionomie l'impression causée par son récit, il commença, lentement d'abord, comme s'il eût eu peine à renverser la dernière digue élevée par son orgueil, l'histoire de sa vie.
Peu à peu, se laissant entraîner par l'intérêt évident rencontré dans son auditeur, il en vint à exprimer avec une ardente éloquence les souffrances auxquelles il était en proie depuis plusieurs années.
CHAPITRE XX
- Je me nomme Alain de La Croix-Morgan. J'appartiens à une ancienne famille du midi, dont quelques membres vivent encore et m'ont à jamais rayé de l'arbre généalogique, auquel mon nom ne saurait apporter que le déshonneur. Ils me croient mort, du reste, et se félicitent du silence fait autour de moi depuis de longues années.
La noblesse de ma famille remonte aux temps les plus reculés et se justifia, de génération en génération, par des actes glorieux qui prirent place dans l'histoire de notre pays. Si la vanité des distinctions humaines se retrouve au-delà du tombeau, et si les actions d'éclat gardent aux morts l'honneur tel que nous l'entendons ici-bas, mes ancêtres eussent dû tressaillir dans leur poussière et se lever comme une légion de héros pour foudroyer les misérables qui traînèrent injustement leur descendant dans les humiliations d'une cour d'assises.
Mais les siècles s'écoulent, indifférents pour ceux qui les suivent, et le bruit fait autour de mon nom ne réveilla aucune courageuse protestation de la part de mes parents, morts ou vivants. Le seul effort fait par ces derniers tendit à obtenir que le silence se fît le plus promptement possible sur moi, aussitôt après ma condamnation.
Riche et libre de bonne heure, par suite de la mort de mon père et de ma mère, dont j'étais l'unique enfant, l'histoire de ma jeunesse fut celle de beaucoup de jeunes gens trop tôt livrés à eux-mêmes. J'abusai promptement de ma situation, et, en peu de temps, j'eus dissipé la fortune laissée par mes parents. Obligé alors de chercher des moyens d'existence, j'obtins une position dans une banque importante dont le chef avait autrefois reçu quelques services de mon père. Grâce à ce souvenir et par égard pour le nom honorable que je portais, il voulut bien fermer les yeux sur les folies par lesquelles j'en étais arrivé à me réduire moi-même à la pauvreté et sur les habitudes légères auxquelles j'étais abandonné.
Je dois le dire, une fois accueilli par lui, il n'eut guère de reproches à me faire, et, sans être un modèle de travail et d'exactitude, je sus me montrer fidèle aux résolutions que j'avais prises. Si rien n'était venu me détourner de cette voie, peut-être eussé-je remonté peu à peu le courant. Je puis au moins l'affirmer, je fusse reste gentilhomme dans mon humble condition, et mon nom fût demeuré intact. Mais qui peut connaître et éviter l'écueil auquel doit se heurter sa vie? Nous marchons en aveugles, et seuls ceux qui, comme vous, docteur, croient à une direction venue d'en haut et s'abandonnent à elle, sont en sécurité, puisqu'ils sont convaincus que tout en ce monde arrive pour leur plus grand bien!
Malheureusement, un de mes anciens amis, me voyant dans une position si différente de celle dans laquelle j'avais été élevé, eut la malencontreuse idée de me marier avec une riche héritière d'infime naissance, et dont la fortune devait, ainsi qu'il est d'usage de le dire, redorer mon blason. Cet ami, compagnon de ma jeunesse, avait partagé mes folies et souvent les avait encouragées; je l'avais connu au collège, où j'ai passé quelques années, et il avait pris sur moi un ascendant auquel je dois certainement la mauvaise direction de ma vie. D'une classe inférieure à la mienne et d'ailleurs en contact fréquent avec tous ceux qui exploitent les jeunes gens vicieux ou désoeuvrés, il avait des relations dans un monde auquel j'étais étranger; sans souci de ma dignité et de mon bonheur, ce fut là qu'il me chercha une compagne.
Je le laissai agir avec une insouciance coupable; car, il faut l'avouer, mes principes étaient peu profonds; mes idées sur le mariage et sur les devoirs qu'il impose se ressentaient de mon éducation superficielle et n'avaient rien de sérieux. Je vis seulement dans l'union qu'on me proposait un moyen de reconquérir ma position indépendante.
Comment Nicolas Larousse a-t-il consenti à me donner sa fille? Comment elle-même se décida-t-elle à épouser un jeune homme qui ne possédait absolument plus rien? Voilà deux questions auxquelles je n'ai jamais pu donner une réponse satisfaisante. Le père fit, je crois, longtemps opposition à notre mariage, mais Marguerite, dont l'avarice était sans doute, par suite de sa jeunesse, moins profonde, céda peut-être à un mouvement de vanité dont elle se repentit promptement et finit par obtenir le consentement dont elle avait besoin.
Je soupçonne l'ami qui avait eu la pensée de cette union d'avoir eu beaucoup de peine à la mener à bonne fin, espérant lui-même en tirer profit si je parvenais à me rendre maître de la fortune de Nicolas. Pour ma part, je demeurai étranger à ses manoeuvres, me contentant de donner mon nom à une jeune fille inconnue, mais fort belle, je dois le dire, et au fond, méprisant le bonhomme auquel je faisais, à mon avis, un très grand honneur en consentant à devenir son gendre.
J'épousai donc Marguerite Larousse, fille d'un marchand d'antiquités qui vivait misérablement, mais possédait une fortune considérable, cachée soigneusement aux yeux du public par son avarice. Un hasard avait mis mon ami au courant de cette situation et lui avait suggéré l'idée de me proposer ce mariage.
Au nom de Nicolas Larousse, le docteur avait tressailli; mais ce mouvement échappa au malade, absorbé par son récit.
- Votre beau-père n'avait-il pas d'autres enfants que Mme de la Croix-Morgan? Demanda Robert.
- Ne l'appelez pas ainsi! dit vivement son interlocuteur. La plus grande faute de ma vie a été d'introduire cette femme dans une famille dont elle était indigne de faire partie. J'aurais pu en me mariant ainsi au hasard tomber sur une de ces douces créatures, aimantes et dévouées, comme on en rencontre parfois dans les plus pauvres milieux. Ce fut tout le contraire et je puis difficilement pardonner à la fille de Nicolas l'attitude prise par elle à l'égard de celui qu'elle avait accepté pour époux. Elle-même, du reste, a renoncé à porter mon nom.
Il y avait un profond ressentiment dans la façon dont furent prononcées ces paroles.
- Mais je me laisse emporter par mes souvenirs, reprit-il. Vous me demandez si cette femme était la fille unique de Nicolas? Non, il avait un fils, paraît-il. Ce fils avait quitté le pays depuis longtemps, après une jeunesse orageuse et de nombreuses disputes avec son père. N'entendant plus parler de lui, on le croyait mort et Marguerite était considérée comme devant être l'unique héritière du marchand d'antiquités.
- Comment s'appelait ce jeune homme?
- Marc, je crois. Je ne l'ai jamais vu et on n'en parlait jamais devant moi. Fort probablement, il repose depuis longtemps dans sa tombe.
Le docteur secoua la tête sans faire aucune réflexion; il remettait à plus tard les explications.
- Les préliminaires du mariage furent pénibles pour moi, continua le malade, sans se préoccuper des questions de Robert; mais décidé à ajouter cette folie à toutes celles que j'avais déjà faites, je pris mon parti de tout subir, espérant jouir plus tard du fruit de mon odieux calcul en devenant maître de la fortune de mon beau-père.
Tenez, docteur, vous devez me mépriser quand je vous montre ainsi à nu la misérable faiblesse de mon âme, capable, pour un peu d'or et de jouissances matérielles, de sacrifier sa dignité et ses plus nobles sentiments. Des années de malsains plaisirs et de honteuse liberté avaient amoncelé les ténèbres autour de moi et il a fallu un coup terrible pour dissiper ces nuages et me faire sortir d'un abaissement pour lequel je n'étais pas né.
J'avais compté sans Nicolas et sans sa fille, digne élève de son père; ils surent m'enlever le bénéfice que j'attendais de cette union. Ma femme n'avait et ne pouvait avoir avec moi aucune affinité de goûts et d'idées; nos éducations avaient été trop dissemblables. De plus, elle était dure, impérieuse, et tenait de son père des habitudes dont l'âpre économie creusait un abîme entre nous et révoltait tous mes instincts. Nicolas refusa absolument de se défaire en notre faveur d'une partie, si minime qu'elle fût, de sa fortune et grâce à cette avarice, je ne retirai aucun avantage de la triste alliance à laquelle je m'étais abaissé.
Mon ami, chargé de régler toutes les questions concernant mon mariage, avait stipulé que M. Larousse donnerait une dot à sa fille; mais à l'instigation de celle-ci et dans la crainte de me voir dissiper la somme convenue pour cela, mon beau-père ne lui donna jamais cet argent et il me restait assez de fierté pour renoncer à la réclamer, puisque ma femme elle-même désirait la laisser aux mains de son père. La seule chose faite pour nous par ce dernier fut de nous recevoir chez lui pendant les quelques années que je passai avec sa fille.
Ai-je besoin de vous dire combien l'existence entre ces deux êtres grossiers et avares me devint promptement intolérable? Je maudis souvent l'inepte insouciance avec laquelle j'avais consenti à nouer de pareils liens et à peine avais-je eu le temps d'apprécier le naturel de Marguerite, que j'éprouvai pour elle un éloignement surpassé seulement par l'aversion qu'elle ne tarda pas à me témoigner. Il me vint souvent l'idée de la fuir afin de m'épargner le supplice de vivre entre elle et son père. Que n'ai-je alors suivi cette tentation!
J'avais conservé ma place dans la banque et me rendais chaque matin à mon bureau, où je passais la plus grande partie de mes journées. Le temps employé à ce travail abrutissant, entre les chiffres et les paperasses, était alors le meilleur de mon existence. Sans prendre un goût réel pour de semblables occupations, je ne manquais jamais d'y consacrer les heures convenues avec le chef de la maison et il n'avait aucun sujet de m'adresser des reproches. Enfin, rendu un peu taciturne par mes ennuis domestiques, j'avais abandonné les compagnons de mes plaisirs passés et je m'étais rangé, comme on dit, bien que M. Larousse et sa fille, sans doute pour se fournir à eux-mêmes un prétexte de haine, affectassent de me croire livré comme auparavant aux égarements de ma jeunesse.
Un matin, le chef de la banque dans laquelle j'étais employé m'ayant demandé un travail pressé, je me levai de bonne heure et sortis pour me rendre à mon bureau avant que personne dans la maison de mon beau-père n'eût quitté sa chambre.
Lorsque je revins deux heures plus tard, ma femme, ouvrant brusquement la porte d'une pièce dans laquelle elle était à mon entrée, se précipita au-devant de moi; comme une furie, elle m'accueillit par des injures et des reproches sanglants auxquels je ne compris rien tant ils me semblaient étranges.
- Misérable assassin! s'écria-t-elle. Comment osez-vous reparaître dans cette maison? Votre crime ne restera pas impuni, croyez-le, et si Dieu n'a pas permis qu'il fût consommé, vous irez du moins l'expier pendant des années qui nous délivreront de vous!
Je la crus atteinte de folie en l'entendant parler ainsi et la regardai avec effroi; au lieu de m'emporter à mon tour comme j'avais le tort de le faire parfois à son égard, je la pris doucement par le bras et l'écartai de mon chemin afin d'entrer dans la chambre dans laquelle je savais trouver Nicolas. J'avais l'intention de lui demander l'explication de la conduite de sa fille. Mais quelle ne fut pas ma stupéfaction? Mon beau-père était étendu sur un lit, la tête bandée, entouré du docteur et de plusieurs hommes que je reconnus pour faire partie de ce qu'on appelle "la justice" et qui pour moi devait se montrer si injuste. Il était pâle et encore en proie à l'épouvante éprouvée pendant la nuit.
A mon aspect, il ferma les yeux avec terreur et j'eus un frisson inconscient en voyant les regards de ceux qui l'entouraient se fixer sur moi.
- C'est lui! murmura-t-il sans oser me regarder de nouveau.
Au moment où je vous parle, je revois cette scène, il me semble, cette chambre un peu sombre dans laquelle on avait transporté le blessé à la hâte, ces hommes sévères et méfiants par état, attendant dans un pesant silence la terrible révélation. Les siècles passeraient sur ma mémoire sans emporter dans leurs brouillards l'impression du premier moment où, sans même qu'elle se fût formulée dans mon esprit, la certitude d'une perte irréparable fit irruption en moi. Je ne savais rien, on ne m'avait rien expliqué; mais une étreinte horrible me serra le coeur, et sans rien demander, sans m'enquérir auparavant de ce qui était arrivé, je courus vers le lit en m'écriant:
- Que dites-vous? De quoi m'accusez-vous?
Le blessé s'était mis à trembler à mon approche; le docteur, debout à son chevet, me repoussa du geste tandis qu'un des assistants demandait à haute et intelligible voix:
- Monsieur Larousse, est-ce bien là celui que vous accusez?
Une seconde à peine se passa entre la question et la réponse; mais je le pense, l'horrible anxiété qui pesait sur mon coeur doit faire partie des tourments de l'enfer. Je regardai ce visage sec, ridé et jaune, entouré d'une bandage déjà imbibé de sang, et l'expression de mes yeux devait avoir quelque chose de semblable à l'épouvante de l'âme, attendant de la bouche du souverain juge la sentence d'éternelle réprobation.
- Oui, répondit Nicolas.
Je bondis de nouveau près du lit.
- C'est une infâme calomnie! Rétractez-vous! Vous êtes fou!
Cette fois, le blessé soutint mon regard et je vis tant de haine briller à travers ses prunelles que j'eus peur.
- Dites! dites! m'écriai-je, frémissant, ce n'est pas vrai!
Il y eut une minute de silence; on entendait à peine le souffle de ces respirations humaines presque interrompues par une solennelle attente.
- C'est lui! reprit Nicolas, distinctement et sans hésiter.
Etait-il trompé par une terrible ressemblance? Ou était-ce de propos délibéré qu'il me jetait dans le gouffre?
Je crus lire dans ses yeux la certitude de cette dernière hypothèse. A cet instant, sa fille fit irruption dans la chambre. Elle s'approcha de moi avec un regard où se concentrait toute la rancune amassée dans son âme depuis plusieurs années contre celui chez lequel un reste de sentiments élevés avait froissé ses instincts vulgaires. Avec une assurance plus convaincante que ses premiers emportements n'avaient pu l'être pour les témoins de cette scène, elle dit:
- Oui, c'est lui! Comment pourrait-on en douter? Mon pauvre père l'a parfaitement reconnu et a lutté vainement avec cet ennemi qu'il nourrit et abrite depuis tant d'années. Voyez, il était bâillonné avec ce foulard, que Monsieur de la Croix-Morgan portait encore hier soir au cou.
Avec quelle insultante ironie cette femme jetait à l'opprobre le nom de ma famille! Avec quelle haine elle le prononçait! Elle semblait lui en vouloir de la vanité à laquelle elle s'était laissée aller en l'acceptant.
- Il n'est pas rentré à l'heure accoutumée (c'était vrai, j'étais sorti dans la soirée et étais rentré vers minuit). Il a une clé de la maison. Lui seul connaît les habitudes de mon père et l'endroit où il serre son argent. Ne pouvant lui arracher des ressources pour reprendre la vie désordonnée qu'il menait avant notre malheureux mariage, il les a demandées au vol et n'a pas reculé devant le crime.
J'écoutais atterré, immobile, ce torrent de folies, car cela me paraissait tel, tombant sur ma tête et me surprenant, moi, léger, insouciant et méritant sans doute bien des reproches, mais honnête et droit, j'ose le dire, autant que peut l'être le plus honnête et le plus droit de mes semblables! Il me semblait que subitement la nuit s'était faite autour de moi et que je m'enfonçais dans les ténèbres.
Puis, peu à peu la lumière vint, atroce, épouvantable! Je commençai à comprendre, et sans que j'eusse posé une question, celles auxquelles on m'astreignit à répondre suffirent à me montrer l'odieuse chute que je faisais.
Nicolas Larousse avait été dévalisé pendant la nuit. L'auteur du vol l'avait surpris au moment où, avant d'aller se reposer, il était venu ouvrir sa caisse et se complaisait sans doute dans la contemplation de son trésor. En voulant défendre son or, il était tombé, poussé brutalement, dit-il, par le criminel et s'était fait à la tête une grave blessure. Le matin, on l'avait trouvé sans connaissance, baignant dans son sang, attaché solidement et bâillonné avec le foulard que je portais habituellement. Ce foulard s'était sans doute rencontré par hasard sous la main du coupable et il s'en était servi pour égarer plus facilement les soupçons. A femme, peut-être par erreur, car je n'ose la soupçonner de m'avoir accusé sciemment d'un crime dont elle me savait innocent, affirma me l'avoir vu au cou au moment où je sortais le soir de la maison et on en conclut que moi seul avais pu l'employer à l'usage auquel il avait servi.
Le blessé m'accusait et malgré tout ce qu'on put essayer, il persista dans ses affirmations d'une façon si assurée qu'il convainquit mes juges.
J'avais erré toute la soirée au hasard, écoeuré par les perpétuels reproches de Marguerite et fuyant cet intérieur déplorable; il me fut impossible de prouver ma présence nulle part à l'heure où le crime avait dû être commis. Je sortais parfois ainsi le soir et je marchais longtemps à travers les rues pour calmer la fièvre désespérée que me causaient les scènes pénibles auxquelles je me trouvais soumis.
Bien plus, par une aberration et une fatalité inconcevable, la domestique de la maison prétendit avoir entendu ma voix se mêlant à celle de mon beau-père vers onze heures. Naturellement, ma présence près de lui ne lui avait causé aucune alarme et elle était montée dans sa chambre sans s'en préoccuper.
Enfin, ma femme elle-même me déclarait coupable et me livrait à la justice avec une fureur sauvage, expliquée par son amour pour son père et par son aversion pour moi.
Que vous dirai-je, docteur? J'étais perdu. Je me débattais vainement contre les preuves accumulées devant moi. Comprenez-vous ce que ce peut être que de se savoir innocent et de se sentir écrasé par ces témoignages dont la brutalité renverse à tout instant les affirmations de votre propre conscience et vous éclaire d'une lumière menteuse? Alors, l'âme se sent envahie par une haine profonde contre la vie, contre les hommes aveugles et contre elle-même, incapable de faire éclater au grand jour cette vérité qu'elle seule connaît et qui la sauverait!
La justice s'empara de moi et je passai deux années dans une maison de détention, où mon plus affreux supplice fut l'écoeurant contact avec les gredins qui me prenaient pour leur pareil. Parfois, tout à coup, le rouge me monte au visage et une sueur froide couvre mon front au seul souvenir de cette honte. Il me semble avoir rapporté une souillure ineffaçable de ces rapports journaliers avec de pareils misérables au milieu desquels j'étais confondu!
CHAPITRE XXI
Le malade s'était arrêté et ses mains croisées s'étaient crispées dans un geste d'horreur pour le souvenir qu'il venait d'évoquer. De grosses gouttes de sueur perlaient sur ses tempes et le sang amené par la fatigue à ses joues creuses triomphait de leur pâleur maladive.
- Le véritable coupable n'a-t-il jamais été retrouvé? demanda
Robert.
- Jamais.
- N'avez-vous aucun soupçon?
- Comment en aurais-je? Personne ne venait chez mon beau-père et les clients qui entraient dans le magasin ne pénétraient jamais dans l'intérieur de la maison. Comme tous les avares soucieux de dérober leurs richesses dans la crainte de les exposer à l'envie, M. Larousse était défiant et prenait mille précautions pour cacher à tous sa position de fortune. Personne ne pouvait se douter en voyant son extérieur que cet homme économe et pauvrement vêtu eût chez lui des valeurs considérables.
- Sa famille devait savoir à quoi s'en tenir.
- Je ne lui ai jamais connu de famille. Peu lui importaient les liens de la parenté! Son unique souci était d'amasser l'or et de l'entasser; s'il en distrayait parfois une partie, c'était qu'une occasion se présentait de le placer à un taux exorbitant. Mais il aimait, d'ordinaire, à le garder chez lui afin de se procurer le suprême bonheur de l'avare: se repaître à loisir de la vue de son idole!
- Son fils? ce Marc Larousse… dit le docteur en hésitant.
M. de la Croix-Morgan tressaillit:
- Cette idée m'est venue quelquefois.
- Ah! Et pourquoi n'avez-vous pas alors communiqué vos soupçons à votre défenseur?
- Ils ne reposaient sur rien! Avais-je le droit de rejeter sur un autre, ne le connaissant même pas et n'ayant aucune raison à faire valoir pour expliquer ma pensée, le fardeau écrasant sous lequel je succombais? D'après quelques paroles échappées parfois à ma femme et à mon beau-père, je le savais, il est vrai, capable de tout. Mais on n'entendait plus parler de lui et Nicolas, après avoir redouté son retour, semblait le croire mort.
- Peut-être n'était-ce pour lui qu'une espérance.
- C'est possible. Je ne m'en préoccupais guère, et avec tout le monde, je considérais ma femme comme l'unique enfant du marchand d'antiquités. C'est seulement dans les longs silences de mes années de détention, lorsque mon imagination affolée creusait incessamment mes souvenirs dans l'espoir de découvrir le nom du coupable, que je songeai au frère de Marguerite.
- Si vous aviez seulement prononcé son nom, on l'eût cherché, on se fût renseigné et peut-être se fût-on convaincu de sa culpabilité.
- Vous semblez y croire? dit Alain en fixant ses yeux sur le visage du docteur. Quelle apparence pourtant y a-t-il à ce qu'après une absence d'un certain nombre d'années, il soit subitement revenu, sans être vu de personne que de son père?
- Le coup même qu'il méditait pouvait lui inspirer ces précautions. Les gens de son espèce sont habiles à combiner leurs projets.
M. de la Croix-Morgan secoua la tête d'un air de doute.
- Je crois qu'à ce moment-là, le fils de M. Larousse n'existait plus; son long silence à l'égard de son père, dont il ne devait pas ignorer les ressources, le prouverait au besoin.
- Une circonstance quelconque pouvait en être cause.
- C'est vrai. Mais les fils prodigues n'abandonnent pas si facilement et si longtemps un père riche, fût-il avare comme Nicolas Larousse! Personne ne connaîtra jamais la vérité, ajouta-t-il tristement. A ce moment-là, la justice ne vit que moi.
- Vos amis ne firent-ils aucune démarche pour vous sauver?
- Si, je trouvai dans mon malheur quelques dévouements. Non pas de la part de ma famille! Elle m'avait renié depuis ma ruine et surtout depuis mon mariage; au moment où je fus arrêté, ses membres se félicitèrent sans doute de n'avoir conservé aucune relation avec un malheureux capable de traîner leur nom devant la cour d'assises. Mais j'avais quelques amis, ils essayèrent de me disculper; puis devant les difficultés, leur zèle s'arrêta. Hélas! docteur, le malheur humiliant ne rencontre guère de défenseur convaincu! Les hommes craignent les éclaboussures qui pourraient rejaillir sur eux s'ils osaient se déclarer pour un accusé; ils aiment mieux douter de lui et accepter les apparences comme des preuves. Les témoignages rendus par les circonstances et surtout l'assurance de Nicolas, qui persista dans son accusation, l'impossibilité où je fus d'indiquer l'endroit précis où j'étais à l'heure du crime, tout était contre moi, jusqu'à ma vie légère et à la certitude que tous avaient autour de moi que l'appât de la fortune m'avait seul engagé à faire ce triste mariage. Mes ennemis dirent, et mes amis finirent par penser comme eux, que, attendant un héritage trop long à venir à mon gré, j'avais cherché par la force à m'en faire abandonner une partie. Et pourtant, mes mains sont innocentes d'un tel crime et ma pensée eût frémi d'indignation s'il se fût présenté à elle!
- Je vous crois! dit Robert simplement.
L'accent et le regard du malade l'eussent convaincu s'il n'eût eu des preuves de sa véracité et s'il eût pu douter un instant en voyant ce visage dont les lignes flétries accusaient la noblesse et la loyauté naturelles.
- Merci, docteur! Hélas! malgré mon innocence, la justice a suivi son cours, consacrant ainsi une erreur fatale. Elle m'a, il est vrai, condamné comme à regret dans la personne des jurés, qui semblaient, en prononçant leur verdict, chercher à diminuer ma peine le plus possible.
- Savez-vous ce que devinrent votre femme et son père?
- Le premier fut longtemps malade des suites de sa blessure et plus encore peut-être du chagrin causé par la perte des valeurs soustraites dans sa caisse et qu'on ne retrouva pas, naturellement. C'était ou c'est encore, car j'ignore s'il vit, l'être le plus rapace qu'on puisse voir et cela explique l'aversion qu'il me témoignait, mes habitudes et mes goûts étant en complet désaccord avec les siens. Quant à ma femme, au moment où, venant d'être condamné, je quittai la ville où nous habitions, je reçus une lettre d'elle. Après avoir renouvelé les injures et les reproches dont elle m'avait accablé, elle ajoutait: "Jamais mon enfant ne saura même le nom de cette noble famille dont le représentant va porter en prison ce qui lui restait d'honneur."
Car, pour comble de malheur, nous attendions un enfant, misérable petit être condamné à naître et à vivre dans cet infime milieu et dont l'ignorance au sujet de son père devait être un bienfait. Lorsque Nicolas fut rétabli, il quitta la ville avec sa fille, et quand, plus tard, je questionnai timidement, n'osant me faire reconnaître, j'appris que ma femme était morte peu d'années après la naissance de mon enfant. C'était une fille et l'on l'avait nommée Sarah Alain, lui laissant ainsi le nom de baptême de son père.
Au nom de Sarah, le docteur se leva brusquement. Depuis le commencement de ce récit, auquel il avait prêté une oreille attentive, il attendait ce nom. Sitôt que le malade eut parlé de Nicolas Larousse, Robert comprit qu'il avait devant lui le père de la pupille de Mme Martelac et sa pensée considérait avec admiration les voies de la Providence, le mettant en présence de celui dont il avait un soir recueilli l'enfant isolée en ce monde.
- Vous n'avez jamais entendu parler de votre fille? demanda-t-il.
- Jamais.
- Peut-être fussiez-vous, par quelques recherches, parvenu à la retrouver?
- A quoi bon? répondit M. de la Croix-Morgan avec découragement.
- Vous eussiez été moins seul ici-bas.
Le malade parut hésiter un instant, puis il dit doucement:
- Oui, j'ai parfois rêvé de sa tendresse d'enfant, surtout lorsqu'elle était toute petite et que je n'étais pas encore habitué à mon fardeau d'angoisses! lorsqu'un reflet de ma jeunesse montait à mon front et qu'oubliant la catastrophe qui m'avait brisé, je me croyais comme les autres hommes apte à jouir d'une innocente affection! Mais le rêve durait peu et se terminait toujours par le serment d'éviter à cette enfant le rejaillissement de ma honte. Depuis, elle a grandi, et sous l'influence de son grand-père elle n'a pu que devenir la copie de sa mère. Ma soif de la connaître s'est éteinte dans cette pensée.
- Qui sait? Il y a là-haut une puissance providentielle et elle veille sur l'enfance.
Alain secoua la tête d'un air de doute.
- Peut-être, au contraire, son âme s'est-elle formée à votre image et à celle de vos ancêtres.
- J'ai peine à croire qu'aucun de ceux-ci pût reconnaître dans la petite-fille de Nicolas Larousse une femme digne de lui! répondit amèrement le malade.
- Dieu veuille que vous vous trompiez! dit Robert.
Il avait été au moment de protester avec vivacité, mais ne voulant pas faire connaître immédiatement la vérité, il s'en était abstenu.
- A votre place, j'aurais pourtant essayé de la retrouver.
- Aurais-je pu lui faire partager mon humiliation et ma misère? Car je n'ai jamais eu un centime de cet or que j'étais accusé d'avoir volé et j'ai vécu avec peine pendant ces longues années. Que faire? Où me placer? Cette condamnation, en pesant sur moi, me fermait toutes les voies. Alors, j'ai essayé d'écrire et parfois, dans cette carrière, j'ai entrevu le succès succédant au travail dans lequel je trouvais un certain apaisement à mes maux, puis je n'avais même plus le courage de le poursuivre. Car le succès, c'est le bruit autour d'un nom d'auteur, et même caché derrière un pseudonyme, je ne saurais demeurer longtemps à l'abri de la curiosité du public, si avide aujourd'hui de jeter ses regards importuns dans le sanctuaire intime de ses favoris. Je dois donc vouloir le silence, où je puis cacher le passé.
Robert saisit avec compassion les mains de son interlocuteur et dit:
- Dieu est clairvoyant et bon. Il fera éclater enfin votre innocence.
- Vous croyez en Dieu, vous! Et cette croyance soutient votre espoir en une justice, même tardive. Pour moi, mes dernières croyances ont sombré dans le désastre de mon honneur.
- Ne parlez pas ainsi! Ne blasphémez pas Celui qui vous a durement éprouvé, c'est vrai, mais qui peut seul vous relever et vous consoler.
- Puis-je parler autrement?
- Ayez foi et confiance en Lui!
M. de la Croix-Morgan eut un geste d'incrédulité désespérée.
- Il vous faudra bien y croire pourtant lorsque sa Providence éclatera à vos yeux.
Le malade garda le silence, soit qu'il se refusât à contredire celui à la sympathie duquel il venait de donner un si grand témoignage de confiance, soit qu'épuisé par cette longue conversation, la fatigue lui imposât le silence. Il se laissa retomber sur l'oreiller et ses yeux creux et brillants se fixèrent sur le docteur. Celui-ci lui prit le poignet entre ses mains et constatant une fièvre ardente, suite des émotions renouvelées dans cet entretien, il jugea prudent d'attendre pour causer à Alain une secousse heureuse il est vrai, mais si peu attendue par lui.
- Croyez-moi, mon ami, dit-il, ne désespérez jamais.
La main de Dieu conduit les événements en dehors de toutes nos prévisions. Vous avez désormais en moi un véritable ami, et à nous deux, nous travaillerons à vous relever de ces humiliations si peu méritées! Je vous quitte pour aller voir mes autres malades. Reposez-vous et reprenez courage, voilà mon ordonnance pour aujourd'hui. Je vais en sortant prévenir votre voisine et la charger de préparer la potion dont vous avez besoin pour la journée. Demain, je reviendrai.
- Je veux vous remercier…
Alain s'était soulevé de nouveau pour exprimer ce qu'il éprouvait, mais Robert l'interrompit et le força à reposer la tête sur le lit.
- Plus un mot, maintenant! Je sais et je comprends ce que vous pensez; mais vous êtes épuisé. Je vous ai permis de parler longtemps, sachant le bien que pouvait faire à votre pauvre âme si éprouvée un peu de confiance, et je vous ai écouté en ami. A présent, le médecin parle et vous ordonne pour le moment un repos complet.
Docilement, M. de la Croix-Morgan, chez lequel une sorte d'atonie succédait à la surexcitation amenée par son récit, ferma les yeux, et Robert, ayant de nouveau appuyé le doigt sur son pouls et constaté cette excessive fatigue, sortit de la chambre et donna ses ordres à la voisine chargée du malade.
En rentrant chez lui et avant même de donner audience aux personnes qui attendaient sa consultation, Robert écrivit à sa mère, la priant de se rendre immédiatement à Paris avec Sarah. Les raisons qu'il lui donnait aussi succinctement que possible firent trembler d'émotion et de surprise les mains de Mme Martelac quand elle lut et relut la lettre de son fils.
- Sarah! Sarah! s'écria-t-elle, venez vite! Venez!
Celle qu'elle appelait si vivement, relevant sa robe d'une main et tenant de l'autre un petit arrosoir, s'en allait à travers l'allée principale du jardin, donnant ici et là un peu d'eau à des jacinthes et à des crocus qu'elle avait plantés avec soin et qui souffrant, croyait-elle, de la sécheresse, ne montraient pas assez promptement, à son gré, leurs fleurs printanières. Elle releva la tête, étonnée de l'empressement inusité avec lequel sa protectrice l'appelait, et vit Mme Martelac, une lettre à la main, et lui faisant signe de venir la retrouver.
L'arrosoir se versa, je crois, tout entier sur une tige de jacinthe, sans doute écrasée par cette avalanche, la pauvre! La jeune fille bondit jusqu'à la maison et fut en un instant près de la mère de Robert. Celle-ci s'était laissée tomber sur un siège. Elle tendit la lettre du docteur:
- Lisez et partons!
Sarah parcourut cette bienheureuse lettre, porteur de la nouvelle, et tombant à genoux près de sa mère adoptive, elle s'écria en cachant dans ses mains son visage rayonnant:
- J'en étais sûre! Quelque chose me disait qu'il vivait. Oh! que Dieu est bon!
Les préparatifs furent promptement faits et le soir même, la fille d'Alain de la Croix-Morgan et Mme Martelac partaient pour Paris, où Sarah n'était jamais allée mais dont les magnificences n'avaient aucune part dans son ardent désir d'arriver au plus vite.
La tête appuyée contre la vitre de la portière fermée à cause de la fraîcheur de la nuit, elle regardait sans les voir les villes endormies dans les vapeurs froides et blanches du brouillard, les campagnes solitaires baignées par le clair de lune et disparaissant les unes après les autres, rapidement traversées par le train qui l'emportait vers ce père inconnu, mais déjà aimé.
CHAPITRE XXII
Le lendemain de ce jour, Alain de la Croix-Morgan, un peu moins faible et surtout plus calme depuis ses confidences à Robert et depuis qu'il avait la certitude de l'amitié du docteur, avait essayé de se lever. Sa santé, gravement atteinte, ne permettait aucun espoir de guérison, et le jeune Martelac, ne pouvant se faire illusion, avait hâté la venue de Sarah et se promettait d'entourer d'un pue de bonheur les derniers jours de son malade.
Assis près de la fenêtre de sa chambre, Alain regardait tantôt le ciel bleu, illuminé d'un soleil de printemps, tantôt la rue, dans laquelle se croisaient les nombreux passants, heureux de jouir de ces premiers beaux jours.
Au loin, les tours de Notre-Dame élevaient leurs silhouettes noircies par les siècles et un pointillement d'or se projetait dans l'azur, dessinant la flèche élégante de la Sainte-Chapelle, ce joyeux précieux, plus digne de reposer sur le velours et le satin d'un écrin que tous les diamants de la terre.
Un bruit immense dans lequel se confondaient le roulement des voitures, les cris des mariniers de la Seine, les millions d'appels de voix, de chants qui se croisent et se mêlent dans cet amas de créatures humaines, s'élevait de la cité reine, bafouée, insultée par fois pour sa vanité puérile, son insolence élégante et son stupide amour du factice et de l'apparence et pourtant singée des autres capitales, obligées d'admirer son artistique amour du beau, son enthousiasme pour le grand et cet intelligent entendement de tout ce qui enlève l'humanité aux abaissements de la terre.
Misères et grandeurs, vices honteux et vertus sublimes, lâchetés et héroïsmes, Paris offre tout cela dans un étourdissant mélange. Ce jour-là, il rayonnait sous la physionomie pimpante et joyeuse qu'il sait prendre dès qu'arrive la belle saison. Comme une coquette vieillie et fatiguée de plaisirs, la ville élégante semblait maussade sous les brouillards et le ciel de l'hiver; mais dès que le soleil brille et que les feuilles pointent aux branches des arbres, elle sort jeune et pleine de vie de ses voiles glacés. Immédiatement, cet ensemble si disparate dont se compose la population parisienne se revêt d'une uniforme teinte de gaîté; le souffle tiède, en mettant des pousses nouvelles aux arbres et une nuance veloutée aux pelouses des squares, semble apporter une vie plus joyeuse aux classes laborieuses courbées sous un travail incessant.
Le ciel lumineux éclaire les hautes maisons si sombres l'hiver, il dore les murs noircis et égaie leur vieillesse d'un reflet de son azur. Dans les rues, les marchands de fleurs offrent leur récolte embaumée et la jeune ouvrière, toute frêle et pâle des privations et du froid de la mauvaise saison, ne sait pas résister à la tentation. Elle jette un regard sur la fraîche marchandise et commet la folie de fleurir son corsage d'un bouquet de violettes. Les vieillards, les malades, descendent dans la rue, et, tout heureux, s'en vont respirer dans le jardin voisin cet air nouveau qui leur fait éprouver un bien-être inconnu depuis de longs et tristes mois.
Le paysan, si dur que soit son travail, si pénibles que soient ses fatigues, est riche d'air et de lumière dans ces immenses étendues où s'écoule sa vie. Ceux-là seulement qui ont passé l'hiver parqués dans un modeste logis d'ouvriers, entassés dans une maison de Paris, savent apprécier un rayon de soleil et l'espoir, ou tout au moins l'adoucissement qu'il met au coeur quand il envoie sa flèche d'or à travers la fenêtre ouverte pour lui livrer passage.
Tout en laissant de temps en temps ses regards errer sur la foule qui remplissait la rue ou s'élever vers le ciel entrevu comme une longue bande bleue entre les maisons, Alain baissait parfois la tête et paraissait chercher à fixer son esprit sur un travail qu'il essayait.
Un crayon d'une main et un cahier de l'autre, il voulait écrire, mais l'imagination refusait de s'éloigner des douloureuses réalités de son existence. Il lutta vainement; les figures entrevues un instant fuyaient devant lui et se perdaient dans le vague sans lui laisser le temps de les saisir pour les retracer. Malgré la nécessité absolue de demander à sa plume le renouvellement des ressources épuisées par ces trois semaines de maladie, le pauvre homme se vit contraint d'abandonner son travail. Il reposa sur le dossier du fauteuil sa tête trop faible pour créer les fictions à peine ébauchées dans ses rêves et auxquelles il ne se sentait pas la force de communiquer la vie.
Ses yeux se fermèrent et une indicible expression d'angoisse passa sur son visage. Le besoin matériel allait-il donc aussi l'atteindre? Devait-il lutter contre la faim, ce mal terrible qui s'attaque aux entrailles même de l'humanité et lui arrache ses plus profondes lamentations? Irait-il échouer sur le lit d'un hôpital et dormir son dernier sommeil dans la fosse commune? La vie, après avoir placé son berceau au milieu des grandeurs de ce monde, se révervait-elle, l'ayant ballotté à travers les hontes et les humiliations les plus cruelles, de s'acharner sur lui jusqu'à son dernier souffle? N'aurait-il donc jamais ici-bas un instant de repos, ce malheureux qui n'espérait même pas, au-delà de la tombe, d'être consolé!
Ces questions se pressaient en foule dans son cerveau affolé. Si son imagination avait, du moins, la force d'exprimer sa souffrance, son cri, lui semblait-il, soulèverait le monde et traduirait cet immense concert de plaintes qui s'élève à toute heure de la terre vers le ciel! Mais ce cri eût été âpre, révolté et plus profondément désolé qu'aucun autre, puisqu'il n'eût pas porté en lui la croyance en cette bonté divine planant pour l'éclairer sur ce lieu de travail et de souffrance.
Immobile, abandonné aux cauchemars de la fièvre lente qui le consumait, il demeurait étendu; l'air entrait par la fenêtre ouverte et caressait doucement ses paupières closes sans lui apporter comme à tous l'adoucissant espoir des beaux jours. L'impossibilité qu'il venait de constater pour lui de se remettre au travail l'avait replongé dans le désespoir.
Tout à coup, on frappa à la porte de sa chambre:
- Entrez.
En prononçant ce mot, le malade s'était redressé et tournait les yeux vers la porte, qui s'ouvrit. Debout sur le seuil, Sarah se tenait, n'osant avancer.
- Allez et Dieu vous inspire! lui dit à voix basse le docteur
Martelac, qui l'avait amenée. C'est lui.
La porte se referma doucement et la jeune fille traversa d'un pas léger cette grande chambre nue et sombre, éclairée par l'unique fenêtre peu large près de laquelle se tenait M. de la Croix-Morgan. Ses formes sveltes et gracieuses, le mouvement lent, un peu craintif, et l'entrée si peu attendue de Sarah, amenèrent une expression de vif étonnement dans les regards du malade.
Etait-ce une de ces visions poursuivies sans succès un instant auparavant et qui, capricieuse et mobile comme tous les produits de l'imagination, se décidait à répondre à son appel?
Il suivait la jeune fille du regard comme s'il eût craint de la voir s'évanouir subitement. Tête nue, ses cheveux relevés sur la tête en un noeud d'où s'échappaient tout naturellement quelques légères boucles, les lèvres entr'ouvertes par l'émotion, ses grands yeux fixés sur lui, elle semblait une vague apparition, et il n'eût su définir en cet instant si elle tenait du rêve ou de la réalité.
Elle vint vers la fenêtre, et silencieusement se mit à genoux devant lui. Sarah ignorait ce qu'elle allait dire, et son coeur battait à se rompre sous ce regard qui la fixait avec la même persistance dont elle s'étonnait tant autrefois dans celui du portrait trouvé chez Nicolas. Immobile, les yeux levés vers M. de la Croix-Morgan et comme magnétisée par la ressemblance des traits qu'elle avait devant elle avec ceux de ce portrait si souvent contemplés depuis des années, la jeune fille comprit quelle étrange puissance a la voix du sang, faisant trembler le coeur de l'enfant devant l'image de son père inconnu.
- Mon père! dit-elle en croisant ses deux petites mains sur le bras du fauteuil.
A cet appel, le malade passa la main sur son front comme pour chasser un rêve.
- Mon père, reprit la jeune fille en tremblant, mon père, me voici.
D'un mouvement doux et calme, il appuya ses deux mains sur les épaules de Sarah et lui fit tourner son visage vers le jour.
- Comment vous nommez-vous? demanda-t-il.
Et comme, émue par le son de cette voix, elle hésitait un moment.
- Votre nom? reprit-il, toujours avec calme.
Le romancier et le poète sont moins étonnés que d'autres par les événements. Habitués aux brusques ressauts qu'ils décrivent dans leurs fictions, il leur semble les retrouver dans les secousses inattendues de l'existence, et leurs regards, encore empreints des rêves de leur imagination, voient parfois avec une singulière tranquillité les changements subits produits par la vie. La jeune fille mit sous les yeux du malade la médaille de son baptême:
- Sarah Alain, vous le voyez.
Il se frappa le front.
- Serait-ce vrai?
La réalité et le rêve se combattaient encore dans son esprit.
Il doutait.
- Je suis votre fille!
Cette parole résonna si doucement aux oreilles du malheureux qu'il se pencha vers Sarah et la considéra en silence. Tout à coup, entourant de ses deux bras cette jeune tête levée vers lui, il la serra dans une étreinte passionnée.
- O mon enfant! s'écria-t-il.
Un flot de pleurs monta subitement de ce coeur battu par la vie et coula de ces yeux qui, peut-être, n'avaient jamais pleuré depuis son enfance. Les années d'isolement, d'humiliation, s'évanouirent en face de ce regard jeune et pur, et un instant il crut entrevoir les clartés divines d'une vie régénérée et fière.
Toi! Enfin, je ne suis plus seul! disait-il en contemplant le visage de sa fille.
- Non, mon père, vous ne serez plus seul. Nous serons deux pour lutter contre le malheur dont vous avez souffert. Je serai si heureuse de vous apporter la consolation!
- Merci d'être venue! Le docteur a raison, il y a une
Providence, je ne saurais en douter en ce moment!
Les bras passés autour du cou de Sarah, M. de la Croix-Morgan parla longuement. Qui sait ce qu'il raconta dans ce subit épanchement? Les paroles s'échappèrent de ses lèvres, pressées, rapides, ardentes. Comme le forçat, rendu à la liberté, ne regarde pas en arrière et s'élance vers l'horizon ouvert devant lui; ainsi le malade oubliait le passé en voyant s'avancer vers lui cette tendresse inconnue et qui tout à coup faisait battre son coeur d'un sentiment nouveau, bien qu'il lui semblât avoir existé de tout temps dans les fibres intimes de son être.
Hélas! Ce bonheur ne dura qu'un instant. L'âme courbée sous la honte ne peut longtemps oublier le poids qui pèse sur elle. Le souvenir soudain de son fardeau humiliant s'empara de M. de la Croix-Morgan et il sentit un morne désespoir succéder à cette joie d'un moment. Sa fille allait douter de lui et rougir de son passé.
Sarah vit s'obscurcir son regard rayonnant.
- Mon père, lui dit-elle, je vous apporte le bonheur.
Il eut un triste sourire:
- Pauvre enfant, le bonheur n'est pas fait pour moi!
Il l'avait relevée et l'avait fait asseoir près de lui.
- Ne vais-je point, au contraire, jeter par mon nom seul un voile sur ta vie?
- Le docteur m'a tout dit.
Il baissa la tête.
Sarah prit ses deux mains dans les siennes et les baisa tendrement:
- Je le sais, vous êtes innocent!
Il eut un mouvement désespéré:
- Qui te le prouve? En ce moment, tu le crois. Mais viendra le jour peut-être où, toi aussi, tu douteras!
Elle fit un mouvement de dénégation.
- Mieux vaudrait alors pour moi n'avoir jamais connu la joie de cette heure!
- Mon père, dit la jeune fille, Dieu m'est témoin que je n'eusse jamais douté de vous! Mais le public n'a pas les mêmes raisons que moi de croire en vous; aussi la Providence a remis entre nos mains la preuve de votre innocence.
- La preuve? répéta le malade.
Une émotion profonde se lisait sur ses traits bouleversés. L'apparition de sa fille l'avait remué jusqu'au fond du coeur; elle avait infiltré dans son âme un apaisement réel. Et pourtant, il restait au fond de son être une douleur intense, brûlante; il se sentait marqué de la trace ineffaçable du déshonneur et cette pensée avait submergé sa joie d'un moment. Mais voilà qu'en lui rendant son enfant, Dieu, du même coup, éteignait cette atroce souffrance du mépris de ses semblables et Alain, à cette annonce, regardait sa fille avec un sentiment de bonheur qui touchait à l'angoisse. Ses yeux interrogeaient Sarah.
- Oui, nous avons la preuve de votre innocence, reprit celle-ci. Le docteur Martelac a voulu me laisser la joie de vous faire connaître son existence et de la remettre moi-même entre vos mains. La voici.
Elle lui présentait la déclaration signée de Nicolas reconnaissant son fils, Marc Larousse, pour le véritable coupable.
- C'était bien lui! murmura M. de la Croix-Morgan. Mes pressentiments ne m'avaient pas trompé.
- Le coupable a avoué sa faute; malheureusement la mort a interrompu son aveu, et, pendant bien des années, ignorant votre véritable nom et même celui de la ville dans laquelle vous aviez été jugé, nos démarches sont demeurées stériles. Enfin, vous voici, et désormais, nous serons ensemble et nous arriverons à vous faire rendre justice!
Elle s'était levée, vaillante et fière, et sa tête un peu pâle, mais dont les traits délicats empruntaient tant de charme à l'éclat de ses yeux noirs, se trouvait illuminée par un rayon de soleil. Placée devant la fenêtre, un coin du ciel bleu formait le fond sur lequel sa petite personne se détachait, et le printemps qui rayonnait au dehors l'entourait de ses effluves attiédies.
- Vous verrez, mon bon père, comme nous serons heureux maintenant! dit-elle avec conviction.
Il la regardait, attendri. La jeune fille, sa fille à lui, le pauvre homme! lui parut à cet instant la personnification même de ce printemps qui chantait dans toute la nature. Il lui tendit les bras, et, vaincu par cette émotion profonde, le coeur de l'infortuné éleva vers le ciel un ardent remercîment.
- Je le suis, Sarah, je le suis déjà, et cet inconnu, qu'on nomme ici-bas le bonheur, vient d'entrer avec toi dans ma vie! Dieu soit béni! ce Dieu que, toi aussi, tu dois aimer et servir! Il m'a bien fait souffrir, mais cet instant efface toutes mes souffrances!
CHAPITRE XXIII
La santé de M. de la Croix-Morgan déclinait rapidement. Un instant, la joie qu'il avait éprouvée lui avait rendu une apparence de forces; mais la réaction s'était promptement faite, et Sarah, elle-même, malgré sa jeunesse et les moments d'espoir qu'elle devait à son âge, conservait peu d'illusions.
On avait transporté le malade dans un petit appartement loué par Robert, et Mme Martelac et Sarah entouraient de leurs soins affectueux les dernières semaines de son existence. Robert passait là toutes ses heures de liberté, épuisant les ressources de sa science afin de prolonger cette vie si durement éprouvée et dont le déclin venait d'être consolé par la présence et la tendresse de la jeune fille. Celle-ci, heureuse d'accomplir un devoir qu'elle n'ose plus espérer de remplir longtemps encore, comble son père d'attentions filiales et le distrait parfois par cette gaîté inhérente à la jeunesse et dont elle ne saurait se défaire entièrement, même aux jours les plus douloureux.
Le visage de Sarah n'a pas une beauté parfaitement régulière, mais il possède au suprême degré ce qu'on est convenu d'appeler: "le charme", ce je ne sais quoi d'attractif qui brille dans le regard et répand son expression sur l'ensemble des traits.
Agenouillée devant la cheminée dans laquelle il y a un peu de feu, bien qu'il fasse déjà presque chaud et que la fenêtre soit entr'ouverte, nous la trouvons occupée à surveiller une cafetière contenant la tisane ordonnée pour son père. Son visage, penché vers la flamme qui s'échappe du menu bois allumé pour cette préparation, en reçoit un reflet rose, et ses cheveux châtains, un peu crêpelés, forment une ombre fine et douce sur son cou.
Mme Martelac, assise près de la fenêtre, tricote activement, et, de temps en temps, lève les yeux pour regarder Sarah aller et venir à travers la chambre ou pour examiner la figure fatiguée du malade. Sans doute, cet examen ne lui apprend rien de bon, car la vieille dame arrête en ce moment sur sa fille d'adoption un regard dans lequel se lit une affectueuse pitié. Le docteur cause avec M. de la Croix-Morgan. Celui-ci se lève encore chaque jour pour s'installer dans son fauteuil, mais le soleil, en l'éclairant, permet d'apprécier les ravages faits dans toute sa personne par la maladie.
L'aspect des deux hommes diffère essentiellement. Robert est fort, brun; sa physionomie calme et ferme semble refléter la force de son âme, qui n'a jamais dévié un seul instant de la ligne droite. Sa personne énergique ne connaît d'autre fatigue que la saine fatigue du travail. Alain est grand, mince, blond; sa taille, aujourd'hui courbée par la maladie, a dû être élégante. Dans ses traits revêtus de ce je ne sais quoi d'un peu efféminé qu'on nomme "la distinction" et qui semble être le plus habituellement le résultat du raffinement des races, une certaine faiblesse se combine visiblement avec la fougue d'un caractère qui a subi longtemps le joug des passions. Leur empreinte, mêlée d'une amère révolte contre la fatalité qui a humilié une âme fière, reste marquée sur ce front blanc, rayé prématurément par des rides, dans ces yeux bleus dont le regard hésitant semble raconter la lutte sous laquelle il a dû se courber pendant tant d'années et dans ces lèvres fines, légèrement agitées à la moindre émotion.
Il y a peu de différence d'âge entre ces deux hommes; mais le docteur, dans toute la force d'une jeunesse qui touche à son déclin, semble à peine parvenir à la maturité de la vie, tandis que son malade, usé par ses folies et par le malheur dont elles ont été suivies, se trouve épuisé et sans ressort contre le mal auquel il succombe.
Tout à coup, Mme Martelac, après avoir regardé dans la rue, tourne la tête vers l'appartement.
- Sarah, venez donc voir Mlle Nissel, elle passe de l'autre côté de la rue.
Sarah se relève vivement et vient vers la fenêtre en disant:
- Oh! je suis curieuse de la voir.
Elle se penche au-dessus de la rue et ses regards suivent avec une expression singulière une grande jeune fille blonde, dont le profil se reflète dans les devantures des magasins le long desquels elle passe avec toute l'élégante vivacité d'une démarche essentiellement parisienne. Elle est suivie à une petite distance par une femme de chambre, et Sarah ne la quitte des yeux qu'au moment où, tournant l'angle de la rue, elle disparaît.
- Elle est belle femme, n'est-ce pas? dit Mme Martelac.
- Oui, répond Sarah en rougissant.
Un regard jeté vers une glace placée sur le côté lui a montré sa petite taille, bien que parfaitement proportionnée. Est-ce la comparaison involontaire qu'elle a faite d'elle-même avec la jeune fille de la rue que la petite-fille de Nicolas doit le vif incarnat répandu sur ses joues?
- Elle ne paraît pas jolie, reprend-elle timidement.
- Non, mais la beauté est peu de chose, répond vivement Mme Martelac, en jetant un regard vers son fils, comme pour s'assurer qu'il n'a pas entendu.
- C'est vrai, dit Sarah.
- Elle est agréable, sinon belle.
- Et peut-être très bonne, cela est le principal.
On voit que Sarah fait un effort pour faire cette remarque, et
Robert, qui a levé les yeux, la regarde en souriant.
- De qui parlez-vous ainsi? demande M. de la Croix-Morgan.
Absorbé par sa conversation avec le docteur, il n'a pas remarqué le petit incident qui vient de se produire et entend seulement les dernières paroles de sa fille.
- D'une charmante personne, très riche et parfaitement bien, dit-on. Robert n'est pas de cet avis.
- Par exemple! s'écrie le docteur; avec une indignation dans laquelle on peut deviner une nuance d'ironie.
- Pourtant, tu refuses de faire sa connaissance!
- Ai-je besoin de connaissances de ce genre? répond le jeune homme en riant. D'ailleurs, comment osez-vous me reprocher d'avoir refusé de la voir? Hélas! sa vue m'a coûté assez cher!
- Tu l'as vue?
- Mais oui, reprend Robert avec un calme superbe, et qui fait ouvrir tout grands les yeux de Mme Martelac.
La bonne dame a repoussé sur son front lisse les lunettes dont elle se servait, et regarde son fils avec étonnement.
- Où l'as-tu vue?
- A une vente de charité, et j'ai payé d'un billet de cent francs une affreuse petite blague au crochet qu'elle m'a affirmé être sortie de ses blanches mains, et dans laquelle je n'ai même pas la consolation de pouvoir mettre mon tabac, parce qu'il s'est fait un noeud à la cordelière qui la ferme et je ne sais comment faire pour l'ouvrir.
- Tu es généreux!
- C'était à prendre ou à laisser! Elle m'encourageait de son plus doux sourire à me défaire en sa faveur de mon billet de cent francs, et je voyais les regards envieux d'un essaim de jeunes vendeuses qui nous examinaient et devant lesquelles elle eût été humiliée si j'eusse refusé sa marchandise.
- Tu t'es laissé toucher, c'est de bon augure!
Robert lève les épaules en souriant.
- N'en concluez rien, ma mère, vous auriez tort.
Sarah paraît ne pas faire attention à la conversation; pourtant, certainement, ses yeux, qui ont repris subitement leur expression mélancolique, ne saisissent plus guère le mouvement de la rue, bien qu'ils semblent le regarder. Son père a jeté un furtif regard de son côté et reprend doucement en s'adressant à Robert:
- Je crois comprendre le motif de votre mère, mon ami. Elle a raison, vous deviez vous marier.
- N'est-ce pas? dit avec empressement Mme Martelac. Que ne pouvez-vous le convertir à cette idée?
Le plus cher désir de la mère du docteur est de voir son fils se créer un intérieur et oublier ainsi complètement la déception éprouvée par son amour pour sa cousine Anne.
Le docteur garde le silence et continue à couper lentement les feuillets d'un livre qu'il vient d'apporter à l'intention de Sarah.
- Il ne veut entendre parler d'aucun mariage, reprend Mme Martelac en jetant un regard de maternel reproche du côté de son fils. Pourtant, ajouta-t-elle en baissant la voix, j'avais fait un si bon rêve de bonheur pour lui!
Robert, à ces mots, fait un brusque mouvement, et M. de la Croix-Morgan, qui le regarde, remarque qu'il a pâli subitement.
- Et pourquoi notre cher docteur repousse-t-il ce rêve? demande-t-il.
- Il affirme que l'amour maternel seul a pu lui donner naissance.
- L'amour maternel voit clair peut-être! murmure le malade.
La vieille dame soupire et reprend:
- Il est intraitable, et je n'ose plus en parler. Mais une femme bonne, attentive et affectueuse lui ferait un intérieur agréable, ce qu'il n'a pas lorsqu'il est seul à Paris.
- Vous croyez, ma mère, que je trouverais tout cela dans une de ces charmantes poupées de salon dont on vous parle? demande Robert.
Le ton avec lequel il pose cette question a quelque chose d'amer qui ne lui est pas habituel et dont M. de la Croix-Morgan est frappé.
- Mlle Nissel est pieuse et sérieuse, assure-t-on.
- On le dit toujours de la jeune fille que l'on veut faire épouser à un homme de ma profession, n'aimant guère le monde et ses frivolités.
- Alors, cherche une autre jeune fille.
Le docteur secoue la tête sans rien répondre, et Sarah s'étant décidée à quitter la fenêtre pour revenir surveiller la tisane, la conversation change. Mais M. de la Croix-Morgan, dont la pâle figure a pris une expression soucieuse, suit longtemps des yeux la personne de sa fille allant et venant dans la chambre. Puis, ses regards se reportent avec hésitation sur le grave visage du docteur; il semble chercher le mot d'une énigme dont il entrevoit la solution.
Encore quelques semaines, deux ou trois tout au plus, et le dernier jour arriva pour cet homme durement éprouvé. Il s'éteignit doucement, et son lit de mort s'éclaira de clartés pieuses, entouré comme il l'était par Robert et par les deux femmes. Il accepta le consolations de la religion, et le prêtre amené à son chevet entendit tomber de sa bouche repentante le pardon chrétien pour ses bourreaux, pardon auquel devait répondre du haut du ciel celui de Dieu lui-même.
Peu d'heures avant de finir, il pria le docteur de rester seul avec lui.
- Docteur, lui dit-il, le temps s'en va pour moi, vous ne m'en voudrez pas de mes paroles?
Robert s'était assis près de lui, il répondit doucement:
- Vous pouvez parler, mon ami. Vous savez si ma mère et moi nous vous sommes sincèrement attachés!
- Est-il vrai que vous ayez renoncé pour toujours au mariage?
Dites-moi la vérité.
Et comme le jeune homme avait tressailli à cette question:
- Pardonnez à un mourant, reprit-il. J'avais cru saisir quelque chose,… mais peut-être est-ce un sentiment fugitif qui ne saurait prendre aucune consistance. Sarah…
- Sarah est notre enfant, interrompit le docteur, comme s'il eût craint les paroles qui allaient suivre. Ne vous tourmentez pas à son sujet. Je vous jure de veiller sur elle et de l'aimer toujours avec une tendresse paternelle.
Le mourant leva avec indécision ses regards vers lui.
- J'avais cru que peut-être… Elle est bien jeune, c'est vrai, mais c'est une femme sérieuse; élevée par votre mère et par vous, elle me semblait digne de devenir votre compagne.
Une violente rougeur monta au visage de Robert.
- Ce serait égoïsme de ma part, dit-il. L'enfant aimera un homme jeune comme elle, et jamais je ne me mettrai entre elle et son bonheur.
- Son bonheur! murmura M. de la Croix-Morgan. Qui vous dit qu'elle ne le trouverait pas près de vous?
- Comment pourrai-je le croire?
La voix de Robert tremblait en posant cette question. Le mourant lui tendit la main.
- Dans un an, demandez-lui ce qu'elle en pense et n'écoutez pas les scrupules délicats qui éloigneraient d'elle et de vous l'avenir préparé par Dieu même. Croyez-moi, un homme qui va mourir est bien clairvoyant quand il lit dans les regards de son enfant!
Le jeune docteur serra la main moite qui se tendait vers lui et dit:
- Je vous promets de faire tout au monde pour donner à Sarah un bonheur en rapport avec ses désirs.
Un dernier rayon de joie passa à travers les voiles dont commençaient à se couvrir les yeux du malade.
- Merci, dit-il d'une voix éteinte.
Puis, avec un effort:
- J'ai foi en vous et je vous la confie!
CHAPITRE XXIV
- Oui, Sarah, vous êtes appelée à être heureuse. Pourquoi en doutez-vous?
- Heureuse! Moi? répond la jeune fille vivement.
Puis elle ajoute avec douceur:
- J'espère l'être toujours comme je le suis aujourd'hui.
- Mieux que cela! reprend Anne en souriant. Votre plus cher rêve se réalisera.
Sarah secoue la tête avec incrédulité.
- Vous êtes donc aveugle? demande Mme Tissier.
- Aveugle? Non certes! Et c'est parce que je ne le suis pas que je vois clairement combien vous l'emportez sur moi, Anne. Vous êtes bonne, belle, très riche. De plus, le docteur vous a toujours aimée.
En disant ces paroles, le regard pensif de la jeune fille suit distraitement le vol d'un papillon, dont les ailes à peine teintées de jaune se détachent comme une fleur subitement éclose à travers une touffe de Reine-des-Prés penchées au bord de la rivière.
Assises près du Clain, par une chaude après-midi de la fin de l'été, Anne et Sarah causent confidentiellement. Les feuilles d'un bouquet de peupliers qui se mirent dans l'eau tombent autour d'elle; le vent les détache et en emporte quelques-unes dans le courant. Il les roule lentement jusqu'à ce qu'elles se trouvent arrêtées par une touffe de roseaux qui termine leur voyage. La jeune femme a voulu profiter de cette belle journée et est allée chercher sa petite amie pour lui proposer une promenade. Lassées par une longue course, elles se reposent en considérant la campagne, si belle à ce moment de l'année.
Devant elle, la ville est cachée à leurs regards par un rideau d'arbres plantés de l'autre côté de la rivière. Dans cette prairie fraîche, petite et entourée de haies élevées comme d'une couronne de verdure, on se croirait isolé du monde entier; le terrain, derrière le pré, se relève subitement pour former une colline couverte de bois. A droite seulement, une étroite échappée permet d'apercevoir une longue étendue de la vallée, à travers laquelle le Clain promène ses eaux entre deux rives vertes qui se perdent peu à peu dans un vague horizon doré de soleil. Au-dessus, les arbres, en rejoignant le feuillage léger de leurs cimes, découpent le bleu du ciel comme une dentelle.
- Folle! Robert ne songe plus à moi depuis bien longtemps. En revanche, ses graves regards s'arrêtent sans cesse sur une charmante petite personne de ma connaissance.
- Vous croyez?
Sarah questionne anxieusement Mme Tissier, avec l'espérance évidente d'avoir une réponse identique à celle de son coeur. Elle serait bien déçue s'il en était autrement.
- Certainement, je le crois. Mon cher cousin vous aimait autrefois comme une enfant; mais son amour a pris une autre forme à présent et il ne tient qu'à vous d'être heureuse.
Les yeux de Sarah rayonnent et leur éclat profond exprime la joie qu'elle éprouve en entendant ces paroles.
- Il est si sérieux!
Dites donc: Et si bon! si grand! si dévoué! reprend Anne en plaisantant. Vous le pensez, n'est-ce pas?
La jeune fille baisse la tête en rougissant. Mme Tissier l'embrasse avec affection et reprend:
- Allons, je vous taquine méchamment. Tout le monde pense comme vous à son sujet.
- Je ne suis pas assez bonne pour être sa femme.
-Il vous aidera à le devenir. D'ailleurs, vous l'êtes, il me semble, pas mal comme cela!
Sarah sourit.
- Tenez, pour vous faire oublier ma méchanceté, voulez-vous un trait de mon cousin?
- Lequel? demande la jeune fille avec empressement.
- Oh! il y en a beaucoup, car sa vie se passe à faire le bien. Mais celui-ci est inédit, je vous le jure! Ce n'est pas lui qui l'a publié, du moins et comme le père de ceux qui en ont été l'objet est resté longtemps sans savoir à qui adresser sa reconnaissance, personne ne pouvait le raconter. Je vous engage toutefois à n'y pas faire allusion devant Robert, si vous ne voulez voir se froncer son front sévère. Je l'ai appris ce matin même dans ma tournée de pauvres. Pendant son séjour ici l'hiver dernier, il a tiré de l'eau les deux enfants du père Maurel, le jardinier qui habite au bas de Blossac, vous savez? Mon cousin passait, paraît-il, un soir après le coucher du soleil, le long de la rivière quand il entendit des cris. C'étaient ces petits garçons qui en jouant venaient de tomber dans l'eau glacée. Il commençait à faire nuit, m'a dit le père Maurel et le Clain est là comme en bien des endroits très dangereux. Robert n'a fait ni une ni deux, il s'est jeté à l'eau, au risque d'attraper la mort, a saisi avec grand'peine les deux enfants, lesquels heureusement se tenaient serrés l'un contre l'autre et les a rapportés, péniblement vous pouvez le croire, chez leurs parents qui ne se doutaient de rien. Imaginez-vous qu'il leur ait dit son nom? Ah! bien oui! Il l'a caché soigneusement au contraire comme si ce fût lui qui les eût jetés à l'eau!
- Il ne nous a jamais parlé de cela!
- Sans doute! Mon cher cousin fait le bien en se cachant, comme les autres font le mal.
- Comment le père Maurel a-t-il su que c'était lui?
- Le docteur fut obligé de se sécher à la flamme allumée immédiatement chez le jardinier et celui-ci voulant, vous le pensez, connaître le sauveur de ses enfants, l'a bien examiné afin de pouvoir se le faire nommer. Il y est parvenu difficilement, Robert n'habitant pas Poitiers d'ordinaire; mais enfin, il le sait depuis hier et il est venu hier soir voir mon cousin pour le remercier, ce que celui-ci a paru trouver inutile pour si peu de chose! Vous ne saviez pas cette bonne action, n'est-ce pas?
- Non, mais ce n'en est qu'une de plus à son actif et je le sais capable de faire beaucoup de bien.
- Vous avez raison et rien en peut étonner de lui sous ce rapport.
- Qu'allez-vous devenir, Anne, si vous n'épousez pas votre cousin? J'avais toujours pensé que vous étiez destinée à devenir sa femme et je croyais qu'il l'espérait, puisqu'il refuse tous les autres partis.
En posant cette question, Sarah se penche curieusement vers son amie, dont les beaux yeux suivent avec attention, semble-t-il, les capricieux dessins qu'elle trace du bout de son ombrelle à travers l'herbe touffue.
- Oh! je le sais, reprend la jeune fille, vous pouvez rester comme vous êtes en ce moment et votre vie est très employée, très occupée; l'avenir n'a pas sujet de vous embarrasser. Je vous adresse là une question oiseuse!
Anne secoue la tête en souriant; puis la relevant tout à coup:
- Et pourtant j'ai l'intention de me remarier.
- Avec qui, alors?
La figure de Sarah exprime un profond étonnement.
- Je ne me figure pas vous voir mariée avec un autre qu'avec le docteur!
- L'homme propose… Vous savez combien il arrive souvent que Dieu dispose, comme le dit le proverbe! Autrefois… il y a bien des années! Peut-être avais-je à peine l'âge de raison, mon père rêvait déjà en effet de m'unir à mon cousin. Plus tard, lui-même adopta ce projet. Et pourtant, il en a été autrement. Robert m'a oubliée et de mon côté, je puis avouer devant vous que jamais, malgré ma profonde estime pour lui, je ne me serais prêtée volontiers au désir de nos familles. Heureusement la providence a pris soin d'amener dans la maison des Martelac une compagne digne de notre cher docteur.
- Mais enfin, qui épousez-vous?
- Vous êtes bien intriguée!
- Vous me faites languir! Dites-moi vite son nom?
Dans son impatience, Sarah s'est levée d'un bond et se tient debout devant Anne, sans quitter du regard le beau visage dont l'expression mystérieuse la taquine.
- Le capitaine Hilleret!
- C'est donc pour arranger ce mariage qu'il est venu en congé ici il y a peu de temps?
Mme Tissier incline la tête:
- Je ne me suis doutée de rien! Suis-je naïve!
- Et ce qui est mieux, vous vous mettiez martel en tête au sujet de Robert, me faisant l'honneur de croire qu'il pensait encore à moi!
- Mais alors, vous allez nous quitter? reprend Sarah, subitement redevenue grave.
- Pourquoi cela?
- Pour suivre votre mari là-bas.
- Rassurez-vous. Je ne puis abandonner mon père, trop âgé maintenant pour rester seul ici, et M. Hilleret, en se mariant, abandonne sa carrière. Il viendra se fixer à Poitiers.
Sarah se jette à genoux près de son amie et l'embrasse avec effusion:
- Quel bonheur, alors! Je vous garde et je vous félicite de ce mariage, car le docteur aime tant son ami! M. Hilleret doit lui ressembler! Mme Martelac connaît votre décision?
- Ma tante est depuis longtemps au courant. Allons, vous n'avez plus peur de me voir vous enlever le coeur de Robert?
- O Anne, répond la jeune fille, vous me jugez mal! Je ne suis pas jalouse.
- Non, mais vous eussiez souffert, avouez-le?
- Peut-être. Mais j'aurais été vaillante! Le bon Dieu n'est-il pas là pour nous aider à supporter toutes les peines, quelles qu'elles soient?
- Celle-là, du moins, vous sera épargnée.
- Il finira toujours par se marier. Sa mère le désire vivement et moi-même je le souhaite pour son bonheur.
Il y a dans ces paroles une teinte de tristesse qui n'échappe pas à Mme Tissier
- Vous êtes incorrigible! Vous ne croirez à l'affection de Robert, que lorsqu'il ne vous restera aucun refuge pour abriter votre doute obstiné!
- Je suis une enfant vis-à-vis de lui et un homme si grave n'a pu songer à moi!
Anne lève légèrement les épaules en souriant:
- Incrédule! Il vous aime et vous épousera. A moins que chacun de vous, par excès de délicatesse, vous ne passiez près du bonheur sans le saisir.
Sarah garde le silence. Appuyée contre un saule dont les branches vertes sortent d'un tronc presque complètement réduit à son écorce sillonnée de rides, la jeune fille regarde l'eau sombre, au-dessus de laquelle de temps en temps un poisson s'élance d'un saut rapide qui fait briller comme un éclair son corps argenté. Le vent s'élève et jette plus abondamment autour des deux femmes leurs premières feuilles mortes; elles tourbillonnent un instant et viennent se poser sur le tapis vert de la prairie. Une petite barque passe, elle glisse en laissant sur le Clain son sillon vite effacé et déjà elle a disparu derrière les arbres, qu'Anne et Sarah entendent encore le bruit des rames et le clapotis de l'eau autour d'elles. Les hommes qu'elle portait se mettent à chanter et leurs voix s'élèvent dans l'air calme. La jeune femme et sa compagne prolongent leur silence pour les écouter et quand les voix se perdent dans le lointain, ne laissant plus parvenir à leurs oreilles que quelques notes élevées, elles demeurent sous le charme.
- Anne, s'écrie tout à coup Sarah, émue par cet ensemble de la nature, que Dieu est bon d'avoir fait tout si beau autour de nous!
- Je le pensais aussi, répond Mme Tissier. Sa main nous entoure de merveilles et nous le remercions peu, lors même que nous en jouissons profondément. Ce n'est pas seulement le monde extérieur qui nous raconte son amour, mais tout en nous comme autour de nous. Il dirige notre vie. N'en sommes-nous pas, vous et moi, des exemples frappants? Malgré l'orgueil et la légèreté de ma jeunesse, il a eu pitié de moi et m'a amenée avec douceur à un salutaire changement. Quant à vous, Sarah, la Providence s'est montrée une mère à votre égard, n'est-ce pas?
- Oh! moi, rien ne peut rendre sa bonté pour une pauvre petite créature isolée comme je l'étais. Le soir où, seule, effrayée, abandonnée de tous, j'ai rencontré la main du docteur pour me protéger et me recueillir, il me semble que Dieu lui-même s'est penché vers moi.
- C'était Lui en effet, dans la personne de ma tante et de mon cousin.
- Sans famille, sans amis, ne connaissant personne sur la terre, ne sachant rien des choses de la vie, j'étais là comme une épave rejetée par le flot inconscient et dont nul ne prend souci.
- Qui eut dit alors à Robert et à sa mère que dans la personne de cette petite fille sauvage, ignorante et chétive, ils introduisaient le bonheur sous leur toit?
En disant ces paroles, Anne s'est levée pour partir. Elle prend le bras de Sarah et ajoute:
- Et que la petite rose de Bengale, comme vous appelait alors M. Hilleret, était destinée à fleurir pour eux et à réjouir l'avenir de leur foyer? Quand Robert, comme il me l'a conté bien des fois, aperçut, éclairée par la lune et glacée par le vent d'hiver, cette petite fille peureuse et triste, eût-il deviné qu'en lui offrant un asile, il ouvrait les portes de sa demeure à la compagne de sa vie?
Sarah secoua la tête en souriant:
- Tout au moins l'a-t-il ouverte ce jour-là à une amie dévouée et reconnaissante!
Elles se sont remises en marche et suivent rapidement les sinuosités du Clain.
- Je crains d'être en retard, dit Anne, nous nous sommes attardées dans notre conversation et j'avais promis à mon père d'être rentrée à cinq heures. Il en est déjà quatre; voyez, le soleil commence à baisser à l'horizon.
Elle montre du regard les toits de la ville, recevant obliquement les rayons adoucis qui semblent les couvrir d'une poudre d'or. La masse noire de la cathédrale élève devant elles ses vieux murs massifs et sombres et domine les pointes aiguës des flèches des chapelles et celle de l'église de Sainte-Radegonde qui porte dans les airs la couronne de la grande reine. Autour de ces édifices, les toits amoncelés paraissent monter à l'assaut à l'envi les uns des autres dans une irrégularité pittoresque. Sur l'autre rive du Clain, les dunes élèvent leurs rochers escarpés du haut desquels la statue dorée de la Vierge, levant son bras sur la ville pour la protéger et la bénir, éblouit le regard.
Une heure plus tard, Sarah en arrivant dans la vieille maison à la porte de laquelle Anne l'avait conduite, ouvre comme un ouragan la porte de l'appartement dans lequel se tient Mme Martelac, un livre à la main et plongée dans une pieuse lecture. La mère du docteur lève la tête:
- Qu'avez-vous? dit-elle avec le calme dont elle ne se départait jamais.
La jeune fille jette sur la table son chapeau qu'elle vient d'enlever, relève de ses deux petites mains encore gantées les fins cheveux ébouriffés autour de sa figure et vient se placer devant sa protectrice.
- Anne épouse M. Hilleret!
- Eh bien?
La maîtresse de la maison semble attendre l'explication de l'étonnement causé à Sarah par cette nouvelle; mais un sourire erre sur ses lèvres.
- Je n'aurais jamais cru cela!
- Elle vous en a fait part?
- Tout à l'heure, pendant notre promenade, oui.
- Cette promenade a dû vous faire du bien, car vous avez un air radieux, et en ce moment, vous êtes plus fraîche que les plus fraîches de nos roses du Bengale!
- Il faisait un temps délicieux! Nous nous sommes assises au bord du Clain dans un oasis de verdure où on ne voyait que l'eau entre ses rives vertes et quelques petits coins du ciel bleu.
- Votre conversation avec Anne vous a, je crois, charmée aussi, n'est-ce pas?
- Anne est toujours bonne et aimable, vous savez bien. Puis, j'ai été contente d'apprendre son mariage avec M. Hilleret.
- Vous ne vous en doutiez pas?
- Oh! pas le moins du monde! Je pensais qu'elle épouserait le docteur.
Mme Martelac secoue la tête:
- Ce n'était pas sa destinée! Vous savez ce que les bonnes femmes de nos compagnes appellent la dédiure?
Sarah se met à rire et, prenant un tabouret placé devant Mme Martelac, elle s'y asseoit, croise ses deux mains autour de son genou et regarde son interlocutrice en disant:
- Et moi, quelle est ma dédiure?
Puis elle ajoute en riant:
- Je resterai vieille fille et votre compagne, dites?
- Je souhaite de tout mon coeur que la seconde partie de cette destinée s'accomplisse, répond Mme Martelac.
- Nous serons bien heureuses, vous verrez! Je vous aiderai à raccommoder le linge, à soigner vos fleurs, à faire les confitures en été; j'irai l'hiver visiter vos pauvres, afin que vous ne preniez pas froid dans ces visites comme vous le faites chaque année, et je les soignerai de mon mieux pour vous remplacer près d'eux. Je vous ferai la lecture le soir, j'écrirai au docteur sous votre dictée, lorsque vous deviendrez trop vieille pour le faire vous-même. Enfin, je vous aimerai, je vous soignerai et nous mènerons toutes les deux une petite vie très tranquille qui nous conduira au paradis par un chemin bien uni et bien doux!
- Bah! bah! enfant, les chemins raboteux y mènent plus sûrement que ces chemins doux et paisibles. Vieille fille ou non, il faut vous attendre à être souvent déchirée par les épines. Les vies les plus simples en sont hérissées, et que ce soit le coeur, l'esprit ou le corps, il y a quelque chose en nous qui ne doit arriver au paradis qu'à travers les meurtrissures!
- N'y a-t-il aucun moyen d'y échapper? demande Sarah, devenue sérieuse.
- Aucun, cette destinée-là est universelle. Les âmes arrivent là-haut portant toutes au front la marque sacrée devant laquelle seule, s'ouvrent les portes célestes.
- Eh bien! nous souffrirons ensemble et le bon Dieu sera là en troisième pour nous aider à accomplir la destinée, quelle qu'elle soit! reprend Sarah en relevant d'un courageux mouvement de tête son charmant visage rosé.
- Sans doute, il nous aidera! Puisque cette destinée n'a pas d'autre origine que la volonté divine elle-même, par laquelle elle est réglée et dirigée, en dehors, bien souvent, de toutes nos prévisions.
Pendant toute la soirée, la mère de Robert sourit bien des fois en constatant l'exubérante gaîté de sa fille d'adoption. Sarah rit, plaisante et paraît heureuse. Sa voix s'élève et descend en roulades harmonieuses d'un bout à l'autre de la vieille maison, le long de l'étroit corridor éclairé par un oeil-de-boeuf, ou dans l'escalier de pierre, qu'elle monte en courant, plus légère et plus vive qu'à l'ordinaire, semble-t-il!
La nouvelle du mariage d'Anne avec un autre que le docteur a apporté dans sons esprit une impression joyeuse, dont elle jouit inconsciemment, mais dont la vieille dame expérimentée se rend compte.
CHAPITRE XXV
- Entrez!
Ce mot répond à un coup hardi et ferme frappé à la porte du cabinet de Robert. Celui-ci, entouré de livres, de fioles, d'instruments de chirurgie et de papiers couverts de notes, lève la tête avec une expression de contrariété visible.
- Du diable! Si c'est encore Mme d'Ambleuse, je l'éconduis moins civilement cette fois!
Mais ce n'est point une main de femme qui ouvre la porte, et la façon même dont on avait frappé eût dû éclairer le docteur s'il n'eût eu l'esprit préoccupé malgré lui de celle dont il maudissait l'importunité, tout en la plaignant du fond du coeur. Son visage s'éclaire subitement, et il se jette dans les bras du nouvel arrivant.
- Enfin, te voilà! Sais-tu qu'on t'attend avec impatience!
- Qui cela?
- Tous et surtout toutes, à Poitiers. Anne fait des projets de bonheur; ma mère se réjouit de te voir te fixer près d'elle, et il n'y a pas jusqu'à ta petite Rose de Bengale qui n'ait été ravie d'apprendre ton mariage avec son amie. Quant à moi, ai-je besoin de te dire combien je suis heureux de ton retour définitif en France?
Le jeune homme auquel s'adressent ces effusions a bien changé depuis le jour où Robert l'a rencontré, un soir, dans les rues de Poitiers. Son teint a bruni au soleil d'Afrique, et toute sa physionomie a pris une expression martiale, qui ne déplaît pas sur ce joli visage, autrefois un peu trop efféminé.
Jacques Hilleret revient d'Algérie pour épouser Anne, veuve de M. Tissier, et, en passant à Paris, il s'y est arrêté quelques heures, afin de voir son ami.
- Mon premier mouvement avait été de maudire l'ennuyeux visiteur qui m'enlevait à mon travail. Mais c'est toi! Et il n'y a plus de travail pour moi en ce moment!
Il repousse les papiers, les instruments et les fioles, et, appuyant son coude sur la table, il s'installe en face de Jacques, qu'il a fait asseoir.
- Je t'arrive au débotté, dit celui-ci; tu me donneras à déjeuner, et je repars ce soir pour Poitiers.
- Où tu porteras toutes mes amitiés à tous, n'est-ce pas? Je ne sais quand il me sera possible d'y aller, et pourtant j'en forme le projet. Mais je suis retenu ici par plusieurs malades gravement atteints et surtout un enfant auquel je dois faire, ces jours-ci, une opération difficile. Lorsque tu as frappé à ma porte, j'ai cru que sa mère venait encore me relancer. La pauvre femme est comme affolée par la pensée de cette opération; elle ne me laisse pas un jour de repos et vient à tout instant me consulter pour son fils.
- Qu'a-t-il donc?
Robert secoua la tête.
- Une infirmité dont nous arriverons, j'espère, à le délivrer. Malheureusement, c'est de plus en enfant chétif, malingre et nerveux, comme nous en envoyons en quantité dans les grands centres et surtout dans certains milieux, où la vie s'écoule comme dans une serre chaude.
- Pauvre mère! dit Jacques avec compassion.
- Sans doute: pauvre mère! repartit Robert en riant. Tu peux bien ajouter: pauvre docteur! aussi; car Mme d'Ambleuse abuse de ma patience!
- Bah! tu es très bon pour elle et pour son enfant, j'en jurerais!
- Allons, tu reviens d'Afrique avec ta même confiance en moi!
- Sûrement! N'es-tu plus mon généreux ami d'autrefois?
Le docteur tendit la main à Jacques.
- Générosité largement payée par toi, mon ami, en repoussant sans espoir de retour un bonheur que tu me sacrifiais! Je n'ai pas été dupe, crois-le, de ta conduite, il y a quelques années. Mais alors je me faisais illusion, et je m'imaginais pouvoir rendre Anne heureuse en accomplissant le projet de notre famille. Dieu merci! le bonheur a frappé deux fois à ta porte, ce qu'il ne fait guère pour personne.
- Il viendra aussi quelque jour à la tienne, je l'espère. Du moins y a-t-il déjà amené la réputation, et, je pense aussi, la fortune.
- La fortune? C'est vrai, dit le docteur en riant, je devrais être riche.
- Ne l'es-tu pas!
- Non, il me semble. L'argent vient, c'est certain; mais il coule! il coule!
- Je vois ce que c'est, dit le capitaine, tu ne sais pas le retenir; tu es trop généreux. J'en avais toujours jugé ainsi.
- On rencontre tant de misères dans notre profession!
- Et tu donnes sans compter! Et on en abuse! Car quelle est la charité dont il ne se trouve quelqu'un pour abuser? C'est très bon et très bien de donner aux pauvres l'argent que les riches te donnent en retour de tes soins; mais, mon ami, permets-moi de te faire la morale…
- Très volontiers! dit Robert en l'interrompant et en croisant les bras pour écouter gravement.
- Il faut songer aussi à te créer un intérieur et à retenir pour cela un peu de cette fortune qui coule entre tes mains.
Robert leva les épaules.
- Bah! un intérieur; j'en ai un dont le luxe est bien suffisant pour un vieux garçon travailleurs.
- Tu ne resteras pas éternellement vieux garçon!
- Je pense que si, dit Robert avec calme.
- Bah! reprit Jacques avec étonnement.
- Je travaille tant, que je n'aurais pas le temps de m'occuper de ma femme, dit le docteur, sans paraître remarquer cet étonnement. Quant à ma mère, sois tranquille, je prélève sur mes revenus ce qu'il lui faut avant d'abandonner le reste aux infortunes qui se le disputent. Enfin, Sarah, à laquelle je penserais certainement si elle en avait besoin, est riche, grâce à l'avarice de son grand-père, plus riche même qu'il n'est nécessaire, et elle se met souvent de moitié dans les bonnes oeuvres de ta fiancée.
Le visage du docteur avait pris une expression pensive et son ami, après l'avoir regardé un instant jeta sur la table son képi qu'il tenait à la main et dit vivement:
- Pourquoi t'obstines-tu à rester vieux garçon!
- Parce que je n'ai plus envie de me marier.
- En voilà une réponse ridicule! Regarde-moi, je te prie?
Les yeux bruns et profonds de Robert se fixèrent sur le jeune capitaine.
- Tu m'as juré que tu n'aimais plus Anne?
Une crainte vague se faisait sentir dans cette question.
- Je te le jure encore. Mon amour pour elle est mort. Tu ne crois pas cela possible, n'est-ce pas? et moi-même, je me serais révolté autrefois, si on m'avait dit qu'il en était ainsi. Mais, Dieu a été infiniment miséricordieux en nous rendant l'oubli possible. Un erreur de notre jeunesse serait irréparable si notre coeur devait garder intact son premier amour, lors même que cet amour lui refuse le bonheur.
- Aimes-tu quelqu'un?
Une hésitation à peine saisissable arrêta la réponse.
- Non, je n'aime personne.
Une rougeur intense monta au front de Robert, et il se pencha subitement pour ramasser une feuille de papier tombée du bureau près duquel il était. Pour la première fois de sa vie peut-être il mentait, lui dont la noble nature avait toujours profondément méprisé le mensonge.
- Alors, Anne et moi, nous te chercherons une compagne, je te le promets.
- C'est bien inutile! Un médecin a assez d'occupations sans s'embarrasser d'une femme et des enfants qui font du bruit et causent souvent tant d'inquiétudes!
- Tu ne reculerais certainement pas devant un motif d'égoïsme.
- Pourquoi non? Je suis tranquille ainsi, laisse-moi jouir de mon repos.
Jacques leva les épaules avec incrédulité.
- Ce n'est pas de toi, cela! Enfin nous verrons! J'en parlerai à Anne.
Il changea la conversation, remettant à plus tard d'aborder sérieusement ce sujet avec son ami.
Quelques jours après, Jacques durant une visite à Mme Tissier, lui ayant parlé de son cousin, la jeune veuve prit un air mystérieux en l'entendant déplorer l'éloignement de Robert pour le mariage.
- A quoi attribuez-vous ce désir de rester seul? demanda-t-il à sa fiancée.
- Etes-vous bien sûr de l'existence de ce désir?
- Oui, il se trouve heureux ainsi et repousse l'idée d'un avenir différent.
Anne s'arrêta un moment à le regarder.
- Vous n'avez rien deviné?
- Que voulez-vous que je devine?
- C'est vrai, vous n'avez pas vécu ici depuis bien des années et vous avez vu Robert en passant seulement à votre dernier voyage en France. Mais, c'est égal! Liés comme vous l'êtes ensemble, il a dû se trahir devant vous. En vérité, les hommes sont aveugles! Une femme serait vite sur la voie.
- Sur quelle voie? Aime-t-il quelqu'un?
- C'est assez probable! répondit Anne, dont les grands yeux avaient une expression malicieuse.
- Qui?
- Cherchez!
- Je ne puis la connaître!
- Si, vous la connaissez.
Jacques demeurait perplexe en face d'elle, se remémorant un à un tous les noms des jeunes filles, peu nombreuses du reste, qu'il savait avoir eu autrefois quelques relations avec la mère du docteur. Il les nommait l'une après l'autre et Anne, s'amusant à ce jeu, secouait la tête à chaque nom.
- Je ne trouve pas, dit-il enfin.
- Donnez-vous votre langue au chat? Il y en a qui étaient enfants autrefois et qui sont devenues jeunes filles.
Cette parole fit venir un nom aux lèvres du capitaine.
- Sarah? dit-il en hésitant.
Sa figure exprimait une telle incertitude, que Mme Tissier ne put s'empêcher de rire en inclinant la tête en signe d'acquiescement.
- Mais c'est une enfant!
- Une enfant de dix-huit ans sonnés! En âge de se marier, par conséquent.
- Il l'a élevée!
- Eh bien! tant qu'a duré l'éducation, il l'a aimée comme une petite fille. Et puis, peu à peu, sans que ni l'un ni l'autre s'en doutât, ce sentiment tout paternel a changé et mon cher cousin, le plus grave et le plus sérieux des hommes passés, présents et futurs, aime votre petite Rose de Bengale et ne se marie pas uniquement, parce que, dans sa sagesse, il a décidé qu'il ne devait pas condamner la rieuse pupille de sa mère à devenir la femme d'un austère personnage comme lui.
- Comment savez-vous cela? Robert vous a-t-il prise pour confidente?
- Robert, y pensez-vous? répondit Anne en plaisantant. J'ai bien toute seule compris la chose!
- En êtes-vous sûre?
- Sûre? Notre cher docteur croit son secret assez enseveli dans son coeur; mais les yeux parlent et je l'y ai lu aussi facilement que je lirais cette page de la Bible!
Elle appuyait la main sur une bible ouverte devant elle et qu'elle feuilletait au moment où Jacques était entré pour y admirer les merveilleuses illustrations dues au crayon de Gustave Doré.
Le jeune homme devenait rêveur.
- Sarah! dit-il lentement, comme s'il n'eût pu faire entrer cette idée dans sa tête et qu'il eût voulu la forcer à y pénétrer en en raisonnant la possibilité, Sarah! la petite-fille du vieux marchand d'antiquités, cette pauvre petite orpheline recueillie un soir par lui, Sarah! Devenir la femme de Robert!
- Qu'y a-t-il donc là de si étonnant? La petite orpheline abandonnée est devenue sérieuse, bonne, pieuse et digne en tout d'associer sa vie à celle du docteur.
- Je le sais. Il m'a une ou deux fois fait son éloge et s'est félicité de l'avoir recueillie.
- Il n'a pu dire d'elle plus de bien que tous nous en pensons, dit Anne, dont l'affection pour Sarah était très profonde.
- Et que je n'en pense moi-même, sans toutefois avoir pu l'apprécier comme vous.
- Alors?
- Elle est encore si jeune pour épouser un homme de l'âge de
Robert?
- Que voulez-vous? La vie nous réserve tous les jours des surprises de ce genre.
- Sans doute! Ainsi, Robert l'aime?
- Je vous dit que oui.
- Et elle?
- Elle? Peut-être!
- Si elle allait ne pas l'aimer!
Anne leva les épaules et se dit en souriant que les hommes les plus intelligents sont parfois bien naïfs pour démêler les sentiments intimes qu'on ne leur exprime pas en termes précis!
- Parlez-lui du docteur et vous verrez! C'est-à-dire non, vous ne verrez rien! reprit-elle en riant, car je commence à avoir peu de confiance en votre perspicacité!
Jacques prit l'air offensé, bien que le radieux sourire, même taquin, de sa fiancée, lui plût naturellement beaucoup et le tînt sous le charme:
- Vous méconnaissez mes aptitudes! Je verrai du premier coup si elle l'aime.
- Vous croyez? dit Anne, d'un air de doute.
- Vous me faites injure? Je suis plus clairvoyant que vous ne pensez.
- Eh bien! faites-en l'expérience.
La sonnette retentissait avec un carillon vif et argentin annonçant pour Anne l'arrivée de son amie dont elle connaissait les habitudes. En effet, Sarah entra dans le salon, tenant dans les mains un gros bouquet venant du jardin de Mme Martelac. Elle le déposa sur les genoux de Mme Tissier:
- Je vous apporte des fleurs cultivées par moi, voyez comme elles sont belles!
- Superbes! dit la jeune femme en l'embrassant. Vous entourez de tant de soins ceux que vous aimez!
- Et j'aime particulièrement les fleurs. Seulement comme elles viennent dans mon coeur après mes amis, je cultive les premières afin de les leur offrir.
- Ma tante et Robert les aiment aussi.
- Oui, beaucoup. Quand le docteur est ici, il fait remplir le jardin de fleurs nouvelles. Nous sommes obligées de lui disputer nos pauvres vieilles fleurs d'autrefois dont nous prenons la défense, car il prétend les faire remplacer par des espèces rares. Les rosiers seuls obtiennent grâce devant lui et il a fait planter une haie de rosiers de Bengale qui, dans leur floraison, sont du plus charmant effet.
- Ceci est en votre honneur, dit Anne. Si vous vous en souvenez, Jacques vous avait autrefois surnommée: Rose de Bengale, et c'est sûrement à cause de vous que Robert soigne ainsi vos soeurs.
- Vous croyez? demanda Sarah en rougissant. Il ne m'a jamais appelée ainsi et il doit avoir oublié la fantaisie de M. Hilleret.
Anne secoua la tête en riant, mais n'insista pas.
- A propos, dit Jacques brusquement, nous allons, je crois, marier notre cher docteur.
Une longue branche de sauge, que Sarah avait gardée à la main, lui échappa, et lorsque, s'étant penchée pour la ramasser, la jeune fille se redressa, la fleur, rapprochée dans ce mouvement de son visage, y fit l'effet d'une traînée de sang sur un lys, tant il avait subitement perdu ses couleurs.
Elle se tourna aussitôt vers Anne et celle-ci put seule lire, dans les yeux noirs de sa petite amie, l'impression qu'elle ressentait. Quand Sarah répondit au capitaine, elle avait si vaillamment surmonté ce premier mouvement que sa voix même ne tremblait pas.
- Avec qui?
- Avec une jeune fille charmante.
- Elle sera digne de lui, j'espère, et le rendra heureux.
Anne eut pitié du combat qu'elle sentait dans le coeur de la pauvre enfant.
- Soyez tranquille, Sarah, dit-elle, s'il ne dépend que de nous, Robert et ceux qui l'aiment seront heureux.
- Mme Martelac sera ravie du mariage de son fils, dit doucement la jeune fille.
Puis, comme si la lutte contre elle-même eût été au-dessus de ses forces, elle l'abrégea et reprit avec autant d'indifférence qu'il lui fut possible:
- Je me sauve à la réunion du travail pour les pauvres; je me suis arrêtée seulement pour vous apporter ces fleurs.
Mme Tissier se leva, et, à la porte du salon, elle l'embrassa en murmurant:
- Ce n'est pas vrai. Il ne se marie pas.
Un sourire traversa la physionomie de Sarah et elle dit adieu à Jacques avec un regard joyeux. Le capitaine, n'ayant pas saisi le mouvement des lèvres de sa fiancée, ne vit que le visage gai de la pupille de Mme Martelac.
- Voyez-vous, s'écria-t-il, quand la porte de la rue se fut refermée sur elle. Elle ne l'aime pas!
Anne était restée debout à l'endroit où elle avait reconduit son amie, elle tenait dans ses mains les fleurs apportées par Sarah et sourit avec indulgence.
- Aveugle! murmura-t-elle.
- Comment, vous me traitez encore d'aveugle? Vous avez bien vu avec quelle indifférence et même quel plaisir elle a accueilli la nouvelle du mariage de Robert. Pauvre Robert! si bon! si grand! si parfait!
Anne se mit à rire franchement.
- Et dans peu de temps, vous pourrez dire: si heureux! Car elle l'aime profondément.
Jacques ouvrit de grands yeux:
- A quoi voyez-vous cela?
- A mille symptômes imperceptibles et qui vous échappent à vous autres, Messieurs.
- Oh! je parie que vous vous trompez!
Anne prit les fleurs d'une seule main et tendit l'autre au jeune homme:
- Je parie que Robert et Sarah se marieront aussi promptement que nous devons le faire nous-mêmes! prononça-t-elle fermement. Il est temps d'en finir et de les éclairer tous les deux, afin qu'ils ne se trompent pas de route, et trouvent le bonheur dont ils sont dignes l'un et l'autre.
Cette fois, Jacques se baissa pour baiser la petite main qu'elle lui avait tendue et répondit:
- Alors, ouvrez-leur les yeux, car je finis par me rendre à votre avis. Vous devez mieux que moi connaître le coeur d'une jeune fille et je me déclare humblement inhabile en ces sortes de choses, malgré les prétentions affichées tout à l'heure en plaisantant.
Le lendemain, Anne eut une conférence secrète avec sa tante; ce qui fut décidé dans ce conciliabule, Sarah, occupée durant ce temps à déchiffrer une partition sur le piano placé dans sa chambre, ne s'en douta pas. Mais plusieurs fois dans la soirée, le regard attendri de la mère de Robert s'arrêta sur la jeune fille avec une sorte de reconnaissance. Jusque-là, Mme Martelac avait parfois douté des sentiments qu'elle croyait entrevoir; sa nièce lui avait affirmé qu'elle ne se trompait pas et avec la grâce de Dieu, elle était résolue à donner le bonheur à ses enfants.