La dette de jeu (1572)
The Project Gutenberg eBook of La dette de jeu (1572)
Title: La dette de jeu (1572)
Author: P. L. Jacob
Release date: September 24, 2011 [eBook #37524]
Most recently updated: January 8, 2021
Language: French
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Ce livre en deux volumes contient trois récits:
La plus belle lettre (suite). (Probablement par erreur, l'éditeur a laissé comme titre «La dette de jeu».)
Un tavolazzo en Piémont. Une chasse au coq de bruyère dans les Alpes.
LA DETTE DE JEU
(1572)
PAR PAUL L. JACOB.
Livres nouveaulx, livres vielz et antiques.
Étienne Dolet.1
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BRUXELLES,
KIESSLING ET COMPAGNIE,
26, Montagne de la Cour.
1849
LA DETTE DE JEU
I
Une vingtaine de gentilshommes et de capitaines catholiques étaient réunis, à Paris, dans la maison d'un des leurs, le sire de Losse, capitaine des harquebouziers du roi, le soir du samedi 23 août 1572, de la fête de Saint-Barthélemy.
Cette réunion n'avait aucun caractère de complot ni de parti: on soupait; on devait jouer après le souper.
Cependant les derniers événements et ceux qui se préparaient encore, ne pouvaient manquer de donner au souper une physionomie particulière, et de mêler aux entretiens quelques-unes des questions politiques qu'on agitait, à l'heure même, dans le conseil de Catherine de Médicis et de Charles IX.
La reine mère, prévoyant depuis plusieurs mois une nouvelle levée de boucliers de la part des réformés, et voulant épargner au royaume de son fils les déchirements d'une quatrième guerre civile, avait formé le projet atroce d'envelopper dans un massacre général les principaux chefs du protestantisme.
Son second fils, le duc d'Anjou, qui depuis fut roi de France et qui était alors lieutenant du royaume, se trouva le premier initié à ce projet de massacre que les Guise avaient fomenté sourdement, sans oser le réclamer comme une nécessité d'État.
Le comte de Retz, le comte de Saulx-Tavannes et le duc de Nevers, ces trois confidents favoris de Catherine, reçurent les inspirations perfides des ducs de Guise et d'Aumale, et firent remonter jusqu'à la cour de Rome la responsabilité de cette trahison sanguinaire.
Charles IX, dont l'esprit faible, vacillant, impressionnable et mobile, ne savait ni dissimuler, ni persévérer longtemps, ignora tout ce qu'on tramait autour de lui et servit d'instrument aveugle aux mystérieuses machinations de sa mère et des Guise.
Le mariage de Marguerite, sœur du roi, avec Henri de Bourbon, roi de Navarre, mariage qui semblait sceller la réconciliation des catholiques et des protestants, fut le moyen imaginé pour mettre un bandeau sur les yeux des victimes qu'on n'eût pas osé frapper en face.
Quoique le contrat eût été signé au mois d'avril, les noces n'eurent lieu que le 18 août, à cause de la mort de la reine de Navarre, Jeanne d'Albret, qu'une maladie subite avait emportée avec la rapidité et les apparences d'un empoisonnement.
Ces noces furent célébrées à Paris, en présence de la noblesse protestante qui avait été invitée aux fêtes magnifiques que le roi et la ville offrirent d'intelligence aux nouveaux époux.
Chaque gentilhomme de la religion réformée avait tenu à honneur de paraître à la cour dans une circonstance si glorieuse pour le parti protestant et de si bon augure pour l'avenir, car l'alliance d'une princesse catholique de la maison royale de Valois avec un prince calviniste de la maison de Bourbon était comme une triomphante image de l'union des deux religions jusqu'alors ennemies implacables, même à l'ombre des édits de pacification.
Toutes les provinces de France se voyaient donc représentées par leur meilleure noblesse que les lettres missives du roi et les avis officieux des chefs de la religion, le roi de Navarre, le prince de Condé et l'amiral de Coligny, avaient convoquée: plus de quatre mille protestants, ceux surtout qui étaient le plus attachés à la cause et qui l'avaient soutenue les armes à la main, se trouvaient alors à Paris; les catholiques s'y trouvaient aussi en bien plus grand nombre.
Les trois jours qui suivirent la cérémonie nuptiale mi-partie protestante et catholique furent remplis par des festins, des concerts, des tournois et des bals somptueux.
Les lices étaient dressées dans le préau de l'hôtel du Petit-Bourbon, près du Louvre et les principaux seigneurs des deux partis combattirent courtoisement à l'épée et à la lance, à pied et à cheval, dans les intermèdes d'un divertissement allégorique, qui n'avait pas été composé sans intention.
On y voyait le paradis défendu par le roi et ses frères, les ducs d'Anjou et d'Alençon, et assiégé par le roi de Navarre et le prince de Condé, représentant les esprits des ténèbres: le spectacle se terminait par la destruction de l'enfer qui s'abîmait au milieu des flammes.
Le choix de ce divertissement donna beaucoup à penser aux esprits sérieux et défiants; les autres ne s'en préoccupèrent pas et ne songèrent qu'à se divertir.
Le soir, le Louvre retentissait du son des instruments et du bruit joyeux des danses qui se prolongeaient bien avant dans la nuit.
Il en était de même par toute la ville, où l'on oubliait les vieilles querelles de religion, pour manger et boire ensemble, pour sceller à table un pacte de confiance et d'amitié.
On pouvait croire, à de pareils indices, que la paix en France était rétablie, solide et durable: la messe et le prêche avaient l'air de s'accorder et de vivre en bonne intelligence.
Tout changea le 22 août, lorsque Maurevert, embusqué dans une maison du cloître de Saint-Germain-l'Auxerrois, eut tiré par la fenêtre un coup d'arquebuse contre l'amiral de Coligny qui fut blessé au bras et à la main.
Un cri d'indignation s'éleva parmi les protestants, à la nouvelle de ce guet-apens, et peu s'en fallut qu'ils ne prissent les armes; de leur côté, les catholiques s'émurent et s'apprêtèrent à la résistance.
De ce moment où toutes les haines s'étaient réveillées, on s'éloigna les uns des autres, on s'observa, on se tint sur ses gardes.
Charles IX paraissait pourtant décidé à s'associer aux justes plaintes des amis de l'amiral, qui accusaient les Guise: il jura par la mort-Dieu, son serment habituel, qu'il ferait justice de l'assassin et de ses complices; il ordonna même aux Guise de quitter la cour.
Ce fut une première satisfaction donnée aux chefs protestants, qui se reprochèrent bientôt leur défiance et se reposèrent sur la bonne foi du roi.
La blessure de l'amiral, qu'on avait transporté à l'hôtel où il logeait dans la rue de Béthisy, fut pansée par le célèbre Ambroise Paré: on craignait encore que la balle n'eût été empoisonnée.
Le roi, accompagné de sa mère, de ses frères et de ses premiers officiers, vint rendre visite à Coligny et lui témoigna, en l'appelant son père, le chagrin qu'il éprouvait de cet odieux attentat.
La démarche du roi et ses paroles toutes bienveillantes, qui passèrent aussitôt de bouche en bouche, achevèrent d'aveugler les calvinistes et d'endormir les soupçons.
Paris néanmoins restait frappé de stupeur et comme dans l'attente.
Les protestants s'écartaient des catholiques, et ceux-ci avaient des regards sombres, haineux et inquiets; une partie des boutiques restaient fermées; la milice bourgeoise était prête à marcher, au premier ordre des quarteniers; le Louvre se garnissait de soldats, et dans les rues désertes, où passaient des troupes de gens armés, on remarquait des groupes de peuple stationnant et parlant à voix basse.
Les calvinistes, qui se trouvaient dispersés dans différents quartiers de la ville, avaient reçu secrètement avis de se rapprocher du quartier du Louvre où demeuraient leurs chefs: on accusa depuis Catherine de Médicis d'avoir transmis cet avis aux victimes qu'elle voulait, en quelque sorte, rassembler sous sa main avant le massacre.
Catherine fut donc l'âme de cet horrible complot, qu'on ne révéla au roi que la veille de l'exécution. Charles IX s'emporta d'abord et refusa énergiquement d'y participer, même de l'autoriser; mais sa mère connaissait l'art de le soumettre aux opinions et aux actes qu'elle lui imposait, et après quelques insinuations perfides, quelques mensonges adroits, elle métamorphosa les idées du roi, au point de lui faire adopter, comme utile et nécessaire, le plan de l'extermination des hérétiques qui entretenaient la guerre civile en France.
A l'instant, tout s'organisa en silence pour les nouvelles Vêpres siciliennes, qui devaient prendre le nom de Matines françaises et qui furent fixées au dimanche 24 août, jour de la fête de saint Barthélemy.
Le fatal secret resta fidèlement gardé entre six ou huit personnes, jusqu'à la veille au soir.
Ce soir-là, le prévôt des marchands fut mandé au Louvre et introduit dans le conseil royal, où il reçut les instructions les plus précises pour seconder la prise d'armes des catholiques, en faveur de laquelle on prétextait une conspiration des calvinistes contre la vie du roi. Les quarteniers et les notables bourgeois furent convoqués pour minuit à l'hôtel de ville.
Les chefs et les gentilshommes catholiques ignorent toujours ce qui se trame; mais ils savent que le conseil du roi et de la reine mère a été longtemps en séance aux Tuileries et au Louvre. Des bruits vagues d'émeute, d'assassinat et de guerre circulent de toutes parts et deviennent de plus en plus menaçants.
Charles IX a envoyé un capitaine de sa garde, Cosseins, avec cinquante hommes, à l'hôtel de Béthisy, comme pour le garder et pour mettre en sûreté l'amiral; le roi de Navarre et le prince de Condé, qui logent au Louvre, ont été invités à rappeler auprès d'eux les officiers de leur maison, leurs capitaines et leurs amis, afin de pouvoir se réunir et faire tête au danger, en cas d'un soulèvement du peuple.
La ville est tranquille, en apparence, et pas un habitant ne se montre dans la rue: des chandelles, des lanternes et des lampes, allumées aux fenêtres, répandent partout une vive clarté qui se reflète à l'horizon et qui semble assurer le sommeil des citoyens contre les embûches de leurs ennemis. Le Louvre seul et le quartier environnant sont plongés dans l'obscurité.
II
Le souper avait été fort gai et fort animé chez le sire de Losse, qui occupait la maison d'un chanoine, son parent, à l'entrée du cloître Saint-Germain-l'Auxerrois.
Les convives s'étaient conduits à table comme s'ils voulaient ne prendre aucune part aux graves événements de la nuit: ils avaient fait si largement honneur au vin de leur hôte et surtout à l'hypocras, vin cuit, sucré et épicé, que le peu de raison qu'ils conservaient était à peine suffisante pour leur permettre de jouer aux cartes et aux dés.
Ils ne quittèrent pas la salle du repas, afin de continuer à boire en jouant, et ils se contentèrent d'envoyer coucher les valets, après avoir fait enlever et dégarnir la nappe, où l'on ne laissa que les bouteilles pleines et les verres.
Le jeu commença ensuite avec fureur.
—Enfants, dit le capitaine de Losse en vidant son verre, honte et malédiction à quiconque sortira du jeu avant l'aube!—Oui-da, capitaine! je jouerai tant que mon escarcelle soit à sec, reprit un jeune homme assis à la droite du sire de Losse.
Celui qui parlait ainsi était remarquable par sa jolie figure presque imberbe et par ses manières modestes, élégantes et gracieuses, qui décelaient un fils de famille, encore neuf au genre de vie de ses compagnons de table et de jeu.—Bon! après avoir tout perdu, il faut jouer davantage! répliqua Jacques de Savereux, un des plus rudes buveurs et joueurs de l'assemblée, en tortillant dans ses doigts sa longue moustache.—Bien dit, Savereux! s'écria le sire de Losse.
En même temps, il frappa sur la table, en signe d'approbation, avec tant de force que les bouteilles et les verres s'entre-choquèrent avec fracas.
—Dame Fortune, continua-t-il, onc ne revient vers les peureux qui se lassent de la poursuivre, et de même que le cerf en chasse, elle veut être forcée par des chiens de dés ou par des chiennes de cartes.
—Messieurs, dit un convive à barbe grise, qui buvait et ne jouait pas, sommes-nous sûrs d'avoir toute cette belle nuit à donner aux dés et à la bouteille?—Par la messe! reprit Jacques de Savereux, qui avait une grande autorité de réputation et d'expérience dans les affaires de plaisir: Y a-t-il ici des moines et des novices qui doivent descendre au chœur, quand on sonnera matines à Saint-Germain-l'Auxerrois?—Monsieur de Savereux, vous êtes, m'est avis, le plus brave et le plus aventureux de céans, répondit le grison en secouant la tête et en faisant claquer ses lèvres.—Eh bien? interrompit brusquement celui à qui s'adressait cet éloge.—Eh bien! il n'y a ni cartes, ni dés, ni vin, ni fille, qui vous puissent arrêter lorsqu'on sonne le boute-selle, lequel vaut bien la cloche de matines pour des moines de votre espèce...—Qu'est-ce à dire, capitaine Salaboz? interrompit sévèrement le maître de la maison.—C'est-à-dire, camarade, que dans les circonstances présentes, il faut être prêt à monter à cheval et à faire son devoir. Ces scélérats de huguenots n'ont-ils pas failli assiéger hier Sa Majesté dans le Louvre.
Le jeune homme, que le sire de Losse avait placé à sa droite, moins pour lui faire honneur que pour veiller sur lui, rougit et pâlit alternativement; puis, il redressa la tête, croisa les bras et regarda Salaboz avec une dédaigneuse colère.
—Oh! le sot conte qu'on lui a fait là! interrompit encore le sire de Losse tournant les yeux vers son jeune voisin, dont il voyait et comprenait l'irritation. Les huguenots ne m'ont pas requis d'être leur avocat, mais je les crois trop sages, trop bons gardiens de leurs intérêts pour se fourvoyer dans une si ridicule entreprise que d'attaquer le Louvre.—Dites plutôt que vous les croyez trop loyaux sujets du roi pour être capables de le trahir? repartit avec chaleur le jeune homme, offensé d'une calomnie qui semblait avoir été dirigée contre tout le parti protestant, mais qui s'adressait plus particulièrement à lui-même. Capitaine Salaboz, parlez plus honnêtement...—Trêve, messieurs! s'écria d'un ton impérieux le capitaine de Losse, qui se leva, une bouteille à la main. Salaboz, votre verre! et vous, monsieur de Curson, le vôtre? Une santé à tous les bons sujets du roi, de quelque religion qu'ils soient! Buvons, messieurs, à la fin des troubles et à la prospérité de la France!
Ce toast coupa court à toute explication, et la querelle qui allait s'engager entre Salaboz et M. de Curson, fut étouffée au cliquetis des verres.
Le capitaine Salaboz se remit à boire, en jetant par intervalles un regard fauve et narquois à son jeune antagoniste qui était absorbé par les émotions du jeu.
Chaque joueur avait mis en tas devant soi l'or et l'argent que contenait sa bourse; le sire de Curson était plus riche à lui seul que tous les autres ensemble, quoiqu'il eût déjà contribué, de ses deniers perdus, à former la mise de fonds de ses adversaires, ligués tacitement pour le dépouiller.
Ce gentilhomme, qui perdait avec un calme et une patience dignes du joueur le plus endurci, n'en avait pas moins au plus haut degré la passion du jeu.
Sa physionomie immobile, mais attentive, ses yeux fixes, mais ardents, ses mouvements rares, mais précis et résolus, trahissaient quelque chose de cette passion, aussi dominante chez lui, que si elle eût été invétérée par le temps et par l'habitude.
Il n'avait pourtant pas à se louer des chances du sort, car chaque coup de dés, qu'il suivait d'un air impassible, diminuait, au profit des autres joueurs, le monceau de pièces d'or où il puisait sans cesse, quelquefois avec un sourire d'indifférence.
On pouvait d'ailleurs, à son extérieur, juger qu'il était assez riche pour supporter des pertes plus considérables que celles qu'il faisait en ce moment.
Son costume, entièrement noir, avait une apparence de simplicité, que démentaient la beauté de sa collerette goudronnée à petits tuyaux en point de Venise et l'éclat d'une grosse chaîne d'or rehaussée de pierreries qui brillaient sur sa poitrine; son pourpoint de velours rembourré, à courtes basques, était serré à la taille par une grosse agrafe d'or ciselé; ses trousses, ample haut-de-chausses, qui ballonnait autour des reins, étaient brodées en jais ou joyet.
Son épée, à poignée d'argent travaillé, son chapeau de feutre, à forme conique, orné d'un nœud de perles, au lieu de la croix blanche que portaient les catholiques comme signe de ralliement, son manteau de satin bordé de martre zibeline noire, avaient été déposés dans une autre salle avant le souper.
Jacques de Savereux, qui était placé auprès du jeune sire de Curson, attirait à soi la meilleure part du gain que les chances du jeu distribuaient entre les assistants aux dépens du plus riche.
Il se distinguait par sa figure et sa mine, plutôt que par son habillement peu luxueux et à peine présentable en compagnie honnête.
Son pourpoint de soie verte, tailladé à crevés de satin rouge, avait été fait pour un homme de grande taille, et la sienne était médiocre; en outre, ce pourpoint portait des traces irrécusables d'un long et laborieux usage; ses trousses et ses chausses, d'étoffe brune fort modeste, étaient heureusement dans un état moins dangereux que le pourpoint, qui laissait voir une chemise à peu près blanche par des crevés que le tailleur n'avait pas inventés.
Malgré les imperfections de sa garde-robe, Jacques de Savereux avait un air de gentilhomme que ne compromettaient nullement les trous de son habit.
Ses traits régulièrement dessinés, ses yeux doux et fiers à la fois, sa bouche fine et expressive, ses cheveux, sa barbe et ses moustaches du plus beau noir, ses mains délicates et soignées, tout ce que la nature avait fait pour lui, et tout ce qu'il avait pu ajouter à la nature, compensaient amplement ce qui lui manquait du côté de la toilette.
Ses nobles instincts, son cœur bon et généreux, son esprit audacieux et jovial, son caractère loyal et ferme, suppléaient à l'absence de toute éducation morale, mais ne corrigeaient pas ses deux vices dominants: l'amour du vin et l'amour du jeu.
—Par ma foi! monsieur mon ami, dit-il gaiement à Yves de Curson, vous avez la main trop malheureuse! Çà, buvons, pour vous mettre en voie de fortune; buvons à vos amours, s'il vous plaît!—Je n'ai pas d'amours! reprit froidement, mais poliment le sire de Curson.—Pas d'amours! En vérité, vous sortez donc de nourrice, ou bien vous êtes en apprentissage pour devenir ministre de la religion prétendue réformée...—Savereux, je ne te reconnais pas! interrompit le sire de Losse. M. de Curson n'est pas plus huguenot que toi et moi, puisqu'il est mon hôte, et c'est mal fait à toi de le quereller là-dessus.—Je suis bon pour soutenir ma querelle, dit le jeune homme qui déjà cherchait des yeux son épée.—Par la messe! mon fils, je le sais bien et personne n'en doute! reprit le capitaine de Losse, en remplissant les verres à la ronde, moyen de conciliation qu'il avait toujours employé avec le même succès.—Certes, nous n'en doutons point, dit Savereux qui prit la main de son voisin et la secoua cordialement. M. de Curson, si vous avez quelque affaire d'honneur, appelez-moi pour vous servir de second.—Merci, je m'en souviendrai, repartit le sire de Curson qui s'était remis à jouer.
Le jeu recommença de plus belle.
—Par Notre-Dame! dit un joueur ramassant son gain: l'or des huguenots me semble bon catholique.—Notre saint-père le pape le prendrait sans l'excommunier ni l'exorciser, dit un autre.—J'irais au prêche volontiers, ajouta un troisième, si le diable ou le ministre crachait des écus d'or.—Tête et sang! je veux me faire huguenot, dit un quatrième, puisque les huguenots ont l'escarcelle si bien dorée.—Je vous empêcherai de blasphémer, en doublant la mise, interrompit le sire de Curson, que le démon du jeu exaltait davantage par le dépit de perdre toujours.—Pourquoi ne pas la tripler? répliqua le plus ivre de la compagnie.—Quadruplons-la, dit Jacques de Savereux qui s'abandonnait avec emportement à sa passion favorite.—Bien! reprit le jeune homme en présentant pour son enjeu une poignée d'écus d'or. Cinq et deux!—Trois et quatre!—Double as!—Dix!—Je gagne! s'écria Savereux, avant d'avoir jeté les dés qu'il agitait dans le cornet. Double six!—Voilà trois cents écus d'or perdus! murmura Yves de Curson, en comptant d'un air distrait les pièces qu'il avait encore devant lui. Je joue mon reste pour la revanche!—Soit! Je boirai, je jouerai, jusqu'au jugement dernier, dit Savereux.
En disant ces mots d'une voix enrouée, il chancelait sur son siége, les yeux à demi clos, et portait à sa bouche le cornet avec les dés au lieu du verre.
—On frappe! Écoutons, messieurs! interrompit le capitaine de Losse, réclamant un instant de silence que joueurs et buveurs ne se pressaient pas de lui accorder.—Mon ami, disait Savereux à M. de Curson, recommandez vos dés à saint Calvin, je vous conseille!—Qu'est-ce? Qui frappe en bas? demanda d'une voix forte le sire de Losse ouvrant la fenêtre.
Il s'était avancé sur le balcon, pour reconnaître les gens qui frappaient sans interruption à la porte de la rue.
—Capitaine, dit une voix d'enfant, descendez, s'il vous plaît, et allez au Louvre.—Au Louvre? répliqua le sire de Losse: c'est M. de Nançay qui fait le service de gardes...—Le roi vous mande tout à l'heure, reprit la voix. Où trouver maintenant le capitaine Salaboz?—Le voici! dit ce capitaine qui parut à la fenêtre, la bouteille et le verre en main.—Capitaine, on a besoin de vous à l'hôtel de Béthisy; M. de Cosseins vous instruira de ce qu'il faut faire.—M. de Losse, voyez si je me trompe! dit Salaboz à demi-voix: la danse de ces païens s'en va commencer...—Qui es-tu, toi qui m'apportes un ordre du roi? demanda le sire de Losse avec défiance: quelles gens sont avec toi?—Je suis page de madame Catherine, et six arquebusiers de sa garde m'accompagnent.—Adieu, petit, bonsoir!
Le sire de Losse referma la fenêtre, et se disposa sur-le-champ à obéir aux ordres du roi, sans que les joueurs se fussent dérangés pendant ce colloque.
Yves de Curson venait de gagner au dernier coup de dés, et l'espoir de poursuivre cette heureuse veine augmentait son acharnement au jeu.
Jacques de Savereux, qui avait fait rafle sur l'argent de tout le monde, s'étonnait tout haut de ce bonheur inusité, et discutait déjà l'emploi de son gain; la seule chose qu'il oubliât dans ses projets, c'était l'achat d'un pourpoint: il se proposait d'acquérir d'avance toute la vendange de l'année.
—Mes amis et messieurs, dit le sire de Losse à ses convives, excusez-moi de vous quitter avant l'aube, ainsi qu'il était convenu: le roi me mande, mais je ne tarderai guère... N'arrêtez pas de boire, en attendant.—Capitaine, cria Savereux qui d'un coup de dés avait fait passer dans sa bourse le reste de celle d'Yves de Curson, dites à Sa Majesté que dame Fortune préfère les catholiques aux huguenots, et que je viens de vaincre à coups de dés le plus galant homme de la religion.—La nuit sera chaude, dit Salaboz en se séparant du capitaine de Losse qui se rendait au Louvre; je n'ai jamais senti si belle soif de sang huguenot! Au dire de monseigneur le duc de Guise, la saignée est bonne en août.
III
Quand les capitaines de Losse et Salaboz furent sortis, le jeu continua encore avec plus d'emportement, quoique la plupart des bourses eussent été épuisées par Jacques de Savereux, dont la veine de bonheur n'avait pas tari un instant.
Plus il jouait avec indifférence, étourdi et presque assoupi par le vin qu'il versait à pleins verres dans son estomac, déjà chargé de bonne chère, plus il voyait la fortune s'obstiner à le favoriser.
Il n'avait jamais rencontré une si belle chance, et il commençait à s'en fatiguer, car le plaisir d'un joueur consiste surtout dans ces alternatives de perte et de gain qui tiennent sans cesse son esprit en éveil, et qui lui font éprouver des émotions toujours nouvelles: un joueur, condamné à gagner infailliblement, se dégoûterait bien vite du jeu.
Savereux, que la bouteille rendait encore plus gai et plus bavard qu'à l'ordinaire, buvait et parlait à lui seul autant que tout le monde.
Il eût volontiers laissé là les dés, s'il n'avait pas eu en main l'argent de ses amis, et surtout celui d'Yves de Curson, qui s'était décidé, comme les autres, à jouer et à perdre sur parole.
—Compagnons, nous sommes tous de beaux joueurs! dit Savereux, dont les yeux clignotants et larmoyants ne demandaient qu'à se fermer tout à fait; oui, les plus galants joueurs qui soient en la chrétienté!—Nous jouons comme des enfants! interrompit le sire de Curson, irrité de perdre avec persistance, et de plus en plus dominé par l'ardeur du jeu, qu'il refusait de noyer dans le vin. Quatre cents écus d'or, ce n'est pas une affaire!—Quatre cents écus d'or! reprit Savereux: voilà dix ans que je joue tous les jours, et je n'avais encore possédé pareille somme!—Çà, quel est donc, s'il vous plaît, le revenu de vos domaines de Savereux!—Mes domaines! s'écria Jacques de Savereux avec un énorme éclat de rire: je suis noble, parce que feu mon honoré père l'était, et qu'il a de son fait anobli le ventre de ma mère; mais je n'ai d'autre patrimoine que mon épée; qui m'a fait ce que je suis, à savoir enseigne dans le régiment de messire le chevalier d'Angoulême. Je n'attends nul héritage et me contente des produits de ma paye et du jeu, pourvu que le vin soit frais et abondant.—Vraiment! j'aurais honte et regret de vous ôter ainsi le pain de la bouche: je ne jouerai pas plus longtemps avec vous.—Oui-da, mon cousin, vous raillez? Mais, par Dieu! je suis à cette heure plus riche que vous, et ce n'est pas moi qui joue sur parole.—Entendez-vous dire que ma parole vaut moins qu'espèces sonnantes? repartit Yves de Curson, piqué et confus de cette allusion à l'état présent de sa bourse. Tenez, ajouta-t-il en détachant sa chaîne d'or et en la jetant sur la nappe, voici de quoi représenter et cautionner ma dette jusqu'à demain.—Fi! monsieur, répliqua fièrement Jacques de Savereux, me regardez-vous comme un juif prêteur sur gages?—Point, monsieur, mais il me convient de jouer contre vous ce joyau qui a coûté trois mille livres.—Je jouerai tout ce qu'il vous plaira de jouer, pourvu que ce soit sur parole, et que cette chaîne demeure à votre cou.—Jouons d'abord pour cette chaîne, que vous me restituerez moyennant trois cents écus d'or, si je la perds.—Je le fais afin de ne pas vous contrarier, mais à condition que nous boirons un peu pour nous tenir en haleine.—Buvez tout votre soûl, mon maître, et jouons, jouons... Il n'est pas tard encore?—Dix heures et demie! répondit un des assistants, accoudé sur la table et prêt à s'endormir. Qui frappe en bas?—La chaîne m'appartient! dit Savereux, sans regarder les dés qu'il avait lancés hors du cornet.—Non, pas la chaîne, mais les trois cents écus dont elle est le gage, dit tranquillement Yves de Curson. Ce ne sont là que bagatelles et enfantillages. Jouons maintenant par cinq cents écus d'or, à chaque jet de dés...—Cinq cents écus d'or! Monsieur mon ami, m'est avis que vous avez bu plus que moi, et aussi que vous êtes moins sage.—Je ne puis vous contraindre à jouer votre gain, dit amèrement le jeune homme.—Mon gain! Me le reprochez-vous? Pardieu! je le jouerai jusqu'à la dernière pièce.—Cinq cents écus par jet de dés! Vous, messieurs, qui ne jouez pas, jugez des coups et comptez les sommes?—On ne cesse de frapper, objecta quelqu'un.—Bon! c'est de Losse qui revient! dit un autre en se levant pour descendre à la porte.
Il eut bien de la peine à se traîner jusqu'à la fenêtre qu'il ouvrit.
—Capitaine?... Non, ce n'est pas lui, par le Saint-Sacrement! C'est une femme!—Une femme! s'écria Savereux, qui laissa là le jeu et courut en trébuchant vers la fenêtre.—Revenez donc, M. de Savereux! criait le sire de Curson avec dépit et impatience. Le merveilleux prétexte pour quitter le jeu!—C'est une femme à cheval, avec un valet qui l'escorte.—Au diable la nuit qui m'empêche de la voir! disait Savereux.
Il se penchait par la fenêtre avec tant d'abandon qu'il serait tombé, si on ne l'eût retenu par derrière.
—Que tous les diables catholiques emportent toutes les femmes! grommelait Yves de Curson, en martelant la table avec le poing.—Madame, que vous plaît-il de nous? dit Savereux, élevant la voix et saluant cette dame qui regardait en haut.—Messire, un gentilhomme de Bretagne, nommé Yves de Curson, n'est-il point avec vous? répondit l'inconnue.
Elle tremblait en parlant ainsi à demi-voix, et elle ordonna en même temps au valet de prendre la bride du cheval.
Jacques de Savereux n'eut pas plutôt obtenu cette réponse, que la curiosité, la galanterie et une sorte de pressentiment le poussèrent à descendre pour voir de plus près cette dame dont l'accent lui était tout à fait étranger.
Il se précipita dans l'escalier, en se heurtant aux murs et à la rampe, comme un aveugle, et il alla tomber, de marche en marche, sur le seuil de la porte d'entrée.
Le mouvement extraordinaire qu'il venait de donner à son corps acheva de troubler son cerveau en y faisant affluer les vapeurs du vin qu'il avait bu depuis plusieurs heures; ses yeux étaient voilés, sa langue épaisse et son gosier aride.
Il n'en était pas moins empressé de paraître dans ce vilain état devant cette femme qu'il ne connaissait pas, mais qui lui avait semblé jolie et bien faite.
Malgré ce désir dont lui-même ne se rendait pas bien compte, il fut longtemps à trouver la serrure, à tourner la clé et à ouvrir la porte.
Il aurait fait encore une lourde chute, après laquelle il se serait relevé avec peine, s'il n'eût trouvé fort à propos la muraille pour s'y cramponner des deux mains et pour conserver de la sorte une apparence d'équilibre.
—Ma... madame, dit-il d'une voix chevrotante et inintelligible, bienheureux est celui que vous honorez de vos bonnes grâces!—Ne pensez pas finir ainsi notre jeu! criait Yves de Curson, s'imaginant que Savereux cherchait un prétexte pour se retirer avec son gain.
Il s'était élancé à la poursuite de ce gentilhomme et l'avait saisi par le bras avec tant de force qu'il le soutint, lorsque ses jambes vacillantes ne le soutenaient plus.
—Ah! c'est vous, Yves! dit la dame, qui le reconnut à la voix, et qui fit approcher le cheval de la porte.—Oh! la divine et ravissante figure! s'écria Savereux, en essayant de se dégager de l'étreinte du jeune homme. Ce n'est pas une mortelle, mais quelque nymphe, quelque naïade de la Seine, quelque ange du ciel descendu sur la terre!
Cette femme était, en effet, d'une grande beauté.
Son visage, tourné vers Yves de Curson, avait été tout à coup éclairé par la lueur des torches portées par des soldats qui sortirent du Louvre.
Jacques de Savereux, à la vue de cette douce et mélancolique figure qui ne lui apparut qu'un moment et qui rentra dans l'ombre presque aussitôt, oublia qu'il était ivre et voulut s'avancer dans la rue; mais le sire de Curson ne le lui permit pas, et, l'attirant dans le vestibule avec plus de ménagement que de violence, il le coucha doucement sur les dalles, où celui-ci s'agita et se roula inutilement, avec de terribles jurons, sans parvenir à se remettre debout.
Tandis qu'il s'épuisait en efforts pour se relever et pour revoir encore la charmante femme qu'il avait entrevue, il recueillait précieusement dans son cœur le souvenir de cette jolie tête aux traits moelleux et corrects, aux yeux bleus pleins de finesse, aux joues pâles, sillonnées de larmes, aux blonds cheveux, dont quelques boucles s'étaient échappées du scoffion de velours, sous lequel les femmes emprisonnaient alors la plus riche chevelure.
Le scoffion, coiffe en forme de casque, surmontée d'une toque également en velours à aigrette et à lassure d'or, n'était pas chez cette inconnue le seul indice d'une naissance et d'une condition distinguées; car il fallait qu'elle fût d'une bonne noblesse pour être vêtue d'étoffe de soie noire à passements d'or, et pour avoir une robe à vertugales, c'est-à-dire enflée autour des reins avec des baleines et des bourrelets de crin qui, par comparaison, donnaient à la taille plus de finesse et d'élégance.
Les lois somptuaires de Charles IX avaient renchéri sur toutes celles de ses prédécesseurs, et pendant son règne, une bourgeoise, même la femme d'un magistrat ou d'un procureur, ne se fût pas exposée à payer l'amende, en augmentant l'envergure de sa robe, en la bordant de velours ou de canetille d'or et d'argent, et en portant dorures en la tête, comme disait l'édit dont les défenses ne s'appliquaient pas sans doute à cette dame ou damoiselle, qui se montrait ainsi en public avec un carcan ou collier et des bracelets émaillés.
—Pour Dieu! Anne, que venez-vous faire céans? lui dit Yves de Curson, qui s'était approché d'elle pour n'être pas entendu.—Je viens savoir ce que vous devenez, reprit-elle timidement, et pourquoi vous ne rentrez pas?—Et que voulez-vous que je devienne? répliqua-t-il, en ne cachant pas son dépit et son impatience.—Ne vous fâchez pas, et dites-moi plutôt si M. de Pardaillan n'est point avec vous?—Pardaillan! il couche au Louvre, ne vous en a-t-il pas avertie?—Oui, par une lettre, reprit-elle en rougissant: il me disait, dans cette épître, que le roi de Navarre, craignant qu'il ne fût assez en sûreté à son logis, car on prévoyait une émotion du populaire, lui a ordonné de passer la nuit au Louvre, avec les autres officiers de la maison du roi de Navarre.—Alors, à quoi bon demander des nouvelles de Pardaillan?—C'est... c'est que je doutais de la vérité... et j'appréhendais qu'il ne restât en ville avec vous à jouer et à banqueter...—Je ne joue pas, je ne banquète pas! repartit le sire de Curson, qui feignit d'être irrité pour n'avoir pas l'air embarrassé. La peste soit des curieuses et des fiancées! Où allez-vous maintenant?—Mais... n'est-il pas heure de retourner à son lit, surtout quand on a devant soi une traite de demi-lieue?—Aussi bien, qu'aviez-vous affaire de venir? Et madame votre mère est insensée de vous laisser courir les rues...—Elle dort et ne soupçonne rien... Je m'étais fort réjouie par avance de la venue de M. de Pardaillan, et je l'ai attendu fort tristement jusqu'à ce que sa lettre m'ôtât toute espérance de le voir. Si du moins vous fussiez arrivé pour me tirer d'inquiétude! J'étais si fort en peine, que je n'aurais pu dormir... Puis, on disait par tout le faubourg que le peuple se remuait; puis de loin, la ville semblait en feu, à cause des lumières qui sont aux fenêtres des maisons... Je suis donc montée à cheval sans prendre le temps de changer d'habit et j'ai traversé la rivière...—Vous avez, ma mie, plus de courage, étant fille, que n'en aurait la femme d'un vieux capitaine de reîtres...—Je sors de l'hôtel de notre pauvre M. l'amiral, où j'ai su que vous soupiez ici avec des catholiques...—Qu'importe! Je vous trouve un peu bien téméraire de vous intriguer ainsi de mes actions!—Dix heures ont sonné à l'horloge du palais, lorsque je passais sur le Pont-au-Change.—Dix heures ou minuit, je m'en soucie comme de ça, et je ne me coucherai qu'au jour levé.—Quoi! mon ami, vous ne m'accompagnerez pas? Allons, mettez-vous en selle devant moi...—Non, vrai Dieu! vous retournerez comme vous êtes venue, et demain vous serez réprimandée tout à loisir.—Yves, mon ami, vous n'êtes pas sain d'esprit... Oh mon Dieu! comment retournerai-je?—Pierre, tu es bien armé? demanda-t-il sèchement au valet qui tenait la bride du cheval.—Une dague, une épée et deux pistolets, monseigneur! répondit le valet, qui avait servi dans l'armée calviniste.—Et tu en sais faire bon usage? Va-t'en vitement, et dorénavant sois moins docile aux fantaisies d'une folle!
En prononçant ces mots avec froideur et sévérité, il tourna le dos à la jeune femme, rentra dans la maison et en referma la porte.
L'inconnue, que cette dureté de la part du sire de Curson avait profondément blessée, resta un instant indécise et stupéfiée; elle regardait la porte, dans l'attente de la voir se rouvrir, et elle croyait encore qu'elle ne partirait pas seule: on entendait le murmure de ses sanglots étouffés.
La porte ne se rouvrant pas, au bout de trois minutes, elle s'indigna d'avoir trop attendu, releva la tête, essuya ses pleurs, rejeta sur son visage le voile attaché à son scoffion, et tira si vivement la bride de sa monture, que le valet faillit être renversé par le cheval qui prenait le galop.
IV
Au trépignement du cheval sur le pavé, Yves de Curson eut un remords et se repentit d'avoir été cruel, ingrat, égoïste.
Il voulut arrêter le départ de la jeune fille, qui n'avait pas d'autre tort envers lui que d'avoir interrompu son jeu, et il se proposait de la suivre, de la rejoindre, de ne pas la quitter, lorsqu'il fut retenu et distrait de son idée par une agression imprévue.
C'était Jacques de Savereux qui se démenait dans l'obscurité, en grondant, et qui, ayant rencontré la jambe du sire de Curson, ne la lâcha plus, quelque effort, quelque prière que celui-ci employât pour se délivrer de cette étreinte, semblable à l'agonie d'un noyé, qui se cramponne à tout ce qu'il peut saisir.
Le pas du cheval s'éloignait et n'était déjà qu'un bruit indistinct, lorsque M. de Curson comprit que son honneur était intéressé à ne point partir.
Savereux lui adressait des reproches et des provocations que la présence de témoins le forçait d'entendre et de relever, quoiqu'il dût les mettre sur le compte du vin et les excuser dans son for intérieur.
—Mort et passion! criait Savereux, dont l'ivresse seule aliénait alors la bonté naturelle: monsieur le huguenot, si vous n'avez pas d'amour, tant pis pour vous, mais ne nous défendez pas d'en avoir, à votre barbe.—Quelle fête y a-t-il au Louvre cette nuit? dit un des gentilshommes qui étaient restés à la fenêtre de la salle du souper. Voyez ces porteurs de torches, ces petites troupes d'archers et d'arquebusiers de la garde du roi, le long des fossés? N'était ce silence, je penserais qu'on se bat quelque part.—Monsieur de Savereux, dit avec douceur Yves de Curson qui cherchait à calmer le ressentiment déraisonnable de ce buveur, nous reprendrons le jeu demain et jours suivants; mais il faut que je parte, ne vous déplaise...—Vous partirez, après m'avoir tué, si bon vous semble, par le sang-Dieu!—Dieu m'en garde! Êtes-vous en démence? Il vous faut dormir, monsieur de Savereux, et cuver votre vin.—C'est moi qui vous tuerai, j'espère, pour vous punir de m'avoir privé de la vue de ma dame...—Votre dame? répliqua hautement le sire de Curson, qui prit alors l'explication au sérieux.—Oui, ma dame, la plus belle, la plus plaisante, la plus honorable, la plus adorée!...—Vous vous gaussez de nous, messire! Vous ne connaissez seulement pas celle que vous nommez votre dame?—Je la connais mieux que vous!—La raillerie est malsaine et peut faire périr son homme. Si Pardaillan vous entendait...—Qui? Pardaillan? le bâtard de Gondrin, le capitaine du régiment béarnais du roi de Navarre?—Vous êtes ivre, monsieur de Savereux, sinon vous seriez un maladroit et malhonnête homme!—Sang et sang! aidez-moi un peu à remonter là-haut, et je vous montrerai qui je suis.
Le bruit de cette discussion, qui dégénérait en injures et en menaces, avait attiré, sur le palier de l'étage supérieur, deux des convives portant de la lumière.
Yves de Curson, pâle de colère, prêtait l'appui de son bras à Jacques de Savereux, qui, non moins courroucé que lui, mais le visage pourpre et les paupières demi-closes, trébuchait à chaque degré et retombait de tout son poids sur la poitrine de son adversaire.—Mille diables! mille morts! mille dieux! répétait Savereux, dont la voix était entrecoupée de hoquets.—Compagnons! cria de la fenêtre un gentilhomme s'adressant à un gros d'archers qui passaient à peu de distance. Ce n'est pas veille de la Saint-Jean, et il n'y a point de feu de joie à la place de Grève?—Non, c'est veille de la Saint-Barthélemy, répondit le chef de ces archers; le roi, dit-on, s'en va faire une chasse aux flambeaux, et nous sommes dépêchés pour contenir la foule des curieux.—Voilà certes, dit un autre gentilhomme, la première chasse qui s'est faite contre les rats et les chats de Paris!—Camarades, fermez la fenêtre! dit d'une voix forte Jacques de Savereux.
Grâce au secours du sire de Curson, il était rentré enfin dans la salle du souper, et il retrempait sa présence d'esprit dans de nouvelles rasades, demandant son épée.
—As-tu pas peur que les bouteilles s'envolent? rétorqua un des assistants: ce seraient plutôt les dés et les écus!—Vous serez témoins et juges du camp, messieurs; je provoque en duel monsieur de Curson.
En prononçant ce défi avec colère, Jacques de Savereux, qui sentait ses jambes se dérober sous lui, tira son épée, qu'un témoin officieux venait de lui apporter, et se mit en posture de tenir tête à M. de Curson.
Celui-ci, dont le vin n'avait pu troubler la raison ni le sang-froid, refusait de prendre son épée et de s'en servir contre l'agresseur que l'ivresse empêchait d'avoir son libre arbitre: il se croisa les bras et resta immobile, vis-à-vis de la lame que Savereux lui présentait presque à bout portant.
Les convives murmurèrent de ce qui leur semblait lâcheté; car ils n'étaient pas trop disposés en faveur du sire de Curson, qu'ils savaient huguenot et que le capitaine de Losse avait eu beaucoup de peine à faire admettre dans leur compagnie.
—Vive Dieu! messire, vous n'êtes donc pas gentilhomme! s'écria Savereux qui chancelait et s'appuyait au mur.—Je vous prouverai demain, au jour levé, que je suis meilleur gentilhomme que vous! reprit le sire de Curson.
Il se repentait alors de n'avoir pas suivi la jeune femme et il voulut sortir pour la rejoindre, s'il était possible.
—Halte là, compagnon! dit un gentilhomme, en lui barrant le passage: vous donnerez d'abord satisfaction à celui que vous avez offensé. En garde, monsieur!—En garde, huguenot! ajouta un autre que la vue des épées mit en humeur querelleuse.—Courage, Savereux! criait un troisième: Saigne, saigne ce maître parpaillot! c'est œuvre pie!—Par les tripes de Dieu! monsieur de la Huguenoterie, disait un quatrième, vous avez affaire à une redoutable épée!—Vous n'êtes pas dans votre bon sens, monsieur de Savereux? dit doucement Yves de Curson.
Il répugnait à se commettre avec un homme ivre, et il ne voyait d'ailleurs aucun motif de duel entre Jacques de Savereux et lui.
—Bonsoir et à demain, messieurs!—Nenni! nous ne vous laisserons pas, dirent les témoins qui le retenaient, tant que vous n'aurez point vidé votre querelle.—Je n'ai pas de querelle avec M. de Savereux, répondit-il impatienté, mais j'en aurai, si vous y tenez fort.—Quoi! beau sire, répliqua Savereux lui présentant toujours la pointe de l'épée, vous niez l'injure que vous m'avez faite? Je croyais que MM. les huguenots n'entendaient rien à mentir...—Mentir! interrompit le sire de Curson.
Il était devenu pâle et tremblant, à cette injure: il saisit son épée qu'on lui tendait.
—En garde, mes braves! crièrent confusément les assistants, en remplissant les verres et en portant des santés à la victoire du champion catholique.—Savereux, disait l'un, tire-lui son mauvais sang!—Savereuse, disait l'autre, taille des boutonnières à son pourpoint!
Jacques de Savereux n'était que trop bien animé à pousser son extravagante querelle aux dernières extrémités.
Les cris et les encouragements de ses amis avaient achevé de l'exalter, et en ce moment, il eût juré de bonne foi que ses griefs contre le sire de Curson devaient être lavés avec du sang: il se persuadait que celui-ci avait tenté de lui enlever une maîtresse et avait même usé de violence pour le séparer de cette femme, qu'il eût été fort en peine de nommer!
Yves de Curson, de son côté, avait fini par s'emporter malgré lui et par vouloir châtier l'antagoniste qu'on lui opposait avec des provocations et des injures réitérées; d'ailleurs, il ne pouvait croire que Jacques de Savereux eût trouvé, dans son imagination échauffée par les fumées du vin, tout un conte forgé à plaisir, au sujet de son amour pour une inconnue.
Cet amour n'avait rien d'impossible ni même d'invraisemblable, et c'était en prouver la réalité, que d'en faire le sujet d'un duel. M. de Curson se sentait donc autorisé à prendre vengeance d'une intrigue qu'on lui avait laissé ignorer et que trahissait la démarche de la dame, à cette heure avancée de la soirée.
L'esprit court si vite d'induction en induction, qu'il se félicita d'avoir par sa présence mis obstacle à un rendez-vous projeté; il s'expliqua dès lors la fureur de Savereux, et il donna aussi un motif à la sienne que les raillerie insultantes des convives avaient suffisamment excitée.
Mais son indignation et son ressentiment ne tinrent pas longtemps, à la vue des efforts comiques que faisait Jacques de Savereux pour garder son équilibre et pour ne pas s'endormir. Il se promit tout bas de ne point abuser de l'état peu belliqueux de son adversaire, et il se mit seulement sur la défensive.
—Messieurs, dit-il au moment où les épées se rencontrèrent, veillez à ce qu'il ne se blesse pas en tombant.
Cette plaisanterie provoqua les murmures des témoins et un redoublement de rage chez Jacques de Savereux qui marcha sur son ennemi avec tant de vigueur et de témérité, qu'il faillit le percer de part en part en s'enferrant lui-même.
Le sire de Curson avait eu le temps de relever l'épée qu'il voyait venir droit à sa poitrine, et le coup, ne portant que dans le haut du bras, pénétra au travers des chairs sans atteindre l'os ni l'artère.
Il en résulta une large déchirure d'où le sang jaillit jusqu'au visage de Savereux, qui lâcha son épée par un mouvement d'horreur, et se rejeta tout épouvanté dans les bras de ses amis.
Aucun ne se hâta d'aller au secours du blessé qui arrêtait son sang avec sa main et qui était moins ému que l'auteur même de sa blessure.
—Ah! monsieur de Curson! s'écria Savereux, dont les remords s'étaient vaguement éveillés au milieu de son ivresse.—Il n'en mourra pas vraiment, ce païen de huguenot! grommela un des instigateurs de ce fatal combat.—Vous tenez-vous pour satisfait et content, monsieur de Savereux? demanda un autre, moins acharné contre les protestants.—Pardonnez-moi, monsieur de Curson! dit Jacques de Savereux.
Réunissant ses forces pour se remettre sur pied, il s'approcha du blessé et l'embrassa coup sur coup, en se cramponnant à lui.
—N'ayez pas regret de ce que vous avez fait, monsieur, répondit sans amertume le gentilhomme breton. Je vous rendrai peut-être un jour la pareille, et nous serons partant quittes et bons amis.—Votre sang coule, mon pauvre monsieur de Curson!... Je m'en vais querir un chirurgien...—J'aurais plus tôt fait d'y aller moi-même. Je retourne justement rue de Béthisy, chez monsieur l'amiral, auprès duquel maître Ambroise Paré doit passer la nuit; il me pansera cette égratignure et je n'en dormirai pas plus mal.—Je m'en vais bander votre plaie, dit Savereux.
Il avait préparé son mouchoir en guise d'appareil, et il le noua autour du bras d'Yves pour comprimer l'hémorragie.
—Vive Dieu! je voudrais avoir cette même blessure dans le ventre! Ne me pardonnez-vous pas?—Je vous pardonne de grand cœur, et foin de la rancune. Mais est-il vrai que ce soit votre dame?—Ma dame! oh! que non pas, puisque c'est la vôtre, j'imagine? Si elle était mienne, je n'aimerais plus le jeu ni le vin.—C'est vous, mon compère, qui avez follement interrompu notre jeu.—C'est vous plutôt, en attirant ici cette belle dame qui est cause de tout le mal.—Le mal n'est pas grand, et je ne sens plus ma blessure, à ce point que je jouerais encore volontiers...—Jouer! oh! cela ne se peut: il faut que je vous mène à maître Ambroise Paré.—Assurément, mais le cas n'est pas urgent, et nous pouvons faire ici quelques jets de dés.—Soit fait à votre plaisir, et Dieu vous donne meilleure chance!
Ce fut Yves de Curson qui aida Savereux à s'asseoir devant la table, et qui lui présenta les dés que sa main maladroite cherchait à tâtons sur le tapis.
—Jouons plus gros jeu! dit M. de Curson.—Je joue en un seul coup de dés tout ce que j'ai gagné ce soir. Douze!—Quatre! A vous les dés! Comptez combien je vous dois et doublons le jeu.—Vous avez perdu tout à l'heure mille écus d'or; comptez vous-même.—Ce n'est rien que cela; je jouerai cette fois trois mille écus...—Trois mille écus! je ne les ai pas, ne vous déplaise, et si je les perdais...—Bon! n'avez-vous pas votre parole comme j'ai la mienne? Trois mille écus sur ces dés: onze!—Et moi, douze! En vérité, j'ai honte de ce bonheur obstiné et ne veux plus de votre argent.—Je serais un bien méchant joueur, si je me décourageais déjà. Cinq mille écus, cette fois!—Cinq mille écus, monsieur mon ami! Voulez-vous pas que je les vole à Dieu ou au diable? Et votre blessure?—Je n'y prends pas garde; vous l'avez merveilleusement pansée, et votre mouchoir vaut, ce semble, tout un appareil de chirurgie... Nous jouons à ce coup cinq mille écus... Ne vous endormez pas, monsieur de Savereux?—Non, que je meure! je boirai tant seulement ce qui reste dans la bouteille... Çà, qu'avient-il des cinq mille écus?—Vous les avez gagnés comme les autres. Merci de moi! j'ai la main un peu bien malheureuse!
Les convives, remarquant la bonne intelligence qui s'était établie entre les deux champions pour l'un desquels ils avaient pris ouvertement parti, se retirèrent dans la pièce voisine et se consultèrent entre eux sur les moyens d'abaisser l'orgueil de ce huguenot: ils avaient tous bu de manière à n'être pas plus maîtres de leurs paroles que de leurs actions.
Le capitaine de Losse n'était pas là pour faire respecter son hôte, et les sentiments haineux, que le capitaine Salaboz avait manifestés énergiquement contre tout ce qui appartenait à la religion réformée, existaient de longue date dans le cœur de tous les catholiques.
On vint à parler des derniers événements, du mariage du roi de Navarre avec Marguerite de Valois, de l'attentat de Maurevert sur la personne de Coligny, de la retraite des Guise exilés de la cour, des complots secrets du parti protestant contre le roi et le royaume.
Le vin, qu'on versait encore à pleins verres, échauffa de plus en plus les esprits, et l'on forma le projet de chasser ignominieusement Yves de Curson, de le maltraiter même, s'il osait faire résistance et tenir tête aux agresseurs.
Ce projet accepté aussitôt que proposé, ils firent irruption dans la salle où les deux joueurs étaient aux prises.
Yves de Curson avait perdu sur parole soixante-dix mille écus d'or.
—Il pue le huguenot! dit un des plus ivres et des plus fanatiques de la bande.—Monsieur le huguenot, vous êtes prié de vider les lieux tout à l'heure! ajouta le meneur de ce complot.—Si vous ne sortez bientôt par la porte, ajouta un autre, vous courrez risque de sortir par la fenêtre!—Rappelez-vous que ce fut de la maison voisine, dit un quatrième, que M. de Maurevert, digne et honnête gentilhomme catholique, adressa une balle d'arquebuse à ce vilain damné d'amiral!—Qu'est-ce? s'écria le sire de Curson, se levant indigné et mettant l'épée à la main.—Quels sont ces mécréants? s'écria Jacques de Savereux, se rangeant du côté du calviniste et tirant aussi son épée.—Messieurs, si quelqu'un d'entre vous a lieu de se plaindre de moi, je l'attendrai demain dans les fossés du Pré-aux-Clercs.—Et ce quelqu'un voudra bien venir avec un second, car je suis, moi, le second de messire de Curson.—Eh quoi! Savereux, êtes-vous en train d'apostasier et de vous rendre calviniste? dit un des ivrognes.—Nous sommes céans seize catholiques, dit un autre: Trouvez-vous en même nombre de huguenots pour cette rencontre.—Mordieu! vous me verrez parmi ces huguenots! répondit Savereux, dont l'ivresse et le sommeil furent un moment dissipés par une noble et généreuse indignation. Venez, monsieur de Curson. Ne demeurons pas davantage dans cette caverne de bêtes fauves.—J'ai perdu contre vous soixante-dix mille écus! lui dit Yves, que cette perte avait laissé profondément triste. Vous les aurez demain, monsieur de Savereux, et puis, nous serons frères d'armes, comme je le suis déjà avec Pardaillan.—Allez, beaux soudards de Genève! cria le plus insolent des gentilshommes catholiques.—Le fin premier qui s'aventure à insulter l'hôte du capitaine de Losse, répliqua Savereux d'une voix menaçante, je lui baillerai les étrivières à coups d'épée et de dague!—A demain, messieurs de la Papimanie! ajouta Yves de Curson. Nous nous rejoindrons au Pré-aux-Clercs, à midi sonnant, et le Seigneur viendra en aide aux bons contre les méchants!
Le sire de Curson rendit à Jacques de Savereux l'or qu'il avait recueilli sur la table et lui passa autour du cou la chaîne qu'il avait ôtée du sien; ensuite, il le prit par le bras pour le soutenir et l'aider à marcher d'un pas lent et alourdi.
Ils sortirent ensemble de la maison, sans être inquiétés ni suivis.
—Frères d'armes! s'écrièrent-ils en s'embrassant, après avoir remis l'épée dans le fourreau, lorsqu'ils furent dans la rue. Oui, frères d'armes, à la vie, à la mort!—Ne vous en allez pas le chef découvert, gentils frères d'armes! leur cria-t-on d'en haut: vous pourriez gagner un rhume ou une pleurésie, bien que la nuit sera chaude!
Et on leur jeta leurs chapeaux qu'ils avaient oubliés dans la précipitation de leur sortie.
Ils les ramassèrent, en adressant des menaces aux auteurs de cet insolent adieu.
La fenêtre s'était refermée, et des éclats de rire répondaient seuls à leurs imprécations.
Ils s'éloignèrent sans s'apercevoir de l'échange involontaire qu'ils avaient fait de leurs chapeaux.
Celui de M. de Curson, avec son nœud de perles et son lacet d'or, était sur la tête de Jacques de Savereux, et le vieux feutre usé, au-devant duquel Savereux avait attaché la croix blanche, signe de ralliement des catholiques, était sur la tête du gentilhomme huguenot.
V
—Où allons-nous? demanda Jacques de Savereux, dont l'air frais de la nuit combattait en vain l'ivresse et le sommeil.—Nous allons nous coucher, j'imagine? reprit Yves de Curson, qui était forcé de soutenir son compagnon de route pour l'empêcher de tomber endormi.—Où sommes-nous? ajouta Savereux en hésitant sur la direction qu'il devait prendre.—Nous sommes près du Louvre, mais je serais en peine de nommer ce carrefour.—Si nous allons nous coucher, camarade, ce sera nous épargner des pas, que de nous étendre là sur ce tapis.—Quel tapis? le pavé du roi? il est moins douillet qu'un lit d'hôpital, et c'est affaire aux gueux de dormir dans la rue.—Ma foi, vous êtes bien dégoûté! murmura Jacques de Savereux.
Pour joindre l'exemple au précepte, il s'était laissé glisser par terre.
—Je trouve, moi, ce coucher très-honorable.—Levez-vous, monsieur de Savereux, je vous en prie, pour votre honneur? Si quelqu'un vous voyait!...—Je voudrais que le roi me vît! répondit le gentilhomme ivre, qui persistait à rester étendu sur le pavé.—Si un cheval ou quelque charroi passait par là, vous seriez écrasé sans dire gare?—Mordieu! je serais réjoui qu'un rustre de cavalier ou de charretier me rompît une côte ou deux: je me déchargerais sur lui de la grosse colère que j'ai amassée ce soir contre ces ivrognes qui vous ont injurié et menacé...—Nous les retrouverons demain au Pré-aux-Clercs; mais pour y être dispos et vaillants, il nous faut ce soir chercher nos lits!—A demain donc, au Pré-aux-Clercs! répéta Jacques de Savereux, qui déjà ne voyait plus et entendait à peine.—Sur mon âme! monsieur de Savereux, je ne puis vous abandonner cuvant votre vin en pleine rue...—Or, couchez-vous près de moi: le lit est assez large pour deux.—Et vous, monsieur de Savereux, vous ne pouvez, sans vous faire tort, me délaisser errant et égaré en cette ville que je ne connais pas.—Que ne parliez-vous ainsi tout d'abord? reprit Savereux.
Il fit un effort prodigieux de volonté, pour avoir le courage de se soulever, à moitié ivre mort, et de se remettre sur pied, avec l'aide du gentilhomme breton.
—Marchons! dit-il en marchant pas à pas.—Par là, vous retournerez à l'endroit d'où nous venons!... Il serait bon de savoir où va chacun de nous.—Je m'en vais vous conduire à votre hôtel; après quoi, bonsoir, messieurs, et bonne nuit.—Je retournerai, s'il vous plaît, à l'hôtel de Béthisy, où loge M. l'amiral, et demain, dès l'aube, j'irai querir, au faubourg Saint-Germain, où demeure madame ma mère, la somme de soixante-dix mille écus, que j'ai perdue au jeu contre vous.—Soixante-dix mille écus! s'écria Savereux, à qui les fumées du vin enlevaient le souvenir de son bonheur au jeu: je n'en souhaiterais pas davantage!—Vous les aurez, répondit en soupirant M. de Curson. C'est à peu près la dot de ma sœur!—Par la messe! votre sœur est-elle jolie? je l'épouse.—Elle ne vous a pas attendu, par malheur, et elle se marie demain à un des plus braves gentilshommes de la religion.—J'en suis fâché, monsieur de Curson, car, étant déjà votre frère d'armes, je me serais fait votre frère d'alliance!
Jacques de Savereux se traînait en chancelant sur les pas d'Yves de Curson et luttait faiblement contre le sommeil bachique qui devenait, à chaque instant, plus impérieux et plus irrésistible.
Il était censé montrer le chemin à M. de Curson et le conduire à l'hôtel de Béthisy, mais il allait au hasard et en aveugle, suivant toujours la rue qui s'offrait la première et s'égarant de plus en plus dans le dédale du vieux quartier du Louvre.
Le gentilhomme protestant, qui croyait parvenir tôt ou tard à sa destination, se prêtait lui-même à ces continuelles déviations de route, en ne les remarquant pas; car il était plongé dans une morne rêverie, et il marchait comme un somnambule, sans songer à s'orienter ni à s'expliquer comment il n'arrivait pas à l'hôtel de Béthisy.
Il soupirait par intervalles et sentait des larmes humecter ses paupières: l'emportement et l'exaltation du jeu avaient cessé, et il se retrouvait avec toute sa raison, en face d'une énorme perte qu'il ne pouvait combler qu'aux dépens de la dot de sa sœur.
Il ne parlait donc plus à M. de Savereux, qui profitait de ce silence pour sommeiller tout à son aise, en réglant son pas sur celui de son guide, et en se laissant aller, pour ainsi dire, à un mouvement machinal.
—Voici encore le Louvre! s'écria M. de Curson.
En sortant de la rue de la Vieille-Monnaie, à l'endroit où Henri III posa la première pierre du Pont-Neuf en 1578, il avait aperçu la Seine devant lui, et à sa droite l'hôtel du Petit-Bourbon, les tours et les bâtiments du Louvre, éclairés par une lune blafarde que d'épais nuages gris couvrirent alors comme d'un linceul.
—Le Louvre? dit Savereux qui ne s'éveilla pas tout à fait en rouvrant les yeux. Nous lui tournons le dos depuis une heure.—Le voilà pourtant devant nous, et nous ne sommes pas près de la rue de Béthisy, ce me semble!—Ce que vous prenez pour le Louvre n'est autre que l'hôtel de Béthisy où est logé M. l'amiral.—Quoi! vous ne reconnaissez pas le Louvre? La rivière, à votre avis, coule-t-elle dans la rue de Béthisy?—Qui a la berlue de vous ou de moi? repartit avec obstination Jacques de Savereux.
Il quitta le bras qui l'avait soutenu jusque-là, et il marcha d'un pas inégal dans la direction du Louvre.—Où va-t-il? disait Yves.—Je vais demander au roi si c'est bien le Louvre que je vois.—C'est à moi de le conduire, pensa Yves de Curson qui cherchait des yeux à retrouver son chemin: il a laissé sa raison au fond de la bouteille!—Ah! brigand! ah! traître! criait Savereux, qui, dans sa marche oblique, avait heurté contre la muraille d'une maison.
Indigné de se sentir arrêté par cet obstacle qu'il croyait vivant et hostile, il voulut tirer son épée et se mettre en garde, en s'éloignant du mur sur lequel il retombait sans cesse.
—Je t'apprendrai, criait-il, ce que c'est que ma Durandale, et te ferai confesser, le pied sur la gorge, que je suis fils de Roland, du côté de l'épée.—Savereux, mon ami, dit M. de Curson allant à lui et l'empêchant de dégainer, demeurez ici un instant, pendant que je m'enquerrai de la route? Je reviens à vous, dès que j'aurai avisé quelqu'un qui nous serve de guide.—Frère d'armes, embrasse-moi! murmura M. de Savereux.
Il n'eut pas plutôt perdu l'équilibre, qu'il s'affaissa sur lui-même et se coucha le long du mur, en se disposant à dormir jusqu'au lendemain.
—A boire encore, à boire, boire, boire! murmura-t-il en s'endormant.—La peste du buveur! il faudra le porter dans son lit... Je ne puis faire sentinelle à ses côtés toute la nuit... Si quelques bourgeois venaient à propos... Personne! tout le monde dort... excepté les voleurs et le guet... J'entends là-bas des gens qui passent... Le capitaine de Losse, qui me devait ramener à l'hôtel de l'amiral, ne tient guère sa parole.
Yves de Curson voulut rejoindre les personnes qu'il ne voyait pas, mais qu'il entendait dans le lointain.
Il courut de ce côté; mais le bruit des pas et des voix, qui l'avait guidé, cessa complétement, lorsqu'il se fut engagé dans les rues étroites et tortueuses, voisines de l'Arche-Marion.
Il y avait des chandelles aux fenêtres des maisons: ces rues, ordinairement si ténébreuses, étaient mieux éclairées qu'elles ne l'avaient jamais été en plein jour; elles étaient aussi plus désertes et plus silencieuses que jamais.
Par intervalles, une porte s'ouvrait, et il s'en échappait comme une ombre qui disparaissait sur-le-champ.
M. de Curson appelait et n'obtenait aucune réponse.
Une fois, il distingua une arquebuse sur l'épaule d'un homme qui sortait d'une maison et s'esquivait sans tourner la tête à son appel.
Il essaya d'éveiller quelque marchand dans sa boutique: il frappa rudement à des volets, entre les fentes desquels il avait entrevu de la lumière; mais la lumière s'éteignit, et la boutique resta close et muette.
Il espérait toujours rencontrer une patrouille du guet.
Cette nuit-là, le guet ne se montra nulle part, et les gens sans aveu, qui étaient à cette époque plus nombreux que les soldats du guet, se tinrent renfermés dans leurs cours des Miracles.
VI
Une heure sonnait en carillon à l'horloge du palais, lorsque le gentilhomme breton, découragé de ces recherches inutiles, retourna lentement sur ses pas et interrogea plusieurs fois les mêmes rues, avant de revenir à son point de départ.
Il se trouvait sur le bord de l'eau, à l'extrémité de la rue de la Vieille-Monnaie; mais comme il ne vit pas Jacques de Savereux qu'il y avait laissé endormi, il crut un moment s'être encore égaré et n'avoir pas regagné au même endroit le bord de la rivière.
La vue du Louvre, qu'il apercevait à travers une espèce de brume, l'empêcha de chercher ailleurs le lieu où était resté son compagnon de route; il appela M. de Savereux à plusieurs reprises, longea les premières maisons bâties sur la grève et arriva justement à la place que le dormeur avait occupée: il y ramassa une chaîne d'or.
C'était bien la chaîne qu'il avait ôtée de son cou et que Jacques de Savereux avait mise au sien.
Cette chaîne valait une grosse somme, et l'on pouvait affirmer que celui qui la portait n'avait point été attaqué par des voleurs, puisqu'un objet de si grand prix se trouvait à terre et témoignait que personne ne l'y avait vu.
Yves de Curson en conclut que cette chaîne s'était détachée dans la chute du gentilhomme ivre.
Il la cacha dans sa poche, le cadenas qui la fermait étant brisé, et il se promit de ne plus s'en dessaisir, même en pareille circonstance.
Ces souvenirs de jeu l'attristèrent, et il soupira, en se disant qu'il devait soixante-dix mille écus d'or à M. de Savereux, qu'il ne les avait pas à lui, et qu'il s'était engagé à les payer le lendemain matin!
Cette pensée le ramena naturellement à celle de sa mère et de sa sœur, sa sœur surtout, qui était venue comme un bon ange pour l'arracher à ce fatal jeu; sa sœur qu'il allait dépouiller, afin de faire honneur à une dette de jeu garantie par sa parole!
Revoir sa sœur et sa mère, leur avouer son malheur et obtenir leur pardon, telle fut alors sa vive préoccupation, et il se rassura lui-même sur le sort de M. de Savereux, qui était sans doute rentré au Louvre, pour s'autoriser à se rendre au faubourg Saint-Germain où logeait sa famille, plutôt que de retourner à l'hôtel de Béthisy où il logeait comme appartenant à la maison de l'amiral.
Il attendit encore quelques instants, en se promenant sur la rive, avec l'espoir d'être rejoint par Jacques de Savereux.
Il l'appela de nouveau à plusieurs reprises; mais les échos de la rivière lui répondirent seuls, et il se décida enfin à s'acheminer vers le faubourg Saint-Germain, qu'il voyait de l'autre côté de l'eau et qu'il devait atteindre par un long détour, faute d'une barque pour passer la rivière.
Il ne connaissait pas trop son chemin et il se dirigea pourtant à tout hasard vers le Pont-au-Change.
Ses cris avaient attiré deux harquebutiers de la garde du roi, qui s'approchèrent, la mèche allumée, et qui s'éloignèrent après l'avoir examiné en silence.
En arrivant près du Grand-Châtelet, vis-à-vis du pont, il tomba au milieu d'une troupe d'hommes armés, qui venaient de l'hôtel de ville, à petits pas et sans flambeaux: il fut entouré avant qu'il eût le temps de tirer son épée et de se mettre sur la défensive.
Les gens qui l'environnaient n'avaient heureusement pas une apparence très-formidable: c'étaient d'honnêtes figures de bourgeois, exprimant l'inquiétude plutôt que des intentions hostiles et menaçantes.
Quelques-uns même paraissaient remplis d'une émotion qui ressemblait à celle de la peur.
Les armes dont ils étaient chargés ajoutaient encore au comique de leur physionomie et n'annonçaient pas qu'ils voulussent en faire usage: l'un avait sur la tête un morion de fer bruni, l'autre un chapeau, celui-ci un bonnet, celui-là un vieux casque rouillé; qui succombait sous le poids d'un épieu; qui portait une arbalète hors de service; qui brandissait une épée à deux mains; qui faisait sonner sur son dos une arquebuse sans mèche; mais tous avaient des couteaux et des poignards.
Le chef de la bande, sans être plus guerrier que ses soldats, se distinguait du moins par un équipement plus militaire.
—Dieu vous garde, compère! vous êtes un des nôtres! dit ce chef.
Et il désignait de la main le mouchoir noué autour du bras de M. de Curson et la croix blanche attachée au chapeau que Jacques de Savereux avait laissé en échange du sien à ce gentilhomme.
Yves de Curson remarqua seulement alors le signe de ralliement, la croix blanche au chapeau et le mouchoir blanc au bras gauche, que portaient ces gens qu'il prenait pour une escouade du guet dormant ou milice bourgeoise.
Il s'aperçut que le hasard lui avait donné aussi le même signe de ralliement, et il eut la prudence de ne leur demander aucune explication à ce sujet.
—Vous semblez être un seigneur de la cour? dit le chef qui continuait à l'examiner: vous envoie-t-on à l'hôtel de ville?—Non, je m'en vais au faubourg Saint-Germain, répondit M. de Curson qui ne comprenait pas encore le danger de sa position.—Rien n'est-il changé aux ordres du roi? Nous avons vu monseigneur le duc de Guise qui s'en allait au Louvre...—M. de Guise est hors de Paris, reprit vivement Yves de Curson: il en est parti aussitôt après le crime de son domestique Maurevert...—Vous parlez comme un huguenot, dit un de la troupe: si l'amiral était mort, nous n'en serions pas là...—Silence! interrompit le capitaine qui avait beaucoup à faire pour retenir son monde sous les armes. Puisque vous venez du Louvre, je vous demanderai, monsieur, si l'horloge du palais sonnera bientôt le massacre: nous sommes las d'attendre!... Ce devait être pour le minuit; ensuite, pour une heure; après, pour deux heures, et maintenant...—Maintenant, dit quelqu'un qui devait être avocat, la cause est remise à huitaine pour être plaidoyée et entendue.—Qu'avait-on besoin de nous priver de sommeil, dit un autre, et de réduire nos femmes au désespoir?—On abuse, dit un troisième, de la bonne foi des gens de métiers, et l'on se joue de nous, m'est avis!—Ce beau massacre est encore retardé pour laisser le temps aux huguenots de ranimer la guerre civile!—Et ces vilains huguenots feront des catholiques ce que les catholiques voulaient faire d'eux!—Bonsoir, messieurs! dit le sire de Curson, qui s'était fait violence pour ne pas se déclarer protestant et pour ne pas manifester hautement son indignation. Quoi qu'il arrive, je vous souhaite d'estimer l'honneur plus que la vie!—Monsieur, je vous prie de raconter au roi ce que vous avez vu, dit le capitaine qui le suivit pour lui parler en particulier; je suis le libraire Kœrver, demeurant sur le pont Notre-Dame, à l'enseigne de la Licorne: j'ai rassemblé les meilleurs catholiques du quartier et leur ai fait jurer de n'épargner aucun huguenot, fût-ce leur père ou leur frère.—Il n'appartient qu'au Dieu d'Israël de vous juger et de vous punir! murmura M. de Curson, qui lui tourna le dos, pour n'avoir pas à tirer l'épée. Le Seigneur fasse que mes frères s'éveillent!
Il s'était jeté dans la première rue qui s'offrait à lui.
Il en traversa plusieurs au pas de course, sans se rendre compte de la route qu'il avait prise, avec le projet de gagner la rue de Béthisy, pour avertir l'amiral du complot tramé par les catholiques, complot dont il ignorait l'étendue, mais que lui faisait apprécier le mot de massacre employé par le quartenier Kœrver.
Il craignait que ce massacre ne commençât d'un moment à l'autre, avant qu'il eût appelé aux armes les capitaines de la religion.
Quelles étaient les victimes désignées? quels assassins avait-on choisis?
On avait nommé le roi et le duc de Guise! C'étaient donc eux qui dirigeaient cette sanglante machination.
M. de Curson tremblait de tout son corps et respirait à peine, sous l'empire des sentiments d'horreur, de trouble, d'anxiété et d'impatience, qui s'exaltaient en lui: il précipitait sa marche et il se sentait près de défaillir, de tomber suffoqué.
D'un pas et d'une minute dépendait peut-être le salut de ses co-religionnaires!
—O mon Dieu! disait-il au fond de son cœur: arriverai-je à temps! Où vais-je? où suis-je? Les meurtriers veillent et les victimes dorment! M. l'amiral ne soupçonne rien de l'infâme trahison... Et ma mère! et ma sœur!...
Il vint à songer au péril qui pouvait menacer deux têtes si chères, et aussitôt il s'arrêta.
Il faillit retourner sur ses pas et courir à la défense de sa mère et de sa sœur qu'il abandonnait; mais la voix de la religion lui rappela qu'il devait d'abord sauver la vie de ses frères en Jésus-Christ, car les femmes, pensa-t-il, seraient certainement respectées dans un massacre général.
C'était donc le massacre qu'il avait mission d'empêcher; c'était le chef suprême des protestants, l'amiral de Coligny, qu'il importait de prévenir.
Il se remit à courir dans la direction qu'il supposait propre à le ramener à l'hôtel de Béthisy; il passa et repassa, tout haletant, par bien des rues qu'il parcourait pour la première fois et qu'il cherchait en vain à reconnaître.
Épuisé, éperdu, désolé, il ne savait plus quel parti adopter, ni quelle route suivre, lorsqu'il crut se retrouver aux environs de la rue de Béthisy: les maisons, les enseignes des boutiques, un puits, une notre-dame à l'angle d'un carrefour, évoquent de vagues réminiscences dans sa mémoire; une lueur d'espérance brille à travers son découragement: il touche au but! il reprend ses forces, il va donc enfin arriver!...
Mais, au détour d'une rue, il voit devant lui la Bastille!
—Seigneur Dieu, murmure-t-il en pliant le genou et en joignant les mains, tu ne veux pas que je sauve tes fidèles!
Dans ce moment, deux heures sonnent aux horloges des églises et des couvents.
Les carillons, aux sons clairs et argentins, semblent se répondre joyeusement l'un à l'autre et forment un vaste concert, au milieu duquel la grosse cloche de Saint-Germain-l'Auxerrois s'ébranle et donne le signal du massacre.
VII
Jacques de Savereux n'avait pas dormi longtemps le long du mur où il s'était couché.
Yves de Curson ne fut pas plutôt éloigné, que le dormeur se préoccupa, au milieu de son sommeil, du silence qui se faisait autour de lui; car, tout en dormant, son oreille restait ouverte à la voix du gentilhomme qu'il avait pris sous sa sauvegarde, et qu'il s'imaginait conduire, quoiqu'il eût grand besoin d'être conduit lui-même.
Il entr'ouvrit les yeux, et il s'étonna de se voir seul.
—M. de Curson! cria-t-il à plusieurs reprises, d'une voix traînante et indistincte... Est-il allé jouer et boire sans moi!... ce serait félonie... Ohé! monsieur mon frère d'armes! m'avez-vous vilainement trahi et abandonné!... A boire, mignon!... Double!... six! double!... Bon! le voici qui s'en revient... Là, là... monsieur de Curson... arrêtez un peu, s'il vous plaît?... Attendez-moi!... Est-ce pas l'heure de descendre au Pré-aux-Clercs?...
Il ne pouvait venir à bout de se remettre sur ses jambes, et il retombait sans cesse plus lourdement, dès qu'il quittait l'appui de la muraille.
Maugréant et blasphémant à travers les hoquets vineux, il ne se décourageait pourtant pas dans son projet de rejoindre M. de Curson. C'était là une idée fixe qui dominait chez lui la torpeur de l'ivresse.
Enfin il réussit à se lever et à marcher en zigzags, dans la direction du Louvre, qu'il ne voyait pas cependant, et qu'il n'eût pas reconnu, lors même que quelques fanaux eussent éclairé le donjon et les tourelles de ce château qu'enveloppait une profonde obscurité.
Cet instinct de conservation, qui préside toujours à la destinée des ivrognes, l'empêcha de se jeter dans la rivière, du haut de la berge qu'il côtoyait.
Il fit beaucoup d'efforts et beaucoup de pas, mais fort peu de chemin, jusqu'à ce qu'il se trouvât au delà de la grande porte du vieux Louvre, qui regardait la tour de Nesle, et qui correspondait presque à la porte du Louvre actuelle, vis-à-vis du pont des Arts.
Son état d'ivresse n'avait pas diminué.
Il était, au contraire, tellement alourdi et assoupi, qu'il ne se souvenait plus du nom de M. de Curson, et qu'il cheminait à tâtons, comme un aveugle, sans but et sans dessein.
Un obstacle qu'il rencontra tout à coup sur la voie, le fit trébucher et culbuter assez rudement.
Il s'était heurté contre les corps de quatre soldats calvinistes qui avaient été tués à coups d'épée par les gardes des portes, parce qu'ils s'approchaient du Louvre pour épier ce qui s'y passait.
Jacques de Savereux ne se rendit pas compte de la nature de l'obstacle qu'il essayait vainement de surmonter; il crut avoir affaire à des gens qui lui barraient le passage, et il se mit à lutter avec ces cadavres, en les injuriant et en les frappant, sans s'apercevoir qu'on ne répondait ni à ses cris ni à ses coups.
—Dégainez, dégainez donc! criait-il en se démenant comme un possédé... Bélîtres, marauds, ânes galeux, couards! Que la peste, la teigne, la cacquesangue, la fièvre quarte vous prennent à la gorge!... Pour Dieu! je vous couperai les oreilles, mauvais garçons!... Holà! à moi, monsieur de Curson! frottez-les de votre épée, monsieur mon ami!... Bien! frappez dru, percez-les comme crible!... Encore! toujours!... Oh! que c'est gentiment travailler, cela!
Il se persuadait qu'Yves de Curson était accouru à son aide pendant que ses adversaires, après lui avoir lié les mains, se disposaient à le voler; car le son de quelques pièces d'or, qui s'échappèrent de ses poches, lui avait rappelé la grosse somme dont il était porteur. Il se mit aussitôt en devoir de la défendre avec furie.
Mais au lieu de recourir à son épée contre des ennemis imaginaires, ses deux bras, plongés jusqu'aux coudes dans les poches de ses trousses, y retenaient l'or qu'il avait gagné au jeu.
Ses mains, contractées et devenues insensibles, lui semblaient garrottées; l'ivresse et l'émotion paralysant toutes les forces de son corps, il ne tarda pas à se figurer qu'on attachait aussi ses jambes avec des cordes et qu'on lui bâillonnait la bouche.
Il n'avait plus de mouvement libre que celui de la tête, et il s'engagea, en rampant, sous ces corps morts et ensanglantés, qui, pesant sur lui de tout leur poids, avaient l'air de le terrasser.
Il s'agita dans tous les sens pour se délivrer de cette horrible étreinte, qu'il sentait se resserrer à chaque instant: grinçant des dents, écumant, haletant, il s'épuisait en convulsions désespérées, jusqu'à ce qu'enfin, réduit à une immobilité absolue, et presque étouffé par les cadavres, il ne put supporter davantage les angoisses du cauchemar épouvantable qui l'obsédait.
Il se crut au moment de mourir: il poussa des cris plaintifs, et s'évanouit en recommandant son âme et celle de son frère d'armes aux anges du paradis.
Les cris poussés par Jacques de Savereux avaient fait sortir du Louvre une escouade d'archers de la garde du roi, qui visitèrent les bords de la rivière.
Ils reconnurent les quatre premières victimes qu'ils avaient laissées sur la place, devant le balcon des appartements du roi, dans le nouveau Louvre; mais ils ne remarquèrent pas que le nombre des morts s'était augmenté d'un cinquième cadavre qu'on n'avait pas dépouillé à demi comme les autres.
Ils commencèrent à les larder avec leurs pertuisanes. Par bonheur, Savereux, qui ne fut pas atteint, put passer pour aussi mort que ses voisins.
—M'est avis que ce sont ces parpaillots qui hurlaient de se sentir damnés! dit un des archers en s'acharnant après eux.—Cinq cents charretées de diables! dit un second archer, désignant les jambes de Savereux, qui sortaient de dessous les corps où il était comme enseveli, voici un de nos galants qui a gardé ses chausses! Compte-t-il donc en faire usage à la cour de Belzébuth son maître?
Cet archer voulut s'emparer des chausses du prétendu mort; mais, en les tirant à lui, le morceau lui resta dans la main, tant elles étaient mûres et usées.
Il oublia les chausses pour courir ramasser deux écus d'or qui avaient roulé à quelques pas.
Ces écus d'or détournèrent l'attention des archers en excitant leur cupidité; c'était une trouvaille à laquelle ils voulaient tous avoir part: ils faillirent en venir à une lutte sanglante.
La fenêtre du balcon du roi s'ouvrit alors.
Deux pages, portant des flambeaux allumés, précédèrent sur la terrasse du balcon plusieurs personnages qui s'approchèrent de la balustrade pour regarder l'aspect de Paris.
Le reflet des flambeaux éclaira un visage pâle et sinistre, empreint du sceau de la fatalité, et bouleversé par de violentes passions aux prises avec la conscience.
A cette apparition, les archers, qui se houspillaient, s'enfuirent en désordre et rentrèrent dans le Louvre.
C'était Charles IX, accompagné de la reine-mère, de son frère le duc d'Anjou et de ses conseillers intimes, le duc de Nevers, Tavannes et le comte de Retz.
VIII
Le roi contemplait en silence la ville, qui paraissait illuminée comme pour une fête et qui était pleine de rumeurs indistinctes.
Soudain la grosse cloche de Saint-Germain-l'Auxerrois sonna.
—Qu'est cela? demanda Charles, qu'on eût dit éveillé en sursaut au son de cette cloche. Madame ma mère, ce n'est pas moi qui ai donné ordre?...—C'est moi, reprit Catherine de Médicis. Quand vous avez ordonné de purger le Louvre des gentilshommes huguenots qui y sont logés, j'ai ordonné de faire sonner la cloche des funérailles de l'amiral. Sire, vous serez royalement vengé, je vous assure, et déjà vous devez sentir que vous êtes vraiment roi.—Grand merci, madame, pour vos bonnes intentions à notre égard; mais le Seigneur Dieu m'est témoin que je me lave les mains de tout ce qui sera fait!... A-t-on bien avisé surtout à ce qu'il ne soit pas répandu de sang dans le Louvre, qui est la demeure inviolable des rois de France?—Selon votre commandement, sire, dit le comte de Retz, il y a peine de mort contre quiconque souillerait votre maison par un meurtre.
Un tumulte, d'abord vague et couvert, puis bientôt plus éclatant, régnait dans l'intérieur du Louvre.
Des clameurs lamentables et des cris menaçants retentissaient de toutes parts avec des cliquetis d'armes et d'armures. Les fenêtres s'ouvrirent et s'éclairèrent, en se garnissant de monde, surtout de femmes, qui attendaient un spectacle.
Dans les corridors et les galeries, dans les cours et les préaux, couraient des soldats, l'épée nue et la torche à la main; quelques coups de feu accusaient la résistance des victimes qu'on poursuivait ainsi, mais qu'on ne massacrait pas encore.
Enfin, la grande porte livra passage à ces victimes et à leurs bourreaux.
C'étaient les Suisses de la garde du roi et ceux de la garde du duc d'Anjou, qui avaient reçu mission de se saisir de tous les gentilshommes de la maison du roi de Navarre et de celle du prince de Condé.
C'étaient ces gentilshommes qu'on menait désarmés hors du Louvre pour les égorger!
Les Suisses se servirent de leurs armes contre leurs prisonniers, quand ils eurent passé le pont-dormant de pierre, auquel aboutissait la principale entrée du château; alors, en criant: Tue! tue! ils se précipitèrent sur les malheureux, qui criaient: Grâce! merci! en essayant de s'enfuir ou de se défendre.
Soit hasard, soit projet arrêté d'avance, on les poussait, l'épée dans les reins, jusqu'aux quatre cadavres qui avaient protégé Jacques de Savereux, toujours évanoui et presque ivre mort, et là on les frappait à coups de pique, de pertuisane, de dague et de pistolet.
Le roi assistait impassible à ce spectacle horrible, qu'on semblait avoir mis exprès sous ses yeux; mais sa mère, son frère et ses favoris encourageaient de la voix et du geste les assassins.
—Tuez! tuez! criait le duc d'Anjou, en applaudissant aux coups qu'il voyait porter.—Ce sont de vilains traîtres et faux méchants qui conspiraient contre le roi votre sire!—Ils s'étaient logés dans le Louvre, disait Catherine à haute voix, pour s'emparer de la personne du roi et régner en sa place!—Ainsi est déjouée et détruite la conspiration! reprenait le duc de Nevers. Ils voulaient exterminer les catholiques cette nuit même!
Les Suisses, échauffés déjà par le vin et par l'argent qu'on leur avait distribués, s'animèrent davantage à la vue du sang et à la nouvelle d'un complot contre le roi et les catholiques; ils s'excitaient l'un l'autre à redoubler de fureur et de cruauté, en se montrant les morts et en se disant:
—Ce sont ceux qui nous ont voulu forcer pour tuer le roi, notre bon et cher sire!... Tuons, tuons-les jusqu'au dernier!
Les gentilshommes qu'ils immolaient sans pitié avaient été arrachés de leur lit; quelques-uns, des bras de leurs femmes; plusieurs même s'étaient en vain réfugiés dans la chambre de leurs maîtres, le roi de Navarre et le prince de Condé, qui ne purent leur venir en aide.
Ils n'avaient donc aucun moyen de parer les coups qu'on leur adressait de tous côtés à la fois, et ils tombaient, criblés de blessures dont une seule eût suffi pour donner la mort.
Du moins, ils n'avaient pas le temps de souffrir; ils étaient déjà expirants lorsqu'on leur mutilait le visage, lorsqu'on leur coupait les mains. Ceux qui pouvaient se reconnaître avant d'être frappés mortellement, remettaient à Dieu le soin de les venger.
Les sieurs de Bourses, de Saint-Martin et de Beauvais, gouverneur du roi de Navarre, furent amenés ensemble, demi-nus, et rendirent l'âme en s'embrassant.
—Voici le capitaine de Piles! s'écria Charles IX.
Il désignait du doigt un seigneur richement vêtu, dont le regard fier et dédaigneux tenait en respect les meurtriers.
—Je vois qu'il faut mourir, dit le capitaine de Piles.
Il dégrafa son manteau brodé d'or et le jeta à un soldat qu'il aperçut en sentinelle sous le balcon du roi.
—Tiens, compagnon, prends ceci pour te souvenir du capitaine huguenot qui a si bien festoyé les catholiques devant Saint-Jean-d'Angely!
Un archer le perça d'outre en outre avec une grosse hallebarde et le renversa sur les autres.
La commisération des tueurs faillit s'émouvoir en faveur d'un beau jeune homme qui s'avançait d'un pas ferme entre deux archers et qui salua le roi avec une noble assurance, comme s'il n'était pas intéressé dans ce qui se passait autour de lui.
Charles IX le reconnut, et, se penchant en dehors de la balustrade, lui fit signe d'approcher.
Mais le jeune seigneur, dont la figure exprimait la douleur et l'indignation, montra d'une main le monceau de morts qu'il allait grossir, et leva le bras vers le ciel pour le prendre à témoin des assassinats qui seraient été commis.
Puis il porta vivement à ses lèvres l'écharpe de soie bleue, brodée d'or, qu'il avait sur sa poitrine.
Les Suisses avaient reculé en voyant le geste du roi, qu'ils regardèrent comme un ordre d'épargner cette victime.
—Gondrin, mon ami! lui cria Charles IX, je te prie d'abjurer, par amour de moi, et de te rendre catholique, ainsi que ton maître le roi de Navarre!—Sire! répondit le bâtard de Gondrin, baron de Pardaillan, à qui le roi faisait cette prière, j'abjurerais peut-être, par amour de vous; mais je ne le puis, par amour de ma dame, qui est de la religion, et qui ne m'épouserait pas catholique.—Méchant, reprit le roi avec dépit, préfères-tu ta dame à ton roi! Elle est donc bien belle, cette Anne de Curson?—Ah! sire, c'est la plus gente damoiselle de la Bretagne... Mais, au nom de la justice, pourquoi ces meurtres abominables?...—Les huguenots ont tramé une déloyale conspiration pour m'ôter la vie et la couronne. Tu n'étais pas conspirateur, toi, Gondrin, qui jouais tantôt à la paume avec moi? Hâte-toi donc d'abjurer, mon cher fils, sinon je ne réponds de rien... Dis, n'es-tu pas bon catholique?—Point, sire; je suis fiancé à damoiselle Anne de Curson, et, comme tel, calviniste jusqu'au bûcher, s'il le faut!
A ces mots, un archer lui asséna sur la tête un coup de pertuisane, et l'ayant fait tomber à genoux, étourdi, aveuglé par le sang qui lui coulait dans les yeux, le frappa tant qu'il ne le crut pas mort, malgré les cris de Charles IX.
Ce prince, voyant que Gondrin, confondu dans la foule des morts, ne donnait plus signe de vie, se cacha le visage entre les mains, et resta quelques instants absorbé dans ses regrets.
Plus de quatre-vingts gentilshommes avaient été massacrés et gisaient en un seul tas qui atteignait presque à la hauteur du balcon.
Des bourgeois, que le bruit des armes à feu, les cris des meurtriers et des victimes, la lueur des torches et le tocsin de Saint-Germain-l'Auxerrois avaient fait sortir de leurs maisons, se hasardèrent sur le théâtre du massacre, et le quittèrent en criant que les huguenots avaient tenté de forcer le Louvre et de tuer le roi.
Cette calomnie se répandit en un moment par toute la ville, où l'on n'attendait que le signal de l'horloge du palais pour commencer le massacre, qui ne s'était pas encore étendu hors du quartier du Louvre.
C'était dans ce quartier, autour de l'hôtel de Béthisy, où demeurait l'amiral, que les gentilshommes du parti calviniste avaient pris aussi leurs logements. Une sourde rumeur, venant de ce côté, témoignait que le duc de Guise, le principal ordonnateur de la Saint-Barthélemy, n'en avait plus retardé l'exécution.
Tout à coup une fusée partit du haut du clocher de Saint Germain l'Auxerrois, et décrivant en l'air une courbe lumineuse, vint s'éteindre dans la Seine, en face du Louvre.
—Sire, l'amiral n'existe plus pour votre ruine et celle du royaume! s'écria Catherine de Médicis: remerciez Dieu et le duc de Guise qui vous en ont délivré.
Au même instant, la grosse cloche du palais sonna en carillon, et ses joyeux tintements se mêlèrent aux solennelles vibrations du tocsin de Saint-Germain-l'Auxerrois.
Aussitôt, une immense clameur, formée de mille cris, s'éleva, en grandissant, de tous les points de la ville.
Chaque rue, chaque maison avait ses assassins et ses victimes: celles-ci essayaient de fuir plutôt que de se défendre. Les premiers, qui semblaient en proie à une sorte de vertige, n'eussent pas fait quartier ni à un parent ni à un ami. On égorgeait de sang-froid des vieillards, des femmes et des enfants, parce que les enfants, les femmes et les vieillards étaient au nombre des égorgeurs.
—N'y a-t-il plus de huguenots au Louvre? demanda le roi au capitaine de Losse, qui avait été préposé à ces préliminaires du massacre général.—Un seul, le sire de Léran, a été sauvé par madame Marguerite, qui a promis de le rendre catholique. Il ne reste que le roi de Navarre et le prince de Condé...—Sire, venez, interrompit la reine mère: voici qu'on vous apporte en don la tête de l'amiral de Coligny.—Ah! nous avons hâte de la voir! s'écria Charles IX avec une joie farouche; mais c'est un don qui ne m'appartient pas et que j'enverrai à notre très-saint père le pape.
Il quitta le balcon avec sa suite et alla dans ses appartements recevoir le trophée sanglant que Besme lui apportait de la part du duc de Guise.
Le sire de Losse, dès que le roi se fut retiré, fit rentrer les Suisses de la garde dans le Louvre, dont les portes furent closes et qui ne sembla prendre aucune part à la tuerie organisée dans toute la ville.
On aurait pu croire que le massacre n'était pas allé jusqu'au séjour du roi, si un amas considérable de morts ne fût resté sur la grève, en témoignage du contraire.
La Saint-Barthélemy avait commencé là.
IX
Parmi cet amas de morts, il y avait pourtant deux vivants:
Le baron de Pardaillan, qui respirait encore, atteint de plusieurs blessures mortelles;
Jacques de Savereux, qui n'était pas sorti de son évanouissement, quoique à demi étouffé par le poids des cadavres avec lesquels on l'avait confondu.
Le manque d'air lui redonna la conscience de son existence, et il revint à lui par degrés, en faisant des efforts prodigieux afin d'écarter le fardeau qui gênait sa respiration: il fut assez heureux pour ramener sa tête à l'air libre et pour dégager un peu sa poitrine.
Son ivresse avait sensiblement diminué par l'effet de cette espèce de léthargie qui s'était emparée de tous ses sens et de toutes ses facultés; il rouvrit les yeux et les referma d'abord avec effroi, en ne rencontrant que des figures grimaçantes et ensanglantées qu'il prit pour les bizarres créations du sommeil.
Mais en ouvrant les yeux une seconde fois et en les tenant bien ouverts, bien fixes sur les objets qui l'entouraient; mais en avançant la main pour les toucher, il s'assura qu'il était éveillé.
Le reste des fumées du vin qui obscurcissaient son cerveau fut dissipé subitement.
Il ne pouvait toutefois se rendre compte des circonstances qui l'avaient mis au nombre des morts, et il ne s'expliquait pas davantage comment ces morts avaient été entassés à deux pas du Louvre. Il supposa quelque rixe, quelque duel, et il se demanda s'il ne s'était pas battu comme second du sire de Curson avec les convives du capitaine de Losse: c'était un souvenir vague qui surnageait dans sa mémoire.
Mais il reconnut que son épée était encore dans le fourreau, et il se rappela que la rencontre convenue devait se faire le lendemain au Pré-aux-Clercs.
Après un premier moment d'hésitation, où ses pensées eurent peine à suivre un cours régulier, il songea sérieusement à se tirer de la mare de sang dans laquelle il était couché.
Il fit tant des pieds et des mains, qu'il parvint à s'ouvrir un passage à travers les cadavres.
Il allait se trouver dégagé tout à fait, lorsqu'il fut arrêté par un bras qui ne pouvait appartenir qu'à un vivant.
En même temps, un soupir et des paroles entrecoupées le convainquirent que tout n'était pas mort dans ce monceau de corps inanimés.
—Holà! dit-il à voix haute, qui donc geint ici? Est-il quelqu'un qui vive encore et qui soit en état de venir avec moi?—Silence, au nom de Dieu! lui répondit-on à voix basse. S'ils vous entendent, ils s'en vont retourner au carnage, et c'en est fait de nous!—Eh! qui sont ceux-là, je vous prie, qui retourneraient pour nous mettre à mal? demanda Jacques de Savereux, en parlant plus bas.—Ceux qui nous ont laissés pour morts! dit la voix qui semblait près de s'éteindre par suffocation.—Des voleurs de nuit? des reîtres? Sur mon âme! je ne sais rien de ce qui s'est passé... Je ne suis pas mort ni endormi, m'est avis?—N'êtes-vous pas grièvement blessé, comme je le suis?—Je ne m'en aperçois pas, et blessé ou non, je me sens capable de jouer de l'épée galamment. Mais pourquoi cette tuerie?—Vous êtes bien malade, si vous n'avez plus nul souvenir de ces horreurs! Assommés et massacrés par les Suisses de la garde du roi, sous les yeux de Sa Majesté et de la reine sa mère!—Sous les yeux du roi! s'écria Savereux.
Il leva la tête, en écoutant le tocsin, les cris, les coups de feu qui se mêlaient dans les airs.
—Met-on la ville à sac? demanda-t-il.—Ce beau massacre n'a pas commencé pour s'arrêter, et je me console de mourir, en pensant que je ne verrai pas les meurtres de cette fatale nuit!—On se bat par les rues! reprit Savereux qui voulut se mettre debout et qui fut encore retenu par son voisin.—Ne bougez, mon ami! sinon, vous êtes mort sans rémission!... Mais, vraiment, vous ne fûtes pas même blessé!—Je le crois maintenant... Le grand diable me baille les étrivières, si je comprends comment je me trouve là!... Vous n'étiez pas du souper chez le capitaine de Losse? Vous n'avez point rencontré M. de Curson?...—M. de Curson? interrompit la voix qui parut se raffermir: où est-il? A-t-il pu échapper à la boucherie? A Dieu plaise!—J'ignore ce qu'il devint depuis que je l'ai quitté: nous avons soupé, bu et joué ensemble, si bien que je suis devenu son frère d'armes.—Vous! reprit la voix qui sembla défaillir, tandis que du milieu des morts se dressait une tête toute couverte de sang. Votre nom?—Jacques de Savereux, gentilhomme périgourdin, le plus beau joueur de dés et de cartes, le plus triomphant buveur qui soit en cour. Et vous?—Bâtard de Gondrin, baron de Pardaillan, gentilhomme de la chambre du roi de Navarre!—Par la messe! je ne vous aurais pas reconnu en ce piteux état, vous, le glorieux baron de Pardaillan, favori de monseigneur Henri de Bourbon!
La voix s'était tue, et Savereux attendit en vain une réponse.
Cette tête défigurée, qui s'était levée devant lui, venait de retomber parmi les morts; mais il la distingua entre toutes au masque de sang qui la couvrait et à l'horrible blessure qui avait fendu le crâne jusqu'aux sourcils.
Le baron de Pardaillan gisait sans mouvement; néanmoins, son pouls battait toujours et ses mains conservaient un peu de chaleur.
Savereux n'hésita pas à lui donner des secours empressés: il l'enleva doucement de ce lit de cadavres et le porta près du bord de l'eau.
Là, il lui lava le visage et se servit des lambeaux de sa chemise qu'il déchirait pour arrêter le sang de trois blessures dont la moindre était mortelle.
Ensuite Savereux chercha dans son esprit le moyen de compléter sa bonne action en procurant au blessé les soins nécessaires: il ne voyait que le Louvre où l'on pût trouver ces soins que l'humanité ne refuse jamais à quiconque les réclame.
Pardaillan lui en avait dit assez pour le mettre en défiance à l'égard de l'accueil qu'on leur ferait au Louvre cette nuit-là: non pas qu'il ajoutât foi aux étranges déclarations de Pardaillan, accusant le roi et les catholiques de trahison et d'assassinat; il supposa seulement qu'une querelle s'étant élevée entre les gentilshommes huguenots et catholiques, des morts et des blessés étaient restés sur le terrain.
Cependant il s'étonnait, il s'effrayait de la situation de Paris.
Ces cris n'étaient pas des cris de joie; ces coups de feu, des réjouissances publiques; ce tocsin, une sonnerie de fête.
Que se passait-il donc d'extraordinaire, de terrible?
Il ne pouvait s'empêcher de craindre une grande catastrophe.
Pardaillan n'avait pas repris ses sens.
Savereux l'interrogeait en vain, dans l'espoir d'obtenir des renseignements plus explicites, lorsqu'une troupe d'hommes armés et de populace descendit du cloître Saint-Germain-l'Auxerrois vers la Seine, avec des torches, en vociférant.
Savereux ne balance pas à marcher droit à eux, après avoir tiré son épée.
Ce sont des soldats qui traînent par les pieds un corps sans tête, souillé de fange et de sang: un hideux cortége de misérables en haillons s'agite et se presse autour de ces restes méconnaissables que chacun veut contempler et outrager à son tour.
—Au gibet, l'amiral! crient ces forcenés. Allons le pendre à Montfaucon! Il sera mieux fêté au pilori des Halles! Oh! le méchant païen! Mort aux huguenots! Pas de trêve, pas de rémission! Tuons! tuons! Morte la bête, mort le venin! C'est donc là ce grand ennemi de la messe? Brûlons sa charogne hérétique!
—Salaboz, est-ce pas vous qui avez fait cette belle expédition? demanda Savereux, apercevant ce capitaine qui avait beaucoup à faire pour défendre le cadavre qu'on voulait lui arracher. L'amiral est-il bien mort?—Que vous en semble? repartit Salaboz, en se retournant d'un air menaçant vers l'inconnu qui l'avait interpellé par son nom.—Çà, qui es-tu? dit à Savereux un des plus exaltés de la bande, en lui présentant la pointe d'une dague. Crie: Vive la messe! sinon, au diable ton patron!—Ah! c'est vous, monsieur de Savereux! s'écria Salaboz.
Et, courant à lui, il le dégagea des mains de ses adversaires que ce gentilhomme n'eût pas écartés aisément à coups d'épée.
—Si je comprends rien à ce qui se passe, je veux être condamné à ne boire que de l'eau et à ne toucher onc cartes ni dés!—Vous avez pourtant noblement fait votre devoir? dit Salaboz qui le voyait tout couvert de sang: combien en avez-vous tué déjà?—J'en ferai un jour le compte, pour vous l'apprendre... Mais qui sont ceux-là qu'il faut tuer?—Tous ceux qui sont huguenots avoués ou cachés, tous ceux qui ont en haine le pape, le roi et le duc de Guise, tous ceux enfin qui vous paraîtront bons à occire!—Vrai Dieu! capitaine Salaboz, je ne me pique pas d'être si fervent catholique, et je vous laisse la meilleure part de cette tuerie!
Jacques de Savereux, indigné et attristé de ces excès de fanatisme religieux, auxquels il ne se sentait pas capable de s'associer, tourna le dos à Salaboz et regagna lentement le bord de la rivière où il avait laissé Pardaillan sans connaissance.
Savereux avait jusqu'alors partagé les passions hostiles des catholiques à l'égard des protestants, non par raisonnement et par conviction, mais par habitude car il était à peine suffisamment chrétien, au baptême près. Il aurait donc pu, cette nuit-là, dans toute autre situation d'esprit, suivre sans réflexion l'exemple de ses compagnons ordinaires de jeu et de débauche, croire à la justice d'un massacre général des huguenots ou du moins l'autoriser par des raisons divines et humaines, se mêler avec un aveugle emportement à l'exécution de ce vaste complot et se plaire comme Salaboz à répandre un sang maudit.
Les circonstances, au contraire, dans lesquelles il venait de se trouver, avaient réagi fortement sur sa manière de voir et de sentir, à tel point que la cause des huguenots lui parut alors la plus juste et qu'il sympathisa dès ce moment avec elle.
La générosité et la franchise de son caractère le prédisposaient d'ailleurs à ce revirement d'opinion en présence d'une trahison aussi lâche que criminelle: il aurait compris une lutte finale entre les deux partis qui divisaient la France, et dans ce cas il n'eût pas songé à quitter son drapeau, ni même à examiner de quel côté était le bon droit; mais il aurait voulu que cette lutte se fît au grand jour, avec partage égal de terrain et de soleil, comme un duel à mort réglé par les lois de la chevalerie.
Il se promit donc de rester neutre et de ne pas tremper dans l'odieuse perfidie des catholiques.
Ce fut sous l'influence de ces impressions qu'il retourna auprès du baron de Pardaillan.
Il ne le connaissait que pour l'avoir vu jouer à la paume et au mail, que pour l'avoir entendu vanter comme un brave et digne gentilhomme; il se souvenait surtout, ainsi qu'on se souvient d'un rêve, de cette belle dame qui, la nuit même, était venue à cheval, suivie d'un valet, et qui avait prononcé le nom de Pardaillan.
Ces motifs n'eussent peut-être pas suffi pour déterminer Savereux à s'attacher à la fortune de ce capitaine huguenot, qu'il avait rencontré demi-mort gisant auprès de lui; mais la conformité de leur sort pendant cette nuit sanglante lui semblait un lien qu'il ne devait pas rompre: aussi bien, Pardaillan était-il dans un état à ne pas permettre qu'on l'abandonnât sans inhumanité.
Pardaillan ne fit aucun mouvement et ne rouvrit pas les yeux lorsque Savereux se pencha vers lui; mais il respirait encore, et le sang ne coulait plus de ses blessures.
—Eh! monsieur de Pardaillan! lui cria dans l'oreille Jacques de Savereux: il ne fait pas bon ici pour vous!... Ne sauriez-vous pas marcher, en vous aidant de mon bras?—Vous êtes catholique? reprit Pardaillan, avec un accent de douloureuse résignation: tuez-moi ici plutôt qu'ailleurs, je vous prie!—Vous tuer? Bon! pourquoi vous tuerais-je? repartit Savereux, offensé de ce soupçon qu'il n'avait pas mérité: j'empêcherais plutôt qu'on ne vous tuât!—Vous n'êtes donc pas catholique? Ce n'est donc point vous qui parliez tout à l'heure aux meurtriers?—Je ne puis et ne veux être catholique ni huguenot; je suis gentilhomme, et à ce titre je vous dois assistance et protection, puisque vous êtes gentilhomme.—Voilà un beau et fier langage, dit Pardaillan. Je vous prie désormais de me tenir pour votre frère et ami.
Et il lui tendit la main.
—Soit! répliqua Savereux en acceptant la main qui lui était offerte. Il s'agit de vous tirer de là et de vous mettre en lieu sûr.—Si je pouvais seulement passer la rivière et me rendre au faubourg Saint-Germain, avant que je meure!—Vous ne mourrez pas, si vous voulez être mon frère et mon ami! Aurez-vous pas la force de vous jucher sur mes épaules, pendant que je nagerai?...—Ce serait vous noyer avec moi! Écoutez: mieux vaut me laisser à cette place jusqu'à ce qu'on puisse me venir prendre en bateau, mort ou vif; et vous, qui avez si bonne envie de me servir, vous ferez plus que me sauver la vie: vous passerez la rivière à la nage et irez au faubourg Saint-Germain, à l'hôtel de Genouillac, près la porte Bussy...—Imaginez que j'y suis déjà, et dites ce que je dois faire... Cordieu! Voici des gens qui se sauvent de tous côtés en nageant...—Portez toutefois cette écharpe pour témoigner que vous venez de ma part; or, l'ayant remise aux mains de damoiselle Anne de Curson...—Anne de Curson! s'écria Savereux avec une émotion indéfinissable.
—Est-elle pas parente du jeune sire de Curson?
—Oui, vraiment, c'est sa propre sœur, et n'était cette malencontreuse nuit, je l'eusse épousée demain.
Jacques de Savereux n'en écouta pas davantage, et sans communiquer son projet au baron de Pardaillan, il se jeta dans l'eau tout habillé, nagea vigoureusement vers l'autre rive et atteignit la barque du passeur, amarrée à un pieu: s'élancer dedans, détacher l'amarre, s'emparer des rames, tout cela se fit en quelques secondes, malgré les cris du passeur qui était sorti de sa cabane.
Au bout de dix minutes d'absence, Savereux était de retour auprès du blessé qu'il enlevait entre ses bras et qu'il transportait dans la barque.
Il se mit à ramer avec ardeur:
—Ah! quel noble cœur vous êtes! murmura Pardaillan: moi qui vous accusais de m'avoir abandonné!—Vous abandonner! reprit Savereux avec étonnement; ne vous avais-je pas dit que j'étais le frère d'armes de votre futur beau-frère, Yves de Curson?
La rivière était couverte de corps morts qui flottaient entre deux eaux et de blessés qui s'enfuyaient à la nage: quelques-uns essayèrent de s'accrocher au bateau, mais Savereux les repoussa avec les rames, dans la crainte qu'ils ne fissent chavirer la frêle embarcation.
Dans ce moment, le roi reparut sur le balcon du Louvre, avec des torches, pour contempler la Seine teinte de sang. Plusieurs coups d'arquebuse partirent de ce balcon, dirigés contre les fugitifs qui passaient l'eau.
Une balle siffla aux oreilles de Savereux qui reconnut le roi et ses favoris comme les auteurs de ces arquebusades.
—Dieu me damne! s'écria-t-il. Le roi de France très-chrétien tire à la cible sur ses pauvres sujets! Certes, j'ai honte d'être catholique.
La barque touchait la rive: il se trouvait hors de la portée des balles; mais lorsqu'il s'apprêtait à descendre à terre le blessé, il fut forcé de mettre l'épée à la main, pour tenir en respect le passeur qui le menaçait d'un coup de croc.
—Holà! compère, lui dit-il d'un ton d'autorité: lequel préfères-tu des deux, ma rapière dans ton ventre ou cinq cents écus d'or dans ta bourse?—Cinq cents écus d'or! répéta le passeur qui ne pensa plus à s'opposer à l'abordage. Que veut-on de moi?
—Que tu m'aides à mener ce gentilhomme jusques à l'hôtel de Genouillac près la porte Bussy. Mais pour te rendre sûr que tu seras payé de la somme promise, voici que je te paye d'avance sans compter.—O mon frère! mon ami! murmura Pardaillan oppressé par la reconnaissance. Je m'en vais donc revoir Anne avant que de mourir!
X
Près de la porte Bussy, qui séparait la rue Saint-André-des-Arcs du faubourg Saint-Germain-des-Prés, et qui était située vis-à-vis de la rue Contrescarpe actuelle, s'élevait une vieille maison dite l'hôtel de Bussy, parce que Simon de Bussy, conseiller du roi, au quatorzième siècle, y avait logé: ses héritiers avaient vendu cet hôtel à la noble famille de Genouillac, qui lui donna son nom.
A cette époque, chaque famille noble possédait à Paris un hôtel, qu'elle n'occupait presque jamais, mais où elle attachait son nom et ses armes. C'était d'ailleurs un lieu de séjour prêt à recevoir les propriétaires ou leurs parents et amis, lorsqu'ils se rendaient dans la capitale, afin de ne pas descendre en quelque auberge, comme un voyageur étranger, de médiocre condition.
Le sire de Genouillac avait donc offert les clés de sa maison de Paris à la baronne de Curson qui venait de Bretagne pour marier sa fille au baron de Pardaillan.
Dans une grande salle du premier étage, la dame de Curson, assise, droite et immobile, sur une chaise haute et massive en bois de châtaignier, écoutait la voix grave et solennelle d'un ministre protestant, maître Simon de Labarche, qui lui lisait la Bible.
Ils étaient tous les deux tellement absorbés, l'un par la lecture, et l'autre par l'audition, qu'ils ressemblaient à deux statues, n'eût été le mouvement que faisait la main du ministre en tournant la page du livre.
La lumière de deux grosses chandelles de cire jaune dans de lourds flambeaux d'argent, éclairait faiblement cette scène nocturne, à laquelle prêtaient d'étranges reflets la tenture de la chambre en cordouan ou cuir doré et gaufré, et les vitraux peints des fenêtres ogivales.
Le silence et l'obscurité régnaient au dehors.
On n'entendait par intervalles que le pas du veilleur de nuit, qui se promenait le long de la plate-forme des tours de la porte de Bussy.
Par intervalles aussi, une lueur errante traversait le vitrail et s'y colorait avant de tomber sur le plancher couvert de nattes ou de monter aux lambris armoriés du plafond: c'était le passage d'un piéton ou d'un cavalier précédé d'un porteur de torche.
En ce moment, le ministre lisait l'histoire de Joseph vendu par ses frères:
«Et ils prirent la robe de Joseph, et ayant tué un bouc d'entre les chèvres, ils ensanglantèrent la robe. Puis, ils adressèrent à leur père cette robe ensanglantée, en lui faisant dire: «Nous avons trouvé ceci; connais maintenant si c'est la robe de ton fils ou non.» Et il la connut et dit: «C'est la robe de mon fils; une bête féroce l'a dévoré; assurément Joseph est mort.» Ce disant, Jacob déchira ses vêtements, se ceignit d'un sac et mena deuil sur son fils plusieurs jours durant.»
—Ah! maître Simon! murmura la dame de Curson, avec un accent lamentable: mon fils est mort et aussi ma bien-aimée fille Anne!—D'où vous vient cette mauvaise pensée, madame? répondit le ministre, d'un ton de réprimande: le Dieu d'Israël n'est-il pas toujours là pour protéger les siens?—Il fera tantôt jour, et Anne n'est point revenue! Voilà quatre heures et plus qu'elle partit à cheval, accompagnée de notre vieux Daniel!—La faute en est à vous, qui l'avez laissée partir. Est-il sage et convenable qu'une damoiselle noble, de son âge et de sa beauté, s'en aille chevaucher par les rues de la ville en pleine nuit? Vous avez péché par imprudence, madame, et maintenant vous portez la peine du péché, qui est l'angoisse.—Eh! maître Simon, je n'étais pas moins inquiète qu'elle-même à l'endroit de mon fils: il est trop enclin aux passions et voluptés de ce monde...—Je m'en suis maintesfois affligé avec vous; messire Yves ne sait se défendre des attraits diaboliques de la sensualité; il se livre volontiers au libertinage, à la débauche, au jeu, comme ferait un catholique. Je l'ai prêché et admonesté là-dessus, sans qu'il fasse état de s'amender. Hier encore, je lui conseillais de fuir la compagnie des papistes qui ne peuvent que l'induire à mal; ainsi, hante-t-il un certain capitaine de Losse, qui l'excite à boire et à jouer...—Dieu me le rende, ce pauvre et cher enfant! murmura la dame de Curson, en joignant les mains et en les élevant au ciel.—Dieu vous le rende pur et immaculé, car autant vaut perdre la vie, que la souiller au bourbier du vice. C'est affaire aux papistes que de se libérer du remords et de la pénitence par une absolution. Le péché ne s'efface que par la réparation; après le scandale, il faut le bon exemple...—Où croyez-vous qu'elle puisse être? demanda la dame de Curson, qui suivait son idée à travers les pieuses réflexions du ministre.—Nous devons remercier la divine Providence qui se déclare pour ceux de la religion, continua le ministre; mais c'est de l'aveuglement et de l'ingratitude que d'imaginer que la paix nous est donnée pour banqueter, jouer aux dés et aux cartes, tenir propos dissolus et vivre en papisterie. Le bienfait de la paix mérite d'être mieux employé: il importe de faire l'aumône, de pratiquer les bonnes œuvres, de méditer la sainte Écriture, d'assister aux prêches...—Oyez, oyez! s'écria la dame de Curson.
Elle étendait le bras dans la direction du Louvre, qu'on distinguait dans le lointain, comme une masse noire dominant les toits des maisons.
—Quel est ce son de cloche? ce n'est pas la cloche des matines, ni celle de l'angelus: c'est le tocsin!—Le tocsin? reprit le ministre sans s'émouvoir et sans quitter sa place. Il y a tant de cloches en cette ville, qu'on ne peut comprendre ce qu'elles disent. Les papistes ne se contentent de sonner leurs messes: ils sonnent vêpres, complies, matines; ils sonnent les mariages, les baptêmes, les morts...—Les morts! c'est le jour des Morts! répéta la dame de Curson, dominée par ses pressentiments: oyez ces cris, ces arquebusades, et par-dessus tout le tocsin!—La volonté de Dieu soit faite en tout temps et en tous lieux! répliqua tranquillement le ministre. Ne vous plaît-il pas, madame, d'achever notre lecture?—Mon fils! ma fille! criait avec désespoir la pauvre mère.
Elle s'était élancée vers la fenêtre ouverte et fixait à l'horizon ses regards obscurcis de larmes.
—Où sont-ils, où sont-ils, grand Dieu! Le tocsin, toujours le tocsin!... On se bat, on tue, on meurt!... Absents l'un et l'autre!... Si je savais du moins les revoir!—C'est Dieu qui le sait, madame, et je vous invite à l'intercéder dans vos prières, pour qu'il vous ramène sains et saufs ceux que vous pleurez!
La dame de Curson, accablée de douleur, obéit à ce conseil qui lui permettait de se concentrer dans la pensée de ses enfants.
Ses genoux fléchirent d'eux-mêmes et elle tomba prosternée, les yeux fixés vers le point éloigné d'où s'élevait le tumulte qui paraissait grandir et s'étendre à chaque instant; ses mains étaient crispées l'une dans l'autre, plutôt que jointes pour prier; elle ne priait pas, elle n'entendait pas seulement maître Simon priant à haute voix auprès d'elle; mais elle offrait à Dieu sa propre vie en échange de celles d'un fils et d'une fille que son imagination maternelle lui représentait exposés aux plus grands périls.
Elle resta écrasée sous le poids de l'anxiété qui la dévorait, écoutant, regardant, attendant toujours.
C'était un touchant spectacle que cette vieille dame agenouillée, ou plutôt affaissée sur elle-même, semblable à une condamnée devant le billot, tandis qu'à ses côtés, le ministre protestant, vieillard chétif, au visage maigre et pâle, aux yeux vifs et ardents, au crâne chauve et blanc, aux mains sèches et jaunes, se fortifiait par la prière et s'animait au martyre.
La dame de Curson avait arraché sa toque de velours noir pour mieux prêter l'oreille à tous les bruits, et ses cheveux blancs, réunis d'ordinaire en grosses touffes bouclées sur les tempes, s'étaient déroulés et battaient ses joues inondées de larmes.
L'aspect de son désespoir était encore plus saisissant, à cause de son costume de laine noire, analogue à celui d'une religieuse, costume que la reine Catherine de Médicis avait imposé aux veuves depuis la mort de Henri II.
Mais ce corsage plat terminé en pointe, cette robe longue à larges plis, ce manteau traînant jusqu'à terre avec un collet relevé en éventail à partir des épaules, ce n'étaient pas ces formes et cette couleur sévère de vêtements qui pouvaient changer l'expression de douceur et de bonté empreinte sur sa noble physionomie.
Pour être veuve, elle n'en était que plus mère.
Tout à coup elle se lève.
Elle s'élance au balcon, elle se penche en avant pour distinguer dans l'ombre des rues un objet qu'elle a pressenti: ses prunelles rayonnent, sa bouche s'agite entr'ouverte, sa respiration est suspendue, son cœur bat avec violence!
Elle a reconnu le trot d'un cheval sur le pavé.
Ce trot s'accélère en approchant de la porte de Bussy.
XI
Cependant une inexprimable confusion s'est répandue dans la ville entière.
Les cloches sont en branle dans tous les clochers et accompagnent à la fois le tocsin de Saint-Germain-l'Auxerrois et le carillon de l'horloge du palais.
Les coups de feu éclatent dans chaque rue et dans chaque maison; des cris de grâce se mêlent aux cris de mort.
La lugubre clarté des torches se promène çà et là, comme si l'incendie allait succéder au massacre. Déjà le jour commence à poindre et le ciel se colore à l'orient.
Mais la dame de Curson n'entendait qu'un trot de cheval, qu'elle a pu suivre entre tous les bruits.
Bientôt elle croit voir, elle voit ce cheval dans la rue Saint-André-des-Arcs; elle appelle Yves, elle appelle Anne!
Deux voix ont répondu à chacun de ces deux appels, qu'elle réitère avec moins de force et plus d'émotion pour s'assurer qu'elle n'est point abusée par une illusion de son cœur.
—C'est lui! c'est elle! ce sont eux! s'écrie-t-elle dans une joie indicible: ô mon Dieu, mon Dieu! que béni soit son saint nom!
Elle se précipite, elle franchit l'escalier, elle arrive à la porte de la rue, elle en pousse les lourds verrous, elle tourne l'énorme clé dans la serrure avec autant de facilité qu'une main vigoureuse aurait su le faire: l'amour maternel a doublé ses forces.
Mais, une fois dans la rue, elle est encore séparée de ses enfants par un obstacle imprévu contre lequel ses efforts ne peuvent rien.
La porte de Bussy, qui se ferme au couvre-feu, ne se rouvre qu'à cinq heures du matin; les clés des serrures du côté de la ville sont en dépôt chez le quartenier; les clés des serrures du côté du faubourg, chez le prévôt de l'Abbaye de Saint-Germain-des-Prés.
Ces serrures ont été disposées de manière à empêcher un nouveau Périnet-Leclerc de livrer l'entrée de la ville à l'ennemi, et les portes, rétablies par François Ier, sont assez épaisses et assez bardées de fer pour ne céder qu'à l'artillerie.
Comment madame de Curson rejoindra-t-elle ses enfants? comment ceux-ci rentreront-ils dans l'hôtel de Genouillac, qui les mettrait du moins en sûreté?
La dame de Curson frappe de ses deux poings contre la porte massive; elle crie, elle intercède, elle demande qu'on ouvre cette porte, elle promet une forte récompense à qui lui viendra en aide.
Mais le veilleur s'est enfui au bruit du tocsin et des arquebusades; les habitants du voisinage se tiennent renfermés chez eux, inquiets et tremblants: le faubourg et les quartiers contigus sont encore tranquilles et comme étrangers à ce qui se passe dans Paris.
C'est alors que Yves de Curson et sa sœur se présentent devant la porte de Bussy, et, sans descendre de la monture qui les amène tous deux, annoncent leur arrivée par un cri de joie.
—C'est vous, Anne, Yves? c'est vous, mes très-chers enfants! criait la dame de Curson, qui essayait toujours avec ses faibles mains d'ébranler cette porte que sa voix traversait à peine. Ne vous est-il rien arrivé? êtes-vous tous les deux sains et saufs?—Pas de cri, pas de bruit, madame ma mère! répondit Yves de Curson. Avisez seulement à ce qu'on ouvre cette porte!—Les clés sont, d'une part, chez le prévôt de l'Abbaye, et, d'autre part, chez le quartenier du quartier Saint-André-des-Arcs, objecta tristement le vieux Daniel. Il eût fallu, comme je le voulais, sortir de la ville par la porte Saint-Michel, qui est ouverte la nuit comme le jour, et rentrer au faubourg par la porte Abbatiale.—Oui, bien, si la rue de la Harpe n'était pas déjà en émotion! reprit le jeune homme, qui se consultait dans son for intérieur pour prendre un parti.—Qu'est-ce qui se passe? demanda la dame de Curson. La ville est-elle au pillage? Qui sont les ennemis? Pourquoi ce grand tumulte?—Ne voyez-vous pas quelque expédient pour ouvrir cette porte? interrompit Yves de Curson; si la chose est possible, ne tardez guère; sinon, retournez en votre logis, éveillez vos gens, barricadez portes et fenêtres, tenez-vous en défense, jusqu'à ce que je revienne par un autre chemin.—Madame ma mère, dit Anne d'une voix tremblante, M. de Pardaillan n'est-il point auprès de vous pour vous défendre?—M. de Pardaillan? répondit la dame de Curson; je ne l'ai point vu et ne l'attends pas avant l'heure fixée pour vos épousailles.—Ah! vous m'avez trompée, Yves, en m'assurant que je trouverais ici M. de Pardaillan! s'écria la damoiselle de Curson avec amertume; j'aurais mieux fait de suivre ma visée et d'aller où mon cœur me menait, quand je vous ai rencontré devers la Bastille.—Oui-da, ma mie, où seriez-vous allée, s'il vous plaît? répliqua Yves: vous ne pouviez passer les ponts qui étaient gardés, vous ne pouviez vous engager dans les rues de la ville, sous peine d'être mise à mal. N'est-ce pas moi, méchante, qui vous ai conduite jusqu'ici, malgré bien des périls?—Je vous remercierais, Yves, pour ce bon secours, si M. de Pardaillan était céans, si je le savais, à cette heure, en sûreté!—Il est plutôt en sûreté que vous-même, Anne, puisqu'il loge au Louvre, dans la propre chambre du roi de Navarre!—Le seigneur Dieu nous aide! s'écria le valet: voici des cavaliers qui débouchent par la rue Saint-André-des-Arcs!—Merci de nous! s'écria madame de Curson: voici une grosse bande de gens qui sortent de l'Abbaye avec des torches!—Madame ma mère, rentrez chez vous! dit le jeune homme d'un ton d'autorité que motivait la circonstance. Je vous promets de n'être pas longtemps à vous rejoindre, avec la grâce de Dieu. Et vous, ma sœur, sur votre vie, ne prononcez pas une parole et me laissez faire ce qui conviendra pour notre salut!—Oh! mon fils! ils viennent! ma pauvre fille! murmurait la dame de Curson.
Elle se cramponnait des deux mains à la porte qu'elle s'imaginait faire mouvoir.
—Par votre âme! madame ma mère, si vous ne rentrez promptement, vous nous perdez tous! disait à demi-voix Yves de Curson. Çà, ma sœur, ne vous lamentez pas ainsi, pour Dieu!
Le sire de Curson attendit l'approche des cavaliers, sans descendre de cheval.
Il avait tiré son épée et il couvrait de son corps sa sœur, assise en croupe derrière lui; le vieux Daniel se tenait prêt aussi à faire usage de ses armes.
Mais il ne fallait pas songer à une folle résistance.
C'était la cavalerie que le duc de Guise envoyait, sous la conduite de Maugiron, pour agir contre les huguenots logés au faubourg Saint-Germain-des-Prés, et la garde abbatiale venait se joindre à ces gens d'armes, afin de les seconder dans l'exécution du massacre. Ceux-ci amenaient avec eux le quartenier qui devait leur ouvrir la porte, ceux-là accompagnaient le prévôt de l'Abbaye.
—Qui vive! cria-t-on, en apercevant un homme à cheval qui paraissait garder la porte de Bussy: huguenot ou catholique?—Catholique! répondit Yves de Curson.
Le sire de Maugiron s'était porté le premier en avant pour voir à qui l'on avait affaire.
—Vous avez, de fait, la croix blanche au chapeau et le mouchoir au bras droit? dit Maugiron, reconnaissant le jeune huguenot avec lequel il avait soupé et joué la nuit même chez le capitaine de Losse. M'est avis que vous vous êtes fait catholique depuis peu de temps?—Depuis que je vous vis au jeu, répliqua le jeune homme avec une heureuse présence d'esprit; depuis que je perdis contre vous vingt-cinq mille écus d'or, que je vous dois encore...—Vingt-cinq mille écus d'or? répéta le sire de Maugiron.
Il comprit qu'on les lui offrait comme rançon, et il n'eut garde de les refuser.
—Vraiment! je me souviens de votre dette et vous sais bon gré de ne l'avoir pas oubliée. Toutefois, je pensais que c'était cinquante mille écus?—Vous avez sans doute meilleure mémoire que moi, messire, et je m'en rapporte à votre opinion; ce sera donc cinquante mille écus d'or.—Par la messe! vous êtes un beau joueur! Mais, je vous prie, quand avisez-vous à me payer cette somme?—Je vous la payerai, sur ma foi, aussitôt que vous prendrez congé de nous, si je puis retourner en Bretagne avec ma mère, ma sœur et mes domestiques.—Où logez-vous? dit à voix basse M. de Maugiron qui s'approcha d'Yves de Curson et lui tendit la main. Je vais vous faire escorte jusqu'à votre logis; j'ordonnerai qu'on en garde la porte: vous y serez renfermé avec vos gens, et j'irai terminer notre marché, dès que je pourrai moi-même vous conduire hors de Paris.
Maugiron retourna vers sa cavalerie qui avait fait halte pendant qu'il allait seul à la rencontre d'Yves de Curson; il annonça tout haut que ce cavalier venait de lui transmettre des ordres de la part du roi.
Le quartenier, escorté de soldats du guet, ouvrit la porte de Bussy, que le prévôt de l'Abbaye ouvrait aussi de son côté.
Les gens d'armes défilèrent, l'épée nue et le pistolet au poing, devant le sire de Curson, sa sœur et leur valet, non sans les regarder avec défiance et menace.
Maugiron, après avoir distribué les postes et les instructions à sa troupe, dont il remit le commandement à son lieutenant, se rapprocha du jeune huguenot qu'il n'avait pas un instant perdu de vue.
Des cris de mort retentirent dans les rues du faubourg où se répandaient en tumulte les cavaliers de Maugiron et les archers de la garde abbatiale.
Yves de Curson crut qu'il n'avait plus qu'à vendre chèrement sa vie, et il faillit ne pas attendre une attaque pour faire usage de ses armes.
—Je vous ai demandé où vous logiez, dit Maugiron qui n'avait aucune intention hostile à l'égard de ceux qu'il s'apprêtait à rançonner.—La rançon que je vous ai promise, reprit Yves de Curson, comprend toutes les personnes de ma famille et de ma maison, sans exception?—Et, en outre, M. de Pardaillan, qui sera mon mari, ajouta Anne troublée d'un triste pressentiment qui fit trembler sa voix.—Ah! Pardaillan? répéta Maugiron avec un signe de tête de mauvais augure: je souhaiterais pour lui qu'il fût avec vous, mais il est au Louvre chez le roi de Navarre.—Je n'entends parler que des personnes qui demeurent à l'hôtel de Genouillac, répliqua Yves; vous vous engagez à les mener sûrement hors de Paris?...—Oui, et tout à l'heure, avant que le massacre soit plus échauffé. Faites monter tout votre monde à cheval ou en litière, et je vous conduirai moi-même, sans qu'on vous ôte un cheveu de la tête.—Si j'étais seul de ma personne, je ne consentirais jamais à racheter ma vie à prix d'or et je mourrais plutôt avec mes frères qu'on égorge traîtreusement!—Çà, mon maître, repartit vivement Maugiron, avez-vous regret des cinquante mille écus qui sont, disiez-vous, une dette de jeu?—Voici l'hôtel où loge madame ma mère, répondit le jeune homme avec noblesse: je vous invite à y entrer pour que je m'acquitte envers vous.—Eh! monsieur de Curson? est-ce pas vous? cria Jacques de Savereux qui parut sur le balcon du premier étage: montez vite, car on a grandement besoin de vous céans!—Je vous attendrai ici, dit Maugiron à Yves de Curson; ne tardez guère, je vous prie, si vous voulez que j'aie encore le pouvoir de tenir ma promesse et de vous sauver tous!
XII
Anne de Curson avait seule entendu une voix mourante qui l'appelait par son nom; elle ne put méconnaître cette voix, et elle s'était élancée à terre, avant que son frère songeât à la retenir.
Il la suivit dans l'hôtel dont la porte était restée entr'ouverte, et ne la rejoignit qu'au moment où elle se précipitait, tout en larmes, sur le corps de son fiancé.
Pardaillan, près de rendre le dernier soupir, retrouva, en la voyant, assez de force pour la presser dans ses bras et pour lui adresser un adieu suprême.
—Anne, chère Anne, lui dit-il à travers le râle de l'agonie, je ne veux pas mourir sans vous avoir épousée, et j'entends que vous portiez mon deuil par souvenir de moi.—Pensez que vous ne mourrez pas, je vous conjure, reprit-elle en sanglotant; je vous soignerai, je vous guérirai! fussiez-vous mort, je vous ressusciterai!—Non, ma bien-aimée Anne, il n'y a pas de miracle de l'art qui fasse que je survive à mes blessures, même qui me donne une heure d'existence; mais le temps qui me reste suffit à nos épousailles, et j'ai prié maître Labarche de nous marier chrétiennement, comme si nous devions être conjoints pour bien vivre ensemble.—Je ne m'y oppose pas, si tel est votre désir; mais je demande d'abord qu'un médecin soit mandé, qu'on vous couche en un lit, qu'on bande vos plaies...—Oh! que de délais, chère damoiselle! Vous ai-je pas déclaré que je meurs, que je suis quasi mort? Ne mettez donc plus de retardement à la consolation que je vous demande? Voici l'écharpe que j'ai gardée comme gage de votre cœur, voilà l'anneau que je tenais comme gage de votre main!—Qu'il soit fait selon votre volonté, mon cher seigneur; et j'ai confiance que Dieu, qui va consacrer notre union, ne voudra pas qu'elle soit sitôt rompue par la mort!—Monsieur de Curson, cria d'en bas le sire Maugiron, quand aurez-vous fini vos préparatifs de départ? Hâtez-vous, si vous n'aimez mieux ne partir jamais!
Aucun des assistants ne prit garde à l'appel pressant de Maugiron, aucun n'entendait les cris effrayants qui sortaient des maisons voisines où l'on commençait à massacrer les huguenots et à les jeter par les fenêtres.
Le ministre protestant s'était mis en devoir de consacrer le mariage du baron de Pardaillan et d'Anne de Curson, avec autant de calme et de solennité que si la cérémonie avait eu lieu dans un temple sous la garantie des édits de pacification.
La dame de Curson et son fils s'étaient agenouillés auprès du moribond, dont le visage ensanglanté se refusait à exprimer la joie triste et douce qu'il sentait en lui-même pendant la célébration de cet hymen funèbre.
Jacques de Savereux, debout dans un coin de la salle, s'associait de pensée aux prières du ministre et s'attachait de plus en plus à la destinée de cette famille, au milieu de laquelle le hasard l'avait introduit.
Il ne se lassait pas de contempler la belle tête d'Anne, qui, le front appuyé sur une de ses mains, tandis que de l'autre elle comptait les battements du cœur de son époux, avait concentré toute son âme dans un regard fixe et désespéré.
—Sire de Gondrin, baron de Pardaillan, dit le ministre d'un ton ferme et imposant, jurez-vous d'accorder loyale et honorable protection à la damoiselle Anne de Curson, que vous prenez devant Dieu comme bonne femme et légitime épouse?—Je le jure devant Dieu! répondit Pardaillan, qui retrouva sa voix naturelle pour prononcer ce serment.—Et vous, damoiselle Anne de Curson, jurez-vous d'aimer, de servir et de contenter en toute chose messire de Gondrin, baron de Pardaillan, que vous tiendrez devant Dieu pour votre bon et fidèle mari?—Devant Dieu, je le jure, répondit la mariée en poussant de nouveaux sanglots.—Par la messe! cria Maugiron avec impatience, en aurez-vous bientôt fini? Descendez vitement ou sinon je vous envoie à tous les diables!—C'est toi, Maugiron? dit Savereux qui se montra sur le balcon, en reconnaissant la voix de son compagnon de table et de jeu. Qu'attends-tu là-bas?—C'est toi, Savereux? reprit Maugiron, étonné de cette rencontre qui lui donna tout d'abord à penser qu'on s'était moqué de lui: que fais-tu là-haut?—Moi! je règle mes comptes avec mon ami de Curson; après quoi, nous irons vous joindre au Pré-aux-Clercs, en compagnie de dix ou douze bonnes épées huguenotes, pour vider notre querelle du souper.—Songes-tu, ou bien es-tu en démence? J'imagine que tu as dormi jusqu'à présent, pour ne savoir pas qu'on fait la chasse aux huguenots et qu'il n'y en aura plus un à Paris, le jour levé. Conseille donc à ton ami de Curson de venir régler aussi ses comptes avec moi?
Jacques de Savereux rentra dans la salle où son nom avait été prononcé.
Il vit le baron de Pardaillan, qui s'était soulevé sur un coude, et qui prêtait l'oreille aux rumeurs du dehors, pendant que sa femme et son beau-frère s'efforçaient de le retenir sur le tapis où il était étendu.
Pardaillan s'agitait convulsivement: il se frappait le front dans ses mains, il s'arrachait les cheveux, comme s'il eût repris son énergie pour comprendre le péril imminent qui menaçait les objets de son affection.
Il sembla se calmer en apercevant Savereux, et il retomba épuisé, haletant, sans voix et presque sans regard; puis lui faisant signe d'approcher:
—Monsieur de Savereux, lui dit-il avec effort, vous vous êtes conduit de telle sorte à mon égard, en vous dévouant pour me sauver, que je suis assuré de votre dévouement envers une personne que j'aime plus que moi-même: lorsque je serai mort, je vous confie ma veuve à défendre et à garder, en mon lieu et place, comme si elle fût votre propre femme et que vous fussiez mon frère d'alliance.—Monsieur de Savereux, vous étiez déjà mon frère d'armes, reprit Yves de Curson, soyez encore mon frère d'alliance!—Frère d'alliance, frère d'armes, frère en Jésus-Christ! s'écria Jacques de Savereux, avec exaltation.—Madame ma mère, la dot que vous devez octroyer à ma sœur Anne n'est-elle que de soixante mille écus d'or?—Qui sont renfermés en soixante sacs dans ce coffre? dit la dame de Curson: ils sont à vous, monsieur de Pardaillan.—Je les donne et lègue à ma chère veuve, reprit Pardaillan, pour en faire tel usage qu'il lui conviendra...—J'en ai besoin ce jourd'hui, ma sœur, interrompit Yves de Curson: je les emprunte et les rendrai sur mon patrimoine; car il importe que je paye une dette de jeu, à savoir soixante-dix mille écus que j'ai perdus cette nuit contre M. de Savereux ci-présent...—Par la mordieu! que voulez-vous que j'en fasse? s'écria Savereux, repoussant la cassette que le jeune homme lui présentait.—Vous me les prêterez à votre tour, mon frère d'armes, afin que je paye la rançon de ma mère, de ma sœur et la nôtre à tous, moyennant la somme de cinquante mille écus d'or, que Maugiron attend à la porte de l'hôtel.—Monsieur de Curson, cria encore Maugiron, si vous tardez à venir, je ne réponds plus de rien et retire ma promesse de sauf-conduit!
Anne sanglotait, penchée sur son époux expirant qui ne la voyait plus, mais qui lui parlait encore pour l'encourager.
Elle était devenue insensible à tout le reste; elle n'avait aucune conscience, ni aucun souci du péril imminent qui l'environnait: les clameurs de la populace et de la soldatesque en délire n'arrivaient pas à ses oreilles; elle se sentait comme seule au monde, avec l'être chéri qu'elle croyait disputer à la mort.
Pardaillan, quoique agonisant, avait saisi et compris quelques uns des bruits lugubres qui remplissaient le faubourg: il se rendait compte de la nécessité de fuir, faute de pouvoir se défendre; il était impatient de mourir, pour n'être plus un obstacle à cette fuite.
—Anne, je vous ordonne de suivre celui que je vous ai choisi pour gardien, tuteur et défenseur! dit-il, d'un accent d'autorité. Savereux, tenez, en souvenir de vos généreux services, mon écharpe et cet anneau, que ma veuve, je l'espère, ne vous ôtera pas?—Venez, madame, dit à sa mère le sire de Curson, qui était allé faire préparer une litière et des chevaux; venez, ma sœur, il n'y a pas une minute de répit! M. de Maugiron veut bien nous escorter en personne, jusqu'à ce que vous soyez en lieu d'asile et de sûreté.—Adieu, vous dis-je, madame de Pardaillan! s'écria le mourant: adieu, mon frère d'alliance! adieu, Yves! adieu, vous tous que je fie à la garde de Dieu!
En achevant ces mots, il arracha violemment les linges qui fermaient ses blessures et provoqua ainsi une hémorragie qui l'étouffa aussitôt.
Anne s'était évanouie parmi des flots de sang.
Jacques de Savereux l'emporta, sans mouvement, dans la litière où Yves de Curson avait déjà entraîné sa mère.
Le cortége se mit en marche sous les auspices du sire de Maugiron, qui eut beaucoup de peine à le faire passer sans accident à travers le faubourg.
Yves de Curson avait pourtant fait prendre à ses gens, et au ministre protestant lui-même, le signe de ralliement des catholiques, la cocarde blanche au chapeau et le mouchoir noué au bras gauche; mais les meurtriers étaient si avides de carnage, qu'ils cherchaient partout des victimes, et voyaient des huguenots dans ceux qui ne se montraient pas teints de sang.
Savereux, par bonheur, offrait à cet égard autant de garanties que ces bourreaux pouvaient en désirer.
—Celui-là, disait-on en le voyant, a gaillardement travaillé! Que je devienne huguenot, s'il n'a pas gagné des pardons pour six vingts ans!
Lorsque la litière fut sur la route de Saint-Cloud, à l'abri des attaques et des poursuites du parti catholique, cette route étant semée de fuyards échappés au massacre, Yves de Curson invita ses gens à ôter les cocardes et les mouchoirs qui les avaient protégés jusque-là et qui pouvaient plus loin leur être funestes.
Il alla ensuite à M. de Maugiron, le remercia de sa protection, et lui offrit la cassette qui contenait plus que la somme convenue entre eux à titre de rançon.
—La somme est entière et au delà, lui dit-il: vous n'avez que faire de la compter. Nous ne sommes pas quittes toutefois, monsieur, et vous me devez, ainsi que vos amis, une belle expertise d'armes qui ne se fera pas au Pré-aux-Clercs, mais, Dieu aidant, sur quelque champ de bataille où les huguenots prendront leur revanche de la perfidie des catholiques.
Maugiron reçut la cassette, l'ouvrit pour en voir le contenu, et la plaça en selle devant lui; puis il partit au galop pour retourner à Paris.
Jacques de Savereux lui cria d'arrêter, le rejoignit à cinquante pas du cortége, et se jetant à la bride de son cheval, l'épée au poing:
—Tu es mon prisonnier, Maugiron, cria-t-il, et je t'impose à quatre-vingt mille écus d'or de rançon!
En même temps il portait la pointe de son épée sous la gorge du prisonnier.
—La gausserie est plaisante, Savereux! reprit Maugiron en riant. Mais je n'ai pas le loisir de jouer à ce jeu-là: la besogne n'est pas faite encore au faubourg Saint-Germain. Viens-tu pas y gagner le paradis avec moi?—Je ne gausse pas, Maugiron, et je te prie de me bailler le coffre où sont soixante mille écus d'or: tu m'en devras vingt mille du demeurant, et je te laisse aller sur parole, à moins que tu ne préfères m'accompagner à La Rochelle, les mains liées.—Savereux, c'est un jeu, sans doute?—Est-ce donc aussi par jeu que tu emportes la dot de la pauvre damoiselle de Curson? Çà, dépêche de la rendre...—Quoi! méchant traître, tu prétends me dépouiller de mon bien?...—Toi qui rançonnes les gens, il convient que tu sois pareillement rançonné. Ne m'accuse pas de trahison, puisque je suis maintenant huguenot...—Huguenot?—Oui, huguenot; et j'ai dès lors à venger sur les catholiques le sang de mon frère d'alliance, le baron de Pardaillan.
Jacques de Savereux, en effet, abjura le catholicisme, épousa la veuve de Pardaillan, et fut un des plus braves capitaines de l'armée calviniste. Il garda toutefois au fond du cœur une espèce de reconnaissance pour la Saint-Barthélemy, à laquelle il devait sa fortune, sa femme et son bonheur. Depuis lors, il ne toucha jamais aux dés ni aux cartes.
FIN.
La plus belle lettre.
Charles d'Orléans, fils aîné de Louis, duc d'Orléans, qui fut assassiné par le duc de Bourgogne, Jean-sans-Peur, dans la rue Barbette à Paris, le 25 novembre 1407, avait enfin sacrifié son juste ressentiment à l'intérêt de la France et du roi.
Il s'était réconcilié avec l'assassin de son père, après sept années de discordes civiles, pendant lesquelles deux factions acharnées l'une contre l'autre, les Armagnacs ou Orléanais et les Bourguignons, avaient eu tour à tour entre leurs mains le pouvoir souverain et la personne du malheureux Charles VI en démence.
Le meurtre du duc d'Orléans n'était que le prétexte de cette lutte furieuse des partis et des ambitions.
Les princes et les grands sympathisaient sans doute avec le jeune duc d'Orléans, qui représentait en quelque sorte la noblesse et la cour, en tenant tête au duc de Bourgogne, lequel s'appuyait sur le bas peuple et n'avait pas rougi de pactiser avec le boucher Caboche et le bourreau Capeluche; mais les princes et les grands s'étaient vus forcés à plusieurs reprises d'accepter la domination du terrible duc de Bourgogne, qui avait à sa merci le roi lui-même et qui était vraiment maître de Paris.
Ce fut donc une déplorable suite de séditions, de massacres, de perfidies, de traités et de guerres, jusqu'à ce que Jean-sans-Peur eût reconnu qu'il n'était point assez fort pour résister à tous les princes coalisés contre lui.
La paix signée à Arras au mois de février 1415, on put croire que le royaume allait se remettre de tant de secousses et jouir de quelques années de repos: le Bourguignon promit de rester dans ses États, et Charles VI rentra dans sa bonne ville de Paris, afin d'y recevoir avec magnificence les ambassadeurs du roi d'Angleterre.
Henri V avait jugé le moment opportun pour attaquer la France épuisée et déchirée par tant de divisions intestines.
Il régnait depuis deux ans à peine, et il nourrissait l'espérance de réunir les couronnes de France et d'Angleterre sur sa tête, en accomplissant les plans de conquête d'Édouard III...
Il envoya pourtant à Charles VI une ambassade qui eut l'air de proposer une trêve de cinquante ans avec des conditions honteuses et intolérables, pendant qu'il achevait les préparatifs de l'expédition projetée dès son avénement au trône.
A son ambassade, Charles VI répondit par une ambassade qui n'eut pas plus de succès, mais qui apprit au roi de France que son cousin d'Angleterre était prêt à lui déclarer la guerre.
En effet, Henri V lui écrivit, avant de s'embarquer, qu'il voulait combattre jusqu'à la mort pour justice, et qu'il réclamait son héritage, ainsi que la restitution de ses droits.
En conséquence, il partit avec seize cents vaisseaux chargés de troupes et d'approvisionnements, et vint mettre le siége devant Harfleur, où s'était enfermée l'élite des chevaliers de la Normandie pour défendre cette place forte qu'on regardait alors comme la clé du pays.
Pendant l'automne de cette même année 1415, Charles, duc d'Orléans, habitait son château de Coucy, près de Laon.
Il avait quitté la cour de Charles VI depuis plusieurs mois, et il s'était éloigné des affaires politiques, qui ne lui avaient jamais causé que de l'ennui et du dégoût.
Son caractère, honnête et loyal, bon et généreux, se refusait aux intrigues et aux mensonges dont cette cour était le foyer perpétuel; il se trouvait assez riche de ses revenus et assez puissant dans ses terres pour n'avoir pas besoin de se mêler du gouvernement de l'État, ni de puiser dans les coffres du roi.
Il aimait les armes, parce qu'il était brave, ainsi que tous les princes et tous les nobles de cette époque, qui apprenaient dès l'enfance à manier la lance et l'épée, mais il avait horreur de ces sanglantes collisions entre concitoyens, entre parents, au milieu desquelles sa jeunesse s'était si tristement écoulée.
Ce fut là l'origine de la mélancolie qui restait toujours empreinte sur son visage et qui planait souvent comme un nuage dans son esprit.
Charles d'Orléans n'avait alors que vingt-quatre ans; mais le malheur et l'étude lui avaient donné les qualités graves et solides d'un âge plus mûr: souffrir et méditer, c'est vivre doublement, c'est se faire une expérience précoce.
Ce prince avait vu son père tomber assassiné par Jean-sans-Peur, duc de Bourgogne; sa mère, la noble Valentine de Milan, se dessécher et mourir de douleur; sa femme, Isabelle de France, expirer en donnant le jour à son premier enfant: il ne s'était pas consolé de ces pertes successives, quoiqu'il eût épousé en secondes noces une fille du comte d'Armagnac et que cette union fût aussi heureuse qu'il pouvait le désirer.
Le duc d'Orléans aimait donc la retraite et les plaisirs calmes qu'on y trouve dans le commerce intime des arts et des lettres: il s'occupait surtout de poésie, et il composait des ballades et des rondels que les poëtes les plus renommés de son temps eussent été fiers de s'attribuer.
L'exemple est tout-puissant autour des grands; aussi, la poésie faisait-elle les délices de la petite cour de cet aimable prince: sa femme, ses officiers et ses domestiques participaient à ses goûts artistiques et littéraires; on ne rêvait que peinture, musique, vers et gai-savoir au château de Coucy.
II
Ce jour-là, au commencement d'octobre 1415, Bonne d'Armagnac, duchesse d'Orléans, était montée, de grand matin, sur la plate-forme de la grosse tour ou donjon, qui dominait toutes les tourelles du château, et qui, bien que démantelé et ruiné aujourd'hui, s'élève encore à une hauteur considérable au-dessus de la ville de Coucy.
La princesse, appuyée contre la muraille du parapet, regardait en silence, par l'ouverture d'un créneau, des bandes de piétons et de cavaliers armés, qui passaient de moment en moment, en se dirigeant vers Compiègne, au son de la trompette.
A ses côtés, se tenait debout, soucieuse et pensive, sa compagne favorite, damoiselle Isabeau de Grailly, fiancée à Philippe de Boulainvilliers, gentilhomme favori du duc d'Orléans.
—Hélas! dit tristement la duchesse, ce bruit de trompettes viendra enfin aux oreilles de monseigneur et lui apprendra ce que je veux lui cacher!—Tant que monseigneur sera retiré dans son cabinet d'étude, reprit Isabeau, il n'entendra rien, sinon les trompettes du jugement dernier.—Oui-da, ma mie, mais j'appréhende qu'il n'étudie pas ainsi tout le jour, et dès qu'il sera hors de son cabinet, il s'enquerra de ces trompettes qui sonnent à me déchirer le cœur; ou plutôt il devinera sur l'heure que le roi a mandé ses gens d'armes...—Nenni, madame: on lui dira qu'il y a grande chasse dans la forêt de Compiègne.—Vraiment! le roi et les princes ont seuls le droit de chasser dans cette forêt du domaine du roi: or, monseigneur, s'il croit ce que nous lui dirons de ces maudites trompettes, voudra s'en aller à la chasse du roi notre sire.—N'est-il que ce prétexte! Nous croira-t-on mieux, si nous prétendons que des jongleurs et des baladins courent le pays, avec cette triomphante musique?—Certes, il ordonnera qu'on lui amène baladins et jongleurs pour notre divertissement.—Me donnez-vous permission, madame, reprit Isabeau, d'inventer quelque bel expédient pour faire que ces gens de guerre se taisent en passant près d'ici?—Je t'avouerai, ma fille, en tout ce que tu feras à l'effet d'empêcher monseigneur de partir pour la guerre.—A Dieu plaise, ma chère dame, que mon intention vienne à bien pour vous complaire! mais qui me gardera de la colère de monseigneur?—Moi, je t'assure; d'autant plus que sa colère ne saurait durer, quand je lui dirai tendrement: «Monseigneur, toute femme qui honore et chérit son époux doit haïr et détester les batailles; je préfère donc vous conserver, indigné et rancuneux contre moi, que de vous perdre, dévoué et bien aimant; voilà pourquoi j'ai fait tort à votre gloire, qui vous appelait au champ d'honneur contre les Anglais.—Monseigneur vous gourmandera peut-être de l'avoir privé de cette gloire et de ces périls, mais il vous en aimera et estimera davantage. Oh! que ne puis-je de même, ajouta-t-elle avec un pressentiment mélancolique, retenir et mettre en chartre messire Philippe de Boulainvilliers, mon fiancé, qui, j'imagine, a déjà rejoint l'armée du roi, puisqu'il ne revient pas de son voyage de Blois!—Ton fiancé, ma fille, ne voudra pas s'exposer à la fortune des armes, avant de t'avoir dit adieu!—Donc, madame, au cas qu'il retourne ici, vous m'autorisez à vous imiter et à lui fermer le champ, pour qu'il n'aille pas combattre? Ce faisant, j'agirai comme si je fusse déjà son épousée et non plus sa fiancée.—Je t'y autorise de toutes mes forces, et te prie d'abord de t'employer promptement à interrompre ces aubades qui me troublent et me navrent.
Les sons des trompettes devenaient plus perçants, parce que le vent, qui soufflait de l'ouest, les apportait du fond des bois et des vallées dans la direction du château de Coucy.
Tout le monde, dans ce château, les avait entendus, excepté le duc d'Orléans qui, distrait et rêveur d'habitude, ne prenait pas garde aux objets ni aux bruits extérieurs.
Il s'était, d'ailleurs, levé avec l'aurore, pour se renfermer dans son retrait, cabinet retiré, où n'arrivait aucun écho du dehors, tant cette silencieuse retraite, consacrée à l'étude, était protégée par l'épaisseur des murailles, des portes et des tentures.
Depuis qu'on avait signalé le passage des gens de guerre sur la route de Compiègne à Chauny et à La Fère, la duchesse, qui était seule avertie de la cause de ces mouvements de troupes, avait fait défendre à tous les habitants du château d'en sortir, ni de communiquer avec aucun étranger, soit de vive voix, soit par écrit.
Il semblait qu'on se tînt prêt à soutenir un siége: la herse était abattue et le pont-levis levé devant la principale porte; les guetteurs ou sentinelles se trouvaient à leur poste sur les remparts, et l'on voyait par intervalles leurs têtes se montrer aux lucarnes des guérites de pierre.
Entre les créneaux, le soleil faisait étinceler des casques et des armures. A chaque meurtrière s'avançait la gueule béante d'un de ces longs canons nommés serpenteaux, basilics, couleuvrines, à cause de leur ressemblance avec des serpents monstrueux. On avait aussi affûté et apprêté les machines qui servaient à lancer au loin des dards énormes, des masses de fer, de plomb, et des quartiers de roc.
Capitaines et soldats ne doutaient pas que l'ennemi ne fût proche, mais ils ignoraient quel était cet ennemi que le duc d'Orléans seul semblait ne pas attendre.
Isabeau de Grailly avait laissé la duchesse passer dans ses appartements.
Elle descendit jusqu'à l'entrée d'une galerie basse qui était pleine de soldats dormant, buvant et jouant aux dés; elle s'arrêta sur le seuil et fit signe à un vieux capitaine qu'elle aperçut ruminant à l'écart et s'amusant à ficher sa dague dans la table devant laquelle il était accoudé.
Elle se retira sans que son apparition eût été d'ailleurs remarquée, et le vieux capitaine, qu'elle avait fait sortir précipitamment, la rejoignit sous une voûte sombre.
—Oh! ma très-honorée dame, lui dit-il avec émotion, que vous plaît-il et que puis-je faire pour votre service?—Maître Annebon, reprit-elle en souriant, vous n'avez pas oublié votre serment?—Foi de moi! j'oublierais plutôt le salut de mon âme! La reconnaissance est la seule chose qui ne vieillit pas ou qui ne déchoit par la force des ans. C'est à vous, c'est à votre gracieuse intercession, que je dois d'être encore, à cette heure, capitaine d'armes sous la bannière de monseigneur, et je vous ai promis, en récompense, de demeurer perpétuellement votre dévoué serviteur.—Aussi, maître Annebon, y compté-je aujourd'hui, quand je viens vous transmettre un ordre secret de madame...—Dites-le, je vous prie, et quel qu'il soit, ma vie en dépendît-elle, je l'exécuterai sur-le-champ.—Voici ce que c'est: choisissez dix hommes de votre compagnie, les plus résolus de cœur et les mieux assurés de langage; sortez avec eux du châtel, par quelque poterne non fréquentée; allez distribuer vos hommes aux carrefours de la route, entre Compiègne et La Fère, et ordonnez-leur de dire à chaque compagnie d'armes qui viendra trompettes sonnantes: «Passez votre chemin sans sonner, compagnons, car monseigneur d'Orléans est gravement malade, et possible s'en va-t-il mourir!...»—Merci de nous! s'écria douloureusement maître Annebon; monseigneur est en péril de mort?—Avisez seulement à l'ordre que je vous donne ici, et qui veut être accompli à l'instant même. Il faut que ces trompettes ne sonnent plus!—Si monseigneur s'en va de vie à trépas, ma très-excellente damoiselle, je ne vaux plus rien qu'à me faire tuer par les Anglais. Ah! que le Seigneur Dieu garde les jours de monseigneur, ce noble et glorieux rejeton de la branche royale d'Orléans!—Ce n'est pas tout: quoi qu'il arrive de l'ordre de madame et de son exécution, vous n'avouerez jamais l'avoir reçu de sa part, non plus que de la mienne. Çà, faites vitement, messire, et cependant ne vous lamentez pas trop sur monseigneur, en priant toutefois Dieu et sa benoîte mère de lui octroyer bonne et longue vie en honneur et prospérité.—Je ne me console pas de penser que monseigneur pourrait mourir de maladie... J'aimerais mieux qu'il rendît l'âme en combattant les Anglais.
Le capitaine Annebon essuya du revers de sa main cicatrisée les larmes qui coulaient le long de ses joues creuses, et il se mit en devoir d'obéir aux ordres de la duchesse.
Peu de moments après, il avait choisi dix hommes d'armes, vieillis comme lui sous les harnais, à la solde de la maison d'Orléans, et il les avait emmenés, vêtus de leurs hoquetons armoriés, montés sur leurs grands chevaux caparaçonnés, sans leur dire à quelle espèce d'expédition il les conduisait hors de la forteresse; mais il n'avait pu s'empêcher de raconter à quelques-uns de ses camarades que les jours du duc d'Orléans étaient en danger.
Au bout d'une heure, on n'entendait plus sonner de trompettes aux environs de Coucy, et dans l'intérieur du château, tout le monde croyait que le prince était gravement malade.
Ce fut une douleur générale qui s'accrut en raison des nouvelles plus alarmantes qu'on faisait circuler sur la nature et les progrès de la maladie.
III
Isabeau de Grailly était retournée auprès de la duchesse d'Orléans, qui se réjouissait de n'avoir plus à craindre que son mari n'allât à la guerre, lorsqu'un son de trompette retentit, clair et vibrant, à si peu de distance, que la duchesse en tressaillit sur son siége et laissa tomber la tapisserie qu'elle brodait à l'aiguille.
C'était le signal ordinaire pour demander entrée dans un château fort.
Isabeau courut à la fenêtre, dont les vitraux peints n'interceptaient pas complètement la vue des objets en changeant leur couleur.
Dès qu'elle aperçut au bord du fossé plusieurs cavaliers, parlementant avec le capitaine du pont-levis, elle poussa un cri de joie et se mit à bondir, comme une chevrette, autour de sa maîtresse, en frappant des mains.
—C'est lui, madame! dit-elle avec transport; c'est mon fiancé! c'est messire Philippe de Boulainvilliers, qui s'en revient de Blois!—J'espère qu'on ne lui permettra pas d'entrer dans le châtel, reprit la princesse d'un air et d'un ton d'autorité.—Eh! pourquoi? ma très-vénérée dame! reprit Isabeau tout attristée. M. de Boulainvilliers n'est-il pas de vos domestiques?—J'ai fait commandement exprès, sous telle peine qu'il appartiendra, de n'introduire céans nul homme et nulle femme, sans mon bon plaisir.—Aussi, je pense bien que vous ne ferez pas difficulté d'ordonner... Mais votre ordre était donné d'avance, ajouta-t-elle en regardant par la verrière; voici que le pont-levis s'abaisse et que le sieur de Boulainvilliers entre avec ses compagnons.—Notre Dame nous soit en aide! Je punirai bien celui qui a si mal tenu compte de mes ordres! Va-t'en dire de ma part, Isabeau, que le sire de Boulainvilliers et les autres nouveaux venus ne parlent à personne avant d'avoir parlé à moi.—Je les avertirai bien de se taire, madame, et ils seront muets comme s'ils avaient la langue coupée, je vous jure.
La damoiselle de Grailly, en descendant l'escalier, rencontra une de ses compagnes, Hermine de Lahern, qui le montait rapidement; elles passèrent l'une à côté de l'autre sans même s'adresser un regard.
Elles n'avaient pas entre elles le moindre rapport de caractère ni de sympathie, et elles étaient restées à peu près étrangères, en se voyant sans cesse et en se trouvant réunies dans la familiarité de la duchesse d'Orléans. Elles ne se ressemblaient pas plus au physique qu'au moral.
Isabeau, originaire du Périgord, avait l'humeur vive, légère et gaie de ses compatriotes; elle joignait à un esprit fin et délié une naïve et douce candeur; elle était d'une bonté angélique avec tout le monde, et d'un dévouement sans bornes à l'égard de ses supérieurs.
Sa famille, aussi riche que noble, l'avait placée toute jeune dans la maison de Bonne d'Armagnac, pour qu'elle apprît de bonne heure les usages de la noblesse et pour qu'elle se formât à l'école de la cour la plus polie qui fût alors en Europe.
La duchesse d'Orléans l'avait prise en affection, et pour ne jamais se séparer d'elle, avait voulu la fiancer à Philippe de Boulainvilliers, que le duc d'Orléans aimait plus que tous ses autres officiers.
Isabeau semblait plus âgée qu'elle ne l'était en réalité: sa taille svelte et toute formée, sa démarche élégante, sa physionomie expressive, ne disaient pas qu'elle eût moins de quinze ans; ses beaux yeux noirs, ses lèvres vermeilles et son teint éclatant de fraîcheur, étaient les traits saillants de sa beauté méridionale.
Hermine de Lahern, au contraire, avait les yeux d'un bleu verdâtre, le visage pâle et les cheveux blonds; elle était petite et maigre, tellement que rien chez elle ne dénotait ses vingt ans, excepté le timbre de sa voix mâle et l'assurance de son regard.
Elle appartenait à une ancienne famille de Bretagne, qui ne lui avait laissé que son nom pour héritage, et ce nom, illustré par les hauts faits de ses ancêtres, était plus précieux pour elle que la fortune et les honneurs. Son sexe ne l'empêchait pas d'avoir les qualités qu'on admire chez les hommes: la fierté, le courage, la force d'âme, la générosité, la loyauté; elle se rappelait toujours que son père et ses deux frères étaient morts dans les guerres contre les Anglais, et elle sentait croître au fond de son cœur un implacable désir de vengeance.
Elle soupirait en voyant briller des armes, en entendant sonner les clairons; elle s'indignait de n'être qu'une femme et de ne pouvoir devenir un héros sur un champ de bataille.
—Madame, dit la damoiselle de Lahern en abordant la duchesse, j'ai autorisé, en votre nom, le capitaine du pont-levis à introduire le sire de Boulainvilliers et sa suite, parmi laquelle se trouvait maître Fredet, le secrétaire de monseigneur.—En vérité, je vous blâme fort d'être allée à l'encontre de mon commandement et je vous en ferai repentir.—Fredet, le sire de Boulainvilliers et les autres ne sont pas gens étrangers, madame, et ils ont droit, comme vos domestiques, d'être reçus en votre maison. D'ailleurs, maître Fredet apporte une lettre du roi à monseigneur.—Une lettre du roi! J'entends qu'elle soit remise entre mes mains, et je chasserai de ma présence quiconque serait assez audacieux pour me désobéir!—Donc, madame, il faut se résigner plutôt à désobéir au roi notre souverain et révéré sire...—Le roi commande en sa cour, ainsi que moi en la mienne... Çà, appelez Fredet, ma fille; qu'il se garde de rendre la lettre à autre qu'à moi! Sais-tu bien que si monseigneur avait maintenant cette lettre, il se ferait armer tout à l'heure et partirait avec sa bannière?—Et ce serait agir en vrai duc d'Orléans, madame, ne vous déplaise; car l'armée du roi s'assemble partout contre celle des Anglais.—Ne dis pas un mot en plus, Hermine, si tu veux demeurer ma petite servante!... Souviens-toi que, le monde entier fût-il en guerre, le châtel de Coucy doit rester en paix.—Votre volonté soit faite, madame; mais, sur ma vie, si j'étais femme d'un fils de France et duc d'Orléans, je voudrais...—Aller guerroyer avec les capitaines, à la manière de ces vaillantes dames, Judith, Débora et autres? Nenni, ma fille, je ne suis pas sortie du sang de ces héroïnes, et je me contente de n'être qu'une femme, ayant les mœurs et les devoirs d'une femme, sans envier le rôle des hommes. Chacun en ce monde tienne son état, s'il vous plaît: aux hommes, il appartient de faire des prouesses d'armes...—Or donc, madame, souffrez que monseigneur tienne aussi son état et s'en aille avec sa bannière à la poursuite des Anglais!—Hermine, je vous renverrai en Bretagne, où vous vous ferez nonnain dans un couvent, si vous continuez de me fâcher si obstinément!... Tu veux donc, ma fille, ajouta-t-elle d'une voix émue, que je perde l'époux que tant j'aime et sans lequel je mourrais d'amertume? Ne t'ai-je pas conté ce vilain songe que j'ai fait et qui m'avertit de grands maux, si monseigneur me quitte?—Je donnerais mon sang et ma vie, chère et honorée dame, pour vous ôter une angoisse, mais tous les songes du monde ne feront pas que j'ajoute foi à leurs pronostics. La Providence est trop sage et trop juste, ce pensé-je, pour que le démon, qui crée et invente les illusions du sommeil, puisse avoir autorité sur l'avenir qui n'est point encore et que Dieu seul pressent.—Certes, le diable qui est malin esprit, au dire des doctes théologiens, s'empare quelquefois de notre sommeil; mais plus souvent notre ange gardien, tandis que nous sommes endormis, vient à nous très-amoureusement et nous entretient des choses futures. Enfin, depuis ce songe fatal qui m'a montré monseigneur couvert de sang et de blessures, étouffé quasi sous une montagne de morts qui s'aggravait sans cesse, j'ai au cœur cette idée, que je serai veuve et en habits de deuil, ainsi que j'étais en rêvant, si le duc, mon mari, s'éloigne de moi!—Las! madame, le garderez-vous mieux quand les Anglais auront mis en déroute l'armée royale et usurpé la noble couronne de France!
En ce moment, Philippe de Boulainvilliers et Fredet arrivèrent, encore poudreux de la route qu'ils avaient faite à cheval. Les gens de leur suite étaient restés dans un petit préau où Isabeau de Grailly les avait fait enfermer, pour qu'ils ne communiquassent pas avec les habitants du château avant d'avoir reçu les instructions précises de la duchesse d'Orléans.
C'était Isabeau qui précédait, en rougissant, son fiancé et le secrétaire du duc, honteux de se présenter en costume de voyage devant la princesse.
—Ma très-révérée dame, dit-elle, voici messire de Boulainvilliers et maître Fredet, qui n'ont encore parlé à personne céans.
Philippe de Boulainvilliers était un beau jeune homme, de grande taille, aux traits réguliers et fins, à la physionomie douce et souriante; il portait, par-dessus son armure, une casaque de poil de chèvre, brune, décorée de ses armoiries sur la poitrine, sans manches, et flottant autour des reins; il n'avait pas encore déposé son bassinet ou casque de fer battu, sans ornements, pour mettre sur sa tête un chaperon d'étoffe à huppe et à queue, comme on les portait à cette époque.
Quant à Fredet, c'était un petit homme, dont la figure commune, mais malicieuse et narquoise, dénotait la basse extraction; son esprit naturel avait été l'origine de sa fortune.
Fils d'un mercier ambulant, il était devenu l'élève des moines dans une abbaye de bénédictins, et ses bienfaiteurs, en espoir de gagner à leur ordre un néophyte éminent, l'avaient fait admettre comme boursier dans un collége de Paris. Fredet avait répondu aux espérances des bons pères en faisant de fortes et brillantes études; mais il avait d'ailleurs tourné le dos à la vocation qu'on attendait de lui: au lieu de se faire moine, il s'était fait poëte, et comme tous les poëtes de son temps, il avait vivement attaqué les moines.
Le duc d'Orléans, dans les mains de qui le hasard fit tomber un jour des poésies satiriques de Fredet, voulut absolument le connaître lui-même et se l'attacha en qualité de secrétaire.
Fredet, dans sa nouvelle position, n'avait pourtant pas renoncé à la satire, et sa langue mordante, qui n'épargnait pas même son maître, était redoutée de tous.
Hermine de Lahern était peut-être la seule personne au monde qui eût un empire réel sur ce railleur effronté, qu'elle avait osé une fois provoquer et vaincre avec les mêmes armes: non-seulement Fredet se gardait bien de la blesser par des sarcasmes, mais encore il avait pour elle une admiration et un dévouement qui ne manquaient aucune occasion de se produire à tous les yeux.
Il ne pouvait pourtant se promettre, lui qui n'avait pas d'autre noblesse que celle de l'intelligence, d'épouser une noble damoiselle de Bretagne, et de se faire aimer d'une jeune et charmante fille, lui vieux et infirme. Ce qu'il admirait en elle, c'était un caractère fier et indépendant, c'était une grandeur et une force d'âme devant lesquelles il se sentait affaibli et abaissé, malgré sa verve piquante et hardie qui ne s'était jamais imposé de retenue.
Fredet portait une longue robe de velours noir, bordée de fourrure, avec un chaperon pareillement noir, dont la huppe dentelée s'agitait sur son front, et dont la queue flottante s'attachait sur son épaule gauche; la couleur et l'étoffe de ce costume étaient, ainsi qu'une grosse chaîne d'or à plusieurs rangs, les insignes de sa charge de secrétaire.
Il avait autour de la taille une ceinture de cordouan ou cuir de Cordoue, à laquelle étaient suspendus une escarcelle en forme de portefeuille, et un galimard ou écritoire, dans un étui de corne; ses souliers à demi poulaine, c'est-à-dire allongés en pointe, avaient à peu près deux fois la dimension de son pied et ne ressemblaient pas mal à des patins hollandais. Il était complétement chauve, et il avait la barbe rasée; la malice et la raillerie brillaient dans son regard clignotant et animaient son sourire immobile.
—Qui de vous deux a la lettre du roi? demanda la duchesse d'Orléans.
Elle étendait la main pour la prendre, avant qu'on la lui eût présentée.
—Le roi notre sire m'a chargé de remettre une lettre aux propres mains de monseigneur, répondit Fredet, et je me suis engagé sur serment...—Oui bien, maître, je me ferai un solennel devoir de tenir votre serment en temps et lieu. Çà, donnez-nous cette lettre, et n'en parlez pas à notre seigneur le duc, d'autant qu'il est en pauvre et chétive santé et ne s'occupe point d'affaires en ce moment.—Maître Fredet, dit la demoiselle de Lahern voyant que le secrétaire faisait la grimace et hésitait à obéir, n'auriez-vous pas, tout à l'instant, égaré cette lettre par les montées? J'ai vu tomber sur le degré certain papier fermé de lacs de soie...—Que ne l'avez-vous ramassée aussitôt, ma fille? interrompit la duchesse avec vivacité. Vrai Dieu! si quelqu'un rencontrait cette lettre et s'en allait vitement la rendre à monseigneur! Fredet, courez voir à l'endroit où elle peut être...—Bien volontiers, ma très-excellente dame; mais cette honorable damoiselle me conduira, s'il vous plaît, là où a chu la lettre, une précieuse lettre, par ma foi! Ses yeux viendront au secours des miens pour la retrouver...—Dieu fasse que vous la retrouviez! dit sévèrement la duchesse. Je ne vous pardonnerais jamais une telle négligence; car j'entends que monseigneur ne voie cette lettre qu'après la paix faite avec les Anglais.—Je m'en lave les mains, ma très-haute et puissante dame, et je prie Dieu qu'il inspire vos intentions. Mais si vous attendez la paix pour remettre l'épître du roi à monseigneur, monseigneur aura barbe blanche auparavant, et le roi, notre sire, ne recevra de réponse qu'en son tombeau.
Le secrétaire sortit avec Hermine de Lahern, qui l'entraînait et qui le retint dans un vestibule pour lui expliquer l'usage qu'elle voulait faire de la lettre du roi.
Quant à la duchesse d'Orléans, elle n'eut aucun soupçon sur la véracité de Fredet qui avait accepté le faux-fuyant que lui suggérait la damoiselle de Lahern, au moment où il s'apprêtait à résister en face à une prétention exorbitante de la part de la princesse.
Celle-ci était seulement très-émue de la perte de la lettre, et pendant l'interrogatoire qu'elle fit subir à Philippe de Boulainvilliers, elle tournait les yeux sans cesse vers la porte par laquelle était sorti Fredet avec Hermine de Lahern.
—Eh bien! messire, avez-vous aussi égaré les lettres que vous apportiez à monseigneur? dit-elle avec impatience et dépit.—Dieu soit loué! les voici! reprit le jeune homme.
Il retira de sa casaque un paquet de papiers qu'il avait caché dans son sein.
La duchesse s'en empara si brusquement, qu'il n'eut pas le temps de les défendre ni de protester contre cette violence.
Elle brisa les cachets et ouvrit les correspondances adressées au duc d'Orléans, en les parcourant d'un œil inquiet et voilé de larmes, tandis que le sire de Boulainvilliers balbutiait quelques phrases inachevées et communiquait du regard son embarras à Isabeau de Grailly.
—Tous mes beaux cousins ont juré de me réduire au désespoir! s'écria la duchesse.
Elle froissait ces lettres qu'elle avait parcourues rapidement.
—Me voilà moult perplexe et contristé, ma très-révérée dame, dit le sire de Boulainvilliers. Quelle sera la grosse colère de monseigneur, en recevant de mes mains ou des vôtres ces lettres tout ouvertes, en voyant ces cachets rompus!...—Aussi ne les verra-t-il pas, quant à présent. Je vous recommande expressément de ne rien dire à monseigneur de tout ce qui se passe, du siége et de la prise de Harfleur, de la retraite des Anglais vers la Somme, de l'assemblée des seigneurs français...—Eh! madame, ne voulez-vous pas que la bannière du duc d'Orléans se montre entre les bannières de l'armée du roi?—Non, sur votre vie! Voulez-vous que monseigneur meure sur un champ de bataille? Il mourrait, je vous assure, s'il prenait part a cette guerre... Il y a en moi comme un esprit qui me conseille et qui m'avertit de l'avenir: cet esprit ne cesse de se lamenter sur la destinée de mon époux, que je perdrais sans retour, si je le laissais s'éloigner. Donc, il restera, dussent les Anglais pénétrer au cœur du royaume.—Dieu nous en garde, madame! Mieux vaut que nous mourions tous et le duc notre sire avec nous, plutôt que d'être témoins de cette désolation! Mais ne pensez-vous pas, ma très-chère et très-honorée dame, que l'absence de monseigneur sera fort remarquée et regrettée d'autant, dans l'armée du roi? Tous les princes et tous les gentilshommes sont déjà sur les champs, hormis monseigneur de Bourgogne: la noblesse de France s'empresse de courir sus au roi anglais, qui se trouve environné et harcelé de telle sorte qu'il ne peut passer la Somme pour retourner à Calais et qu'il a fait offrir de belles conditions pour avoir le passage libre...—Ne vous opposez pas, messire, à la volonté de madame d'Orléans, interrompit la damoiselle de Grailly: elle a de hautes et valables raisons pour faire ce qu'elle fait et fera. Monseigneur est grandement malade, et le repos lui convient mieux à cette heure que la guerre.—Monseigneur malade! Je refusais de croire à cette fâcheuse nouvelle, que j'ai sue en arrivant ici... Mais si le duc d'Orléans est empêché pour son propre compte, ne faut-il pas qu'il envoie ses gens d'armes et sa bannière à l'armée du roi?—Est-ce à dire que vous iriez en guerre, vous, messire? reprit Isabeau avec anxiété. Nenni; madame vous le défend, et je vous prie de demeurer.—Il serait sage, en vérité, dit la duchesse, de conter les événements à monseigneur et de vouloir qu'il s'abstienne d'y aller voir! Non, vous dis-je; le duc d'Orléans est malade, mais son plus grand empêchement vient de mon côté: je ne souffrirai pas qu'il me quitte, et pour ce faire, j'éviterai qu'il apprenne rien de ce qui est advenu. Telle est ma volonté souveraine et inébranlable.—Ma très-bonne et très-digne dame, dit Fredet qui revint d'un air contrit et narquois en même temps, la lettre du roi est sans doute retournée d'elle-même à Rouen où je l'avais prise; car nul ne l'a vue ni ramassée, quoique la damoiselle de Lahern ait déclaré qu'elle la trouverait bien. J'ai promis dix écus d'or à quiconque me la rapportera, et les étrivières à votre nain Bejaune, si on ne la rapporte.—Et moi, je vous promets votre congé, maître Fredet, si d'aventure cette lettre du roi arrive à son adresse et tombe aux mains de monseigneur.
Tout à coup, une voix aigre et stridente comme une cornemuse se fit entendre.
IV
Le nain de la duchesse d'Orléans, vêtu des pieds à la tête en bleu céleste parsemé de fleurs de lis d'or sans nombre (c'étaient les couleurs et les armes d'Orléans) sortit de dessous une portière de tapisserie, en se traînant sur les mains et sur les genoux, ainsi qu'une espèce de lézard, et vint s'accroupir aux pieds de la princesse.
Le nain Bejaune, né à Cambray, d'où sa mère l'avait amené pour remplacer une naine qui était morte au service de la maison d'Orléans, ne manquait ni de jugement, ni d'esprit; seulement, l'organe faisait faute à ses pensées, et il ne les exprimait qu'avec peine et par monosyllabes.
Il ôta son bonnet pointu surmonté d'une plume de héron, et s'en servit en guise d'éventail pour rafraîchir son visage ridé et grimaçant, tout ruisselant de sueur. Il fit la moue et montra les dents à Fredet; il sourit au comte de Boulainvilliers.
—Qu'est-ce? demanda la duchesse: monseigneur est-il issu de son cabinet d'étude?—Guerre! guerre! guerre! cria le nain, qui se cramponna de ses petites mains d'enfant au fourreau de l'épée du seigneur de Boulainvilliers.—Compère, lui dit la princesse avec un air imposant, si vous sonnez mot, je vous fais mettre en cage et enchaperonner comme un oiseau de chasse.—France! France! France! reprit le nain, d'une voix sourde et mélancolique, en cachant sa tête entre ses mains.
La portière de tapisserie se souleva doucement, et le duc Charles d'Orléans avança la tête pour savoir quelles étaient les personnes qu'il trouverait dans la salle en conférence avec la duchesse.
Il poussa une exclamation de joie en reconnaissant son secrétaire et le sire de Boulainvilliers.
Il alla droit à celui-ci, et lui présenta la main à baiser; puis, se tournant vers Fredet, il lui toucha la joue avec l'extrémité des doigts et l'accueillit d'un sourire plein de bienveillance.
Cette bienveillance était répandue sur tous les traits de Charles d'Orléans, qui n'avait jamais pris un abord dur et hautain, même vis-à-vis de ses plus infimes serviteurs, et qui semblait avoir seulement à cœur de se faire aimer de tout le monde.
Son visage gracieux et distingué, aux grands yeux mélancoliques, au teint pâle, à la bouche souriante, n'exprimait donc que la mansuétude de son caractère et la distraction de son esprit rêveur.
Sa démarche et son geste nobles suffisaient pour témoigner de sa naissance et de son rang; malgré la bonté et la douceur presque modestes dont il s'enveloppait en quelque sorte, il savait se montrer prince mieux que ses oncles et ses cousins: il n'avait qu'à prononcer une parole pour imposer le respect en même temps que l'affection.
Son costume était plus simple et moins soigné que celui de ses officiers subalternes.
Il conservait toujours le deuil depuis l'assassinat de son père, selon le vœu de sa mère, Valentine de Milan. Ce jour-là, il avait une sorte de robe de chambre tombant jusqu'à terre, à jupe large et flottante, à manches très-amples, en drap de soie noir, quelque peu taché et râpé par l'usage.
Une ceinture de cuir doré, et des franges d'or au bas de sa robe ainsi qu'autour du collet, étaient les seuls indices qui révélassent le haut seigneur, dans ce temps où des lois, dites somptuaires, attribuaient à chacun les étoffes et les parures qu'il devait porter en raison de sa qualité et de son état.
Son bonnet ou aumusse en velours noir, qui ne couvrait que le sommet de la tête et laissait descendre sur le cou la chevelure relevée en bourrelet ou façonnée en rouleau, offrait un signe plus caractéristique: c'était le bâton noueux, emblème choisi par le feu duc d'Orléans, et accompagné de sa devise: Je l'envie; le tout exécuté en broderie d'or et d'argent avec des entrelacs de perles.
Enfin, il tenait sous son bras un gros volume couvert en veluau ou velours noir.
—Quoi! de retour, messieurs mes amis! dit-il avec aménité, et vous ne m'avez pas fait avertir que vous étiez là?—C'est moi, monseigneur, qui n'ai pas permis qu'on vous troublât, reprit la duchesse; je vous savais enfermé en votre étude dès l'aube.—Oui bien, madame, je poétisais, songeais et écrivais; mais j'eusse été bien aise de voir mon bon compère Fredet et mon grand ami Philippe. Quelles nouvelles de par de çà? Vous venez de Blois, Philippe? Et vous, Fredet, de Rouen?...—Monseigneur, interrompit la princesse, ils vous conteront leur voyage après s'être reposés et rafraîchis, car ils ont fait une bien longue traite à cheval, et ils ont eu de grosses aventures par les chemins...—Mon Dieu! mes beaux amis, avez-vous rencontré des bandes d'écorcheurs ou des malandrins qui vous auraient ôté jusqu'à la chemise? Il est grand temps, la guerre finie, qu'on donne la chasse à ces larrons qui s'opposent au bien de la paix.—La guerre avait cet avantage, mon seigneur, dit Fredet, que les méchants voleurs faisaient de bons soldats.—Mieux vaut paix que guerre, Fredet, je t'assure; car si le roi levait l'oriflamme contre ses ennemis, nous ne pourrions pas, à cette heure, rimer des rondels et des ballades, comme nous faisons à loisir, et force serait de jouer de l'épée plutôt que de la plume....—Vous vous échauffez trop au travail, monseigneur, dit la duchesse qui voulait changer cette conversation, et votre santé en pâtit.—Vraiment! je ne fus jamais si allègre et dispos, madame, à cause de la vie tranquille qu'on mène ici, loin des soucis et des tracas de la cour.—C'est la chaleur du travail, vous dis-je, qui vous empêche de sentir que vous êtes malade...—Malade! s'écria le prince en riant; vous m'apprenez là ce que j'ignorais moi-même: je n'eus onc si bel appétit et si bonne humeur...—Eh! monseigneur, ce sont des apparences fausses, des mensonges de la maladie; il faut bien vous le déclarer, puisque vous n'y prenez pas garde: vous êtes malade et en danger de le devenir davantage; donc, je vous conseille de vous mettre au lit et d'appeler le médecin...—Dites de me mettre à table et d'appeler l'échanson, pour boire à la bienheureuse revenue de Fredet et de Boulainvilliers...—Mon redouté seigneur, dit alors Isabeau de Grailly qui avait imaginé la prétendue maladie de Louis d'Orléans, voilà plusieurs fois que madame la duchesse est grandement en peine de votre santé et n'ose vous le déclarer, de peur que vous ne tombiez dans la mélancolie.—Merci de moi! vous finirez par me faire croire que je suis déjà mort et enterré...—A Dieu ne plaise! dit la princesse; vous avez seulement une grosse fièvre, et il est bon que vous gardiez la chambre, sinon le lit, et fassiez jeûne exemplaire, comme au saint temps du carême...—Moi, j'ai la fièvre! Pour Dieu! si j'y eusse pensé! Bien plus, madame, il vous plaît que je jeûne en anachorète?...—Autrement, vous iriez de mal en pis, et vous seriez affligé de quelque grosse maladie. Ainsi, vous avez le teint pâle et l'œil éteint...—En vérité! reprit le duc qui commençait à se sentir persuadé: ai-je donc le teint si pâle et l'œil si éteint, Fredet?—Je ne sais pourquoi, mon très-redouté seigneur, répondit le secrétaire, mais, en vous voyant je me demandais, à part moi, si le grand air, l'exercice du corps, le chevaucher et le train des armes, ne vous valaient pas mieux que le séjour, l'étude et la poésie.—Que t'en semble, Philippe? demanda le duc en se tournant vers ce gentilhomme: me conseilles-tu de mander médecin et apothicaire?—Je ne vous puis conseiller, mon très-redouté seigneur, dit Philippe de Boulainvilliers, docile aux instructions de sa fiancée, que de vous remettre de tout aux avis et aux soins de madame d'Orléans qui n'a rien de plus cher que votre vie.—En effet, répliqua Louis d'Orléans qui éprouvait une sorte de malaise physique, résultant de la contrainte morale qu'on exerçait sur lui: depuis deux semaines, j'ai fait une terrible besogne, et il n'y a pas lieu d'être surpris si ce labeur obstiné a pâli mon visage et fatigué mes yeux...—Ta, ta, ta! se mit à fredonner le nain Bejaune, en imitant le son de la trompette, malgré les regards courroucés que lui lançait la duchesse.—Tu me donnes aussi un avertissement, Bejaune? repartit le duc, qui cherchait à dissiper la préoccupation chagrine que lui avait communiquée cette enquête sur sa santé. Tu me pries de célébrer quelque joute ou tournoi dans le grand préau?—Boum! boum! boum! murmura le nain, imitant le son de l'artillerie, sans tenir compte des ordres de madame d'Orléans.—Ah! je te comprends enfin, Bejaune, mon ami: tu fêtes et tu acclames l'anniversaire de mon mariage avec ma très-chère dame Bonne d'Armagnac? Vrai Dieu! il y a cinq ans accomplis que j'épousai l'excellente femme, laquelle j'aime davantage tous les jours...—Grand merci de cet anniversaire, monseigneur! dit la duchesse.
Elle se leva, les larmes aux yeux, et courut embrasser son mari.
—Prions le Seigneur Dieu de faire que le dit anniversaire ne soit pas le dernier!—Qu'est-ce à dire, madame? avez vous encore tant d'inquiétude sur ma santé? Je me soignerai donc et jeûnerai suivant votre plaisir. Mais, en mémoire de ce joyeux anniversaire, recevez ce beau livre que j'ai de ma main écrit et enluminé pour vous en faire don.
En disant ces mots, il lui présenta le volume qu'il tenait, et que Bonne d'Armagnac s'empressa d'ouvrir avec une joie d'enfant qui lui fit oublier un moment ses pressentiments sinistres.
C'était le recueil des poésies du prince et de quelques-uns de ses familiers, poésies d'un genre léger et gracieux, qui contrastait avec les impressions tristes et désolées que tant d'événements tragiques auraient dû faire passer dans l'esprit des auteurs: Charles d'Orléans, et les poëtes de son école, qui appartenaient presque tous à sa maison, avaient chanté le printemps, les fleurs, les oiseaux et les femmes.
Ce recueil, en belle écriture gothique, sur vélin blanc et lisse, était orné de majuscules rehaussées d'or et de couleurs éclatantes, ainsi que d'arabesques délicates, représentant des sujets variés de la vie rustique, à l'entour des pages.
—Mon bonheur n'aurait pas d'égal, monseigneur, dit la duchesse avec émotion, si vous vouliez jurer sur ce livre comme sur Évangile...—Que jurerai-je, madame? demanda vivement Louis d'Orléans, après avoir attendu un moment que la duchesse achevât sa phrase.—De ne me contredire en quoi que ce soit, monseigneur, et de croire, quoi qu'il arrive, qu'une bonne femme a reçu, du sacrement du mariage, plein et absolu pouvoir de garder son mari. C'est pourquoi je vous ordonne, mon cher seigneur, de rester en votre chambre comme en chartre privée.—Sur mon âme! je jurerai tout ce qu'il vous plaira, mais je n'eusse onc présumé que j'étais si grièvement malade.
Telle est la puissance de l'imagination sur tout notre organisme matériel, que le duc d'Orléans, qui jouissait d'une parfaite santé et dont aucun accident n'avait troublé la belle constitution, se laissa convaincre de maladie et en ressentit réellement les symptômes.
Il se mit à la diète, et se confina dans sa chambre, où Bonne d'Armagnac s'installa pour lui donner les soins les plus empressés et les plus tendres.
Après un jour de diète, le prétendu malade avait les sens plus lourds, la tête plus vide, le pouls plus faible: le médecin ou physicien, qu'on avait mandé, prescrivait des drogues et des tisanes, que la duchesse transformait, de concert avec Isabeau, en potions anodines et inoffensives.
C'est alors qu'elle répondit elle-même au roi, aux frères du roi, aux princes du sang, aux officiers de la couronne, qui avaient écrit au duc d'Orléans pour l'inviter à venir au plus tôt rejoindre l'armée avec ses chevaliers bannerets, ses gens d'armes et ses vassaux. La duchesse excusa l'absence de son mari en annonçant qu'il était incapable non-seulement de monter à cheval, mais encore de sortir de son lit.
Le prince devenait tout à fait malade.
La tristesse s'était emparée de lui et, à défaut d'un mal réel, le consumait lentement. Le manque de nourriture, d'air et d'exercice, l'avait tellement débilité, qu'il pouvait se regarder comme dangereusement atteint. Il en vint à penser à son testament.
V
Cependant toute la population du château était dans l'attente et dans l'anxiété.
Il n'y avait que le prince qui, enfermé dans sa chambre et gardé à vue par Bonne d'Armagnac, restât étranger aux événements de la guerre. Chacun, homme ou femme, grand ou petit, prenait à cœur les nouvelles vagues et incomplètes qui pénétraient de toutes parts dans l'enceinte de Coucy.
On savait que l'armée royale s'était rassemblée au nombre de 100,000 combattants; que cette armée s'augmentait sans cesse par l'arrivée de nouveaux renforts; que la noblesse de France avait juré d'anéantir les Anglais; que ceux-ci, décimés par les maladies et la famine, mais encouragés par la présence de leur roi, ne comptaient pas plus de 15,000 gens d'armes et archers; qu'ils avaient battu en retraite cependant, sans accepter la bataille, et qu'après avoir passé la Somme à gué, ils se croyaient sauvés, malgré la multitude d'ennemis qui les environnaient et les harcelaient.
On ne s'étonnait pas que le duc d'Orléans, malade comme on le disait, manquât à la réunion des princes et seigneurs français, mais on avait peine à comprendre qu'il n'eût pas envoyé à l'armée sa bannière avec ses gentilshommes, ses capitaines et ses vassaux.
On regardait cette indifférence de sa part comme un acte politique motivé par la conduite du duc de Bourgogne, qui avait refusé aussi de prêter secours au roi de France contre le roi d'Angleterre.
Ce jour-là (c'était le 21 octobre), Charles d'Orléans, le corps épuisé par la diète, la tête affaiblie par la préoccupation de son mal imaginaire, le visage pâle et altéré, se souleva sur le coude dans l'immense lit qui, semblable à une prison, l'enveloppait de l'ombre de son ciel massif et de ses rideaux ou courtines en soie bleue, brochée d'or et fleurdelisée.
Il appela, d'une voix débile, la duchesse, assise en ce moment près de la fenêtre, et lisant avec une sorte de pieux recueillement les poésies de son mari dans le beau manuscrit enluminé dont il lui avait fait présent.
—Bonne, lui dit-il, je mourrai d'ennui et de tristesse plutôt que de mon mal: il faut que je sorte de ce lit, sous peine d'y rendre l'âme; il faut que j'entende des voix humaines et contemple des visages humains, sous peine de me croire déjà au purgatoire... Eh! monseigneur, avez-vous la force de vous lever et tenir debout? Voulez-vous, pour vous distraire, qu'on amène en votre chambre des ménestrels, des bateleurs, des musiciens, des animaux savants, des docteurs ès-sciences...—Non, je ne veux plus demeurer en cette chambre; je veux me promener en plein air, dans les préaux, dans les courtils et les vergers, sur les remparts: cette promenade me vaudra mieux que les juleps des physiciens qui méritent le bonnet à oreilles d'âne.—Vraiment, mon cher seigneur, vous ne pourriez vous soutenir ni marcher. Vous êtes ou, du moins, vous avez été trop grandement malade.—Je ne suis pas guéri encore; mais, dussé-je aller de vie à trépas, je ne demeurerai davantage en ma couche. Dieu me vienne en aide! je prétends oublier mon mal, s'il se peut, et célébrer quelque fête ou cérémonie avant celle de mes funérailles.—Ne parlez pas ainsi, mon bon seigneur, car vous me navrez au fin fond de l'âme, et je souhaiterais alors être morte.—Demain, madame ma mie, je tiendrai un beau puy de rhétorique dans la galerie des Armes, et vous distribuerez, de votre main, les prix et couronnes que je décernerai aux meilleurs poétiseurs.
Bonne d'Armagnac fut contrariée, au dernier point, d'un pareil projet, qui allait mettre le duc d'Orléans en présence de toute sa maison; mais elle n'osa pas s'y opposer ouvertement, d'autant plus qu'en ce temps-là l'obéissance d'une femme envers son mari devait être toujours résignée et silencieuse.
Fredet fut appelé, et, de concert avec son maître, il dressa le plan détaillé de la fête.
On nommait puy de rhétorique, une espèce de concours poétique, qui s'ouvrait avec plus ou moins d'éclat dans les villes du nord de la France et à la cour des seigneurs de ces provinces, où la poésie était généralement aimée et cultivée. Ces puys de rhétorique excitaient et répandaient le goût des lettres ou de la gaie-science, suivant une expression en usage dans le Nord comme dans le Midi, qui avait aussi ses concours poétiques sous le nom de jeux floraux et de cours d'amour.
Quant au nom de puy de rhétorique, il signifie trône de littérature; car le mot puy (en bas latin, podium) s'employait pour désigner un lieu élevé, une montagne ou une estrade: la rhétorique avait alors un sens beaucoup plus étendu qu'aujourd'hui, et représentait à la fois tout ce que comprend l'art de bien dire.
Le lendemain, les préparatifs de la solennité avaient été faits dans la galerie des Armes, appelée ainsi à cause des trophées d'armes et des panoplies qui la décoraient.
Toutes les personnes faisant partie de la maison du duc d'Orléans devaient assister à l'assemblée et y avaient été invitées par un cri, c'est-à-dire par une proclamation au son des trompettes dans le tinel ou salle à manger des officiers et des dames.
On n'avait pas convoqué à cette fête les châtelains et les nobles des environs, parce que le temps eût manqué pour envoyer ces invitations à vingt lieues à la ronde. Madame d'Orléans s'y serait d'ailleurs refusée; tant elle craignait que son mari ne fût instruit de l'imminence d'une bataille entre les Français et les Anglais.
Elle redoubla même de précautions à cet égard, et elle menaça de sa colère quiconque aurait l'imprudence de prononcer une parole capable d'inquiéter ou d'éclairer le duc d'Orléans.
Si ce prince n'avait point passé pour gravement malade auprès de tout le monde, on n'eût rien compris à son indifférence au milieu des grands événements qui se préparaient, et tous les gentilshommes de sa maison seraient venus lui demander de les conduire à la guerre.
C'était, à cette époque, une passion commune à tous, que celle des armes, et un seigneur qui aurait évité une occasion d'exposer sa vie en combattant, eût été honni et déshonoré.
La chevalerie n'avait pas d'autre but que de former des hommes de guerre et de glorifier la vaillance, cette première vertu de la noblesse.
Pendant que Louis d'Orléans se faisait vêtir par ses valets de chambre, Bonne d'Armagnac, qui devait présider avec lui le puy de rhétorique, descendit dans le verger, pour essayer de dissiper les sombres nuages dont sa pensée et son front étaient obscurcis.
Elle portait sous son bras le manuscrit des poésies de son mari, parce qu'elle le lisait sans cesse et ne le quittait pas plus qu'un talisman ou une amulette. Elle ne commença pas toutefois sa lecture: elle était tombée dans une rêverie amère, en se disant que le duc d'Orléans ne lui pardonnerait pas la ruse qu'elle avait employée pour l'empêcher de faire son devoir de prince et de rejoindre l'armée du roi.
Isabeau de Grailly et Hermine de Lahern ne tardèrent pas à venir la retrouver sous une treille où elle s'était arrêtée machinalement dans sa promenade solitaire.
La duchesse avait un magnifique costume qui rehaussait l'éclat de sa beauté noble et majestueuse.
Sur sa tête s'élevait le hennin ou bonnet à cornes, en forme de demi-cercle, cette coiffure singulière que la reine Isabeau de Bavière avait empruntée aux modes de son pays, et que les dames de la cour adoptèrent avec tant de fureur que les prédicateurs en chaire traitaient le hennin d'invention du diable. Celui de Bonne d'Armagnac était en soie rouge brodée d'argent, avec garniture de canetilles d'or et de perles qui s'entrelaçaient en façon de feuillages.
Le surcot, qui, comme son nom l'indique, se portait par-dessus la cotte, ressemblait assez au vêtement qu'on appelle maintenant visite et que les femmes ont ajouté à leur toilette d'hiver, si ce n'est que le surcot dessinait exactement la taille et se découpait en basques arrondies sur les hanches; le surcot de la princesse, qui n'avait pas de manches, et qui laissait voir celles de sa robe en satin vert, se composait d'un corsage en damas blanc, offrant sur la poitrine deux larges bandes de fourrures de menu vair ou petit gris, qui suivaient le contour des basquines.
La jupe, mi-partie ou divisée en trois zones de différentes couleurs, en avait une seule verte, semblable aux manches; les deux autres étaient blanche avec des fleurs de lis et des lions d'or, et amarante avec des rosaces d'argent.
Un riche manteau de brocard, analogue à la dalmatique d'un évêque, tombait sur ses épaules et s'attachait par devant au moyen d'une grosse agrafe de perles; une espèce de ceinture massive d'orfévrerie, qui cachait le surcot, ne se révélait que par son extrémité ou pendant qui tombait jusqu'au bas de la jupe.
La longueur de ce pendant se mesurait en raison du rang de la femme qui portait ceinture; la ceinture, dans tous les cas, était un signe distinctif de noble extraction, ce qui donna lieu au proverbe: «Mieux vaut bonne renommée que ceinture dorée.»
Les deux damoiselles d'honneur de la duchesse n'étaient pas moins richement habillées.
Isabeau avait aussi le surcot garni de fourrure et la ceinture d'orfévrerie; mais celle-ci se déployait autour des reins, et son pendant n'atteignait pas le milieu de la jupe, également mi-partie rouge et blanche, en soie brochée d'argent, aux armes de la maison de Grailly.
Le surcot violet, avec bordure de martre zibeline, était sans basques et allait s'arrondissant sur les hanches, de même que le corset qui fait la base de la toilette d'une femme aujourd'hui, et qui n'est autre qu'un surtout dégénéré ou perfectionné.
Isabeau n'avait pour coiffure qu'une sorte de calotte ou chaperon de drap d'or, d'où s'échappaient ses beaux cheveux noirs épars sur son cou et ondoyant autour d'elle.
Quant à Hermine de Lahern, elle n'avait pas renoncé aux modes de son pays natal.
Ses cheveux blonds flottants encadraient sa figure comme d'une auréole et se répandaient en boucles abondantes derrière son corsage; elle était coiffée d'un haut bonnet de forme conique, pareil à celui que les Cauchoises ont conservé; ce bonnet, d'étoffe bleue couverte de point de Venise, se terminait par un ample voile qui aurait pu l'envelopper tout entière.
Elle portait deux robes: celle de dessous en brocard, à damier noir et argent; celle de dessus, formant juste au corps, à manches ouvertes et tombantes, en drap de soie blanc, fourré d'hermine, emblème de son nom.
Elle n'avait pas de ceinture d'orfévrerie, mais un carcan ou collier de perles à trois rangs, ainsi que des aureillettes ou boucles d'oreilles à pendeloques formées de ces mêmes perles, qui se pêchaient sur les côtes de Bretagne, et qui passaient pour venir de l'Inde.
—Ma très-chère dame, dit Hermine à la duchesse d'Orléans, savez-vous le bruit qui court ici: l'armée du roi et celle d'Angleterre sont en présence devers Saint-Pol et Azincourt, en sorte que la bataille se donnera demain, si donnée elle n'est à cette heure.—Or çà, ma mie, allez-y si bon vous semble, et bataillez à votre aise, repartit brusquement Bonne d'Armagnac, mais gardez-vous de parler bataille céans, où l'on n'y songe guère, car je vous enverrais plutôt en un couvent de Bretagne.—Un couvent me conviendra fort, madame, pour y prier en mémoire des vaillants chevaliers qui mourront aujourd'hui ou demain.—Voilà une résolue batailleuse! dit la duchesse en se tournant vers Isabeau, qui semblait triste et recueillie. Nous ne la fiancerons pas comme toi, Isabeau, à quelque bon gentilhomme, mais nous en ferons une béguine ou cordelière qui priera pour nous en son moutier.—Mieux vaudrait n'être pas fiancée, reprit la damoiselle de Grailly, que d'essuyer les reproches et les dédains de messire Philippe de Boulainvilliers, qui menace de se tuer s'il ne va pas combattre les Anglais!—Monseigneur ne vous excusera jamais, ajouta la damoiselle de Lahern, de l'avoir retenu en sa chambre, quand il y a guerre et bataille.—Oh! ma très-honorée dame, dit Isabeau, nous n'avons pas refusé de vous obéir, et pourtant messire de Boulainvilliers m'a déclaré que c'était faire honte et affront à monseigneur, que de le garder ainsi prisonnier, sans l'avertir même du mandement du roi, qui a fait lever l'oriflamme.—Quels regrets ce sera pour vous, madame, dit Hermine, si les Français perdent cette journée, faute du secours de leur valeureux prince, monseigneur le duc d'Orléans! quels regrets aussi, chère et bonne dame, si monseigneur n'a pas sa part dans une belle victoire!—M. de Boulainvilliers m'a dit que les capitaines de mon redouté seigneur étaient déterminés à s'en aller d'eux-mêmes se réunir au camp des Français?—On s'émerveille grandement partout, ma très-honorée dame, que, vous, fille du brave comte d'Armagnac, et femme du très-valeureux duc d'Orléans, vous demeuriez neutre et insensible à ces bruits de guerre qui font palpiter les cœurs des nobles dames.—Il n'est plus temps peut-être de partir en armes et de déployer au vent la bannière d'Orléans?—Il est toujours temps de faire son devoir et de se conduire généreusement en gentilhomme et en prince!—Eh! quoi! mes filles! s'écria la duchesse, ébranlée par ces attaques redoublées qui venaient battre en brèche sa résolution déjà chancelante: vous voulez que je livre monseigneur à la mort, comme un mouton qu'on mène à la boucherie?—Dieu m'est témoin, ma très-honorée dame, répondit Hermine, que je verserais tout mon sang pour épargner la moindre goutte du sang de monseigneur!—Pensez-vous donc, ma très-excellente dame, ajouta Isabeau avec inquiétude, que tous ceux qui vont à la guerre n'en reviennent pas?—Allez, mes filles, nous avons chacune, au fond de notre cœur, une secrète voix qui nous annonce l'avenir, et nos pressentiments ne sont que des avertissements envoyés du ciel sur ce qui doit advenir. Or, j'ai ferme assurance que monseigneur me sera pour toujours ravi, s'il me quitte en cette occasion, et que, le voyant me quitter, je l'aurai vu pour la dernière fois!—Hélas! madame, répliqua Isabeau de Grailly, il me semble qu'il en sera de même de mon fiancé!—Ce sont chimères et mensonges que ces pressentiments, mon honorée dame, repartit la damoiselle de Lahern. Certes, si je me fiais à des présages et à des imaginations semblables, je croirais que c'en est fait du beau royaume de France et de la gentille noblesse française!—Le jour, la nuit, je suis poursuivie de fantômes et d'images sinistres, dit la duchesse: tantôt je me vois en habits de deuil; tantôt je pense être en prison et chargée de chaînes de fer; tantôt monseigneur m'apparaît, mort et percé de coups... O mon Dieu: qu'adviendra-t-il de tout ceci?—N'avez-vous pas, très-honorée dame, dit Isabeau, consulté les sorts et les horoscopes?—Je n'ai, ma mie, consulté que mon cœur, et mon pauvre cœur m'a répondu que cette guerre serait bien fatale à monseigneur.—Plaise à Dieu qu'elle ne soit plus fatale à mon beau pays de France et au roi notre sire! murmura Hermine.—Que n'interrogez-vous les sorts des lettres? continua Isabeau. Vous n'aurez que faire de mander des devins ou des astrologues. Prenez tel livre que vous voudrez; ouvrez-le en invoquant le destin, et voyez ce que vous annoncera la première lettre au commencement de la page, à votre droite: les douze lettres, qui font la tête de l'alphabet, depuis l'a jusqu'au l, sont heureuses et de bon augure; les autres, depuis le m jusqu'à la fin, sont malheureuses et de méchant présage. Jamais, dit-on, cet horoscope n'a induit en erreur et abusé personne au monde.—Vraiment! ne l'as-tu pas essayé pour ton propre compte? demanda la duchesse, en ôtant les signets du volume qu'elle avait par hasard sous la main.—Nenni, ma très-chère dame, reprit naïvement la damoiselle de Grailly, j'appréhendais trop de me préparer un mauvais sort.—Ce n'est rien qu'une lettre pour connaître l'avenir, dit la damoiselle de Lahern; il faut s'attacher au premier mot qui se présente à l'ouverture du livre, et même, parfois, on retient le sens de la ligne ou de la phrase qui est au commencement de la page. J'en ferai l'épreuve pour ma part, si vous le trouvez bon, madame, et je conjure la fortune d'être propice à mes désirs.
La duchesse d'Orléans tenait le livre fermé, et ses deux compagnes, debout, à ses côtés, regardaient avec anxiété ce livre prophétique, entre les feuillets duquel Hermine de Lahern se hasardait à chercher l'oracle de l'avenir.
Celle-ci indiqua du doigt l'endroit où elle voulait ouvrir le volume, et posa la main sur le feuillet où se trouvaient la lettre, le mot et la phrase qu'elle devait interpréter pour connaître son sort. La page commençait par ce vers: