La fabrique de mariages, Vol. 1
«Mon cher confrère!
«Le patron n'est pas content. Vous abusez de l'école buissonnière. Je ne sais s'il cherche un prétexte pour vous éliminer, mais il m'a chargé de vous écrire que vous veilleriez à l'étude aujourd'hui et demain, de six heures à onze heures du soir, afin de mettre de l'ordre dans les dossiers...
«Vous serez seul et nous vous souhaitons toute sorte de plaisir.»
L'idée vint à Léon que c'était l'habit bleu qui avait fait écrire cette lettre, tant elle arrivait à propos!
—Non, non! parole d'honneur! fit Clérambault, qui devinait sa pensée;—je ne connais le Charles Glayre ni d'Ève, ni d'Adam... non plus qu'aucun des petits messieurs qui décorent l'étude de maître Souëf (Isidore-Adalbert)... C'est tout simplement un coup du sort..., un quine que vous gagnez à la loterie d'amour... Voyez un peu la cascade: pour que vous puissiez approcher seulement mademoiselle Césarine de Mersanz, il fallait que Maxence fût son amie et que j'eusse tout pouvoir sur Maxence: ça y est! Il fallait, en second lieu, que je vinsse vous voir: j'y suis venu, malgré vos cinq étages et l'entre-sol!... Il fallait, en troisième lieu, que j'eusse besoin, par le plus grand de tous les hasards, de connaître la date d'un contrat de mariage et que ce contrat fût déposé dans l'étude de maître Souëf... C'est étonnant, pas vrai, quand on réfléchit?... Enfin, il fallait encore que maître Souëf, désireux de renvoyer un clerc trop amateur, vous imposât une pénitence dans le but de provoquer quelque rébellion de votre part... Tout s'y trouve, jusqu'à la pénitence!... Morbleu! mon jeune camarade, pour la troisième fois, je vous proclame coiffé de naissance... Touchez là!... J'aime les gens qui ont une étoile.
Il donna à Léon, qui restait tout étourdi, une vigoureuse poignée de main; puis il reprit:
—Voici quatre heures. A six heures, vous serez à l'étude; à onze heures, vous en sortirez... je vous attendrai rue de Babylone, et nous prendrons rendez-vous pour demain matin... j'aurai prévenu Maxence... Au revoir, heureux mortel!
Il se dirigea vers la porte; mais, avant d'en passer le seuil il se ravisa:
—Dites donc! fit-il en revenant;—on ne vit pas d'amour et d'eau fraîche... je veux que vous vous présentiez demain au combat avec tous vos avantages... Voici une dizaine de louis que vous me rendrez un jour ou l'autre... Pas de compliments... A tantôt!
Il déposa l'argent sur la table et sortit.
Comme la porte se refermait, Léon entendit sur le carré une voix très-bien connue qui disait:
—En voulez-vous?
Puis un petit éclat de rire, en même temps que le pas bruyant de l'habit bleu, qui descendait l'escalier quatre à quatre.
VI
—Inventaire d'un grenier.—
—Bonjour, monsieur Rodelet, dit la petite bonne femme qui poussa la porte sans façon.—Ne vous faut rien, cette après-dînée?
—Rien, répondit Léon.
Le regard vif et perçant de la petite bonne femme avait déjà fait le tour de la chambre.
—Un pistolet par terre, grommela-t-elle,—de l'argent sur la table!... Est-ce que vous le connaissez depuis longtemps, ce particulier qui sort d'ici?
—Tenez, maman, dit Léon au lieu de répondre,—je vous dois quelque chose...
—Et vous vouliez me faire banqueroute!... interrompit la petite bonne femme, qui s'en alla ramasser le pistolet.
—C'est qu'il est chargé! se reprit-elle après l'avoir examiné;—n'ayez pas peur, je sais manier ces outils-là... On me parlait de vous tout à l'heure, à la pension Géran...
—Qui donc? demanda vivement Léon.
—Curieux!... ce n'est pas la première fois...
—Vraiment!...
Léon avait l'eau à la bouche. Ceci confirmait victorieusement l'assertion de l'habit bleu. Césarine s'occupait de lui.
—Mademoiselle Maxence de Sainte-Croix..., commença la petite bonne femme.
—Mademoiselle Maxence! répéta Léon désappointé.
—Mademoiselle Maxence parle toujours de vous quand elle vous voit passer.
—Et que dit-elle, mademoiselle Maxence?
—Elle dit: «Voici le petit jeune homme et sa jument de louage.»
Léon devint blême jusqu'aux lèvres, puis tout son sang se précipita à son front.
Pensez! Maxence ne quittait jamais Césarine. C'était à Césarine que Maxence avait dit cela.
Or, rien ne blesse les amoureux comme la crainte du ridicule. Quel portrait! un petit jeune homme sur une jument de louage.
C'était son pain de chaque jour que Léon portait au manége. Léon jeûnait depuis bien longtemps pour se donner l'air d'un fils de famille. Et voilà le résultat! On le désignait ainsi: le petit jeune homme à la jument de louage!
Vous dire que Léon eût étranglé mademoiselle Maxence de Sainte-Croix en ce moment avec un souverain plaisir, serait chose superflue.
—Ah!... fit il d'une voix altérée,—elles savent que je suis pauvre?
—Elles savent..., répéta maman Carabosse;—qui ça, elles?
—Mademoiselle Maxence... et l'autre?
—Je n'ai parlé que de mademoiselle Maxence.
Les yeux de la petite bonne femme brillaient, et Léon crut y voir une expression de moquerie. Il poussa une pièce de vingt francs jusqu'au rebord de la table.
—Peste! fit la petite femme;—nous avons eu des rentrées!
—Combien vous dois-je? demanda Léon sèchement.
—Trois livres dix sous.
—Prenez.
—Je n'ai pas de monnaie.
—Prenez, vous dis-je.
—Et laissez-moi en repos, n'est-ce pas! ajouta la petite vieille, qui eut un sourire;—ce n'est pas vingt francs que vous me devez, c'est trois livres dix sous... et je ne reçois jamais de cadeaux.
Elle prit la chaise occupée naguère par M. Garnier de Clérambault.
—Je vous ennuie, reprit-elle en s'asseyant,—je vois bien cela... mais c'est que je voudrais savoir pourquoi il vous a donné tant d'argent.
Léon fronça le sourcil et se donna un air hautain. La petite bonne femme n'y parut point prendre garde. Elle mit auprès d'elle, afin d'être plus à l'aise, sa grande boîte et son panier.
—Ce n'est pas la mère qui a envoyé cela, continua-t-elle;—la mère n'envoie qu'au 1er du mois... et les pièces d'or doivent être rares chez elle... Ah! ah! quand on a cent louis de rente et qu'on fait dix-huit cents francs de pension à son fils, à Paris, reste six cents francs... Je ne sais pas trop si l'on vit grassement à Chartres avec cela.
Léon haussa les épaules.
—Je ne connais pas la fortune de ma mère, dit-il;—mais je sais qu'elle vit dans l'aisance.
La physionomie de la petite bonne femme changeait par degrés. On eût pu voir en quelque sorte la rêverie descendre sur son front.
—Elle a été riche! fit-elle en se parlant à elle-même;—il y a longtemps!
—Quel âge avez-vous, monsieur Léon? s'interrompit-elle.
Comme il ne répondait pas assez vite, elle reprit:
—Vingt-deux ou vingt-trois ans... tout au plus... Non, non, vous ne pouvez avoir aucun souvenir de cela!
—Qu'importe ici mon âge, et de quoi parlez-vous? demanda Léon avec impatience.
La petite vieille tressaillit, car elle était déjà retombée dans sa méditation.
—Mademoiselle Ernestine Rodelet..., murmura-t-elle;—une bien jolie jeune personne, en ce temps-là... et bonne... et pieuse... fille unique du banquier Rodelet, qui avait été dans les fournitures sous l'Empire et qui comptait par millions, oui... tout comme M. le comte Achille de Mersanz... Ils demeuraient au numéro 81... Vous aviez trois ans, monsieur Léon...
Elle s'arrêta. Le cinquième clerc avait de la sueur aux tempes.
—Vous connaissez l'histoire de ma famille?... balbutia-t-il.
—Oui, oui..., fit la petite vieille,—et bien d'autres histoires... Je sais l'histoire de trois maisons qui avaient chacune plus d'un étage... Le numéro 81 était la plus grande... son histoire est aussi la plus longue.
—Vous savez que ma mère...? commença Léon, qui gardait les yeux baissés.
—Oui, oui.... je sais cela... et que Dieu vous pardonne si vous ne la respectez pas, monsieur Léon... Ah! il vous a donné deux cents francs!... S'il vous avait donné cent mille pièces comme cela, vous ne seriez pas encore quittes!
—Écoutez! fit Léon au comble de l'agitation,—je ne sais pas si j'ai la tête perdue... mais je ne vous comprends pas... Au nom du ciel, expliquez-vous!
—Pas à présent, monsieur Rodelet, pas à présent. Ce serait long à raconter... et il faut que vous soyez à six heures à votre étude... Jésus Dieu! il en a eu dans les mains de l'argent, cet homme-là! Au no 81..., au no 34..., des familles ruinées sans ressource!... Et impossible de le prendre... il se met toujours à l'abri... Mais que lui reste-t-il de tout cela? Il ne garde rien. Il y a derrière lui quelqu'un de plus fort que lui... un gouffre sans fond où tout tombe et disparaît... un abîme... un diable... une femme!...—Quelque jour, s'interrompit-elle en reprenant sa boîte et son panier,—nous reparlerons de tout ceci, monsieur Léon... Si je me souviens d'Ernestine Rodelet, ah! certes, certes... au premier, sur le devant, douze domestiques, huit chevaux à l'écurie... jamais moins de cinq cents francs à la concierge au 1er de l'an... Et le no 81 était une bonne porte... on nouait les deux bouts en gardant mille écus d'économie... Au no 34, ce n'était déjà plus ça... et quant au no 7 bis... Ah! dame! il y a maisons et maisons, c'est tout simple.
Elle se leva et resta un instant à regarder Léon, qui avait la tête inclinée sur sa poitrine et semblait absorbé dans ses réflexions.
—Prenez garde à cet homme-là, dit-elle après un silence,—il en a tué de plus forts que vous.
Léon la regarda comme s'il n'eût point compris. Elle poursuivit en baissant la voix.
—Il y a là-bas une belle jeune fille qui pleure au souvenir de vous... Pauvre petit fou, pourquoi êtes-vous venu vous noyer dans ce Paris!...
Elle tourna sur ses talons et gagna la porte de son pas preste et furtif. Par derrière, à cause de sa taille exiguë et fine, vous l'eussiez presque prise pour une fillette. La déformation de son torse donnait à sa marche une allure singulière. C'est à peine si son pas sonnait sur le parquet, et certes jamais tournure plus fantastique n'avait valu à un être humain le surnom de fée.—Seulement, la fée Carabosse était laide, vieille et bossue. Notre petite bonne femme n'était que vieille et un peu jetée de côté. Quant à sa figure, qui souriait sous ses cheveux blancs frisés, plus d'une coquette de quarante ans l'eût enviée.
Et vous savez qu'il est à Paris et même ailleurs des coquettes de quarante ans qui prisent haut leur figure.
—Allons, allons, dit-elle en ouvrant la porte pour se retirer,—je dîne en ville ce soir et je ne serais pas étonnée si je parlais de vous... Méfiez-vous de cet homme et rendez-lui son argent... méfiez-vous de vous-même: vous n'épouserez jamais mademoiselle de Mersanz pour mille bonnes raisons, et ensuite parce que je ne le veux pas... Si vous avez trop grande envie de savoir ce que c'est que l'homme, allez le demander à votre mère...
La porte se referma sur elle.—Léon resta seul.
Le jour où Léon avait tiré à la conscription, sa mère l'avait pris à part dès le matin. Ils étaient restés plus d'une heure ensemble. A la fin de cette entrevue, Léon embrassa sa mère, qui fondait en larmes. Il était très-pâle.
Depuis lors, jamais aucune allusion au sujet traité dans cette entrevue n'avait eu lieu ni de la part de Léon, ni de la part de sa mère. La maison devint triste. Léon eut un bon numéro au tirage: cela n'apporta point de joie. Le lendemain du tirage, madame Rodelet se mit au lit et fit une longue maladie.
Il y avait là un secret de famille: quelque chose de douloureux et de mystérieux, un de ces deuils qu'on n'ose point porter au dehors. Madame Rodelet avait attendu jusqu'au dernier moment pour mettre Léon dans la confidence. Il est des heures dans la vie où la loi se charge elle-même de soulever tous les voiles; en face de ces solennités, on ne peut pas reculer.
Léon sut qu'il ne portait point le nom de son père et qu'il était enfant naturel. Sa mère s'humilia devant lui.—Mais ce ne fut qu'un instant, car elle lui dit:
—Si je savais que cet aveu dût me faire perdre l'autorité sacrée que j'ai sur vous, j'aimerais mieux mourir.
Léon baisa les mains de sa mère en pleurant.
Il aimait sa mère.—Cependant l'orgueil qui était en lui saignait.
Il demanda si quelqu'un au monde savait ce secret. Madame Rodelet lui répondit: «Personne.»
Personne, excepté les auteurs du crime.
Ce fut à dater de cette époque que Léon prit dégoût de la maison. Il ne pouvait souffrir la société de ceux qu'il avait connus quand il était heureux. On se fait de ces illusions blessantes: Léon croyait que tous ses amis lisaient maintenant son malheur sur son visage. Il songea à venir à Paris, non point par amour pour Paris, mais par haine de sa ville de Chartres.
Sa mère lui dit alors pour la première fois:
—Nous ne sommes pas riches.
Elle ne s'expliqua pas davantage, et, quand elle dut céder aux instances de Léon, elle lui annonça que, dans aucun cas, sa pension ne pourrait monter au-dessus de dix-huit cents francs par an. Léon trouva cela superbe.
La petite bonne femme était, à ce qu'il paraît, très-bien renseignée sur la position de madame Rodelet, car elle avait chiffré son revenu avec une rigoureuse exactitude. Les dix-huit cents francs prélevés, la mère de Léon gardait six cents francs pour vivre.
De l'histoire de sa famille Léon ne savait que deux faits bruts et sans détails: la ruine de son aïeul et la chute de sa mère. Ces deux faits se liaient en ce sens que la même main avait frappé les deux coups. La veille de son départ pour Paris, Léon fit des questions. Madame Rodelet se retrancha derrière son état de souffrance pour ne point répondre.
Léon partit. Une lettre de recommandation de sa mère lui ouvrit l'étude de maître Souëf. Maître Souëf avait évidemment connu sa mère en des temps meilleurs pour elle. Cependant, maître Souëf ni personne ne laissa jamais échapper un mot qui pût donner prétexte à des questions.
Nous savons à quel genre de travail Léon s'était livré depuis son arrivée à Paris. Son notaire guettait depuis longtemps l'occasion de le renvoyer au pays chartrain.
Pour juger Léon Rodelet en une seule fois, il suffit de se mettre ici à sa place. Figurez-vous un jeune homme ayant pénétré à demi le secret de sa propre vie et placé tout à coup en face d'une personne qui se vante de posséder ce secret tout entier. Neuf sur dix prendront la personne au collet et ne lâcheront prise qu'après victoire.—Léon était le dixième.
Léon fut frappé d'une chose surtout. Sa mère lui avait dit: «Tout le monde ignore notre malheur,» et voilà que sa mère se trompait! Il fut atterré, il laissa partir la petite vieille. Quand elle fut sortie, il voulut courir après elle,—et il ne courut pas.
Parce qu'il y avait une circonstance qui mettait pour lui tout le reste dans l'ombre. La petite vieille lui avait dit: «Vous n'épouserez pas Césarine de Mersanz!»
Qu'en savait-elle?
Elle avait ajouté: «Je ne veux pas!»
Qu'y pouvait-elle?—Quoi de commun entre l'héritière de tant de millions et ce pauvre être, plastron des petits enfants du quartier, qui gagnait sa vie à vendre des plaisirs et des pommes d'api?
Léon songeait. Il allait d'une chose à l'autre.—La petite vieille lui en avait dit, par le fait, bien plus long que sa mère elle-même.—Rodelet, le père, avait eu des millions.—Cet homme qui avait mis les deux cents francs sur la table était mêlé au roman de famille,—et son rôle semblait avoir été funeste.
Mais il avait promis d'introduire Léon à la pension Géran, et la petite bonne femme avait dit au contraire: «Je ne veux pas!»
Entre ces deux-là, le choix de Léon ne pouvait être douteux.
Léon n'avait pas de pendule, mais il savait se guider d'après le soleil. Six heures approchaient. Léon secoua la tête brusquement comme un homme qui veut chasser d'autorité les pensées obsédantes. Il avait juste assez de force pour nouer aussi un bandeau sur les yeux de son âme.
—Je la verrai, pensa-t-il, tandis que son cœur battait à se briser dans sa poitrine;—je lui parlerai... Que lui dirai-je?...
Grave question.—Il prit le paquet de ses lettres et jeta au pistolet un regard de dédain. Il fit même sauter dans le creux de sa main les pièces d'or. Que de promenades à cheval pour ces deux cents francs!
—Voir la date d'un contrat, se dit-il, répondant à un vague reproche de sa conscience,—ne voilà-t-il pas un grand crime!
Un son lointain de cloche arriva jusqu'à lui. C'était la récréation du soir de la pension Géran. Il se précipita sur la terrasse. Les fillettes s'éparpillaient déjà dans les gazons et commençaient leurs jeux. D'ordinaire, à ce moment, Léon voyait les deux gracieuses jeunes filles, Césarine et Maxence, les bras entrelacés et souriant toutes deux, monter la rampe tournante du cavalier.
Mais ce soir elles ne vinrent point, et le banc qui était sous la tonnelle resta solitaire.
Léon n'avait plus rien qui pût le retenir. Il enferma dans son armoire d'attache ses papiers et son pistolet, puis il prit son chapeau et sortit.—En donnant un tour de clef à sa porte, il entendit à l'étage supérieur, la petite vieille qui chantait de sa voix flûtée, mais fraîche encore et douce, malgré sa portée aiguë.
Il s'arrêta, prêt à monter, mais il ne monta pas.
—Bah! fit-il,—je n'ai plus que le temps de me rendre à l'étude... Et, d'ailleurs, quand je saurais, à quoi cela m'avancerait-il?
La rue Neuve Plumet est à deux pas de la rue de Babylone. En quelques minutes, Léon fut à la porte de l'étude. Ses collègues étaient au grand complet; ils attendaient pour voir s'il viendrait.
Entre clercs de notaires ou d'avoués, on est quelquefois bons camarades, mais pas souvent; je ne sais pourquoi ces professions rabougrissent l'âme et le corps.
C'étaient quatre garçons assez laids, échelonnés de vingt-cinq à trente-cinq ans. Le maître clerc avait déjà presque l'air d'un notaire.—Il possédait la cravate blanche, l'air discret, le flair moisi: vingt-huit ans.—Beaucoup d'avenir.
Le second clerc, trente-cinq ans, physionomie bonnasse, ventre marqué, mouchoir de poche à carreaux.—Pas d'avenir.
Le troisième clerc, touche d'étudiant, figure à pipe, métaphores empruntées aux jeux de dominos, de billard, pantalon écossais, bottes malheureuses, superbe écriture.—Peu d'avenir.—Vingt-sept ans.
Le quatrième clerc, vingt-cinq ans, teint rose, pas de barbe, voix douce, lunettes d'écaille, grasseyement de velours, propre, aimant les sucreries, aidant maître Souëf (Isidore-Adalbert) à passer son paletot,—escarpins et bas blancs.—Joli avenir.
M. Charles Glayre, M. Martineau, M. Marcailloux et M. Bidois.
Ces quatre messieurs ne s'aimaient pas entre eux. Ils détestaient Léon parce qu'il était trop bien mis.—Avis aux clercs conscrits.
—Tiens! tiens! s'écria Charles Glayre,—voilà M. Rodelet.
—Toujours grande tenue! dit le joli petit M. Bidois.
—Nous étions en train de jouer à «il viendra! il ne viendra pas!» ajouta le chevelu Marcailloux.
Martineau, le vétéran qui n'espérait plus acheter d'étude, dit:
—Est-ce que vous comptez vous promener longtemps comme ça six jours par semaine et le dimanche, monsieur Rodelet?
—Six et un! fit Marcailloux; domino.
—C'est que, continua Martineau,—votre besogne me retombe sur le corps et ne me va que tout juste... Ah! mais!
—M. Rodelet monte si bien à cheval! grasseya doucement M. Bidois.
—Je m'embarrasse pas mal!... commença Martineau, qui était sanguin.
—Modérez-vous, messieurs! s'écria le premier clerc, comme si Léon eût soutenu la discussion.—Je dois dire à M. Rodelet que le patron est mécontent... très-mécontent...
—Oui, oui, ajouta Marcailloux,—le Rodelet susdit a bien fait de venir... sans cela, il était...
Il y a un mot aux dominos qui exprime l'idée de ruine complète et de mort.—Nous déplorons ici notre coupable insuffisance.
—Avant de partir, dit Léon au premier clerc, voulez-vous avoir l'obligeance de m'indiquer ma besogne.
Le premier clerc lissait son chapeau de soie avec son foulard.
—Faites, Martineau, dit-il en prenant sa canne; à demain, messieurs.
Sa canne était, ma foi, à pomme d'or.
Dès que le premier clerc fut dehors, l'honnête Martineau prit de l'aplomb, beaucoup. Il remit ses papiers dans son pupitre et ôta ses fausses manches de lustrine, à l'aide desquelles il égalisa le poil fauve de son chapeau.
—Vous avez entendu, monsieur Marcailloux, dit-il.
Et il s'en alla, le parapluie sous le bras, narguant le beau soleil.
Marcailloux tira de sa poche une vilaine blague, brodée en faux. Il roula une cigarette avec soin, affûta son chapeau gris à poils révoltés sur son genou, et sortit en sifflant l'air de Marlborough.
Alors, M. Bidois mit ses gants de filoselle.
—Hein!... dit-il,—avez-vous vu cela?... Trois bonnes têtes!... Voici ce dont il s'agit, monsieur Rodelet... épousseter les cartons sans rien déranger... Au plaisir de vous revoir.
Il arrangea ses cheveux frisottés devant un petit miroir qu'il avait dans sa poche, et s'en alla décemment, non sans adresser à Léon un bienveillant sourire.
C'était une belle et bonne avanie qu'on faisait à Léon. Il ne songea même pas à cela. Il était maître de l'étude. Tous ces cartons qui tapissaient la muraille depuis le lambris jusqu'au plafond, étaient à lui.—Il prit le plumeau et l'échelle comme s'il n'eût jamais fait autre chose de sa vie et monta droit au dossier de M. le comte de Mersanz.
La petite bonne femme chantait toujours dans sa chambrette du sixième au-dessus de l'entre-sol. Elle savait toutes sortes de chansons qui n'étaient pas nouvelles. En chantant, elle se démenait, car elle était pressée,—et souvent elle s'interrompait pour se dire:
—Deux cents francs! pourquoi lui a-t-il donné deux cents francs?
Cela l'intriguait, sans cependant qu'il y eût en elle aucune inquiétude.
—Il veut savoir sans doute le détail des biens de Mersanz, pensait-elle.—Ah! il en pourra compter des châteaux, des fermes, des futaies!... que sais-je, moi!... mais après..., en sera-t-il plus avancé?
C'est étonnant ce qu'on peut mettre d'objets dans la chambre la plus exiguë. Celle de la petite vieille était pleine comme un œuf, mais sans trop d'encombrement. Tout y était net et propret; vous n'y eussiez pas trouvé un grain de poussière.
Les meubles consistaient en une couchette de noyer bien ciré, un guéridon, trois chaises et deux coffres qui tenaient à eux seuls la moitié de la chambre. Les ornements ne manquaient pas. Il y avait tout autour des murailles une profusion de petites estampes coloriées, représentant toutes des militaires. Vous eussiez dit le réduit d'un invalide de la grande armée, d'autant mieux qu'on voyait au-dessus d'un petit poêle à cuisine, placé dans l'enfoncement de la fenêtre mansardée, un briquet de fantassin et une aiguille à déboucher la lumière des fusils, avec sa chaînette de cuivre. Un bonnet de police couronnait ce trophée.
Dans la ruelle du lit, composé d'un simple matelas, manquant d'embonpoint et très-aplati par l'usage, mais entouré de rideaux de coton blancs comme la neige, un bénitier était pendu avec sa branche de buis. Sous le bénitier, il y avait une image de la Vierge.—La petite vieille était bonne chrétienne.
De sa lucarne, on apercevait les trois quarts de Paris en panorama: une vue superbe, sauf les premiers plans, formés par des tuyaux de poêle. Ce à quoi elle tenait le plus dans cet immense tableau dont elle jouissait à raison de soixante francs l'an, c'était à la colonne Vendôme, où Napoléon posait pour elle du matin jusqu'au soir, dominant les beaux arbres des Tuileries.
Elle n'était pas souvent chez elle; mais, dès qu'elle remontait ses sept étages, elle donnait un coup d'œil amoureux à son Napoléon.
La demie de six heures venait de sonner à la caserne de Babylone.—Encore un avantage que nous allions oublier de noter. La petite bonne femme n'avait pas besoin de pendule: elle était entre deux horloges, celle de Babylone et celle des Invalides,—deux horloges militaires. Elle n'en usait que modérément, parce qu'elle aimait mieux régler sa vie par le son des tambours.
—Je suis en retard, dit-elle en soulevant le couvercle d'un de ses grands coffres;—pas habillée... et le temps qu'il faut pour aller à la barrière des Paillassons!... Ah! je ne vendrai rien ce soir... Cela coûte cher de dîner en ville!
Le coffre contenait de belles piles de plaisirs passés l'un dans l'autre et arrangés avec un soin minutieux. La petite bonne femme chargea sa boîte et prit dans un coin du coffre ce qu'il fallait de fraîches pommes d'api, bien couchées dans des rognures de papier blanc, pour emplir son panier. Elle faisait tout cela lestement et adroitement; les plaisirs n'étaient point foulés, les pommes ne s'offensaient point l'une l'autre, mais la boîte n'aurait pas pu contenir un plaisir de plus, ni le panier une seule pomme.
—La!... fit-elle;—demain, je verrai si mademoiselle Maxence a bien dormi... Je parie que celle-là ne m'achètera plus de devises!
Elle referma son coffre et s'accouda dessus.
—Cette Maxence a compris!... murmura-t-elle toute rêveuse;—comme elle a embelli depuis un an! J'ai vu le comte la dévorer des yeux, l'autre jour... Saperlotte! je ne veux pas que Béatrice pleure... Pauvre belle créature!
Une larme vint aux bords de sa paupière, mais un sourire malin la sécha.
—Quoique ce ne serait pas mal, reprit-elle,—de faire endêver un peu le père Roger... Il ne l'a pas volé... Mais je lui trouverai sa marche quelque jour à M. le capitaine...
Elle traversa la chambre pour gagner le côté de la fenêtre où était le second coffre. Ses idées allaient et venaient comme celles d'un enfant.
—Maxence! reprit-elle encore;—eh bien, ça me fait de la peine, quoi!... à cet âge-là, on aurait pu la tourner au bien... Quels yeux elle vous a!
Puis, en levant le couvercle du second coffre:
—Je ne peux pas avaler ces deux cents francs, moi!... Pour sûr, il y a un coup monté... Il employa ainsi un grand nigaud de jeune homme dans l'affaire du no 81.
Ce pronom il se rapportait sans doute à l'habit bleu qui avait donné les deux cents francs.
—Mais encore une fois, poursuivit-elle,—que peut-on faire dans l'étude de maître Souëf?... Les châteaux du comte de Mersanz ont leurs fondements en terre, ses fermes aussi, aussi ses moulins... On aura beau violer le secret des cartons, ça n'abattra pas ses futaies!
Le contenu du second coffre ne ressemblait nullement à celui du premier. Les fillettes de la pension Géran ne l'eussent assurément point fouillé avec le même plaisir; mais, pour la petite bonne femme, c'était tout le contraire: elle aurait donné dix coffres pleins de pommes d'api, vingt coffres pleins de plaisirs, pour les bragos bizarres et disparates qui s'offrirent à sa vue quand le couvercle fut soulevé.
Il y avait d'abord un de ces petits berceaux à la main dont l'habitude se perd, mais que portaient autrefois les Alsaciennes voyageuses, quand elles allaient par les campagnes au temps de la moisson, un de ces berceaux que nous avons vus dans des estampes de l'époque impériale, au bras des jeunes vivandières suivant l'armée;—il y avait ensuite un costume complet de vivandière, avec le jeu de timbales en étain et le baril, peint en rouge et en bleu;—il y avait une épaulette rouge, un sac de soldat, une boîte de carton contenant une croix d'honneur.
Il y avait un mouchoir de batiste, taché de larges gouttes de sang, noirci par les années. Ce mouchoir portait des initiales, timbrées de la couronne ducale.
Il y avait un biscaïen et un éclat d'obus,—un bout de tresse de dragon,—une cartouchière russe,—un hausse-col d'officier avec un trou de balle au milieu.
Et bien d'autres choses également curieuses. C'était un musée guerrier. La petite bonne femme avait peut-être vu nos grandes batailles.
Il fallait bien qu'il y eût un motif à cette étrange manie qu'elle avait de se mettre au pas de tous les régiments qui passaient.
Outre le musée, le coffre contenait les hardes de la petite vieille; mais sa garde-robe n'était pas envahissante. A part sa toilette de tous les jours, elle n'avait qu'un casaquin, une jupe et quelques chemises.
Nous ne pouvons cependant omettre, en parlant de toilette, un écrin contenant une boucle en brillants qui devait être fort étonnée de se trouver en pareille compagnie.
La petite bonne femme avait ouvert son coffre pour y prendre son casaquin des jours de fête, sa jupe habillée et une chemise blanche. Il n'y avait qu'à la voir pour deviner que sa toilette ne devait pas être longue.—Mais il y a des souvenirs qui absorbent et des objets qui réveillent invinciblement le souvenir.
Quand le coffre fut ouvert, la petite vieille, qui se prétendait pourtant bien pressée, n'atteignit ni sa chemise, ni sa jupe, ni son corsage. Elle resta tout bonnement en contemplation devant ses débris.
Le sang vint abondamment à ses joues pâles; sa courte taille se redressa toute fière et toute vaillante; ses narines se gonflèrent, son regard brilla. C'était là tout son passé, heureux ou malheureux, on le voyait bien; c'était là toute sa vie.
Chaque objet contenu dans le coffre présentait un symbole. Une longue histoire était là en abrégé. Elle commençait au baril rouge et bleu de la vivandière; le berceau la continuait, puis l'épaulette, puis la croix d'honneur, puis le mouchoir qui avait un écusson ducal et de grandes taches de sang, puis le hausse-col percé d'une balle, puis encore l'agrafe de diamants.
—Il y en a fichtrement qui seraient mortes! dit-elle en posant son poing sur sa hanche d'un air fanfaron;—mais je suis en vie et, jour de Dieu! les deux enfants auront du bonheur.
Elle frappa sur le baril, et, continuant:
—Ça a roulé!... il faisait plus chaud qu'à vendre des plaisirs... Quand il fallait porter ça d'un côté, le berceau de l'autre, on en avait assez... Ran, plan, plan, ran, plan, plan!... Et la grosse caisse... et le canon!... Est-il Dieu possible qu'il ait couché là dedans... c'est si petit, et il est si grand!
Nous pouvons affirmer que cet autre pronom il ne se rapportait plus à l'habit bleu.
—Et pourtant, reprit-elle attendrie,—il me semble qu'il est encore là!... Il était beau... je ne sais pas s'il a jamais pleuré... Du plus loin que je me souviens, je vois son cher sourire.
Elle toucha le berceau comme une relique sainte,—puis elle rapprocha le petit oreiller de ses lèvres.
—Oui, oui! s'écria-t-elle avec un mouvement d'exaltation,—les enfants seront heureux!
Elle tira de sa poche quelques francs, fruit de sa recette du jour, et les déposa dans un coin du coffre, où il y avait déjà un petit tas d'argent.
—En attendant, dit-elle,—j'ai suffi à tout par la grâce du bon Dieu... il n'a jamais manqué de rien... Il en sait aussi long que son général... Pourquoi ne l'aimerait-elle pas, puisqu'il est beau comme un ange, et spirituel aussi, personne ne peut dire non, et brave, et bon!...
Un roulement de tambour se fit entendre dans la cour de la caserne de Babylone. La petite bonne femme releva la tête.
—Charge en douze temps! s'écria-t-elle;—je la sauverai, la chère créature, quand le diable y serait! Et je le marierai, lui... eh! mais!... avec une des plus riches héritières de France et de Navarre... En avant, marche!
D'un tour de main, elle prit tout ce dont elle avait besoin dans le coffre et laissa retomber le couvercle avec bruit. Une minute après, elle était en jupon, chantait Fanfan la Tulipe à pleine voix. Au bout d'une autre minute, elle chantait la Marseillaise et achevait de s'habiller.
Elle se regarda dans un petit miroir accroché contre la fenêtre.
—Dire qu'on a été jeune et la plus jolie fille de l'armée française! dit-elle non sans une légère nuance de regret;—ah! bah! il y a si longtemps! je ne sais pas pourquoi je m'en souviens encore.
Elle jeta sur ses cheveux blancs bien peignés un bonnet de mousseline brodée et drapa sur ses épaules un petit châle aux couleurs trop éclatantes.—La Marseillaise était finie; elle avait entonné la Mère Michel.
Écoutez, nous pouvons bien lui passer un peu de turbulence et de coquetterie. C'était une crâne petite bonne femme!
Au moment de partir, elle cessa tout à coup de chanter. Sa physionomie devint sérieuse. Elle appuya sa main contre sa poitrine.
—Comme mon cœur bat! se dit-elle;—c'est que je vais le voir... Ce garçon là me rendra folle.—Le voir, répéta-t-elle en s'accoudant sur le coffre fermé,—le voir tout mon content!... toute une soirée... Pour ça, on ne peut pas se faire trop belle, pas vrai.
Elle souleva le couvercle et prit l'agrafe de diamants, qu'elle attacha en guise de broche sur son casaquin de grosse laine.
—C'est égal, c'est égal, fit-elle cédant à l'extrême mobilité de sa nature et revenant pour la troisième fois à sa première pensée,—ces deux cents francs-là me chiffonnent... C'est le prix d'un marché...
Elle ferma sa porte et descendit l'escalier. Quand elle passa devant la loge de la concierge, celle-ci lui demanda:
—Où donc allez-vous comme ça en grande tenue, maman Carabosse?
La petite bonne femme la regarda d'un air absorbé.—Elle n'avait fait que songer aux deux cents francs, depuis son septième étage jusqu'au rez-de-chaussée.
Au lieu de répondre à la concierge, elle se frappa le front tout à coup et s'écria:
—Le contrat de mariage!... je parie vingt sous qu'il s'agit du contrat de mariage.
Elle prit sa course comme si le feu eût été à la maison.
La portière referma son vasistas et dit aux courtisans qui emplissaient sa loge:
—La pauvre maman Carabosse a un toc! La tête n'y est plus. Avez-vous vu comme elle est fagotée?... Elle a fait crédit pour des pains au beurre au clerc du cintième... et les locataires se plaignent qu'elle cause toute seule dans son grenier.
Les courtisans de la portière, servum pecus, répétèrent en chœur:
—La tête déménage... La pauvre maman Carabosse a un toc!
VII
—La barrière des Paillassons.—
Nous sommes bien aise d'illustrer un peu la plus humble de toutes nos barrières. C'est assurément un des lieux les moins connus qui soient au monde. Elle figure sur les plans de Paris, mais elle n'a jamais été ouverte, et consiste en un seul pavillon d'architecture baroque, enclavé dans le mur d'enceinte et flanqué de deux jardinets humides qui ne réussissent point à l'égayer. Ce pavillon est situé à l'extrémité de l'avenue d'Harcourt, entre les barrières de Sèvres et de l'École: c'est le point de l'enceinte le plus voisin des Invalides. Sans doute, cette raison motiva la construction de la barrière projetée; mais, comme elle se fût ouverte sur des marais complétement déserts, on y renonça.
Presque en face du bâtiment qui porte le nom de barrière des Paillassons, de l'autre côté du boulevard extérieur, débouche la ruelle Saint-Fiacre, maintenant inhabitée. Elle va du boulevard à la rue de l'École.
Tous ceux qui ont fait à Paris leur cours de droit ou de médecine avant 1848, savent que le château de la Savate, tenu par Jean-François Vaterlot, dit Barbedor, était situé dans cette ruelle. Il y avait là un bosquet de marronniers dont l'écorce était lamentablement tatouée de chiffres amoureux, renfermés dans des cœurs. Les marronniers n'existent plus; ils ont emporté dans leur chute des milliers de contrats non authentiques.—Le spéculateur qui les a déracinés nous semble coupable au même titre que le destructeur de la bibliothèque d'Alexandrie.
Le château de la Savate était une grande vilaine masure bâtie en bois, mais qui avait je ne sais quel caractère farouche et mélodramatique.—Barbedor savait des histoires terribles qui s'étaient passées au château sous la Terreur et en d'autres temps.—Je crois que ce château avait été construit expressément lors de la régularisation des octrois pour favoriser une vaste entreprise de contrebande.
Barbedor prétendait qu'il était plus vieux que Paris,—et montrait la chambre où Julien l'Apostat s'était reposé—la veille du jour où ses caporaux lui offrirent le sceptre impérial.
Il y a maintenant un carré d'artichauts à la place de ce monument historique.
Le château était une guinguette, on y vendait du vin à six sous le litre;—mais ce Barbedor, maître homme s'il en fut, avait plusieurs genres de clientèles.—Quand on voulait, on avait au château de la Savate des glaces comme à Tortoni, des truffes comme chez Véfour.
Barbedor était membre de la Société des forts-et-adroits.
Ici, nous sommes forcé de soulever un petit coin du voile qui recouvre les mystères parisiens. Certains, parmi nos lecteurs, pourraient ne point connaître cette société aussi utile que recommandable.
Les forts-et-adroits sont des citoyens honorablement musclés, qui font argent de leur vigueur et travaillent en public de quelque manière que ce soit. Ils s'intitulent volontiers eux-mêmes artistes. Ils n'ont pas moins de droits à cette glorification que les vétérinaires et les gens qui remplissent au théâtre les rôles importants de vague, de canon, ou de chaise de poste dans la coulisse.—Les forts-et-adroits peuvent, du reste, pratiquer un état manuel ou autre comme tout le monde; mais, dès qu'il s'agit de travailler, ils mettent généralement de côté leur force et leur adresse: ce sont les paresseux par excellence.
Ils sont, d'ailleurs, trop fiers. Pour garder leur dignité d'homme intacte et immaculée, ils choisissent de préférence les professions où la main libre peut rester dans la poche. A Paris, ce sont eux presque toujours, ces artistes, qui continuent dans le ruisseau le rôle grotesquement travesti des chevaliers errants d'autrefois; ils protégent et se battent. Ceci n'a pas lieu gratis.—Pour un mot de plus que nous allions écrire, il nous a semblé tout à coup que cette page prenait couleur de boue.
Il y en a pourtant d'honnêtes, à ce qu'on dit.
Les forts-et-adroits s'appellent aussi bons-hommes, quand ils se bornent à pratiquer la lutte ou la gymnastique.
Naguère, avant la mort du lutteur Rabasson, «l'invincible paysan,» la salle Montesquieu nous donnait chaque année quelques échantillons de ces étranges combats. Nous offrons de gager qu'on ne suait pas plus horriblement dans les arènes antiques.—Mais c'était beau, il faut bien en convenir. Le cornac de ces robustes animaux faisait des discours macaroni, qui seuls eussent valu le prix d'entrée.
Ce fort-et-adroit était assurément le plus éloquent des bons-hommes.
Et le troupeau qu'il gardait!—Il l'appelait «sa troupe.»—Quels torses! quels cous! quels biceps! Il faut avoir vu ces jeux pour savoir combien l'homme peut se rapprocher du lion et du tigre. C'était beau.
Rabasson et Marseille, l'Achille et l'Hector de cette Iliade, Blas, l'Ajax indompté, Arpin, dont le pareil ne se trouve point dans Homère, et Rivoire, sage et brave comme l'époux de Pénélope.
Le cornac était Agamemnon, roi des rois, dont il rappelait énergiquement le profil.—Puis venaient les phalanges des Grecs et des Troyens, tous adroits, tous forts, tous bons-hommes, depuis Plantevin jusqu'à Ginos, depuis Henri de Paris (Robert le Fort, qui n'était pas maladroit et qui a fondé une si puissante dynastie, se disait aussi de Paris) jusqu'à Pierre le Savoyard, depuis Bacquet l'Artilleur jusqu'à Pile-de-Pont.
Maintenant, Paris est veuf de ces joies. L'autorité ne veut plus souffrir qu'un chrétien rende l'âme, étouffé par un autre chrétien, pour amuser un parterre en blouse et des fauteuils en habits noirs.
Où combattent-ils? Quel pays heureux se pâme à voir le temps de bras, le temps de hanche ou la ceinture?
A part les lutteurs de profession, la Société des forts-et-adroits compte d'innombrables adeptes. C'est une véritable franc-maçonnerie qui comprend les boxeurs anglais, natifs de basse Bretagne, les professeurs d'adresse française, les héros de la canne, du fleuret, du bâton, pointe, contre-pointe, et même danse de salon!—les avaleurs de sabres,—les gens qui portent sur leur dos une charrette chargée de vingt-quatre personnes de bonne volonté,—les pères de famille qui se couchent sur le dos pour lancer leurs enfants en l'air à grands coups de pied: jeux atlastiques, dit l'affiche du Cirque, jeux icariens, répond l'affiche de l'Hippodrome,—jeux de vilain, déciderai-je,—les Hercules du Nord, à massue et à peau de léopard,—les mouches humaines qui marchent au plafond,—les voltigeurs du trapèze, les désossés, les tableaux vivants, que sais-je!...
Il y a une chose faite pour étonner profondément les esprits simples comme le vôtre ou le mien: les forts-et-adroits se doivent mutuellement secours et assistance dans toute bagarre. Contre qui, bon Dieu? Contre les maladroits et les faibles?...
Le château de la Savate, domaine de Jean-François Vaterlot, dit Barbedor, avait emprunté son nom à un genre de force et d'adresse bien connu sous le règne de Louis-Philippe. On appelait alors savate ce qui se dit maintenant plus poliment chausson: c'est l'art de prodiguer au prochain des coups de pied dans la figure,—ou boxe française.
Ne plaisantons pas: ceci touche au sport. Tout vrai gentleman peut tendre la main à un boxeur.—A la salle Montesquieu dont nous parlions tout à l'heure, il y avait de respectables messieurs, protecteurs éclairés des arts, qui venaient, avec leurs décorations et leurs cheveux blancs, donner des tapes amicales sur les muscles grands dorsaux des athlètes.
Voilà pourquoi Vaterlot avait souvent l'occasion de servir à ses pratiques des fromages glacés et des truffes, dans ce château de la Savate où se consommaient tant de vin bleu, tant de veau froid et tant de pommes de terre frites.
Barbedor avait une salle; Barbedor donnait des assauts. Il était de bon ton de connaître Barbedor. Son public ordinaire se composait d'ouvriers et d'étudiants; mais le boulevard de Gand faisait parfois l'école buissonnière pour assister à ses fêtes, et il y avait des coins de la salle où l'on parlait le pur anglais des jockeys.
Vers la fin de 1847, on commença à donner des assauts réguliers au casino du boulevard Montmartre et ailleurs. La barrière des Paillassons, si aimable qu'elle soit, se trouve un peu éloignée du centre. Peu à peu, les virtuoses du château de la Savate désertèrent; sa clientèle cossue les avait devancés. Barbedor dut profiter de la révolution pour faire faillite. Le château, acheté par les maraîchers voisins, disparut un beau jour. A la place où il était, jamais la charrue du laboureur ne fera sonner les casques des héros, mais le soc y rencontrera longtemps des marmites cassées et des tessons de bouteilles.
En 1836, c'était l'ère de gloire pour le castel de Barbedor. La devanture, d'aspect pauvre et mélancolique, avait été badigeonnée à neuf; on avait mis une petite balustrade en treillage vert des deux côtés de l'allée étroite qui conduisait de la ruelle Saint-Fiacre à la porte principale. La porte elle-même avait eu deux couches de peinture jaunâtre, et l'enseigne représentant deux hommes demi-nus, dont l'un lançait un coup de pied à l'oreille de l'autre, étalait, en outre, huit belles majuscules fraîchement rechampies qui formaient le nom de Barbedor.
Il y avait eu encore d'autres embellissements dont le but semblait plus difficile à saisir. Barbedor avait fait construire un petit péristyle en bois et en plâtre sur la ruelle qui rejoignait tortueusement la rue de l'École à travers les terrains. Quelques tilleuls naïfs avaient été plantés là en quinconce. Point d'enseigne de ce côté. Pour quiconque ne connaissait pas l'autre façade de cet important édifice, sa maison se présentait honnêtement, comme un de ces innocents cottages qui émaillent le pourtour de Paris. C'était blanc, c'était bête, c'était bourgeois à faire plaisir.
Les gens qui cherchent une signification à toute chose prétendaient que Barbedor allait se marier et qu'il avait construit cet appendice mignon pour y loger son bonheur conjugal.
En attendant, Barbedor vivait seul. Il avait eu jadis avec lui un neveu du nom de Jean Lagard, qui était son élève; mais Jean Lagard l'avait quitté pour courir le monde.
—C'était un très-gros homme, mangeant et buvant abondamment. Il passait les trois quarts et demi de sa vie assis sous un tilleul malade qui était au-devant de sa porte. Une table ronde dont le pied se fichait dans le sol, supportait sa pipe, sa blague et son pot de bière. Du matin au soir, il vidait la cruche bien des fois; sa pipe n'avait jamais le temps de refroidir. Il restait là, les jambes croisées, les mains dans ses poches, et présentant la plus parfaite image de l'inertie ennuyée.
A voir, sous sa veste de marchand de vin, cette masse de chair obèse et déformée, vous eussiez certes pensé que les jours de force et d'adresse étaient passés pour Jean-François Vaterlot, dit Barbedor; son aspect excluait toute idée d'agilité.—Son aspect trompait. Bien qu'il approchât de la soixantaine, Barbedor retrouvait au besoin ses muscles sous sa graisse. Il boxait comme un ange et battait Lazarus à plate couture. Il était agile à la manière de l'ours: c'était burlesque à voir, mais terrible. Au bâton à deux mains, il rossait Leboucher de Rouen et tenait tête à Trincart le Boiteux, qui est le Roland des paladins de la trique. Les maîtres du sabre et de la canne avaient peur de lui. Il n'avait trouvé en sa vie que notre Garnier de Clérambault pour lui rendre des points au jeu du fleuret.
La moralité de Barbedor ne passait pas pour être aussi robuste que sa constitution physique; néanmoins, il n'avait jamais eu de démêlés sérieux avec la justice. La préfecture tolérait son établissement, et il méritait cette faveur par son extrême prudence: jamais aucune rixe n'avait lieu au château de la Savate. Dès que le diapason des voix s'élevait dans la salle basse qui servait de cabaret, Barbedor jetait tout le monde dehors et fermait boutique.
Il avait des cabinets; ce qui se passait dans les cabinets ne faisait point de bruit.
En somme, dans ce quartier perdu et très-dangereux après la brune tombée, le château de la Savate était plutôt une sécurité qu'un péril.
Barbedor, ancien soldat, menait sa maison militairement. Il avait un chef, deux marmitons et quatre garçons,—sauf les jours d'extra. Comme son casuel était très-capricieux, les fournisseurs de la rue de l'École lui avaient consenti des abonnements. Il avait tout ce qu'il voulait à la minute et ne payait que les objets consommés. Sa maison marchait, et l'on peut dire que, si son neveu Jean Lagard avait voulu revenir au bercail, Barbedor eût été un fort-et-adroit parfaitement heureux.
En franchissant la porte du château, on entrait dans le cabaret. Une cloison mobile séparait de la salle cette pièce, qui servait de parterre les jours d'assaut; la salle était une manière de grange, soutenue par des piliers de bois peints en jaune. Elle était tout entourée de trophées composés d'armes d'assaut, de duel et de guerre, depuis le briquet du fantassin jusqu'à la latte hautaine du cuirassier, en passant par les fleurets, épées, bâtons, bancals, etc. Les gants fourrés, les masques et les plastrons complétaient le coup d'œil. Entre les trophées, se voyaient bon nombre de ces estampes si pleines de caractère qui servent de diplôme aux forts-et-adroits. Ces estampes représentent invariablement une galerie circulaire avec panoplies, drapeaux et panaches. Les galeries sont pleines de sous-officiers, de bourgeois et de prodigieuses dames; sur chaque médaillon pendu aux piliers se lit une devise: «Honneur aux braves!.. Respect au beau sexe!..» Deux champions sont au centre, qui se prodiguent avec joie des coups de ceci ou de cela, suivant la nature du brevet, à moins que ce ne soit un brevet de maître à danser (danse de salon;) auquel cas un caporal et une demoiselle tiennent seuls l'arène: la demoiselle, rouge comme un piment, le caporal droit, fier, une main à la couture, l'autre arrondie avec une grâce orgueilleuse qu'il ne faut point essayer de décrire. Au-dessous de l'estampe est le diplôme, signé par les maîtres et prévôts.
Barbedor avait assez de diplômes personnels pour tapisser la salle. Il était maître en tous arts de force et d'adresse. Parfois, quand il avait bu assez de bière, il venait se promener avec sa pipe dans cette salle qui parlait si haut de ses exploits; ses grosses mains se croisaient paresseusement derrière son dos, et il se redressait tout seul au milieu de sa fierté.
Au premier étage du château étaient les cabinets pour bombances; au second, le logis des maîtres et des serviteurs; mais la topographie intérieure était loin d'être aussi simple que cet exposé pourrait le faire croire: c'était, aux deux étages, un véritable dédale de couloirs et de corridors où Jean-François Vaterlot, malgré sa force et son adresse, se perdait parfois lui-même quand il avait remplacé la bière par l'eau-de-vie.
Nous terminerons cette monographie du château de la Savate en disant que la clientèle de Jean-François Vaterlot n'avait droit qu'à l'entrée officielle donnant sur la ruelle Saint-Fiacre. L'autre, celle qui s'ouvrait sur le marais, était toujours fermée, ce qui ne contribuait pas peu à lui garder cette physionomie décente et un peu triste que nous avons indiquée.
Le soir du jour où commence notre histoire, vers six heures et demie, Barbedor était seul au-devant de sa porte, fumant paisiblement et buvant sa bière. Les fourneaux refroidissaient dans la cuisine; il n'y avait personne au cabaret, personne dans les cabinets. Le chef parlait déjà de renvoyer la viande au boucher, les légumes à la fruitière, et les deux aides somnolents rêvaient la volupté d'une longue nuit. Les garçons, plus éveillés, jouaient au bouchon sous les marronniers.
Barbedor réfléchissait.
—La routine! se disait-il avec amertume,—la routine... le chemin battu, quoi!... Ils vont à la barrière de l'École, ils vont à la barrière de Sèvres, c'est un pli pris... Ils savent bien qu'ils ne trouveront pas ailleurs si bon et si beau qu'ici, mais ils vont ailleurs... Pour les amener chez moi, il faut le tremblement: des assauts qui coûtent les yeux de la tête... Pourquoi? Parce que la chambre des députés s'occupe de cinquante millions de bêtises, au lieu de percer la barrière des Paillassons, voilà!
Barbedor ôta sa pipe de sa bouche et but sa choppe d'une seule lampée.
—J'ai fait des pétitions, reprit-il,—j'ai dépensé du temps et de l'argent... mais on se moque des gens qui ont des idées... la routine!... Celui qui a inventé la vapeur est mort sur la paille... moi, j'ai inventé la barrière des Paillassons, nom d'un cœur!... On attendra après ma mort pour dire: «C'était pourtant un garçon qui avait du toupet!»
—Vous n'attendez personne, patron? demanda le chef par la fenêtre de la cuisine.
—J'attends toujours du monde, répliqua Barbedor sans se retourner;—est-ce que ce n'est pas une honte, Casseur, ma fille, de voir comme ça le dôme par-dessus le mur d'enceinte, à deux pas, et de dire qu'il faut passer par une de ces deux coquines pour y aller!
Le chef se nommait M. Pontoux, dit Casseur. Tous les forts-et-adroits ont un surnom. C'était bien le moins que le chef du château de la Savate fût un fort-et-adroit.
Quant aux coquines dont parlait Jean-François Vaterlot, c'étaient les barrières de l'École et de Sèvres, ses voisines,—ses ennemies!
Dire ce qu'il y avait de haine dans le cœur de Barbedor contre les barrières de Sèvres et de l'École est impossible.
Il avait rêvé une fois qu'il était empereur, et le premier acte de sa puissance avait été non-seulement de faire ouvrir la barrière des Paillassons, mais encore de faire murer les deux coquines.
Pontoux, dit Casseur, répondit:
—Quant à ça, oui, patron... En plus que, si on perçait une porte, là-bas de chaque côté de la baraque, la rue Saint-Fiacre deviendrait une des plus conséquentes de Grenelle... Faut-il éteindre et renvoyer les côtelettes?
—Pas encore, fit le patron, qui appuya sa tête contre sa main.
Casseur rentra dans sa cuisine et dit aux marmitons.
—Je vas me faire payer mes quinze jours... La cassine branle.
—Si la police avait voulu me permettre les combats de coqs, pensait Barbedor;—ça amuse les gens de l'autre côté de l'eau... Je vous demande de quoi se mêle la police!... des coqs!... elle mange bien du poulet, la police!... J'ai pensé à faire venir des bas Bretons pour les faire se bûcher à coups de tête... la lutte à main plate dépérit... le chausson s'en va... la canne baisse...—C'est un fait, ça, tout de même, s'interrompit-il en hochant la tête,—je ne suis pas superstitieux, mais n'y a pas à dire: depuis que mon vaurien de neveu Jean Lagard m'a planté là, j'ai la malechance!
Il essaya de rebourrer sa pipe, qui lui brûla les doigts.
—C'est le Clérambault qui est la cause de ça, reprit-il,—et c'te femme... Voilà des années qu'ils me promettent ma fortune... Si mes oreilles s'échauffent une bonne fois...
Il emplit sa choppe et se mit à boire lentement.
—Ah! fit-il,—je ne verrai pas percer ma barrière!
Son front s'inclina sous cette pensée décourageante.
Puis je ne sais quelle lueur passa dans son esprit. Il revit, par le souvenir, ces jours radieux où le château de la Savate était le rendez-vous de la meilleure société. Les assauts faisaient salle comble; il y avait des Anglais qui venaient parier des tas de guinées. Jean Lagard, à la fleur de l'âge, boxait comme Adams; Jean Lagard luttait comme Turc ou Lebœuf, ces athlètes oubliés qui brillèrent d'un si vif éclat; Jean Lagard tirait comme Lozes,—et, pour se reposer, Jean Lagard jouait avec des poids de cinquante livres qui semblaient, entre ses mains, plus légers que des plumes.
Et gai, ce Jean Lagard! et toujours en train! Il aimait à rire, il aimait à boire comme la commère de la chanson. La joie de la maison s'en était allée avec lui.
Il y avait quatre ou cinq ans de cela. Un soir que Jean Lagard était accoudé sur la barre de sa fenêtre qui donnait sur le bosquet de marronniers, il entendit que Barbedor causait en bas avec quelqu'un. Il reconnut la voix de sa marraine. La marraine de Jean Lagard était notre bonne amie, la petite marchande de plaisirs.
—Mon cousin, disait-elle, car elle avait réellement des liens de parenté avec Barbedor,—mon cousin, je sais ce qui se passe chez vous aussi bien et mieux que vous ne le savez vous-même. Si je voulais, je vous dirais pourquoi vous avez mis les maçons là-bas sur vos derrières.
Barbedor tressaillit.
La petite bonne femme baissa la voix pour continuer:
—La marquise vient souvent; Garnier aussi... vous vous mettrez dans de mauvaises affaires.
Mais Barbedor s'était remis; il haussa les épaules et se prit à siffler un air en vogue au théâtre du Montparnasse.
—Vous ne connaissez pas ces gens-là, mon cousin, poursuivit la petite bonne femme.
Jean Lagard, bon garçon sans soucis, n'était pas de ceux qui écoutent aux portes, mais sa marraine avait toujours été sa meilleure amie, et, d'ailleurs, le sujet l'intéressait tout particulièrement. Il détestait d'instinct cette femme qu'on appelait la marquise et son acolyte éternel M. Garnier de Clérambault.
Quand ceux-ci venaient chez Barbedor, ils s'entouraient d'un grand mystère, ils arrivaient séparément. Ils avaient seuls le privilége d'entrer par la petite porte neuve qui s'ouvrait sur les cultures. Clérambault avait sa voiture qui l'attendait au bout de la rue Saint-Fiacre, sur le boulevard extérieur. Le coupé de la marquise stationnait rue de l'École.
Et Barbedor, depuis quelque temps, prenait des airs d'importance. Il négligeait la force et l'adresse. Les hercules se plaignaient de son froid accueil. Il parlait à mots couverts de fortune faite et du percement prochain de la barrière des Paillassons.
En ce temps-là, Jean Lagard était amoureux. Vous l'eussiez peut-être deviné en le voyant accoudé ainsi, le soir, sur l'appui de sa croisée, regardant tomber la brune, écoutant le vent chanter dans le feuillage des marronniers. Jean Lagard avait pour connaissance une jeune fille sans père ni mère, qui brodait en chambre dans la rue de Sèvres. Elle était honnête; Jean Lagard comptait l'épouser et avait déjà pris là-dessus l'avis de sa marraine. La petite bonne femme avait dit:
—Épouse, si elle t'aime.
Jean Lagard, nature fanfaronne et confiante, n'avait aucun doute à cet égard. Cependant, depuis une semaine, il voyait du changement dans le caractère de sa jolie brodeuse. On eût dit qu'un élément nouveau était venu dans la vie de Justine. Elle passait plus de temps à sa toilette et le métier chômait bien souvent.
C'était à cela que Jean Lagard réfléchissait quand il entendit et reconnut la voix de la petite bonne femme, causant avec Barbedor. Ils s'éloignèrent, marchant lentement tous deux sous les marronniers. Quand ils se rapprochèrent, c'était Barbedor qui parlait. Il disait:
—Ce sont des choses au-dessus de votre portée, ma cousine. La fin justifie les moyens, pas vrai? Que résulte-t-il de tout cela? De beaux et bons mariages. Est-il défendu de se ramasser de quoi en faisant le bien?
—Le bien!... répéta la petite bonne femme;—ce n'est pas faire le bien que d'être complice d'une tromperie... cela se découvrira un jour ou l'autre... Voilà déjà trois nièces que cette femme-là marie... les autres étaient ses nièces comme celles-ci, j'en suis sûre... Et avez-vous le cœur de chagriner ainsi le pauvre Jean Lagard qui l'aime comme un fou?
Jean tressaillit à sa fenêtre et devint tout oreilles.
—J'empêche mon neveu de se casser le cou, voilà! répondit Barbedor d'un ton bourru.
—Mon cousin, mon cousin! répliqua la petite bonne femme, dont la voix prit des inflexions sévères,—je vous ai dit de quoi ils sont capables tous les deux... vous savez l'histoire du no 81... vous savez l'histoire du no 34...
Barbedor fit un geste d'impatience.
—Si on écoutait tous vos cancans..., commença-t-il.
Jean Lagard vit la petite bonne femme s'arrêter et se redresser.
—En sommes-nous là? reprit-elle vivement.—On peut être honnête dans tous les métiers, mon cousin Jean-François... le vôtre n'a pas bonne odeur, mais je vois bien que vous en voulez choisir un pire... C'est bon: vous êtes d'âge à vous conduire... cherchez des nièces à madame de Sainte-Croix... prêtez votre logis à ses coquineries...
—Ah! s'écria Barbedor exaspéré,—je ne m'étonne plus si le cousin Roger, votre homme, vous a planté là dans le temps... Nom d'un cœur! j'irais au diable, moi, pour ne plus vous voir ni vous entendre!
La petite bonne femme resta muette un instant. Jean Lagard crut la voir porter la main à ses yeux comme pour essuyer une larme. Ce fut d'une voix ferme, néanmoins, qu'elle repartit:
—Que Dieu pardonne à mon mari comme je lui ai pardonné!... Quant à vous, Jean-François, j'ai cru vous devoir un bon avis; vous l'avez mal reçu, ça vous regarde... Je ne dirai rien à mon filleul, parce qu'il casserait quelque tête et peut-être la vôtre... Adieu!
La petite bonne femme s'en alla.
Jean Lagard était tellement stupéfait, qu'il ne songea même pas à courir après elle.—Que signifiait tout cela? Et comment Justine, sa promise, s'y trouvait-elle mêlée?
Casser des têtes! Jean Lagard n'était pas à cela près.—Mais pourquoi?
Son cerveau travaillait.—Il se demandait surtout, mais bien inutilement, ce que signifiaient ces paroles prononcées avec tant d'amertume:
—Cherchez des nièces pour madame de Sainte-Croix.
Des nièces!—et pour quel genre de coquineries Barbedor prêtait-il sa maison?
Celui-ci, après le départ de la petite bonne femme, continuait d'arpenter le bosquet comme un furieux.
—Carabosse! grommelait-il;—de quoi se mêle-t-elle, celle-là!... Un mariage est un mariage... Où est la loi qui défend de faire des mariages?... on ne peut donc plus gagner sa vie?... Et la barrière des Paillassons se percera donc toute seule!
Il alluma sa pipe et finit par se calmer peu à peu.
—Ta ta ta ta! fit-il enfin répondant aux derniers murmures de sa conscience,—c'est pour le bien de mon neveu Jean Lagard... il est trop jeune...
Une demi-heure après, Barbedor était enfermé dans sa chambre avec M. Garnier de Clérambault et une femme vêtue de noir, dont un voile cachait le visage.
Jean Lagard avait entendu s'ouvrir la porte de la façade neuve, qui donnait sur les cultures. Ce qu'il avait pu saisir de l'entretien de son oncle avec sa marraine le tenait en éveil. Il quitta son réduit tout doucement et s'engagea dans le couloir qui conduisait à la chambre de Barbedor.
Il vit de loin de la lumière sous la porte, et le son des voix parvint jusqu'à lui.
Il crut saisir le nom prononcé de Justine.
Quand Jean Lagard fut à portée d'entendre, c'était l'habit bleu qui parlait.
—De deux choses l'une, disait-il:—ou le nigaud épousera de bon gré, ce qui est probable, car la jeune fille est ravissante, et je dois rendre hommage ici au bon goût de l'ami Barbedor... ou il voudra reculer... S'il épouse, tout est bien: on reconnaît à Justine cinq cent mille francs en mariage...
Jean Lagard s'appuya, défaillant, contre le mur du corridor. Il s'agissait de Justine!
—Sur lesquels cinq cent mille francs, continuait l'habit bleu,—nous avons naturellement notre affaire. La petite a été très-facile à endoctriner...
—N'est-ce pas, interrompit Barbedor avec sentiment,—n'est-ce pas qu'elle n'aurait pas fait le bonheur de mon grand bêta de neveu?
—Votre neveu, répondit Garnier,—aurait vu trente-six millions de chandelles... Suivez-bien. La petite a compris tout de suite et admirablement les bases de notre opération... Elle a sauté comme un cabri tout autour de sa chambre, à la seule idée d'avoir un équipage... Ces fillettes qui se conduisent bien dans leurs mansardes, sont presque toutes ambitieuses comme des démons... Quand on lui a dit qu'elle serait baronne, j'ai cru qu'elle allait devenir folle!
Jean Lagard était maintenant tout auprès de la porte. La sueur coulait sous ses cheveux. Il mit son œil à la serrure.
Il vit les trois interlocuteurs rangés autour d'un guéridon où il y avait une bouteille d'eau-de-vie et un seul verre. Le verre était devant la femme voilée. Barbedor, il faut lui rendre cette justice, avait l'air fort ému et l'indécision se peignait énergiquement sur son visage, d'ordinaire si paisible. L'habit bleu avait ce nez au vent que nous lui avons toujours vu et toute la vaillante apparence d'un commis voyageur cossu qui s'est habitué à la victoire. La femme voilée restait absolument immobile. Elle n'avait pas encore prononcé une parole.
—Tout cela est bel et bon, dit Barbedor;—mais, si votre baron recule...
—Pas la moindre difficulté, répliqua Garnier;—pensez-vous, mon garçon, qu'on puisse traiter ainsi sans façon la nièce propre de madame la marquise de Sainte-Croix... la fille unique de feu M. le vicomte de Génestal, en son vivant chargé d'affaires de Lippe-Augustembourg près la cour de Bavière!...
Ceci était dit avec un si grand sérieux, que Jean Lagard en fut ébranlé. Il se demanda si Justine avait réellement retrouvé une famille, comme cela se voit en définitive de temps à autre.
Mais Barbedor se chargea de la désabuser.
—Les pièces pour établir cela..., commença-t-il.
—En règle! interrompit l'habit bleu.—Nous avons un gaillard qui fabrique l'état civil aux petits oignons!... De sorte que, comprenez bien, si notre baron fait la grimace, nous montons sur nos grands chevaux... La Justine est mineure... Votre maison, mon vieux, est l'asile de toutes les vertus, mais elle n'en a pas l'air... Faites donc croire aux gens de justice qu'on a attiré une jeune fille ici pour prendre le frais... Madame la marquise a des entrées superbes dans ces occasions-là... Elle paraît tout à coup; elle évoque la mémoire de M. de Génestal et même de son protecteur, l'auguste prince de Lippe; elle pose ce dilemme: épousez ou indemnisez... Pas moyen d'en sortir; d'autant que je suis là, jouant avec un certain atout le rôle d'un collatéral offensé... Notez bien que l'indemnité est peut-être préférable au mariage, puisque, dans ce cas-là, notre petite Justine peut resservir...
Cette explication avait le mérite d'être claire. Nous en profitons au moins autant que le pauvre Jean Lagard, puisqu'elle nous apprend comment M. Garnier de Clérambault usait de ses relations dans le grand monde pour marier les gens,—et de quelle nature étaient les unions cimentées par ses soins respectables.
Jean Lagard ne pouvait plus garder un doute sur le fait en lui-même. Il tâchait de croire que tout ceci était un cauchemar. Quand l'évidence victorieuse l'étreignait, il se rejetait du côté de Justine et se disait:
—Rien ne prouve que Justine soit complice.
Il ajoutait en lui-même:
—Je la verrai demain... je l'interrogerai... je saurai...
—Et..., reprenait en ce moment Barbedor,—quand tentez-vous l'aventure?
—Mon bon, répondit l'habit bleu,—madame la marquise est d'avis qu'il faut battre le fer pendant qu'il est chaud...
Le voile de la femme vêtue de noir s'agita, parce qu'elle faisait un signe de tête affirmatif.
—Qu'entendez-vous par là? demanda Barbedor, qui avait peur de voir l'exécution fixée à un jour trop proche.
Car il n'était pas encore aguerri.
—J'entends, repartit l'habit bleu,—que nous avons donné rendez-vous ici, ce soir, à Justine et à M. le baron de Hanau.
—Ce soir! répéta Barbedor, qui sauta sur son siége.
Jean Lagard fut obligé de s'appuyer à la muraille du corridor pour ne point tomber à la renverse.
—A propos, mon bon, dit l'habit bleu en prenant Barbedor par le bouton de sa houppelande,—j'ai vu le ministre pour notre histoire.
—Ah!... fit le gros homme, qui resta la bouche ouverte,—vous voyez le ministre, vous!
Il ne demanda point de quelle histoire il s'agissait. Il n'y avait qu'une affaire: l'ouverture de la barrière des Paillassons pour faire pièce aux deux coquines de Sèvres et de l'École.
—Nous aurons cela, nous aurons cela, reprit l'habit bleu,—ne vous inquiétez pas... Je ne prétends pas que ça se fera tout seul, non... mais, avec le crédit de madame la marquise, nous enlèverons la chose... Figurez-vous que Son Excellence ne connaissait même pas la barrière des Paillassons...
—Par exemple! se récria Barbedor humilié,—elle est sur tous les plans de Paris!...
—Son Excellence..., reprit Garnier.
Il s'interrompit tout à coup pour prêter l'oreille.
—Chut fit-il;—j'entends une voiture dans la ruelle... ce pourrait bien être notre Allemand.
Jean Lagard se disait:
—Si Justine pouvait ne pas venir!
L'habit bleu se pencha vers la femme voilée et lui dit à l'oreille:
—Vous savez qu'il est protestant... on ne peut lui chanter la romance ordinaire.
—Vous retournerez cela, repartit la femme voilée;—vous direz qu'elle est protestante et qu'on veut lui faire épouser un catholique.
La voiture s'était arrêtée devant la porte neuve du château de la Savate.
L'agitation de Barbedor augmentait à vue d'œil.
—Nom d'un cœur! gronda-t-il,—vous agissez trop sans façon, vous deux!... moi, j'aurais voulu le temps de la réflexion... Que diable! du moins, j'aurais envoyé ce pauvre Jean Lagard faire un tour à Senlis, où nous avons de la famille.
Jean Lagard dort comme un bienheureux, dit Garnier.
Barbedor demanda:
—Vous a-t-on vu monter?
—Jamais!... nous sommes entrés tous deux par la porte de derrière... nous apportions un objet qui ne devrait pas être vu.
—Quel objet?
La femme voilée se versa un verre d'eau-de-vie et dit:
—Ne faites pas attendre M. le baron de Hanau, s'il vous plaît.
Elle passa le verre sous son voile et le replaça, vide, sur la table.
—Ce qu'il y a de sûr, pensait Jean Lagard,—c'est que Justine ne vient pas!
L'espoir renaissait en lui.
—Allons, mon bon, dit doucement l'habit bleu, qui frappa sur l'épaule de Barbedor,—vous avez entendu madame la marquise. Descendez au-devant de M. le baron.
—Mais..., objecta Barbedor,—la petite jeune personne...
L'attention de Jean Lagard redoubla.
—Ne prenez point souci de cela, répliqua l'habit bleu.
—C'est mes affaires, dit l'aubergiste;—je veux savoir.
—Elle viendra, je vous le promets.
—De bon gré?
—Parbleu!
—Serai-je là?
—Non pas!
Barbedor, qui avait fait déjà un mouvement vers la porte, s'arrêta court.
—Alors, dit-il,—je vais envoyer paître votre baron allemand... J'ai idée que la fillette viendra ici de force.
La femme voilée frappa du pied. Garnier la calma du regard.—Le neveu Jean remercia son oncle dans son cœur.
—Et si vous étiez bien sûr du consentement de Justine? demanda l'habit bleu.
—Dame!... fit Barbedor.
—Vous n'auriez plus d'objection?
—Faudrait que la fillette me dît elle-même: «Me voilà; je suis venue parce que ça me convient...»
L'habit bleu sourit et interrogea de l'œil la femme voilée, qui secoua la tête affirmativement. Jean Lagard guettait toujours par le trou de la serrure. Il vit l'habit bleu se diriger vers le fond de la chambre, où se trouvait l'entrée d'une seconde pièce donnant sur l'escalier de service et faisant partie de la bâtisse nouvelle. C'était par là qu'on gagnait la sortie de derrière.
L'habit bleu ouvrit la porte de cette seconde pièce et dit:
—Approchez, mon enfant.
Justine parut aussitôt en fraîche et charmante toilette. Elle ne semblait nullement déconcertée. Comme Barbedor la regardait tout ébahi, elle dit:
—Il faut bien tâcher de se faire un sort, n'est-ce pas?
Tout le sang de Jean Lagard lui monta au cerveau. Il se prit la tête à deux mains; puis, d'un coup de pied vigoureux, il jeta bas la porte. Tous les regards stupéfaits se tournèrent vers lui. Il se mit à rire.
—Bonsoir, mon oncle, dit-il;—salut, la compagnie... Je viens vous faire mes adieux pendant que le baron allemand n'est pas encore là.
VIII
—Le veau gras.—
On a vu de ces déceptions amoureuses transformer en parfait coquin le plus honnête jeune homme de la terre. Par contre, les romans et les drames prétendent, ce qui est bien consolant, que l'amour heureux peut faire un honnête homme et même un héros du plus parfait coquin qui soit au monde. Cela rentre dans le système des compensations.
Lagard n'était pas né dans un milieu absolument pur. Les forts-et-droits sont parfois de bons drilles, mais ils n'ont pas la prétention de quintessencier la vertu. Jean Lagard, fils d'un homme qui faisait l'exercice avec une pièce de huit et soutenait cent livres à bout de bras pendant trente-cinq secondes, avait plutôt appris le saut périlleux que le catéchisme. Tout occupé qu'on était de lui enseigner la violente gymnastique des saltimbanques, personne n'avait pris le temps de lui donner des leçons de morale.
Et cependant, il avait son genre de probité; il avait même une manière d'honneur et plus de fierté que bien des gens, incapables de faire la grenouille au haut d'une perche.—La conduite de Justine lui avait brisé le cœur tout net. Il était guéri de cet amour radicalement et sans retour. C'était une fibre rompue au dedans de son âme.
—Eh bien, reprit-il en donnant à son rire une expression presque enjouée,—quand vous me regarderez comme un événement!... J'ai tout vu, tout entendu, voilà...
—Mon neveu..., voulut interrompre Barbedor au comble de la confusion.
—La paix, papa! fit Jean Lagard,—je ne vous en veux point, au contraire... Sans vous, j'aurais épousé cette fille-là, et, comme je ne peux pas me noyer sans avoir la corde au cou, étant maître nageur, j'aurais mis un pavé de plus sous le pont.
Il tendit sa main à Barbedor, qui lui donna la sienne en baissant les yeux.
—Sans rancune, ajouta-t-il.
Puis il fit un pas vers l'habit bleu. Sa main restait tendue.—Garnier voulut imiter Barbedor et serrer cette main; Jean Lagard lui sangla un coup sec sur les doigts en disant:
—Vous, ce n'est pas cela!
Garnier rougit et se recula. C'était un ancien bretteur.
—Est-ce que nous voulons travailler? dit-il en retroussant ses manches avec un style qui prouvait que les relations dans la bonne société n'absorbaient pas tous ses instants.
Justine était toute pâle. Elle tremblait.
La femme voilée but tranquillement un second verre d'eau-de-vie.—Puis elle fourra sa main sous le revers de sa robe de soie noire. Elle en retira un pistolet qu'elle arma.
—Nom d'un cœur! s'écria Barbedor,—est-ce que vous pensez faire peur à mon neveu avec des joujoux comme ça?
La femme voilée haussa les épaules.
—C'est de l'argent qu'il veut, dit-elle froidement,—il a raison, ce garçon-là!
—De l'argent!... se récria Barbedor.
—La paix, papa! interrompit encore Lagard;—j'ai des bras pour vivre... c'est ça que vous vouliez dire, pas vrai?... Vous vous trompez: les bras tombent quand le cœur s'en va.
Il avait des larmes dans la voix.—Justine se prit à sangloter.
Jean l'entendit. Il éclata de rire.
—C'est l'affaire du moment, reprit-il,—une dent qu'on arrache, quoi!... Après, on n'y pense plus... Seulement, j'ai fantaisie de faire bombance pendant un mois ou deux ou davantage pour me remettre... et celle-ci a dit vrai: je veux de l'argent.
Barbedor releva les yeux sur lui. Son regard avait une expression à peindre. Il avait mieux auguré de son neveu: c'était un désappointement,—mais c'était aussi une joyeuse surprise, parce que son neveu se rapprochait ainsi de son niveau.
Le neveu comprit tout cela.
—Vous n'y êtes pas, papa, dit-il avec un dédain où renaissait sa rancune.—Vous et moi, ça fait deux.
—Voilà pour vivre! reprit-il en montrant ses bras robustes et admirablement modelés;—le reste, c'est pour mourir...
—Ah! fit Barbedor en pâlissant,—tu veux te tuer à force de boire.
—On verra, dit Lagard.
—L'homme, ajouta-t-il en se tournant vers Garnier,—un à-compte sur mes appointements.
Garnier ouvrit son portefeuille.
—Rien qu'un billet de mille pour aujourd'hui, dit Jean Lagard.—Vous me garderez le reste.
Garnier lui donna ce qu'il demandait. Jean Lagard ne remercia point, tourna le dos, et sortit.
C'était ainsi que Jean Lagard et son oncle s'étaient séparés. Barbedor ne l'avait jamais revu depuis ce temps. Il savait seulement que son neveu menait une vie bizarre et désordonnée, tantôt à Paris, tantôt ailleurs, travaillant quelquefois à n'importe quelle besogne, mais ivre le plus souvent et traînant sa gaieté fiévreuse de cabaret en cabaret.
La petite bonne femme avait aussi complétement abandonné Barbedor.
Nous serions fâché que le lecteur eût envie de connaître la fin de l'histoire de Justine et du baron de Hanau. Nos renseignements sont fort incomplets. Nous ne savons si le baron épousa, ou s'il solda l'indemnité; mais, quant à être dupe, nous pouvons certifier sur l'honneur qu'il le fut.
Barbedor, livré à lui-même, se mit de plus en plus entre les mains du couple intrigant qui lui promettait monts et merveilles. On était toujours sur le point de faire quelque gigantesque affaire au delà de laquelle était l'opulence. Barbedor prêtait sa complicité passive; Barbedor attendait; rien ne venait.
Il ne faut pas croire pourtant que ce fort-et-adroit se fût laissé abuser sans raisons spécieuses. Il avait mis en usage toutes les précautions usitées dans le commerce. Avant de faire construire cette fameuse façade qui donnait à ses derrières une apparence si honnêtement bourgeoise, il avait recueilli des renseignements par d'autres et par lui-même, sur M. Garnier de Clérambault et madame la marquise de Sainte-Croix. De ces renseignements, il résultait que c'était pour lui beaucoup d'honneur d'avoir la confiance de pareils personnages.
Clérambault avait une maison, une vraie maison, rue du Bac, avec des commis et des bureaux à grillages. Son établissement faisait plaisir à voir. Ses employés, portant l'habit noir et la cravate blanche, avaient toujours l'air de revenir de la noce ou d'y aller. Ils parlaient bas, ils avaient des sourires discrets.
Du reste, c'était comme aux bains Vigier. Il y avait le côté des dames et le côté des hommes, plus un lieu neutre: le parloir où les deux sexes se rencontraient.
Mais une jolie chose, c'est le registre.
Si vous voulez voir quelque jour jusqu'où peut monter la poésie des fils de Mercure, ouvrez le registre ou les registres d'une de ces boutiques où se vend l'hyménée.
Et précautionnez-vous d'un garde-vue vert pour n'être point ébloui!
Ce sont des noms radieux et des fortunes incandescentes! Il y a là des occasions qui flamboient.
Princes russes et filles naturelles de souverains, veuves de nababs, mulâtresses possédant tous les diamants du Penjaub!—colonels en disponibilité, inventeurs qui vont retourner, comme une crêpe dans la poêle, la face étonnée du monde,—pairesses du Royaume-Uni, grands d'Espagne de toutes les classes, drogmans de l'ambassade turque, rentières des États du pape, baronnes de la rue neuve Saint-Georges,—Américains (révérence parler), présidents de plusieurs républiques mal connues, reines d'îles désertes, mandarins, caciques et brahmes, dont l'un est nu-propriétaire de la pagode de Jaggernaut.
J'en passe et des plus absurdes. Je mets au défi les craqueurs de génie qui écrivaient jadis pour Odry, d'inventer de pareilles impertinences. Tout est là, tout!
Les livres de M. Garnier de Clérambault étaient bourrés de fariboles semblables,—à cause des relations qu'il avait dans le grand monde.
Le registre qui contenait les noms d'hommes, devant être feuilleté par de jolies mains, était relié en velours; celui qui renfermait la liste féminine étant destiné à passer par des doigts graves et forts, avait une reliure de veau.
Sur la cheminée du parloir se prélassait une pendule représentant le jeune Hymen, fils de Vénus et de Bacchus. L'Amour, son frère utérin, lui présentait le flambeau symbolique. Sur le socle était gravé l'allaitement de Jupiter enfant par la chèvre Amalthée. Tout autour des lambris, on voyait des estampes faites pour inspirer le goût du ménage: Philémon et Baucis, Éponine et Sabinus, Pétus et Arria, Priam et la respectable Hécube, mère de cinquante fils et de cinquante filles,—tous vivants.
Je ne sais pas si jamais M. Garnier de Clérambault avait fait un mariage, mais il avait beaucoup de clients. L'industrie de ces courtiers de félicité est fondée sur toutes sortes de choses, excepté sur la réussite de leurs efforts.
Il paraît cependant qu'on a vu des unions cimentées par les soins de ces travailleurs. La Gazette des Tribunaux met au jour parfois les désastreuses suites de ces unions; donc, elles existent.
Mais qui peut se marier ainsi?—Uniquement les personnes qui ne sont pas mariables.
Barbedor n'allait pas si loin que cela. Il avait vu les bureaux et les registres; cela lui avait donné la plus haute idée de son ami et protecteur M. Garnier de Clérambault.—D'autant mieux que celui-ci, au sein même de son sanctuaire et derrière son propre grillage, lui avait renouvelé la promesse de faire percer la barrière des Paillassons.
Quant à madame la marquise de Sainte-Croix, ce n'était pas une maison qu'elle avait, c'était un hôtel, ou, pour mieux dire, un palais. Elle demeurait rue de Varennes et passait pour dépenser un revenu de plus de cent mille francs.
Ce revenu, il faut que le lecteur en soit bien persuadé, ne lui était pas fourni par les mariages faits. Mais, nous ne saurions trop le répéter, le mariage fait est une exception. La spéculation n'est pas là,—à moins toutefois qu'on ne parvienne à conjoindre sérieusement Justine avec le baron de Hanau, ce qui est une grosse affaire.
La Gazette des Tribunaux, dont nous parlons trop souvent, explique de temps en temps à ses lecteurs ce que signifie le mot d'argot chantage. C'est ignoble, mais que voulez-vous! quand le baron de Hanau ne veut pas épouser Justine, il faut bien que M. Garnier de Clérambault et madame la marquise de Sainte-Croix fassent leurs frais.
Barbedor dut être satisfait des renseignements pris. Ce n'était pas un coquin tout à fait, ce fort-et-adroit, c'était un bohémien bourgeois. Avant de vous récrier, regardez autour de vous et comptez sur vos doigts ceux qui repousseront fièrement et du premier coup l'idée d'une entreprise douteuse où il y a beaucoup à gagner.
Pour Barbedor, maître du château de la Savate et respirant cette atmosphère que vous savez, l'industrie de M. Garnier de Clérambault était acceptable au même titre que tant de gentillesses commerciales bel et bien acceptées. Guillotine-t-on le brave épicier qui met du plâtre dans son sel, l'honnête marchand de vin qui fait chaque soir sa petite cuvée, l'honnête laitier qui change en crème l'amidon et la cervelle de brebis?—Allons plus loin: jette-t-on de bien grosses pierres à l'honnête boulanger, à l'honnête boucher qui vendent à faux poids?—Avez-vous quelquefois vu dans la rue les gens du quartier montrer au doigt ce même épicier, ce même boulanger, ce même boucher, qui, non contents de leur propre damnation, prêchent le vol aux filles de campagne récemment placées et leur apprennent comment l'anse du panier se peut mettre en danse?
Pas de grimace, nous sommes là-dedans jusqu'au cou. Si vous montez au-dessus du petit commerce, vivant de rapine sale, sordide, vous trouverez le grand commerce qui méprise le détail, aimant mieux pécher gros que de s'attarder aux misérables peccadilles. Saluez la banque et ses comptes de retour!
Quant à la bourse... mais c'est là un lieu commun si plat, qu'il est à la portée des vaudevillistes eux-mêmes! On a presque envie de défendre la bourse quand on entend les nigaudes tirades de ces bâtards infirmes de Beaumarchais.
Soyons justes un peu. Nos boutiques et nos bureaux sentent la hart. Que voulez-vous que soient nos bouges?
Non, Barbedor n'était pas un coquin. Il tâchait de se faire un sort pour ses vieux jours comme votre voisin de droite et votre voisin de gauche, comme votre voisin d'en face, comme l'huissier qui loge au-dessus de vous, comme l'escompteur qui loge au-dessous,—comme ceux qui vous vendent à manger et à boire,—comme ceux qui vous servent,—en un mot comme tous ceux qui mettent la main légalement ou non dans votre gousset.
Et, de plus, Barbedor avait une idée colossale: il voulait faire percer la barrière des Paillassons.
Non, Barbedor n'était pas un coquin,—mais ce qui est bien plus grave, c'était une dupe.
Comment dire le mépris que doit inspirer un homme qui n'a point les vains préjugés des honnêtes et qui végète, et qui se coule! Au moins, ces braves industriels ci-dessus mentionnés font tout doucement leur petite fortune. Qu'ils soient absous!
Barbedor, alléché par les splendeurs de l'hôtel de Sainte-Croix et de la maison Garnier de Clérambault, avait fait plus que prêter son humble établissement aux intrigues matrimoniales: il avait sollicité l'honneur d'une association, et ses pauvres économies étaient allées le diable sait où.
On lui avait promis de si belles choses!
Du reste, Clérambault et la marquise faisaient ce qu'ils pouvaient. Ce métier de marieur ressemble à la pêche à la ligne: il faut que le poisson morde. C'est à peine si Barbedor osait se plaindre.
Aussi la mélancolie le prenait, et, comme nous l'avons vu, les gens de sa maison lui trouvaient déjà l'air d'un homme qui se noie.—C'était à ses heures de tristesse surtout que le souvenir de Jean Lagard lui revenait.
Ce soir, en achevant sa dernière pipe et en versant dans son verre le reste de sa cruche, il se disait:
—Voilà le moment! Jamais il n'arrivait juste pour dîner... Quoi! c'était jeune, ça flânait... Moi, j'attendais... et je reconnaissais bien son pas derrière le coude de la ruelle...
Il s'interrompit pour écouter.
—Tiens, tiens! fit-il avec une singulière émotion;—quand on pense à ça, on devient tout chose... c'est comme si j'entendais marcher... marcher comme lui... mais il y avait sa voix... et l'air de Malbrouk...
Une voix ronde et joyeuse entonna derrière le coude de la ruelle:
Mironton, ton, ton, mirontaine.
Barbedor pâlit et passa la main sur son front.
—Est-ce que la tête s'en va?... murmura-t-il.
La voix cessa de chanter et fit ce signal qui est parfois de mauvais augure dans les nuits parisiennes:
—Prrrrr—rrrt!
Pour le coup, Barbedor se leva tout chancelant et se tâta pour voir s'il rêvait.—Puis il mit sa main devant sa bouche et répondit:
—Prrrrr!... oh hé!
Il y eut au détour de la ruelle un gros éclat de rire. La voix dit:
—Vous n'êtes pas mort, papa?
—Jean! mon neveu Jean! s'écria le bonhomme, qui pleurait, ma foi, à chaudes larmes.
Lagard tournait en ce moment le coude. Il avait un costume d'ouvrier faraud, le chapeau sur l'oreille, les mains propres et une canne avec laquelle il faisait le moulinet. Barbedor aurait bien voulu courir à sa rencontre, mais l'admiration le clouait sur place.
—Bonjour papa! cria Jean;—comment que ça va?... Topons un petit peu pour la rencontre, voulez-vous?
Il posa sa canne contre le mur avec son chapeau au bout. Il mit habit bas et retroussa ses manches.—Barbedor fit de même et frotta gaiement ses mains dans la poussière de la ruelle.
—Ça va, garçon! dit-il;—tu m'en dois une... vas-y!
—Gaiement! répliqua Jean, qui tomba en garde selon la science.
—A toi!
—A vous!
—Pas de façon...
—Sans compliment.
—Je te dis: A toi!
—Alors, méfiance, mon oncle!
Jean tourna sur lui-même après avoir menacé la poitrine et lança un maître coup de pied à l'oreille de son oncle, qui para en se baissant. Jean avait déjà son autre pied en l'air pour caresser la figure.—Barbedor voulut relever: Jean détacha deux coups de poing.—Le bonhomme jeta son torse en arrière, puis riposta sur place par le coup qui défonce le ventre.
Jean sauta: Jean changea de main, balaya le tibia, puis, bondissant par trois fois, surprit la dernière parade et mit enfin le bout de son pied sous l'œil respectable de son oncle,—avec délicatesse.
—Touché! cria celui-ci, qui ouvrit ses deux bras.
Jean s'y précipita; mais, au lieu de donner l'accolade à son oncle, il le souleva de terre, malgré son terrible poids, et le coucha tout doucement dans la poussière.—Ce sont jeux agréables entre forts-et-adroits.
—Vous y êtes, sur les deux épaules, papa, dit-il;—savez-vous que vous avez gagné une douzaine de kilos, depuis le temps?
—Quatorze, rectifia Barbedor;—quand tu es parti, je pesais deux cent dix livres; la semaine passée, à Saint-Cloud, j'ai emporté le 233... Embrasse-moi, ma vieille, embrasse-moi!
Lagard ne demandait pas mieux. Ils restèrent une bonne minute dans les bras l'un de l'autre.
—Époussette un peu ma houppelande par derrière, dit le bonhomme;—n'y en a pas beaucoup qui me soupèseraient comme tu viens de le faire... Ah! Jean, mon neveu, que je suis content de te voir!... Tu vas rester avec moi, pas vrai?
—Quant à ça, impossible, répondit Jean Lagard;—le quartier ne me plaît pas... Je suis venu seulement vous faire une visite d'amitié... Dites donc, papa, j'ai été obligé de prendre par la coquine de Sèvres: il paraît que la barrière des Paillassons n'est pas encore percée.
Barbedor poussa un gros soupir.
—La routine! grommela-t-il;—le ministre n'a pas encore osé, crainte de mécontenter le patron du Grand-Vainqueur, à Montparnasse...; mais ça viendra, mon petit; Paris n'a pas été bâti en un jour... As-tu dîné?
—Non, je viens pour ça.
—Casseur! appela Barbedor.
—Ou plutôt, reprit Jean Lagard,—nous venons pour ça.
—Qui donc que tu amènes? Les anciens: Mât-de-cocagne, Bras-d'acier, Corps-d'ivoire?...
—Vous n'y êtes pas, mon oncle; ce n'est pas un ancien, c'est une ancienne.
—Bah! fit le bonhomme, qui baissa les yeux;—Justine?... Est-ce que vous êtes rapatriés?
Il dut regretter d'avoir prononcé ce nom-là. L'expression que prit la figure de Jean lui fit peur.
—Qu'est-ce qu'il y a? demanda Casseur par la fenêtre de la cuisine.
—Y a qu'il faut tuer le veau gras, répondit Barbedor;—reconnais-tu cet enfant?...
Casseur sauta, ma foi, hors de son trou; on appela les marmitons et les garçons. Ce fut quelque chose, en effet, comme le retour de l'enfant prodigue.—Casseur, après avoir essuyé sa main, la tendit à Jean Lagard. Ensuite, il déclara que l'office contenait des côtelettes, des rognons, de la volaille et du jambon, sans compter les légumes.
—C'est assez pour nous trois, dit Jean Lagard.
—Ah! s'écria le bonhomme,—voilà un brave garçon... Alors, tu m'invites?
—Non, papa... nous sommes trois.
Casseur se mit à rire.—En d'autres temps, rien que pour cela, Jean-François Vaterlot, dit Barbedor, lui aurait brisé sa cruche sur la tête; mais, s'il avait gagné quatorze kilos, il avait perdu bien de l'aplomb. Il se borna à renvoyer d'un geste le chef, les marmitons et les garçons.
—Mon neveu, dit-il d'un air triste,—tu viens ici à ton écot; tu en as le droit... j'ai eu tort de te demander le nom de tes convives.
—Et je paye! ajouta Lagard, qui frappa sur son gousset bien rempli.
Le bonhomme se tourna de côté pour cacher son visage. Il avait la larme à l'œil.
—Quant à demander le nom de mes convives, reprit Jean Lagard,—n'y a pas d'affront... L'ancienne dont je vous parlais est ma marraine, que vous n'avez pas vue non plus depuis un bon bout de temps...
Barbedor fit un mouvement de surprise.
—L'autre, continua le neveu,—est un que vous ne connaissez pas... un lieutenant d'infanterie.
—L'est-il? demanda Barbedor.
C'est la formule consacrée. On sous-entend ici fort-et-adroit.
—Je ne sais pas s'il est reçu, répondit Lagard;—mais, parmi vos fainéants, il n'y en a pas un capable de le regarder entre les deux yeux.
—Oh! oh!... il est donc bien méchant, celui-là?
—Doux comme un agneau... mais brave, mais agile, mais robuste...
—Il s'appelle.
—Le lieutenant Vital.
Barbedor ouvrit de grands yeux.
—Vital! répéta-t-il;—Vital tout court?
—Tout court.
—Ah! fit le bonhomme, qui semblait réfléchir,—il y a un lieutenant qui s'appelle Vital!... et il vient avec maman Carabosse... Quel âge a-t-il?
—Vingt-six à vingt-huit ans... Vous avez entendu parler de lui?
—Oui et non.
Il compta sur ses doigts.
—1836, murmurait-il;—1808... ça serait ça... Mon garçon, nous allons traiter ton monde de notre mieux. Tu te souviens de Casseur: on ne dîne pas trop mal au château de la Savate.
—En attendant, papa, dit Lagard,—peut-on vous offrir l'absinthe?
—Tout de même.
Ils s'attablèrent. Le bonhomme bourra sa pipe; Jean alluma un cigare. Mais il n'y avait point entre eux cet abandon que promettait la chaleur de leur commun accueil.
—Ah çà! garçon, dit Barbedor, quand l'absinthe fut servie et qu'on eut trinqué,—qu'as-tu fait, depuis le temps, par le monde?
—Ceci et ça, mon oncle. J'ai été loin et je suis revenu... j'ai eu des hauts, j'ai eu des bas... ça m'a servi plus d'une fois dans les sociétés, de me poser comme l'élève de Jean-François Vaterlot, dit Barbedor...
—Vraiment! fit le bonhomme.
—D'autres fois, reprit Jean Lagard,—ça a fait qu'on m'a ri au nez... Alors, je leur ai donné un échantillon du latin de papa... Ce que j'aurais voulu, c'est travailler honnêtement, comme on dit, avoir un état, quoi!... mais, quant à ça, vous aviez négligé mon éducation...
—Y a-t-il un plus bel état que le nôtre? interrompit l'oncle.
—Ça dépend des goûts, répliqua le neveu;—moi, je l'aime assez parce qu'on s'y repose vingt quatre heures tous les jours... mais il y a des inconvénients... ça ne donne pas assez de considération dans son quartier... Et puis ma marraine m'avait conseillé...
—En voilà une que tu écoutes, ta marraine! gronda Barbedor jaloux.
—Au lieu d'être ma marraine, prononça tout bas Jean Lagard,—si celle-là eût été ma mère, j'aurais été un bon sujet, comme le lieutenant Vital.
—J'ai envie de le voir, moi, ton lieutenant Vital! s'écria le bonhomme.
—J'ai acheté une montre ce matin, répliqua Lagard, qui la tira de son gousset;—bientôt sept heures... le lieutenant ne tardera pas désormais.
Barbedor regardait la montre.
—Belle pièce! dit-il;—tu gagnes donc gros pour le quart d'heure?
—Trois francs par jour au chantier du Garde National, ici près, dans l'avenue de Saxe.
—Et tu fais des économies là-dessus?... une montre au gousset, des napoléons dans la poche...
Lagard prit la carafe pour nuager son verre d'absinthe.
—C'est vous qui m'avez donné la montre, papa, dit-il en riant.—Et les napoléons qui sont là me viennent de vous... J'ai arraché une dent au Garnier de Clérambault... Le voyez-vous toujours?
—Non, répondit Barbedor avec embarras.
—Tant mieux pour vous!
—Ou du moins très-peu...
—C'est encore trop!... Et la vipère?... Ne faites pas l'ignorant... vous savez bien de qui je parle.
—Oui, oui, je le sais bien! grommela Barbedor; elle ne vient plus.
—Alors, c'est qu'il n'y a plus rien à faire.
Barbedor avala son verre d'absinthe d'un trait.
—Laissons ça, n'est-ce pas? dit-il en fronçant ses gros sourcils grisonnants;—j'ai fait mes affaires comme j'ai voulu... Si la Carabosse m'a espionné, que le diable l'emporte!... Je deviens vieux, c'est clair; l'enfant que j'avais élevé pour me remplacer m'a planté là... rien ne m'a réussi... Quand le château de la Savate fermera, la rivière n'est pas loin, et moi, je ne suis pas maître nageur.
Jean Lagard lui tendit la main.
—Je reviendrai avec vous, papa, fit-il tout attendri,—si vous voulez me promettre quelque chose.
Le bonhomme eut un sourire à travers les larmes qui coulaient sur sa joue apoplectique.
—Toi, garçon! s'écria-t-il,—tu reviendrais avec moi!... Nous ferions une affiche où nous mettrions: «Pour la rentrée de Jean Lagard!...» Nom d'un cœur! que faut-il te promettre?
—Que vous enverrez paître le Garnier de Clérambault et sa marquise.
—Pour te ravoir, mon neveu! dit Barbedor avec effusion,—j'enverrais paître Paris et la banlieue! Je te promets cela et encore autre chose. Demande, demande! on ne te refusera rien... Perdreau, dit Goliath, et Bergasse, dit l'Enclume de Béziers, sont tous deux à Paris... le Bourreau des Fendants aussi... et encore Anderson, le boxeur de Covent-Garden, à Londres... Faisons l'affiche pour dimanche... nous en enverrons une au Jockey-Club, une à Tortoni, une au café Anglais... J'irai moi-même à la porte du Cirque, demain soir, dire un mot à ces messieurs... Tu lutteras avec Goliath et avec l'Enclume... et tu les tomberas, nom d'un cœur!... Tu feras assaut au sabre avec le Bourreau, et tu le chatouilleras... Ah! mais!... Tu boxeras contre Anderson, qui s'en ira plus rouge qu'une carotte... et ne le ménage pas, fils, c'est un Angliche!
Il se frottait les mains à tour de bras.
—Nom d'un nom! reprit-il,—tu l'as bien nommée: la Vipère!... Elle n'a qu'à venir!... Et le Garnier donc!... comme je les arrangerai!...
—Écoutez! fit Lagard.
On entendit le bruit d'une voiture qui s'engageait dans la ruelle du côté du boulevard extérieur. Les grosses joues de Barbedor perdirent un peu de leur enluminure.
En ce moment, un des garçons sortit de la maison et vint lui parler à l'oreille.
Il pâlit tout à fait.
Le garçon disait:
—Elle est en haut, toute seule... On lui a donné son eau-de-vie.
—Bien, bien!... fit Barbedor avec impatience.
—Elle est entrée par la porte de derrière, reprit le garçon,—et ça m'a fait peur, parce que je ne savais pas qu'elle avait une clef.
—Ah! dit Lagard, qui s'était mis à buvotter son absinthe,—elle a une clef, maintenant?
Le bonhomme n'osait plus le regarder.
—Faut-il la faire attendre? demanda le garçon.
—Qu'elle aille à tous les diables, si elle veut! s'écria Barbedor, qui se leva et donna un grand coup de pied à son tabouret.
La voiture avait, pendant cela, tourné l'angle de la ruelle. Elle s'arrêta devant la petite avenue qui conduisait au château de la Savate. La portière s'ouvrit.
—Bonjour, vieux! dit Clérambault, qui mit pied à terre;—à qui en avons-nous donc?
Il aperçut Jean Lagard et fit un haut-le-corps. Jean restait assis, les jambes croisées l'une sur l'autre et jetant au vent la fumée de son cigare.
—Nous vous attendions, dit-il par-dessus l'épaule;—je parlais de vous à mon oncle. Je lui disais: Je ne retournerai pas au chantier. Avec l'argent que M. de Clérambault se fera un plaisir de me donner, je m'associerai avec vous.
—Monsieur Lagard! répliqua l'habit bleu, qui s'avança vers lui résolûment, si nous avons déjà plaisanté une fois aujourd'hui..., je trouve que c'est assez.. Avec vos allures d'étourneau, vous êtes un industriel fort habile... On vous a pris une femme; vous vous la faites payer en détail et très-cher... Ce métier a un nom dans notre langage sans façon, vous savez bien, monsieur Lagard!
—N'insultez pas mon neveu! s'écria Barbedor, qui ferma les poings.
—La paix, papa! je suis bien en état de me défendre moi-même, dit Jean.
Il se leva à son tour et déposa son cigare sur la table. Il vint se mettre en face de l'habit bleu. C'étaient deux forts gaillards, mais Jean avait évidemment l'avantage.
—Vous avez raison, monsieur de Clérambault, dit-il en lui mettant la main sur l'épaule... entre gens comme il faut, l'argent que j'ai reçu m'ôterait le droit de vous traiter selon vos mérites... mais je suis un pauvre diable et vous un misérable... A dater de ce soir, je ne vous demanderai plus rien... et, la prochaine fois que je serai en train, je vous assommerai!
—Voilà! ajouta Barbedor;—et prenez votre associée sous le bras, l'homme... elle est en haut qui vous attend... et disparaissez tous deux: je vous fais cadeau de ce que vous m'avez volé.
FIN DU PREMIER VOLUME.
TABLE DES CHAPITRES.
PREMIÈRE PARTIE.—LA PETITE BONNE FEMME.
| I. | Le billet de mille francs | 5 |
| II. | La pension Géran | 35 |
| III. | Deux jeunes filles | 57 |
| IV. | Le roman du cinquième clerc | 85 |
| V. | La gageure | 109 |
| VI. | Inventaire d'un grenier | 137 |
| VII. | La barrière des Paillassons | 169 |
| VIII. | Le veau gras | 197 |
FIN DE LA TABLE DU PREMIER VOLUME.