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La femme du mort, Tome II (1897)

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XII

UNE RÉVÉLATION.

On juge facilement avec quelle impatience Geneviève attendait la visite qui lui avait été annoncée. De toutes les hypothèses qui se heurtaient dans son cerveau, celle à laquelle elle revenait le plus naturellement, c'était que Fernand lui faisait faire de nouvelles propositions.

Si Fernand l'avait fait reconduire chez elle cependant, il était bien singulier qu'il l'y revînt chercher, puisque la veille elle se trouvait, par suite de son évanouissement, tout à fait en son pouvoir. Était-ce donc qu'ayant été de nouveau sa victime, et effrayé en ne la voyant pas reprendre connaissance, craignant qu'elle ne succombât et d'avoir à subir une enquête sur sa mort, il avait évité tout cela en la faisant ramener chez elle?… Cela était bien improbable; mais celui qui était venu demander des renseignements, celui-là, elle l'avait bien reconnu, c'était Simon. Que voulait-il? Il ne pouvait lui rendre Jeanne, puisqu'elle savait l'enfant au pouvoir de Fernand.

Simon était un brave et loyal garçon, qui adorait son maître, et peut-être venait-il vers elle pour le même motif. Chargé de veiller sur l'enfant, Fernand l'avait sans doute enlevée, et Simon était à sa recherche.

C'était la plus heureuse chose qui pouvait arriver. Simon serait un serviteur fidèle, un aide inappréciable dans les recherches, et un défenseur sérieux, si un nouveau guet-apens était tenté. Alors, elle se demandait si la visite annoncée ne se rapportait pas aux investigations du matelot…

Ne voulant rien dire de ses affaires particulières, toujours prudemment réservée avec les gens qui l'entouraient, Geneviève n'avait pas démenti, mais n'avait pas non plus affirmé ce que lui disait la concierge; elle avait seulement exclamé en entendant le portrait qu'elle lui faisait de l'individu:

—C'est Simon.

Ce qui avait fait penser à la concierge qu'elle ne se trompait pas, et elle était redescendue en disant:

—Vous pouvez être tranquille, madame Davenne, on dira de vous tout le bien qu'on en pense, ce qui n'est pas peu dire.

A cinq heures juste, une ouvrière entra dans sa chambre où elle était assise près de la fenêtre et vint lui dire que le petit vieux venait d'arriver. Elle se leva aussitôt et le fit entrer, malgré la répugnance qu'il lui inspirait…

Elle lui demanda aussitôt:

—Vous êtes déjà venu tantôt… Qui vous envoie?

—Personne! moi!

—Que me voulez-vous?

—Madame, je dois vous dire d'abord le métier que je fais; je cherche constamment les secrets qui peuvent intéresser les familles; je prends dessus tous les renseignements, j'y fais le jour enfin. Et quand je suis bien informé, je vends ce que je sais aux intéressés… selon la valeur de ce que je leur apprends.

Geneviève comprit aussitôt. C'est de son enfant qu'il allait être question, et elle se demanda encore si ce n'était pas Fernand qui, renonçant à ses indignes propositions, ne cherchait qu'à avoir de l'argent en lui rendant son enfant. C'est pleine de cette idée qu'elle dit:

—Et vous venez me proposer d'acheter un secret m'intéressant?

—Oui, madame…

—Je suis pauvre, monsieur…. le savez-vous?

—Ce que je vous propose vous fera riche, et une reconnaissance payable à l'époque où vos affaires seront terminées me suffira.

—De quoi s'agit-il?

—La première affaire est relative à votre enfant, la jeune Jeanne. Je sais où elle est.

—Vous l'avez vue? demanda vivement Geneviève.

—Oui, madame.

—Oh! monsieur, d'abord, je vous en prie, dite-smoi comment elle est. Souffre-t-elle? Est-elle belle? A-t-on bien soin d'elle? Répondez-moi, monsieur, répondez-moi.

—Elle est admirablement belle… Elle se porte excessivement bien; elle est fort bien élevée… Elle vous aime; car, quoiqu'on lui ait dit que vous étiez morte…, elle parle sans cesse de vous.

—Oh! mon Dieu! mon Dieu!

Et Geneviève, qui cherchait vainement à retenir ses larmes, s'abandonnait à son émotion…

—Ah! vous venez de me rendre bien heureuse.

Le petit vieux semblait ravi de l'effet qu'il avait produit, et il ne doutait plus de la réussite de ce qu'il appelait une affaire. Au bout de quelques minutes, Geneviève dit:

—Vous savez, m'avez-vous dit, où est mon enfant?

—Oui, madame.

—Mais me sera-t-il facile de la prendre…, de la voir au moins?

—Personne, madame, ne peut s'y opposer.

—Si cependant ma tentative pour reprendre ma fille échouait, n'aurais-je pas à redouter que ce fût elle qui en fût la victime?… Ne risquerais-je pas de la perdre tout à fait?

—Non, madame. Ceux qui ont votre enfant l'aiment autant que vous l'aimez.

Geneviève eut un regard et un mouvement d'épaules qui démentaient absolument cela… Aimer son enfant comme elle l'aimait! cela était impossible.

—Ainsi, en souscrivant aux conditions que vous me dicterez, vous vous engagez à me conduire où demeure mon enfant… et vous m'assurez que là je pourrai la voir…, la prendre?

—Je m'y engage…

—Et que demandez-vous pour cela?… Faites vite…

—Ce n'est pas tout, madame. J'ai à vous apprendre aussi un secret qui doit changer absolument votre existence et vous donner les moyens de payer la traite de vingt mille francs que je demande pour tout cela.

—Vingt mille francs…; mais je n'aurai jamais cette somme.

—Alors, madame, vous ne payerez pas… Ma confiance vous donne la preuve de ce que je vous dis—ou ce que je vous vends vous fait riche et capable de payer, ou cela ne change rien… Et alors votre traite est un papier mort.

Expliquée de cette façon, l'offre de l'inconnu était facile à accepter; sa confiance rassurait Geneviève, puisque la somme qu'il demandait ne pourrait lui être payée qu'en cas de réussite…

La jeune femme, très intriguée par les mystérieuses allures de l'individu, reprit:

—Et ce secret que vous connaissez peut avoir une influence immédiate sur ma vie et sur celle de mon enfant?…

—Le retour de votre enfant y est attaché.

—Je ne comprends pas, fit Geneviève avec inquiétude.

—Pour retrouver votre enfant, pour la prendre, vous devez le connaître.

—Enfin parlez, monsieur.

Le petit vieux fit une laide grimace (il croyait sourire), et il dit:

—Je vous ai dit, madame, qu'en venant chez vous j'exerçais mon métier; or, les affaires sont les affaires…

—Écrivez vos conditions, je signerai.

L'individu tira d'un portefeuille graisseux un papier timbré tout préparé… Elle le lut.

«Veuillez payer à mon ordre la somme de vingt mille francs au porteur…

«Paris, le…»

—Mais sur qui me faites-vous tirer cette traite?

—Je vous le dirai lorsque vous aurez signé.

Geneviève regarda le singulier petit vieux, et comme, après tout, le papier n'avait de valeur qu'autant qu'elle aurait l'argent pour le payer, et que la personne sur laquelle la traite était tirée devait l'accepter pour en être responsable, elle se disposa à signer.

Le petit vieux avait tiré de sa poche une plume et de l'encre; et de son doigt sale montrant l'endroit où elle devait signer, il dit:

—Là, écrivez la date; puis signez au-dessous…

Geneviève allait signer; il reprit:

—Pardon, ne mettez pas veuve, mettez femme Davenne

—Mais, monsieur…, je suis veuve, et à moins que vous ne me fassiez antidater le billet…

—Non, non, ne vous inquiétez pas… Cela n'a pas d'importance pour nous.

Geneviève réfléchit une minute… Quel pouvait être le motif qui faisait préférer à cet homme qu'elle signât ainsi… Elle pensa que c'était pour faciliter la négociation de la valeur…; mais, ayant hâte d'en finir à n'importe quel prix, elle signa.

—Voici…, monsieur… J'attends, dit Geneviève en lui tendant le papier et se disposant à écouter.

Le petit vieux prit le billet, le regarda attentivement, le plia avec soin et le plaça dans son portefeuille…; puis il dit:

—Madame, il faut maintenant que vous me juriez que, ni aujourd'hui ni demain, vous ne chercherez à avoir votre enfant, à vous rendre chez celui que je vais vous nommer, ou plutôt que, d'ici deux jours, vous ne révélerez pas comment vous avez appris ce que je vais vous dire…

—Mais, exclama Geneviève, d'ici là…, le misérable peut se débarrasser de mon enfant.

—Oh! non, madame…, fit avec assurance le petit vieillard: de ce côté, vous n'avez rien à craindre; son amour pour la petite Jeanne égale le vôtre…

—Fernand est capable de tout! exclama immédiatement Geneviève…

—Fernand! fit le petit vieux avec un méchant rire et en haussant les épaules…, il n'a pas votre enfant et depuis ce matin il est arrêté…

—Que me dites-vous là?

Geneviève, nous devons l'avouer, éprouva un véritable soulagement en entendant la seconde partie de la phrase.

—Je vous demande de jurer, madame, reprit l'homme, et il ajouta: Sur la tête de votre enfant. Ceci fit pâlir Geneviève; mais, se domptant, elle étendit le bras et dit solennellement:

—Je jure qu'avant trois jours je ne dirai à personne comment et par qui j'ai appris ce que vous allez m'apprendre?

—Sur la tête de votre enfant, madame; je sais que cela est sacré pour vous…

—Sur mon enfant, je le jure…

—Madame Davenne, je vais être bref.

Il regarda autour de lui pour voir si la porte qui communiquait avec l'atelier était bien fermée. Certain de n'être pas entendu, il dit gravement:

—Madame, votre enfant vit avec son père.

—Que me dites-vous là? exclama Geneviève, dont le visage s'empourpra à l'idée de la honteuse mystification.

—Je dis, madame, que vous n'êtes pas veuve!

Geneviève se dressa, aussi étonnée qu'effrayée, craignant d'avoir affaire à un fou; mais celui-ci continua:

—M. Pierre Davenne est vivant, bien vivant…

Un moment, la jeune femme considéra celui qui lui parlait, cherchant sur son visage les traces de la folie dont son langage donnait les preuves… Mais le petit vieux avait sa grimace souriante, et il parlait avec calme et d'un ton absolument affirmatif.

—Mon Dieu, monsieur, fit Geneviève, j'espère que vous n'êtes pas venu vous moquer de moi…, et surtout sur un aussi pénible sujet… Vous avez peut-être été trompé par une ressemblance… Connaissant peu M. Davenne, vous aurez cru à cette folie de résurrection… Hélas! monsieur, mon mari est mort,… bien mort…

Geneviève pleurait en ajoutant:

—Je l'ai vu jusqu'au matin, et j'ai suivi jusqu'au cimetière sa dépouille mortelle…

Le petit vieux ne parut pas décontenancé. Il dit à la jeune femme de se rasseoir et l'invita à lui prêter la plus grande attention.

—Madame, je connaissais M. Davenne depuis quinze ans!… Ceci est pour répondre à votre première objection… Mais, je vais vous dire plus…: c'est moi qui ai tué M. Davenne, et c'est moi qui l'ai ressuscité…

Cette fois, Geneviève fit un soubresaut sur sa chaise et elle eut véritablement peur; elle regarda la porte à son tour et ne se rassura guère qu'en entendant les ouvrières qui causaient entre elles.

Elle n'avait qu'à jeter un cri, et l'on viendrait… Elle ne voulut pas laisser voir ses appréhensions et feignit la plus grande attention…, absolument assurée cette fois qu'elle avait affaire à un fou. Aussi fut-elle assez stupéfaite quand le petit vieux lui dit:

—Je lis votre pensée, madame, vous croyez que je suis fou: vous regrettez de m'avoir si longtemps écouté. Je vais donc vous raconter ce qui s'est passé. Vous m'excuserez de parler franchement de votre situation alors… Il faut que vous me croyiez; il faut donc que je vous dise tout, et le motif de la mort, et le but de la résurrection.

Cette fois, l'insistance calme de l'individu embarrassa Geneviève; en entendant parler de sa situation d'alors, elle rougit, puis du motif de la mort, elle sentit un frisson courir dans son sang. L'individu s'assit et commença.

—M. Pierre Davenne me connaissait: lorsqu'il était aspirant à bord de la Souveraine, j'étais matelot… A cette époque, j'avais été pris par les sauvages, et j'avais appris chez eux la vertu de certaines plantes et de certains poisons, ceux dont ils se servent pour empoisonner leurs flèches.—Je raconte vite pour arriver au fait… A la suite d'accidents, je dus me sauver du bord! Je ne vis plus M. Davenne. J'étais à Paris, où je fais de la médecine secrète. Je me nomme Rigobert, dit le Sauvage…

—C'est vous!… fit Geneviève, vraiment effrayée, mais attachée au récit parce qu'elle recommençait à espérer. C'est vrai, j'ai en effet entendu conter par mon mari d'étranges histoires sur vous.

Le vieux Rig eut un mauvais sourire; mais il reprit:

—Un soir, votre mari vint me trouver… Je vous ai dit que je devais parler franchement. Votre mari avait appris que vous étiez la maîtresse de Fernand. Trouvant que la vengeance dans un duel était insuffisante; qu'ensuite l'aveu de sa situation, c'était toujours le déshonneur dans le ridicule, votre mari, se souvenant d'une cure étrange faite par moi sur un condamné à mort, vint me trouver. Il avait un plan de vengeance effrayant.

Geneviève, en entendant évoquer la honte passée, s'était d'abord caché la tête dans les mains; puis, en entrevoyant dans le récit du vieux Rig la possibilité de ce qu'il lui avait dit, elle le regarda et écouta attentive…, cette fois pleine d'espoir… et revoyant malgré elle la scène de la nuit où son mari était apparu si singulièrement! C'était donc vrai… Il vivait! Rien ne peut exprimer la sensation qu'elle ressentait à cette idée, tout en passant par les alternatives de terreur que lui donnait le récit effrayant du Sauvage.

Celui-ci continuait, se rappelant avec plaisir sa cure extraordinaire.

—Il me demanda si je pouvais lui donner les apparences de la mort de façon à tromper tout le monde, jusqu'à la tombe, enfin, et si je pouvais m'engager à lui rendre la vie… Je lui dis: Oui!

—Oh! exclama Geneviève.

—Je me rendis le soir rue Payenne, et j'ai, madame, un système dans ma médecine à moi. Voyez-vous, tout est là: le coeur! Le jour où ma vie sera assurée, je ferai sur ce sujet des études spéciales.

Geneviève regarda encore le vieux Rig; il lui sembla de nouveau qu'elle avait affaire à un fou. Celui-ci le vit; car, reprenant son récit, il continua:

—J'avais rendez-vous pour le soir même, Simon devait m'introduire dans la chambre de M. Davenne; mais si vieux que je puisse paraître, j'ai une vigueur et une agilité que plus d'un jeune homme m'envierait. J'escaladai le mur et me trouvai à l'heure dite dans la maison… C'est avec le curare, madame, un poison dont on ne connaît guère les qualités en France…, que j'exécutai la chose convenue.

—C'est-à-dire, demanda Geneviève, que vous fîtes prendre du curare à mon mari: il s'endormit, et ce sommeil avait les apparences de la mort…

—Oui, madame, du curare… Tenez en voici…

Et le vieux Rig tira encore son portefeuille graisseux; il fouilla dans les poches et en sortit un petit rouleau; il le développa et montra un morceau ayant l'apparence de la réglisse noire… Il en coupa un bout.

—Tenez, dit-il en faisant sa grimace—non, en souriant—tenez, madame, vous voyez que c'est bien inoffensif.

Et le Sauvage avala le morceau de curare. Geneviève ne pouvait se défendre d'un certain mouvement répulsif en présence du petit vieux et de ses agissements; celui-ci s'en aperçut, car il reprit:

—J'abrège, madame; par un procédé à moi, qui m'est personnel, j'employai le curare; dix minutes après vous rentriez… J'étais caché le long du lit… Vous vîtes votre mari et le crûtes mort…

—Mais c'est affreux, ce que vous me dites là.

—J'étais payé pour cela… Votre mari voulait disparaître de ce monde, pour se débarrasser de tous ceux qui l'entouraient. Il avait dans la journée réalisé sa fortune, loué une habitation. Il avait chargé Simon d'enlever sa fille…

—Oh! mon Dieu! mon Dieu!

—Simon devait m'aider… Je dois ajouter qu'il avait même augmenté sa mission… Il avait dans sa poche un revolver avec lequel, si je ne réussissais pas dans mon expérience, il devait me casser la tête.

En disant cela, Rig riait et haussait les épaules… Le rire de Rig était vilain à voir ainsi. Aussi Geneviève détourna-t-elle les yeux en disant:

—Enfin?

—Enfin, à peine étiez-vous montée dans la voiture avec Fernand, en sortant du cimetière, que je retrouvais Simon et que nous attendions impatiemment—moi très inquiet, très inquiet; je vous jure que sur dix cas semblables, il est bien rare qu'un réussisse. Avec des lanternes, nous nous introduisîmes dans le cimetière; vous vous rappelez l'orage, qui nous servit en ce sens que la garde habituelle se trouvait un peu relâchée… Ayant ouvert le caveau, puis le cercueil, nous avons passé près de deux heures pour le faire revenir.

—Vous l'avez fait revenir?… demandait Geneviève, refusant de croire ses oreilles, les traits bouleversés, l'oeil hagard…, malgré elle, cherchant à se persuader que celui qui lui parlait était fou, et ne pouvant résister à son ton convaincu, à ses explications nettes, catégoriques.

—Oui, madame, et je l'ai pris dans mes bras, je l'ai porté dans la petite maison où il habite encore aujourd'hui. Dans le caveau, la vie était revenue; mais il n'a recouvré véritablement sa connaissance que chez lui, et la première chose qu'il a demandée, ç'a été sa fille.

—Tout ce que vous me dites là, monsieur, est si étrange, si effrayant, si impossible, que je n'ose y croire.

—Mon Dieu, madame, ce que vous dites là prouve que vous ne payerez pas trop ce que je vous vends, puisque je vous assure encore que c'est vrai!

—Et où demeure mon… mari? Geneviève eut un frisson en disant ce mot. Elle se hâta d'ajouter:

—Où est mon enfant?

—A Charonne. Demandez la Maison du pendu… Ils l'ont louée et ne savent même pas que la maison est connue ainsi… C'est à cause de ce suicide qu'elle n'avait jamais été louée et qu'ils l'ont trouvée toute prête…

—Et mon, ma… ma fille est là?

—Ils y sont tous les deux…

Le vieux Rig, voyant toujours le doute sur les traits de la jeune femme, lui dit:

—Madame, vous ne croiriez pas à mes serments,—et vous auriez raison,—mais, moi, j'ai confiance dans les vôtres; vous m'avez juré que d'ici trois jours vous ne diriez pas comment vous avez appris ce que vous savez…

—Je le jure encore.

—Eh bien, madame Davenne, je m'offre de vous conduire… Je n'irai pas jusqu'au bout…; c'est-à-dire qu'arrivée à l'avenue de Charonne, je vous désignerai la propriété, et vous dirai: C'est là…

—J'accepte, monsieur…

Le vieux Rig eut un sourire, le même, et il dit:

—Je descends avant vous, je prends une voiture et je vous attends en bas…

—Oui, monsieur…, c'est cela!

Rig salua et se retira rapidement. Il serait difficile de peindre l'état dans lequel se trouvait Geneviève… Elle n'osait croire à ce qui lui avait été raconté, tant cela était fantastique… Et elle avait peur, elle n'était plus elle… Elle se disait que la vérité, c'était cela…, c'est-à-dire l'impossible!

Lorsqu'elle traversa l'atelier pour descendre, les ouvrières se regardèrent entre elles et se dirent:

—Madame est folle!…

Si elle n'était pas folle, nous devons le dire, la malheureuse était bien près de le devenir.

Le vieux Rig descendait l'escalier: il s'arrêta à l'étage au-dessous, et s'approchant près de la fenêtre qui donnait sur la cour, nous l'avons dit, il fouilla dans ses poches, sortit de son portefeuille le billet que Geneviève lui avait signé et le regarda minutieusement. Puis, heureux de son examen, il le replaça soigneusement dans sa poche en disant:

—Maintenant, ça y est… Les affaires sont les affaires: un bon engagement écrit vaut mieux qu'une parole, et je suis bien certain que, rentrée dans la situation que je lui fais retrouver, elle m'aurait donné la somme convenue; mais, avec ce papier, je n'ai pas besoin d'attendre… Demain je suis à Londres… avec une perte insignifiante, j'escompte la valeur, chez les Greffys… et je suis rentré dans l'argent qu'il m'a volé… Ah! le vieux Rig sait se venger aussi, lui… Cela va en faire du bouleversement chez lui! Idiot va! qui se fait un ennemi du vieux Rig. Tu verras qu'il vaut mieux que ton imbécile de Simon!…

Et le Sauvage était content de lui; il descendait joyeux, sa fortune était faite, car, marchant lentement, il comptait tout bas ce qu'il avait et il continuait:

—Ce soir, j'aurai tout vendu… C'est fait… A dix heures, je prends le train… J'arrive à Londres demain matin… Je m'installe comme docteur… Avant six mois, j'ai la clientèle des aînés de famille qui ont besoin d'un médecin intelligent pour soigner leur famille…Le Sauvage devient le docteur Danielo Zintsky… Ce nom-là m'a porté bonheur; c'est du jour où je l'ai porté que commence ma fortune… Je vais vivre enfin…, respecté et obéi… Et le vieux Rig descendait toujours plus lentement se répétant:

—Respecté et obéi…

En arrivant dans la cour, il n'avait plus l'air humble qu'il avait en montant; déjà, dans son cerveau, il se voyait à Londres, vivant luxueusement dans un splendide appartement; il se voyait reprenant les allures de Danielo; il se voyait superbe, respecté, et il répétait, comme un crève-de-faim qui voit la table mise:

—Enfin! enfin!

En même temps qu'il sortait de la porte cochère, Simon sortait de la loge du portier et, le suivant sans être vu, se glissant presque derrière lui jusqu'à la rue, il se blottit dans l'ombre de la porte, en faisant un signe et un clignement d'yeux à des gens sans doute apostés de l'autre côté de la rue.

Rig, toujours gai, caressant, bâtissant dans son esprit son rêve, marchait sur le trottoir cherchant une voiture. Voyant un fiacre passer, il héla le cocher. Celui-ci vint se ranger devant la porte. Rig, montant dans sa voiture, lui dit:

—Reste là… Attends, une dame va venir. Lorsqu'elle sera montée, tu nous conduiras avenue de Charonne.

Et le Sauvage, calme, se jeta dans le fond de la voiture, s'étendant heureux sur les coussins, fermant les yeux pour mieux voir ce qu'il rêvait… Tout à coup, il ressentit une secousse, il ouvrit les yeux, croyant que c'était Mme Davenne qui montait. Mais il jeta un cri de rage,… et ce fut tout ce qu'il put faire.

Des deux côtés à la fois, par chaque portière, un agent était monté dans la voiture et s'était précipité sur lui; on lui avait saisi les bras, et il était temps, car ses mains voulaient fouiller ses poches pour y prendre le couteau. On l'avait étroitement garrotté, le muselant presque pour éviter ses cris.

On avait baissé les stores, et vigoureusement tenu par les deux agents, bavant de rage, il avait entendu une voix qu'il connaissait dire au cocher:

—Toutes voiles dehors! là!… Et à la Préfecture… Ho! hisse là!

Et cela suivi d'un long éclat de rire… Puis:

—Au fait…, dis donc, tu as une place près de toi. Donne-la-moi: je veux être sûr qu'il est embarqué.

Et il avait senti, au mouvement de la voiture, que Simon montait sur le siège.

XIII

DÉSESPOIR.

Geneviève s'était rapidement vêtue, et malgré les protestations de ses ouvrières, qui l'assuraient qu'après la crise subie, qu'après la nuit qu'elle avait passée, il était imprudent, pour ne pas dire dangereux de sortir, Geneviève n'écoutait rien. Tout entière à l'espoir qui la remplissait de joie, elle se sentait forte; avec l'assurance qu'elle allait retrouver son enfant…, qu'elle allait revoir celui qu'elle avait tant pleuré, elle avait retrouvé une vie nouvelle. Revoir son mari! Était-ce possible!

Tout en elle tressaillait à cette pensée!… Oh! elle sentait bien que par ses larmes, par ses supplications, elle vaincrait toutes les résistances…; elle voulait racheter le passé par la plus obéissante servitude; elle ne serait près de celui qu'elle avait trompé qu'abnégation et dévouement; elle subirait tout, tout, pour vivre près de lui et de son enfant.

Mais s'il s'était fait un autre ménage; si une autre femme était près de sa fille, et se faisait appeler sa mère! A cette pensée, il lui sembla que son coeur cessait de battre.

Non, cela n'était pas possible!…

Il se pouvait que, ayant arraché de son coeur l'affection qu'il avait autrefois pour elle, un amour nouveau occupât son coeur… Cela la troublait, mais elle devait le supporter et elle le supporterait sans se plaindre; c'est elle qui avait donné l'exemple… S'il le fallait, elle se contenterait d'être l'amie dévouée…; elle chasserait ses pensées jalouses… Mais elle voulait être la mère, elle ne voulait pas qu'une autre portât ce titre près de son enfant; elle voulait l'affection tout entière de sa Jeanne, l'enfant pour laquelle uniquement elle avait consenti à vivre.

Geneviève se hâtait de descendre l'escalier; elle avait hâte de se retrouver avec Rig; elle voulait lui demander si le père vivait seul avec son enfant. Lorsqu'elle arriva dans la rue, elle vit quelques groupes qui causaient devant la porte.

La concierge, en la voyant, s'exclama sur son imprudence; elle voulut la faire entrer dans sa loge; mais Geneviève refusa, disant qu'elle se portait admirablement bien… Elle priait la concierge de voir si la personne qui descendait de chez elle ne revenait pas avec une voiture. La concierge la regarda avec stupéfaction.

—Qu'est-ce que vous me demandez là? Mais vous ne savez donc rien?… Ce n'est donc pas à cause de ce qui vient d'arriver que vous êtes descendue?

—Que vient-il d'arriver? demanda la jeune femme inquiète.

—Mais le petit vilain qui descendait de chez vous vient d'être arrêté.

—Comment? arrêté!

—Mais oui… et ils ont eu du mal, allez, à le maintenir dans la voiture. Nous nous demandions pourquoi, avec Augustin, et on croit que c'est un fou qui s'est échappé…

Geneviève fut forcée de s'appuyer à un meuble pour ne pas tomber… Un fou! tout ce qu'elle avait écouté, tout ce bonheur sur lequel elle venait de bâtir l'avenir…, tout cela mensonge! C'était un fou qui lui avait parlé… Ça avait été sa première pensée, et, après, elle l'avait repoussée, elle avait voulu croire… C'est si doux de croire ce qu'on désire.

La concierge, la voyant chanceler, se hâta d'avancer une chaise en s'écriant:

—Je vous le disais bien que vous faisiez une imprudence en essayant de sortir… Vous êtes capable de tomber malade pour de bon…

Geneviève n'entendait rien; elle prit sa tête dans ses mains, et, fondant en sanglots, elle gémit:

—Oh! si je pouvais mourir!

—Eh bien! en voilà des folies!… Voulez-vous ne pas dire ça. Avec ça que ça ne vient pas assez vite… En voilà des idées!… Mais qu'est-ce qu'il vous avait donc dit, ce petit vieux-là?…

Comme Geneviève ne répondait pas, et que cependant l'épouse d'Augustin désirait savoir ce qu'il y avait sous tout cela, tout en préparant un cordial pour la jeune femme, elle continua:

—D'abord, figurez-vous, j'avais envie de vous prévenir de ce qui se passait; mais nous étions occupés avec ce farceur dont je vous ai parlé qui est déjà venu et qui est habillé en marin.

Geneviève releva la tête.

—Il est revenu?

—Mais oui; il n'y a pas dix minutes, il était là, à la place où vous êtes. Tenez, voici encore son verre: il nous avait offert un petit verre, et Augustin adore le mêlé.

—Simon est revenu! répétait Geneviève.

—Et il connaissait l'autre, parce qu'il est rentré juste au moment où le petit vieux montait chez vous; il semblait tout le temps le guetter. Nous croyons que le petit vieux venait aussi pour le mariage…

—Est-ce qu'ils se sont parlé?

—Mais non!… Vous ne savez rien, alors? fit la concierge désappointée. Mais, heureuse d'avoir une histoire à raconter, elle reprit:

—Vous ne savez rien!… Je vais vous dire tout ça, alors…

Geneviève, attentive, écoutait… La présence de Simon dans l'affaire lui rendait un peu d'espoir.

—Donc, aussitôt le petit vieux entré dans la maison, il montait l'escalier, et n'était pas encore chez vous que nous voyons entrer le marin… Vous savez, il nous va, celui-là!… Augustin l'aime bien… il nous offre un verre; comme je me dis; c'est pour le mariage, il vient encore chercher quelques renseignements; je fais signe de l'oeil à Augustin. Alors il lui offre un siège, et nous causons. Il nous a d'abord raconté un voyage qu'il a fait dans un pays où les chevaux parlent comme vous et moi. Mais, tout en causant, il avait l'air de guetter tous les gens qui sortaient… Quand le petit vieux est descendu, il s'est levé vite. Augustin lui dit:

—Qu'est-ce qui vous prend? où que vous allez?…

—Espère! espère, qu'il répond, nous nous reverrons; et il a filé. Une fois dehors, il a fait un signe à des agents… et… quand je suis arrivée dans la rue, le vieux était en fiacre, avec trois agents… et le marin sur le siège à côté du cocher… Qu'est-ce que c'est que ces gens-là?…

Geneviève était pensive… L'espoir revenait. Ce n'était pas pour rien que Simon avait aidé à l'arrestation de l'homme qui était venu la renseigner sur son enfant…

De tout ce qu'elle avait entendu, il ressortait une chose absolument claire, c'est qu'on venait de s'emparer de celui qui venait pour l'aider, et que Simon, probablement chargé in extremis de l'éducation de sa Jeanne, voyant que l'enfant allait lui être enlevée, avait fait aussitôt arrêter le vieux Rigobert. Geneviève n'était pas bien assurée que le vieillard jouissait de toutes ses facultés, mais il savait quelque chose. Peut-être était-il fou! Et tout ce qu'il avait raconté sur la mort et la résurrection de Pierre en était la preuve; mais il avait des éclairs de bon sens, et sachant qu'un de ses amis, Simon Rivet, cachait chez lui l'enfant de son lieutenant, il s'était donné pour mission de rendre l'enfant à sa mère. Avec cette ténacité des fous, il s'était insensiblement persuadé qu'il savait un secret utile à la femme de son ancien chef, et il ne rêvait plus que de se sauver de la maison de santé pour aller tout apprendre à la jeune femme: que son époux vivait et que son enfant la demandait.

Geneviève avait besoin de croire à cela, elle avait été si près de la réalisation de son rêve, qu'elle ne pouvait y renoncer. Et elle dit à la concierge:

—Oui, vous avez raison, ce doit être un fou qui s'est échappé de la maison…

—C'est ce que pense Augustin, ce que je pense, et ce que tout le monde dit… Mais que venait-il vous raconter?

Ainsi mise en demeure de donner une raison, même mauvaise, Mme Davenne se trouva fort embarrassée; mais il n'y avait pas à hésiter… Elle brocha sur la vérité.

—Mon Dieu, continua Mme Davenne, c'est un vieux matelot, ancien fidèle serviteur de mon mari.

—Ah!… c'est un matelot aussi? Alors tout s'explique…

—Oui, celui dont vous me parlez, Simon, qui est venu chez vous, était avec lui à bord de la Souveraine.

—Mais que venait-il faire chez vous?

—Mon Dieu, que voulez-vous que vienne faire un malheureux chez ses anciens maîtres?

—Oui, oui, je comprends… Il venait demander de l'argent?

—C'est cela.

—Les pauvres gens; dame! Vous savez, dans ces maisons-là on ne les traite pas absolument comme des princes. Je vois ce que c'est… L'autre, celui qui est si drôle, est un vieux camarade qui veille son ami, et c'est lui qui, sachant qu'il s'était sauvé, se sera dit: Il doit être allé chez la femme de notre ancien chef…

—Justement…

—C'est pour cela qu'il venait demander des renseignements en cherchant à voir tous ceux qui sortaient et qui rentraient.

—Je crois que vous êtes sur la voie…

—Tout s'explique…, et moi qui croyais…

Puis, voyant Geneviève impatientée, et se méprenant sur son allure, elle dit:

—Mais, vous n'allez pas encore vous faire du mal pour ça?…

—Non, je suis très bien…, très calme…

—Vous concevez bien que vous avez assez de tracas… sans vous tourmenter pour les autres.

Geneviève s'était levée; interrompant la concierge, elle lui dit:

—Est-ce que vous avez absolument besoin chez vous à cette heure?

—Mais non, fit cette dernière interdite. Pourquoi me demandez-vous cela?

—Faites-moi la grâce de m'accompagner.

—Où donc? loin?

—Oui, nous serons deux heures… Pendant que vous vous préparerez, votre mari ira chercher une voiture… Voulez-vous?

—Mais je suis à vos ordres… Ce n'est pas dans l'état où vous êtes que je vous quitterais.

—Augustin, va chercher une voiture.

Et pendant que le mari obéissait, la concierge se préparait.

La brave femme regardait la veuve avec inquiétude. L'allure de Geneviève lui semblait étrange, et, rapprochant de cette constatation les événements survenus depuis la veille, sa curiosité s'éveilla et elle se promit d'arracher à la jeune femme au moins quelques mots qui pussent jeter un peu de lumière dans ces ténèbres.

Geneviève, l'oeil fixe, attendait; elle pensait, elle aussi, aux incidents survenus depuis la veille…

La lettre de Fernand, sa rencontre avec lui, la scène terrible qui l'avait suivie…, les émotions cruelles par lesquelles elle avait passé, en remettant le pied dans la maison mortuaire… Elle se souvenait avoir senti sur ses lèvres le souffle de Fernand, elle avait des frissons en se rappelant l'impression de ses mains sur ses épaules…; puis, cette étrange apparition, que les divagations du fou lui avaient fait croire réelle.

Non, cela était impossible, matériellement. D'abord, un homme ne pouvait se présenter par une fenêtre après avoir brisé sans bruit un contrevent solide… Non, elle avait été victime d'une hallucination, suivie d'une prostration qui l'avait livrée au misérable, ou qui peut-être avait assez effrayé Fernand pour qu'il se débarrassât au plus tôt de son corps. Elle avait peur de sortir seule; c'est pour cela qu'elle se faisait accompagner, parce qu'elle sentait qu'il se tramait quelque chose autour d'elle.

Elle voulait aller à Charonne, elle voulait se renseigner sur ce que celui qu'on déclarait un fou lui avait dit…, et, si cela était vrai, elle sentait bien qu'elle croirait absolument tout ce qu'il avait dit. Heureusement, avant de se décider à la conduire elle-même, le vieux Rig lui avait donné l'adresse avec un renseignement positif qui lui permettait de trouver facilement la demeure. L'endroit où résidait sa fille s'appelait: la Maison du pendu.

Augustin revint bientôt, la concierge était déjà prête; Geneviève n'avait rien vu, rien entendu, absolument perdue dans ses pensées. Le vieille femme, la désignant d'un regard à son mari, mit son doigt sur son front et, hochant la tête, sembla dire:

—Il y a quelque chose là… C'est détraqué… Puis elle s'approcha et passa la main sur l'épaule de Geneviève. Celle-ci sursauta et dit:

—Vous m'avez fait peur…

—Il ne faut pas vous tourmenter comme ça, madame Davenne, vous broyez du noir… Voyons, je suis prête et la voiture est là…

—Oui, c'est vrai, fit Geneviève… Partons.

—Serons-nous longtemps?… parce qu'il faut qu'Augustin sache à quelle heure je serai de retour…

—Je ne puis vous le dire, madame Lucas… Je ne sais pas où nous allons…

—Hein? fit la concierge avec stupéfaction… Elle échangea un regard de pitié avec son mari… Geneviève reprit:

—Je connais peu Paris, et je ne sais pas si ça est loin…

—Ah! très bien, fallait dire ça. Et souriant, elle ajouta: Je croyais que vous ne saviez pas où nous allions.

Cette parole rappela à Geneviève qu'elle devait veiller sur elle; elle comprit que ses allures, ses façons mystérieuses commençaient à la faire prendre pour une insensée, et, à cette heure, puisqu'elle était décidée à ne plus s'arrêter dans ses recherches, elle se promit de rassurer en route la mère Lucas en lui faisant un demi-aveu: elle reprit:

—Nous allons à Charonne, tout en haut.

—Oh! je connais ça, Charonne, ça n'est pas loin; nous en avons à peine pour trois quarts d'heure… N'est-ce pas que nous connaissons Charonne, Augustin?…

—Oui! oui! on s'y est amusé, et nous sommes payés pour nous en souvenir.

—Cela me sera bien utile, car j'ai des renseignements très vagues sur la maison où je dois trouver ceux que je cherche… et vous me guiderez.

—Ça tombe bien. Figurez-vous que c'est à Charonne que nous avons fait notre noce, n'est-ce pas, Augustin, à l'Orme sans pareil? On ne connaissait pas encore Robinson à ce moment-là, et l'Orme sans pareil existait déjà; on pouvait tenir une douzaine: les mariés, les grands parents et les témoins. Oh! oui, je le connais, Charonne!…

—Te souviens-tu, dit Augustin…, comme nous avons ri quand je suis tombé? Tout le monde a cru que je m'étais tué. Quel saut! Avons-nous ri?…

—Oui. Eh bien, ça va me donner des émotions de revoir Charonne… Je vous montrerai l'orme. De quel côté allez-vous?

—Je vous le répète, je ne sais pas…

—Vous ne connaissez pas le nom de la personne?

—Non!… Mais on désigne la demeure sous le nom de: la Maison du pendu!

—Ah! bon Dieu, en voilà des noms!… Enfin, une fois à Charonne, ça ne sera pas long à trouver, le pays n'est pas grand… Nous avons trois quarts d'heure, une demi-heure de recherches… mettons trois quarts d'heure aussi, ça fait une heure et demie… Restez-vous longtemps?

—Non, pas aujourd'hui, dit vivement Geneviève.

—Alors, c'est une affaire de deux heures et demie, trois heures. Tu entends, Augustin?… surveille le dîner.

Elles partirent; la mère Lucas donna l'adresse au cocher, et elles arrivèrent bientôt aux premières maisons de Charonne.

En route, Geneviève avait dit à la concierge qu'elle avait besoin, pour de graves intérêts de famille, de retrouver une personne habitant le pays. La voiture s'arrêta et la mère Lucas descendit aussitôt pour prendre des renseignements; ce ne fut pas long. Elle remonta dans la voiture et dit:

—Je sais où ça est! C'est une maison qui appartient à la famille d'un individu qui s'y est pendu, elle était restée inhabitée longtemps; on l'a louée il y a environ deux ans à peu près, on n'est pas bien certain. Pour être bien renseigné, il faut s'adresser à un nommé Savard, près de l'église.

—Allons-y, dit vivement Geneviève, qui reprit espoir en constatant qu'il existait une maison désignée sous le nom que lui avait donné le vieux Rig, et qui avait été louée juste à l'époque de la mort de son mari.

La voiture s'arrêta bientôt au bout du pays… C'est Geneviève qui descendit, priant la concierge de l'attendre, à son grand désappointement. Celui que nous avons vu dans les premiers chapitres de ce récit, et qui avait traité de la location avec Davenne, vint aussitôt au-devant d'elle et s'informa de ce qu'elle désirait.

—Monsieur, vous avez loué une maison qu'on connaît sous le nom de
Maison du pendu?

—Oui, madame.

—Je viens, monsieur, vous prier de me donner quelques renseignements sur les personnes auxquelles vous avez loué!

—Ah! je comprends. Très bien, madame, asseyez-vous; je suis absolument à votre disposition; il est naturel que l'on s'éclaire. J'en ferais autant que vous.

Geneviève reprit:

—Votre locataire se nomme Simon Rivet.

Le père Savard la regarda, stupéfait.

—Pas du tout, madame, c'est le domestique…, le matelot, qui se nomme ainsi.

Alors la jeune femme fut prise d'un tremblement tel que Savard lui demanda:

—Mais qu'avez-vous donc?

—Rien, rien, monsieur…, fit Geneviève en se domptant; et elle interrogea d'une voix dont on ne saurait rendre l'expression:

—Le maître se nomme?

—Jean Sévère!…

—Jean Sévère! répéta la jeune femme.

—Ce n'est pas ce nom qu'il vous a donné… Il fait peut-être louer au nom de ce domestique; tous ces gens-là étaient si mystérieux… qu'il se pourrait qu'il soit obligé de louer sous un autre nom.

—Quel homme est-ce? demanda Geneviève.

—Dame! c'est un beau garçon de trente à trente-cinq ans environ; il a les yeux bleus, des cheveux blonds; il est très pâle et toujours l'air sévère… Je ne l'ai jamais vu rire…

Geneviève, à mesure que l'homme parlait, devenait blême; il lui semblait qu'elle allait défaillir… C'était vrai, son mari vivait…

Elle était veuve d'un vivant. Ne trouvant pas la force d'interroger, elle dit:

—Et?…

—Et… voilà tout… Très comme il faut…, qui payait régulièrement… Des gens tranquilles; jamais on ne voyait personne chez eux…

—Il était seul?

—Dame, ça, je comprends, vous voulez me demander si la femme qui vit avec lui est sa femme?

Cette fois, il fallut à la jeune femme une dépense énorme de volonté pour ne pas tomber; elle n'eut pas la force de répondre, et il continua:

—Je ne sais pas si c'est sa femme, ou sa maîtresse, ou sa parente… Ce que je sais, c'est qu'ils se parlent comme des étrangers. J'ai cru d'abord que c'était elle qui s'occupait de l'enfant, Mlle Jeanne.

—Jeanne! Jeanne! fit Geneviève, s'enfonçant les ongles dans les chairs et se cramponnant d'une main au dossier de sa chaise pour ne pas défaillir.

—Seulement, c'est bien singulier, n'est-ce pas? une belle jeune femme de vingt-quatre à vingt-cinq ans, belle, belle comme tout, vivant sous le même toit que l'autre, pendant deux ans, ne sortant jamais, c'est drôle… On croyait ici que cet homme avait eu cet enfant avec cette femme, et que, ne pouvant l'épouser, il vivait avec elle secrètement pour n'être pas ennuyé par la famille.

—Est-ce que Jeanne l'appelle sa mère? demanda fébrilement Geneviève, devenue plus forte à cette seule pensée.

—Ça, on n'en sait encore rien! Personne n'a mis le pied dans la maison pendant qu'ils l'ont habitée…

—Ils ne l'habitent donc plus?

—Mais, non… Ah! çà, voyons, je croyais que vous veniez prendre des informations parce que vous étiez la propriétaire de leur nouveau logement…

—Ils sont partis!… Où?

—Ils n'ont pas dit où ils allaient.

—Et quand?

—Hier matin… Les clefs m'ont été rendues à neuf heures du matin, et ils étaient partis de la veille au soir.

—Ah! que je suis malheureuse! exclama Geneviève qui, défaillante, s'accoudant sur la table, laissa tomber sa tête dans ses mains et fondit en larmes, pendant que Savard appelait à son secours la mère Lucas, restée dans la voiture.

XIV

LE QUART D'HEURE DE RABELAIS.

Le lendemain de ce jour, Fernand était conduit devant le magistrat chargé de l'interroger. A toutes les questions qui lui furent faites, il répondit qu'il avait été victime et dupe d'une aventurière. Il s'était marié pour étendre sa position: la dot promise couvrait bien au delà le déficit.

—Mais voici des faux! Ces traites portent la signature Wilson.

—Ces traites ne devant pas retourner à la maison Wilson, elles étaient payables chez moi, et j'ai les fonds pour les solder dans le portefeuille qui a été saisi hier.

—Ces fonds proviennent d'un double vol.

—Je n'ai pas volé.

—Vous avez, quoique vous en disiez, touché la plus grande partie de la dot que vous apportait Mlle de Zintsky.

—Je n'ai rien touché, c'est faux! protesta Fernand avec véhémence.

—Veuillez être calme et vous astreindre à répondre seulement à mes questions… Votre intérêt y est engagé… Croyez-moi!

—Monsieur le juge, je vous obéirai; mais vous vous expliquerez facilement les emportements d'un homme qui a été perdu justement parce que cet argent n'a pas été versé et auquel on dit aujourd'hui qu'il l'a volé…

—Arrivons à un autre fait… Les faux sont de vous?

—Oui, monsieur; mais, je le répète, il n'y avait pas chez moi la pensée de voler; ils ne pouvaient porter aucun préjudice à la maison Wilson: ils étaient payables chez moi, et j'étais en mesure, puisque la plus grande partie de la somme a été saisie sur moi…

—Ceci n'atténue en rien les faux dont vous êtes accusé…, et votre argument est anéanti par ceci: lorsque les faux ont été signés, votre mariage, qui devait vous donner l'argent nécessaire pour les retirer du commerce, n'était point encore consenti… Une rupture survenant quelques jours avant le mariage, et vous restiez insolvable.

—Mais, monsieur, je le répète, je n'ai pas touché un liard sur la dot…, et je réclame l'arrestation de ma femme, laquelle m'a volontairement poussé dans cette situation, pour, ayant un nom, être libre…

—Singulier désir! Avoir le droit de porter un nom flétri par les tribunaux…

Fernand devint rouge et se mordit les lèvres… C'est que, là, il n'y avait pas d'emportement possible: il fallait tout subir, tout entendre.

—Revenons au fait… C'est vous qui avez contrefait la signature
Wilson… Vous le reconnaissez?

—Sous le bénéfice de ce que je viens de vous expliquer, monsieur, oui.

—Écrivez, dit le juge à son greffier… Et, au bout de quelques minutes, il s'adressa de nouveau à Fernand et lui dit:

—Pour vous faire de l'argent, vous avez emprunté une somme de trois cent quarante mille francs sur les bijoux de votre femme; ces bijoux, vous les lui avez soustraits une nuit… Est-ce vrai? Répondez!

—C'est vrai, monsieur; mais je désire vous expliquer pourquoi: je devais, ainsi que je l'ai dit lors de mon premier interrogatoire, toucher à la fin du mois une somme considérable; or, un télégramme et des lettres m'annoncèrent une remise de quelques jours pour l'arrivée de la somme, et je me décidai à engager les bijoux de ma femme, avec la certitude que je les dégagerais bientôt et qu'elle ne s'apercevrait de rien.

—C'est toujours votre système, qui consiste à affirmer que, contrairement à votre contrat qui porte: «Dont la signature du présent contrat est quittance.»

—C'était de confiance…; mais je vous jure que je n'ai rien reçu.

—Puisque vous prétendez avoir reçu des lettres et des télégrammes de l'oncle Danielo de Zintsky, que sont devenus lettres et télégrammes?

—On a dû les retrouver chez moi…

—Chez vous, on n'a rien trouvé que la preuve que vous ne vous souteniez que par des expédients. On n'a même pas trouvé un chiffre correspondant à l'encaissement des trois cent quarante mille francs que vous aviez empruntés sur les bijoux, soi-disant pour payer les traites.

—Monsieur, on doit trouver sur les livres une somme de trois cent mille francs.

—Oui, on trouve ce chiffre…

—Les quarante mille francs, je les reconnaissais à Samuel, pour l'intérêt et la commission.

—A qui feriez-vous croire semblable chose?… Un homme comme vous…, plus qu'adroit en affaires, aurait accepté de donner quarante mille francs pour un prêt de cinq ou six jours?

—Samuel est un usurier, tout le monde le sait…

—Aussi ceux qui ont affaire à lui savent bien qu'ils empruntent à fonds perdu. Je vais vous dire pourquoi vous avez consenti à signer cet énorme intérêt… C'est que vous n'aviez pas l'intention de reprendre les bijoux. Le vieux Samuel n'est pas un prêteur sur bijoux; il s'y connaît peu… Il avait confiance en vous; il savait que les bijoux avaient été admirés à la fête que vous aviez donnée… pour les montrer peut-être. Là, les femmes étaient éblouies, les connaisseurs prétendaient qu'ils valaient cinq cent mille francs, au bas taux… Et Samuel prêta de confiance. Mais qu'aviez-vous fait? Vous aviez changé les pierres, les diamants étaient remplacés par du strass, et ce que vous vendiez trois cent mille francs n'en valait pas cinq mille… Voilà ce que vous avez fait…

—Moi, moi! exclamait Fernand étourdi; mais, monsieur, sur ce qu'il y a de plus sacré, de plus saint au monde, je vous jure que je n'ai pris ces bijoux que pour les porter chez Samuel… Si véritablement ils sont faux, c'est une preuve de plus du guet-apens dans lequel je suis tombé en me mariant.

—Vous entendez dire que votre femme avait de faux brillants?

—Oui, monsieur.

—Non seulement la dot qu'elle apportait n'a pas été versée, mais les bijoux qui lui sont personnels étaient en strass?

—Je ne les ai pas touchés. Dans le sac même où je les ai trouvés, je les ai portés chez Samuel.

—Tenez, Séglin, vous avez tort de ne pas parler franchement; votre système est insoutenable. Avouez plutôt ce que vous avez fait des véritables diamants.

—Mais, maintenant je suis un voleur… alors…Monsieur, je vous jure que les bijoux ont été portés par moi à Samuel tels que je les ai trouvés… Et si l'indigne créature qui porte mon nom a osé soutenir le contraire, confrontez-la avec moi…

Le juge haussa les épaules et dit:

—Vos emportements sont une comédie qui ne me trompe pas… Tenez, voici la facture remise par votre femme, et apostillée au consulat… C'est une des premières maisons de Vienne, Bodmann; les bijoux ont été vendus cinq cent vingt-cinq mille francs. Nierez-vous encore?

—Oui! oui, je nie… Je n'ai pas touché à un seul bijou… Je le jure.

—Nous comprenons votre système: vous ne voulez pas révéler à qui vous avez vendu les diamants.

A ces mots, Séglin entra dans une fureur telle, que le gendarme, sur un signe du juge, lui posa la main sur l'épaule. Il se contint aussitôt. Le juge instructeur reprit:

—Vos agissements sont absolument limpides pour nous… À la tête d'une maison qui ne se soutenait que par son crédit, vous pouviez vivre largement. Vos vices, votre passion pour le jeu, vous entraînaient à des dépenses exagérées… La commandite de votre maison était épuisée, vous n'aviez d'autres ressources que dans l'intrigue. Alors vous avez cherché à emprunter. Ne trouvant pas ce que vous vouliez, et étant obligé de soutenir le train que vous meniez pour ne pas vous discréditer,—au lieu de réduire vos dépenses et de chercher à combler par le travail les brèches faites à votre capital en demandant du temps à vos créanciers,—vous avez préféré avoir recours à des tentatives criminelles: vous avez fait des faux et falsifié les écritures.

—Monsieur le juge, je vous déclare que je ne vous répondrai plus: les accusations portées contre moi sont absurdes, et je ne veux plus me défendre.

Le juge, sans paraître avoir entendu Fernand, continua:

—C'était la faillite que vous vouliez éviter… et vous ne reculiez pas devant le crime. Alors… c'est la banqueroute qui se dressa devant vous… Il n'y avait plus d'issue… que les faux… Vous en fîtes pour plus de quatre cent mille francs… Nous les avons entre les mains! Vous ne deviez plus exister commercialement que jusqu'au jour de l'échéance… De ce jour vous aviez bâti dans votre cerveau le plan criminel de votre fortune… Vous deviez tout réaliser et fuir… Une occasion se présenta d'augmenter votre avoir: un brillant mariage. Immédiatement vous faites tous les sacrifices pour le faire réussir,—de l'aveu de votre caissier.—Était-ce pour sauver votre maison? Non!… La suite nous le prouve… Une dot princière vous est passée et elle disparaît. Vous ne payez les effets signés par vous que parce qu'ils vous donnent un jour de plus, le temps de vendre les bijoux et de mettre à l'abri les diamants que vous avez arrachés. Tout était préparé d'avance, nous le savons aujourd'hui… Vous faites la comédie d'un suicide, puis d'une tentative d'assassinat. Et la vérité est que, voulant vous débarrasser d'un témoin gênant, vous tentez d'assassiner la malheureuse que vous avez épousée pour la voler, et qui n'échappe qu'en se sauvant presque nue, vous laissant tout. Malheureusement, à cette heure, la police arrive, vous ne l'attendiez pas sitôt. Mais, aventurier habile, vous échappez. Votre signalement est donné partout; aussi vous êtes trop adroit pour essayer de fuir. Vous vous établissez à Paris; là, vous recevez des femmes la nuit…, vos complices, sans doute, qu'on n'a pu retrouver… Vous apprenez que votre femme, la pauvre et digne enfant qui vous a échappé, s'est réfugiée rue de Navarin… Vous y courez aussitôt; car, vous le saviez, c'est votre accusatrice, celle devant laquelle vous ne pouvez plus rien soutenir… Qu'alliez-vous faire chez elle?… Nous le savons, car les agents, en vous arrêtant rapidement, ont saisi sur vous un revolver chargé… Vous vouliez tuer le témoin devant lequel vous ne sauriez rien nier… Qu'avez-vous à dire maintenant?

Fernand restait atterré, abruti. Tout ce qu'il venait d'entendre l'avait étourdi; tous ces mensonges mêlés à la vérité prenaient un corps, et il se disait que tout cela se coordonnait si bien, qu'il était presque impossible de n'y pas croire. Ce n'était plus d'une banqueroute et de faux qu'il était accusé; mais c'était de tous les crimes et délits punis par le Code…, depuis l'assassinat jusqu'au vol… Ce n'était plus d'une question de prison temporaire qu'il s'agissait, c'était de sa vie entière dans un bagne… Il ne trouvait pas un mot à répondre; il n'avait plus la force de protester.

Le juge fut convaincu que l'ensemble de preuves écrasant l'accusé, celui-ci s'avouait vaincu, et il reprit plus doucement, en faisant signe à son greffier d'écrire:

—Séglin, vous vous reconnaissez l'auteur des fausses traites signées
Wilson?

Il fit un signe de tête, et le greffier écrivit. Le magistrat reprit:

—Vous n'aviez qu'un but: attirer à vous, par tous les moyens possibles, une somme considérable; faire argent de tout ce qui était négociable, et fuir sous un autre nom à l'étranger, abandonnant en France votre femme, celle qui vous avait apporté la plus grosse part de l'argent que vous vouliez emporter.

Fernand haussa les épaules et ne répondit rien. Ne protestant pas, ceci fut considéré comme une acceptation, et le juge poursuivit:

—Dans toute cette affaire, à présent limpide, il n'y a qu'un point obscur. Séglin, dans votre intérêt, et pour ne pas attirer sur vous toute la sévérité de la justice, soyez sincère… Songez que la possibilité de restituer partie de la somme atténuera un peu les crimes dont vous êtes accusé… Que sont devenus les diamants, les bijoux de votre femme?

—J'ai dit la vérité.

—Vous avez caché ces pierres qui, à elles seules, représentent une fortune… Vous espérez, votre peine subie, ou par une évasion heureuse, échappant au châtiment, aller un jour reprendre ce butin… Détrompez-vous… Votre refus de répondre, en appelant sur vous la sévérité du jury, vous fera appliquer une peine plus grave, en même temps qu'une surveillance de toute heure.

—J'ai dit la vérité; je n'ai rien à répondre.

—Vous refusez absolument?…

—Monsieur, je ne suis pas un voleur de profession… Je suis un malheureux qui, se débattant contre le sort, s'est servi d'armes indignes, voilà tout… Un ami m'avait commandité; la maison ne faisait pas de brillantes affaires, et je cherchais, par un mariage riche, à la rétablir… Sur ces entrefaites, mon commanditaire mourut… C'était un ami; je n'avais pris avec lui aucune précaution…, et sa mort livrait mon compte à un créancier terrible… Il pouvait exiger, il exigeait… C'était ma ruine; ma maison n'avait plus que l'apparence… Pour faire un beau mariage, il fallait à tout prix cacher le gouffre… C'est à quoi je m'appliquai… par des moyens réprouvables, monsieur, je le sais!… Mais je n'avais pas fait le plan que vous venez de m'attribuer; mon plan était de sauver ma maison à tout prix… À cette époque, c'est la faillite qui me menaçait, c'est contre elle que je luttais… J'étais en relations d'affaires avec la maison Wilson…; les traites étaient payables en France, chez moi, et je les adressais aussitôt à la maison de Londres. Alors l'idée me vint de lancer dans le commerce les traites que vous avez saisies; j'en fis pour trois cent mille francs. Lorsqu'elles arrivaient chez moi, je les soldais et les anéantissais, ne dirigeant sur Londres que celles acceptées par la maison. Je trouvais ainsi un crédit énorme…Mais la maison périclitait toujours.

—N'est-ce point plutôt la malheureuse passion que vous avez pour le jeu?

—Oui, monsieur, c'est vrai, je suis joueur, et dans deux cercles j'ai perdu des sommes considérables… C'est la cause de ma perte.

—Ces sommes ont été évaluées à plus de quatre cent mille francs.

—C'est possible… Enfin, monsieur, en faisant ces… faux…, j'étais résolu à les solder; c'était un crédit flottant que je m'étais établi… Quatre ou cinq jours avant les échéances, je faisais des traites pour une somme semblable et je payais les autres…

—Vous aviez là des frais considérables de commission pour des sommes aussi importantes.

—C'est vrai, monsieur. Alors, je reçus d'un de mes clients de Vienne une proposition de mariage: on me parlait de deux millions au moins; le mariage se fit. Vous savez le chiffre de la dot. Pour la réalisation de ce mariage, je voulus donner à ma maison une apparence factice; je pris le petit pavillon d'Auteuil… Je fis enfin des folies… et, pour les payer, je dus faire de nouvelles traites.

Mais, vous le remarquerez, monsieur, je ne compromettais personne; j'étais certain, puisque j'allais toucher des millions, de pouvoir retirer les traites, de liquider le passé de ma maison et de la lancer à nouveau et très brillamment. Le mariage fut une duperie. Ces millions n'ont été que sur le papier; les bijoux étaient faux, et ce sont ces derniers qui ont précipité la catastrophe. Mais, je vous le jure, monsieur, je n'ai jamais touché un liard sur la dot, et vous croyez que je voulais fuir avec une fortune! Songez que, le jour de l'échéance, j'avais presque le double de la somme et que j'ai payé, que j'étais en mesure pour solder les traites, et que c'est à une maladresse de mon caissier que je dois que tout cela a été découvert. Les traites soldées à présentation, elles étaient détruites et c'en était fini.

—Mais les bijoux?

—Les bijoux! Je suis convaincu qu'une enquête approfondie vous prouvera que j'ai dit la vérité.

—Il y a un témoin qui serait bien utile pour cela, c'est ce caissier… Qu'est-il devenu? Depuis cette époque il a disparu.

Fernand se garda bien de répondre. Et le magistrat:

—Un cocher que vous verrez l'a conduit avec vous au chemin de fer.

Fernand pâlit.

—Quel intérêt aurais-je eu au départ de mon caissier? Et pourquoi, si je savais sa résidence, voulez vous que je vous la cache?

—Parce que nous supposons, et nous avons de graves raisons pour cela, que c'est lui qui est parti avec les vrais diamants arrachés aux bijoux.

—Oh! exclama Fernand, perdant la tête, si c'est cela, je vais vous dire où il est.

Le juge eut un sourire. Séglin le vit et il comprit la sottise qu'il venait de faire; mais il était trop tard. Le magistrat disait au greffier:

—Écrivez…

—Vous voyez bien que c'est par vos ordres que votre caissier est parti…

—Eh bien, oui. La catastrophe était arrivée, je venais d'échapper aux agents qui m'avaient arrêté; je me promenais autour de chez moi, pour voir ce qui s'y passait… Alors j'étais décidé à échapper aux poursuites par la fuite; mais j'étais presque sans argent. J'aperçus Picard, qui revenait de chez l'homme pour payer les traites. Je le hélai, sachant bien qu'il n'avait trouvé personne. Il était inutile de raconter mes affaires à ce brave homme. D'autre part, s'il rentrait chez moi, il pourrait donner des renseignements aux agents qui étaient à ma recherche. Je lui pris l'argent, lui disant que j'allais moi-même aller payer les traites… et je lui dis que je venais de recevoir un télégramme m'annonçant que l'on verserait les fonds que nous attendions à Turin… Je le conduisis moi-même au chemin de fer… Et depuis ce jour il est à Turin.

Le magistrat eut un sourire de doute, et il dit:

—Vous croyez parler à des naïfs. A qui ferez-vous croire à cette rencontre providentielle? Vous êtes sans un liard, et justement vous rencontrez votre caissier à cinq heures du matin. Vous lui prenez tranquillement cent quarante-cinq mille francs, et, à cette heure, vous ne pensez pas à fuir: c'est lui que vous faites partir! Vous aviez l'argent en poche, monsieur Séglin. Votre caissier, qui est votre complice, était parti la veille avec les diamants, et vous, vous rentriez chez vous pour prendre ce qui restait; il était minuit. Votre femme voulut s'y opposer, et vous avez tenté de la tuer. Elle a pu se sauver, et alors vous avez été arrêté, blessé, il est vrai, mais par un ricochet; la balle est revenue sur vous, car elle avait à peine entamé le front.

—Mais c'est un roman! un roman, que vous me contez là! exclama
Fernand.

Le juge dit vivement:

—Nous allons voir, Séglin, si vous allez persister devant l'évidence.

Le magistrat sonna et donna des ordres tout bas; un agent entra aussitôt, qui se plaça d'un côté de Fernand; de l'autre côté était un gendarme. Ayant, d'un signe, recommandé à l'agent et au gendarme de veiller sur l'inculpé, le juge instructeur dit:

—Introduisez le témoin

Fernand leva aussitôt la tête. Qui donc pouvait témoigner dans son affaire? Et, au même moment, il sentit que d'un côté l'agent, de l'autre le gendarme, lui saisissaient les poignets. Il eut un tressaillement en voyant entrer Iza. Celle-ci, très élégamment vêtue, souriait au juge, et ne dirigea même pas ses regards sur lui.

—Tenez, madame, veuillez vous asseoir, fit le juge d'un ton aimable…

Iza s'assit, bien calme, bien tranquille, très soigneuse de sa pose, se mettant à son aise comme si elle était au théâtre. Le juge dit aussitôt:

—Madame, vous nous avez déclaré ignorer la position de votre mari?

—Oui, monsieur… Quand je dus me marier…, celui qui passait pour mon oncle…

Séglin fronça les sourcils et le juge eut un petit mouvement de tête protecteur, en disant:

—Oui, oui, nous savons…

Iza continua:

—…Obligé, par les événements politiques de son pays, de ne plus s'occuper de moi, voulut que je fusse placée honorablement en France… Le prince de Zintsky est immensément riche; il me dotait de deux millions. Sur la recommandation d'un grand banquier de Vienne, il convint de mon mariage; je vins à Paris accompagnée par lui… La position me plut… M. Séglin se prétendait presque millionnaire; il déclarait m'aimer… Moi, je ne ressentais pour lui ni amour ni répulsion… Il fallait en finir avec le prince, j'acceptai.

Tout cela était dit légèrement, d'un ton dégagé et comme la chose la plus simple du monde.

Séglin était livide.

—C'est dans ces conditions que je fus mariée, et ce n'est qu'il y a un mois, le jour de la catastrophe enfin, que je connus l'homme que j'avais pour époux…

—Qu'avez-vous à dire, Séglin? demanda le juge.

Séglin baissa la tête et ne répondit pas…

—Continuez, madame… Votre dot fut-elle payée?…

—Oh! monsieur! Avant de partir, le lendemain de mon mariage, le prince de Zintsky paya en billets de banque, dans le salon de la maison d'Auteuil, et il refusa le reçu que M. Séglin lui offrait, en disant que cela était inutile entre galants hommes.

Séglin avait relevé la tête; son regard brillant ne quittait plus sa femme, et il dit vivement:

—C'est lui qui vous a conté cela…, le vieux Danielo, le vieux coquin…

Iza ne tourna même pas la tête; son regard dédaigneux se promena une minute sur Fernand, l'écrasant de mépris… Le magistrat demanda:

—Est-ce le prince qui vous a raconté cette scène?…

—Monsieur, dit Iza avec l'accent sincère de la vérité, j'étais là, j'assistais à la scène. J'ai vu…

—Oh! exclama Fernand étourdi.

—Qu'avez-vous à répondre à cela? demanda le juge, triomphant.

—Mais c'est faux! monsieur, absolument faux… Ce prince est un vieux coquin que j'ai revu depuis, son complice… Mais, malheureuse, qui êtes-vous donc?

Iza ne sourcillait pas… et le magistrat dit sévèrement:

—Séglin, contenez-vous…, si vous ne voulez que je vous fasse reconduire… Madame, vos bijoux, vous ne les avez jamais prêtés?

—Jamais, monsieur; je ne les ai mis qu'une fois, et monsieur me les a volés.

—Voulez-vous nous raconter comment vous avez été amenée à vous sauver de chez vous?

—Mon mari, monsieur, était parti le soir, déclarant qu'il allait faire un voyage…, qu'il ne rentrerait que le lendemain…

—Quel but supposez-vous à ce voyage feint?

—Oh! monsieur, pas la jalousie… Je vous ai expliqué que mon mari n'avait pas de ces scrupules.

Fernand regarda le juge et sa femme, paraissant ne pas comprendre. Iza continua:

—Son but était que, tout le monde étant endormi à la maison, on ne le vît pas venir la nuit me dévaliser et me voler… J'avais encore de nombreux bijoux. Je le surpris les cherchant… Je me levai; il me les demanda, je refusai… Une scène épouvantable eut lieu; il me traita comme la dernière des femmes. Je lui répondis qu'en se mariant il savait ce qu'il faisait…, que je ne m'étais pas cachée… Alors il s'emporta, voulut m'étrangler. Je lui échappai et criai au secours, en me sauvant de la chambre dans le cabinet de toilette; il prit un revolver et tira sur moi en brisant la glace… Puis, ne m'ayant pas touchée, il courut pour me saisir dans le boudoir… Je ne sais ce qui arriva: il tomba; aussitôt je me précipitai dans ma chambre… Je pris la première robe venue, et presque nue, en pantoufles, je me sauvai… Voilà, monsieur!

—Eh bien, Séglin, qu'avez-vous à dire?

Fernand était effrayant à voir; ses yeux sortaient de leurs orbites, ses dents grinçaient, ses lèvres s'agitaient sans qu'il pût dire un mot. Les deux gardes avaient de la peine à le contenir… Tout à coup les plus affreuses injures sortirent de sa bouche.

—Misérable gueuse! Indigne créature! Tu mens! monstre d'infamie. Vous ne m'empêcherez pas de l'étrangler.

Et il se débattait avec une telle furie que le juge, effrayé, dit vivement:

—Sortez, sortez, madame… Nous sommes suffisamment édifiés…

Iza couvrit son mari de son même regard dédaigneux, qui monta lentement des pieds aux cheveux, et après avoir souri au juge en lui disant:

-Il ne me fait pas peur… Il m'avait habituée à de semblables scènes…

Elle sortit. Un agent entrait pour prêter main-forte aux autres; mais ce fut inutile. En même temps que sa femme se retirait, sa colère disparut pour faire place à une prostration complète; on fut obligé d'avancer un siège pour qu'il ne tombât pas… Le voyant calme, le juge dit:

—Vous avez entendu, Séglin; qu'avez-vous à dire?

—Ah! monsieur, fit Fernand d'une voix déchirante, c'est bien infâme, c'est bien indigne, ce qui vient de se passer là.

—Vous niez encore?

—Mais, monsieur, je vous jure que tout cela est faux, absolument faux…

—Vous êtes déjà gravement compromis, et de votre aveu… Et quel intérêt, si ce n'est celui de la vérité, voulez-vous qui pousse une personne que son nom seul obligerait à vous défendre?

—Monsieur, c'est ce que je me demande.

—Au reste, lorsqu'on fait un mariage comme le vôtre, sans amour, c'est l'argent à la main qu'on signe.

—Mais, monsieur, j'adorais…, j'adore ma femme… Mais il me semble que ce n'est pas elle que j'ai entendue. Ce n'est pas en si peu de temps qu'une jeune fille, devenue à peine femme, atteint à tant de perversité…

—Que me dites-vous? Mme Séglin, en se mariant, était femme.

—Mais non, monsieur.

—Voyons, c'est elle qui l'a avoué… Vous l'épousiez sachant ses relations avec le prince de Zintsky…

—Oh! exclama Fernand épouvanté et portant ses mains à son front…: la maîtresse du prince… Elle vous l'a dit…, et la dot… payait!… Oh! mais c'est abominable! mais c'est infâme!

L'accent de Fernand étonna le juge… Il fit signe aux agents de se retirer, et Fernand resta avec le gendarme pour gardien.

—Votre femme a été franche; elle nous a dit ce qu'elle était, et les renseignements que nous avons fait prendre par le consul sont absolument exacts… Au reste, ils sont très… très pénibles.

—Mon Dieu, mon Dieu, que me dites-vous là?…

—La vérité.

—Je vous jure que je l'ignore… Ce prince, je sais que c'est un escroc…

—Vous vous trompez, monsieur: le prince de Zintsky est un fort galant homme; il est en ce moment en son pays, et c'est un des grands chefs du mouvement libéral.

—Monsieur, alors, je vous en supplie…, contez-moi cela… Je crois que je deviens fou: tout ce que je vois, tout ce que j'entends, me semble insensé…

Et Fernand porta la main à sa tête comme s'il voulait s'assurer que son cerveau n'éclatait pas.

—Monsieur, je n'ai aucun motif de vous cacher ces renseignements.

Les sourcils froncés, inquiet, redoutant d'apprendre plus qu'il n'avait vu, Fernand écouta, et le juge, après avoir consulté quelques papiers dans son dossier, lut:

—Assurément, cette fille est incapable de nouer semblable affaire: c'est une pauvresse qui n'avait jamais rien eu, une tsigane, suivant dans une troupe de bohémiens les corps irréguliers qui pillaient les villages lors du dernier soulèvement… Excessivement jolie, toujours très réservée, beaucoup plus belle que ses compagnes, elle vivait plutôt avec les chefs…Au moral, c'est la dernière des créatures. C'est dans cette boue, sur la route de Widdin, qu'elle fut un soir rencontrée, sauvée même par le prince de Zintsky… Le village avait été incendié, les habitants massacrés, les soldats ivres l'avaient battue et dépouillée: elle était presque nue et couverte de coups, elle pleurait… Le prince la prit et la recueillit… Elle était fort belle et elle devint sa maîtresse… Mais cette fille est atteinte de la nostalgie de la boue. À peine était-elle dans une situation possible, qu'elle noua des relations avec un bohémien du nom de Georges (Georgeo) Golesko, condamné pour vol et tentative d'assassinat; elle se sauva avec lui… On suppose que le prince chercha encore à sauver cette fille, pour laquelle il avait une grande affection, et qu'il envoya en France une somme considérable destinée à être la dot de la malheureuse…

Rien au monde ne peut dépeindre l'expression du visage de Fernand.

—C'est d'Iza que vous parlez?… demanda-t-il d'une voix étrange.

—Nos renseignements, à nous, Séglin, vont plus loin… Ceux qui vous ont offert le mariage vous ont raconté le passé de celle qu'on vous destinait. En faisant ce mariage, vous saviez qui elle était et quelle était la source de la somme considérable qu'on lui donnait en dot…

—C'est faux! c'est faux! râla Fernand.

—Vous le saviez, et votre femme l'a déclaré elle-même: elle a dit que les scènes violentes qui se passaient entre vous avaient souvent ce motif.

Fernand était effrayant à voir; il voulait parler, protester, et ses lèvres remuaient. Aucune phrase ne sortait de sa bouche… Il balbutiait des mots sans suite…

—Une fille qui suivait les soldats… Le prince!… Je savais…

Le juge continua:

—Vous concevez facilement qu'une femme qui apporte deux millions à son mari, qu'elle croit riche, ne va pas entrer dans les combinaisons louches que vous aviez faites pour éviter la faillite. Cette femme,—c'est l'enquête faite à Auteuil qui nous l'assure,—était absolument convenable; elle s'était fait une vie nouvelle, et la courtisane de grand chemin, inconnue à Paris, avait les allures, les façons et la réserve d'une grande dame. Tous vos domestiques s'accordent à dire que sa conduite était sans reproche et que la vôtre était toujours irrégulière… Cette femme, aujourd'hui, retombe, mais c'est à cause de vous; elle s'était relevée, et vos criminelles machinations la rejettent dans sa vie ancienne… Vous êtes écrasé sous l'évidence des faits.

Fernand, effectivement, était comme anéanti; son regard n'avait plus de flamme; ses lèvres pendaient amollies, une sueur abondante coulait sur son front… Le juge, qui l'observait, reprit:

—Qu'avez-vous à dire?

Séglin le regarda comme hébété; il voulut parler, et ses lèvres remuèrent pour ne laisser échapper que des mots qu'il bégayait:

—Iza… Les bijoux… Les soldats…

Le greffier, le juge se levèrent et le regardèrent; il remuait la tête en souriant et toujours en bégayant les mêmes mots…

—Mais il a une attaque de paralysie!… s'écria le juge… Vite, vite, faites appeler un médecin…

On juge du brouhaha que produisit l'accident. On allait, on venait, le gendarme regardait son prisonnier et ne pouvait s'expliquer ce changement subit; le gâtisme, dans toute son effrayante hideur, s'étendait sur le visage du malheureux.

Au milieu du bruit, il restait indifférent; sa tête se balançait d'un mouvement lent sur son cou, comme s'il eût cherché à frotter sa joue sur un objet invisible, et, balbutiant, bavant, il montrait sa langue…

Le docteur arriva, et, après quelques secondes d'examen, il commanda qu'on le menât immédiatement à l'infirmerie de la prison. À la question du magistrat instructeur, qui lui demandait les causes de cet étrange accident, il dit:

—Cela arrive assez souvent à des gens épuisés par une vie sans frein, lorsqu'ils sont frappés par une grande douleur.

—Et c'est grave?

—Le moins qui puisse arriver, c'est la paralysie générale.

XV

LA MÉDECINE SECRÈTE DU VIEUX RIG.

—Oh! exclamèrent tous ceux qui étaient dans le cabinet du juge.

Et pendant qu'on l'emmenait, Fernand, riant bêtement, bégayait:

—Zaza… Petite femme… Beaux soldats.

On avait, obéissant aux ordres du médecin, transporté Fernand à l'infirmerie de la prison; son état s'était aggravé à ce point qu'il pouvait à peine parler, et qu'il ne pouvait plus remuer; étendu sur son lit, il parut reprendre un peu de force. Le médecin qui vint le voir le soir constata avec étonnement que la paralysie s'était étendue sur les membres inférieurs, n'abandonnant ni la face ni la langue, mais n'attaquant pas le cerveau… Fernand vivait, pensait, comprenait, mais ne pouvait agir; il entendait et ne pouvait pas répondre… et peu à peu la sensibilité s'éteignait… La vie semblait s'être concentrée dans son regard. Le docteur était étonné de cette attaque presque foudroyante, beaucoup plus fréquente chez les femmes que chez les hommes; il se sentait impuissant.

La nuit même, on amenait dans le petit dortoir de l'infirmerie un autre prisonnier arrêté la veille; il avait eu, au moment de son arrestation, une attaque de delirium tremens. C'est en luttant constamment avec lui dans la voiture qu'on était parvenu à l'amener meurtri, brisé, mais résistant toujours, au Dépôt… Mis au cachot avec une camisole de force, et dans l'impuissance d'agir, cet homme—un vieillard—était tombé vaincu, il n'avait plus bougé. Lorsqu'on était venu pour constater son état, le médecin avait ordonné de le détacher et de le conduire également à l'infirmerie jusqu'au jour où on pourrait le faire entrer dans une maison d'aliénés… Le malheureux était fou…; mais à son délire terrible avait succédé l'état calme dans lequel il devait rester…: la folie douce du maniaque, n'ayant plus qu'une pensée, qu'une idée fixe… et la poursuivant toujours… À toutes les questions qui lui étaient posées, le petit vieillard répondait sans cesse:

—Le coeur…, tout est là, le coeur… On est mort, cherchez le coeur… et là vous replacez la vie… Des maladies, il n'y en a pas… Plus de médecine qui tue… Vite, vite, cherchez le coeur… et là, là, comme ça vous replacez la vie.

Et, en disant ces mots, le vieux fou, semblant presser délicatement du bout de ses doigts un instrument invisible, paraissait faire une opération; il coupait, puis, de son autre main, il semblait écarter les chairs, puis les fibres, et il avançait la bouche, soufflait fortement son haleine, se recalait, semblait regarder attentivement son sujet, et s'écriait:

—Sauvé! sauvé! il vit. Tout est là, le coeur! Rig, tu auras des millions; c'est la vie éternelle, ça…

Et tout joyeux, le petit vieux se frottait les mains, et cela produisait le bruit de vieux parchemins qu'on froisse… Le pauvre diable, on le mena à l'infirmerie et on lui appliqua des compresses de glace sur le crâne… Il ne se plaignit pas… et la nuit venant, sur l'ordre du médecin, on lui donna un soporifique… Le lendemain, le petit vieillard ne bougeait pas de son lit; il remuait constamment les lèvres, se parlant tout seul, à la visite du docteur, du moment de son entrée à sa sortie, il ne le quitta pas des yeux… Accoudé sur son oreiller, il le regardait aller, venir autour du lit, suivi par les internes et le garçon de salle qui portait la trousse d'instruments de chirurgie… Deux ou trois fois, son regard rencontra celui du docteur, et ce dernier, rassuré par son expression, dit à ses élèves:

—C'est l'âge, ce n'est pas la folie proprement dite: c'est le retour à l'enfance; ainsi, il nous suit du regard… Notre visite l'amuse… Les instruments lui semblent des joujoux… Mon Dieu, à cet âge-là, il n'y a plus rien à attendre; il faut s'occuper de le mettre au plus tôt soit à Charenton, soit à Sainte-Anne.. Il est absolument inoffensif… Et de quoi est-il accusé, le malheureux?…

—Oh! d'un crime épouvantable, dit le gardien… Il a assassiné un de ses amis pour le voler…

—Oui, c'est à la suite de cet assassinat, constamment poursuivi par l'idée du crime, que l'attaque terrible qui l'a mis en cet état est survenue…

—C'est possible… Peut-être aussi faut-il faire la part de la misère.

—Il était malheureux?

—C'est un vieux saltimbanque, faisant un vilain métier; il se livrait à la médecine.

—Il aurait dû s'en servir pour soigner son mal, fit en riant le docteur.

—C'est justement ce qu'on ne lui reproche pas… Il employait ce qu'il savait, non pas à soulager ses semblables, mais à les délivrer des maux de ce monde en les privant de la vie.

—Ah! c'est un empoisonneur?…

—C'est tout ce qu'on voulait… Il y a vingt ans que la police le recherche.

—Eh bien, aujourd'hui qu'elle l'a trouvé, elle peut le rendre libre: il est maintenant absolument inoffensif; c'est un enfant. Il faut au plus vite le faire transporter dans une maison spéciale…

Le vieux Rig n'avait rien entendu; mais son regard ne quittait pas la grande trousse dans laquelle brillait l'acier soigneusement poli des instruments de chirurgie…

Lorsque le docteur arriva devant le lit de Fernand, il le regarda attentivement, et dit à voix basse à ceux qui l'entouraient:

—Le malheureux est absolument perdu, ce n'est plus une affaire de semaines; c'est une affaire de jours: la paralysie s'étend, lente… Il est incapable d'agir, et cependant la sensibilité existe encore…

—Oh! oui, docteur… Quand nous l'avons changé de linge ce matin…, le pauvre diable paraissait souffrir mille morts; ses lèvres s'agitaient, son regard se tournait vers nous suppliant, et deux grosses larmes coulaient sur ses joues…; mais il ne pouvait dire un mot ni faire un geste…

Le docteur quitta le lit en expliquant le cas à ses élèves, et en citant comme exemple des faits analogues qui se produisent fréquemment chez les femmes, à la suite d'une vie de fatigue.

La visite se continua, et, au moment où le docteur allait se retirer, le vieux Rig se penchait sur son lit pour voir celui qui le suivait et qui portait la grande trousse… Il souriait comme un enfant heureux de voir qu'on n'emportait pas les joujoux, et il le vit placer la trousse fermée dans une grande armoire, près du lit du gardien.

Lorsque le calme fut rétabli dans le dortoir, le vieux Rig se recoucha, et, toujours poursuivi par sa pensée, il répétait en s'assoupissant:

—Le coeur, c'est là où est la vie… On peut la rendre…; mais il faut voir le coeur.

Et il s'endormit, rêvant de ce qui avait toujours occupé sa vie…, de médecine secrète.

XVI

LE PLAN DE GENEVIÈVE.

La mère Lucas avait ramené Geneviève chez elle tout à fait indisposée. La pauvre femme avait cruellement souffert en deux jours; deux fois, elle avait cru retrouver son enfant, et deux fois cet espoir avait été déçu. Ramenée chez elle, la concierge l'avait couchée et avait immédiatement envoyé chercher le médecin. Les secousses terribles qui l'avaient frappée, la nuit précédente et le matin, lui avaient donné la fièvre, et la fièvre avait amené le délire.

C'est ce qui inquiétait tant la mère Lucas.

Assise au chevet de la malade, l'entendant divaguer, prononcer des noms qu'elle ne connaissait pas en criant; Grâce, au secours! elle s'était empressée d'appeler le docteur. Elle était convaincue que la malheureuse jeune femme était perdue. Le docteur la rassura en lui déclarant qu'il n'y paraîtrait plus le lendemain; il ordonna la potion habituelle pour calmer la fièvre, et se retira en annonçant qu'on n'aurait pas besoin de lui.

La mère Lucas était plus tranquille, mais aussi beaucoup plus intriguée: tout ce qui se passait depuis quelques jours, relativement à la veuve, était bien extraordinaire. D'abord, il était venu un fort beau garçon, ma foi! pour la demander. Il était monté, et cela paraissait avoir déjà influé énormément sur l'esprit de la veuve; puis était venu le petit vieux. Après son départ encore, il s'était produit un changement singulier chez Mme Davenne. Puis, la veille, dans la nuit, on avait ramené Geneviève presque mourante, sans qu'elle eût pu donner seulement un mot d'explication.

Enfin le petit vieux était revenu; c'était un fou, on l'avait arrêté; sans parler de ce singulier matelot, qui venait passer des heures dans sa loge et qui riait toujours. Tout cela était bien étrange… Et elle avait beau chercher, la mère Lucas, elle ne pouvait rien trouver pour lier ça ensemble. Mais, malgré sa discrétion, Geneviève lui plaisait, elle l'aimait, et, l'ayant ramenée malade de Charonne, elle ne voulut pas la quitter; elle passa la nuit près d'elle.

Geneviève, en proie au délire une partie de la nuit, racontait des choses inouïes, et, en les entendant, plus d'une fois la mère Lucas fit le signe de la croix en disant:

—Elle est possédée du diable!

Elle avait entendu la malheureuse qui, semblant se débattre contre une affreuse vision, criait:

—Non… Laisse-moi! Rends-la-moi… Non, nous n'irons pas dans ton tombeau… Rends-moi mon enfant. Non! tu ne l'emporteras pas!… À moi! il me prend mon enfant!… Il la met dans son cercueil; aidez-moi donc… Vous voyez bien qu'ils veulent se faire enterrer vivants… Aidez-moi donc… Non! non, ne fermez pas le cercueil… Ah! le misérable! c'est lui, c'est lui, qui le cloue dans la bière… Empêchez-le… Il me bat… Il va le tuer… pour enlever Jeanne… Fernand! grâce! grâce!… Laisse-la vivre, elle!… Prends-moi…; mais laisse-la vivre… Laissez-moi, laissez-moi, misérable!… Pierre, pardon! pardon! grâce! Emporte-moi dans la tombe… Emporte-moi! Laisse Jeanne!

La mère Lucas était épouvantée; elle allait, de temps à autre regarder par la fenêtre s'il y avait encore du monde éveillé dans la maison… La mère Lucas n'aimait pas qu'on parlât de mort pendant la nuit; elle disait que ça attirait les revenants et elle avait envie d'appeler Augustin; il aurait dormi dans un fauteuil… Il semblait à la mère Lucas que le ronflement d'Augustin chassait les revenants.

Après une nuit d'angoisses pendant laquelle la bonne femme ne put fermer un oeil, le jour parut enfin, au reste, depuis une grande heure déjà, Geneviève était plus calme; elle dormait paisiblement. Lorsque la pauvre femme s'éveilla, elle regarda autour d'elle, fut étonnée de se trouver dans sa chambre; elle demanda à Mme Lucas ce qui s'était passé. Celle-ci lui raconta longuement, augmentant les moindres détails. Ainsi, elle lui dit qu'en parlant avec le sieur Savard, à Charonne, elle était tombée évanouie sur le plancher… Tout le monde l'avait crue morte… On l'avait ramenée en toute hâte à Paris… Le médecin était venu trois fois, et il n'avait assuré pouvoir la sauver que le soir même.

Geneviève n'écoutait plus. Lasse, épuisée, elle était accoudée sur son lit, cherchant à se rappeler, ou plutôt se rappelant ce qui s'était passé la veille… Ainsi, c'était vrai, son mari vivait; il vivait, Pierre. Sa fille vivait!… Et de grosses larmes coulèrent de ses yeux… Les deux êtres qui étaient sa vie, elle pouvait espérer les revoir… Maintenant qu'elle était certaine qu'ils existaient, elle était résolue à aller jusqu'au bout; elle était belle, son mari l'aimait et c'était justement cet excès d'amour qui avait rendu le châtiment si cruel… Elle voulait obtenir son pardon… Elle voulait, non plus être la femme, c'était peut-être trop demander, puisqu'elle avait été indigne, mais elle voulait être la mère; elle voulait revoir son enfant, racheter le passé par une vie toute de sacrifices. Mais pour cela il fallait savoir pour quel endroit ils étaient partis.

Assurément, c'est parce que son mari s'était vu découvert par Fernand et par Rigobert, qu'il avait si précipitamment quitté la maison de Charonne. Sur quel indice les retrouver maintenant? Il fallait agir vite et agir seule. Elle y était résolue. Elle dit à la mère Lucas qu'elle se sentait très bien portante, et c'était vrai. Mais la vieille se refusait absolument à y croire. Alors, souriante, elle sauta en bas de son lit, et, se vêtant, elle dit à la mère Lucas, étourdie:

—Madame Lucas, voulez-vous me donner un médicament sauveur?

—Oui, mon enfant… Lequel?

—Faites-moi bien vite à déjeuner!

Cette fois, ce fut de la stupéfaction; mais, obéissante, la vieille femme se dirigea vers la cuisine en disant:

—Quelle nature!… C'est fort comme Augustin!…

Geneviève chercha vainement à s'occuper de ses ouvrières; sa pensée n'était pas là… Elle se demanda comment elle pourrait trouver la nouvelle demeure de Jean Sévère et ne trouva rien. La mère Lucas lui avait servi à déjeuner, et, constatant qu'elle n'avait pas mangé, elle lui dit:

—Voyez-vous, madame Davenne, vous voulez me tromper, ça ne va pas si bien que ça, vous devriez vous recoucher.

—Moi? fit Geneviève, quittant la table. Savez-vous ce qui me ferait du bien, madame Lucas? c'est d'aller faire un petit tour au grand air.

—Mais c'est de la folie!… Depuis trois jours, chaque fois que vous sortez on vous ramène mourante. Non, non! vous ne ferez pas ça…

—Il le faut, cependant. Et elle achevait sa toilette, se disposant à sortir.

—Eh bien alors, vous m'emmènerez, je ne vous quitte pas.

—Non, madame Lucas, ne craignez rien. Aujourd'hui, je sors seule.

Cette fois, le ton de Geneviève ne permit plus à la vieille femme de répliquer: elle se jura bien de savoir ce que toutes ces affaires-là signifiaient.

Un coup de sifflet, connu dans la maison, retentit… et la vieille concierge dit aussitôt:

—Augustin qui m'appelle…

Une ouvrière remontait, elle ajouta:

—Oui, il est avec une espèce de marin, et ils se disposent à aller au café…

Geneviève devint toute rouge. La vieille concierge, contente de cet incident, s'écriait:

—Vous n'avez plus besoin de moi, madame Davenne, je descends… Vous n'avez qu'un signe à faire et je remonte… Et elle disait tout bas… Le marin! Peut-être bien que je vais savoir quelque chose.

—Merci, madame Lucas…

Et la vieille femme partit, toute vive de la curiosité éveillée.

Geneviève, en une seconde, avait pris une décision. Elle jeta un châle sur ses épaules et descendit presque derrière la concierge; elle guetta par la fenêtre de l'escalier. C'était bien Simon qui sortait avec Augustin; la vieille femme entra dans sa loge et s'occupa de faire son ménage.

Geneviève descendit sans bruit, évitant d'être vue. Elle y réussit; elle se dirigea vers le square, monta dans une voiture fermée qui fut se placer en face l'église Sainte-Élisabeth, où elle stationna. Au coin, chez le marchand de vin, Simon et Lucas trinquaient. Geneviève, derrière le store baissé de ce côté, guettait Simon.

À coup sûr le matelot s'informait de ce qui s'était passé depuis plusieurs jours. On devait savoir que Rigobert sortait de chez elle lorsqu'on l'avait arrêté, et Simon venait savoir ce qu'elle avait dit… Elle resta ainsi une grande heure, au bout de laquelle le matelot reconduisit Augustin chez lui, le chapeau posé sur la tête comme l'auréole d'or de nos saints d'église…, chaloupant en marchant, content de lui, chantant à mi-voix, en dodelinant de la tête pour marquer les mouvements.

  Petit mousson, dans la rade de Brest,
  Il me montrait la manoeuvre et le rest!
  Titi, titi, tilaïti.—Pare à virer,
      Laisse, laisse arriver…
  À l'avant la lame se brise.
         C'est bon vent,
       Gouverne au levant.
  Au levant, Jeanne, ma promise,
  Au levant, Jeanne nous attend.

Il partit. Il était heureux, le matelot, il le semblait du moins, et il semblait plus gras; il avait surtout une joue énorme. Il avait doublé sa ration de pralines, parce qu'il en avait offert une à Augustin. Celui-ci ayant refusé, il l'avait consommée.

Geneviève avait dit au cocher de le suivre; le cocher se mit au pas. Simon gagna les boulevards, les suivit jusqu'à la Madeleine, heurtant bien, ça et là, de ses robustes épaules quelques terreux. Arrivé là, il remonta la rue Tronchet, puis s'arrêta place du Havre, à la gare…

Geneviève était fort embarrassée… Elle descendit, s'empressa de solder son cocher, et, évitant d'être vue, elle s'élança sur les traces de Simon. Elle avait une crainte; le matelot prenait le chemin de fer. Est-ce qu'il regagnait un port? Est-ce qu'il se rendait loin de Paris? Qu'allait-elle faire? elle n'était pas préparée à un voyage et, d'un autre côté, cependant, elle ne voulait pas perdre la piste unique qui devait la mener au but.

Mais elle vit que le matelot ne se dirigeait pas vers les bureaux de la grande ligne, c'est-à-dire sur la rue d'Amsterdam; elle se hâta de prendre un billet pour la première station, se réservant, s'il allait plus loin, de le suivre et de payer le surplus du trajet en descendant. Elle vit le matelot monter sur l'impériale; elle prit place dans le wagon qui se trouvait au-dessous, ainsi elle ne pouvait manquer de le voir descendre… Ce qui ne fut pas long.

À la première station, à Asnières, Simon descendit… Lorsqu'elle le vit prêt à donner son billet, elle descendit à son tour et le suivit… Il se dirigeait du côté de Courbevoie… Là se présentait une difficulté. Si, dans les rues de Paris, encombrées de passants, il était possible de suivre Simon sans être remarquée, il n'en était pas de même dans la large rue déserte qui va du chemin de fer à Courbevoie; à peine quatre ou cinq voyageurs avaient-ils suivi ce chemin… Geneviève s'enveloppa de son châle et se couvrit de son voile, et, laissant le matelot prendre une longue avance, elle le suivit, en évitant autant que possible d'être vue.

Ce n'était pas à Asnières, mais bien à Courbevoie, que se rendit Simon; il gagna le bord de l'eau et entra dans une ravissante propriété, récemment construite dans une partie d'un grand parc morcelé, en face de l'île de la Grande-Jatte…

Enfin, Geneviève savait où restait Jeanne… Elle se mit à rôder autour de la maison…, et à un moment elle crut qu'elle allait défaillir; elle avait entendu les cris de joie d'un enfant qui jouait… et elle avait reconnu la voix de sa Jeanne… Il lui fallut se dompter pour quelques minutes, afin de ne pas se précipiter vers la maison, sonner, et dès qu'on viendrait ouvrir, s'élancer dans le jardin, en criant: Jeanne! Jeanne! Et, lorsque l'enfant serait dans ses bras, se sauver avec elle.

Elle se dompta, avons-nous dit: ce n'est pas ainsi qu'elle voulait entrer dans la maison… Craignant à chaque instant d'être surprise et reconnue, elle s'éloigna un peu et se promena sur la berge; elle espérait qu'à un moment peut-être on irait promener l'enfant. Elle attendait depuis longtemps déjà. Elle vit la grille s'ouvrir, c'était Simon: elle se sauva aussitôt, croyant qu'elle avait été reconnue.

Simon venait simplement puiser de l'eau avec ses arrosoirs pour arroser le jardin. Geneviève errait toujours, ne sachant quel parti prendre, se disant qu'elle devait s'éloigner pour revenir le lendemain; puis, cette idée bien arrêtée, elle se dirigeait vers le chemin de fer, mais elle n'avait pas fait cent pas qu'elle revenait, attirée malgré elle vers cette maison… il lui était impossible de s'en éloigner; elle craignait qu'on n'enlevât l'enfant dès qu'elle ne serait plus là… Maintenant qu'elle l'avait entendue, elle voulait la voir!…

La nuit commençait à tomber, il fallait prendre un parti cependant. Qu'allait-elle faire? En brusquant la situation, ne risquait-elle pas de tout compromettre? et ne valait-il pas mieux attendre jusqu'au lendemain?… Elle avait déjà été si souvent près d'atteindre le but, et, par son imprudence, sa précipitation, elle n'avait pas réussi. N'était-il pas plus prudent de s'assurer le concours de quelqu'un qui l'aiderait et qui, au besoin, pourrait, si l'on devait aller devant l'autorité, attester ce qu'il avait vu? Oui, c'était ce qu'elle devait faire.

Elle revint vers la maison s'y promener quelques minutes, dans l'espérance d'entendre cette voix aimée, ce chant adoré des mères: les cris de joie de l'enfant. Mais tout le monde était rentré dans la maison, le jardin était désert. Oh! si elle avait été plus forte, elle aurait essayé d'escalader le mur, pour aller coller son visage aux vitres, qui jetaient la lumière sur la berge.

Le quai était désert, il faisait nuit. Le mur n'avait guère qu'un mètre et demi, et il était surmonté d'une grille. Elle se hissa dessus et, la tête entre les barreaux de fer, elle regarda… De quel enivrement elle fut remplie! rien ne saurait l'exprimer: elle voyait sa fille!… Mon Dieu! qu'elle était belle! qu'elle lui parut grandie; elle la voyait enfin! Elle jouait avec lui sans doute, car elle ne pouvait voir le visage de l'homme. Mais elle éprouva une douleur aiguë… Elle venait de voir près de son enfant une femme jeune. Cette femme souriait, et l'enfant lui rendait ses sourires. Cette femme lui volait l'affection de sa Jeanne; elle allait crier, appeler son enfant, au risque de ce qui en serait advenu, lorsque la jeune femme, en se baissant sur l'enfant, plaça son visage en pleine lumière. Alors Geneviève eut un tressaillement, et elle exclama:

—Elle!… elle!… elle aussi se venge!…

Et, atterrée, presque défaillante, ses mains lâchaient prise, elle allait tomber, lorsqu'elle se sentit prendre à bras-le-corps; on la tira à terre, et, la saisissant au cou, on l'entraîna.

—Que faites-vous là?… Vous ne direz pas que vous n'êtes pas prise au moment où vous escaladiez?…

Geneviève était si stupéfaite qu'elle ne put répondre… Elle regarda d'un air hébété ceux qui la tenaient et l'entraînaient… C'étaient deux agents et un bourgeois qui leur disait:

—Je la guette depuis deux heures; elle préparait son coup, et je suis sûr qu'elle n'est pas seule…

—Oh! mon Dieu, protesta Geneviève, mais vous vous trompez! Pour qui me prenez-vous?

Le bourgeois rit en disant:

—Pour qui nous te prenons? pour une voleuse… Tu fais partie de la bande des ripeurs.

—Vous vous trompez! Laissez-moi, criait la malheureuse femme, refusant de marcher, je suis une honnête femme, laissez-moi… Je regardais… des gens que je connais…

—Elle les connaît? Menons-la… Nous verrons bien…

À cette pensée qu'on pouvait la mener chez Pierre, dans le salon qu'elle venait de voir, entre deux agents, comme une voleuse… devant _Elle/i>, sa rivale… devant sa fille, comme une voleuse. Oh! elle sentit un frisson courir dans ses veines… et elle exclama aussitôt:

—Non! non! emmenez-moi…

—Marchez tranquillement…, si vous ne voulez pas être bousculée…

—Oui, monsieur… Mais je ne suis pas une voleuse…

—Nous causerons de ça tout à l'heure.

À ce moment, elle entendit la porte de la grille qui s'ouvrait; on avait entendu du bruit, on venait; elle tressaillit et dit aux agents étonnés, en les entraînant.

—Venez, venez vite!…

Et ils se dirigèrent vers la gendarmerie…

Un quart d'heure après, un gendarme sonnait à la porte de la petite maison. C'est Simon qui vint ouvrir.

—Est-ce vous qui vous nommez Simon Rivet?

—Un peu, mon petit, fit le matelot étonné.

—Alors, veuillez être assez bon pour me suivre.

—On y va… Pas de bruit, gendarme. Qu'on n'entende rien dans la maison… Qu'est-ce que j'ai fait pour que tu m'arrêtes?

—Je ne vous arrête pas, c'est une femme qui se réclame de vous.

—Une femme! fit Simon stupéfait… Avant partout! je vais dans vos eaux… Faut voir.

Et mordant sa praline, se grattant le nez pour savoir de quoi il pouvait bien être question, il suivit le gendarme… À mi-chemin, il exclama:

—Espère! espère!… je sais… je parie que c'est la sauvage!

XVII

OÙ LE VIEUX RIG FAIT UN COURS PRATIQUE DE CHIRURGIE.

Quand le vieux Rig s'était endormi dans la chambre de l'infirmerie, le silence s'était étendu avec la nuit. On avait allumé l'unique lanterne qui se trouvait placée presque en face du lit de Fernand. Des autres lits, deux seulement étaient occupés. On n'entendait que le ronflement du gardien et la respiration haletante des malades.

Vers dix heures, le gardien fit sa tournée et un infirmier apporta les potions demandées.

Le gardien alla visiter chaque lit; le vieux dormait eu faisant une horrible grimace; c'était son sourire. Il faisait la risette à son rêve, le vieux sauvage. Fernand ne dormait pas, mais immobile, cloué par la paralysie, raidi comme par la mort, son regard seul vivait, semblait vivre. Et, par instants, sa paupière qui se voilait montrait les secousses de crise et de douleur qu'il endurait, mais pas un membre ne bougeait.

—Autant mourir que d'être comme ça, pensa le gardien après avoir fait sa ronde.

Et, assuré que ses malades étaient tranquilles, que le service était fait, les ordonnances exécutées, il se coucha sur son lit, et tira les rideaux, afin de n'être pas gêné par la lumière pour s'endormir. Quelques minutes après, il ronflait et la salle de l'infirmerie rentra dans le silence… Vers minuit, le vieux Rig s'éveilla, il souriait toujours; il s'assit sur son lit, et, parlant bas, s'adressant à un être seulement visible pour lui, il dit:

—Vois-tu, c'est simple, tu es mort depuis longtemps, le coup a traversé les poumons, le sang t'a étouffé, tu n'as pu dire un mot… et tu es resté là… Mais le coeur… le coeur est bon, et tant que le coeur ne sera pas touché, il y a toujours de la ressource. Veux-tu?… Depuis trop longtemps tu es atteint pour que nous arrivions à te rendre, à travers les tissus, la respiration… Il faut rendre l'air à tes poumons sur le poumon même… Tu ne crois pas… C'est très facile… Tu vas voir… Viens… Tu ne m'en veux plus, Georgeo, n'est-ce pas?… Viens, tu vas voir celui-là.

Et le vieux Rig se leva sans bruit. Dans la chemise de l'infirmerie, trop longue et trop large pour lui, c'était moins qu'un fantôme; les coudes et les épaules avaient des angles aigus: c'était un squelette enveloppé de son linceul qui marchait sans bruit dans le dortoir, se faisant suivre par l'être invisible que le délire avait amené à son chevet, et lui parlant tout bas.

Le vieux Rig se dirigea vers l'armoire où il avait vu après la visite du docteur, le garçon de salle enfermer la grande trousse d'outils. Il prit la trousse, l'ouvrit, et de ses doigts longs et minces il choisit un scalpel, un bistouri et des ciseaux… Muni de ces outils, il se dirigea vers le lit de Fernand, il souleva les rideaux, et sans s'occuper du malheureux, semblant toujours s'adresser à quelqu'un qui se trouvait près de lui, il dit.

—Tu vois, il est mort, celui-là… Eh bien, regarde…

Il rejeta la couverture qui couvrait le paralytique, et de ses ciseaux coupa la chemise jusqu'au bas; puis il posa le doigt sur le coeur, en disant.

—Tout est là!

Si Rig avait eu sa raison, s'il avait pu voir à travers son délire, il se serait reculé épouvanté devant le regard du malheureux; les yeux sortaient presque de l'orbite, le regard était effrayant, et les cheveux se dressaient sur le crâne.

Dans l'infirmerie, on n'entendait que la respiration régulière et le ronflement sonore du gardien endormi.

Rig prit son scalpel et dit:

—Viens, penche-toi…

Il se pencha lui-même, et d'un coup il enfonça le scalpel et coupa la peau… Alors un râlement faible sortit de la bouche du malheureux… Il voulait crier, mais pas un son ne sortait… Alors de grosses larmes coulèrent sur ses joues… Le vieux Rig, calme, tranquille, continuait son travail en disant:

—Ouf! là! le derme, et jusqu'à la couche cellulaire sous-cutanée.
Vois-tu… Le sang va nous gêner. Hop là!

Et d'un coup vigoureux le vieux Rig découvrit le coeur; nous y sommes.—Il avait les mains pleines de sang, le vieux Rig, mais il ne le voyait pas, il fouillait toujours et il dirigeait le scalpel dans les chairs, dégageant des peaux, avec ses doigts de squelette, les muscles d'un rouge noir, et les petits faisceaux des nerfs brillants éclatant comme de la nacre, et sur lesquels le sang coulait sans pouvoir les tacher.

—Voilà! voilà! disait Rig, coupant toujours, et ayant tout à fait découvert le coeur, il dit, en montrant l'aorte descendante et les plus gros vaisseaux:

—C'est par là que nous allons rendre l'air de la vie; et d'un coup de scalpel il trancha.

Aussitôt, il y eut un jaillissement de sang qui inonda la chambre.

On eût dit le jet d'une pompe; cela dura trois ou quatre secondes, qui suffirent à couvrir de sang les murs et les rideaux.

Et Fernand se dressa à demi, les yeux menaçants, la bouche crispée. Dans un effort suprême il jeta un cri épouvantable que seul, probablement, le vieux Rig n'entendit pas, mais qui réveilla les malades et le gardien. Ce dernier sortit vivement la tête de sous ses rideaux; en sentant la pluie chaude qui lui frappa le visage, il sortit de son lit. Voyant Rig debout, en chemise, inondé de sang, il courut, croyant que le vieux fou s'était blessé; il lui arracha le scalpel des mains, et, le prenant dans ses bras, il le porta jusqu'à son lit. Le vieux Rig se laissa faire. Calme, il disait, croyant sans doute parler toujours à l'être invisible pour lequel il venait de faire l'horrible expérience:

—Oui, emporte-moi, je suis las… Ah! ça a réussi; maintenant il est sauvé: l'air, en entrant dans l'aorte, a donné de la vigueur au sang… Les internes banderont la plaie, le difficile est fait… Tu as vu, il était mort, il s'est levé… Il est sauvé, j'en réponds!

Le gardien, l'ayant couché, courut aussitôt chercher l'interne de service et la soeur; quelques minutes après, ils arrivèrent. En entrant, ils furent effrayés de la quantité de sang projeté sur les murs, sur les rideaux, sur les meubles et sur le plafond.

—Mais il y a section complète de l'artère, dit aussitôt l'interne en courant vers le lit.

On découvrit le vieux Rig, et c'est avec stupéfaction qu'ils constatèrent qu'il n'avait rien… Le sauvage, absolument docile, se laissait tourner et retourner; il continuait:

—Et tu l'as vu, pas de souffrance!… Sais-tu pourquoi? C'est que, ce matin, je l'ai piqué avec mon aiguille trempée dans le curare. De là l'apparence de la mort… Puis, je fais l'opération et rends la vie… Georgeo…, tu diras au juge que l'argent que je t'ai pris est à moi; Georgeo, tu diras que l'or d'Iza est à moi… et je te rends la vie… Veux-tu, Georgeo?…

—Qu'est-ce que cela signifie? disait l'interne après un long examen.

À ce moment, un grand silence régnait dans le dortoir; les assistants, terrifiés, ne parlaient ni ne bougeaient, et ils entendirent d'abord le bruit de quelques gouttes tombant sur le parquet, puis le gloussement d'un filet d'eau… Ils se regardèrent, et le gardien, prenant la lampe, se dirigea vers le lit d'où semblait venir le bruit; lorsqu'il eut levé sa lampe pour éclairer le lit de Fernand, il jeta un cri de terreur… Tous accoururent et jetèrent une exclamation d'épouvante.

Le corps, exsangue, blanc, livide, seulement taché de sang, était étendu sur le lit, raidi, la face convulsée, les yeux vitreux, presque sortis de l'orbite, les dents mordant les lèvres… Au côté gauche, une blessure énorme, grande ouverte, les peaux rattachées par des épingles, laissant voir le coeur encore fumant.

Ce fut un cri d'horreur; on s'empressa autour du malheureux; mais tout était inutile. Fernand Séglin était mort.

Son meurtrier inconscient ne lui survécut guère… Lorsque, le lendemain, on lui mit la camisole de force pour le transporter à Charenton, il eut un accès épouvantable.

Ce fut le commencement de la fin; pris d'une rage folle, luttant sans cesse contre un ennemi invisible, on trouva un matin le vieux sauvage étendu sur son lit… On dénoua la camisole, le vieux misérable était mort. Il était passé dans l'éternité des victimes de ce qu'il appelait la médecine secrète.

XVIII

UNE MÈRE.

Simon, en marchant avec le gendarme, avait d'abord, pour se mettre bien avec lui, fouillé sa poche, tiré sa petite boîte à «pralines,» et, prenant la sienne, il lui avait dit:

—Peut-on vous offrir une friandise?

Le gendarme, en voyant ce qu'on lui offrait, avait fait une telle grimace, que le matelot l'avait jugé du coup: un terreux! Mais, comme il ne pouvait se dispenser de parler, il lui demanda:

—Qu'est-ce que c'est que la femme qui m'a fait demander?

—C'est une particulière qui depuis tantôt rôdait autour de la maison… On l'a attrapée au moment où elle grimpait après la grille pour escalader…

—Pour escalader?… Une femme? Et elle grimpait?

—Oui… On l'a arrêtée; on a voulu la mener chez vous, elle a refusé… et enfin, lorsqu'on l'a questionnée, elle a dit qu'elle venait à cause de vous et qu'elle était là pour vous.

Le matelot Simon n'était pas ordinairement pâle; il avait le visage fleuri, le nez ruisselant de carmin et les oreilles presque saignantes, et cependant il rougit, mais il rougit à en devenir presque noir. Il était bien aise que la nuit dissimulât son pudique embarras… C'est que Simon était pur… Simon se trouvait beau, il s'aimait; mais il ne permettait à personne de l'aimer… Une femme qui rôdait le jour autour de la maison, qui cherchait à s'y introduire la nuit pour lui, Simon… Certainement, cela le flattait… Il avait souvent, dans ses récits de voyages, raconté que des princesses de toutes les couleurs s'étaient pendues à son cou. C'est qu'alors il racontait ses rêves, et il savait bien que cela n'existait pas. Mais cette fois, c'était vrai. Une femme l'aimait dans l'ombre; il y avait autour de lui un oeil ardent qui cherchait son regard, et il n'avait rien vu… C'est avec une certaine émotion dans la voix qu'il demanda au gendarme:

—Dis donc, est-ce qu'elle est jeune?…

—Oui…, elle a de vingt-cinq à trente ans.

Simon fut obligé de mettre la main sur son coeur pour en comprimer les battements…

—A-t-elle l'air d'une personne riche?… A-t-elle l'air d'une étrangère?

Simon revenait tout de suite à ses rêves… Il pensait tout de suite aux contes qu'il se faisait à lui-même, une reine, une princesse d'une île merveilleuse, qui, risquant tout, bravant tous les dangers, traversait le monde pour venir lui demander sa main. Le gendarme était un homme positif, qui lisait les passeports et qui d'un coup d'oeil voit tout; il répondit:

—Elle a une robe de laine, un châle de dentelles, des boucles d'oreilles en or.

Des boucles d'oreilles en or! Simon était radieux; il attendait la fin de la phrase; le gendarme se taisait. Il demanda timidement:

—Et dans le nez?

Le gendarme s'arrêta et il fronça ses sourcils, gros comme des sangsues, sur ses yeux ronds, au regard doux… Il se fâchait; il croyait que le matelot voulait se moquer de lui… et d'un ton rogue, il dit:

—Qu'est-ce que vous dites?

Simon comprit. «Si c'est une princesse, pensa-t-il, pour ne pas être remarquée, elle s'est simplement vêtue et elle a retiré l'anneau de son nez.» Il demanda avec crainte:

—Gendarme, dis-moi, est-elle belle?

Le gendarme eut un sourire et un clignement d'yeux qui montrait que la vue de celle qu'il appelait «la particulière» lui avait été agréable, et il dit simplement:

—Les yeux bleus, nez droit, bouche petite, menton rond, visage ovale, cheveux blonds, sourcils bruns, teint pâle. Signe particulier: néant.

Tout cela avait été dit d'une traite et presque sans respirer. Simon avait regardé le gendarme, et il restait la bouche ouverte… Il avait peu ou pas compris.

—Qu'est-ce que vous avez dit?

—C'est le signalement

—Ah! bien…

Il y eut un silence de quelques minutes… On arriva à la caserne. Simon était très ému, et, se préparant à l'entrevue de celle qui l'aimait, il mouillait ses doigts de salive et lissait ses cheveux…

Les idées les plus folles passaient par le cerveau du matelot, et il voulait être beau, il voulait plaire; il tirait sa vareuse, il appliquait bien son grand col, il passait sa manche sous son nez… et, enfin, il se proposait de frapper un grand coup sur l'esprit de la reine kanaque qui s'était dérangée de si loin pour le venir trouver; car Simon était absolument convaincu que c'était une princesse des îles les plus extravagantes qui le faisait demander. La malheureuse avait été prise pour une drôlesse, à cause de son amour immodéré. D'abord, ce n'est pas une Française, une Européenne, qui monterait après des grilles pour l'idole de son coeur.

Il entra; on le conduisit au poste, et Simon faisait la risette, pour recevoir d'une façon aimable celle qui le demandait, lorsque tout à coup une femme se plaça devant lui et dit:

—Simon, est-ce que je suis une voleuse?

Le matelot fit un saut en arrière en exclamant:

—Madame!… Vous!… c'est vous qu'ils ont… prise…, arrêtée…
Qui donc?

Et le matelot, furieux, les sourcils froncés, jetait des regards de défiance autour de lui…

—C'est vous!… vous, madame!…

Puis changeant, passant tout à coup de la colère aux larmes, il se précipita aux genoux de la malheureuse Geneviève, en sanglotant et en disant:

—Vous, ma lieutenante… Vous allez revenir, n'est-ce pas?… Vous allez venir l'embrasser, cette petite, elle a besoin de sa mère… Madame Geneviève…, venez, venez. Il faudra bien qu'on vous reçoive.

On juge de l'étonnement du chef de poste, du bourgeois qui avait guidé les gendarmes, et des deux agents qui avaient arrêté la pauvre femme comme une voleuse. Sans qu'il pensât seulement à donner des explications au chef de poste, le matelot entraînait Geneviève en lui disant:

—Venez…, venez, ma lieutenante.

Et, bouleversée par l'émotion de son ancien serviteur, émue par sa brutale affection, Geneviève le suivit, les larmes aux yeux. Tout le long du chemin, Simon bavardait sur Jeanne sans comprendre lui-même ce qu'il disait, tant il était ravi de ce qui arrivait.

Lorsqu'ils furent devant la maison, il dit:

—Nous y voilà, madame Geneviève… Vous allez la voir…

Geneviève s'appuyait sur le petit mur; elle allait atteindre le but, et la force lui manquait.

—Maintenant, ma lieutenante, dit le matelot, gare dessous! C'est ici qu'il faut du courage.

—J'en aurai, dit bravement Geneviève en se redressant.

Le matelot ouvrit la grille, et ils entrèrent.

Geneviève, en disant qu'elle aurait du courage, voulait se le persuader à elle-même; mais elle était anéantie, écrasée. Tant qu'il n'avait été question que de lutter pour arriver à un résultat, elle avait été forte; prévoyant ce qui arriverait, Geneviève se disait qu'elle avait le courage du courage qu'elle avait eu. Elle avait été au danger comme l'homme va au combat, décidée à tout… Et à cette heure, sur le terrain, les armes prêtes, elle avait peur!… Elle avait le désir de reculer… Ce qui la préoccupait le plus, c'était l'engagement de l'action…. Ah! si Jeanne avait été là! Alors, elle l'aurait prise dans ses bras, et ferme, calme, elle aurait attendu qu'on vînt la lui arracher.

Elle suivit le matelot. Celui-ci montait le perron, ouvrait la porte du vestibule, la faisait entrer… C'était un sanglier que Simon; il donnait de la tête… En avant! disait-il, sans raisonner, sans mesurer ce qu'il faisait; il marchait, voulant brutaliser tout, il fallait en finir… Et coûte que coûte. Simon sentait revivre en lui l'affection qu'il avait eue pour son ancienne maîtresse; ému chaque jour par les questions de la petite Jeanne, parlant sans cesse de sa mère,—Simon voulait ce qu'il appelait l'abordage.

Il faisait tout à fait nuit, et tout dormait dans le pavillon, excepté Pierre, seul dans le salon; étendu sur le canapé, il lisait… Et c'était par les interstices des contrevents qui fermaient les fenêtres du salon, que l'on voyait filtrer la lumière… Le matelot savait que son maître, chaque soir, avant de gagner sa chambre, restait une heure ou deux dans le salon, écrivant ou lisant… Jusqu'alors, il avait trouvé cela absolument ridicule, ne s'expliquant pas les raisons qui poussaient son lieutenant à perdre, dans un travail inutile, le temps qu'on pouvait donner au sommeil… Le sommeil! pour Simon, c'était le rêve, c'est-à-dire la fortune, les honneurs…, un monde absolument bâti par son imagination, un monde qu'il gouvernait… Le sommeil! fallait-il être fou pour lire quand on pouvait dormir!

Au contraire, à cette heure, il était heureux de ce qu'il appelait le vice du lieutenant.

Il dit à Geneviève:

—Restez là. Attendez… Pas de bruit… Je reviens… Restez là.

Et, prenant la main de Geneviève, il la dirigea dans l'ombre, la plaça devant la porte en répétant:

—Ne bougez pas. Restez là!

Et il partit. La pauvre femme tremblait; oppressée, elle respirait avec peine, et se domptant, voulant être forte, elle se dressait; elle fut obligée, cependant, de s'appuyer sur le mur pour ne pas tomber. L'incertitude, l'inconnu même, au-devant duquel elle allait, en était la plus grande cause. Était-ce son mari? était-ce sa fille qu'elle allait voir devant elle lorsque cette porte s'ouvrirait, cette porte que la lumière encadrait d'un rayon? Elle avait peur; elle se sentait lâche; elle redoutait ce qu'elle avait tant désiré. Et cependant, appuyée sur la porte pour se soutenir, elle tendait l'oreille et n'entendait rien, rien…

Les minutes étaient des siècles.

Simon avait tourné le pavillon, et, par l'office, il était entré dans la maison; il était arrivé à l'autre porte du salon et avait frappé. A cette heure, tout le monde était ordinairement couché. Pierre, étendu sur le divan, lisait. Il se leva, étonné, et dit:

—Entrez!

En voyant son matelot, il fut plus impatienté qu'étonné. Il lui dit tranquillement:

—Que veux-tu à cette heure?… Pourquoi n'es-tu pas couché?

Le matelot s'avança tête nue, et, embarrassé, balbutiant, il répondit:

—Je voulais me dormir…; mais ça ne s'est pas pu… Il y a des affaires… et il faut finir ça.

L'incohérence de ce langage fit lever la tête à Pierre, qui, regardant fixement son matelot, s'aperçut aussitôt du bouleversement de ses traits, de son allure singulière, de son embarras, et cependant de sa volonté d'agir, car, au premier mot d'impatience de son lieutenant, le matelot Simon s'éclipsait ordinairement.

Pierre, les sourcils froncés, le regard perçant, demanda au matelot:

—Qu'est-ce qu'il y a, Simon?… Que veux-tu dire?

—Je veux dire… je veux dire… Et puis ça m'ennuie, parce que vous allez dire non, et cependant il n'y a pas, là… tonnerre de Brest! il faut en finir…

Pierre avait repoussé son livre, il regardait son matelot avec inquiétude, se demandant s'il n'était pas fou.

Simon, semblant faire un effort, prenant un brusque parti, s'écria:

—Il faut en finir, quoi! Il y a quelqu'un qui vous demande, qui veut vous voir… Et il n'y a pas à dire non! il faut…

L'allure, le langage du matelot déplaisaient à Pierre, il allait s'impatienter; il demanda sévèrement:

—Qui me demande?… Que signifie cette comédie?

—Qui vous demande?…la comédie?… Tenez, voilà…, mon lieutenant, vous vous fâcherez, vous me chasserez… mais bon sens… de bon Dieu… cette enfant-là, elle me fait pleurer quand elle me demande sa mère, et il faut qu'on la lui rende.

Et, courant vivement, il traversa le salon, ouvrit la porte, puis, prenant Geneviève par la main, il la fit entrer, en disant:

—C'est ma lieutenante qui veut vous voir.

Pierre se recula étourdi en la reconnaissant. Geneviève tomba à genoux sur le seuil et dit, en tendant vers lui ses mains jointes:

—Grâce!… Grâce!…

Pierre s'était écrié avec stupéfaction:

—Geneviève!…

Et d'un geste prompt, montrant la porte à son matelot, il avait ajouté:

—Va-t'en vite, toi; nous causerons demain.

Simon s'était envolé. Il avait presque sauté par-dessus une chaise, et, la porte étant fermée, seul dans le couloir, les larmes dans les yeux, il disait:

—Espère! espère!… Il me fera ce qu'il voudra… Pas moins vrai qu'ils sont ensemble… et que je vais aller réveiller la petite Jeanne.

Pierre, les sourcils froncés, le ton rude, demanda:

—Que me voulez-vous, madame?

—Pierre, Pierre…, en grâce, rends-moi mon enfant,..

Et elle tendait vers lui ses mains jointes, et sa voix était suppliante et son allure était humble. Pierre avait recouvré tout son calme; il lui dit:

—Relevez-vous, madame, je n'ai pas de grâce à accorder… Pierre Davenne, l'homme auquel vous vous adressez, est mort… Vous êtes veuve!…

Geneviève le regardait, étonnée, cherchant à lire des impressions sur sa face; mais le visage de Pierre était immobile; son regard, un instant enflammé lorsqu'il l'avait vue, était comme éteint; elle fut effrayée de ce calme, et dit timidement:

—Je suis prête à tout supporter, à tout entendre…, à tout subir… Le châtiment sera ce que tu voudras, point de pardon… Mais laisse-moi près de mon enfant…

—Madame, vous parlez d'un passé mort… Vous n'avez plus d'époux, vous n'avez plus d'enfant.

A ce mot Geneviève se releva… et audacieuse, crâne, elle s'écria:

—Je n'ai plus d'enfant!… plus d'enfant! Je supplie, vous refusez!… J'exige alors… Je veux mon enfant…; je suis ce que vous voudrez, la dernière des créatures, châtiez-moi, insultez-moi… Faites-moi passer devant un tribunal, jetez-moi la honte au visage, j'ai fauté, je dois subir la peine… Mais il n'est pas un tribunal qui vous autorisera à garder mon enfant… J'ai sur lui autant de droits que vous…

Pierre, en voyant Geneviève se relever et dicter sa volonté, la regarda, étonné, semblant, ne pouvoir en croire ses yeux et ses oreilles… Il avait beaucoup souffert, il savait être froid; il répondit doucement:

—Je vous ai dit, madame, que vous êtes veuve… Celui que vous cherchez est mort. Pierre Davenne n'existe plus… et sa fille n'est plus en France…

—Ah! je sais que Jeanne est ici… et je ne sortirai qu'avec elle.

Le front de Pierre se plissa… Il s'avança vers Geneviève, et lui dit:

—Vous sortirez d'ici seule, comme vous êtes entrée… Seule, entendez-vous, et vous oublierez où se trouve cette maison… Si vous voulez que pour un jour, pour une heure, celui que vous avez outragé, celui que vous avez désespéré revive… que votre volonté soit faite… Veuve, personne n'avait rien à vous dire: votre passé est inconnu, et, s'il reste en vous quelques sentiments honnêtes, vous pouvez vous relever par une vie nouvelle… Si, au contraire, vous voulez être encore la femme de Pierre Davenne…, vous n'êtes plus que la misérable, ingrate et infâme, la fille pauvre, prise par un honnête homme qui lui donnait sa fortune… et de plus son nom,—un nom honoré et respecté,—un honnête homme qui l'adorait, qui n'avait que les soins qu'elle lui donnait, qui avait quitté pour elle, la pauvre petite ouvrière, la carrière brillante des armes… Vous n'êtes plus que la femme coupable, à laquelle on avait donné le bonheur et qui a rendu la honte!… Madame Pierre Davenne, c'est la femme déshonorée, que son mari repousse; c'est la mère indigne qui se salit, oubliant qu'au-dessous de la loi, la société, le monde injuste, fait supporter aux enfants la faute des mères… Vous voulez votre enfant, et pourquoi? Femme coupable, le foyer vous est fermé, et vous voulez condamner votre enfant à la vie que vous devez subir!

Pierre s'était emporté, violent, cruel, il parlait vite, l'oeil en flamme, les poings serrés. Geneviève, écrasée sous cette accusation, sous ce jugement, mais blessée, meurtrie par les outrages, ne voulait plus céder sur un point; femme, elle supportait tout; mère, elle exigeait, et elle était prête à se venger du mal que, dans son emportement, Pierre lui faisait subir. Pierre continua:

—Finissons-en, puisque vous avez besoin de faire connaître à tous ce que vous êtes; appelez-moi donc devant un tribunal… et nous verrons si, lorsque je dirai ce que vous êtes…, des juges vous croiront digne encore d'élever notre enfant… Jeanne est élevée par moi… Vous ne la verrez jamais… Vous n'avez plus d'enfant… Jeanne est ma fille, ma fille à moi.

C'était trop pour Geneviève. Elle était trop abaissée et elle voulut se venger avec les armes dont son mari se servait contre elle. Elle se redressa, et, cynique, insolente, elle lui dit:

—Votre fille… à vous… Qu'en savez-vous?…

Elle n'avait pas achevé que Pierre s'était précipité sur elle, la tenant par le cou, prêt à l'étrangler, exclamant:

—Misérable!

Effrayée, épouvantée, et comprenant seulement trop tard la portée du mensonge qu'elle venait de commettre, elle se laissa tomber aux pieds de son mari, ne cherchant pas à lutter, mais s'écriant aussitôt:

—Non! non! Pierre… non! j'ai menti… je suis une misérable!

Et pantelante, s'offrant en sacrifice, appelant le châtiment, elle étendit les bras, offrant sa poitrine. Elle ajouta:

—Je l'ai mérité, tue-moi… ici… et c'est la dernière grâce que je te demande, que, morte, j'aie l'adieu de mon enfant… Frappe!

Le mouvement de colère qui avait entraîné Pierre s'éteignit aussitôt; il était honteux de lui; son bras s'était levé sur une femme. A cette pensée, le rouge brûlait son visage… Il venait de souffrir en une seconde plus qu'il n'avait souffert en toute sa vie… Jamais cette infernale pensée ne s'était présentée à son cerveau… Cette enfant, l'adoration de sa vie, sa Jeanne, l'enfant d'un autre… Oh! c'était trop… trop!

Geneviève, sous les coups terribles qui lui avaient été portés, n'était parvenue à se monter que par des efforts incessants.—Depuis quatre ans, elle avait, par une vie de sainte,—non par la vie claustrale et la dévotion, mais par le travail, par l'utile, par le vrai, dans le bien enfin, elle avait essayé de racheter son passé…

Si elle avait été cacher ses douleurs dans un couvent, elle n'aurait pas eu la lutte constante à soutenir entre le bien et le mal… isolée, défendue… Elle était rentrée dans la vie, la vie du pauvre, qui se lève tôt et travaille jusqu'au soir pour avoir le pain du jour… Belle, elle était restée sourde à toutes les avances.

Pas un jour, pas une heure, elle ne s'était dit:

—Je suis libre!

Au contraire, sa devise nouvelle, depuis qu'elle avait eu la liberté de la veuve, avait été: le devoir.

Veuve! Bah! elle n'y avait jamais songé, elle pensait:

—Je suis mère!…

Puis elle souffrait de cette autre pensée;

—Je suis coupable!

Et elle revenait chaque jour, en larmes et à genoux, sur la tombe de l'époux demander pardon de sa faute!…

L'expiation avait été longue et pénible, et, à cette heure, elle espérait qu'on aurait tenu compte, non du sacrifice, mais de ce qu'elle appelait le devoir accompli. Au contraire, bien plus sévère qu'à l'heure de la faute, ce passé dont elle avait honte, cette boue de sa vie, on la lui jetait à la face; sa vie honnête, sa vie nouvelle, ses luttes avec le misérable qui l'avait perdue, ces luttes dont elle était sortie aussi pure, on ne les comptait pas.

La pauvre femme ne savait pas que, du jour où Pierre avait joué la lugubre comédie de la mort, il avait eu la force de se considérer comme mort; jamais il n'avait pensé à elle, jamais il ne s'était informé de sa vie; les démarches du matelot lui étaient personnelles; il ne l'avait écouté qu'une fois, le jour où il avait dit:

—Elle est honnête, elle vit de son travail…

Il avait répondu:

—Elle verra son enfant lorsque celle-ci sera assez grande pour la voir sans danger.

C'est que Pierre était un homme de fer, sévère pour lui, cruel pour les autres, et bien convaincu de la vérité des vers de Boileau:

  L'honneur est comme une île escarpée et sans bords;
  On n'y peut plus rentrer dès qu'on en est dehors.

Sa femme avait manqué à l'honneur, sa femme était perdue… Homme, il était incapable de poursuivre une femme de sa vengeance. Non! il l'avait abandonnée à sa boue; il lui avait retiré «lui»; il la condamnait à vivre avec son amant, et surtout à l'oubli. Mais il frappait sur l'homme. A l'une, le mépris dédaigneux dans l'oubli; à l'autre, la haine, la haine implacable, mortelle.

Le frère, cet ami était venu chez lui, avait mordu la main tendue, déshonoré le foyer, il avait été indigne, traître, ingrat et lâche… Pas de pitié… Nature entière, Pierre, en sortant de la tombe, avait choisi le nom qui le peignait le plus justement: Jean Sévère. Et jusqu'au bout, sans faiblesse, sans pitié, il accomplissait la tâche qu'il s'était imposée: la vengeance!

Sa femme était morte pour lui…

Son ami, il mourrait… Et Pierre ne redoutait plus l'heure où il aurait à se placer devant lui, il l'attendait…

Geneviève, au contraire, croyait que son mari s'intéressait à sa vie, savait les cruautés de l'expiation, et c'est pour cela qu'un cri de haine, un mensonge,—un crime à cette heure,—était sorti de sa bouche.

En voyant ce que ce mot avait fait, Geneviève aurait donné sa vie pour ne pas l'avoir dit.

Après son accès de colère, accès qui n'avait pas duré plus que l'éclair, Pierre, écrasé, était retombé sur le canapé et, redevenu faible comme un enfant, prenant sa tête dans ses mains, il fondit en larmes. Et ses sanglots désespéraient la malheureuse femme. Se traînant à genoux jusqu'à ses pieds, elle s'écriait:

—J'ai menti… Je suis une indigne créature, punis-moi, châtie-moi…
Oh! si tu savais ce que j'ai souffert pour revoir ma Jeanne… Pierre,
Pierre, oh! je t'en supplie, ne pleure pas ainsi… Tu sais bien qu'elle
est ta fille…

—Oh! si vous saviez, malheureuse, le doute affreux que vous avez jeté en moi!… Si vous saviez de quelle infernale pensée ma vie va être assiégée!… L'unique être pour lequel je vis… Mais, malheureuse femme, vous ne pensez donc pas que cette enfant a besoin de moi pour vivre… Vous ne sentez donc pas qu'en m'arrachant l'affection sacrée dont mon coeur est plein, c'est un crime nouveau ajouté aux autres!

—Pardon, Pierre…, j'ai menti… Sur elle, sur ma Jeanne…, devant Dieu, je le jure…, j'ai menti; tu me martyrisais, j'ai commis une infamie pour me venger… Grâce… encore une fois…

Il y eut une longue minute de silence pendant laquelle on n'entendait que les sanglots étouffés des deux malheureux. Pierre était bien forcé de se l'avouer, l'amour de jadis était mort véritablement. Sa femme était belle, sa femme était jeune, nous l'avons dit; Pierre ignorait la vie exemplaire par laquelle Geneviève avait essayé de racheter le passé. Et cependant que lui demandait-elle? Son enfant! Elle ne pouvait avoir la pensée d'emmener Jeanne; ce qu'elle désirait, ce qu'elle réclamait, c'était donc sa place au foyer, près de son enfant. Et cela semblait impossible à Pierre. Il fit un effort, essuya ses yeux et demanda:

—Enfin, que voulez-vous?

Geneviève releva vers lui ses beaux yeux suppliants et dit:

—Je te demande, Pierre, de m'accueillir… Je suis maintenant habituée au travail…, tu me considéreras comme ta servante…; mais tu me laisseras près de mon enfant, je subirai tout… Je la respecterai, Elle

—Que me dites-vous là, madame?… Elle… Vous parlez de celle qui, regrettant le malheur survenu par elle à cause de vous, s'est sacrifiée pour élever votre enfant à l'heure où vous vous étiez rendue indigne de cette mission sainte… Sous ce toit, madame, ne vivent que d'honnêtes gens… Mlle Madeleine de Soizé est restée ce qu'elle était, la fiancée trompée… à cause de vous!

Geneviève était toujours à genoux; humiliée, elle baissa la tête… Mais elle était satisfaite de la déclaration que son mari venait de faire… Madeleine n'avait été que la directrice de Jeanne…

Pierre continua:

—Aujourd'hui, si j'accordais ce que vous demandez, avez-vous pensé, madame, que ma fille me demanderait la raison qui me fait donner une si basse condition à sa mère?… Avez-vous pensé qu'en vous revoyant elle me demandera la cause de ce long éloignement?… Que devrai-je lui dire?…

—Oh! vous êtes sans pitié…

—Ne l'avez-vous pas été vous-même?

—Ainsi, supplia Geneviève, vous refusez? Eh bien, écoutez… Pierre, écoutez. Je travaille, je continuerai, je resterai loin de vous, ne vous tourmentant pas…; mais laissez-moi seulement la voir, à des heures que vous fixerez; vous me permettrez, cachée, de la regarder, de l'entendre… Voulez-vous?

Et comme Pierre ne répondait pas…, elle s'accrocha à lui, suppliante.

—Pierre! Pierre! je t'en supplie, c'est épouvantable ce que je souffre. Pierre, c'est par quatre années de luttes, de misères, de larmes et de travail, c'est surtout par quatre années de remords et de repentir que j'ai cherché à mériter mon pardon. Ma vie, je l'avais dévouée à mon enfant. Je me croyais veuve, et ce veuvage, je l'avais juré éternel. Je voulais, par l'austérité de ma vie, racheter ce passé et me rendre digne du retour de mon enfant. Pierre! seras-tu sans pitié? Si tu ne veux me rendre mon enfant, tue-moi!…

On entendait du bruit dans le couloir… Pierre, qui avait écouté ces dernières phrases avec étonnement, dit avec vivacité:

—Relevez-vous! relevez-vous! On vient!

—Non! dit-elle! non! Je suis coupable; si tu refuses le pardon, châtie-moi devant tous… Chasse-moi… Ton outrage dernier me donnera le courage de mourir…

—Mais relève-toi! exclama Pierre, la saisissant et la redressant…
C'est Jeanne, je ne veux pas qu'elle te voie à mes genoux…

Mais Geneviève retomba sur ses genoux, elle était sans force; à son tour, elle avait peur. Pierre avait dit que c'était Jeanne qui venait, et la mère se demandait si sa fille allait la reconnaître, et la malheureuse redoutait que son enfant, n'ayant entendu parler d'elle que comme d'une coupable, hésitât à venir vers elle… Geneviève restait à genoux pour tendre à son enfant ses mains jointes. Mais Pierre, en la voyant retomber è ses pieds, avait couru vers la porte dont déjà la serrure craquait; il l'avait repoussée en disant brutalement:

—Je veux être seul… Qu'on me laisse…

La porte s'était fermée, et il avait poussé le verrou… Alors on entendit la voix argentine de l'enfant qui disait:

—Oh! tu vois, Simon, tu fais gronder petit père!

Alors, comme dans une extase, Geneviève étendit les bras; il semblait qu'elle voyait au travers de la porte. Charmée, ravie, souriant à sa vision, penchant la tête pour entendre encore ce chant aimé: la voix de son enfant.

Pierre, haletant, était revenu vers elle.

—Tais-toi! tais-toi!, disait-il… Tu reverras ta fille.

Alors elle leva les yeux vers lui; il lui sembla qu'il était transformé, il lui sembla que des larmes coulaient sur ses joues; il répétait, suppliant:

—Tais-toi…, je t'en supplie, tais-toi.

Geneviève cependant ne disait, ou plutôt ne balbutiait que des mots sans suite:

—C'est elle, ma Jeanne!… mon ange! Jeanne! mon trésor!

Et Pierre dit:

—Geneviève…, il faut avoir de la raison… Il faut que l'ont dise à l'enfant pourquoi elle revoit sa mère… Geneviève… Dans l'idée qu'un jour peut-être, sur sa route, Jeanne pouvait te revoir, je lui ai dit que les morts revenaient quelquefois…; car pour elle tu es morte… et, sur sa demande, un jour j'ai fait porter des couronnes sur ta tombe… A cette heure… la nuit… l''enfant à peine éveillée te prendrait peut-être pour une vision, pour un fantôme… Et qui sait si le bouleversement de la peur ne tuerait pas… notre enfant…

Geneviève s'était redressée alors, effrayée, tendant les mains comme les gens qui disent: Chut! se soumettant; lorsque Pierre, après avoir hésité, dit: «Notre enfant!» elle eut un gros soupir de soulagement et se jetant dans ses bras…

—Oh! merci! merci…, s'écria-t-elle.

Pierre ne la repoussa pas. Elle vacillait, il la soutint, et comme les sanglots la faisaient haleter, il appuya sa tête sur son épaule, et plaça sa main caressante sur ses beaux cheveux blonds…

La vie humaine a son côté matériel, son côté positif, son côté charnel… et peut-être ce rapprochement des deux êtres fit-il plus que tout. En sentant battre sur son coeur le coeur de celle qu'il avait tant aimée, en sentant sous ses doigts cette chair de velours et ces cheveux de soie, en respirant le parfum de la femme autrefois adorée, en admirant enfin cette superbe créature qui était à lui, cette beauté complète, l'amour se réveilla. Il y eut un tressaillement dans son être, et Geneviève le ressentit.

En une minute, le tableau de la vie austère de la veuve passa devant les yeux de Pierre; il comprit le courage dépensé par cette femme, jeune et belle, par cela même livrée à toutes les tentations, à cette femme jetée dans la vie misérable et abandonnée, libre, puisqu'elle était veuve… et qui avait eu le courage de remonter l'abîme dans lequel elle était tombée. Seule, sans appui, sans soutien, n'ayant qu'une pensée: bien faire, pour racheter sa faute… Habituée au luxe, elle avait vécu pauvre, sans se plaindre: châtiée par lui, elle n'avait gardé que l'adoration de sa mémoire… Il n'y avait eu en elle qu'un désir: racheter sa faute…

Il la pressait dans ses bras, et les battements de leur coeur se rencontraient. En sentant les tressaillements de son mari, Geneviève releva la tête en les attribuant, la pauvre femme, à la répulsion qu'elle inspirait, et son regard suppliant cherchait le regard de Pierre. Elle sentit une larme tiède tomber sur son front, elle exclama:

—Pierre! Pierre! ne pleure pas!

Pierre lui prit la tête et, la regardant bien en face, les yeux dans les yeux, il lui demanda:

—Que veux-tu, Geneviève?

Elle répondit:

—Le pardon… le pardon…

Alors Pierre sourit, et comme il soutenait sa tête, il avança son visage; leurs lèvres se rencontrèrent dans un long baiser… Geneviève eut comme un spasme, et, fermant les yeux, perdant connaissance, elle dit en défaillant dans les bras de Pierre:

—Je puis mourir maintenant… Dieu est bon!…

Mais le matelot avait sa tête à lui, et lorsqu'il s'était promis quelque chose, il fallait que ce quelque chose arrivât. Or, il voulait brusquer la situation, et carrément. Sans souci de ce que pourrait dire ou penser son maître, il avait été réveiller la petite Jeanne, en lui disant:

—Vite, mamzelle, sur le pont… Petite mère est revenue de son grand voyage, et elle nous attend en bas…

Et la ravissante enfant avait ri en lui répondant:

—Je ne le rêvais donc pas, Simon…?

Simon, en entendant ça, resta bouche ouverte; il faillit en perdre sa praline, et, ne trouvant rien à dire, il exclama:

—Espère! espère!

Prenant l'enfant en toilette de nuit, c'est-à-dire presque nue, dans ses bras, il la descendit au salon. Nous avons vu ce qui s'était passé… Mais le matelot avait répliqué:

—Bon sens! par mon saint patron, pour une fois que je mange la consigne, je la mangerai jusqu'au bout… Et il s'enfonça dans le couloir, pour regagner le vestibule, marchant sur la pointe du pied.

Arrivé devant la porte du salon, il posa l'enfant et lui dit:

—Mamzelle, courez voir maman!

Et brusquement, il ouvrit la porte. Oh! alors, il baissa la tête, relevant les épaules, s'apprêtant à recevoir une bordée d'injures. Rien!

L'enfant, en reconnaissant sa mère, courut se jeter dans ses bras, et pendant deux grandes minutes ce ne fut qu'un bruit de baisers, de sanglots, qu'un balbutiement de mots, de tendresse, d'amour.

—Jeanne! ma fille! ma chérie, ma vie! je meurs!…

Et Pierre, qui les tenait toutes deux embrassées, pleurait…

Le matelot cligna de l'oeil en dessous, et, en voyant la scène de bonheur qu'il avait amenée, tout stupéfait, mais heureux, il s'avança, et, ne pouvant résister à ce qu'il éprouvait, il fit une épouvantable grimace; de grosses larmes coulèrent sur ses joues, et il les tamponnait avec de grands coups de manche, des coups à s'écraser le nez… Enfin, succombant sous l'émotion, il tomba à genoux, et, joignant ses larges mains, il s'écria avec des sanglots:

—Ah! monsieur notre Seigneur le bon Dieu, vous, mon saint patron… et vous, Notre-Dame de chez nous, ah! bon Dieu de bon sang! que vous êtes de bonnes gens!… Simon peut mourir… Il les a vus tous heureux…

Alors Pierre releva la tête et dit avec émotion en lui tendant les bras:

—Simon!… Simon!… Allons, viens, mon vieux fidèle…, viens prendre ta part du bonheur auquel tu as contribué. Et après celles de Pierre, les lèvres fraîches de Geneviève se placèrent sur la peau dure du vieux matelot. L'enfant disait:

—Oh! petite mère, c'est gentil d'être revenue… pour longtemps, dis?…

Les grands yeux humides de Geneviève regardèrent Pierre, et celui-ci répondit à l'enfant:

—Petite mère est revenue pour toujours.

A cette heure, Madeleine de Soizé, qui s'était éveillée au bruit, avait entendu la scène; triste, elle était remontée chez elle; elle avait dit tout bas:

—Si cruel qu'il ait été, mon devoir est accompli.

Elle écrivit deux lignes qu'elle mit sous enveloppe à l'adresse de
Pierre. Ces lignes étaient:

«Adieu, je serais de trop. Ma présence rappellerait sans cesse le passé, qui doit être oublié, et je souffrirais trop de voir une femme vous aimer. C'est au couvent que j'irai ensevelir l'amour que je vous ai caché. Pierre, adieu! Je prierai pour votre bonheur à tous.

«Madeleine de Soizé.»

Le lendemain, lorsqu'on s'éveilla dans le pavillon du bord de l'eau, Madeleine était partie… Pierre lut la lettre. Étonné, il hocha la tête et murmura:

—Noble créature!… Et le misérable ne l'avait pas devinée…

Il dit à sa femme et au matelot que, depuis longtemps, Madeleine avait dit que le jour où Geneviève reviendrait, elle partirait; qu'elle avait hâte de vivre dans sa famille. L'animosité de Mme Davenne s'éteignit en apprenant que souvent Madeleine l'avait défendue et avait réclamé le pardon.

Pierre lut avec stupéfaction dans le journal l'épouvantable fin de Fernand et du vieux Rig… Et, vivement impressionné par l'horreur de cette mort, il bénit le sort qui empêchait ainsi un procès scandaleux, dans lequel la haine de Fernand n'aurait pas manqué de le mêler.

Ce que devint Iza, la belle Moldave, ce serait bien long à raconter… Toute la jeunesse élégante et extravagante l'a connue sous le nom d'Iza la Ruine; elle a été rendue presque célèbre par un épouvantable procès. Un jour, peut-être, écrirons-nous cette autre histoire.

FIN DU TOME SECOND

TABLE DES MATIÈRES DU TOME SECOND

Troisième partie

  I. La veuve d'un vivant
  II. À l'oeuvre, Simon!
  III. Ce qu'était devenue Mme Davenne
  IV. Le rendez-vous
  V. Les ahurissements de Simon
  VI. Comment Rig écrivait l'histoire
  VII. Les rêves dorés de la belle Iza
  VIII. La petite Jeanne
  IX. Le Calvaire d'une femme
  X. Le doute
  XI. Deux promenades en voiture
  XII. Une révélation
  XIII. Désespoir
  XIV. Le quart d'heure de Rabelais
  XV. La médecine secrète du vieux Rig
  XVI. Le plan de Geneviève
  XVII. Où le vieux Rig fait un cours pratique de chirurgie
  XVIII. Une mère

_____________________________________________ Paris.—Imp. Vve Albouy, 75, avenue d'Italie.

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