La femme et le pantin: roman espagnol
«Mateo qui ne m’aimes plus! Je me suis levée pendant ton sommeil et j’ai été retrouver mon amant, hôtel X..., chambre 6; tu peux me tuer là si tu veux, la serrure restera ouverte. Je prolongerai ma nuit d’amour jusqu’à la fin de la matinée. Viens donc! j’aurai peut-être la chance que tu me voies pendant une étreinte,
«Je t’adore.
«Concha.»
J’y allai. Quelle heure que celle-là, mon Dieu! Un duel suivit. Ce fut un scandale public. On a pu vous en parler...
Et quand je pense que tout ceci était «pour m’attacher»! Jusqu’où l’imagination des femmes peut-elle les aveugler sur l’amour viril!
Ce que je vis dans cette chambre d’hôtel survécut désormais comme un voile entre Concha et moi. Au lieu de fouetter mon désir comme elle l’avait espéré, ce souvenir se trouva répandre sur tout son corps quelque chose d’odieux et d’ineffaçable dont elle resta imprégnée. Je la repris pourtant; mais mon amour pour elle était à jamais blessé. Nos querelles devinrent plus fréquentes, plus âpres, plus brutales aussi. Elle s’accrochait à ma vie avec une sorte de fureur. C’était pur égoïsme et passion personnelle. Son âme foncièrement mauvaise ne soupçonnait même pas qu’on pût aimer autrement. À tout prix, par tous les moyens, elle me voulait enfermé dans la ceinture de ses bras. Je m’échappai enfin.
Cela se fit un jour, tout à coup, après une scène entre mille, simplement parce que c’était inévitable.
Une petite gitane, marchande de corbeilles, avait monté l’escalier du jardin pour m’offrir ses pauvres ouvrages de joncs tressés et de feuilles de roseaux. J’allais lui faire une charité, quand je vis Concha s’élancer vers elle et lui dire avec cent injures qu’elle était déjà venue le mois précédent, qu’elle prétendait sans doute m’offrir bien autre chose que ses corbeilles, ajoutant qu’on voyait bien à ses yeux son véritable métier, que si elle marchait pieds nus c’était pour montrer ses jambes, et qu’il fallait être sans pudeur pour aller ainsi de porte en porte avec un jupon déchiré à la chasse des amoureux. Tout cela, semé d’outrages que je ne vous répète pas, et dit de la voix la plus rogue. Puis elle lui arracha toute sa marchandise, la brisa, la piétina... Je vous laisse à deviner les sanglots et les tremblements de la malheureuse petite. Naturellement je la dédommageai. D’où bataille.
La scène de ce jour-là ne fut ni plus violente ni plus fastidieuse que les autres; pourtant elle fut définitive: je ne sais pas encore pourquoi. «Tu me quittes pour une bohémienne!—Mais non. Je te quitte pour la paix.»
Trois jours après, j’étais à Tanger. Elle me rejoignit. Je partis en caravane dans l’intérieur, où elle ne pouvait me suivre, et je restai plusieurs mois sans nouvelles d’Espagne.
Quand je revis Tanger, quatorze lettres d’elle m’attendaient à la poste. Je pris un paquebot qui me conduisit en Italie. Huit autres lettres me parvinrent encore. Puis ce fut le silence.
Je ne rentrai à Séville qu’après un an de voyages. Elle était mariée depuis quinze jours à un jeune fou, d’ailleurs bien né, qu’elle a fait envoyer en Bolivie avec une hâte significative. Dans sa dernière lettre, elle me disait: «Je serai à toi seul, ou alors à qui voudra.» J’imagine qu’elle est en train de tenir sa seconde promesse.
J’ai tout dit, monsieur. Vous connaissez maintenant Concepcion Perez.
Pour moi, j’ai eu la vie brisée pour l’avoir trouvée sur ma route. Je n’attends plus rien d’elle, que l’oubli; mais une expérience si durement acquise peut et doit se transmettre en cas de danger. Ne soyez pas surpris si j’ai tenu à cœur de vous parler ainsi. Le carnaval est mort hier; la vie réelle recommence; j’ai soulevé un instant pour vous le masque d’une femme inconnue.
«Je vous remercie», dit gravement André, en lui serrant les deux mains.
XV
Qui est l’épilogue et aussi la moralité de cette histoire.
André revint à pied vers la ville. Il était sept heures du soir. La métamorphose de la terre s’achevait insensiblement par un clair de lune enchanté.
Pour ne pas revenir par le même chemin—ou pour toute autre raison,—il prit la route d’Empalme après un long détour à travers la campagne.
Le vent du sud l’enivrait d’une chaleur intarissable qui, à cette heure déjà nocturne, était encore plus voluptueuse.
Et comme il s’arrêtait, les yeux presque fermés, pour jouir de cette sensation nouvelle avec frisson, une voiture le croisa, et s’arrêta brusquement.
Il s’avança; on lui parlait.
«Je suis un peu en retard, murmurait une voix. Mais vous êtes gentil, vous m’avez attendue. Bel inconnu qui m’attirez, devrais-je me confier à vous sur cette route déserte et sombre? Ah! Seigneur, vous le voyez bien: je n’ai guère envie de mourir, ce soir!»
André jeta sur elle un regard qui voyait toute une destinée; puis, devenu soudain très pâle, il prit la place vide auprès d’elle. La voiture roula en pleine campagne jusqu’à une petite maison verte à l’ombre de trois oliviers. On détela les chevaux. Ils dormirent. Le lendemain, vers trois heures, ils reprirent le harnais. La voiture repartit pour Séville et s’arrêta, 22, plaza del Triunfo.
Concha en descendit la première. André suivait. Ils entrèrent ensemble.
«Rosalia! dit-elle à une femme de chambre. Fais mes malles, vite! Je vais à Paris.
—Madame, il est venu ce matin un monsieur qui a demandé Madame, et qui a beaucoup insisté pour entrer. Je ne le connais pas, mais il a dit que Madame le connaît depuis longtemps et qu’il serait bien heureux si Madame daignait le recevoir.
—A-t-il laissé une carte?
—Non, Madame.»
Mais en même temps, un domestique se présentait, portant une lettre, et André sut plus tard que la lettre était celle-ci:
«Ma Conchita, je te pardonne. Je ne puis vivre où tu n’es pas. Reviens. C’est moi, maintenant, qui t’en supplie à genoux.
«Je baise tes pieds nus.
«Mateo.»
Séville, 1896.
Naples, 1898.
NOTES:
[1] Prononcer: Conntcha, Conntchita, etc.
[2] Novio, et le féminin novia, correspondent exactement à ce que les ouvriers français appellent une connaissance. C’est un mot délicat en ceci qu’il ne préjuge rien et qu’il désigne à volonté l’amitié, l’amour ou le plus simple concubinage.
[3] Gendarme espagnol.
[4] La manufacture de tabacs de Séville.
[5] Un sou.
[6] Cinq sous.
«Quelqu’un nous écoute?—Non.
—Tu veux que je te dise?—Dis.
—Tu as un autre amant?—Non.
—Tu veux que je le sois?—Oui.»
[8] Mozita est un mot plus familier que Virgen, et que les jeunes filles emploient plus librement pour exprimer qu’elles sont restées pures. Le mot français qui traduit la même nuance est aujourd’hui déconsidéré.
[9] «Le petit brun.»
[10] Le mot Inglès (Anglais) désigne tous les étrangers, en Espagne.
[11] Hôtel privé.
[12] Les maisons espagnoles sont fermées par une grille à travers laquelle on voit, au-delà d’un large passage, le patio, cour intérieure d’une architecture très ornée, avec une fontaine et des plantes vertes.