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La fille du capitaine

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The Project Gutenberg eBook of La fille du capitaine

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Title: La fille du capitaine

Author: Aleksandr Sergeevich Pushkin

Illustrator: A. Paris

Translator: Louis Viardot

Release date: December 9, 2009 [eBook #30638]

Language: French

Credits: Produced by Zoran Stefanovic, Eric Vautier, Rénald Lévesque
and the Online Distributed Proofreaders Europe at
http://dp.rastko.net. This file was produced from images
generously made available by the Bibliothèque nationale
de France (BnF/Gallica)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA FILLE DU CAPITAINE ***





BIBLIOTHÈQUE DES ÉCOLES ET DES FAMILLES


LA FILLE

DU CAPITAINE

par

ALEXANDRE POUSCHKINE

TRADUIT DU RUSSE PAR LOUIS VIARDOT

Ouvrage illustré de 33 gravures
D'après les dessins d'A. PARIS


QUATRIÈME ÉDITION




PARIS
LIBRAIRIE HACHETTE ET Cie

1901




AVERTISSEMENT DES ÉDITEURS

La nouvelle que nous publions est considérée en Russie comme le meilleur ouvrage en prose du poète Pouschkine. Elle peut soutenir la comparaison avec les récits les plus attachants de Nicolas Gogol.

Alexandre Pouschkine, né à Saint-Pétersbourg en 1799, est mort en 1837, dans toute la force de son talent. Ses premiers écrits l'ayant rendu suspect, il fut envoyé dans les provinces éloignées de l'empire, où il remplit diverses fonctions administratives. L'empereur Nicolas, à son avènement en 1825, le rappela dans la capitale, et le nomma historiographe. Ses ouvrages les plus connus sont le Prisonnier du Caucase et une composition dramatique qui n'a jamais été représentée, et n'était pas destinée à l'être, Boris Godunov.

Ses autres poèmes sont Ruslan et Ludmil'a; les Bohémiens, la Fontaine des pleurs et l'Onéghine.

Ce poète, si admiré de ses contemporains, n'était pas heureux: d'indignes propos répandus à dessein dans les salons de Saint-Pétersbourg, où l'on n'aimait pas sa fière et libre parole, amenèrent un duel dans lequel il fut blessé mortellement par son propre beau-frère. Cette mort fut pleurée par les Russes comme une calamité publique.




I

LE SERGENT AUX GARDES

Mon père, André Pétrovitch Grineff, après avoir servi dans sa jeunesse sous le comte Munich 1, avait quitté l'état militaire en 17.. avec le grade de premier major. Depuis ce temps, il avait constamment habité sa terre du gouvernement de Simbirsk, où il épousa Mlle Avdotia Ire, fille d'un pauvre gentilhomme du voisinage. Des neuf enfants issus de cette union, je survécus seul; tous mes frères et soeurs moururent en bas âge. J'avais été inscrit comme sergent dans le régiment Séménofski par la faveur du major de la garde, le prince B..., notre proche parent. Je fus censé être en congé jusqu'à la fin de mon éducation. Alors on nous élevait autrement qu'aujourd'hui. Dès l'âge de cinq ans je fus confié au piqueur Savéliitch, que sa sobriété avait rendu digne de devenir mon menin. Grâce à ses soins, vers l'âge de douze ans je savais lire et écrire, et pouvais apprécier avec certitude les qualités d'un lévrier de chasse. À cette époque, pour achever de m'instruire, mon père prit à gages un Français, M. Beaupré, qu'on fit venir de Moscou avec la provision annuelle de vin et d'huile de Provence. Son arrivée déplut fort à Savéliitch. «Il semble, grâce à Dieu, murmurait-il, que l'enfant était lavé, peigné et nourri. Où avait-on besoin de dépenser de l'argent et de louer un moussié, comme s'il n'y avait pas assez de domestiques dans la maison?»

Beaupré, dans sa patrie, avait été coiffeur, puis soldat en Prusse, puis il était venu en Russie pour être outchitel, sans trop savoir la signification de ce mot 2. C'était un bon garçon, mais étonnamment distrait et étourdi. Il n'était pas, suivant son expression, ennemi de la bouteille, c'est-à-dire, pour parler à la russe, qu'il aimait à boire. Mais, comme on ne présentait chez nous le vin qu'à table, et encore par petits verres, et que, de plus, dans ces occasions, on passait l'outchitel, mon Beaupré s'habitua bien vite à l'eau-de-vie russe, et finit même par la préférer à tous les vins de son pays, comme bien plus stomachique. Nous devînmes de grands amis, et quoique, d'après le contrat, il se fût engagé à m'apprendre le français, l'allemand et toutes les sciences, il aima mieux apprendre de moi à babiller le russe tant bien que mal. Chacun de nous s'occupait de ses affaires; notre amitié était inaltérable, et je ne désirais pas d'autre mentor. Mais le destin nous sépara bientôt, et ce fut à la suite d'un événement que je vais raconter.

Quelqu'un raconta en riant à ma mère que Beaupré s'enivrait constamment. Ma mère n'aimait pas à plaisanter sur ce chapitre; elle se plaignit à son tour à mon père, lequel, en homme expéditif, manda aussitôt cette canaille de Français. On lui répondit humblement que le moussié me donnait une leçon. Mon père accourut dans ma chambre. Beaupré dormait sur son lit du sommeil de l'innocence. De mon côté, j'étais livré à une occupation très intéressante. On m'avait fait venir de Moscou une carte de géographie, qui pendait contre le mur sans qu'on s'en servît, et qui me tentait depuis longtemps par la largeur et la solidité de son papier. J'avais décidé d'en faire un cerf-volant, et, profitant du sommeil de Beaupré, je m'étais mis à l'ouvrage. Mon père entra dans l'instant même où j'attachais une queue au cap de Bonne-Espérance. À la vue de mes travaux géographiques, il me secoua rudement par l'oreille, s'élança près du lit de Beaupré, et, l'éveillant sans précaution, il commença à l'accabler de reproches. Dans son trouble, Beaupré voulut vainement se lever; le pauvre outchitel était ivre mort. Mon père le souleva par le collet de son habit, le jeta hors de la chambre et le chassa le même jour, à la joie inexprimable de Savéliitch. C'est ainsi que se termina mon éducation.

Je vivais en fils de famille (nédorossl 3), m'amusant à faire tourbillonner les pigeons sur les toits et jouant au cheval fondu avec les jeunes garçons de la cour. J'arrivai ainsi jusqu'au delà de seize ans. Mais à cet âge ma vie subit un grand changement.

Un jour d'automne, ma mère préparait dans son salon des confitures au miel, et moi, tout en me léchant les lèvres, je regardais le bouillonnement de la liqueur. Mon père, assis près de la fenêtre, venait d'ouvrir l'Almanach de la cour, qu'il recevait chaque année. Ce livre exerçait sur lui une grande influence; il ne le lisait qu'avec une extrême attention, et cette lecture avait le don de lui remuer prodigieusement la bile. Ma mère, qui savait par coeur ses habitudes et ses bizarreries, tâchait de cacher si bien le malheureux livre, que des mois entiers se passaient sans que l'Almanach de la cour lui tombât sous les yeux. En revanche, quand il lui arrivait de le trouver, il ne le lâchait plus durant des heures entières. Ainsi donc mon père lisait l'Almanach de la cour en haussant fréquemment les épaules et en murmurant à demi-voix: «Général!... il a été sergent dans ma compagnie. Chevalier des ordres de la Russie!... y a-t-il si longtemps que nous...?» Finalement mon père lança l'Almanach loin de lui sur le sofa et resta plongé dans une méditation profonde, ce qui ne présageait jamais rien de bon.

«Avdotia Vassiliéva 4, dit-il brusquement en s'adressant à ma mère, quel âge a Pétroucha 5?

--Sa dix-septième petite année vient de commencer, répondit ma mère. Pétroucha est né la même année que notre tante Nastasia Garasimovna 6 a perdu un oeil, et que...

--Bien, bien, reprit mon père; il est temps de le mettre au service.»

La pensée d'une séparation prochaine fit sur ma mère une telle impression qu'elle laissa tomber sa cuiller dans sa casserole, et des larmes coulèrent de ses yeux. Quant à moi, il est difficile d'exprimer la joie qui me saisit. L'idée du service se confondait dans ma tête avec celle de la liberté et des plaisirs qu'offre la ville de Saint-Pétersbourg. Je me voyais déjà officier de la garde, ce qui, dans mon opinion, était le comble de la félicité humaine.

Mon père n'aimait ni à changer ses plans, ni à en remettre l'exécution. Le jour de mon départ fut à l'instant fixé. La veille, mon père m'annonça qu'il allait me donner une lettre pour mon chef futur, et me demanda du papier et des plumes.

«N'oublie pas, André Pétrovitch, dit ma mère, de saluer de ma part le prince B...; dis-lui que j'espère qu'il ne refusera pas ses grâces à mon Pétroucha.

--Quelle bêtise! s'écria mon père en fronçant le sourcil; pourquoi veux-tu que j'écrive au prince B...?

--Mais tu viens d'annoncer que tu daignes écrire au chef de Pétroucha.

--Eh bien! quoi?

--Mais le chef de Pétroucha est le prince B... Tu sais bien qu'il est inscrit au régiment Séménofski.

--Inscrit! qu'est-ce que cela me fait qu'il soit inscrit ou non? Pétroucha n'ira pas à Pétersbourg. Qu'y apprendrait-il? à dépenser de l'argent et à faire des folies. Non, qu'il serve à l'armée, qu'il flaire la poudre, qu'il devienne un soldat et non pas un fainéant de la garde, qu'il use les courroies de son sac. Où est son brevet? donne-le-moi.»

Ma mère alla prendre mon brevet, qu'elle gardait dans une cassette avec la chemise que j'avais portée à mon baptême, et le présenta à mon père d'une main tremblante. Mon père le lut avec attention, le posa devant lui sur la table et commença sa lettre.

La curiosité me talonnait. «Où m'envoie-t-on, pensais-je, si ce n'est pas à Pétersbourg?» Je ne quittai pas des yeux la plume de mon père, qui cheminait lentement sur le papier. Il termina enfin sa lettre, la mit avec mon brevet sous le même couvert, ôta ses lunettes, m'appela et me dit: «Cette lettre est adressée à André Karlovitch R..., mon vieux camarade et ami. Tu vas à Orenbourg 7 pour servir sous ses ordres.»

Toutes mes brillantes espérances étaient donc évanouies. Au lieu de la vie gaie et animée de Pétersbourg, c'était l'ennui qui m'attendait dans une contrée lointaine et sauvage. Le service militaire, auquel, un instant plus tôt, je pensais avec délices, me semblait une calamité. Mais il n'y avait qu'à se soumettre. Le lendemain matin, une kibitka de voyage fut amenée devant le perron. On y plaça une malle, une cassette avec un service à thé et des serviettes nouées pleines de petits pains et de petits pâtés, derniers restes des dorloteries de la maison paternelle. Mes parents me donnèrent leur bénédiction, et mon père me dit: «Adieu, Pierre; sers avec fidélité celui à qui tu as prêté serment; obéis à tes chefs; ne recherche pas trop leurs caresses; ne sollicite pas trop le service, mais ne le refuse pas non plus, et rappelle-toi le proverbe: Prends soin de ton habit pendant qu'il est neuf, et de ton honneur pendant qu'il est jeune.» Ma mère, tout en larmes, me recommanda de veiller à ma santé, et à Savéliitch d'avoir bien soin du petit enfant. On me mit sur le corps un court touloup 8 de peau de lièvre, et, par-dessus, une grande pelisse en peau de renard. Je m'assis dans la kibitka avec Savéliitch, et partis pour ma destination en pleurant amèrement.

J'arrivai dans la nuit à Simbirsk, où je devais rester vingt-quatre heures pour diverses emplettes confiées à Savéliitch. Je m'étais arrêté dans une auberge, tandis que, dès le matin, Savéliitch avait été courir les boutiques. Ennuyé de regarder par les fenêtres sur une ruelle sale, je me mis à errer par les chambres de l'auberge. J'entrai dans la pièce du billard et j'y trouvai un grand monsieur d'une quarantaine d'années, portant de longues moustaches noires, en robe de chambre, une queue à la main et une pipe à la bouche. Il jouait avec le marqueur, qui buvait un verre d'eau-de-vie s'il gagnait, et, s'il perdait, devait passer sous le billard à quatre pattes. Je me mis à les regarder jouer; plus leurs parties se prolongeaient, et plus les promenades à quatre pattes devenaient fréquentes, si bien qu'enfin le marqueur resta sous le billard. Le monsieur prononça sur lui quelques expressions énergiques, en guise d'oraison funèbre, et me proposa de jouer une partie avec lui. Je répondis que je ne savais pas jouer au billard. Cela lui parut sans doute fort étrange. Il me regarda avec une sorte de commisération. Cependant l'entretien s'établit. J'appris qu'il se nommait Ivan Ivanovitch 9 Zourine, qu'il était chef d'escadron dans les hussards, qu'il se trouvait alors à Simbirsk pour recevoir des recrues, et qu'il avait pris son gîte à la même auberge que moi. Zourine m'invita à dîner avec lui, à la soldat, et, comme on dit, de ce que Dieu nous envoie. J'acceptai avec plaisir; nous nous mîmes à table; Zourine buvait beaucoup et m'invitait à boire, en me disant qu'il fallait m'habituer au service. Il me racontait des anecdotes de garnison qui me faisaient rire à me tenir les côtes, et nous nous levâmes de table devenus amis intimes. Alors il me proposa de m'apprendre à jouer au billard. «C'est, dit-il, indispensable pour des soldats comme nous. Je suppose, par exemple, qu'on arrive dans une petite bourgade; que veux-tu qu'on y fasse? On ne peut pas toujours rosser les juifs. Il faut bien, en définitive, aller à l'auberge et jouer au billard, et pour jouer il faut savoir jouer.» Ces raisons me convainquirent complètement, et je me mis à prendre ma leçon avec beaucoup d'ardeur. Zourine m'encourageait à haute voix; il s'étonnait de mes progrès rapides, et, après quelques leçons, il me proposa de jouer de l'argent, ne fût-ce qu'une groch (2 kopeks), non pour le gain, mais pour ne pas jouer pour rien, ce qui était, d'après lui, une fort mauvaise habitude. J'y consentis, et Zourine fit apporter du punch; puis il me conseilla d'en goûter, répétant toujours qu'il fallait m'habituer au service. «Car, ajouta-t-il, quel service est-ce qu'un service sans punch?» Je suivis son conseil. Nous continuâmes à jouer, et plus je goûtais de mon verre, plus je devenais hardi. Je faisais voler les billes par-dessus les bandes, je me fâchais, je disais des impertinences au marqueur qui comptait les points, Dieu sait comment; j'élevais l'enjeu, enfin je me conduisais comme un petit garçon qui vient de prendre la clef des champs. De cette façon, le temps passa très vite. Enfin Zourine jeta un regard sur l'horloge, posa sa queue et me déclara que j'avais perdu cent roubles 10. Cela me rendit fort confus; mon argent se trouvait dans les mains de Savéliitch. Je commençais à marmotter des excuses quand Zourine me dit «Mais, mon Dieu, ne t'inquiète pas; je puis attendre».

Nous soupâmes. Zourine ne cessait de me verser à boire, disant toujours qu'il fallait m'habituer au service. En me levant de table, je me tenais à peine sur mes jambes. Zourine me conduisit à ma chambre.

Savéliitch arriva sur ces entrefaites. Il poussa un cri quand il aperçut les indices irrécusables de mon zèle pour le service.

«Que t'est-il arrivé? me dit-il d'une voix lamentable. Où t'es-tu rempli comme un sac? Ô mon Dieu! jamais un pareil malheur n'était encore arrivé.

--Tais-toi, vieux hibou, lui répondis-je en bégayant; je suis sûr que tu es ivre. Va dormir,... mais, avant, couche-moi.»

Le lendemain, je m'éveillai avec un grand mal de tête. Je me rappelais confusément les événements de la veille. Mes méditations furent interrompues par Savéliitch, qui entrait dans ma chambre avec une tasse de thé. «Tu commences de bonne heure à t'en donner, Piôtr Andréitch 11, me dit-il en branlant la tête. Eh! de qui tiens-tu? Il me semble que ni ton père ni ton grand-père n'étaient des ivrognes. Il n'y a pas à parler de ta mère, elle n'a rien daigné prendre dans sa bouche depuis sa naissance, excepté du kvass 12. À qui donc la faute? au maudit moussié: il t'a appris de belles choses, ce fils de chien, et c'était bien la peine de faire d'un païen ton menin, comme si notre seigneur n'avait pas eu assez de ses propres gens!» J'avais honte; je me retournai et lui dis: «Va-t'en, Savéliitch, je ne veux pas de thé». Mais il était difficile de calmer Savéliitch une fois qu'il s'était mis en train de sermonner. «Vois-tu, vois-tu, Piôtr Andréitch, ce que c'est que de faire des folies? Tu as mal à la tête, tu ne veux rien prendre. Un homme qui s'enivre n'est bon à rien. Bois un peu de saumure de concombres avec du miel, ou bien un demi-verre d'eau-de-vie, pour te dégriser. Qu'en dis-tu?»

Dans ce moment entra un petit garçon qui m'apportait un billet de la part de Zourine. Je le dépliai et lus ce qui suit:

«Cher Piôtr Andréitch, fais-moi le plaisir de m'envoyer, par mon garçon, les cent roubles que tu as perdus hier. J'ai horriblement besoin d'argent. Ton dévoué,

«IVAN ZOURINE.»

Il n'y avait rien à faire. Je donnai à mon visage une expression d'indifférence, et, m'adressant à Savéliitch, je lui commandai de remettre cent roubles au petit garçon.

«Comment? pourquoi? me demanda-t-il tout surpris.

--Je les lui dois, répondis-je aussi froidement que possible.

--Tu les lui dois? repartit Savéliitch, dont l'étonnement redoublait. Quand donc as-tu eu le temps de contracter une pareille dette? C'est impossible. Fais ce que tu veux, seigneur, mais je ne donnerai pas cet argent.»

Je me dis alors que si, dans ce moment décisif, je ne forçais pas ce vieillard obstiné à m'obéir, il me serait difficile dans la suite d'échapper à sa tutelle. Lui jetant un regard hautain, je lui dis: «Je suis ton maître, tu es mon domestique. L'argent est à moi; je l'ai perdu parce que j'ai voulu le perdre. Je te conseille de ne pas faire l'esprit fort et d'obéir quand on te commande.»

Mes paroles firent une impression si profonde sur Savéliitch, qu'il frappa des mains, et resta muet, immobile. «Que fais-tu là comme un pieu?» m'écriai-je avec colère. Savéliitch se mit à pleurer. «Ô mon père Piôtr Andréitch, balbutia-t-il d'une voix tremblante, ne me fais pas mourir de douleur. Ô ma lumière, écoute-moi, moi vieillard; écris à ce brigand que tu n'as fait que plaisanter, que nous n'avons jamais eu tant d'argent. Cent roubles! Dieu de bonté!... Dis-lui que tes parents t'ont sévèrement défendu de jouer autre chose que des noisettes.

--Te tairas-tu? lui dis-je en l'interrompant avec sévérité; donne l'argent ou je te chasse d'ici à coups de poing.» Savéliitch me regarda avec une profonde expression de douleur, et alla chercher mon argent. J'avais pitié du pauvre vieillard; mais je voulais m'émanciper et prouver que je n'étais pas un enfant. Zourine eut ses cent roubles. Savéliitch s'empressa de me faire quitter la maudite auberge; il entra en m'annonçant que les chevaux étaient attelés. Je partis de Simbirsk avec une conscience inquiète et des remords silencieux, sans prendre congé de mon maître et sans penser que je dusse le revoir jamais.





II

LE GUIDE

Mes réflexions pendant le voyage n'étaient pas très agréables. D'après la valeur de l'argent à cette époque, ma perte était de quelque importance. Je ne pouvais m'empêcher de convenir avec moi-même que ma conduite à l'auberge de Simbirsk avait été des plus sottes, et je me sentais coupable envers Savéliitch. Tout cela me tourmentait. Le vieillard se tenait assis, dans un silence morne, sur le devant du traîneau, en détournant la tête et en faisant entendre de loin en loin une toux de mauvaise humeur. J'avais fermement résolu de faire ma paix avec lui; mais je ne savais par où commencer. Enfin je lui dis: «Voyons, voyons, Savéliitch, finissons-en, faisons la paix. Je reconnais moi-même que je suis fautif. J'ai fait hier des bêtises et je t'ai offensé sans raison. Je te promets d'être plus sage à l'avenir et de te mieux écouter. Voyons, ne te fâche plus, faisons la paix.

--Ah! mon père Piôtr Andréitch, me répondit-il avec un profond soupir, je suis fâché contre moi-même, c'est moi qui ai tort par tous les bouts. Comment ai-je pu te laisser seul dans l'auberge? Mais que faire? Le diable s'en est mêlé. L'idée m'est venue d'aller voir la femme du diacre qui est ma commère, et voilà, comme dit le proverbe: j'ai quitté la maison et suis tombé dans la prison. Quel malheur! quel malheur! Comment reparaître aux yeux de mes maîtres? Que diront-ils quand ils sauront que leur enfant est buveur et joueur?»

Pour consoler le pauvre Savéliitch, je lui donnai ma parole qu'à l'avenir je ne disposerais pas d'un seul kopek sans son consentement. Il se calma peu à peu, ce qui ne l'empêcha point cependant de grommeler encore de temps en temps en branlant la tête: «Cent roubles! c'est facile à dire».

J'approchais du lieu de ma destination. Autour de moi s'étendait un désert triste et sauvage, entrecoupé de petites collines et de ravins profonds. Tout était couvert de neige. Le soleil se couchait. Ma kibitka suivait l'étroit chemin, ou plutôt la trace qu'avaient laissée les traîneaux de paysans. Tout à coup mon cocher jeta les yeux de côté, et s'adressant à moi: «Seigneur, dit-il en ôtant son bonnet, n'ordonnes-tu pas de retourner en arrière?

--Pourquoi cela?

--Le temps n'est pas sûr. Il fait déjà un petit vent. Vois-tu comme il roule la neige du dessus?

--Eh bien! qu'est-ce que cela fait?

--Et vois-tu ce qu'il y a là-bas? (Le cocher montrait avec son fouet le côté de l'orient.)

--Je ne vois rien de plus que la steppe blanche et le ciel serein.

--Là, là, regarde... ce petit nuage.»

J'aperçus, en effet, sur l'horizon un petit nuage blanc que j'avais pris d'abord pour une colline éloignée. Mon cocher m'expliqua que ce petit nuage présageait un bourane 13.

J'avais ouï parler des chasse-neige de ces contrées, et je savais qu'ils engloutissent quelquefois des caravanes entières. Savéliitch, d'accord avec le cocher, me conseillait de revenir sur nos pas. Mais le vent ne me parut pas fort; j'avais l'espérance d'arriver à temps au prochain relais: j'ordonnai donc de redoubler de vitesse.

Le cocher mit ses chevaux au galop; mais il regardait sans cesse du côté de l'orient. Cependant le vent soufflait de plus en plus fort. Le petit nuage devint bientôt une grande nuée blanche qui s'élevait lourdement, croissait, s'étendait, et qui finit par envahir le ciel tout entier. Une neige fine commença à tomber et tout à coup se précipita à gros flocons. Le vent se mit à siffler, à hurler. C'était un chasse-neige. En un instant le ciel sombre se confondit avec la mer de neige que le vent soulevait de terre. Tout disparut. «Malheur à nous, seigneur! s'écria le cocher; c'est un bourane

Je passai la tête hors de la kibitka; tout était obscurité et tourbillon. Le vent soufflait avec une expression tellement féroce, qu'il semblait en être animé. La neige s'amoncelait sur nous et nous couvrait. Les chevaux allaient au pas, et ils s'arrêtèrent bientôt. «Pourquoi n'avances-tu pas? dis-je au cocher avec impatience.

--Mais où avancer? répondit-il en descendant du traîneau. Dieu seul sait où nous sommes maintenant. Il n'y a plus de chemin et tout est sombre.»

Je me mis à le gronder, mais Savéliitch prit sa défense. «Pourquoi ne l'avoir pas écouté? me dit-il avec colère. Tu serais retourné au relais; tu aurais pris du thé; tu aurais dormi jusqu'au matin; l'orage se serait calmé et nous serions partis. Et pourquoi tant de hâte? Si c'était pour aller se marier, passe.»

Savéliitch avait raison. Qu'y avait-il à faire? La neige continuait de tomber; un amas se formait autour de la kibitka. Les chevaux se tenaient immobiles, la tête baissée, et tressaillaient de temps en temps. Le cocher marchait autour d'eux, rajustant leur harnais, comme s'il n'eût eu autre chose à faire. Savéliitch grondait. Je regardais de tous côtés, dans l'espérance d'apercevoir quelque indice d'habitation ou de chemin; mais je ne pouvais voir que le tourbillonnement confus du chasse-neige... Tout à coup je crus distinguer quelque chose de noir. «Holà! cocher, m'écriai-je, qu'y a-t-il de noir là-bas?» Le cocher se mit à regarder attentivement du côté que j'indiquais, «Dieu le sait, seigneur, me répondit-il en reprenant son siège; ce n'est pas un arbre, et il me semble que cela se meut. Ce doit être un loup ou un homme.»

Je lui donnai l'ordre de se diriger sur l'objet inconnu, qui vint aussi à notre rencontre. En deux minutes nous étions arrivés sur la même ligne, et je reconnus un homme.

«Holà! brave homme, lui cria le cocher; dis-nous, ne sais-tu pas le chemin?

--Le chemin est ici, répondit le passant; je suis sur un endroit dur. Mais à quoi diable cela sert-il?

--Écoute, mon petit paysan, lui dis-je; est-ce que tu connais cette contrée? Peux-tu nous conduire jusqu'à un gîte pour y passer la nuit?

--Cette contrée? Dieu merci, repartit le passant, je l'ai parcourue à pied et en voiture, en long et en large. Mais vois quel temps? Tout de suite on perd la route. Mieux vaut s'arrêter ici et attendre; peut-être l'ouragan cessera. Et le ciel sera serein, et nous trouverons le chemin avec les étoiles.»

Son sang-froid me donna du courage. Je m'étais déjà décidé, en m'abandonnant à la grâce de Dieu, à passer la nuit dans la steppe, lorsque tout à coup le passant s'assit sur le banc qui faisait le siège du cocher: «Grâce à Dieu, dit-il à celui-ci, une habitation n'est pas loin. Tourne à droite et marche.

--Pourquoi irais-je à droite? répondit mon cocher avec humeur. Où vois-tu le chemin? Alors il faut dire: chevaux à autrui, harnais aussi, fouette sans répit.»

Le cocher me semblait avoir raison. «En effet, dis-je au nouveau venu, pourquoi crois-tu qu'une habitation n'est pas loin?

--Le vent a soufflé de là, répondit-il, et j'ai senti une odeur de fumée, preuve qu'une habitation est proche.»

Sa sagacité et la finesse de son odorat me remplirent d'étonnement. J'ordonnai au cocher d'aller où l'autre voulait. Les chevaux marchaient lourdement dans la neige profonde. La kibitka s'avançait avec lenteur, tantôt soulevée sur un amas, tantôt précipitée dans une fosse et se balançant de côté et d'autre. Cela ressemblait beaucoup aux mouvements d'une barque sur la mer agitée. Savéliitch poussait des gémissements profonds, en tombant à chaque instant sur moi. Je baissai la tsinovka 14, je m'enveloppai dans ma pelisse et m'endormis, bercé par le chant de la tempête et le roulis du traîneau. J'eus alors un songe que je n'ai plus oublié et dans lequel je vois encore quelque chose de prophétique, en me rappelant les étranges aventures de ma vie. Le lecteur m'excusera si je le lui raconte, car il sait sans doute par sa propre expérience combien il est naturel à l'homme de s'abandonner à la superstition, malgré tout le mépris qu'on affiche pour elle.

J'étais dans cette disposition de l'âme où la réalité commence à se perdre dans la fantaisie, aux premières visions incertaines de l'assoupissement. Il me semblait que le bourane continuait toujours et que nous errions sur le désert de neige. Tout à coup je crus voir une porte cochère, et nous entrâmes dans la cour de notre maison seigneuriale.

Ma première idée fut la peur que mon père ne se fâchât de mon retour involontaire sous le toit de la famille, et ne l'attribuât à une désobéissance calculée. Inquiet, je sors de ma kibitka, et je vois ma mère venir à ma rencontre avec un air de profonde tristesse. «Ne fais pas de bruit, me dit-elle; ton père est à l'agonie et désire te dire adieu.» Frappé d'effroi, j'entre à sa suite dans la chambre à coucher. Je regarde; l'appartement est à peine éclairé. Près du lit se tiennent des gens à la figure triste et abattue. Je m'approche sur la pointe du pied. Ma mère soulève le rideau et dit: «André Pétrovitch, Pétroucha est de retour; il est revenu en apprenant ta maladie. Donne-lui ta bénédiction.» Je me mets à genoux et j'attache mes regards sur le mourant. Mais quoi! au lieu de mon père, j'aperçois dans le lit un paysan à barbe noire, qui me regarde d'un air de gaieté. Plein de surprise, je me tourne vers ma mère: «Qu'est-se que cela veut dire? m'écriai-je; ce n'est pas mon père. Pourquoi veux-tu que je demande sa bénédiction à ce paysan?--C'est la même chose, Pétroucha, répondit ma mère; celui-là est ton père assis 15; baise-lui la main et qu'il te bénisse.» Je ne voulais pas y consentir. Alors le paysan s'élança du lit, tira vivement sa hache de sa ceinture et se mit à la brandir en tous sens. Je voulus m'enfuir, mais je ne le pus pas. La chambre se remplissait de cadavres. Je trébuchais contre eux; mes pieds glissaient dans des mares de sang. Le terrible paysan m'appelait avec douceur en me disant: «Ne crains rien, approche, viens que je te bénisse». L'effroi et la stupeur s'étaient emparés de moi...

En ce moment je m'éveillai. Les chevaux étaient arrêtés; Savéliitch me tenait par la main. «Sors, seigneur, me dit-il, nous sommes arrivés.

--Où sommes-nous arrivés? demandai-je en me frottant les yeux.

--Au gîte; Dieu nous est venu en aide; nous sommes tombés droit sur la haie de la maison. Sors, seigneur, plus vite, et viens te réchauffer.»

Je quittai la kibitka. Le bourane durait encore, mais avec une moindre violence. Il faisait si noir qu'on pouvait, comme on dit, se crever l'oeil. L'hôte nous reçut près de la porte d'entrée, en tenant une lanterne sous le pan de son cafetan, et nous introduisit dans une chambre petite, mais assez propre. Une loutchina 16 l'éclairait. Au milieu étaient suspendues une longue carabine et un haut bonnet de Cosaque.

Notre hôte, Cosaque du Iaïk 17, était un paysan d'une soixantaine d'années, encore frais et vert. Savéliitch apporta la cassette à thé, et demanda du feu pour me faire quelques tasses, dont je n'avais jamais eu plus grand besoin. L'hôte se hâta de le servir.

«Où donc est notre guide? demandai-je à Savéliitch.

--Ici, Votre Seigneurie», répondit une voix d'en haut.

Je levai les yeux sur la soupente, et je vis une barbe noire et deux yeux étincelants.

«Eh bien! as-tu froid?

--Comment n'avoir pas froid dans un petit cafetan tout troué? J'avais un touloup; mais, à quoi bon m'en cacher, je l'ai laissé en gage hier chez le marchand d'eau-de-vie; le froid ne me semblait pas vif.»

En ce moment l'hôte rentra avec le samovar 18 tout bouillant. Je proposai à notre guide une tasse de thé. Il descendit aussitôt de la soupente. Son extérieur me parut remarquable. C'était un homme d'une quarantaine d'années, de taille moyenne, maigre, mais avec de larges épaules. Sa barbe noire commençait à grisonner. Ses grands yeux vifs ne restaient jamais tranquilles. Il avait dans la physionomie une expression assez agréable, mais non moins malicieuse. Ses cheveux étaient coupés en rond. Il portait un petit armak 19 déchiré et de larges pantalons tatars. Je lui offris une tasse de thé, il en goûta et fit la grimace.

«Faites-moi la grâce, Votre Seigneurie, me dit-il, de me faire donner un verre d'eau-de-vie; le thé n'est pas notre boisson de Cosaques.»

J'accédais volontiers à son désir. L'hôte prit sur un des rayons de l'armoire un broc et un verre, s'approcha de lui, et, l'ayant regardé bien en face: «Eh! eh! dit-il, te voilà de nouveau dans nos parages! D'où Dieu t'a-t-il amené?»

Mon guide cligna de l'oeil d'une façon toute significative et répondit par le dicton connu: «Le moineau volait dans le verger; il mangeait de la graine de chanvre; la grand'mère lui jeta une pierre et le manqua. Et vous, comment vont les vôtres?

--Comment vont les nôtres? répliqua l'hôtelier en continuant de parler proverbialement. On commençait à sonner les vêpres, mais la femme du pope l'a défendu; le pope est allé en visite et les diables sont dans le cimetière.

--Tais-toi, notre oncle, riposta le vagabond; quand il y aura de la pluie, il y aura des champignons, et quand il y aura des champignons, il aura une corbeille pour les mettre. Mais maintenant (il cligna de l'oeil une seconde fois), remets ta hache derrière ton dos 20; le garde forestier se promène. À la santé de Votre Seigneurie!»

Et, disant ces mots, il prit le verre, fit le signe de la croix et avala d'un trait son eau-de-vie. Puis il me salua et remonta dans la soupente.

Je ne pouvais alors deviner un seul mot de ce jargon de voleur. Ce n'est que dans la suite que je compris qu'ils parlaient des affaires de l'armée du laïk, qui venait seulement d'être réduite à l'obéissance après la révolte de 1772. Savéliitch les écoutait parler d'un air fort mécontent et jetait des regards soupçonneux tantôt sur l'hôte, tantôt sur le guide. L'espèce d'auberge où nous nous étions réfugiés se trouvait au beau milieu de la steppe, loin de la route et de toute habitation, et ressemblait beaucoup à un rendez-vous de voleurs. Mais que faire? On ne pouvait pas même penser à se remettre en route. L'inquiétude de Savéliitch me divertissait beaucoup. Je m'étendis sur un banc; mon vieux serviteur se décida enfin à monter sur la voûte du poêle 21; l'hôte se coucha par terre. Ils se mirent bientôt tous à ronfler, et moi-même je m'endormis comme un mort.

En m'éveillant le lendemain assez tard, je m'aperçus que l'ouragan avait cessé. Le soleil brillait; la neige s'étendait au loin comme une nappe éblouissante. Déjà les chevaux étaient attelés. Je payai l'hôte, qui me demanda pour mon écot une telle misère, que Savéliitch lui-même ne le marchanda pas, suivant son habitude constante. Ses soupçons de la veille s'étaient envolés tout à fait. J'appelai le guide pour le remercier du service qu'il nous avait rendu, et dis à Savéliitch de lui donner un demi-rouble de gratification.

Savéliitch fronça le sourcil. «Un demi-rouble! s'écria-t-il; pourquoi cela? parce que tu as daigné toi-même l'amener à l'auberge? Que ta volonté sois faite, seigneur; mais nous n'avons pas un demi-rouble de trop. Si nous nous mettons à donner des pourboires à tout le monde, nous finirons par mourir de faim.»

Il m'était impossible de disputer contre Savéliitch; mon argent, d'après ma promesse formelle, était à son entière discrétion. Je trouvais pourtant désagréable de ne pouvoir récompenser un homme qui m'avait tiré, sinon d'un danger de mort, au moins d'une position fort embarrassante.

«Bien, dis-je avec sang-froid à Savéliitch, si tu ne veux pas donner un demi-rouble, donne-lui quelqu'un de mes vieux habits; il est trop légèrement vêtu. Donne-lui mon touloup de peau de lièvre.

--Aie pitié de moi, mon père Piotr Andréitch, s'écria Savéliitch; qu'a-t-il besoin de ton touloup? il le boira, le chien, dans le premier cabaret.

-Ceci, mon petit vieux, ce n'est plus ton affaire, dit le vagabond, que je le boive ou que je ne le boive pas. Sa Seigneurie me fait la grâce d'une pelisse de son épaule 22; c'est sa volonté de seigneur, et ton devoir de serf est de ne pas regimber, mais d'obéir.

--Tu ne crains pas Dieu, brigand que tu es, dit Savéliitch d'une voix fâchée. Tu vois que l'enfant n'a pas encore toute sa raison, et te voilà tout content de le piller, grâce à son bon coeur. Qu'as-tu besoin d'un touloup de seigneur? Tu ne pourrais pas même le mettre sur tes maudites grosses épaules.

--Je te prie de ne pas faire le bel esprit, dis-je à mon menin; apporte vite le touloup.

--Oh! Seigneur mon Dieu! s'écria Savéliitch en gémissant. Un touloup en peau de lièvre et complètement neuf encore! À qui le donne-ton? À un ivrogne en guenilles.»

Cependant le touloup fut apporté. Le vagabond se mit à l'essayer aussitôt. Le touloup, qui était déjà devenu trop petit pour ma taille, lui était effectivement beaucoup trop étroit. Cependant il parvint à le mettre avec peine, en faisant éclater toutes les coutures. Savéliitch poussa comme un hurlement étouffé lorsqu'il entendit le craquement des fils. Pour le vagabond, il était très content de mon cadeau. Aussi me reconduisit-il jusqu'à ma kibitka, et il me dit avec un profond salut: «Merci, Votre Seigneurie; que Dieu vous récompense pour votre vertu. De ma vie je n'oublierai vos bontés.» Il s'en alla de son côté, et je partis du mien, sans faire attention aux bouderies de Savéliitch. J'oubliai bientôt le bourane, et le guide, et mon touloup en peau de lièvre.

Arrivé à Orenbourg, je me présentai directement au général. Je trouvai un homme de haute taille, mais déjà courbé par la vieillesse. Ses longs cheveux étaient tout blancs. Son vieil uniforme usé rappelait un soldat du temps de l'impératrice Anne, et ses discours étaient empreints d'une forte prononciation allemande. Je lui remis la lettre de mon père. En lisant son nom, il me jeta un coup d'oeil rapide: «Mon Dieu, dit-il, il y a si peu de temps qu'André Pétrovich était de ton ache; et maintenant, quel peau caillard de fils il a! Ah! le temps, le temps...»

Il ouvrit la lettre et se mit à la parcourir à demi-voix, en accompagnant sa lecture de remarques: «Monsieur, j'espère que Votre Excellence...» Qu'est-ce que c'est que ces cérémonies? Fi! comment n'a-t-il pas de honte? Sans doute, la discipline avant tout; mais est-ce ainsi qu'on écrit à son vieux camarade?... «Votre Excellence n'aura pas oublié!...» Hein!... «Eh!... quand... sous feu le feld-maréchal Munich... pendant la campagne... de même que... nos bonnes parties de cartes.» Eh! eh! Bruder! il se souvient donc encore de nos anciennes fredaines? «Maintenant parlons affaires... Je vous envoie mon espiègle...» «Hum!... le tenir avec des gants de porc-épic...» Qu'est-ce que cela, gants de porc-épic? ce doit être un proverbe russe... Qu'est-ce que c'est, tenir avec des gants de porc-épic? reprit-il en se tournant vers moi.

--Cela signifie, lui répondis-je avec l'air le plus innocent du monde, traiter quelqu'un avec bonté, pas trop sévèrement, lui laisser beaucoup de liberté. Voilà ce que signifie tenir avec des gants de porc-épic.

--Hum! je comprends... «Et ne pas lui donner de liberté...» Non, il paraît que gants de porc-épic signifie autre chose... «Ci-joint son brevet...» Où donc est-il? Ah! le voici... «L'inscrire au régiment de Séménofski...» C'est bon, c'est bon; on fera ce qu'il faut... «Me permettre de vous embrasser sans cérémonie, et... comme un vieux ami et camarade.» Ah! enfin, il s'en est souvenu... Etc., etc... Allons, mon petit père, dit-il après avoir achevé la lettre et mis mon brevet de côté, tout sera fait; tu seras officier dans le régiment de ***; et pour ne pas perdre de temps, va dès demain dans le fort de Bélogorsk, où tu serviras sous les ordres du capitaine Mironoff, un brave et honnête homme. Là, tu serviras véritablement, et tu apprendras la discipline. Tu n'as rien à faire à Orenbourg; les distractions sont dangereuses pour un jeune homme. Aujourd'hui, je t'invite à dîner avec moi.»

«De mal en pis, pensai-je tout bas; à quoi cela m'aura-t-il servi d'être sergent aux gardes dès mon enfance? Où cela m'a-t-il mené? dans le régiment de *** et dans un fort abandonné sur la frontière des steppes kirghises-kaïsaks.» Je dînai chez André Karlovitch, en compagnie de son vieil aide de camp. La sévère économie allemande régnait à sa table, et je pense que l'effroi de recevoir parfois un hôte de plus à son ordinaire de garçon n'avait pas été étranger à mon prompt éloignement dans une garnison perdue. Le lendemain je pris congé du général et partis pour le lieu de ma destination.





III

LA FORTERESSE

La forteresse de Bélogorsk était située à quarante verstes d'Orenbourg. De cette ville, la route longeait les bords escarpés du Iaïk. La rivière n'était pas encore gelée, et ses flots couleur de plomb prenaient une teinte noire entre les rives blanchies par la neige. Devant moi s'étendaient les steppes kirghises. Je me perdais dans mes réflexions, tristes pour la plupart. La vie de garnison ne m'offrait pas beaucoup d'attraits; je tâchais de me représenter mon chef futur, le capitaine Mironoff. Je m'imaginais un vieillard sévère et morose, ne sachant rien en dehors du service et prêt à me mettre aux arrêts pour la moindre vétille. Le crépuscule arrivait; nous allions assez vite.

«Y a-t-il loin d'ici à la forteresse? demandai-je au cocher.

--Mais on la voit d'ici», répondit-il.

Je me mis à regarder de tous côtés, m'attendant à voir de hauts bastions, une muraille et un fossé. Mais je ne vis rien qu'un petit village entouré d'une palissade en bois. D'un côté s'élevaient trois ou quatre tas de foin, à demi recouverts de neige; d'un autre, un moulin à vent penché sur le côté, et dont les ailes, faites de grosse écorce de tilleul, pendaient paresseusement.

«Où donc est la forteresse? demandai-je étonné.

--Mais la voilà», repartit le cocher en me montrant le village où nous venions de pénétrer.

J'aperçus près de la porte un vieux canon en fer. Les rues étaient étroites et tortueuses; presque toutes les isbas 23 étaient couvertes en chaume. J'ordonnai qu'on me menât chez le commandant, et presque aussitôt ma kibitka s'arrêta devant une maison en bois, bâtie sur une éminence, près de l'église, qui était en bois également.

Personne ne vint à ma rencontre. Du perron j'entrai dans l'antichambre. Un vieil invalide, assis sur une table, était occupé à coudre une pièce bleue au coude d'un uniforme vert. Je lui dis de m'annoncer. «Entre, mon petit père, me dit l'invalide, les nôtres sont à la maison.» Je pénétrai dans une chambre très propre, arrangée à la vieille mode. Dans un coin était dressée une armoire avec de la vaisselle. Contre la muraille un diplôme d'officier pendait encadré et sous verre. Autour du cadre étaient rangés des tableaux d'écorce 24, qui représentaient la Prise de Kustrin et d'Otchakov, le Choix de la fiancée et l'Enterrement du chat par les souris. Près de la fenêtre se tenait assise une vieille femme en mantelet, la tête enveloppée d'un mouchoir. Elle était occupée à dévider du fil que tenait, sur ses mains écartées, un petit vieillard borgne en habit d'officier. «Que désirez-vous, mon petit père?» me dit-elle sans interrompre son occupation. Je répondis que j'étais venu pour entrer au service, et que, d'après la règle, j'accourais me présenter à monsieur le capitaine. En disant cela, je me tournai vers le petit vieillard borgne, que j'avais pris pour le commandant. Mais la bonne dame interrompit le discours que j'avais préparé à l'avance.


UNE VIEILLE FEMME ÉTAIT OCCUPÉE À DÉVIDER DU FIL.

«Ivan Kouzmitch 25 n'est pas à la maison, dit-elle. Il est allé en visite chez le père Garasim. Mais c'est la même chose, je suis sa femme. Veuillez nous aimer et nous avoir en grâce 26. Assieds-toi, mon petit père.»

Elle appela une servante et lui dit de faire venir l'ouriadnik 27. Le petit vieillard me regardait curieusement de son oeil unique. «Oserais-je vous demander, me dit-il, dans quel régiment vous avez daigné servir?» Je satisfis sa curiosité.

«Et oserais-je vous demander, continua-t-il; pourquoi vous avez daigné passer de la garde dans notre garnison?»

Je répondis que c'était par ordre de l'autorité.

«Probablement pour des actions peu séantes à un officier de la garde? reprit l'infatigable questionneur.

--Veux-tu bien cesser de dire des bêtises? lui dit la femme du capitaine. Tu vois bien que ce jeune homme est fatigué de la route. Il a autre chose à faire que de te répondre. Tiens mieux tes mains. Et toi, mon petit père, continua-t-elle en se tournant vers moi, ne t'afflige pas trop de ce qu'on t'ait fourré dans notre bicoque; tu n'es pas le premier, tu ne seras pas le dernier. On souffre, mais on s'habitue. Tenez, Chvabrine, Alexéi Ivanitch 28, il y a déjà quatre ans qu'on l'a transféré chez nous pour un meurtre. Dieu sait quel malheur lui était arrivé. Voilà qu'un jour il est sorti de la ville avec un lieutenant; et ils avaient pris des épées, et ils se mirent à se piquer l'un l'autre, et Alexéi Ivanitch a tué le lieutenant, et encore devant deux témoins. Que veux-tu! contre le malheur il n'y a pas de maître.»

En ce moment entre l'ouriadnik, jeune et beau Cosaque. «Maximitch, lui dit la femme du capitaine, donne un logement à monsieur l'officier, et propre.

--J'obéis, Vassilissa Iégorovna 29, répondit l'ouriadnik. Ne faut-il pas mettre Sa Seigneurie chez Ivan Poléjaïeff?

--Tu radotes, Maximitch, répliqua la commandante; Poléjaïeff est déjà logé très à l'étroit; et puis c'est mon compère; et puis il n'oublie pas que nous sommes ses chefs. Conduis monsieur l'officier... Comment est votre nom, mon petit père?

--Piôtr Andréitch.

--Conduis Piôtr Andréitch chez Siméon Kouzoff. Le coquin a laissé entrer son cheval dans mon potager. Est-ce que tout est en ordre, Maximitch?

--Grâce à Dieu, tout est tranquille, répondit le Cosaque; il n'y a que le caporal Prokoroff qui s'est battu au bain avec la femme Oustinia Pégoulina pour un seau d'eau chaude.

--Ivan Ignatiitch 30, dit la femme du capitaine au petit vieillard borgne, juge entre Prokoroff et Oustinia qui est fautif, et punis-les tous deux.

--C'est bon, Maximitch, va-t'en avec Dieu.

--Piôtr Andréitch, Maximitch vous conduira à votre logement.»

Je pris congé; l'ouriadnik me conduisit à une isba qui se trouvait sur le bord escarpé de la rivière, tout au bout de la forteresse. La moitié de l'isba était occupée par la famille de Siméon Kouzoff, l'autre me fut abandonnée. Cette moitié se composait d'une chambre assez propre, coupée en deux par une cloison. Savéliitch commença à s'y installer, et moi, je regardai par l'étroite fenêtre. Je voyais devant moi s'étendre une steppe nue et triste; sur le côté s'élevaient des cabanes. Quelques poules erraient dans la rue. Une vieille femme, debout sur le perron et tenant une auge à la main, appelait des cochons qui lui répondaient par un grognement amical. Et voilà dans quelle contrée j'étais condamné à passer ma jeunesse!... Une tristesse amère me saisit; je quittai la fenêtre et me couchai sans souper, malgré les exhortations de Savéliitch, qui ne cessait de répéter, avec angoisse: «Ô Seigneur Dieu! il ne daigne rien manger. Que dirait ma maîtresse si l'enfant allait tomber malade?»

Le lendemain, à peine avais-je commencé de m'habiller, que la porte de ma chambre s'ouvrit. Il entra un jeune officier, de petite taille, de traits peu réguliers, mais dont la figure basanée avait une vivacité remarquable.

«Pardonnez-moi, me dit-il en français, si je viens ainsi sans cérémonie faire votre connaissance. J'ai appris hier votre arrivée, et le désir de voir enfin une figure humaine s'est tellement emparé de moi que je n'ai pu y résister plus longtemps. Vous comprendrez cela quand vous aurez vécu ici quelque temps.»

Je devinai sans peine que c'était l'officier renvoyé de la garde pour l'affaire du duel. Nous fîmes connaissance. Chvabrine avait beaucoup d'esprit. Sa conversation était animée, intéressante. Il me dépeignit avec beaucoup de verve et de gaieté la famille du commandant, sa société et en général toute la contrée où le sort m'avait jeté. Je riais de bon coeur, lorsque ce même invalide, que j'avais vu rapiécer son uniforme dans l'antichambre du capitaine, entra et m'invita à dîner de la part de Vassilissa Iégorovna. Chvabrine déclara qu'il m'accompagnait.

En nous approchant de la maison du commandant, nous vîmes sur la place une vingtaine de petits vieux invalides, avec de longues queues et des chapeaux à trois cornes. Ils étaient rangés en ligne de bataille. Devant eux se tenait le commandant, vieillard encore vert et de haute taille, en robe de chambre et en bonnet de coton. Dès qu'il nous aperçut, il s'approcha de nous, me dit quelques mots affables, et se remit à commander l'exercice. Nous allions nous arrêter pour voir les manoeuvres, mais il nous pria d'aller sur-le-champ chez Vassilissa Iégorovna, promettant qu'il nous rejoindrait aussitôt. «Ici, nous dit-il, vous n'avez vraiment rien à voir.»

Vassilissa Iégorovna nous reçut avec simplicité et bonhomie, et me traita comme si elle m'eût dès longtemps connu. L'invalide et Palachka mettaient la nappe.

«Qu'est-ce qu'a donc aujourd'hui mon Ivan Kouzmitch à instruire si longtemps ses troupes? dit la femme du commandant. Palachka, va le chercher pour dîner. Mais où est donc Macha 31

À peine avait-elle prononcé ce nom, qu'entra dans la chambre une jeune fille de seize ans, au visage rond, vermeil, ayant les cheveux lissés en bandeau et retenus derrière ses oreilles que rougissaient la pudeur et l'embarras. Elle ne me plut pas extrêmement au premier coup d'oeil; je la regardai avec prévention. Chvabrine m'avait dépeint Marie, la fille du capitaine, sous les traits d'une sotte. Marie Ivanovna alla s'asseoir dans un coin et se mit à coudre. Cependant on avait apporté le chtchi 32. Vassilissa Iégorovna, ne voyant pas revenir son mari, envoya pour la seconde fois Palachka l'appeler.

«Dis au maître que les visites attendent; le chtchi se refroidit. Grâce à Dieu, l'exercice ne s'en ira pas, il aura tout le temps de s'égosiller à son aise.»

Le capitaine apparut bientôt, accompagné du petit vieillard borgne.

«Qu'est-ce que cela, mon petit père? lui dit sa femme. La table est servie depuis longtemps, et l'on ne peut pas te faire venir.

--Vois-tu bien, Vassilissa Iégorovna, répondit Ivan Kouzmitch, j'étais occupé de mon service, j'instruisais mes petits soldats.

--Va, va, reprit-elle, ce n'est qu'une vanterie. Le service ne leur va pas, et toi tu n'y comprends rien. Tu aurais dû rester à la maison, à prier le bon Dieu; ça t'irait bien mieux. Mes chers convives, à table, je vous prie.»

Nous prîmes place pour dîner. Vassilissa Iégorovna ne se taisait pas un moment et m'accablait de questions; qui étaient mes parents, s'ils étaient en vie, où ils demeuraient, quelle était leur fortune? Quand elle sut que mon père avait trois cents paysans:

«Voyez-vous! s'écria-t-elle, y a-t-il des gens riches dans ce monde! Et nous, mon petit père, en fait d'âmes 33, nous n'avons que la servante Palachka. Eh bien, grâce à Dieu, nous vivons petit à petit. Nous n'avons qu'un souci, c'est Macha, une fille qu'il faut marier. Et quelle dot a-t-elle? Un peigne et quatre sous vaillant pour se baigner deux fois par an. Pourvu qu'elle trouve quelque brave homme! sinon, la voilà éternellement fille.»

Je jetai un coup d'oeil sur Marie Ivanovna; elle était devenue toute rouge, et des larmes roulèrent jusque sur son assiette. J'eus pitié d'elle, et je m'empressai de changer de conversation.

«J'ai ouï dire, m'écriai-je avec assez d'à-propos, que les Bachkirs ont l'intention d'attaquer votre forteresse.

--Qui t'a dit cela, mon petit père? reprit Ivan Kouzmitch.

--Je l'ai entendu dire à Orenbourg, répondis-je.

--Folies que tout cela, dit le commandant; nous n'en avons pas entendu depuis longtemps le moindre mot. Les Bachkirs sont un peuple intimidé, et les Kirghises aussi ont reçu de bonnes leçons. Ils n'oseront pas s'attaquer à nous, et s'ils s'en avisent, je leur imprimerai une telle terreur, qu'ils ne remueront plus de dix ans.

--Et vous ne craignez pas, continuai-je en m'adressant à la femme du capitaine, de rester dans une forteresse exposée à de tels dangers?

--Affaire d'habitude, mon petit père, reprit-elle. Il y a de cela vingt ans, quand on nous transféra du régiment ici, tu ne saurais croire comme j'avais peur de ces maudits païens. S'il m'arrivait parfois de voir leur bonnet à poil, si j'entendais leurs hurlements, crois bien, mon petit père, que mon coeur se resserrait à mourir. Et maintenant j'y suis si bien habituée, que je ne bougerais pas de ma place quand on viendrait me dire que les brigands rôdent autour de la forteresse.

--Vassilissa Iégorovna est une dame très brave, observa gravement Chvabrine; Ivan Kouzmitch en sait quelque chose.

--Mais oui, vois-tu bien! dit Ivan Kouzmitch, elle n'est pas de la douzaine des poltrons.

--Et Marie Ivanovna, demandai-je à sa mère, est-elle aussi hardie que vous?

--Macha! répondit la dame; non, Macha est une poltronne. Jusqu'à présent elle n'a pu entendre le bruit d'un coup de fusil sans trembler de tous ses membres. Il y a de cela deux ans, quand Ivan Kouzmitch s'imagina, le jour de ma fête, de faire tirer son canon, elle eut si peur, le pauvre pigeonneau, qu'elle manqua de s'en aller dans l'autre monde. Depuis ce jour-là, nous n'avons plus tiré ce maudit canon.»

Nous nous levâmes de table; le capitaine et sa femme allèrent dormir la sieste, et j'allai chez Chvabrine, où nous passâmes ensemble la soirée.





IV

LE DUEL

Il se passa plusieurs semaines, pendant lesquelles ma vie dans la forteresse de Bélogorsk devint non seulement supportable, mais agréable même. J'étais reçu comme un membre de la famille dans la maison du commandant. Le mari et la femme étaient d'excellentes gens. Ivan Kouzmitch, qui d'enfant de troupe était parvenu au rang d'officier, était un homme tout simple et sans éducation, mais bon et loyal. Sa femme le menait, ce qui, du reste, convenait fort à sa paresse naturelle. Vassilissa Iégorovna dirigeait les affaires du service comme celles de son ménage, et commandait dans toute la forteresse comme dans sa maison. Marie Ivanovna cessa bientôt de se montrer sauvage. Nous fîmes plus ample connaissance. Je trouvai en elle une fille pleine de coeur et de raison. Peu à peu je m'attachai à cette bonne famille, même à Ivan Ignatiitch, le lieutenant borgne.

Je devins officier. Mon service ne me pesait guère. Dans cette forteresse bénie de Dieu, il n'y avait ni exercice à faire, ni garde à monter, ni revue à passer. Le commandant instruisait quelquefois ses soldats pour son propre plaisir. Mais il n'était pas encore parvenu à leur apprendre quel était le côté droit, quel était le côté gauche. Chvabrine avait quelques livres français; je me mis à lire, et le goût de la littérature s'éveilla en moi. Le matin je lisais, et je m'essayais à des traductions, quelquefois même à des compositions en vers. Je dînais presque chaque jour chez le commandant, où je passais d'habitude le reste de la journée. Le soir, le père Garasim y venait accompagné de sa femme Akoulina, qui était la plus forte commère des environs. Il va sans dire que chaque jour nous nous voyions, Chvabrine et moi. Cependant d'heure en heure sa conversation me devenait moins agréable. Ses perpétuelles plaisanteries sur la famille du commandant, et surtout ses remarques piquantes sur le compte de Marie Ivanovna, me déplaisaient fort. Je n'avais pas d'autre société que cette famille dans la forteresse, mais je n'en désirais pas d'autre.

Malgré toutes les prophéties, les Bachkirs ne se révoltaient pas. La tranquillité régnait autour de notre forteresse. Mais cette paix fut troublée subitement par une guerre intestine.

J'ai déjà dit que je m'occupais un peu de littérature. Mes essais étaient passables pour l'époque, et Soumarokoff 34 lui-même leur rendit justice bien des années plus tard. Un jour, il m'arriva d'écrire une petite chanson dont je fus satisfait. On sait que, sous prétexte de demander des conseils, les auteurs cherchent volontiers un auditeur bénévole; je copiai ma petite chanson, et la portai à Chvabrine, qui seul, dans la forteresse, pouvait apprécier une oeuvre poétique.

Après un court préambule, je tirai de ma poche mon feuillet, et lui lus les vers suivants 35:

«Hélas! en fuyant Macha, j'espère recouvrer ma liberté!

Mais les yeux qui m'ont fait prisonnier sont toujours devant moi.

Toi qui sais mes malheurs, Macha, en me voyant dans cet état cruel, prends pitié de ton prisonnier.»

«Comment trouves-tu cela?» dis-je à Chvabrine, attendant une louange comme un tribut qui m'était dû.

Mais, à mon grand mécontentement, Chvabrine, qui d'ordinaire montrait de la complaisance, me déclara net que ma chanson ne valait rien.

«Pourquoi cela? lui demandai-je en m'efforçant de cacher mon humeur.

--Parce que de pareils vers, me répondit-il, sont dignes de mon maître Trédiakofski 36

Il prit le feuillet de mes mains, et se mit à analyser impitoyablement chaque vers, chaque mot, en me déchirant de la façon la plus maligne. Cela dépassa mes forces; je lui arrachai le feuillet des mains, je lui déclarai que, de ma vie, je ne lui montrerais aucune de mes compositions. Chvabrine ne se moqua pas moins de cette menace.

«Voyons, me dit-il, si tu seras en état de tenir ta parole; les poètes ont besoin d'un auditeur, comme Ivan Kouzmitch d'un carafon d'eau-de-vie avant dîner. Et qui est cette Macha? Ne serait-ce pas Marie Ivanovna?

--Ce n'est pas ton affaire, répondis-je en fronçant le sourcil, de savoir quelle est cette Macha. Je ne veux ni de tes avis ni de tes suppositions.

--Oh! oh! poète vaniteux, continua Chvabrine en me piquant de plus en plus. Écoute un conseil d'ami: Macha n'est pas digne de devenir ta femme.

--Tu mens, misérable! lui criai-je avec fureur, tu mens comme un effronté!»

Chvabrine changea de visage. «Cela ne se passera pas ainsi, me dit-il en me serrant la main fortement; vous me donnerez satisfaction.

--Bien, quand tu voudras!» répondis-je avec joie, car dans ce moment j'étais prêt à le déchirer.

Je courus à l'instant chez Ivan Ignatiitch, que je trouvai une aiguille à la main. D'après l'ordre de la femme du commandant, il enfilait des champignons qui devaient sécher pour l'hiver.

«Ah! Piôtr Andréitch, me dit-il en m'apercevant, soyez le bienvenu. Pour quelle affaire Dieu vous a-t-il conduit ici? oserais-je vous demander.»

Je lui déclarai en peu de mots que je m'étais pris de querelle avec Alexéi Ivanitch, et que je le priais, lui, Ivan Ignatiitch, d'être mon second. Ivan Ignatiitch m'écouta jusqu'au bout avec une grande attention, en écarquillant son oeil unique.

«Vous daignez dire, me dit-il, que vous voulez tuer Alexéi Ivanitch, et que j'en suis témoin? c'est là ce que vous voulez dire? oserais-je vous demander.

--Précisément.

--Mais, mon Dieu! Piôtr Andréitch, quelle folie avez-vous en tête? Vous vous êtes dit des injures avec Alexéi Ivanitch; eh bien, la belle affaire! une injure ne se pend pas au cou. Il vous a dit des sottises, dites-lui des impertinences; il vous donnera une tape, rendez-lui un soufflet; lui un second, vous un troisième; et puis allez chacun de votre côté. Dans la suite, nous vous ferons faire la paix. Tandis que maintenant... Est-ce une bonne action de tuer son prochain? oserais-je vous demander. Encore si c'était vous qui dussiez le tuer! que Dieu soit avec lui, car je ne l'aime guère. Mais, si c'est lui qui vous perfore, vous aurez fait un beau coup. Qui est-ce qui payera les pots cassés? oserais-je vous demander.»

Les raisonnements du prudent officier ne m'ébranlèrent pas. Je restai ferme dans ma résolution. «Comme vous voudrez, dit Ivan Ignatiitch, faites ce qui vous plaira; mais à quoi bon serai-je témoin de votre duel? Des gens se battent; qu'y a-t-il là d'extraordinaire? oserais-je vous demander. Grâce à Dieu, j'ai approché de près les Suédois et les Turcs, et j'en ai vu de toutes les couleurs.»

Je tâchai de lui expliquer le mieux qu'il me fut possible quel était le devoir d'un second. Mais Ivan Ignatiitch était hors d'état de me comprendre. «Faites à votre guise, dit-il. Si j'avais à me mêler de cette affaire, ce serait pour aller annoncer à Ivan Kouzmitch, selon les règles du service, qu'il se trame dans la forteresse une action criminelle et contraire aux intérêts de la couronne, et faire observer au commandant combien il serait désirable qu'il avisât aux moyens de prendre les mesures nécessaires...»

J'eus peur, et suppliai Ivan Ignatiitch de ne rien dire au commandant. Je parvins à grand'peine à le calmer. Cependant il me donna sa parole de se taire, et je le laissai en repos.

Comme d'habitude, je passai la soirée chez le commandant. Je m'efforçais de paraître calme et gai, pour n'éveiller aucun soupçon et éviter les questions importunes. Mais j'avoue que je n'avais pas le sang-froid dont se vantent les personnes qui se sont trouvées dans la même position. Toute cette soirée, je me sentis disposé à la tendresse, à la sensibilité. Marie Ivanovna me plaisait plus qu'à l'ordinaire. L'idée que je la voyais peut-être pour la dernière fois lui donnait à mes yeux une grâce touchante. Chvabrine entra. Je le pris à part, et l'informai de mon entretien avec Ivan Ignatiitch.

«Pourquoi des seconds? me dit-il sèchement. Nous nous passerons d'eux.»

Nous convînmes de nous battre derrière les tas de foin, le lendemain matin, à six heures. À nous voir causer ainsi amicalement, Ivan Ignatiitch, plein de joie, manqua nous trahir.

«Il y a longtemps que vous eussiez dû faire comme cela, me dit-il d'un air satisfait: mauvaise paix vaut mieux que bonne querelle.

--Quoi? quoi, Ivan Ignatiitch? dit la femme du capitaine, qui faisait une patience dans un coin; je n'ai pas bien entendu.»

Ivan Ignatiitch, qui, voyant sur mon visage des signes de mauvaise humeur, se rappela sa promesse, devint tout confus, et ne sut que répondre. Chvabrine le tira d'embarras.

«Ivan Ignatiitch, dit-il, approuve la paix que nous avons faite.

--Et avec qui, mon petit père, t'es-tu querellé?

--Mais avec Piôtr Andréitch, et jusqu'aux gros mots.

--Pourquoi cela?

--Pour une véritable misère, pour une chansonnette.

--Beau sujet de querelle, une chansonnette! Comment c'est-il arrivé?

--Voici comment. Piôtr Andréitch a composé récemment une chanson, et il s'est mis à me la chanter ce matin. Comme je la trouvais mauvaise, Piôtr Andréitch s'est fâché. Mais ensuite il a réfléchi que chacun est libre de son opinion et tout est dit.»

L'insolence de Chvabrine me mit en fureur; mais nul autre que moi ne comprit ses grossières allusions. Personne au moins ne les releva. Des poésies, la conversation passa aux poètes en général, et le commandant fit l'observation qu'ils étaient tous des débauchés et des ivrognes finis; il me conseilla amicalement de renoncer à la poésie, comme chose contraire au service et ne menant à rien de bon.

La présence de Chvabrine m'était insupportable. Je me hâtai de dire adieu au commandant et à sa famille. En rentrant à la maison, j'examinai mon épée, j'en essayai la pointe, et me couchai après avoir donné l'ordre à Savéliitch de m'éveiller le lendemain à six heures.

Le lendemain, à l'heure indiquée, je me trouvais derrière les meules de foin, attendant mon adversaire. Il ne tarda pas à paraître. «On peut nous surprendre, me dit-il; il faut se hâter.» Nous mîmes bas nos uniformes, et, restés en gilet, nous tirâmes nos épées du fourreau. En ce moment, Ivan Ignatiitch, suivi de cinq invalides, sortit de derrière un tas de foin. Il nous intima l'ordre de nous rendre chez le commandant. Nous obéîmes de mauvaise humeur. Les soldats nous entourèrent, et nous suivîmes Ivan Ignatiitch, qui nous conduisait en triomphe, marchant au pas militaire avec une majestueuse gravité.

Nous entrâmes dans la maison du commandant. Ivan Ignatiitch ouvrit les portes à deux battants, et s'écria avec emphase: «Ils sont pris!»

Vassilissa Iégorovna accourut à notre rencontre:

«Qu'est-ce que cela veut dire? comploter un assassinat dans notre forteresse! Ivan Kouzmitch, mets-les sur-le-champ aux arrêts... Piôtr Andréitch, Alexéi Ivanitch, donnez vos épées, donnez, donnez... Palachka, emporte les épées dans le grenier... Piôtr Andréitch, je n'attendais pas cela de toi; comment n'as-tu pas honte? Alexéi Ivanitch, c'est autre chose; il a été transféré de la garde pour avoir fait périr une âme. Il ne croit pas en Notre-Seigneur. Mais toi, tu veux en faire autant?»

Ivan Kouzmitch approuvait tout ce que disait sa femme, ne cessant de répéter: «Vois-tu bien! Vassilissa Iégorovna dit la vérité; les duels sont formellement défendus par le code militaire.»

Cependant Palachka nous avait pris nos épées et les avait emportées au grenier. Je ne pus m'empêcher de rire; Chvabrine conserva toute sa gravité.

«Malgré tout le respect que j'ai pour vous, dit-il avec sang-froid à la femme du commandant, je ne puis me dispenser de vous faire observer que vous vous donnez une peine inutile en nous soumettant à votre tribunal. Abandonnez ce soin à Ivan Kouzmitch: c'est son affaire.

--Comment, comment, mon petit père! répliqua la femme du commandant. Est-ce que le mari et la femme ne sont pas la même chair et le même esprit? Ivan Kouzmitch, qu'est-ce que tu baguenaudes? Fourre-les à l'instant dans différents coins, au pain et à l'eau, pour que cette bête d'idée leur sorte de la tête. Et que le père Garasim les mette à la pénitence, pour qu'ils demandent pardon à Dieu et aux hommes.»

Ivan Kouzmitch ne savait que faire. Marie Ivanovna était extrêmement pâle. Peu à peu la tempête se calma. La femme du capitaine devint plus accommodante. Elle nous ordonna de nous embrasser l'un l'autre. Palachka nous rapporta nos épées. Nous sortîmes, ayant fait la paix en apparence. Ivan Ignatiitch nous reconduisit.

«Comment n'avez-vous pas eu honte, lui dis-je avec colère, de nous dénoncer au commandant après m'avoir donné votre parole de n'en rien faire?

--Comme Dieu est saint, répondit-il, je n'ai rien dit à Ivan Kouzmitch; c'est Vassilissa Iégorovna qui m'a tout soutiré. C'est elle qui a pris toutes les mesures nécessaires à l'insu du commandant. Du reste, Dieu merci, que ce soit fini comme cela!»

Après cette réponse, il retourna chez lui, et je restai seul avec Chvabrine. «Notre affaire ne peut pas se terminer ainsi, lui dis-je.

--Certainement, répondit Chvabrine; vous me payerez avec du sang votre impertinence. Mais on va sans doute nous observer; il faut feindre pendant quelques jours. Au revoir.»

Et nous nous séparâmes comme s'il ne se fût rien passé.

De retour chez le commandant, je m'assis, selon mon habitude, près de Marie Ivanovna; son père n'était pas à la maison; sa mère s'occupait du ménage. Nous parlions à demi-voix. Marie Ivanovna me reprochait l'inquiétude que lui avait causée ma querelle avec Chvabrine.

«Le coeur me manqua, me dit-elle, quand on vint nous dire que vous alliez vous battre à l'épée. Comme les hommes sont étranges! pour une parole qu'ils oublieraient la semaine ensuite, ils sont prêts à s'entr'égorger et à sacrifier, non seulement leur vie, mais encore l'honneur et le bonheur de ceux qui... Mais je suis sûre que ce n'est pas vous qui avez commencé la querelle: c'est Alexéi Ivanitch qui a été l'agresseur.

--Qui vous le fait croire, Marie Ivanovna?

--Mais parce que..., parce qu'il est si moqueur! Je n'aime pas Alexéi Ivanitch, il m'est même désagréable, et cependant je n'aurais pas voulu ne pas lui plaire, cela m'aurait fort inquiétée.

--Et que croyez-vous, Marie Ivanovna? lui plaisez-vous, ou non?»

Marie Ivanovna se troubla et rougit:

«Il me semble, dit-elle enfin, il me semble que je lui plais.

--Pourquoi cela?

--Parce qu'il m'a fait des propositions de mariage.

--Il vous a fait des propositions de mariage? Quand cela?

--L'an passé, deux mois avant votre arrivée.

--Et vous n'avez pas consenti?

--Comme vous voyez. Alexéi Ivanitch est certainement un homme d'esprit et de bonne famille; il a de la fortune; mais, à la seule idée qu'il faudrait, sous la couronne, l'embrasser devant tous les assistants... Non, non, pour rien au monde.»

Les paroles de Marie Ivanovna m'ouvrirent les yeux et m'expliquèrent beaucoup de choses. Je compris la persistance que mettait Chvabrine à la poursuivre. Il avait probablement remarqué notre inclination mutuelle, et s'efforçait de nous détourner l'un de l'autre. Les paroles qui avaient provoqué notre querelle me semblèrent d'autant plus infâmes, quand, au lieu d'une grossière et indécente plaisanterie, j'y vis une calomnie calculée. L'envie de punir le menteur effronté devint encore plus forte en moi, et j'attendais avec impatience le moment favorable.

Je n'attendis pas longtemps. Le lendemain, comme j'étais occupé à composer une élégie, et que je mordais ma plume dans l'attente d'une rime, Chvabrine frappa sous ma fenêtre. Je posai la plume, je pris mon épée, et sortis de la maison.

«Pourquoi remettre plus longtemps? me dit Chvabrine; on ne nous observe plus. Allons au bord de la rivière; là personne ne nous empêchera.»

Nous partîmes en silence, et, après avoir descendu un sentier escarpé, nous nous arrêtâmes sur le bord de l'eau, et nos épées se croisèrent.

Chvabrine était plus adroit que moi dans les armes; mais j'étais plus fort et plus hardi; et M. Beaupré, qui avait été entre autres choses soldat, m'avait donné quelques leçons d'escrime, dont je profitai. Chvabrine ne s'attendait nullement à trouver en moi un adversaire aussi dangereux.

Pendant longtemps nous ne pûmes nous faire aucun mal l'un à l'autre; mais enfin, remarquant que Chvabrine faiblissait, je l'attaquai vivement, et le fis presque entrer à reculons dans la rivière. Tout à coup j'entendis mon nom prononcé à haute voix; je tournai rapidement la tête, et j'aperçus Savéliitch qui courait à moi le long du sentier... Dans ce moment je sentis une forte piqûre dans la poitrine, sous l'épaule droite, et je tombai sans connaissance.





V

LA CONVALESCENCE

Quand je revins à moi, je restai quelque temps sans comprendre ni ce qui m'était arrivé, ni où je me trouvais. J'étais couché sur un lit dans une chambre inconnue, et sentais une grande faiblesse. Savéliitch se tenait devant moi, une lumière à la main. Quelqu'un déroulait avec précaution les bandages qui entouraient mon épaule et ma poitrine. Peu à peu mes idées s'éclaircirent. Je me rappelai mon duel, et devinai sans peine que j'étais blessé. En cet instant, la porte gémit faiblement sur ses gonds:

«Eh bien, comment va-t-il? murmura une voix qui me fit tressaillir.

--Toujours dans le même état, répondit Savéliitch avec un soupir; toujours sans connaissance. Voilà déjà plus de quatre jours.»

Je voulus me retourner, mais je n'en eus pas la force.

«Où suis-je? Qui est ici?» dis-je avec effort.

Marie Ivanovna s'approcha de mon lit, et se pencha doucement sur moi.

«Comment vous sentez-vous? me dit-elle.


«COMMENT VOUS SENTEZ-VOUS?» ME DIT MARIE IVANOVNA.

--Bien, grâce à Dieu, répondis-je d'une voix faible. C'est vous, Marie Ivanovna; dites-moi...»

Je ne pus achever. Savéliitch poussa un cri, la joie se peignit sur son visage.

«Il revient à lui, il revient à lui, répétait-il; grâces te soient rendues, Seigneur! Mon père Piôtr Andréitch, m'as-tu fait assez peur? quatre jours! c'est facile à dire...»

Marie Ivanovna l'interrompit.

«Ne lui parle pas trop, Savéliitch, dit-elle: il est encore bien faible.»

Elle sortit et ferma la porte avec précaution. Je me sentais agité de pensées confuses. J'étais donc dans la maison du commandant, puisque Marie Ivanovna pouvait entrer dans ma chambre! Je voulus interroger Savéliitch; mais le vieillard hocha la tête et se boucha les oreilles. Je fermai les yeux avec mécontentement, et m'endormis bientôt.

En m'éveillant, j'appelai Savéliitch; mais, au lieu de lui, je vis devant moi Marie Ivanovna. Elle me salua de sa douce voix. Je ne puis exprimer la sensation délicieuse qui me pénétra dans ce moment. Je saisis sa main et la serrai avec transport, en l'arrosant de mes larmes. Marie ne la retirait pas..., et tout à coup je sentis sur ma joue l'impression humide et brûlante de ses lèvres. Un feu rapide parcourut tout mon être.

«Chère bonne Marie Ivanovna, lui dis-je, soyez ma femme, consentez à mon bonheur.»

Elle reprit sa raison:

«Au nom du ciel, calmez-vous, me dit-elle en ôtant sa main, vous êtes encore en danger; votre blessure peut se rouvrir; ayez soin de vous,... ne fût-ce que pour moi.»

Après ces mots, elle sortit en me laissant au comble du bonheur. Je me sentais revenir à la vie.

Dès cet instant je me sentis mieux d'heure en heure. C'était le barbier du régiment qui me pansait, car il n'y avait pas d'autre médecin dans la forteresse; et grâce à Dieu, il ne faisait pas le docteur. Ma jeunesse et la nature hâtèrent ma guérison. Toute la famille du commandant m'entourait de soins. Marie Ivanovna ne me quittait presque jamais. Il va sans dire que je saisis la première occasion favorable pour continuer ma déclaration interrompue, et, cette fois, Marie m'écouta avec plus de patience. Elle me fit naïvement l'aveu de son affection, et ajouta que ses parents seraient sans doute heureux de son bonheur. «Mais pensez-y bien, me disait-elle; n'y aura-t-il pas d'obstacles de la part des vôtres?»

Ce mot me fit réfléchir. Je ne doutais pas de la tendresse de ma mère; mais, connaissant le caractère et la façon de penser de mon père, je pressentais que mon amitié ne le toucherait pas extrêmement, et qu'il la traiterait de folie de jeunesse. Je l'avouai franchement à Marie Ivanovna; mais néanmoins je résolus d'écrire à mon père aussi éloquemment que possible pour lui demander sa bénédiction. Je montrai ma lettre à Marie Ivanovna, qui la trouva si convaincante et si touchante qu'elle ne douta plus du succès, et s'abandonna aux sentiments de son coeur avec toute la confiance de la jeunesse.

Je fis la paix avec Chvabrine dans les premiers jours de ma convalescence. Ivan Kouzmitch me dit en me reprochant mon duel: «Vois-tu bien, Piôtr Andréitch, je devrais à la rigueur te mettre aux arrêts; mais te voilà déjà puni sans cela. Pour Alexéi Ivanitch, il est enfermé par mon ordre, et sous bonne garde, dans le magasin à blé, et son épée est sous clef chez Vassilissa Iégorovna. Il aura le temps de réfléchir à son aise et de se repentir.»

J'étais trop content pour garder dans mon coeur le moindre sentiment de rancune. Je me mis à prier pour Chvabrine, et le bon commandant, avec la permission de sa femme, consentit à lui rendre la liberté. Chvabrine vint me voir. Il témoigna un profond regret de tout ce qui était arrivé, avoua que toute la faute était à lui, et me pria d'oublier le passé. Étant de ma nature peu rancunier, je lui pardonnai de bon coeur et notre querelle et ma blessure. Je voyais dans sa calomnie l'irritation de la vanité blessée; je pardonnai donc généreusement à mon rival malheureux.

Je fus bientôt guéri complètement, et pus retourner à mon logis. J'attendais avec impatience la réponse à ma lettre, n'osant pas espérer, mais tâchant d'étouffer en moi de tristes pressentiments. Je ne m'étais pas encore expliqué avec Vassilissa Iégorovna et son mari. Mais ma recherche ne pouvait pas les étonner: ni moi ni Marie ne cachions nos sentiments devant eux, et nous étions assurés d'avance de leur consentement.

Enfin, un beau jour, Savéliitch entra chez moi, une lettre à la main. Je la pris en tremblant. L'adresse était écrite de la main de mon père. Cette vue me prépara à quelque chose de grave, car, d'habitude, c'était ma mère qui m'écrivait, et lui ne faisait qu'ajouter quelques lignes à la fin. Longtemps je ne pus me décider à rompre le cachet; je relisais la suscription solennelle: «À mon fils Piôtr Andréitch Grineff, gouvernement d'Orenbourg, forteresse de Bélogorsk». Je tâchais de découvrir, à l'écriture de mon père, dans quelle disposition d'esprit il avait écrit la lettre. Enfin je me décidai à décacheter, et dès les premières lignes je vis que toute l'affaire était au diable. Voici le contenu de cette lettre:

«Mon fils Piôtr, nous avons reçu le 15 de ce mois la lettre dans laquelle tu nous demandes notre bénédiction paternelle et notre consentement à ton mariage avec Marie Ivanovna, fille Mironoff 37. Et non seulement je n'ai pas l'intention de te donner ni ma bénédiction ni mon consentement, mais encore j'ai l'intention d'arriver jusqu'à toi et de te bien punir pour tes sottises comme un petit garçon, malgré ton rang d'officier, parce que tu as prouvé que tu n'es pas digne de porter l'épée qui t'a été remise pour la défense de la patrie, et non pour te battre en duel avec des fous de ton espèce. Je vais écrire à l'instant même à André Carlovitch pour le prier de te transférer de la forteresse de Bélogorsk dans quelque endroit encore plus éloigné afin de faire passer ta folie. En apprenant ton duel et ta blessure, ta mère est tombée malade de douleur, et maintenant encore elle est alitée. Qu'adviendra-t-il de toi? Je prie Dieu qu'il te corrige, quoique je n'ose pas avoir confiance en sa bonté.

«Ton père,

«A. G.»

La lecture de cette lettre éveilla en moi des sentiments divers. Les dures expressions que mon père ne m'avait pas ménagées me blessaient profondément; le dédain avec lequel il traitait Marie Ivanovna me semblait aussi injuste que malséant; enfin l'idée d'être renvoyé hors de la forteresse de Bélogorsk m'épouvantait. Mais j'étais surtout chagriné de la maladie de ma mère. J'étais indigné contre Savéliitch, ne doutant pas que ce ne fût lui qui avait fait connaître mon duel à mes parents. Après avoir marché quelque temps en long et en large dans ma petite chambre, je m'arrêtai brusquement devant lui, et lui dis avec colère: «Il paraît qu'il ne t'a pas suffi que, grâce à toi, j'aie été blessé et tout au moins au bord de la tombe; tu veux aussi tuer ma mère».

Savéliitch resta immobile comme si la foudre l'avait frappé.

«Aie pitié de moi, seigneur, s'écria-t-il presque en sanglotant; qu'est-ce que tu daignes me dire? C'est moi qui suis la cause que tu as été blessé? Mais Dieu voit que je courais mettre ma poitrine devant toi pour recevoir l'épée d'Alexéi Ivanitch. La vieillesse maudite m'en a seule empêché. Qu'ai-je donc fait à ta mère?

--Ce que tu as fait? répondis-je. Qui est-ce qui t'a chargé d'écrire une dénonciation contre moi? Est-ce qu'on t'a mis à mon service pour être mon espion?

--Moi, écrire une dénonciation! répondit Savéliitch tout en larmes. Ô Seigneur, roi des cieux! Tiens, daigne lire ce que m'écrit le maître, et tu verras si je te dénonçais.»

En même temps il tira de sa poche une lettre qu'il me présenta, et je lus ce qui suit:

«Honte à toi, vieux chien, de ce que tu ne m'as rien écrit de mon fils Piôtr Andréitch, malgré mes ordres sévères, et de ce que ce soient des étrangers qui me font savoir ses folies! Est-ce ainsi que tu remplis ton devoir et la volonté de tes seigneurs? Je t'enverrai garder les cochons, vieux chien, pour avoir caché la vérité et pour ta condescendance envers le jeune homme. À la réception de cette lettre, je t'ordonne de m'informer immédiatement de l'état de sa santé, qui, à ce qu'on me mande, s'améliore, et de me désigner précisément l'endroit où il a été frappé, et s'il a été bien guéri.»

Evidemment Savéliitch n'avait pas eu le moindre tort, et c'était moi qui l'avais offensé par mes soupçons et mes reproches. Je lui demandai pardon, mais le vieillard était inconsolable. «Voilà jusqu'où j'ai vécu! répétait-il; voilà quelles grâces j'ai méritées de mes seigneurs pour tous mes longs services! Je suis un vieux chien, je suis un gardeur de cochons, et par-dessus cela, je suis la cause de ta blessure! Non, mon père Piôtr Andréitch, ce n'est pas moi qui suis fautif, c'est le maudit moussié; c'est lui qui t'a appris à pousser ces broches de fer, en frappant du pied, comme si à force de pousser et de frapper on pouvait se garer d'un mauvais homme! C'était bien nécessaire de dépenser de l'argent à louer le moussié

Mais qui donc s'était donné la peine de dénoncer ma conduite à mon père? Le général? il ne semblait pas s'occuper beaucoup de moi; et puis, Ivan Kouzmitch n'avait pas cru nécessaire de lui faire un rapport sur mon duel. Je me perdais en suppositions. Mes soupçons s'arrêtaient sur Chvabrine; lui seul trouvait un avantage dans cette dénonciation, dont la suite pouvait être mon éloignement de la forteresse et ma séparation d'avec la famille du commandant. J'allai tout raconter à Marie Ivanovna: elle venait à ma rencontre sur le perron.

«Que vous est-il arrivé? me dit-elle; comme vous êtes pâle!

--Tout est fini», lui répondis-je, en lui remettant la lettre de mon père.

Ce fut à son tour de pâlir. Après avoir lu, elle me rendit la lettre, et me dit d'une voix émue: «Ce n'a pas été mon destin. Vos parents ne veulent pas de moi dans leur famille; que la volonté de Dieu soit faite! Dieu sait mieux que nous ce qui nous convient. Il n'y a rien à faire, Piôtr Andréitch; soyez heureux, vous au moins.

--Cela ne sera pas, m'écriai-je, en la saisissant par la main. Tu m'aimes, je suis prêt à tout. Allons nous jeter aux pieds de tes parents. Ce sont des gens simples; ils ne sont ni fiers ni cruels; ils nous donneront, eux, leur bénédiction, nous nous marierons; et puis, avec le temps, j'en suis sûr, nous parviendrons à fléchir mon père. Ma mère intercédera pour nous, il me pardonnera.

--Non, Piôtr Andréitch, répondit Marie: je ne t'épouserai pas sans la bénédiction de tes parents. Sans leur bénédiction tu ne seras pas heureux. Soumettons-nous à la volonté de Dieu. Si tu rencontres une autre fiancée, si tu l'aimes, que Dieu soit avec toi 38. Piôtr Andréitch, moi, je prierai pour vous deux.»

Elle se mit à pleurer et se retira. J'avais l'intention de la suivre dans sa chambre; mais je me sentais hors d'état de me posséder et je rentrai à la maison. J'étais assis, plongé dans une mélancolie profonde, lorsque Savéliitch vint tout à coup interrompre mes réflexions.

«Voilà, seigneur, dit-il en me présentant une feuille de papier toute couverte d'écriture; regarde si je suis un espion de mon maître et si je tâche de brouiller le père avec le fils.»

Je pris de sa main ce papier; c'était la réponse de Savéliitch à la lettre qu'il avait reçue. La voici mot pour mot:

«Seigneur André Pétrovitch, notre gracieux père, j'ai reçu votre gracieuse lettre, dans laquelle tu daignes te fâcher contre moi, votre esclave, en me faisant honte de ce que je ne remplis pas les ordres de mes maîtres. Et moi, qui ne suis pas un vieux chien, mais votre serviteur fidèle, j'obéis aux ordres de mes maîtres; et je vous ai toujours servi avec zèle jusqu'à mes cheveux blancs. Je ne vous ai rien écrit de la blessure de Piôtr Andréitch, pour ne pas vous effrayer sans raison; et voilà que nous entendons que notre maîtresse, notre mère, Avdotia Vassilievna, est malade de peur; et je m'en vais prier Dieu pour sa santé. Et Piôtr Andréitch a été blessé dans la poitrine, sous l'épaule droite, sous une côte, à la profondeur d'un verchok et demi 39, et il a été couché dans la maison du commandant, où nous l'avons apporté du rivage: et c'est le barbier d'ici, Stépan Paramonoff, qui l'a traité; et maintenant Piôtr Andréitch, grâce à Dieu, se porte bien; et il n'y a rien que du bien à dire de lui: ses chefs, à ce qu'on dit, sont contents de lui, et Vassilissa Iégorovna le traite comme son propre fils; et qu'une pareille occasion lui soit arrivée, il ne faut pas lui en faire de reproches; le cheval a quatre jambes et il bronche. Et vous daignez écrire que vous m'enverrez garder les cochons; que ce soit votre volonté de seigneur. Et maintenant je vous salue jusqu'à terre.

«Votre fidèle esclave,

«ARKHIP SAVÉLIEFF.»

Je ne pus m'empêcher de sourire plusieurs fois pendant la lecture de la lettre du bon vieillard. Je ne me sentais pas en état d'écrire à mon père, et, pour calmer ma mère, la lettre de Savéliitch me semblait suffisante.

De ce jour ma situation changea; Marie Ivanovna ne me parlait presque plus et tâchait même de m'éviter. La maison du commandant me devint insupportable; je m'habituai peu à peu à rester seul chez moi. Dans le commencement, Vassilissa Iégorovna me fit des reproches; mais, en voyant ma persistance, elle me laissa en repos. Je ne voyais Ivan Kouzmitch que lorsque le service l'exigeait. Je n'avais que de très rares entrevues avec Chvabrine, qui m'était devenu d'autant plus antipathique que je croyais découvrir en lui une inimitié secrète, ce qui me confirmait davantage dans mes soupçons. La vie me devint à charge. Je m'abandonnai à une noire mélancolie, qu'alimentaient encore la solitude et l'inaction. Je perdis toute espèce de goût pour la lecture et les lettres. Je me laissais complètement abattre et je craignais de devenir fou, lorsque des événements soudains, qui eurent une grande influence sur ma vie, vinrent donner à mon âme un ébranlement profond et salutaire.





VI

POUGATCHEFF

Avant d'entamer le récit des événements étranges dont je fus le témoin, je dois dire quelques mots sur la situation où se trouvait le gouvernement d'Orenbourg vers la fin de l'année 1773. Cette riche et vaste province était habitée par une foule de peuplades à demi sauvages, qui venaient récemment de reconnaître la souveraineté des tsars russes. Leurs révoltes continuelles, leur impatience de toute loi et de la vie civilisée, leur inconstance et leur cruauté demandaient, de la part du gouvernement, une surveillance constante pour les réduire à l'obéissance. On avait élevé des forteresses dans les lieux favorables, et dans la plupart on avait établi à demeure fixe des Cosaques, anciens possesseurs des rives du Iaïk. Mais ces Cosaques eux-mêmes, qui auraient dû garantir le calme et la sécurité de ces contrées, étaient devenus depuis quelque temps des sujets inquiets et dangereux pour le gouvernement impérial. En 1772, une émeute survint dans leur principale bourgade. Cette émeute fut causée par les mesures sévères qu'avait prises le général Traubenberg pour ramener l'armée à l'obéissance. Elles n'eurent d'autre résultat que le meurtre barbare de Traubenberg, l'élévation de nouveaux chefs, et finalement la répression de l'émeute à force de mitraille et de cruels châtiments.

Cela s'était passé peu de temps avant mon arrivée dans la forteresse de Bélogorsk. Alors tout était ou paraissait tranquille. Mais l'autorité avait trop facilement prêté foi au feint repentir des révoltés, qui couvaient leur haine en silence, et n'attendaient qu'une occasion propice pour recommencer la lutte.

Je reviens à mon récit.

Un soir (c'était au commencement d'octobre 1773), j'étais seul à la maison, à écouter le sifflement du vent d'automne et à regarder les nuages qui glissaient rapidement devant la lune. On vint m'appeler de la part du commandant, chez lequel je me rendis à l'instant même. J'y trouvai Chvabrine, Ivan Ignatiitch et l'ouriadnik des Cosaques. Il n'y avait dans la chambre ni la femme ni la fille du commandant. Celui-ci me dit bonjour d'un air préoccupé. Il ferma la porte, fit asseoir tout le monde, hors l'ouriadnik, qui se tenait debout, tira un papier de sa poche et nous dit:

«Messieurs les officiers, une nouvelle importante! écoutez ce qu'écrit le général.»

Il mit ses lunettes et lut ce qui suit:

«À monsieur le commandant de la forteresse de Bélogorsk, capitaine Mironoff (secret).

«Je vous informe par la présente que le fuyard et schismatique Cosaque du Don Iéméliane Pougatcheff, après s'être rendu coupable de l'impardonnable insolence d'usurper le nom du défunt empereur Pierre III, a réuni une troupe de brigands, suscité des troubles dans les villages du Iaïk, et pris et même détruit plusieurs forteresses, en commettant partout des brigandages et des assassinats. En conséquence, dès la réception de la présente, vous aurez, monsieur le capitaine, à aviser aux mesures qu'il faut prendre pour repousser le susdit scélérat et usurpateur, et, s'il est possible, pour l'exterminer entièrement dans le cas où il tournerait ses armes contre la forteresse confiée à vos soins.»


«Prendre les mesures nécessaires, dit le commandant en ôtant ses lunettes et en pliant le papier; vois-tu bien! c'est facile à dire. Le scélérat semble fort, et nous n'avons que cent trente hommes, même en ajoutant les Cosaques, sur lesquels il n'y a pas trop à compter, soit dit sans te faire un reproche, Maximitch.» L'ouriadnik sourit. «Cependant prenons notre parti, messieurs les officiers; soyez ponctuels; placez des sentinelles, établissez des rondes de nuit; dans le cas d'une attaque, fermez les portes et faites sortir les soldats. Toi, Maximitch, veille bien sur tes Cosaques. Il faut aussi examiner le canon et le bien nettoyer, et surtout garder le secret; que personne dans la forteresse ne sache rien avant le temps.»

Après avoir ainsi distribué ses ordres, Ivan Kouzmitch nous congédia. Je sortis avec Chvabrine, tout en devisant sur ce que nous venions d'entendre.

«Qu'en crois-tu? comment finira tout cela? lui demandai-je.

--Dieu le sait, répondit-il, nous verrons; jusqu'à présent je ne vois rien de grave. Si cependant...» Alors il se mit à rêver en sifflant avec distraction un air français.

Malgré toutes nos précautions, la nouvelle de l'apparition de Pougatcheff se répandit dans la forteresse. Quel que fût le respect d'Ivan Kouzmitch pour son épouse, il ne lui aurait révélé pour rien au monde un secret confié comme affaire de service. Après avoir reçu la lettre du général, il s'était assez adroitement débarrassé de Vassilissa Iégorovna, en lui disant que le père Garasim avait reçu d'Orenbourg des nouvelles extraordinaires qu'il gardait dans le mystère le plus profond. Vassilissa Iégorovna prit à l'instant même le désir d'aller rendre visite à la femme du pope, et, d'après le conseil d'Ivan Kouzmitch, elle emmena Macha, de peur qu'elle ne la laissât s'ennuyer toute seule.

Resté maître du terrain, Ivan Kouzmitch nous envoya chercher sur-le-champ, et prit soin d'enfermer Palachka dans la cuisine, pour qu'elle ne pût nous épier.

Vassilissa Iégorovna revint à la maison sans avoir rien pu tirer de la femme du pope; elle apprit en rentrant que, pendant son absence, un conseil de guerre s'était assemblé chez Ivan Kouzmitch, et que Palachka avait été enfermée sous clef. Elle se douta que son mari l'avait trompée, et se mit à l'accabler de questions. Mais Ivan Kouzmitch était préparé à cette attaque; il ne se troubla pas le moins du monde, et répondit bravement à sa curieuse moitié:

«Vois-tu bien, ma petite mère, les femmes du pays se sont mis en tête d'allumer du feu avec de la paille; et comme cela peut être cause d'un malheur, j'ai rassemblé mes officiers et je leur ai donné l'ordre de veiller à ce que les femmes ne fassent pas de feu avec de la paille, mais bien avec des fagots et des broussailles.

--Et qu'avais-tu besoin d'enfermer Palachka? lui demanda sa femme; pourquoi la pauvre fille est-elle restée dans la cuisine jusqu'à notre retour?»

Ivan Kouzmitch ne s'était pas préparé à une semblable question; il balbutia quelques mots incohérents. Vassilissa Iégorovna s'aperçut aussitôt de la perfidie de son mari; mais, sûre qu'elle n'obtiendrait rien de lui pour le moment, elle cessa ses questions et parla des concombres salés qu'Akoulina Pamphilovna savait préparer d'une façon supérieure. De toute la nuit, Vassilissa Iégorovna ne put fermer l'oeil, n'imaginant pas ce que son mari avait en tête qu'elle ne pût savoir.

Le lendemain, au retour de la messe, elle aperçut Ivan Ignatiitch occupé à ôter du canon des guenilles, de petites pierres, des morceaux de bois, des osselets et toutes sortes d'ordures que les petits garçons y avaient fourrées. «Que peuvent signifier ces préparatifs guerriers? pensa la femme du commandant. Est-ce qu'on craindrait une attaque de la part des Kirghises? mais serait-il possible qu'Ivan Kouzmitch me cachât une pareille misère?» Elle appela Ivan Ignatiitch avec la ferme résolution de savoir de lui le secret qui tourmentait sa curiosité de femme.

Vassilissa Iégorovna débuta par lui faire quelques remarques sur des objets de ménage, comme un juge qui commence un interrogatoire par des questions étrangères à l'affaire pour rassurer et endormir la prudence de l'accusé. Puis, après un silence de quelques instants, elle poussa un profond soupir, et dit en hochant la tête:

«Oh! mon Dieu, Seigneur! voyez quelle nouvelle! Qu'adviendra-t-il de tout cela?

--Eh! ma petite mère, répondit Ivan Ignatiitch, le Seigneur est miséricordieux; nous avons assez de soldats, beaucoup de poudre; j'ai nettoyé le canon. Peut-être bien repousserons-nous ce Pougatcheff. Si Dieu ne nous abandonne, le loup ne mangera personne ici.

--Et quel homme est-ce que ce Pougatcheff?» demanda la femme du commandant.

Ivan Ignatiitch vit bien qu'il avait trop parlé, et se mordit la langue. Mais il était trop tard, Vassilissa Iégorovna le contraignit à lui tout raconter, après avoir engagé sa parole qu'elle ne dirait rien à personne.

Elle tint sa promesse, et, en effet, ne dit rien à personne, si ce n'est à la femme du pope, et cela par l'unique raison que la vache de cette bonne dame, étant encore dans la steppe, pouvait être enlevée par les brigands.

Bientôt tout le monde parla de Pougatcheff. Les bruits qui couraient sur son compte étaient fort divers. Le commandant envoya l'ouriadnik avec mission de bien s'enquérir de tout dans les villages voisins. L'ouriadnik revint après une absence de deux jours, et déclara qu'il avait vu dans la steppe, à soixante verstes de la forteresse, une grande quantité de feux, et qu'il avait ouï dire aux Bachkirs qu'une force innombrable s'avançait. Il ne pouvait rien dire de plus précis, ayant craint de s'aventurer davantage.

On commença bientôt à remarquer une grande agitation parmi les Cosaques de la garnison. Dans toutes les rues, ils s'assemblaient par petits groupes, parlaient entre eux à voix basse, et se dispersaient dès qu'ils apercevaient un dragon ou tout autre soldat russe. On les fit espionner: Ioulaï, Kalmouk baptisé, fit au commandant une révélation très grave. Selon lui, l'ouriadnik aurait fait de faux rapports; à son retour, le perfide Cosaque aurait dit à ses camarades qu'il s'était avancé jusque chez les révoltés, qu'il avait été présenté à leur chef, et que ce chef, lui ayant donné sa main à baiser, s'était longuement entretenu avec lui. Le commandant fit aussitôt mettre l'ouriadnik aux arrêts, et désigna Ioulaï pour le remplacer. Ce changement fut accueilli par les Cosaques avec un mécontentement visible. Ils murmuraient à haute voix, et Ivan Ignatiitch, l'exécuteur de l'ordre du commandant, les entendit, de ses propres oreilles, dire assez clairement:

«Attends, attends, rat de garnison!»

Le commandant avait eu l'intention d'interroger son prisonnier le même jour; mais l'ouriadnik s'était échappé, sans doute avec l'aide de ses complices.

Un nouvel événement vint accroître l'inquiétude du capitaine. On saisit un Bachkir porteur de lettres séditieuses. À cette occasion, le commandant prit le parti d'assembler derechef ses officiers, et pour cela il voulut encore éloigner sa femme sous un prétexte spécieux. Mais comme Ivan Kouzmitch était le plus adroit et le plus sincère des hommes, il ne trouva pas d'autre moyen que celui qu'il avait déjà employé une première fois.

«Vois-tu bien, Vassilissa Iégorovna, lui dit-il en toussant à plusieurs reprises, le père Garasim a, dit-on, reçu de la ville...

--Tais-toi, tais-toi, interrompit sa femme; tu veux encore rassembler un conseil de guerre et parler sans moi de Iéméliane Pougatcheff; mais tu ne me tromperas pas cette fois.»

Ivan Kouzmitch écarquilla les yeux: «Eh bien, ma petite mère, dit-il, si tu sais tout, reste, il n'y a rien à faire; nous parlerons devant toi.

--Bien, bien, mon petit père, répondit-elle, ce n'est pas à toi de faire le fin. Envoie chercher les officiers.»

Nous nous assemblâmes de nouveau. Ivan Kouzmitch nous lut, devant sa femme, la proclamation de Pougatcheff, rédigée par quelque Cosaque à demi lettré. Le brigand nous déclarait son intention de marcher immédiatement sur notre forteresse, invitant les Cosaques et les soldats à se réunir à lui, et conseillait aux chefs de ne pas résister, les menaçant en ce cas du dernier supplice. La proclamation était écrite en termes grossiers, mais énergiques, et devait produire une grande impression sur les esprits des gens simples.

«Quel coquin! s'écria la femme du commandant. Voyez ce qu'il ose nous proposer! de sortir à sa rencontre et de déposer à ses pieds nos drapeaux! Ah! le fils de chien! il ne sait donc pas que nous sommes depuis quarante ans au service, et que, Dieu merci, nous en avons vu de toutes sortes! Est-il possible qu'il se soit trouvé des commandants assez lâches pour obéir à ce bandit!

--Ça ne devrait pas être, répondit Ivan Kouzmitch; cependant on dit que le scélérat s'est déjà emparé de plusieurs forteresses.

--Il paraît qu'il est fort, en effet, observa Chvabrine.

--Nous allons savoir à l'instant sa force réelle, reprit le commandant; Vassilissa Iégorovna, donne-moi la clef du grenier. Ivan Ignatiitch, amène le Bachkir, et dis à Ioulaï d'apporter des verges.

--Attends un peu, Ivan Kouzmitch, dit la commandante en se levant de son siège; laisse-moi emmener Macha hors de la maison. Sans cela elle entendrait les cris, et ça lui ferait peur. Et moi, pour dire la vérité, je ne suis pas très curieuse de pareilles investigations. Au plaisir de vous revoir...»

La torture était alors tellement enracinée dans les habitudes de la justice, que l'ukase bienfaisant 40 qui en avait prescrit l'abolition resta longtemps sans effet. On croyait que l'aveu de l'accusé était indispensable à la condamnation, idée non seulement déraisonnable, mais contraire au plus simple bon sens en matière juridique; car, si le déni de l'accusé ne s'accepte pas comme preuve de son innocence, l'aveu qu'on lui arrache doit moins encore servir de preuve de sa culpabilité. À présent même, il m'arrive encore d'entendre de vieux juges regretter l'abolition de cette coutume barbare. Mais, de notre temps, personne ne doutait de la nécessité de la torture, ni les juges, ni les accusés eux-mêmes. C'est pourquoi l'ordre du commandant n'étonna et n'émut aucun de nous. Ivan Ignatiitch s'en alla chercher le Bachkir, qui était tenu sous clef dans le grenier de la commandante, et, peu d'instants après, on l'amena dans l'antichambre. Le commandant ordonna qu'on l'introduisît en sa présence.

Le Bachkir franchit le seuil avec peine, car il avait aux pieds des entraves en bois. Il ôta son haut bonnet et s'arrêta près de la porte. Je le regardai et tressaillis involontairement. Jamais je n'oublierai cet homme: il paraissait âgé de soixante et dix ans au moins, et n'avait ni nez ni oreilles. Sa tête était rasée; quelques rares poils gris lui tenaient lieu de barbe. Il était de petite taille, maigre, courbé; mais ses yeux à la tatare brillaient encore. «Eh! eh! dit le commandant, qui reconnut à ces terribles indices un des révoltés punis en 1741, tu es un vieux loup, à ce que je vois; tu as déjà été pris dans nos pièges. Ce n'est pas la première fois que tu te révoltes, puisque ta tête est si bien rabotée. Approche-toi, et dis qui t'a envoyé.»

Le vieux Bachkir se taisait et regardait le commandant avec un air de complète imbécillité.

«Eh bien, pourquoi te tais-tu? continua Ivan Kouzmitch; est-ce que tu ne comprends pas le russe? Ioulaï, demande-lui en votre langue qui l'a envoyé dans notre forteresse.»

Ioulaï répéta en langue tatare la question d'Ivan Kouzmitch. Mais le Bachkir le regarda avec la même expression, et sans répondre un mot.

«Iachki 41! s'écria le commandant; je te ferai parler. Voyons, ôtez-lui sa robe de chambre rayée, sa robe de fou, et mouchetez-lui les épaules. Voyons, Ioulaï, houspille-le comme il faut.»

Deux invalides commencèrent à déshabiller le Bachkir. Une vive inquiétude se peignit alors sur la figure du malheureux. Il se mit à regarder de tous côtés comme un pauvre petit animal pris par des enfants. Mais lorsqu'un des invalides lui saisit les mains pour les tourner autour de son cou et souleva le vieillard sur ses épaules en se courbant, lorsque Ioulaï prit les verges et leva la main pour frapper, alors le Bachkir poussa un gémissement faible et puissant, et, relevant la tête, ouvrit la bouche, où, au lieu de langue, s'agitait un court tronçon.

Nous fûmes tous frappés d'horreur. «Eh bien, dit le commandant, je vois que nous ne pourrons rien tirer de lui. Ioulaï, ramène le Bachkir au grenier; et nous, messieurs, nous avons encore à causer.»

Nous continuions à débattre notre position, lorsque Vassilissa Iégorovna se précipita dans la chambre, toute haletante, et avec un air effaré.

«Que t'est-il arrivé? demanda le commandant surpris.

--Malheur! malheur! répondit Vassilissa Iégorovna: le fort de Nijnéosern a été pris ce matin; le garçon du père Garasim vient de revenir. Il a vu comment on l'a pris. Le commandant et tous les officiers sont pendus, tous les soldats faits prisonniers; les scélérats vont venir ici.»

Cette nouvelle inattendue fit sur moi une impression profonde; le commandant de la forteresse de Nijnéosern, jeune homme doux et modeste, m'était connu. Deux mois auparavant il avait passé, venant d'Orenbourg avec sa jeune femme, et s'était arrêté chez Ivan Kouzmitch. La Nijnéosernia n'était située qu'à vingt-cinq verstes de notre fort. D'heure en heure il fallait nous attendre à une attaque de Pougatcheff. Le sort de Marie Ivanovna se présenta vivement à mon imagination, et le coeur me manquait en y pensant.

«Écoutez, Ivan Kouzmitch, dis-je au commandant, notre devoir est de défendre la forteresse jusqu'au dernier soupir, cela s'entend. Mais il faut songer à la sûreté des femmes. Envoyez-les à Orenbourg, si la route est encore libre, ou bien dans une forteresse plus éloignée et plus sûre, où les scélérats n'aient pas encore eu le temps de pénétrer.»

Ivan Kouzmitch se tourna vers sa femme: «Vois-tu bien! ma mère; en effet, ne faudra-t-il pas vous envoyer quelque part plus loin, jusqu'à ce que nous ayons réduit les rebelles?

--Quelle folie! répondit la commandante. Où est la forteresse que les balles n'aient pas atteinte? En quoi la Bélogorskaïa n'est-elle pas sûre? Grâce à Dieu, voici plus de vingt et un ans que nous y vivons. Nous avons vu les Bachkirs et les Kirghises; peut-être y lasserons-nous Pougatcheff!

--Eh bien, ma petite mère, répliqua Ivan Kouzmitch, reste si tu peux, puisque tu comptes tant sur notre forteresse. Mais que faut-il faire de Macha? C'est bien si nous le lassons, ou s'il nous arrive un secours. Mais si les brigands prennent la forteresse?...

--Eh bien! alors...»

Mais ici Vassilissa Iégorovna ne put que bégayer et se tut, étouffée par l'émotion.

«Non, Vassilissa Iégorovna, reprit le commandant, qui remarqua que ses paroles avaient produit une grande impression sur sa femme, peut-être pour la première fois de sa vie; il ne convient pas que Macha reste ici. Envoyons-la à Orenbourg chez sa marraine. Là il y a assez de soldats et de canons, et les murailles sont en pierre. Et même à toi j'aurais conseillé de t'en aller aussi là-bas; car, bien que tu sois vieille, pense à ce qui t'arrivera si la forteresse est prise d'assaut.

--C'est bien, c'est bien, dit la commandante, nous renverrons Macha; mais ne t'avise pas de me prier de partir, je n'en ferais rien. Il ne me convient pas non plus, dans mes vieilles années, de me séparer de toi, et d'aller chercher un tombeau solitaire en pays étranger. Nous avons vécu ensemble, nous mourrons ensemble.

--Et tu as raison, dit le commandant. Voyons, il n'y a pas de temps à perdre. Va équiper Macha pour la route; demain nous la ferons partir à la pointe du jour, et nous lui donnerons même un convoi, quoique, à vrai dire, nous n'ayons pas ici de gens superflus. Mais où donc est-elle?

--Chez Akoulina Pamphilovna, répondit la commandante; elle s'est trouvée mal en apprenant la prise de Nijnéosern! je crains qu'elle ne tombe malade. Ô Dieu Seigneur! jusqu'où avons-nous vécu?»

Vassilissa Iégorovna alla faire les apprêts du départ de sa fille. L'entretien chez le commandant continua encore; mais je n'y pris plus aucune part. Marie Ivanovna reparut pour le souper, pâle et les yeux rougis. Nous soupâmes en silence, et nous nous levâmes de table plus tôt que d'ordinaire. Chacun de nous regagna son logis après avoir dit adieu à toute la famille. J'avais oublié mon épée et revins la prendre; je trouvais Marie sous la porte; elle me la présenta.

«Adieu, Piôtr Andréitch, me dit-elle en pleurant; on m'envoie à Orenbourg. Soyez bien portant et heureux. Peut-être que Dieu permettra que nous nous revoyions; sinon...»

Elle se mit à sangloter.

«Adieu, lui dis-je, adieu, ma chère Marie! Quoi qu'il m'arrive, sois sûre que ma dernière pensée et ma dernière prière seront pour toi.»

Macha continuait à pleurer. Je sortis précipitamment.





VII

L'ASSAUT

De toute la nuit, je ne pus dormir, et ne quittai même pas mes habits. J'avais eu l'intention de gagner de grand matin la porte de la forteresse par où Marie Ivanovna devait partir, pour lui dire un dernier adieu. Je sentais en moi un changement complet. L'agitation de mon âme me semblait moins pénible que la noire mélancolie où j'étais plongé précédemment. Au chagrin de la séparation se mêlaient en moi des espérances vagues mais douces, l'attente impatiente des dangers et le sentiment d'une noble ambition. La nuit passa vite. J'allais sortir, quand ma porte s'ouvrit, et le caporal entra pour m'annoncer que nos Cosaques avaient quitté pendant la nuit la forteresse, emmenant de force avec eux Ioulaï, et qu'autour de nos remparts chevauchaient des gens inconnus. L'idée que Marie Ivanovna n'avait pu s'éloigner me glaça de terreur. Je donnai à la hâte quelques instructions au caporal, et courus chez le commandant.

Il commençait à faire jour. Je descendais rapidement la rue, lorsque je m'entendis appeler par quelqu'un. Je m'arrêtai.

«Où allez-vous? oserais-je vous demander, me dit Ivan Ignatiitch en me rattrapant; Ivan Kouzmitch est sur le rempart, et m'envoie vous chercher. Le Pougatch 42 est arrivé.

--Marie Ivanovna est-elle partie? demandai-je avec un tremblement intérieur.

--Elle n'en a pas eu le temps, répondit Ivan Ignatiitch, la route d'Orenbourg est coupée, la forteresse entourée. Cela va mal, Piôtr Andréitch.»

Nous nous rendîmes sur le rempart, petite hauteur formée par la nature et fortifiée d'une palissade. La garnison s'y trouvait sous les armes. On y avait traîné le canon dès la veille. Le commandant marchait de long en large devant sa petite troupe; l'approche du danger avait rendu au vieux guerrier une vigueur extraordinaire. Dans la steppe, et peu loin de la forteresse, se voyaient une vingtaine de cavaliers qui semblaient être des Cosaques; mais parmi eus se trouvaient quelques Bachkirs, qu'il était facile de reconnaître à leurs bonnets et à leurs carquois. Le commandant parcourait les rangs de la petite armée, en disant aux soldats: «Voyons, enfants, montrons-nous bien aujourd'hui pour notre mère l'impératrice, et faisons voir à tout le monde que nous sommes des gens braves, fidèles à nos serments.»

Les soldats témoignèrent à grands cris de leur bonne volonté. Chvabrine se tenait près de moi, examinant l'ennemi avec attention. Les gens qu'on apercevait dans la steppe, voyant sans doute quelques mouvements dans le fort, se réunirent en groupe et parlèrent entre eux. Le commandant ordonna à Ivan Ignatiitch de pointer sur eux le canon, et approcha lui-même la mèche. Le boulet passa en sifflant sur leurs têtes sans leur faire aucun mal. Les cavaliers se dispersèrent aussitôt, en partant au galop, et la steppe devint déserte.

En ce moment parut sur le rempart Vassilissa Iégorovna, suivie de Marie qui n'avait pas voulu la quitter. «Eh bien, dit la commandante, comment va la bataille? où est l'ennemi?

--L'ennemi n'est pas loin, répondit Ivan Kouzmitch; mais, si Dieu le permet, tout ira bien. Et toi, Macha, as-tu peur?

--Non, papa, répondit Marie; j'ai plus peur seule à la maison.»

Elle me jeta un regard, en s'efforçant de sourire. Je serrai vivement la garde de mon épée, en me rappelant que je l'avais reçue la veille de ses mains, comme pour sa défense. Mon coeur brûlait dans ma poitrine; je me croyais son chevalier; j'avais soif de lui prouver que j'étais digne de sa confiance, et j'attendais impatiemment le moment décisif.

Tout à coup, débouchant d'une hauteur qui se trouvait à huit verstes de la forteresse, parurent de nouveau des groupes d'hommes à cheval, et bientôt toute la steppe se couvrit de gens armés de lances et de flèches. Parmi eux, vêtu d'un cafetan rouge et le sabre à la main, se distinguait un homme monté sur un cheval blanc. C'était Pougatcheff lui-même. Il s'arrêta, fut entouré, et bientôt, probablement d'après ses ordres, quatre hommes sortirent de la foule, et s'approchèrent au grand galop jusqu'au rempart. Nous reconnûmes en eux quelques-uns de nos traîtres. L'un d'eux élevait une feuille de papier au-dessus de son bonnet; un autre portait au bout de sa pique la tête de Ioulaï, qu'il nous lança par-dessus la palissade. La tête du pauvre Kalmouk roula aux pieds du commandant.

Les traîtres nous criaient:

«Ne tirez pas; sortez pour recevoir le tsar; le tsar est ici.

--Enfants, feu!» s'écria le capitaine pour toute réponse.

Les soldats firent une décharge. Le Cosaque qui tenait la lettre vacilla et tomba de cheval; les autres s'enfuirent à toute bride. Je jetai un coup d'oeil sur Marie Ivanovna. Glacée de terreur à la vue de la tête de Ioulaï, étourdie du bruit de la décharge, elle semblait inanimée. Le commandant appela le caporal, et lui ordonna d'aller prendre la feuille des mains du Cosaque abattu. Le caporal sortit dans la campagne, et revint amenant par la bride le cheval du mort. Il remit la lettre au commandant. Ivan Kouzmitch la lut à voix basse et la déchira en morceaux. Cependant on voyait les révoltés se préparer à une attaque. Bientôt les balles sifflèrent à nos oreilles, et quelques flèches vinrent s'enfoncer autour de nous dans la terre et dans les pieux de la palissade.

«Vassilissa Iégorovna, dit le commandant, les femmes n'ont rien à faire ici. Emmène Macha; tu vois bien que cette fille est plus morte que vive.»

Vassilissa Iégorovna, que les balles avaient assouplie, jeta un regard sur la steppe, où l'on voyait de grands mouvements parmi la foule, et dit à son mari: «Ivan Kouzmitch, Dieu donne la vie et la mort; bénis Macha; Macha, approche de ton père.»

Belle et tremblante, Marie s'approcha d'Ivan Kouzmitch, se mit à genoux et le salua jusqu'à terre. Le vieux commandant fit sur elle trois fois le signe de la croix, puis la releva, l'embrassa, et lui dit d'une voix altérée par l'émotion: «Eh bien, Macha, sois heureuse; prie Dieu, il ne t'abandonnera pas. S'il se trouve un honnête homme, que Dieu vous donne à tous deux amour et raison. Vivez ensemble comme nous avons vécu ma femme et moi. Eh bien, adieu, Macha. Vassilissa Iégorovna, emmène-la donc plus vite.»

Marie se jeta à son cou, et se mit à sangloter.

«Embrassons-nous aussi, dit en pleurant la commandante. Adieu, mon Ivan Kouzmitch; pardonne-moi si je t'ai jamais fâché.

--Adieu, adieu, ma petite mère, dit le commandant en embrassant sa vieille compagne; voyons, assez, allez-vous-en à la maison, et, si tu en as le temps, mets un sarafan 43 à Macha.»

La commandante s'éloigna avec sa fille. Je suivais Marie du regard; elle se retourna et me fit un dernier signe de tête.

Ivan Kouzmitch revint à nous, et toute son attention fut tournée sur l'ennemi. Les rebelles se réunirent autour de leur chef et tout à coup mirent pied à terre précipitamment. «Tenez-vous bien, nous dit le commandant, c'est l'assaut qui commence.» En ce moment même retentirent des cris de guerre sauvages. Les rebelles accouraient à toutes jambes sur la forteresse. Notre canon était chargé à mitraille. Le commandant les laissa venir à très petite distance, et mit de nouveau le feu à sa pièce. La mitraille frappa au milieu de la foule, qui se dispersa en tout sens. Leur chef seul resta en avant, agitant son sabre; il semblait les exhorter avec chaleur. Les cris aigus, qui avaient un instant cessé, redoublèrent de nouveau. «Maintenant, enfants! s'écria le capitaine, ouvrez la porte, battez le tambour, et en avant! Suivez-moi pour une sortie!»

Le commandant, Ivan Ignatiitch et moi, nous nous trouvâmes en un instant hors du parapet. Mais la garnison, intimidée, n'avait pas bougé de place. «Que faites-vous donc, mes enfants? s'écria Ivan Kouzmitch; s'il faut mourir, mourons; affaire de service!»

En ce moment les rebelles se ruèrent sur nous, et forcèrent l'entrée de la citadelle. Le tambour se tut, la garnison jeta ses armes. On m'avait renversé par terre; mais je me relevai et j'entrai pêle-mêle avec la foule dans la forteresse. Je vis le commandant blessé à la tête, et pressé par une petite troupe de bandits qui lui demandaient les clefs. J'allais courir à son secours, quand plusieurs forts Cosaques me saisirent et me lièrent avec leurs kouchaks 44 en criant: «Attendez, attendez ce qu'on va faire de vous, traîtres au tsar!»


LES REBELLES SE RUÈRENT SUR NOUS.

On nous traîna le long des rues. Les habitants sortaient de leurs maisons, offrant le pain et le sel. On sonna les cloches. Tout à coup des cris annoncèrent que le tsar était sur la place, attendant les prisonniers pour recevoir leurs serments. Toute la foule se jeta de ce côté, et nos gardiens nous y traînèrent.

Pougatcheff était assis dans un fauteuil, sur le perron de la maison du commandant. Il était vêtu d'un élégant cafetan cosaque, brodé sur les coutures. Un haut bonnet de martre zibeline, orné de glands d'or, descendait jusque sur ses yeux flamboyants. Sa figure ne me parut pas inconnue. Les chefs cosaques l'entouraient. Le père Garasim, pâle et tremblant, se tenait, la croix à la main, au pied du perron, et semblait le supplier en silence pour les victimes amenées devant lui. Sur la place même, on dressait à la hâte une potence. Quand nous approchâmes, des Bachkirs écartèrent la foule, et l'on nous présenta à Pougatcheff. Le bruit des cloches cessa, et le plus profond silence s'établit. «Qui est le commandant?» demanda l'usurpateur. Notre ouriadnik sortit des groupes et désigna Ivan Kouzmitch. Pougatcheff regarda le vieillard avec une expression terrible et lui dit: «Comment as-tu osé t'opposer à moi, à ton empereur?»

Le commandant, affaibli par sa blessure, rassembla ses dernières forces et répondit d'une voix ferme: «Tu n'es pas mon empereur: tu es un usurpateur et un brigand, vois-tu bien!»

Pougatcheff fronça le sourcil et leva son mouchoir blanc. Aussitôt plusieurs Cosaques saisirent le vieux capitaine et l'entraînèrent au gibet. À cheval sur la traverse, apparut le Bachkir défiguré qu'on avait questionné la veille; il tenait une corde à la main, et je vis un instant après le pauvre Ivan Kouzmitch suspendu en l'air. Alors on amena à Pougatcheff Ivan Ignatiitch.

«Prête serment, lui dit Pougatcheff, à l'empereur Piôtr Fédorovitch 45.

--Tu n'es pas notre empereur, répondit le lieutenant en répétant les paroles de son capitaine; tu es un brigand, mon oncle, et un usurpateur.»

Pougatcheff fit de nouveau le signal du mouchoir, et le bon Ivan Ignatiitch fut pendu auprès de son ancien chef. C'était mon tour. Je fixai hardiment le regard sur Pougatcheff, en m'apprêtant à répéter la réponse de mes généreux camarades. Alors, à ma surprise inexprimable, j'aperçus parmi les rebelles Chvabrine, qui avait eu le temps de se couper les cheveux en rond et d'endosser un cafetan de Cosaque. Il s'approcha de Pougatcheff et lui dit quelques mots à l'oreille. «Qu'on le pende!» dit Pougatcheff sans daigner me jeter un regard. On me passa la corde au cou. Je me mis à réciter à voix basse une prière, en offrant à Dieu un repentir sincère de toutes mes fautes et en le priant de sauver tous ceux qui étaient chers à mon coeur. On m'avait déjà conduit sous le gibet. «Ne crains rien, ne crains rien!» me disaient les assassins, peut-être pour me donner du courage. Tout à coup un cri se fit entendre: «Arrêtez, maudits».

Les bourreaux s'arrêtèrent. Je regarde... Savéliitch était étendu aux pieds de Pougatcheff. «Ô mon propre père, lui disait mon pauvre menin, qu'as-tu besoin de la mort de cet enfant de seigneur? Laisse-le libre, on t'en donnera une bonne rançon; mais pour l'exemple et pour faire peur aux autres, ordonne qu'on me pende, moi, vieillard.»

Pougatcheff fit un signe; on me délia aussitôt. «Notre père te pardonne», me disaient-ils. Dans ce moment, je ne puis dire que j'étais très heureux de ma délivrance, mais je ne puis dire non plus que je la regrettais. Mes sens étaient trop troublés. On m'amena de nouveau devant l'usurpateur et l'on me fit agenouiller à ses pieds. Pougatcheff me tendit sa main musculeuse: «Baise la main, baise la main!» criait-on autour de moi. Mais j'aurais préféré le plus atroce supplice à un si infâme avilissement.

«Mon père Piôtr Andréitch, me soufflait Savéliitch, qui se tenait derrière moi et me poussait du coude, ne fais pas l'obstiné; qu'est-ce que cela te coûte? Crache et baise la main du bri... Baise-lui la main.»

Je ne bougeai pas. Pougatcheff retira sa main et dit en souriant: «Sa Seigneurie est, à ce qu'il paraît, toute stupide de joie; relevez-le». On me releva, et je restai en liberté. Je regardai alors la continuation de l'infâme comédie.

Les habitants commencèrent à prêter le serment. Ils approchaient l'un après l'autre, baisaient la croix et saluaient l'usurpateur. Puis vint le tour des soldats de la garnison: le tailleur de la compagnie, armé de ses grands ciseaux émoussés, leur coupait les queues. Ils secouaient la tête et approchaient les lèvres de la main de Pougatcheff; celui-ci leur déclara qu'ils étaient pardonnés et reçus dans ses troupes. Tout cela dura près de trois heures. Enfin Pougatcheff se leva de son fauteuil et descendit le perron, suivi par les chefs. On lui amena un cheval blanc richement harnaché. Deux Cosaques le prirent par les bras et l'aidèrent à se mettre en selle. Il annonça au père Garasim qu'il dînerait chez lui. En ce moment retentit un cri de femme. Quelques brigands traînaient sur le perron Vassilissa Iégorovna, échevelée et demi-nue. L'un d'eux s'était déjà vêtu de son mantelet; les autres emportaient les matelas, les coffres, le linge, les services à thé et toutes sortes d'objets. «O mes pères, criait la pauvre vieille, laissez-moi, de grâce; mes pères, mes pères, menez-moi à Ivan Kouzmitch.»

Soudain elle aperçut le gibet et reconnut son mari. «Scélérats, s'écria-t-elle hors d'elle-même, qu'en avez-vous fait? Ô ma lumière, Ivan Kouzmitch, hardi coeur de soldat; ni les baïonnettes prussiennes ne t'ont touché, ni les balles turques; et tu as péri devant un vil condamné fuyard.

--Faites taire la vieille sorcière!» dit Pougatcheff.

Un jeune Cosaque la frappa de son sabre sur la tête, et elle tomba morte au bas des degrés du perron. Pougatcheff partit; tout le peuple se jeta sur ses pas.

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