La forêt, ou l'abbaye de Saint-Clair (tome 1/3): traduit de l'anglais sur la seconde édition
CHAPITRE V.
La nuit se passa sans alarme. Pierre était resté à son poste, et n’avait rien entendu qui l’eût empêché de s’endormir. La Motte, long-temps avant de l’apercevoir, l’entendit qui ronflait très-musicalement. Il fut bientôt réveillé par la voix aigre et chagrine de La Motte. «Dieu vous bénisse, notre maître, s’écria-t-il en s’éveillant! seraient-ils venus?»
«—S’ils ne sont pas ici, ce n’est pas votre faute. Vous ai-je placé là pour dormir, maraud?»
«—Mon Dieu! notre maître, répliqua Pierre, le sommeil est le seul bon temps qu’on puisse se donner ici; pour moi, je n’aurais pas le cœur de le refuser à un chien dans un pareil endroit.»
La Motte le questionna sérieusement sur certain bruit qu’il croyait avoir entendu pendant la nuit, et Pierre lui protesta très-solennellement qu’il n’avait rien entendu: l’assertion était vraie à la rigueur, car il s’était donné le bon temps de dormir sans interruption.
La Motte monte à la porte de la trappe, et écoute avec attention. Il n’entend aucun bruit, et se hasarde à la soulever. La vive lumière du soleil frappa ses yeux; la matinée était déjà bien avancée. Il marcha doucement le long des chambres, et regarda par une fenêtre: il ne vit personne. Encouragé par cette apparente sécurité, il osa descendre l’escalier de la tour, et entra dans le premier appartement. Il s’avançait vers le second; mais s’arrêtant soudain par réflexion, il approcha son œil d’une fente de la porte. Il regarde, et voit distinctement une personne assise et le bras appuyé sur une fenêtre.
Cette découverte le consterna si fort, que, pour l’instant, il perdit toute sa présence d’esprit, et qu’il lui fut absolument impossible de faire un pas. La personne, qui avait le dos de son côté, se leva, et tourna la tête. La Motte reprit alors ses sens, et sortant de l’appartement aussi vite et aussi doucement qu’il lui fut possible, il monta dans le cabinet. Il leva la trappe; mais avant de l’avoir fermée, il entendit les pas de quelqu’un qui entrait dans la chambre précédente. Il n’y avait à la trappe ni verrous ni autre fermeture, et sa sûreté dépendait uniquement de l’exacte correspondance des panneaux. La première porte de la chambre en pierres n’avait aucuns moyens de défense; et les fermetures de la porte intérieure étant placées pour lui du mauvais côté, elles ne pouvaient le garantir d’être découvert, ni lui donner le temps de se sauver.
Parvenu dans cette chambre, il s’arrête, et entend distinctement des personnes marcher dans le cabinet au-dessus. En prêtant l’oreille, il entend aussi une voix qui l’appelle par son nom. Soudain il s’enfuit aux cellules d’en bas, croyant à chaque moment qu’on allait ouvrir la porte, et qu’il entendait les pas de ceux qui le poursuivaient. S’étant jeté sur la terre, à l’extrémité des voûtes, il resta quelque temps sans haleine, tant il était ému. Madame La Motte et Adeline, glacées d’effroi, lui demandèrent ce qui lui était arrivé. Il lui fut impossible de parler sur-le-champ: dès qu’il en eut le pouvoir, cela fut presque inutile, car le bruit éloigné qui partait d’en haut, apprit à la famille une partie de la vérité.
Ce bruit ne paraissait pas approcher; mais, incapable de maîtriser son épouvante, madame La Motte jeta un cri: cela redoubla les angoisses de La Motte. Il s’écria: «Vous me perdez! ce cri vient de les avertir de l’endroit où je suis.» Il traversa les cellules les mains jointes et à grands pas. Pâle et muette comme la mort, Adeline soutenait madame La Motte, et eut beaucoup de peine à l’empêcher de se trouver mal. «O Dupras! Dupras! vous voilà vengé!» dit La Motte avec une voix qui semblait s’échapper au fond de son cœur; et après un moment de silence, il reprit: «Mais pourquoi cherché-je à me tromper par l’espérance de m’évader? pourquoi attendre ici leur arrivée? terminons plutôt ces angoisses déchirantes, en me jetant moi-même dans leurs mains.»
En parlant ainsi, il marchait vers la porte; mais la vue de madame La Motte retint ses pas. «Arrêtez, dit-elle, pour l’amour de moi, arrêtez, ne me quittez pas ainsi, et ne vous précipitez pas volontairement dans l’abîme!»
«—Assurément, monsieur, dit Adeline, vous êtes trop prompt; ce désespoir est aussi inutile qu’il est mal fondé. Nous n’entendons venir personne; si les archers avaient découvert la trappe, ils seraient certainement ici depuis long-temps.» Ce discours d’Adeline calma le désordre de La Motte: l’agitation de la terreur s’apaisa, et la raison fit luire à ses yeux un faible jour d’espérance. Il prêta une oreille attentive; et, s’apercevant que tout était tranquille, il s’avance prudemment à la chambre en pierres, et de là au pied de l’escalier qui conduisait à la trappe: elle était fermée; on n’entendait pas le moindre bruit au-dessus.
Il fit long-temps sentinelle; et le silence continuant, son espoir se renforça. Enfin il commença à croire que les archers avaient quitté l’abbaye. Il n’en passa pas moins la journée dans une inquiète vigilance. Il n’osait pas ouvrir la trappe, et souvent il croyait entendre des bruits lointains. Cependant il était clair que le secret du cabinet avait échappé aux recherches; et il fondait avec raison sa sécurité sur cette circonstance. La nuit suivante se passa comme la journée, dans une craintive espérance, et dans une veille assidue.
Mais ils furent alors menacés de manquer de vivres. Les provisions, qu’on avait distribuées avec la plus scrupuleuse économie, étaient presque épuisées; et un plus long séjour dans ce refuge pouvait avoir des suites déplorables. Dans cette position, La Motte délibéra sur la conduite la plus prudente qu’il avait à tenir. Il ne voyait point de meilleur parti que d’envoyer Pierre à Auboine, la seule ville d’où il pût revenir dans l’espace de temps limité par leurs besoins. Il y avait bien du gibier dans la forêt, et du poisson dans la rivière; mais Pierre n’était pas en état de manier utilement un fusil ou une ligne.
Il fut donc convenu qu’il irait à Auboine chercher de nouvelles provisions, et en même temps ce qu’il fallait pour raccommoder la roue du carrosse, afin d’avoir un moyen tout prêt de se transporter hors de la forêt. La Motte défendit à Pierre de faire aucunes questions sur les gens qui s’étaient informés de lui, ni de prendre aucune mesure pour découvrir s’ils étaient sortis du canton, de crainte qu’il ne se trahît encore par ses bévues. Il lui recommanda de garder le plus grand silence sur ces objets, de finir son affaire, et de sortir de la ville le plus promptement possible.
Il y avait encore une difficulté à vaincre.—Qui oserait sortir le premier, et visiter l’abbaye, pour savoir si les archers en étaient partis? La Motte réfléchit que, s’il se remontrait, il serait infailliblement perdu; ce qui ne serait pas aussi certain, si l’on apercevait quelqu’un de ses compagnons, parce qu’ils étaient tous inconnus aux suppôts de la justice. Il était nécessaire, au surplus, que la personne qu’il enverrait, eût assez de courage pour poursuivre la recherche, et assez d’esprit pour la conduire avec prudence. Pierre avait peut-être la première qualité, mais il était certainement dépourvu de la seconde. La Motte regarda sa femme, et lui demanda si, pour l’amour de lui, elle oserait se risquer. A cette proposition, son cœur frissonna: elle ne voulait cependant pas refuser, ni paraître indifférente sur un point aussi essentiel au salut de son mari. Adeline remarqua, dans sa contenance, l’agitation de son âme; et surmontant les craintes qui jusqu’alors lui avaient ôté l’usage de la parole, elle s’offrit à marcher elle-même.
«Il est vraisemblable, dit-elle, qu’ils auront plus d’égards pour moi que pour un homme.» La honte ne permettait pas à La Motte d’accepter son offre; et sa femme, touchée de la magnanimité d’une pareille conduite, sentit revivre momentanément sa première affection pour Adeline. Celle-ci insista si vivement sur sa proposition, et cela d’un air si sérieux, que La Motte commençait à balancer. «Monsieur, dit-elle, vous m’avez une fois sauvée du plus pressant danger, et depuis vos bontés n’ont cessé de me protéger; ne me refusez pas le plaisir de les mériter par un acte de reconnaissance. Laissez-moi aller dans l’abbaye; et si, par cette démarche, je parviens à vous garantir d’un malheur, je serai suffisamment récompensée du léger péril que je puis courir; car ma satisfaction sera au moins égale à la vôtre.»
A ce discours, madame La Motte pouvait à peine retenir ses larmes, et La Motte dit avec un profond soupir: «Eh bien! j’y consens; allez, Adeline; et à partir de ce moment, regardez-moi comme votre débiteur.» Adeline ne s’arrêta pas à répondre; mais, prenant une lumière, elle sortit des cellules. La Motte la suivit pour lever la trappe, et lui recommanda de bien regarder, s’il était possible, dans tous les appartemens, avant d’y entrer. «Si vous étiez aperçue, dit-il, il faut répondre de manière à ne pas me compromettre. Votre présence d’esprit vous conseillera mieux que moi... Dieu vous conduise!»
Dès qu’elle fut partie, l’admiration de madame La Motte ne tarda pas à céder à d’autres mouvemens. La méfiance mina par degrés les bonnes dispositions, et la jalousie éveilla les soupçons. Elle se dit tout bas: «Ce n’est que d’un sentiment plus fort que la reconnaissance, qu’Adeline peut apprendre à surmonter ses craintes. L’amour seul lui inspire une conduite aussi généreuse!» Rien de plus conforme à la pratique des gens du monde que ces soupçons. Mais en croyant ne pouvoir expliquer la conduite d’Adeline, sans lui supposer des motifs personnels, madame La Motte oubliait, à coup sûr, combien elle avait précédemment admiré le désintéressement de sa jeune amie.
Cependant Adeline monte dans les chambres: les joyeux rayons du soleil venaient donc encore frapper ses regards et ranimer ses esprits? Elle traversa vite les appartemens, et ne s’arrêta qu’en arrivant à l’escalier de la tour. Elle y demeura quelque temps; mais aucun bruit ne parvint à son oreille, si ce n’est la plainte du vent à travers les arbres; enfin elle descendit. Elle franchit les appartemens d’en bas sans voir personne; et le peu de meubles qui restaient, paraissaient exactement dans le même état où elle les avait laissés. Alors elle hasarda de regarder hors de la tour: elle n’aperçut d’autres objets animés que les bêtes fauves qui paissaient tranquillement sous l’ombrage de la forêt. Un jeune faon qu’Adeline avait apprivoisé, la reconnut, et vint à elle en bondissant et en exprimant une vive joie. Un peu alarmée, elle trembla que l’animal ne fût remarqué, et ne la découvrît; et elle s’enfuit rapidement à travers les cloîtres.
Elle ouvrit la porte qui menait à la grande salle de l’abbaye; mais le passage était si ténébreux, qu’elle recula d’effroi. Il était pourtant nécessaire qu’elle continuât sa visite, surtout de l’autre côté de la ruine, qu’elle n’avait pas encore examinée; mais ses terreurs la reprirent quand elle songea combien elle allait s’éloigner de son unique refuge, et combien il lui serait difficile de s’y retirer. Elle hésita; mais en se rappelant ses obligations envers La Motte, et en considérant qu’elle n’aurait peut-être jamais d’autre occasion de lui rendre service, elle se résolut d’avancer.
Pendant que ces idées passaient rapidement dans son âme, elle leva vers le ciel ses innocentes mains, et soupira une silencieuse prière. Elle s’avança d’un pas tremblant sur les fragmens de la ruine, jetant à l’entour des regards inquiets, et tressaillant fréquemment au bruit du vent qui murmurait parmi les arbres, et qu’elle prenait pour des voix qui se répondaient tout bas. Elle venait à l’esplanade qui faisait face au bâtiment; mais, ne voyant personne, elle se sentit revivre. Alors elle s’efforça d’ouvrir la grande porte de la salle; mais se rappelant aussitôt qu’elle avait été condamnée par ordre de La Motte, elle s’avança vers l’extrémité septentrionale de l’abbaye; et après avoir jeté les yeux sur la perspective d’alentour, aussi loin que l’épaisseur du feuillage le lui permettait, elle reprit le chemin de la tour par ou elle était sortie.
Le cœur d’Adeline respirait enfin: elle revint avec impatience apprendre à La Motte qu’il n’avait rien à craindre. Elle rencontra encore dans le cloître son faon chéri, et s’arrêta un moment pour le caresser. Il parut sensible au son de sa voix et redoubla de joie; mais comme elle lui parlait, il s’échappa tout-à-coup de sa main. Elle lève les yeux: la porte du passage qui conduisait à la grande salle était ouverte, et elle en voit sortir un homme en habit de militaire.
Elle s’enfuit le long des cloîtres avec la rapidité de la flèche, sans oser jeter un coup d’œil en arrière; mais une voix lui crie de s’arrêter, et elle entend les pas qui s’avancent à sa poursuite. Avant de pouvoir arriver à la tour, la respiration lui manque, et pâle, inanimée, elle s’appuie contre un des piliers de la ruine. L’homme approche, et la regardant avec une vive expression de surprise et de curiosité, il prend un air engageant, l’assure qu’elle ne court aucun danger, et lui demande si elle appartenait à La Motte. A ce nom, elle témoigna encore plus d’épouvante; mais il réitéra ses assurances et sa question.
«Je sais qu’il est caché dans cette ruine, dit l’étranger; je sais aussi pourquoi il se cache, mais il est de la dernière importance que je le voie, et il sera convaincu qu’il n’a rien à redouter de ma part. Adeline était si tremblante, qu’elle avait bien de la peine à se soutenir. Elle hésitait, et ne savait que répondre. Sa contenance semblait confirmer les soupçons de l’étranger: elle le sentait, et son embarras s’en augmentait encore. Il s’en prévalut pour la presser davantage. Adeline lui répondit enfin que La Motte avait habité quelque temps à l’abbaye. «Il y habite encore, madame, dit l’étranger; conduisez-moi où je pourrai le trouver... Il faut que je le voie, et....»
«—Jamais, monsieur, réplique Adeline; et je vous proteste que vous le cherchez vainement.»
«—J’y ferai du moins mes efforts, madame, puisque vous ne voulez pas m’y aider. Je l’ai déjà suivi jusque dans les chambres d’en haut, où je l’ai soudain perdu de vue: il doit être caché près de là, et il est clair qu’elles ont une issue secrète.»
Sans attendre la réponse d’Adeline, il s’élance à la porte de la tour. Elle pense que ce serait confirmer la vérité de sa conjecture, si elle le suivait, et se décide à rester en bas. Mais après y avoir réfléchi, il lui vint dans l’idée qu’il pouvait se glisser sans bruit dans le cabinet, et peut-être surprendre La Motte à la porte de la trappe. Elle courut donc sur ses pas, afin de faire entendre sa voix, et de prévenir ainsi le danger qu’elle redoutait. Il était déjà dans la seconde chambre lorsqu’elle l’atteignit; elle se mit aussitôt à parler bien haut.
Il visita cette chambre avec la plus scrupuleuse attention; mais ne trouvant ni fausse porte, ni autre sortie, il marcha au cabinet. C’est alors qu’Adeline eut besoin de tout son courage pour cacher son agitation. Il continua sa recherche. «Je sais, dit-il, qu’il est caché dans ces chambres, quoique je n’aie pas encore réussi à le découvrir. J’ai suivi un homme que je crois être lui-même, et il n’a pu s’échapper sans qu’il y ait une issue; je ne sors pas d’ici que je ne le trouve.»
Il examina les murs et les boiseries, mais sans découvrir la division du parquet, laquelle effectivement correspondait au reste avec tant d’exactitude, que La Motte lui-même ne s’en était pas aperçu à la vue, mais au tremblement du panneau sous ses pieds. «Il y a ici, dit l’étranger, quelque mystère que je ne comprends pas, que peut-être je ne pénétrerai jamais.» Il se tourna pour sortir du cabinet; aussitôt, qui pourrait peindre la consternation d’Adeline en voyant la trappe se soulever doucement, et La Motte se montrer lui-même? «Ah!» s’écria l’étranger en s’avançant à lui avec vivacité. La Motte s’élança en avant, et ils furent enchaînés dans les bras l’un de l’autre.
La surprise d’Adeline, durant un instant, surpassa même ses premières transes; mais un souvenir frappa soudain sa pensée, et lui expliqua cette scène. Avant que La Motte se fût écrié: «Mon fils!» elle avait reconnu qui était l’étranger. Pierre, qui du pied de l’escalier avait entendu ce qui se passait en haut, courut avertir sa maîtresse de cette heureuse reconnaissance, et bientôt elle fut enlacée dans les embrassemens de son fils. Ce lieu, tout à l’heure le séjour du désespoir, semblait métamorphosé en palais du plaisir, et ses murs ne répétaient que les accens de la félicité.
La joie de Pierre était au-dessus de toute expression: il exécutait une véritable pantomime...... Il faisait des cabrioles, frappait ses mains...., courait à son jeune maître...., lui secouait la main, malgré les coups d’œil sévères de La Motte, allait de côté et d’autre sans savoir pourquoi, et ne faisait aucune réponse raisonnable à tout ce qu’on lui disait.
Après que leurs premières émotions furent apaisées, La Motte, comme par un prompt retour sur lui-même, reprit sa tristesse ordinaire. «J’ai tort, dit-il, de me livrer à la joie, quand peut-être je suis toujours environné de périls. Assurons-nous une retraite lorsqu’il en est temps encore, continua-t-il; dans quelques jours les gens de la justice viendront peut-être me chercher de nouveau.»
Louis comprit le discours de son père, et dissipa ses craintes par le discours suivant:
«Une lettre de M. Nemours, contenant la nouvelle de votre évasion de Paris, m’est parvenue à Péronne, où j’étais alors en garnison avec mon régiment. Il m’informait que vous aviez gagné le midi de la France, mais que depuis, n’ayant plus entendu parler de vous, il ignorait le lieu de votre retraite. C’est environ à cette époque que je fus envoyé en Flandre; et ne pouvant me procurer d’autre information sur votre sort, je passai plusieurs semaines dans une très-pénible inquiétude. A la fin de la campagne, j’ai obtenu un congé, et suis aussitôt parti pour Paris dans l’espoir que Nemours m’apprendrait où vous aviez trouvé un asile.
»Il n’en savait pas plus que moi sur ce point. Il me dit que, deux jours après votre départ, vous lui aviez écrit de D. sous un nom supposé, comme vous en étiez convenu; qu’alors vous lui aviez marqué que la crainte d’être découvert vous empêcherait de risquer une seconde lettre: il ignorait donc toujours votre demeure; mais il me dit qu’il ne doutait point que vous n’eussiez continué votre route du côté du midi. Sur cette légère information, j’ai quitté Paris pour vous chercher, et me suis rendu sur-le-champ à V. J’appris que vous y aviez séjourné quelque temps à cause de la maladie d’une jeune dame, particularité qui m’a fort intrigué, attendu que je n’imaginais pas quelle jeune dame pouvait être avec vous. Je marchai cependant jusqu’à L.; mais là je crus avoir totalement perdu vos traces. Comme j’étais assis en rêvant auprès de la fenêtre de l’auberge, j’aperçois quelque écriture sur la vitre, et la curiosité du désœuvrement m’engage à la lire: je crois reconnaître les caractères; et les mots que je lis confirment ma conjecture: je me souvenais de vous les avoir entendu souvent répéter.
»Je renouvelai mes recherches sur la route que vous aviez tenue: je parvins à vous rappeler à la mémoire des gens de l’auberge, et je vous poursuivis jusqu’à Auboine. Là, je vous ai perdu de nouveau; mais en revenant d’une infructueuse perquisition dans le voisinage, l’hôte de la petite auberge où j’étais logé me dit qu’il croyait avoir entendu parler de vous, et me raconta sur-le-champ ce qui venait de se passer quelques heures auparavant à la boutique d’un maréchal.
»Le portrait qu’il me fit de Pierre était si ressemblant, que je ne doutai nullement que vous ne fissiez votre séjour dans l’abbaye; et comme je savais l’obligation où vous étiez de vous cacher, la dénégation de Pierre n’ébranlait pas ma confiance. Le lendemain matin, avec le secours de mon hôte, j’ai dirigé mes pas ici, et après avoir examiné toutes les parties visibles du bâtiment, je commençais à en croire l’assertion de Pierre. Votre première apparition m’a prouvé que l’endroit était encore habité; mais vous vous êtes éclipsé si subitement, que je n’étais pas certain si c’était vous que je venais de voir. J’ai continué de vous chercher presque jusqu’à la fin du jour, et dans l’intervalle, je n’ai guère quitté les chambres d’où vous aviez disparu à mes regards. Je vous ai appelé à plusieurs reprises, croyant que ma voix pourrait vous convaincre de votre erreur. A la fin, je me suis retiré pour passer la nuit dans une cabane proche la lisière de la forêt.
»Le matin, je suis venu de bonne heure pour recommencer mes perquisitions, et j’espérais que vous croyant en sûreté, vous sortiriez de votre retraite. Mais combien je fus trompé en trouvant l’abbaye aussi solitaire, aussi muette que je l’avais laissée le soir précédent! Je revenais une seconde fois de la grande salle, lorsque la voix de cette jeune dame a frappé mon oreille et effectué la découverte que je poursuivais avec tant de sollicitude.»
Ce court exposé dissipa tout-à-fait les dernières appréhensions de La Motte; mais il craignit alors que les recherches de son fils et le désir qu’il avait manifesté lui-même de se cacher, n’excitassent la curiosité des gens d’Auboine, et ne conduisissent à la découverte de sa véritable situation. Toutefois il résolut de bannir pour le moment toute pensée affligeante, et de tâcher de jouir de la satisfaction que lui apportait la présence de son fils. On transporta les meubles dans un endroit de l’abbaye plus habitable, et l’on abandonna les cellules à leurs ténèbres.
Madame La Motte semblait avoir repris une nouvelle vie à l’arrivée de son fils, et pour l’instant, toutes ses affections étaient absorbées dans la joie. Souvent elle le regardait en silence avec la tendresse d’une mère, et sa partialité relevait encore à ses yeux les grâces que le temps et l’expérience avaient ajoutées à ses qualités naturelles. Il était alors dans sa vingt-troisième année; sa personne était mâle, son air guerrier, ses manières franches et gracieuses plutôt que distinguées; et, quoique irréguliers, ses traits présentaient un ensemble qu’on ne pouvait voir une fois sans désirer de le revoir encore.
Elle s’informa avec empressement des amis qu’elle avait laissés dans la capitale, et apprit que, dans l’espace de quelques mois après son départ, plusieurs étaient morts, et que d’autres en avaient quitté le séjour. La Motte apprit aussi qu’on avait fait à Paris des recherches très-actives sur son compte; et, quoiqu’il s’attendît depuis long-temps à cette nouvelle, il en fut tellement frappé, qu’il déclara sur-le-champ qu’il était à propos de se retirer dans un pays plus éloigné. Louis n’hésita point à dire qu’il le trouvait plus en sûreté dans l’abbaye que partout ailleurs, et répéta ce qu’il tenait de Nemours, que les archers n’avaient pu découvrir aucun vestige de sa route. «D’ailleurs, continua Louis, cette abbaye est protégée par une puissance surnaturelle; aucun des gens de la campagne n’ose en approcher.»
«—Avec votre permission, notre jeune maître, dit Pierre, qui attendait dans la chambre, nous eûmes une belle peur le premier soir que nous arrivâmes ici; et moi-même, Dieu me pardonne! je crus la maison habitée par des diables; mais au bout du compte, ce n’étaient que des hiboux et des corneilles.»
«—On ne vous demande pas votre avis, dit La Motte; apprenez à vous taire.»
Pierre demeura tout honteux. Quand il fut sorti de la chambre, La Motte demanda à son fils avec un air d’indifférence quels étaient les bruits répandus parmi les gens du canton. «Oh! répondit Louis, je n’en ai pas retenu la moitié. Voici cependant ce qui m’a frappé. Ils racontent qu’il y a bien des années, quelqu’un (mais personne ne l’a vu, ainsi jugez quelle foi on peut ajouter à ce récit!) quelqu’un, dis-je, fut conduit secrètement dans cette abbaye; qu’il y fut enfermé quelque part, et qu’on avait de fortes raisons de croire qu’il y avait fini ses jours malheureusement.
La Motte soupira. «Ils disent de plus, continua Louis, que toutes les nuits le spectre du défunt rôde dans les décombres; et pour rendre la chose plus étonnante, car le merveilleux fait les délices du peuple, ils ajoutent qu’il y a une certaine partie de la ruine, d’où ne sont jamais revenus aucuns de ceux qui ont osé la visiter. Ainsi les gens qui n’ont pas assez d’objets intéressans pour occuper leurs idées, se plaisent à s’en forger d’imaginaires.»
La Motte demeura tout pensif. A la fin, sortant de sa rêverie: «—Et quelles sont les raisons, dit-il, sur lesquelles ils se fondent pour croire que ce prisonnier a été assassiné?»
«—Ils ne se sont pas servis d’une expression aussi positive,» répliqua Louis.
«—Il est vrai, dit La Motte en se reprenant; ils ont seulement dit qu’il avait eu une fin malheureuse.»
«—Voilà une distinction bien subtile,» dit Adeline.
«—Mais je ne saurais trop comprendre leurs motifs, reprit Louis: ils disent, à la vérité, qu’on n’a point su que la personne conduite dans ce lieu en fût jamais sortie; mais rien ne prouve non plus qu’elle y soit jamais entrée. Ils ajoutent qu’on observait ici un secret et un mystère singuliers depuis qu’elle y était, et que de ce moment, le propriétaire de l’abbaye ne revint plus l’habiter.»
La Motte relevait sa tête comme pour répondre, lorsque l’arrivée de son épouse détourna la conversation de cet objet. Il n’en fut plus reparlé de la journée.
On envoya Pierre à la provision. La Motte et Louis se retirèrent pour examiner jusqu’à quel point ils seraient en sûreté, s’ils continuaient leur séjour dans l’abbaye. Malgré tous les motifs de sûreté donnés à La Motte en dernier lieu, il ne pouvait s’empêcher de craindre que les étourderies de Pierre et les recherches de son fils, ne servissent à découvrir sa demeure. Il y rêva quelque temps; mais à la fin il fut frappé d’une idée, c’est que la dernière de ces circonstances pouvait singulièrement contribuer à sa sûreté. «Si vous retourniez, dit-il à Louis, à l’auberge d’Auboine, où l’on vous a indiqué le chemin de l’abbaye, et si, sans aucune affectation, vous rapportiez à l’aubergiste que vous avez trouvé l’abbaye déserte, en ajoutant que vous avez découvert, dans quelque ville éloignée, la résidence de la personne que vous cherchiez, cela pourrait faire tomber tous les rapports qui circulent à présent, et empêcher qu’on ne croie à ceux qu’on ferait par la suite. Si, après cela, vous pouviez assez compter sur votre présence d’esprit, et vous rendre assez maître de votre extérieur pour décrire quelque terrible apparition, je crois, d’après ces circonstances, jointes à l’éloignement de l’abbaye et à la difficulté de se reconnaître dans la forêt, pouvoir regarder cet endroit comme ma citadelle.»
Louis consentit à tout ce que son père lui proposait, et le lendemain il exécuta sa mission avec tant de succès, qu’on put dire dès-lors que l’abbaye allait de nouveau jouir de la plus parfaite tranquillité.
Ainsi se termina cette aventure, la seule qui eût troublé la famille durant son séjour dans la forêt. Adeline, délivrée de la crainte des dangers dont la dernière situation de La Motte l’avait menacée, et de l’abattement occasioné par l’intérêt qu’elle y avait pris, sentit au fond de l’âme une satisfaction plus qu’ordinaire: elle crut aussi remarquer de madame La Motte un regard de son affection première. Cette circonstance éveillait toute sa gratitude, et lui donnait un plaisir aussi vif qu’il était innocent. Adeline prit pour elle la même tendresse que la présence de Louis inspirait à madame La Motte, et elle mit toute son application à tâcher de s’en rendre digne.
Mais la joie que cette arrivée inattendue avait procurée à La Motte, ne tarda pas à s’évanouir, et l’air sombre du découragement se répandit de nouveau sur son visage. Il retourna fréquemment au lieu de ses visites dans la forêt... La même tristesse mystérieuse dans ses manières et dans sa conduite, ressuscita les inquiétudes de madame La Motte. Elle résolut d’en faire part à son fils, pour qu’il l’aidât à pénétrer la cause de ce changement.
Elle n’osa cependant pas déclarer sa jalousie envers Adeline, quoique ce tourment eût repris sur elle tout son empire, et lui fît interpréter avec un art merveilleux tous les regards et toutes les paroles de La Motte, et prendre fort souvent les expressions ingénues de la reconnaissance d’Adeline, pour celles d’un sentiment plus passionné. Adeline avait pris depuis long-temps l’habitude des longues promenades dans la forêt; le dessein formé par madame La Motte de veiller sur ses pas, avait été déjoué par ce qui venait d’arriver, et lui paraissait alors absolument impraticable, à raison de sa difficulté et de ses dangers. Employer Pierre en cette occasion, c’était le mettre dans la confidence de ses craintes; et suivre elle-même Adeline, c’était, suivant toute apparence, trahir son projet en lui faisant apercevoir sa jalousie. Ainsi, retenue par l’orgueil et par la honte, elle fut condamnée aux tortures de la plus cruelle incertitude.
Elle parla cependant à Louis du changement mystérieux survenu dans le caractère de son mari. Il écouta son discours avec la plus sérieuse attention. L’intérêt et la surprise imprimés sur sa figure, témoignèrent toute la part que son cœur y prenait: il tomba dans une égale perplexité, et entreprit aussitôt d’observer les démarches de La Motte, croyant son intervention très-propre à servir à la fois et son père et sa mère. Il s’aperçut, jusqu’à certain point, des soupçons de celle-ci; mais comme il crut qu’elle désirait dissimuler ses sentimens, il lui donna à penser qu’elle y avait réussi.
Alors il fit des questions sur Adeline, et en écouta l’histoire de la bouche de sa mère, avec de grandes démonstrations d’intérêt. Il exprima tant de pitié sur son infortune, et tant d’indignation contre la conduite dénaturée de son père, que les craintes que madame La Motte avait d’abord conçues, de lui avoir découvert sa jalousie, firent place à des craintes d’un autre genre. Elle reconnut que la beauté d’Adeline avait déjà séduit l’imagination de son fils, et elle tremblait que son amabilité ne fît bientôt sur lui la plus profonde impression. Quand même elle eût conservé pour Adeline sa première amitié, elle aurait toujours vu leur inclination de mauvais œil, et comme un obstacle à l’avancement et à la fortune où elle se flattait que son fils parviendrait un jour. Elle fondait là-dessus toutes ses espérances d’une prospérité future, et regardait le mariage qu’il pourrait faire comme le seul moyen de tirer sa famille de ses embarras actuels. C’est pour cela qu’elle passa légèrement sur le mérite d’Adeline, partagea froidement la compassion de Louis pour ses malheurs; et en blâmant la conduite du père, elle mêla à cette censure des soupçons sur celle de la fille. Le moyen qu’elle employa pour réprimer la passion de son fils produisit un effet tout contraire. L’indifférence qu’elle témoignait sur le compte d’Adeline, augmenta sa pitié pour cette infortunée, et l’indulgence qu’elle affectait en jugeant son père, enflamma son indignation contre sa barbarie.
En quittant madame La Motte, il vit son père traverser l’esplanade, et entrer sur la gauche dans le plus touffu de la forêt. Il crut avoir trouvé une bonne occasion d’exécuter son plan. Il sort de l’abbaye, et se met à suivre de loin. La Motte continua de marcher fort vite devant lui. Il avait l’air tellement enfoncé dans sa rêverie, qu’il ne regardait ni à droite ni à gauche, et levait rarement les yeux de dessus la terre. Louis l’avait suivi environ l’espace d’un mille, lorsqu’il le vit entrer tout-à-coup dans une allée du bois qui avait une direction différente du chemin qu’il avait suivi jusque là. Il précipita ses pas de crainte de le perdre de vue; mais parvenu dans l’allée, il trouva des arbres si épais et si entrelacés, que La Motte était déjà caché à ses regards.
Il poursuivit toutefois la route qu’il avait devant lui: elle le conduisit à la partie de la forêt la plus obscure qu’il eût encore rencontrée, et aboutit enfin à un sombre réduit, cintré par une haute futaie, dont les rameaux entremêlés offraient une barrière impénétrable aux rayons du soleil, et n’admettaient qu’une espèce de crépuscule mystérieux. Louis regarde autour de soi en cherchant La Motte, mais il ne l’aperçoit nulle part. Tandis qu’il examinait ce lieu, et réfléchissait à ce qu’il avait à faire, il aperçut, dans l’obscurité, un objet à quelque distance; mais l’ombre épaisse dont il était environné l’empêcha de distinguer ce que c’était.
En avançant il voit les ruines d’un petit bâtiment, qui, d’après ce qui en restait, paraissait avoir été un tombeau. Il dit, en le regardant:
«Ici sont probablement déposées les cendres de quelques religieux, de quelque ancien hôte de l’abbaye, peut-être de son fondateur, qui, après avoir mené une vie d’abstinence et de prière, a trouvé dans le ciel le prix de ses mortifications sur la terre. Paix à son âme! mais a-t-il pensé qu’une vie de vertus purement négatives méritât une récompense éternelle? Homme aveugle, si vous eussiez écouté la voix de la raison, elle vous aurait appris que les vertus actives, que l’observation de ce principe sacré (faites pour autrui comme vous voudriez qu’on fît pour vous), peuvent seules mériter la faveur d’un Dieu dont la gloire est dans la bienveillance.»
Il restait les yeux fixés sur ces débris, lorsqu’il vit une figure sortir de dessous la voûte du sépulcre. Elle s’élança comme venant de l’apercevoir, et disparut sur-le-champ. Quoique étranger à la crainte, Louis éprouva dans ce moment une sensation pénible, et presque en même temps il se frappa de l’idée que c’était La Motte lui-même. Il s’approcha de la ruine; il appela encore; tout demeura muet comme le tombeau. Alors il prit le chemin de la voûte, et tâcha d’examiner l’endroit par où l’autre s’était enfui; mais l’épaisseur de l’obscurité rendit ses tentatives infructueuses. Il remarqua pourtant, un peu sur la droite, une entrée dans la ruine, et descendit quelques pas en s’avançant dans une espèce de passage; mais, en se rappelant que ce lieu pouvait être un repaire de brigands, il fut effrayé du danger, et se retira avec précipitation.
Il marcha vers l’abbaye par la même route qu’il avait prise, et ne se voyant suivi de personne, se croyant hors de péril, ses premiers soupçons lui revinrent, et il se persuada que c’était La Motte qu’il avait vu. Il rêva long-temps à cette étrange possibilité, et s’efforça de trouver un motif à une conduite aussi mystérieuse, mais ce fut en vain. Néanmoins sa présomption se fortifia, et il regagna l’abbaye, convaincu, autant que le permettaient les circonstances, que c’était son père qu’il avait aperçu au tombeau. En entrant dans ce qui servait alors de salon, il fut très-surpris de l’y trouver assis tranquillement avec Adeline et madame La Motte, et s’entretenant comme s’il était revenu depuis un certain temps.
Il saisit la première occasion d’informer sa mère de cette dernière aventure, et de lui demander de combien le retour de La Motte avait précédé le sien. En apprenant qu’il était rentré depuis une demi-heure, son étonnement fut au comble, et il ne savait quelle conséquence en tirer.
Cependant la passion de Louis, toujours croissante, se joignit au ver rongeur du soupçon, pour détruire dans le cœur de madame La Motte l’amitié qu’Adeline avait d’abord inspirée par ses vertus et par ses malheurs: sa dureté se manifestait trop pour n’être pas remarquée de celle qui en était l’objet, et Adeline en conçut un chagrin qu’il lui fut bien difficile d’endurer. Avec l’empressement et la candeur de la jeunesse, elle sollicita une explication sur ce changement de conduite, et chercha l’occasion de prouver qu’elle n’avait rien fait avec intention pour le mériter. Madame La Motte éluda en femme adroite, et en même temps elle mit en avant quelques propos qui jetèrent Adeline dans une plus grande perplexité, et servirent à rendre son affliction présente encore plus insupportable.
Elle se disait: «J’ai perdu cette amitié qui était tout pour moi. C’était mon unique consolation... Je l’ai perdue...; et cela, sans connaître mon crime. Mais, grâce au ciel, je n’ai pas mérité cette rigueur. Elle a beau m’abandonner, je l’aimerai toujours.»
Dans sa douleur, elle quittait souvent le salon, et, retirée dans sa chambre, elle tombait dans un abattement qu’elle avait ignoré jusqu’alors.
Un matin, qu’il lui était impossible de dormir, elle se leva de très-bonne heure. Le faible point du jour perçait alors les nuages d’une lueur tremblante, et se déployant par degrés sur l’horizon, annonçait le lever du soleil. Chaque trait du paysage se dévoilait lentement, humide de la rosée de la nuit, et brillant de la clarté naissante. Enfin le soleil parut et répandit ses torrens de lumière. La beauté de cet instant l’invite à se promener, et elle va dans la forêt pour y goûter les délices du matin. Le chœur des oiseaux qui s’éveillent la salue en passant, le frais zéphyr la caresse, parfumé de l’émanation des fleurs dont les teintes éclataient plus vivement à travers les gouttes de rosée suspendues à leurs feuilles. Elle marcha au hasard sans songer à l’éloignement; et suivant les détours du ruisseau, elle vint à une clairière humectée de rosée, où les branches, s’abaissant jusqu’au bord de l’eau, formaient une scène si romantique, si délicieuse, qu’elle s’assit au pied d’un arbre pour en contempler les charmes. Ces images adoucirent insensiblement sa tristesse, et lui communiquèrent cette douce et voluptueuse mélancolie, si chère aux âmes sensibles. Elle resta quelque temps plongée dans la rêverie; les fleurs qui tapissaient la verdure autour d’elle semblaient sourire en reprenant une nouvelle vie, et fournir un sujet de comparaison entre elles et sa situation. Elle rêva, soupira, et d’une voix dont la mélodie charmante était accentuée par la sensibilité de son âme, elle chanta les vers suivans:
Un écho lointain prolongea ses accens; elle prêta l’oreille à sa douce réplique. Mais après avoir répété les derniers vers, elle s’entendit répondre par une voix presque aussi tendre et moins éloignée. Très-surprise, elle regarde autour d’elle, et voit un jeune homme en habit de chasseur, appuyé contre un arbre, et la considérant avec cette profonde attention qui annonce une âme en extase.
Mille craintes se croisèrent dans ses confuses pensées: alors seulement elle se rappela combien elle était éloignée de l’abbaye; elle se levait pour fuir, lorsque l’étranger s’approcha respectueusement; mais, voyant qu’elle s’écartait en baissant de timides regards, il s’arrêta. Elle continua son chemin vers l’abbaye; et, malgré toutes les raisons qui la faisaient trembler d’être poursuivie, sa retenue l’empêcha de regarder en arrière. Rentrée dans l’abbaye, et voyant que la famille n’était pas assemblée pour déjeuner, elle se retira dans sa chambre; et là, toutes ses pensées s’employèrent en conjectures sur l’étranger. Ne se croyant intéressée dans cette rencontre que sous le rapport de la sûreté de La Motte, elle se livra sans scrupule au souvenir de l’air et des manières nobles qui distinguaient si particulièrement le jeune homme qu’elle avait vu. Après avoir mieux approfondi toutes les circonstances, elle regarda comme impossible qu’une personne d’un pareil extérieur pût former le projet de tendre quelque piége à un être son semblable; et, quoiqu’elle n’eût recueilli aucune circonstance qui pût seconder ses conjectures sur ce qu’il venait faire dans une forêt déserte, elle repoussa sans y songer, tous les soupçons injurieux à son honnêteté. Après y avoir mûrement réfléchi, elle résolut de ne point parler à La Motte de cette petite aventure, sachant très-bien qu’un danger imaginaire lui causerait des appréhensions réelles, et produirait toutes les perplexités, tous les tourmens dont il venait d’être délivré. Elle se promit, au surplus, de suspendre pour quelque temps ses promenades dans la forêt.
Lorsqu’elle descendit pour déjeuner, elle s’aperçut que madame La Motte était plus réservée qu’à l’ordinaire. La Motte entra un moment après elle, fit sur le temps quelques observations frivoles; et, après s’être efforcé de prendre un air de gaîté, retomba dans sa tristesse accoutumée. Adeline examinait avec inquiétude le visage de madame La Motte, et quand elle y découvrait une lueur de bonté, c’était un rayon de soleil pour son âme; mais elle permit bien rarement à Adeline de se flatter ainsi. Sa conversation était contrainte, et souvent elle se livrait à des allusions qu’on ne pouvait comprendre. Adeline tremblait de hasarder une phrase, de peur que ses accens mal assurés ne trahissent sa peine; et Louis arriva fort à propos pour la tirer d’embarras.
«Cette charmante matinée vous a fait sortir de bonne heure de votre chambre, dit Louis en s’adressant à Adeline?—Vous aviez sans doute un aimable compagnon, dit madame La Motte? une promenade solitaire n’est pas ordinairement fort agréable.
«—J’étais seule, madame, reprit Adeline.»
«—Vraiment! vos pensées doivent donc avoir pour vous un charme bien puissant?»
«—Hélas! répliqua Adeline, en laissant échapper une larme, il leur reste bien peu de sujets de contentement.»
«—Cela est très-surprenant, poursuivit madame La Motte.»
«—Est-il donc surprenant, madame, qu’on soit malheureuse lorsqu’on n’a plus d’amis?»
Madame La Motte sentit le reproche au fond de sa conscience, et rougit.
«—Mais, reprit-elle après un court silence, et en fixant La Motte, vous n’êtes pas dans ce cas, Adeline.»
L’innocence d’Adeline était bien loin de rien soupçonner. Elle ne fit aucune attention à cette circonstance; mais souvent à travers ses larmes, elle dit qu’elle se réjouissait de l’entendre parler ainsi. Pendant cette conversation, La Motte était resté absorbé dans ses réflexions; et Louis, ne pouvant se douter quel en était le but, regardait attentivement sa mère et Adeline pour s’en éclaircir; mais il regardait cette dernière avec une expression si remplie de tendre pitié, qu’il découvrit en même temps à madame La Motte les sentimens de son cœur. Elle répliqua sur-le-champ aux dernières paroles d’Adeline, de l’air le plus sérieux: «L’amitié n’a de prix qu’autant que notre conduite s’en rend digne; l’amitié qui survit au mérite de la personne aimée, est une disgrâce pour les deux parties.»
Le ton et la manière dont elle proféra ces mots, chagrinèrent encore Adeline, qui lui dit doucement qu’elle se flattait de ne jamais mériter un pareil reproche. Madame La Motte se tut; mais Adeline fut si pénétrée de ce qui s’était passé, que les pleurs coulèrent de ses yeux, et qu’elle se cacha le visage avec son mouchoir.
Louis se leva, non sans être ému; et La Motte, sortant de sa rêverie, demanda ce dont il s’agissait; mais, avant de recevoir une réponse, il parut avoir oublié qu’il avait fait la question. «Adeline peut vous en rendre compte, dit madame La Motte.—Je n’ai pas mérité cela, dit Adeline en se levant; mais puisque ma présence déplaît, je me retire.»
Elle faisait un mouvement pour sortir, lorsque Louis, qui marchait dans la chambre avec l’air de l’agitation, lui prit doucement la main, en disant: «Il y a là-dessous quelque malheureuse méprise.» Il voulait la reconduire à son siége; mais son âme était trop abattue pour soutenir une plus longue contrainte, et retirant sa main: «Laissez-moi m’en aller, dit-elle; s’il y a quelque méprise, il m’est impossible de l’expliquer.» A ces mots, elle quitta la chambre. Louis la suivit de l’œil jusqu’à la porte, et se tournant ensuite vers sa mère: «A coup sûr, madame, lui dit-il, vous avez tort; je gage ma tête, qu’elle mérite votre plus tendre affection.»
«—Vous plaidez sa cause avec éloquence, monsieur: peut-on vous demander ce qui vous intéresse si fort en sa faveur?»
«—Ses manières aimables, qu’on ne peut observer sans concevoir de l’estime pour elle.»
«—Mais vous vous fiez trop peut-être à vos observations: il est possible que ses manières aimables vous trompent.»
«—Pardonnez-moi, madame, je puis affirmer hardiment qu’elles ne me trompent point.»
«—Vous avez, sans doute de bonnes raisons de parler ainsi, et je m’aperçois, à votre admiration pour cette jeune innocente, qu’elle a réussi dans le projet de séduire votre cœur.»
«—C’est sans dessein qu’elle s’est attiré mon admiration; elle n’y serait jamais parvenue, si elle eût été capable de la conduite que vous lui supposez.»
Madame La Motte allait répliquer, mais elle en fut empêchée par son mari, qui, sortant de sa rêverie, s’informa du sujet de la contestation. «Trêve à ces propos ridicules, dit-il d’un ton fâché. Adeline aura, je suppose, oublié quelque article du ménage: une offense aussi grave mérite sans doute punition; mais ne me rompez plus la tête de vos misérables querelles: si vous voulez régenter, madame, que ce ne soit pas en ma présence.»
A ces mots, il quitte brusquement la chambre, son fils le suit, et madame La Motte reste livrée à ses réflexions chagrines. Sa mauvaise humeur provenait toujours de la même cause. Elle avait su la promenade d’Adeline; et La Motte étant allé de bonne heure dans la forêt, son imagination, échauffée par la jalousie qui couvait dans son sein, la persuada qu’ils s’étaient donné un rendez-vous.
Elle n’en douta plus au retour d’Adeline, suivie de près par La Motte. Sa passion lui peignant ainsi les apparences sous les plus noires couleurs, ni sa longue habitude des bons procédés, ni la présence de son fils, n’avaient été capables de contraindre ses émotions. Elle regardait la conduite d’Adeline, dans leur dernière scène, comme un chef-d’œuvre d’hypocrisie, et l’indifférence de La Motte comme un jeu; tant elle était ingénieuse à se créer des fantômes!
Adeline s’était retirée dans sa chambre. Quand sa première agitation se fut apaisée, elle fit l’examen général de sa conduite, et n’y trouvant rien dont elle pût s’accuser, elle n’en fut que plus contente d’elle-même. Sa satisfaction la plus grande, elle la tirait de la pureté de ses intentions. Au moment qu’on l’accuse, l’innocence peut être quelquefois accablée par l’effroi du châtiment qui n’est dû qu’au crime; mais la réflexion dissipe les prestiges de la terreur, et porte au fond d’une âme déchirée les consolations de la vertu.
En sortant, La Motte était allé dans la forêt. Louis s’en était aperçu, et l’avait rejoint avec le dessein de pénétrer la cause de sa mélancolie. «Voilà une belle matinée, dit Louis; si vous me le permettez, je vous accompagnerai à la promenade.» La Motte, quoique mécontent, ne s’y opposa point; et, après qu’ils eurent marché quelques minutes, il changea de direction, et prit un sentier opposé à celui que son fils lui avait vu suivre le jour précédent.
Louis observa: «que l’allée qu’ils venaient de quitter était plus ombragée, et par conséquent plus agréable.» La Motte ne paraissait faire aucune attention à cette remarque. «Elle mène, poursuivit-il, à un singulier endroit que je découvris hier.» La Motte leva la tête. Louis continua de décrire le tombeau, et la rencontre qu’il y avait faite. Pendant ce récit, La Motte le regardait avec la plus grande attention, et changeait souvent de visage. Quand il eut fini: «Vous avez eu bien de la témérité, dit-il, d’examiner ce lieu, surtout lorsque vous vous êtes hasardé dans le passage. Je vous conseille de ne plus vous aventurer aussi légèrement dans les profondeurs de cette forêt. Moi-même, je n’ai pas osé dépasser certaines limites; et, par cette raison, j’ignore quels habitans elle peut renfermer. Votre récit m’effraie; car, s’il y a des brigands dans le voisinage, je ne suis pas à l’abri de leurs rapines. Il est vrai que je n’ai plus guère autre chose à perdre que ma vie.»
«—Et la vie de vos compagnons, reprit Louis.—Sans doute, dit La Motte.»
«—Il serait à propos d’avoir plus de certitude sur ce point. Je songe aux moyens d’y parvenir.»
«—Il est inutile de s’en occuper. Cette recherche aurait elle-même son danger. La mort serait peut-être le prix de votre curiosité; notre seule chance de salut, c’est de rester cachés. Retournons à l’abbaye.»
Louis ne savait que penser; mais il n’en dit pas davantage. La Motte retomba bientôt dans un accès de rêverie, et son fils en prit occasion de déplorer l’état d’abattement où il venait de le voir plongé. «Déplorez-en plutôt la cause, dit La Motte avec un soupir.»
«—Quelle qu’elle soit, j’en gémis bien sincèrement. Oserai-je vous prier de me la dire?»
«—Mes malheurs vous sont-ils donc assez peu connus, reprit La Motte, pour que vous me fassiez pareille question? Ne suis-je pas arraché à ma maison, à mes amis, et presqu’à ma patrie? et peut-on demander ce qui m’afflige?»
Louis sentit la justice de ce reproche, et garda un moment de silence. «Que vous soyez affligé, reprit-il, ce n’est pas ce qui me surprend: il serait en effet bien étonnant que vous ne le fussiez pas.»
«—Qu’est-ce donc qui cause votre surprise?»
«—L’air de gaîté que vous aviez à mon arrivée ici.»
«—Vous gémissiez tout à l’heure de me voir affligé, et maintenant vous ne paraissez pas trop satisfait de m’avoir vu précédemment de bonne humeur. Qu’est-ce que cela veut dire?»
«—Vous ne m’entendez point du tout. Rien ne pourrait me causer une plus grande satisfaction que le retour de cette gaîté. Vous aviez dans ce temps-là les mêmes sujets de chagrin, et pourtant vous étiez de bonne humeur.»
«—Vous auriez pu sans vanité vous en attribuer la gloire: votre présence me ranima, et je me sentis en même temps soulagé du fardeau de mille appréhensions.»
«—Puisque la même cause existe, pourquoi n’êtes-vous pas toujours aussi gai?»
«—Et pourquoi oubliez-vous que c’est à votre père que vous parlez ainsi?»
«—Je ne l’oublie point, monsieur, et rien au monde, que mes sollicitudes pour un père, ne pouvait m’enhardir à ce point. C’est avec la plus vive douleur que je m’aperçois que vous avez quelque sujet caché de peines: faites-en l’aveu, monsieur, à ceux qui ont droit d’entrer dans vos afflictions, et souffrez qu’en les partageant, ils en adoucissent la rigueur.»
Louis leva les yeux, et vit son père pâle comme la mort; ses lèvres tremblaient en parlant: «—Quelque confiance que vous ayez en votre pénétration, elle vous a pourtant trompé dans cette conjoncture. Je n’ai d’autres sujets de chagrin que ceux que vous connaissez déjà, et je désire que vous ne rameniez jamais la conversation là-dessus.»
«—Puisque telle est votre volonté, je dois vous obéir; mais pardonnez-moi, monsieur, si....»
«—Je ne vous pardonne point, monsieur, interrompit La Motte: cessons ces discours.» En disant ces mots, il précipita ses pas; et Louis, n’osant continuer, revint en silence à l’abbaye.
Adeline passa la plus grande partie de la journée dans sa chambre. Après y avoir examiné sa conduite, elle essaya de fortifier son âme contre les injustes désagrémens que lui donnait madame La Motte. La tâche était plus difficile que de s’absoudre elle-même. Elle l’aimait; elle avait compté sur une amitié qui lui semblait encore précieuse malgré d’injustes procédés. Assurément elle n’avait pas mérité de la perdre; mais madame La Motte était si peu disposée à un éclaircissement, qu’elle n’avait guère de probabilité de regagner son affection. Enfin elle se résigna, au point d’être passablement calmée; car renoncer sans regrets à un bien réel, c’est moins un effort de la raison que du caractère.
Elle s’occupa quelques heures d’un ouvrage qu’elle avait entrepris pour madame La Motte; et cela, sans la moindre intention de se concilier ses bonnes grâces, mais parce qu’elle éprouvait que cette manière de répondre à de mauvais procédés avait quelque chose d’assorti à son caractère, à ses sentimens et à sa fierté. L’amour-propre est peut-être le seul pivot autour duquel se meuvent les affections humaines, car tout motif qui a pour but notre satisfaction personnelle peut se rapporter à ce sentiment. Il est pourtant des affections d’une nature si épurée, qu’elles nous paraissent mériter le nom de vertus, bien que nous puissions démentir leur origine. Celle d’Adeline était de ce genre.
Elle mit à ce travail et à la lecture le plus de temps de la journée qu’il lui fut possible. Les livres avaient été constamment la source de son instruction et de son amusement. Ceux de La Motte étaient en petit nombre, mais bien choisis; et Adeline devait trouver à les lire plus de charmes que jamais. Lorsque son âme était affectée par la conduite de madame La Motte, ou par quelque souvenir de ses premières infortunes, un livre était le calmant qui lui rendait la tranquillité. La Motte avait plusieurs des meilleurs poètes anglais. Adeline avait appris cette langue au couvent: elle était par conséquent en état de sentir leurs beautés; et le plaisir qu’elle y prenait, se changeait souvent en inspiration.
Au déclin du jour, elle quitta sa chambre pour jouir des beaux instans de la soirée, mais elle ne s’éloigna pas de l’abbaye au-delà d’une avenue qui regardait le couchant. Elle lut un peu; mais, ne pouvant distraire plus long-temps son attention de la scène qui l’environnait, elle ferma son livre, et s’abandonna aux charmes de la douce mélancolie que le moment lui inspirait. L’air était calme; le soleil, en s’abaissant sous les coteaux lointains, jetait une lueur pourprée sur le paysage, et un jour plus doux dans les clairières de la forêt. La rosée avait répandu sa fraîcheur dans les airs. A mesure que le soleil déclinait, l’obscurité s’avançait en silence, et la scène prenait un aspect de grandeur solennelle. Dans sa rêverie, elle se rappela et répéta le morceau suivant:
Comme elle retournait à l’abbaye, Louis l’aborda, et, après quelque conversation, lui dit: «La scène dont j’ai été témoin ce matin m’a fort affecté, et j’attendais impatiemment l’occasion de vous le dire. La conduite de ma mère est pour moi un mystère inexplicable; mais il n’est pas difficile de s’apercevoir qu’elle est agitée par quelque méprise. Je n’ai qu’une chose à vous demander: toutes les fois que je pourrai vous être utile, disposez de moi.»
Adeline le remercia de son offre amicale, et y fut plus sensible qu’elle ne put l’exprimer. «Je n’ai, dit-elle, à me reprocher aucun tort qui puisse m’avoir attiré l’animadversion de madame La Motte, et je suis par cette raison absolument hors d’état d’en dire le motif. J’ai cherché, à diverses reprises, une explication qu’elle a éludée avec le même soin. Il vaut donc mieux se taire. En même temps, monsieur, permettez-moi de vous assurer que je suis infiniment sensible à vos bontés.» Louis soupira sans rien dire. Il reprit enfin: «J’espère que vous souffrirez que je parle à ma mère. Je suis sûr de la convaincre de son erreur.»
«—Gardez-vous-en bien! répondit Adeline; le mécontentement de madame La Motte m’a causé une peine inexprimable; mais la forcer à une explication, ce serait aigrir ses ressentimens au lieu de les détruire. Je vous prie en grâce de ne pas le tenter.»
«—Je me soumets à votre décision, répliqua Louis; mais pour cette fois, c’est avec répugnance. Je me croirais le plus heureux des hommes si je pouvais vous servir.»
Il prononça ces mots d’un ton si tendre, qu’Adeline entrevit, pour la première fois, les sentimens de son cœur. Une âme plus remplie de vanité que la sienne lui eût appris depuis long-temps à regarder les attentions de Louis comme le résultat de quelque chose de plus que la galanterie d’un homme bien élevé. Elle ne fit pas semblant de remarquer ses dernières paroles; elle garda le silence, et précipita ses pas machinalement. Louis n’en dit pas davantage, mais il parut tomber dans la rêverie, et ce silence ne fut pas interrompu jusqu’à leur rentrée dans l’abbaye.
CHAPITRE VI.
Il se passa près d’un mois sans aucun incident remarquable. La Motte perdit bien peu de sa mélancolie; et la conduite de sa femme envers Adeline, quoique un peu tempérée, était encore loin de la douceur. Louis, par mille petits égards, témoignait sa croissante affection pour Adeline, qui continuait de n’y voir qu’un excès de politesse.
Pendant une nuit orageuse, il arriva qu’au moment où ils se préparaient à se reposer, ils furent effrayés par un bruit de chevaux qui s’approchaient de l’abbaye. Il fut suivi de différentes voix; et un rude coup de marteau, à la grande porte de l’abbaye, confirma leur première alarme. La Motte se croyait certain que les officiers de justice avaient enfin découvert sa retraite; et le trouble de la terreur avait presque bouleversé tous ses esprits. Il ordonna cependant d’éteindre les lumières et d’observer un profond silence, ne voulant pas négliger la plus légère précaution. Il croyait possible que les archers supposassent l’édifice inhabité, et crussent avoir manqué l’objet de leur recherche. Ses ordres étaient à peine exécutés, qu’on heurta de nouveau, et avec plus de violence. Alors La Motte s’approcha d’une petite fenêtre grillée, pratiquée dans le tambour de la porte, afin de pouvoir observer le nombre et l’apparence des étrangers.
L’obscurité de la nuit contraria son dessein: il aperçut un groupe d’hommes à cheval; mais en prêtant une oreille attentive, il distingua une partie de leurs discours. Plusieurs soutenaient qu’on s’était trompé de chemin; mais une personne qui, d’après son ton de voix imposant, paraissait être leur chef, affirma que la lumière qu’ils avaient vue venait de cet endroit, et il garantissait qu’il y avait du monde dans l’intérieur. Après avoir parlé, il frappe encore très-fort, et n’eut de réponse que le bruit sourd des échos. La Motte tremblait, et ne pouvait faire un pas.
Après avoir attendu quelque temps, les étrangers eurent l’air de délibérer; mais ils parlaient d’une voix si basse, que La Motte ne pouvait comprendre le sens de leurs discours. Ils s’éloignèrent de la porte comme pour s’en aller; mais il les entendit sur-le-champ parmi les arbres, de l’autre côté du bâtiment, et fut bientôt convaincu qu’ils n’avaient pas quitté l’abbaye. La Motte resta quelques minutes dans la plus cruelle incertitude; il laissa Louis à la grille, pour passer dans la partie de l’édifice où il les supposait rassemblés.
L’orage était bruyant, et les gémissantes bouffées, qui grondaient à travers les arbres, l’empêchèrent de distinguer aucun autre son. Une seule fois, pendant le silence des vents, il crut entendre distinctement des voix: mais on ne le laissa pas long-temps à ses conjectures, car de nouveaux coups à la porte l’épouvantèrent encore; et, sans songer aux frayeurs de madame La Motte et d’Adeline, il s’enfuit pour tenter, au moyen de la trappe, la dernière ressource qu’il avait pour se cacher.
Bientôt après, les efforts des assiégeans parurent redoubler comme les secousses de la tempête. La porte, qui était vieille et dégradée, sortit de ses gonds, et leur livra passage dans la salle. Au moment qu’ils entraient, un cri de madame La Motte, qui se tenait à la porte d’une chambre adjacente, confirma le soupçon du principal étranger, et il continua de s’avancer aussi vite que l’obscurité le lui permettait.
Adeline s’était évanouie, et madame La Motte criait au secours, quand Pierre, entrant avec des lumières, vit la salle remplie d’hommes, et sa jeune maîtresse étendue, sans mouvement, sur le plancher. Alors un des cavaliers s’approcha, et demanda pardon à madame La Motte de l’impolitesse de son procédé. Il allait entamer une excuse, lorsqu’apercevant Adeline il s’empressa de la relever; mais Louis, qui revenait en ce moment, la prit dans ses bras et pria l’étranger de s’épargner cette peine.
La personne à laquelle il s’adressa portait la décoration de l’un des premiers ordres de France, et avait un air de dignité qui annonçait un homme d’un rang supérieur. Il semblait avoir une quarantaine d’années; mais peut-être la vivacité et le feu de ses traits rendaient-ils sur sa figure l’ouvrage des années moins sensible. Sans s’occuper de lui-même, il paraissait concentrer toute son attention sur les dangers d’Adeline. Son air doux et ses manières séduisantes dissipèrent par degrés les craintes de madame La Motte, et triomphèrent du premier mouvement de Louis. Il regardait Adeline, encore insensible, avec une admiration si vive, qu’elle semblait absorber toutes les facultés de son âme. C’était vraiment un objet qu’on ne pouvait contempler avec indifférence.
Sa beauté, sous l’empreinte touchante de la défaillance, regagnait en intérêt ce qu’elle perdait en fraîcheur. La négligence de son vêtement délacé, pour lui procurer une libre respiration, découvrait les appas éblouissans que ses tresses d’ébène, tombées avec profusion sur son sein, ombrageaient sans les cacher.
Alors arrive un second étranger, un jeune chevalier, qui, après avoir parlé rapidement au plus âgé, se joignit au groupe général dont Adeline était environnée. Sa personne offrait un heureux mélange d’élégance et de force; son port était noble, sans être fier, et la douceur la plus séduisante tempérait la vivacité de ses manières. Ce qui le rendait alors plus intéressant, c’est la compassion qu’il semblait ressentir pour Adeline. Elle ouvrit les yeux en ce moment; il fut le premier objet qui frappa ses regards; elle le vit s’inclinant sur elle dans une sollicitude muette.
A son aspect, la rougeur d’une vive surprise éclata sur ses joues; car elle le reconnut pour l’étranger qu’elle avait rencontré dans la forêt. En voyant la chambre remplie de monde, son visage passa subitement à la pâleur de l’effroi. Louis l’aida à se transporter dans un autre appartement, où les deux chevaliers qui la suivaient renouvelèrent leurs excuses pour l’alarme qu’ils avaient occasionnée. Le plus âgé, se tournant vers madame La Motte, lui dit: «Vous ignorez sans doute, madame, que je suis le propriétaire de l’abbaye.»
Elle tressaillit: «Ne vous épouvantez pas, madame; vous êtes ici en sûreté et comme chez vous. J’ai depuis long-temps abandonné cet édifice en ruines, et je suis fort heureux s’il a pu vous offrir un asile.» Madame La Motte le remercia de son obligeance, et Louis exprima combien il était sensible à la politesse du marquis de Montalte. C’était le nom de ce noble étranger.
«Ma principale résidence, dit le marquis, est dans une province éloignée; mais j’ai un château sur la lisière de la forêt. En revenant d’une promenade, la nuit m’a surpris et j’ai perdu mon chemin. Une lumière qui brillait à travers les arbres m’a attiré jusqu’ici; et l’obscurité est si forte, que je ne me suis pas aperçu que cette clarté venait de l’abbaye, avant d’être arrivé à la porte.»
Les nobles procédés des étrangers, leurs riches vêtemens, et surtout ce discours, achevèrent de dissiper les doutes de madame La Motte. Elle allait ordonner des rafraîchissemens, lorsque La Motte, qui avait écouté, s’étant convaincu qu’il n’avait rien à craindre, entra dans l’appartement.
Il s’approcha du marquis, d’un air obligeant: mais, dès qu’il essaya de parler, ses lèvres balbutièrent un compliment, tout son corps trembla, et son visage se couvrit d’une pâleur mortelle. Le marquis n’était guère moins ému, et dans le premier moment de sa surprise il porta la main sur son épée; mais, revenant sur lui-même, il la retira, et tâcha de maîtriser l’expression de son visage. Il y eut un moment de silence terrible. La Motte fit quelques pas du côté de la porte, mais ses genoux tremblans refusèrent de le soutenir, et il tomba dans un fauteuil, sans voix et sans haleine. Ses regards effarés, et toute sa conduite, causèrent à madame La Motte la plus grande surprise. Ses yeux cherchaient à démêler dans ceux du marquis plus que celui-ci n’en voulait laisser apercevoir. Les regards du marquis ajoutaient au mystère au lieu de l’expliquer, et exprimaient un mélange d’émotions qu’elle ne pouvait définir. Elle tâcha cependant de tranquilliser et de ranimer son mari; mais il rebuta ses efforts, et, détournant son visage, il le couvrit de ses deux mains.
Le marquis, paraissant recouvrer sa présence d’esprit, marcha vers la porte de la salle où ses gens étaient rassemblés: alors La Motte, s’élançant de son siége avec un air égare, lui cria de revenir. Le marquis tourna la tête, et s’arrêta, mais toujours incertain s’il avancerait. Les prières d’Adeline, qui venait de rentrer, jointes à celles de La Motte, le déterminèrent, et il s’assit. «Je vous prie, monseigneur, dit La Motte, de m’accorder quelques momens d’audience particulière.»
«—La demande est bien hardie, et peut-être y a-t-il du danger à vous l’accorder, dit le marquis: c’est trop exiger de moi. Vous ne pouvez rien avoir à me dire dont votre famille ne soit pas informée... expliquez-vous en peu de mots...» La Motte changea de couleur à chaque phrase de ce discours. «Impossible, monseigneur, s’écria-t-il; mes lèvres se fermeront pour toujours, plutôt que de prononcer devant une autre créature humaine des paroles réservées pour vous seul. Je vous conjure... je vous supplie de me donner quelques momens d’audience particulière.» En prononçant ces mots, ses yeux se gonflaient de larmes; et le marquis, touché de sa détresse, consentit à ce qu’il demandait, mais cependant avec une émotion et une répugnance manifestes.
La Motte prit une lumière, et conduisit le marquis à une petite chambre dans une partie reculée du bâtiment. Ils y restèrent près d’une heure. Madame La Motte, effrayée de la longueur de leur absence, va les chercher: en approchant d’eux, une curiosité, peut-être excusable en de pareilles circonstances, l’engage à prêter l’oreille. Justement La Motte s’écriait: «L’égarement du désespoir!...» Suivirent quelques mots prononcés à voix basse, qu’elle ne put entendre. «J’ai plus souffert que je ne pourrais dire, continua-t-il; cette image me poursuit sans cesse, la nuit dans mes songes, le jour dans mes courses. Il n’est point de tortures, point de morts que je ne voulusse avoir endurées pour retrouver la situation d’âme où j’étais en arrivant dans cette forêt. Je conjure de nouveau votre pitié.»
Un coup de vent très-fort, en soufflant dans le passage où était madame La Motte, couvrit la voix de son époux et la réponse que lui faisait le marquis; mais bientôt après, elle distingua ces mots: «Demain, monseigneur, si vous revenez dans ces ruines, je vous conduirai à l’endroit.»
«—Cela n’est pas trop nécessaire, et pourrait être dangereux, dit le marquis.—Je dois, monseigneur, excuser ces craintes venant de votre part; mais je m’engage à tout ce que vous proposerez: oui, quelles qu’en soient les conséquences, je me soumets à tout ce que vous déciderez.» Le retour de l’orage étouffa encore le son de leurs voix, et madame La Motte s’efforça en vain d’ouïr les paroles dont probablement dépendait l’explication de cette conduite mystérieuse. Ils s’approchèrent alors de la porte, et elle se retira précipitamment dans la chambre où elle avait laissé Adeline avec Louis et le jeune chevalier.
Le marquis et La Motte l’y suivirent de près; le premier fier et calme, le second un peu plus tranquille qu’auparavant, mais portant encore dans ses traits une impression d’horreur. Le marquis passa dans la salle où sa suite l’attendait. L’orage n’était pas encore fini: mais il semblait impatient de s’en aller, et il ordonna à ses gens de se tenir prêts. La Motte observait un morne silence, traversait souvent la chambre à grands pas, et quelquefois se plongeait dans la rêverie. Pendant ce temps-là, le marquis, assis auprès d’Adeline, dirigeait vers elle tous ses soins, excepté quand des accès de distraction s’emparaient de son âme, et le retenaient dans le silence. Le jeune chevalier profitait de ces intervalles pour adresser la parole à Adeline avec défiance, et non sans quelque agitation: elle se dérobait aux attentions de tous les deux.
Le marquis avait passé près de deux heures à l’abbaye; et l’orage continuant toujours, madame La Motte lui proposa un lit. Un regard de son mari la fit frémir pour les conséquences. Cependant on refusa son offre poliment. Le marquis témoignait autant d’empressement de partir que son hôte paraissait consterné de sa présence. Il retournait souvent dans la salle, et, du seuil de la porte, il levait au ciel des regards d’impatience. On ne voyait rien dans l’obscurité de la nuit; on n’entendait rien que les mugissemens de la tempête.
L’aube parut avant son départ. Comme il se préparait à quitter l’abbaye, La Motte le prit encore en particulier, et eut avec lui quelques momens d’entretien secret. Madame La Motte observait ses gestes animés, d’une partie éloignée de la chambre: ils ajoutèrent à sa curiosité un degré d’appréhension extrême. C’était pour elle une énigme inconcevable. Ils se parlaient d’une voix si basse, qu’elle fit d’inutiles efforts pour distinguer les parties correspondantes de leur dialogue.
Le marquis et sa suite partirent enfin; et La Motte, ayant lui-même fermé les portes, se retira dans sa chambre en silence et les yeux baissés. Lorsque sa femme fut seule avec lui, elle le conjura de lui expliquer la scène dont elle avait été témoin. «Ne me faites pas de questions, dit La Motte, car je ne répondrai à aucune. Je vous ai déjà défendu de me parler de cela.»
—«Et de quoi, dit sa femme?» La Motte parut revenir à lui-même.—«Eh bien! non... je me suis trompé, je croyais que vous m’aviez déjà fait plusieurs fois ces questions.»
—«Ah! dit madame La Motte, voilà mes soupçons vérifiés: votre ancienne mélancolie, et le désordre de cette nuit, proviennent de la même cause.»
—«Et pourquoi me suspecter, ou me questionner? Serai-je donc toujours persécuté par vos conjectures?»
—«Excusez-moi, je n’ai pas entendu vous persécuter; mais ma sollicitude pour votre conservation ne me permet pas de demeurer dans cette affreuse perplexité: souffrez que j’use des droits d’une épouse, et que je partage l’affliction qui vous accable. Ne me refusez pas.....» La Motte l’interrompit:—«Quelle que soit la cause des émotions dont vous avez été témoin, je jure que je ne la révélerai pas à présent. Peut-être viendra-t-il un temps où je ne croirai plus nécessaire de garder le secret; jusque-là taisez-vous, et cessez vos importunités: gardez-vous surtout de faire remarquer à personne ce que vous avez pu voir en moi d’extraordinaire. Ensevelissez vos soupçons dans votre sein, si vous voulez détourner ma malédiction et ma ruine.» L’air de résolution dont il prononça ces mots, le visage couvert d’une pâleur livide, fit frissonner sa femme, et elle n’osa pas répliquer.
Madame La Motte se retira pour se coucher, mais elle ne put fermer l’œil. Elle rêvait à la dernière aventure; ses réflexions furent un aiguillon de plus à sa surprise et à sa curiosité, relativement aux discours et aux actions de son mari. Cependant une vérité la frappait; elle ne pouvait douter que la conduite mystérieuse de La Motte, depuis si long-temps accablé d’inquiétudes, et sa dernière scène avec le marquis, ne procédassent de la même cause. Cette opinion, qui semblait prouver combien ses soupçons sur Adeline étaient injustes, fut accompagnée du déchirement des remords. Elle soupirait impatiemment après le matin qui devait ramener le marquis à l’abbaye. A la fin, la nature fatiguée reprit ses droits, et soulagea ses peines par quelques momens d’oubli.
Le lendemain la famille s’assembla fort tard au déjeuner. Chacun y parut taciturne et distrait; mais leurs figures offraient des aspects bien différens, et la différence de leurs pensées était bien plus grande encore. La Motte paraissait agité d’une terreur impatiente. Dans ses yeux, je ne sais quel égarement exprimait parfois le saisissement soudain de l’horreur, et son visage se couvrait ensuite des sombres couleurs d’un morne désespoir.
Madame La Motte semblait accablée; elle épiait tous les changemens qui se passaient sur le visage de son mari, et attendait avec impatience l’arrivée du marquis. Louis était calme et pensif. Adeline ne paraissait pas souffrir le moins. La nuit précédente, elle avait observé la conduite de La Motte avec beaucoup de surprise; et la confiance qu’il lui avait inspirée jusqu’alors était ébranlée. Elle craignait aussi que quelque circonstance nouvelle ne le rejetât dans ce monde, et qu’il ne fût impossible ou désagréable de la recevoir sous son toit.
Pendant le déjeuner, La Motte s’élança souvent à la fenêtre avec des regards inquiets. Sa femme ne comprit que trop bien le motif de son impatience, et s’efforça de maîtriser la sienne. Dans ces intervalles, Louis, en parlant tout bas à son père, tâchait d’en tirer quelques lumières; mais La Motte revenait toujours auprès de la table, où la présence d’Adeline interrompait toute question.
Après le déjeuner, comme il se promenait sur l’esplanade, Louis voulut l’aborder; mais La Motte lui déclara positivement qu’il désirait être seul, et bientôt après, le marquis n’arrivant pas encore, il s’éloigna à une plus grande distance de l’abbaye.
Adeline se retira dans la chambre de travail avec madame La Motte, qui affectait un air d’enjouement et même d’amitié. Sentant la nécessite de donner quelque raison de l’agitation frappante de La Motte, et de prévenir la surprise que l’apparition inattendue du marquis devait causer à Adeline, si on la lui laissait rapprocher de la conduite qu’il avait tenue la nuit précédente, madame La Motte dit que le marquis et son mari s’étaient beaucoup connus autrefois, et que cette rencontre imprévue, après une longue séparation, et dans des circonstances aussi diverses et aussi humiliantes de la part de ce dernier, lui avait causé une émotion d’autant plus pénible, qu’il se rappelait que le marquis avait mal interprété quelques parties de sa conduite envers lui, ce qui avait interrompu leur ancienne intimité.
Ces motifs ne portèrent point la conviction dans l’âme d’Adeline; car ils lui semblaient disproportionnés avec le degré d’émotion que le marquis et La Motte avaient réciproquement manifesté. Sa surprise et sa curiosité furent éveillées par un discours dont l’intention était de leur donner le change.
Madame La Motte, poursuivant son dessein, dit qu’on attendait actuellement le marquis, et qu’elle se flattait que tous les sujets de division qui pouvaient subsister encore seraient écartés par un raccommodement. Adeline rougit; elle voulut répondre, et ses lèvres balbutièrent. Cette agitation, et les regards de madame La Motte, augmentèrent son trouble; et tous ses efforts pour le contraindre ne servirent qu’à le redoubler. Elle essaya toujours de renouveler la conversation, et toujours il lui était impossible d’assembler ses idées. Craignant que madame La Motte ne surprît le sentiment que jusqu’alors elle s’était presque caché à elle-même, son visage pâlit, son œil se fixa sur la terre; et, pendant quelque temps, il lui fut difficile de respirer. Madame La Motte lui demanda si elle était incommodée. Adeline saisit ce prétexte, et se retira pour se livrer à des réflexions bientôt absorbées par l’espérance de revoir le jeune chevalier qui avait accompagné le marquis.
En regardant par sa fenêtre, elle vit de loin le marquis à cheval, qui s’avançait suivi de plusieurs personnes, et elle s’empressa d’en informer madame La Motte. Il arriva bientôt à la porte. La Motte n’étant pas de retour, sa femme et Louis allèrent le recevoir. Il entra dans la salle, accompagné du jeune chevalier; et, s’approchant de madame La Motte avec une sorte de politesse majestueuse, il demanda La Motte. Louis sortit pour aller le chercher.
Le marquis garda le silence pendant quelques minutes; alors il demanda à madame La Motte comment se portait son aimable fille. Madame La Motte comprit qu’il voulait parler d’Adeline. Elle répondit à la question, et dit qu’elle ne lui était point parente. Le marquis ayant témoigné quelque désir de la voir, on l’envoya querir. Elle entra dans la chambre avec une modeste rougeur et un air timide qui parurent attirer toute son attention. Elle reçut ses complimens avec une grâce charmante; mais, quand le jeune chevalier s’approcha, l’empressement de ses manières rendit involontairement les siennes plus réservées, et à peine osait-elle lever les yeux de peur de rencontrer les siens.
La Motte entra dans ce moment, et s’excusa de son absence. Le marquis ne lui répondit que par une légère inclination de tête, et par des regards où se peignaient à la fois l’orgueil et la défiance. Ils sortirent ensemble de l’abbaye, et le marquis fit signe à ses gens de le suivre à une certaine distance. La Motte défendit à son fils de l’accompagner; mais Louis remarqua qu’il prenait son chemin dans le plus épais du bois. Il se perdait dans un chaos de conjectures sur cette affaire; mais sa curiosité et ses inquiétudes sur son père l’engagèrent à le suivre de loin.
Cependant le jeune étranger, que le marquis appelait du nom de Théodore, demeura à l’abbaye avec madame La Motte et Adeline. La première, malgré toute son adresse, ne put cacher son agitation pendant cet intervalle. Elle se tournait involontairement du côté de la porte aussitôt qu’elle entendait des pas; souvent elle vint à celle de la salle pour regarder dans la forêt, et autant de fois elle en revint trompée dans son espoir. Personne ne paraissait. Théodore dirigeait ses attentions sur Adeline, autant que la politesse lui permettait de s’écarter de madame La Motte. Ses manières si aimables, et en même temps si nobles, triomphèrent insensiblement de la timidité d’Adeline, et bannirent sa réserve. Sa conversation rejeta une pénible contrainte, dévoila par degrés les qualités de son âme, et sembla produire une confiance mutuelle. Bientôt se manifesta une conformité de sentimens, et Théodore, par la joie impatiente qui animait son visage, paraissait souvent prévenir les pensées d’Adeline.
L’absence du marquis fut courte pour eux, mais bien longue pour madame La Motte, dont les traits s’éclaircirent dès qu’elle entendit le bruit des chevaux à la porte.
Le marquis se montra, mais pour un moment, et il passa avec La Motte dans une chambre particulière, où ils eurent une assez longue conférence; après quoi il partit. La Motte, sa femme et Adeline, l’accompagnèrent jusqu’à la porte. Théodore prit congé d’Adeline avec l’expression du plus tendre regret: en s’éloignant, il tourna souvent ses regards sur l’abbaye, jusqu’à ce que les arbres lui en eussent entièrement dérobé la vue.
Le rayon passager du plaisir, répandu sur les joues d’Adeline, disparut avec le jeune étranger, et elle soupira en rentrant dans la salle. L’image de Théodore la poursuivit dans sa chambre; elle se rappela exactement tous les détails de ses derniers discours... ses sentimens si conformes aux siens.... ses manières engageantes.... sa figure si animée.... si franche et si noble, où la mâle dignité se mêlait à la douceur de la bienveillance.... Elle se rappelait ces charmes, et tant d’autres, et une douce mélancolie se glissait dans son cœur. «Je ne le reverrai plus, dit-elle.» Un soupir qui suivit, lui révéla du secret de son cœur plus qu’elle n’en voulait savoir. Elle rougit, soupira de nouveau, et revenant tout-à-coup sur elle-même, elle s’efforça de distraire ses pensées sur un autre objet. La liaison du marquis avec La Motte attira quelque temps son attention; mais, dans l’impossibilité d’en percer le mystère, elle chercha un asile contre ses propres réflexions, dans les idées plus agréables que pouvaient lui inspirer ses livres.
Pendant cet intervalle, Louis, alarmé et surpris de l’extrême consternation que son père avait manifestée à la première vue du marquis, crut devoir lui en parler. Il ne doutait point que le marquis n’eût une très-grande part à l’événement qui avait forcé La Motte à quitter Paris, et il s’expliqua sans détour, déplorant en même temps la triste fatalité qui l’avait conduit à chercher un refuge dans le lieu le moins propre à lui en servir.... dans la terre de son ennemi. La Motte ne combattit point cette opinion de son fils, et se joignit à lui pour se plaindre de sa mauvaise étoile.
Le congé de Louis était alors sur le point d’expirer. Il en prit occasion d’exprimer son chagrin d’être bientôt obligé d’abandonner son père dans une situation aussi périlleuse. «Je vous quitterais avec moins de peine, continua-t-il, si j’étais sûr de connaître toute l’étendue de vos infortunes. Je suis maintenant réduit à conjecturer des maux qui peut-être n’existent pas. Tirez-moi, monsieur, de cette cruelle incertitude, et souffrez que je vous prouve que je suis digne de votre confiance.»
«Je vous ai déjà répondu sur cet article, dit La Motte, et je vous ai défendu d’y revenir. Vous me forcez à présent de vous dire que je m’inquiète fort peu quand vous partirez, si vous voulez me persécuter par de semblables questions.» La Motte s’éloigna brusquement, et laissa son fils dans la perplexité.
L’arrivée du marquis avait dissipé les jalouses terreurs de madame La Motte: elle sentit l’injustice de sa rigueur envers Adeline. En considérant son état d’abandon... l’inaltérable affection qui avait paru dans sa conduite... la douceur, la patience avec laquelle elle avait supporté ses injurieux traitemens, elle fut pénétrée et saisit la première occasion de lui rendre sa première amitié. Mais elle ne pouvait expliquer cette apparente contradiction de conduite, sans trahir ses derniers soupçons, qu’elle ne se rappelait pas sans rougir, et elle ne pouvait excuser ses procédés sans en venir à cet éclaircissement.
Elle se contenta donc d’exprimer dans ses manières l’intérêt qui venait de renaître dans son cœur. Adeline fut d’abord très-étonnée, mais elle éprouvait trop de plaisir à ce changement pour en rechercher la cause avec scrupule.
Malgré la satisfaction qu’Adeline ressentit du retour de l’amitié de madame La Motte, ses pensées se rapportaient fréquemment sur les tristes circonstances de sa situation. Elle ne pouvait s’empêcher d’avoir moins de confiance qu’auparavant dans l’affection de madame La Motte, dont le caractère se montrait alors moins aimable que son imagination ne le lui avait présenté, et lui paraissait avoir une forte teinte de caprice. Ses réflexions s’arrêtaient sur l’arrivée du marquis à l’abbaye, sur l’aversion manifeste entre La Motte et lui, et sur leurs émotions mutuelles. Enfin, ce qui la frappait d’un égal étonnement, c’est que La Motte eût choisi de demeurer dans une propriété du marquis, et que ce dernier lui en eût donné la permission.
Peut-être son âme revenait-elle d’autant plus souvent à cet objet, qu’il était lié avec Théodore; mais il se présentait sans qu’elle se doutât de l’idée qui le ramenait. L’intérêt qu’elle prenait à cette affaire, elle l’attribuait à ses inquiétudes pour la conservation de La Motte, et pour sa propre destinée qui se trouvait si intimement liée à la sienne. Quelquefois, à la vérité, elle se surprenait livrée à des conjectures sur le degré de liaison qu’il y avait entre Théodore et le marquis; mais à l’instant elle réprimait ses pensées, et se reprochait sévèrement de leur avoir permis de s’égarer sur un objet qu’elle regardait comme très-dangereux au repos de son cœur.
CHAPITRE VII.
Quelques jours après l’événement rapporté dans le précédent chapitre, comme Adeline était seule dans sa chambre, elle fut tirée de sa rêverie par un bruit de chevaux auprès de la porte. Elle regarda par la croisée, et vit le marquis de Montalte entrer dans l’abbaye. Cet incident la surprit, et une émotion, dont elle ne s’embarrassa pas de chercher la cause, la fit sur-le-champ s’éloigner de la fenêtre. Cependant la même cause l’y ramena aussi précipitamment, mais l’objet de son attente ne paraissait point, et elle ne fut plus pressée de se retirer.
Trompée dans son espérance, elle réfléchissait, lorsque le marquis sortit avec La Motte. Il leva tout-à-coup les yeux, vit Adeline, et la salua. Elle lui rendit son salut respectueusement, et s’éloigna de la fenêtre, bien fâchée d’y avoir été aperçue. Ils entrèrent dans la forêt, mais les gens ne les y suivirent pas comme auparavant. Lorsqu’ils revinrent, ce qui n’eut lieu qu’après un temps considérable, le marquis monta tout de suite à cheval et s’en alla.
Le reste de la journée, La Motte parut sombre, taciturne, et souvent plongé dans la rêverie. Adeline l’observait avec une attention toute particulière; elle s’aperçut qu’il était toujours plus triste après une entrevue avec le marquis, et elle fut alors très-étonnée que ce dernier eût fixé le lendemain pour venir dîner à l’abbaye.
En annonçant cela, La Motte ajouta de grands éloges sur le caractère du marquis: il préconisa surtout sa générosité et la noblesse de son âme. En ce moment, Adeline se rappela les anecdotes qu’elle avait entendu conter concernant l’abbaye, et elles jetèrent une ombre sur l’éclat des belles qualités que célébrait La Motte. Toutefois ce rapport ne semblait pas mériter une grande confiance. Déjà une partie en avait été démontrée fausse, car on avait raconté qu’il revenait des esprits dans l’abbaye, et ses habitans actuels n’y avaient observé aucune apparition surnaturelle.
Adeline, toutefois, hasarda de demander si c’était le marquis actuel sur qui l’on avait élevé des soupçons injurieux. La Motte lui répondit avec un air de dérision: «Les histoires de revenans et de lutins ont toujours fait l’admiration et les délices du vulgaire. Je suis pour le moins aussi disposé à en croire ma propre expérience que le récit de ces paysans. Si vous savez quelque chose à l’appui de ces rapports, je vous prie de m’en faire part, afin que je puisse établir ma croyance.»
«—Vous ne m’entendez pas, monsieur, reprit-elle: ma question ne regardait pas des agens surnaturels; j’avais en vue une autre partie du rapport, laquelle insinuait que, par ordre du marquis, on avait renfermé ici une personne qui, dit-on, y a trouvé une mort funeste. On a prétendu que c’est pour cette raison que le marquis a abandonné l’abbaye.»
«—Pures fictions de l’oisiveté, dit La Motte, contes de vieilles femmes. Pour réfuter ces fables, il suffit de voir le marquis; et si l’on croyait la moitié de ces histoires, qui toutes ont la même origine, ce serait se montrer de bien peu supérieur aux imbéciles qui les inventent. Je vous crois assez de bon sens, Adeline, pour avoir ici le mérite de l’incrédulité.»
Adeline rougit, et se tut. Mais La Motte lui avait paru prendre la défense du marquis avec plus de chaleur et d’étendue que ses propres dispositions n’en comportaient, et que l’occasion ne l’exigeait. Elle se rappelait le dernier entretien qu’il avait eu avec Louis, et sa surprise était au comble.
Elle attendait l’aurore avec un mélange de peine et de plaisir. L’espérance de revoir le jeune chevalier occupait ses pensées, et les agitait de diverses émotions. Tantôt elle craignait sa présence, tantôt elle doutait de son retour. Elle s’aperçut enfin de sa rêverie, et rougit de voir à quel point il avait captivé son attention. Le matin arriva.... le marquis parut..... mais il était seul. La sérénité du cœur d’Adeline se couvrit d’un nuage; mais elle sut montrer son enjouement ordinaire. Le marquis était affable, poli, attentif; aux manières les plus aisées et les plus élégantes, il joignait les derniers raffinemens du bel usage. Sa conversation était vive, amusante, quelquefois même spirituelle, et montrait une grande connaissance du monde, ou, ce qu’on prend souvent pour cela, la science des sociétés du premier ordre et des matières du jour.
La Motte était en état de soutenir une conversation de ce genre; ils s’engagèrent tous deux avec esprit et même avec quelque gaîté dans une discussion sur les caractères du siècle. Madame La Motte n’avait jamais vu son mari d’aussi bonne humeur depuis leur départ de Paris, et quelquefois elle s’imaginait presque s’y retrouver encore. Adeline écoutait, et l’enjouement qu’elle n’avait fait que simuler d’abord, finit par être véritable. L’art du marquis était si insinuant, si affable, qu’elle perdit insensiblement sa réserve, et laissa reprendre à sa vivacité naturelle son ancien empire.
Le marquis, en partant, dit à La Motte qu’il se félicitait d’avoir trouvé un aussi agréable voisin. La Motte s’inclina. «Je viendrai quelquefois vous voir, continua-t-il; et je suis bien fâché de ne pouvoir actuellement inviter madame La Motte et sa belle amie à venir dans mon château; car on y exécute certaines réparations qui en font un séjour fort incommode.»
La vivacité de La Motte disparut avec son hôte; bientôt il retomba dans des accès de silence et de distraction. «Le marquis est un homme très-aimable, dit madame La Motte.—Très-aimable, dit son mari.—Et paraît avoir un cœur excellent, reprit-elle.—Excellent, dit La Motte.»
«—Vous avez l’air agité, mon ami; quelle est la cause de ce trouble?»
«—Point du tout..... Je songeais seulement qu’il était bien malheureux qu’avec des talens aussi agréables, un cœur aussi excellent, le marquis pût.....»
«—Quoi, mon ami? dit madame La Motte avec impatience.»
«—Que le marquis pût.... pût laisser tomber cette abbaye en ruines, répliqua La Motte.»
«—Est-ce là tout, dit madame La Motte, trompée dans son attente?—C’est là tout, sur mon honneur, dit La Motte en quittant la chambre.»
Les esprits d’Adeline, n’étant plus soutenus par la conversation animée du marquis, tombèrent dans la langueur; et, lorsqu’il fut parti, elle se promena toute pensive dans la forêt. Elle suivit un sentier romantique qui serpentait le long des bords du ruisseau, et que recouvraient des ombrages touffus. Le calme de la scène que l’automne colorait de ses plus douces teintes, pénétra son âme d’une sorte de tendre mélancolie, et elle laissa trembler sur sa joue, sans l’essuyer, une larme échappée de son œil sans qu’elle sût pourquoi. Elle vint à un réduit solitaire formé par de grands arbres. Le vent soupirait tristement à travers les branches, et leurs sommets en ondoyant dispersaient leurs feuilles sur la terre. Elle s’assit sur un tertre au-dessous, et s’abandonna aux tristes réflexions qui assiégeaient son âme.
«Oh! dit-elle, s’il m’était donné de pénétrer dans l’avenir, et de voir les événemens qui m’attendent, peut-être, par leur contemplation assidue, me rendrais-je capable de les affronter avec courage? Orpheline dans ce vaste univers..... sans autre assistance que l’amitié de deux étrangers, sans autre moyen d’existence que leurs bontés, que puis-je attendre, si ce n’est des malheurs? Hélas! mon père, comment avez-vous pu délaisser ainsi votre enfant..... l’abandonner aux orages de la vie...... pour y succomber peut-être? Hélas! je n’ai point d’amis!»
Elle fut interrompue par un bruit à travers les feuilles tombées; elle tourna la tête, et voyant le jeune ami du marquis, elle se leva pour s’en aller. «Pardonnez cette indiscrétion, dit-il; votre voix m’a attiré de ce côté, et vos paroles m’ont retenu; mais mon crime porte avec lui sa punition. En m’apprenant vos chagrins..... comment éviter de les ressentir moi-même? En les partageant, en les souffrant tous, que ne puis-je vous en délivrer!» Il hésita. «—Que ne puis-je mériter le titre de votre ami, et m’en rendre digne à vos yeux!»
Le désordre des pensées d’Adeline lui permit à peine de répondre; elle trembla, et retira doucement sa main qu’il avait prise en parlant. «—Ce que vous avez entendu, monsieur, est peut-être exagéré: je ne suis pas heureuse, il est vrai; mais un instant d’abattement m’a rendue injuste, et je suis moins à plaindre que je ne l’ai témoigné. En disant que je n’ai point d’amis, je payais d’ingratitude les bontés de monsieur et de madame La Motte, qui ont été pour moi bien plus que des amis, qui m’ont tenu lieu d’un père et d’une mère.»
«—S’il en est ainsi, je les révère, s’écria Théodore avec chaleur, et si je le pouvais sans témérité, j’oserais vous demander pourquoi vous êtes malheureuse. Mais......» Il s’arrêta. Adeline levant les yeux, vit les siens arrêtés sur elle avec la plus profonde et la plus vive sollicitude, et ses regards se reportèrent de nouveau sur la terre. «Je vous ai affligée, dit Théodore, par une demande indiscrète. Ne pourrez-vous me pardonner, surtout en voyant que l’intérêt que je prends à votre bonheur m’a commandé cette question?»
«—Vous n’avez pas besoin d’excuse, monsieur. Je suis certainement reconnaissante de la compassion que vous me montrez. Mais la soirée est froide, et, si vous le trouvez bon, nous gagnerons l’abbaye.» Ils marchèrent, et Théodore garda quelques momens le silence. «J’ai tardé à solliciter votre indulgence, dit-il enfin, et j’en aurai peut-être encore besoin maintenant; mais vous me rendrez la justice de croire que j’ai une très-forte, une très-pressante raison de vous demander à quel degré vous êtes parente de M. La Motte.»
«—Nous ne sommes point du tout parens, dit Adeline; mais je ne pourrai jamais assez reconnaître le service qu’il m’a rendu, et j’espère que mon cœur n’en perdra jamais le souvenir.»
«—En vérité? dit Théodore surpris; et puis-je vous demander depuis quand vous le connaissez?»
«—Permettez-moi plutôt, monsieur, de vous demander à quoi bon toutes ces questions?»
«—Vous avez raison, dit-il avec l’air de se condamner lui-même; ma conduite a mérité ce reproche: j’aurais dû parler plus clairement.» Il parut avoir l’âme agitée de quelque chose qu’il ne voulait pas exprimer. «Bien que vous ignoriez à quel point ma position est délicate, continua-t-il, je puis pourtant vous assurer que mes questions sont dictées par le plus tendre intérêt pour votre bonheur..... et même par mes craintes pour votre sûreté.» Adeline tressaillit. «Je crains qu’on ne vous trompe, dit-il; je crains que vous ne couriez les plus grands dangers.»
Adeline s’arrêta, et le regardant sérieusement, le pria de s’expliquer. Elle soupçonna que La Motte était menacé de quelque perfidie, et Théodore continuant de se taire, elle réitéra sa demande. «Si La Motte est enveloppé dans ces périls, dit-elle, souffrez, je vous en conjure, que je l’en prévienne sur-le-champ. Il n’a que trop d’infortunes à redouter.»
«—Bonne et sensible Adeline, s’écria Théodore, il faut porter un cœur d’airain pour vouloir vous outrager! Comment vous instruire de ce que je crains n’être que trop véritable? et comment se dispenser de vous avertir de votre danger, sans.....» Il fut interrompu par des pas entre les arbres, et vit tout de suite La Motte traverser le sentier où ils étaient. Adeline, confuse d’avoir été ainsi aperçue avec le chevalier, se hâtait pour rejoindre La Motte; mais Théodore la retint, et la conjura de lui donner un moment d’attention. «Je n’ai pas à présent le temps de m’expliquer, dit-il, et cependant ce que j’ai à vous dire est de la dernière conséquence pour vous-même.
»Promettez-moi donc de venir demain soir, dans quelque endroit de la forêt, environ à cette heure-ci: j’espère vous convaincre alors que ma conduite n’est dirigée ni par des circonstances ni par des intérêts ordinaires.» Adeline frémit à l’idée de donner un rendez-vous; elle hésita, et conjura enfin Théodore de ne pas remettre au lendemain une explication qui paraissait aussi importante, mais de suivre La Motte, et de l’informer sur-le-champ du danger qu’il courait. «Ce n’est pas à La Motte que je désire parler, répliqua Théodore; je ne sache point qu’il soit menacé d’aucun danger..... Mais il approche; hâtez-vous, aimable Adeline, et promettez-moi de venir.»
«—Je vous le promets, dit Adeline en balbutiant; je me rendrai demain matin, le plus tôt possible, au même endroit où vous m’avez rencontrée ce soir.» A ces mots elle retira sa main tremblante, que Théodore avait pressée de ses lèvres, et il disparut aussitôt.
La Motte s’approcha d’Adeline, qui, craignant qu’il n’eût aperçu Théodore, n’était pas sans quelque embarras. «Où donc Louis est-il allé si vite? dit La Motte.» Elle se réjouit de sa méprise, et ne chercha pas à l’en tirer. Ils retournèrent à l’abbaye en rêvant; et Adeline, trop occupée de ses propres réflexions pour supporter la compagnie, se retira dans sa chambre. Elle repassait les paroles de Théodore; et plus elle les méditait, plus sa perplexité redoublait. Quelquefois elle se reprochait de lui avoir donné un rendez-vous, incertaine s’il ne l’avait pas sollicité dans le dessein de lui déclarer son amour; mais soudain sa délicatesse repoussait cette idée, et elle se faisait un crime de s’être crue capable d’inspirer une passion. Elle se rappelait la sérieuse chaleur de la voix et des manières de Théodore, quand il l’avait priée de venir le trouver; et comme il l’avait convaincue par-là de l’importance de cette explication, elle frémissait d’un danger qu’elle ne pouvait concevoir, et attendait le lendemain avec la plus vive impatience.
Quelquefois aussi le tendre intérêt qu’il avait exprimé pour son bonheur, ses regards et son air si bien d’accord, se glissaient dans sa mémoire, réveillaient une agréable agitation, et un secret espoir qu’elle ne lui était pas indifférente. On la tira de ses réflexions en l’appelant pour souper: le repas fut triste; c’était la dernière soirée que Louis passait à l’abbaye. Adeline, qui l’estimait, regrettait de le voir partir; il fixait souvent les yeux sur elle avec un regard qui semblait exprimer qu’il était sur le point de quitter l’objet de son affection. Elle tâcha, par sa gaîté, de ranimer toute la famille, et surtout madame La Motte, qui répandait souvent des pleurs. «Nous ne tarderons pas à nous revoir, dit Adeline, et j’espère que ce sera dans de plus heureuses circonstances.» La Motte soupira. Le visage de Louis s’éclaircit à ce discours. «Le désirez-vous, dit-il avec beaucoup d’énergie?»—«Très-certainement, répliqua-t-elle; pouvez-vous douter de l’intérêt que je prends à mes meilleurs amis?»
«—Je ne puis douter d’aucun bonheur, dit-il, quand c’est vous qui l’annoncez.»
«—Vous oubliez que vous avez quitté Paris, dit La Motte à son fils, avec un faible sourire: un pareil compliment serait bon dans cette ville...... Dans ces bois solitaires, cela est absolument outré.»
«—Monsieur, dit Louis, l’admiration n’est pas toujours le langage de la simple politesse.» Adeline, désirant changer de discours, demanda dans quelle partie de la France il allait. Il répondit que son régiment était à Péronne, et qu’il devait s’y rendre sans retard. Après quelques propos indifférens, chacun se retira pour passer la nuit dans son appartement.
L’approche du départ de Louis occupait les pensées de madame La Motte, et elle se présenta au déjeuner les yeux gonflés de larmes. La pâleur du fils semblait annoncer qu’il n’avait pas mieux reposé que sa mère. Après le déjeuner, Adeline se retira pour un moment, afin de ne pas interrompre leur dernier entretien par sa présence. En se promenant sur l’esplanade devant l’abbaye, elle reporta ses pensées sur ce qui lui était arrivé le soir du jour précédent, et elle sentit s’accroître son impatience d’aller au rendez-vous. Louis ne tarda pas à la rejoindre. «Vous êtes bien cruelle, dit-il, de nous quitter ainsi dans les derniers instans de mon séjour! Si je pouvais me flatter que vous me rappellerez quelquefois à votre souvenir, quand je serai loin d’ici, je partirais avec moins de chagrin.» Alors il exprima la douleur qu’il avait de la quitter; et, quoiqu’il se fût armé de résolution pour s’interdire l’aveu direct d’un attachement qui devait être inutile son cœur succomba à la force de la passion, et il prononça ce qu’Adeline tremblait d’entendre.
«Cette déclaration, dit-elle en s’efforçant de contenir son émotion, me cause une peine inexprimable.»
«—Ah! ne parlez pas ainsi, dit Louis en l’interrompant, mais donnez-moi quelque léger espoir pour me soutenir dans les misères de l’absence. Dites que vous ne me haïssez pas.... dites....»
«—Je m’empresse de le dire, reprit Adeline d’une voix tremblante; si vous trouvez quelque satisfaction à être assuré de mon estime et de mon amitié... recevez cette assurance.... Comme le fils de mes plus grands bienfaiteurs, vous avez droit à....»
«—Ne parlez pas de bienfaits, dit Louis, vos mérites les surpassent tous; et permettez-moi d’espérer un sentiment moins froid que l’amitié, comme aussi de croire que je ne dois pas votre approbation aux actions d’autrui. J’ai long-temps retenu ma passion dans le silence, parce que j’ai prévu les obstacles qu’elle devait rencontrer: que dis-je? j’ai tâché de l’étouffer; j’ai osé, pardonnez la supposition, j’ai osé croire possible de vous oublier.... et....»
«—Vous me faites de la peine, interrompit Adeline; ce sont là des discours que je ne devais pas entendre. Je ne sais pas feindre; je vous assure donc, quoique vos vertus forcent toujours mon estime, que vous ne devez aucunement vous flatter de mon amour. Quand même je pourrais vous écouter, notre situation me le défendrait. Si vous êtes en effet mon ami, vous vous ferez un plaisir de m’épargner ce combat entre l’affection et la prudence. Laissez-moi me flatter aussi que le temps vous apprendra à réduire votre amour dans les termes de l’amitié.»
«—Jamais, s’écria Louis avec force; si cela était possible, ma passion serait indigne de son objet.» Pendant qu’il parlait, le faon chéri d’Adeline vint à elle en bondissant. Cet incident pénétra Louis jusqu’aux larmes. «Ce petit animal, dit-il après une courte pause, m’a le premier conduit auprès de vous. Il fut témoin de cet heureux moment où je vous vis pour la première fois, où je fus attiré par des charmes trop puissans pour mon cœur: ce moment est présent à ma mémoire; et cette créature revient encore pour être témoin du cruel instant de mon départ.» La douleur l’interrompit.
Après avoir recouvré sa voix, il dit: «Adeline! quand vous jetterez les yeux sur votre petit favori, quand vous le caresserez, rappelez-vous l’infortuné Louis, qui sera alors bien loin de vous. Ne me refusez pas la triste consolation de le croire!»
«—Je n’aurai pas besoin de pareils avertissemens pour penser à vous, dit Adeline avec un sourire; vos bons parens et vos propres mérites sont des droits suffisans à mon souvenir. Si je pouvais voir votre bon sens naturel reprendre son empire sur votre amour, ma satisfaction égalerait mon estime pour vous.»
«—Ne l’espérez point, dit Louis, et je ne voudrais pas le pouvoir.... car ici l’amour est vertu.» Comme il parlait, il vit La Motte tourner l’un des angles de l’abbaye. «Les momens sont précieux, dit-il; on m’interrompt. O Adeline! adieu! dites que vous penserez quelquefois à Louis.»
«—Adieu, dit Adeline pénétrée de sa douleur.... adieu, et vivez en paix. Je penserai à vous avec l’affection d’une sœur.» Il soupira profondément, et lui serra la main; alors La Motte, tournant autour d’un autre avancement de la ruine, reparut encore. Adeline les laissa ensemble, et se retira dans sa chambre, accablée de cette scène. La passion de Louis, et l’estime qu’elle lui accordait, étaient trop sincères pour ne pas lui inspirer une grande compassion pour son malheureux attachement. Elle resta dans sa chambre jusqu’à ce qu’il eût quitté l’abbaye, ne voulant pas l’exposer, ni elle-même, au chagrin d’un adieu dans les formes.
Plus le soir et l’heure du rendez-vous approchaient, plus s’augmentait l’impatience d’Adeline; et cependant, quand l’heure fut arrivée, la résolution lui manqua, elle n’osa poursuivre son dessein. Elle croyait voir de sa part, dans cette entrevue concertée, un manque de délicatesse et une dissimulation qui lui répugnaient. Elle se rappelait les tendres manières de Théodore, et diverses petites circonstances qui semblaient annoncer que son cœur était intéressé à l’événement. Elle fut ensuite tentée de craindre qu’il n’eût surpris son consentement à ce rendez-vous, sur quelque soupçon mal fondé, et elle était presque décidée à n’y pas aller. Il se pouvait cependant que l’assertion de Théodore fût sincère, et les dangers qu’elle courait véritables. Leur possibilité lui fit sentir combien la délicatesse de ses scrupules était peu raisonnable; elle s’étonna comment elle avait pu un seul instant les mettre en balance avec un intérêt aussi sérieux; et, se reprochant le retard dont ils étaient la cause, elle se hâta d’aller au rendez-vous.
L’étroit sentier qui conduisait à cet endroit était silencieux et solitaire; quand elle parvint au réduit, Théodore n’y était pas arrivé. Un mouvement d’amour-propre la fit répugner à ce qu’il la trouvât plus ponctuelle que lui-même, et du réduit elle passa dans un chemin qui tournait entre les arbres à sa droite. Après avoir marché quelque temps sans voir personne, sans entendre un pas, elle rebroussa; mais il n’était point venu, et elle quitta de nouveau la place. Elle revint une seconde fois, et Théodore ne paraissait pas encore. Se rappelant depuis quel temps elle avait quitté l’abbaye, elle devint inquiète, et calcula que l’heure convenue était passée de beaucoup. Elle était dans la plus cruelle perplexité; mais elle s’assit sur le gazon, et résolut d’attendre l’événement. Après y avoir demeuré jusqu’à la chute du jour, dans une attente superflue, sa fierté conçut de nouvelles alarmes; elle trembla qu’il n’eût découvert une partie de l’intérêt qu’il lui avait inspiré, et croyant qu’il la traitait alors avec une négligence préméditée, elle quitta la place en se reprochant son imprudence.
Ces premières émotions apaisées, la raison ayant repris son empire, elle rougit de ce qu’elle nommait l’effervescence puérile de l’amour-propre. Elle se rappela, comme pour la première fois, ces mots de Théodore: «Je crains qu’on ne vous trompe; je crains que vous ne couriez les plus grands dangers.» Son jugement acquitta l’offenseur; elle ne vit plus que l’ami. Mais la teneur de ces paroles, dont elle ne soupçonnait plus la vérité, renouvela ses alarmes. Pourquoi s’était-il donné le soin de sortir du château dans la vue de la prévenir d’un danger, s’il ne désirait pas l’en garantir? et, s’il le désirait, quelle autre raison qu’une impossibilité pouvait l’avoir empêché de se trouver au rendez-vous?
Ces réflexions la décidèrent tout d’un coup. Elle résolut d’aller le lendemain au réduit à la même heure; elle ne doutait pas que l’intérêt qu’elle lui avait vu prendre à son sort, ne l’y conduisît dans l’espoir de la retrouver. Elle ne pouvait se dissimuler qu’elle était menacée de quelque grand péril; mais il lui était impossible de pressentir ce que ce pouvait être. M. et madame La Motte étaient ses amis; et qui donc, éloignée comme elle l’était de son père, pouvait la persécuter? Mais pourquoi Théodore avait-il dit qu’on la trompait? Elle se trouvait dans l’impossibilité de se tirer de ce labyrinthe de conjectures; mais elle tâcha de maîtriser ses inquiétudes jusqu’au lendemain soir. Pendant cet intervalle, elle fit tous ses efforts pour distraire madame La Motte, qui avait besoin de quelque consolation après le départ de son fils.
Ainsi accablée de ses propres chagrins, et partageant ceux de madame La Motte, Adeline se retira pour se reposer. Elle perdit bientôt ses souvenirs, mais ce ne fut que pour tomber dans ce sommeil de fatigue, qui n’habite que trop souvent la couche du malheureux. Enfin son imagination troublée lui présenta le songe suivant.
Elle crut se voir dans une grande et vieille chambre appartenant à l’abbaye, et, quoique meublée en partie, plus antique et plus affreuse qu’aucune de celles qu’elle avait vues jusqu’alors. La pièce était fortement barricadée, cependant personne ne paraissait. Tandis qu’elle rêvait en examinant l’appartement, elle s’entendit appeler à voix basse; et, regardant du côté d’où partait cette voix, elle aperçut, à la sombre lueur d’une lampe, une figure couchée dans un lit sur le plancher. La voix l’appelle encore; elle s’approche du lit, et voit distinctement les traits d’un homme qui semblait sur le point d’expirer. Une pâleur effroyable couvrait son visage; mais il s’y mêlait une expression de douceur et de dignité qui l’intéressait puissamment.
Pendant qu’elle le considérait, ses traits changèrent et parurent dans les convulsions d’une agonie mortelle. Cette image la déchira; elle recula d’effroi: mais soudain le mourant allongea la main, saisit la sienne et la serra avec violence. Glacée de terreur, elle faisait des efforts pour se dégager; et regardant de nouveau son visage, elle vit un homme qui lui parut avoir environ trente ans, avec les mêmes traits, mais en parfaite santé, et ayant la physionomie la plus douce. Il sortit en la regardant tendrement, et remua les lèvres comme pour lui parler; mais aussitôt le plancher de la chambre s’entr’ouvrit; et il disparut à ses yeux. L’effort qu’elle fit, pour se garantir d’être entraînée, la réveilla. Ce songe avait agi si fortement sur son imagination, qu’il lui fallut quelque temps pour surmonter sa frayeur, et même pour se convaincre qu’elle était dans sa propre chambre. A la fin, elle parvint pourtant à se calmer et à s’endormir, mais ce fut pour retomber dans un autre rêve.
Elle pensa qu’elle était égarée dans certains passages tortueux de l’abbaye; qu’il était presque nuit, et qu’elle avait erré long-temps sans pouvoir trouver une porte. Soudain elle entend une cloche qui sonne en haut, et bientôt des voix confuses dans l’éloignement. Elle redoubla d’efforts pour se tirer de là. A l’instant tout fut tranquille; et, fatiguée enfin de ses recherches, elle s’assit sur une marche qui traversait le passage: elle n’y eut pas resté long-temps, qu’elle vit une clarté luire à quelque distance sur les murailles; mais un coude dans le passage, qui était fort long, l’empêcha de voir d’où elle venait. La lueur continua d’être faible pendant quelque temps, et devint tout d’un coup plus forte. Aussitôt elle vit entrer dans le passage un homme couvert d’un long manteau noir, comme ceux qui accompagnent ordinairement les convois, et tenant une torche à la main. Il lui dit de la suivre, et la conduisit par un long passage au pied d’un escalier. Elle tremblait d’avancer, elle retournait sur ses pas; mais l’homme se mit à la poursuivre, et au milieu de l’épouvante qu’il lui avait causée elle se réveilla.
Frappée de ces visions, et surtout du rapport qu’elles lui paraissaient avoir ensemble, elle tâcha de demeurer éveillée, de peur que leurs effrayantes images ne revinssent encore dans son âme: au bout de quelque temps néanmoins, ses esprits accablés tombèrent dans l’assoupissement, mais non pas dans le repos.
Elle se crut alors dans une ancienne et vaste galerie, et vit dans le fond la porte d’une chambre entr’ouverte, et de la lumière en dedans: elle y marcha, et aperçut l’homme qu’elle avait déjà vu debout auprès de la porte, et lui faisant signe de venir à lui. Par un effet de l’incohérence si commune dans les songes, elle ne s’efforça plus de l’éviter, mais elle s’avança et le suivit dans une suite d’appartemens très-anciens, tendus de noir et éclairés comme pour des funérailles. Il la conduisit jusqu’à ce qu’elle se trouva dans la même chambre qu’elle se rappelait avoir vue dans son premier rêve. Au bout de la chambre était une bière couverte d’un poêle; à l’entour étaient quelques flambeaux, et différentes personnes, qui paraissaient dans une grande affliction.
Tout-à-coup il lui sembla que ces personnes avaient toutes disparu; qu’elle était restée seule; qu’elle approchait de la bière, et que, tandis qu’elle la considérait, une voix se faisait entendre sans qu’elle vit personne. L’homme qu’elle avait aperçu d’abord parut bientôt après à côté de la bière; il souleva le poêle, et elle vit dessous une personne morte, qu’elle crut reconnaître pour le chevalier expirant qu’elle avait vu dans le premier songe: son visage portait l’empreinte de la mort, mais il était encore serein. Pendant qu’elle le regardait, son flanc s’ouvrit, et il en sortit un ruisseau de sang qui descendit sur le plancher, et inonda bientôt toute la chambre; en même temps, elle ouït quelques mots prononcés par la même voix qu’elle avait entendue auparavant; mais l’horreur de cette scène l’accabla tellement, qu’elle se réveilla en sursaut.
Après avoir repris ses sens, elle se leva sur son lit, pour se convaincre que ce qu’elle avait vu n’était qu’un songe. Ses esprits étaient dans une si grande agitation, qu’elle s’effraya d’être seule, et qu’elle fut sur le point d’appeler Annette. Les traits du mort, la chambre où elle l’avait vu couché, restaient profondément gravés dans sa mémoire; elle croyait sans cesse entendre la voix, et contempler la figure que son rêve lui avait représentée. Plus elle méditait sur ces songes, plus sa surprise redoublait: ils étaient si terribles, ils revenaient si souvent, et paraissaient avoir entre eux une telle liaison, qu’elle avait peine à les croire fortuits; mais pourquoi auraient-ils été surnaturels? elle ne pouvait le dire. Il lui fut impossible de fermer l’œil le reste de la nuit.
FIN DU PREMIER VOLUME.
TABLE DES MATIÈRES.
| Page. | |
| Chapitre premier. | 1 |
| Chapitre II. | 30 |
| Chapitre III. | 70 |
| Chapitre IV. | 94 |
| Chapitre V. | 126 |
| Chapitre VI. | 182 |
| Chapitre VII. | 208 |
Au lecteur.
Ce livre reproduit intégralement le texte original, et l’orthographe d’origine a été conservée. Cependant quelques erreurs typographiques ont été corrigées. La liste de ces corrections se trouve ci-après. La ponctuation a également fait l'objet de quelques corrections mineures. Une Table des matières a été ajoutée.
Corrections.
- Page 11: «ndécision» remplacé par «indécision» (prenant le silence de la surprise pour celui de l’indécision).
- Page 20: «frisonnait» remplacé par «frissonnait» (toute sa personne frissonnait de malaise).
- Page 30: «gissaient» remplacé par «gisaient» (gisaient dispersés parmi l’herbe haute).
- Page 43: «assujétir» remplacé par «assujettir» (car on n’avait pas autre chose pour l’assujettir).
- Page 54: «pate» remplacé par «patte» (si ce coquin peut tomber sous ma patte....)
- Page 79: «dou-du» remplacé par «douleur du» (la muette douleur du désespoir).
- Page 95: «satifaction» remplacé par «satisfaction» (la satisfaction que l’allégresse de La Motte répandait).
- Page 109: «nons» remplacé par «nous» ( nous nous lamenterons après).
- Page 114: «savança» remplacé par «s’avança» (La Motte s’avança sans accident).
- Page 115: «verroux» remplacé par «verrous» (la porte était retenue par deux gros verrous).
- Page 118: «ci» remplacé par «si» (je n’ai rien à faire, si ce n’est seulement).
- Page 119: «pannier» remplacé par «panier» (on mit dans un panier le petit restant).
- Page 129: «famile» remplacé par «famille» (apprit à la famille une partie).
- Page 139: «secrette» remplacé par «secrète» (elles ont une issue secrète).
- Page 177: «terrisic» remplacé par «terrific» (in forms terrific sweep).
- Page 177: «spore» remplacé par «shore» (along the sounding shore).
- Page 177: «silen;» remplacé par «silent» (Thy silent lightnings).
- Page 177: «ligt» remplacé par «light» (That light in heaven’s high vault).
- Page 177: «she» remplacé par «the» (And shews the misty mountain).
- Page 178: «waskes» remplacé par «wakes» (Which Fancy wakes from silence).
- Page 223: «attaechment» remplacé par «attachement» (l’aveu direct d’un attachement).