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La forêt, ou l'abbaye de Saint-Clair (tome 3/3): traduit de l'anglais sur la seconde édition

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CHAPITRE VII.

Du Bosse obtint enfin la permission de paraître en justice, avec promesse que ce qu’il pourrait dire ne serait pas à sa charge; et il accompagna La Motte devant les juges.

Lorsque cet homme parut, plusieurs personnes présentes observèrent la confusion du marquis de Montalte, et La Motte particulièrement, qui tira de là un présage favorable pour lui-même.

Quand du Bosse fut interrogé, il informa la cour que, dans la nuit du 21 avril de l’année précédente, un appelé Jean d’Aunoy, qu’il connaissait depuis plusieurs années, était venu chez lui; qu’après avoir conversé pendant quelque temps sur leur situation, d’Aunoy lui avait dit qu’il connaissait un moyen par lequel du Bosse pourrait changer toute sa pauvreté en richesse; mais qu’il n’en dirait pas davantage, à moins qu’il ne fût certain qu’il voulût l’adopter. L’état de détresse dans lequel se trouvait alors du Bosse, lui avait fait désirer de connaître quel était ce moyen qui devait ainsi le tirer d’embarras; il avait prié son ami, avec chaleur, de s’expliquer; et, au bout de quelque temps, d’Aunoy s’était ouvert à lui. Il dit qu’il était chargé, par un seigneur (qu’il informa ensuite du Bosse être le marquis de Montalte), d’enlever une jeune fille du couvent, et de la conduire dans une maison à quelques lieues de Paris. «Je connaissais bien la maison qu’il me décrivit, ajouta du Bosse, car j’y avais été plusieurs fois avec d’Aunoy, qui y demeurait pour se soustraire aux poursuites de ses créanciers, quoiqu’il passât souvent la nuit à Paris.» Il ne voulut rien découvrir davantage de son projet, mais dit qu’il aurait besoin d’aides, et que si moi et mon frère, mort depuis, voulions le joindre, celui qui l’employait n’épargnerait pas l’argent, et que nous serions bien récompensés. Je désirai en savoir davantage; mais il s’opiniâtra à garder le silence; et lorsque je lui eus dit que je m’aviserais et que j’en parlerais à mon frère, il s’en alla.

Quand il revint, la nuit suivante, mon frère et moi acceptâmes ses offres, et nous l’accompagnâmes en conséquence chez lui. Il nous dit alors que la jeune demoiselle qu’il devait amener dans cet endroit, était une fille naturelle du marquis de Montalte et d’une religieuse du couvent des Ursulines; que sa femme avait pris l’enfant le jour de sa naissance, et avait eu une bonne pension pour l’élever comme le sien, ce qu’elle avait fait jusqu’au jour de sa mort; que cette fille avait alors été mise au couvent, et destinée à prendre le voile; mais que, lorsqu’elle fut d’âge à faire des vœux, elle avait constamment refusé de les faire; que cette circonstance avait tellement irrité le marquis, que, dans sa colère, il avait ordonné que, si elle persistait dans son opiniâtreté, il fallait la retirer du couvent, et s’en défaire d’une manière ou d’une autre, puisqu’en vivant dans le monde, sa naissance pourrait être découverte, et qu’en conséquence, sa mère, qu’il aimait encore, serait condamnée à expier son crime par une mort terrible.

Du Bosse fut interrompu dans sa narration par l’avocat du marquis, qui soutint qu’il était illégal et indécent de rapporter de pareilles circonstances, afin d’inculper son client. On lui répondit que cela n’était ni illégal ni indécent, parce que les circonstances qui mettaient au jour le caractère du marquis atténuaient son témoignage contre La Motte. On permit à du Bosse de continuer.

D’Aunoy lui dit alors que le marquis lui avait ordonné de la mettre à mort; mais qu’accoutumé à la voir depuis son enfance, il n’avait pas eu la force d’exécuter cet ordre, et l’en avait informé par lettre. Le marquis lui avait alors commandé de trouver quelqu’un qui voulût le faire, et que c’était pour cela qu’il avait besoin de nous. Mon frère et moi n’étions pas assez méchans pour commettre un pareil forfait, et nous le dîmes à d’Aunoy. Je ne pus même m’empêcher de lui demander pourquoi le marquis voulait faire mourir son enfant, plutôt que d’exposer sa mère à être condamnée à mort. Il répondit que le marquis n’avait jamais vu son enfant, et que conséquemment il n’était pas à supposer qu’il eût beaucoup d’amitié pour elle, et encore moins qu’il l’aimât plus qu’il n’aimait sa mère.

Du Bosse continua de raconter combien lui et son frère avaient fait d’efforts pour attendrir d’Aunoy sur le sort de la fille du marquis, et ajouta qu’ils lui persuadèrent enfin d’écrire de nouveau et de plaider sa cause. D’Aunoy était allé à Paris pour attendre la réponse, les laissant avec la jeune demoiselle à une maison dans la Bruyère, où ils étaient convenus de rester, en apparence pour exécuter les ordres qu’ils pourraient recevoir, mais, dans le fait, pour sauver la victime dévouée à la destruction.

Il est probable que du Bosse, dans cet endroit, ne découvrit pas son véritable dessein, puisqu’en supposant qu’il eût eu intention de commettre un meurtre, il était naturel qu’il fît ses efforts pour le cacher: quoi qu’il en soit, il assura que, dans la nuit du 26 avril, il reçut ordre, de la part de d’Aunoy, d’assassiner la fille, qu’il avait ensuite remise entre les mains de La Motte.

La Motte écouta cette relation avec le plus grand étonnement; quand il sut qu’Adeline était fille du marquis, et qu’il se rappela le crime que celui-ci avait eu dessein de commettre, il frémit d’horreur. Il continua alors l’histoire, et ajouta une relation de ce qui s’était passé à l’abbaye entre lui et le marquis, et du dessein de ce dernier de faire périr Adeline; donnant pour preuve de la malice des poursuites actuelles, qu’elles n’avaient été commencées qu’après qu’il eut délivré Adeline des mains du marquis. Il conclut néanmoins en disant, que, comme le marquis avait sur-le-champ envoyé des émissaires après elle, il était possible qu’elle eût encore été victime de sa vengeance.

Le conseil du marquis essaya de nouveau de faire rejeter ce témoignage; mais ses objections ne furent point admises par les juges. Tout le monde remarqua l’agitation extraordinaire de M. de Montalte pendant le récit de du Bosse et de La Motte. La cour suspendit le jugement de ce dernier, mit sur-le-champ le marquis en état d’arrestation, et donna ordre de faire chercher Adeline (nom qui lui avait été donné par sa nourrice) et Jean d’Aunoy.

En conséquence, le marquis fut arrêté au nom du roi, et envoyé en prison jusqu’à ce qu’Adeline parût, ou qu’il fût prouvé qu’elle avait été assassinée par ses ordres, et jusqu’à ce que d’Aunoy confirmât ou invalidât le témoignage de La Motte.

Madame La Motte, qui avait à la fin découvert la garnison de son fils, l’avait instruit de la situation de son père, et des progrès de la procédure; et comme elle croyait qu’Adeline, si elle avait eu le bonheur d’échapper aux émissaires du marquis, était encore en Savoie, elle écrivit à Louis d’obtenir un congé et de l’emmener à Paris, où sa présence était immédiatement nécessaire pour confirmer les dépositions des témoins, et probablement pour sauver la vie de La Motte.

Aussitôt que Louis eut reçu cette lettre, qui était arrivée le jour que Théodore devait être exécuté, il était allé chez le commandant pour demander un sursis, jusqu’à ce que la dernière volonté du roi fût connue. Il avait fondé sa requête sur l’arrestation du marquis de Montalte, et avait montré la lettre qu’il venait de recevoir. Le commandant avait volontiers accordé un sursis; et Louis, qui, à l’arrivée de cette lettre, n’avait pas voulu en communiquer le contenu à Théodore, de peur de lui donner de fausses espérances, se hâta de lui apporter cette consolante nouvelle.


CHAPITRE VIII.

En apprenant le contenu de la lettre de madame La Motte, Adeline vit la nécessité de partir sur-le-champ pour Paris. La vie de La Motte, qui avait plus que sauvé la sienne; la vie, peut-être, de son bien-aimé Théodore, dépendait du témoignage qu’elle devait donner: et cette fille, qui succombait il n’y a qu’un moment sous le poids de la maladie et du désespoir, qui pouvait à peine lever sa tête languissante, et qui n’exprimait que les plus faibles accens, actuellement animée par l’espérance et fortifiée par l’importance des devoirs qu’elle avait à remplir, se prépara à faire un voyage rapide de plusieurs centaines de milles.

Théodore la supplia tendrement d’avoir assez d’égards pour sa santé pour différer ce voyage de quelques jours; mais elle lui dit, avec un sourire enchanteur, qu’elle était maintenant trop heureuse pour être malade, et que la même cause qui assurerait son bonheur lui assurerait aussi la continuation de sa santé. L’espoir, succédant ainsi subitement aux horreurs du désespoir, avait produit un tel effet sur son esprit, qu’il avait effacé le choc qu’elle avait ressenti en se croyant fille du marquis, et toutes les autres réflexions pénibles. Elle ne prévoyait même pas les obstacles qui pourraient s’élever contre son union avec Théodore, en cas qu’il obtînt sa grâce.

Il fut déterminé qu’elle partirait dans quelques heures pour Paris avec Louis, et que Pierre les accompagnerait. Ces heures d’intervalles furent passées dans la prison avec Laluc et sa famille.

Quand le moment du départ fut arrivé, le courage d’Adeline l’abandonna de nouveau, et les illusions du bonheur disparurent. Elle ne regarda plus Théodore comme un homme arraché à la mort; mais elle prit congé de lui avec le triste pressentiment qu’elle ne le reverrait plus: ce pressentiment était si fort gravé dans son esprit, qu’elle fut long-temps à prendre assez de résolution pour lui dire adieu; et, quand elle l’eut fait et qu’elle eut même quitté l’appartement, elle revint pour jeter un dernier regard sur lui. En sortant une seconde fois de la chambre, sa sombre imagination lui représenta Théodore au lieu de l’exécution, pâle et dans les agonies de la mort; elle tourna encore vers lui ses yeux languissans; mais ses sens étaient tellement affectés, qu’en le regardant elle crut voir son visage changer et prendre la figure d’un spectre. Tout son courage s’évanouit, et telles furent les angoisses de son cœur, qu’elle résolut de différer son voyage jusqu’au lendemain, quoique, par ce délai, elle fût obligée de renoncer à la protection de Louis, à qui l’impatience de joindre son père ne permettait pas d’y souscrire. Le triomphe de la passion ne fut cependant pas de longue durée: apaisée encore une fois par l’espérance, sa douleur se dissipa, la raison reprit son ascendant; elle vit de nouveau la nécessité de son prompt départ, et reprit assez de résolution pour s’y soumettre. Laluc aurait voulu l’accompagner pour solliciter de nouveau la clémence du roi en faveur de son fils; mais son extrême faiblesse et sa fatigue ne lui permirent pas d’entreprendre un autre voyage.

A la fin, Adeline, le cœur serré, quitta Théodore, malgré les prières qu’il lui faisait de ne pas se mettre en route dans cet état de faiblesse, et fut accompagnée jusqu’à l’auberge par Clare et Laluc. La première se sépara de son amie en répandant un déluge de larmes, et en témoignant beaucoup d’inquiétude pour sa santé, mais avec l’espérance de la revoir bientôt. Si Théodore obtenait sa grâce, Laluc était résolu d’aller chercher Adeline à Paris; mais, en cas du contraire, elle devait revenir avec Pierre. Il lui dit adieu avec la tendresse d’un père, et elle lui fit les siens avec toute l’affection filiale, le conjurant, par ses dernières paroles, de faire attention à sa santé: le sourire languissant qui parut alors sur son visage sembla lui dire que sa sollicitude était inutile, et qu’il croyait le rétablissement de sa santé impossible.

Ainsi Adeline quitta les amis qui lui étaient justement si chers, et qu’elle avait si récemment trouvés, pour se rendre à Paris où elle était étrangère, presque sans protection, et où elle était obligée de paraître en témoignage contre un père qui l’avait persécutée avec la dernière cruauté. La voiture, en sortant de Vaceau, passa devant la prison: elle jeta un regard avide de ce côté-là; ses épaisses murailles et ses fenêtres grillées semblaient détruire toutes ses espérances...... Mais Théodore y était; et, s’appuyant sur la portière, elle continua de regarder jusqu’à ce que le détour d’une autre rue l’eût entièrement fait disparaître à ses yeux. Elle s’enfonça alors dans la voiture; et, cédant à la tristesse de son cœur, elle pleura en silence. Louis n’était pas disposé à l’interrompre; ses pensées étaient entièrement occupées de la situation de son père, et les voyageurs firent plusieurs milles sans proférer une seule parole.

A Paris, où nous allons maintenant retourner, les recherches faites pour trouver Jean d’Aunoy avaient été infructueuses. La maison de la Bruyère, décrite par du Bosse, était inhabitée, et il n’allait plus dans les endroits qu’il avait coutume de fréquenter, et où les officiers de police l’avaient épié. Il était même douteux qu’il fût encore en vie, car il s’était absenté de ses endroits d’habitude long-temps avant le procès de La Motte; il était donc certain que son absence n’avait pas été occasionée par ce qui se passait dans les cours de justice.

Dans la solitude de sa prison, le marquis de Montalte eut le loisir de faire des réflexions sur le passé, et de se repentir de ses crimes; mais la réflexion et le remords n’étaient pas dans son caractère. Il éloignait avec impatience tout souvenir susceptible de lui causer de la tristesse, et s’efforçait, pour l’avenir, de détourner l’ignominie et la punition qui le menaçaient. L’élégance de sa personne avait tellement voilé la dépravation de son cœur, qu’il était favori de son souverain, et c’était sur cette circonstance qu’il fondait l’espoir de sa sûreté. Il était néanmoins extrêmement fâché de s’être trop précipitamment livré à l’esprit de vengeance qui l’avait fait accuser La Motte, et l’avait ainsi entraîné dans une situation dangereuse, pour ne pas dire fatale....., puisque, si l’on ne trouvait pas Adeline, on le croirait coupable de sa mort: mais ce qu’il craignait davantage, c’était le témoignage de d’Aunoy; et, pour prévenir toute possibilité que les dépositions de ce dernier ne lui nuisissent, il avait employé des émissaires secrets afin de découvrir le lieu de sa retraite et de le corrompre. Ceux-ci n’avaient cependant pas eu plus de succès que les officiers de police, et le marquis commença à la fin à croire qu’il était véritablement mort.

Cependant La Motte attendait avec impatience l’arrivée de son fils, qui devait le délivrer de son incertitude concernant Adeline. Son seul espoir d’échapper au supplice était fondé sur elle, puisque le témoignage rendu contre lui pouvait être invalidé par la confirmation qu’elle donnerait de la scélératesse du marquis; et, quand même le parlement condamnerait La Motte, il pourrait encore implorer la clémence du roi.

Adeline arriva à Paris après un voyage de plusieurs jours, pendant lequel elle fut principalement soutenue par les délicates attentions de Louis, qu’elle plaignait et estimait, quoiqu’elle ne pût l’aimer. Elle reçut aussitôt la visite de madame La Motte: la rencontre fut touchante de part et d’autre. Un sentiment de sa conduite passée causait à cette dernière un embarras que la délicatesse et la bonté d’Adeline auraient voulu lui épargner; mais le pardon demandé fut accordé avec tant de sincérité, que madame La Motte devint graduellement plus composée et moins timide. Elle ne l’aurait cependant pas obtenu si facilement, si Adeline avait cru que sa conduite eût été volontaire; la conviction de la contrainte et de la terreur par lesquelles madame La Motte avait été mue, fut seule capable de l’engager à lui pardonner. Dans cette première entrevue, elles ne s’arrêtèrent pas sur des sujets particuliers. Madame La Motte proposa à Adeline de venir loger avec elle près du Châtelet; et Adeline, qui regardait un hôtel garni comme un logement peu décent pour une jeune personne, accepta son offre avec plaisir.

Là, madame La Motte lui fit un récit détaillé de la situation de son mari; et finit par dire que, comme son jugement avait été suspendu jusqu’à ce que l’on eût pu obtenir quelque certitude des desseins criminels du marquis, et qu’Adeline pouvait confirmer la plus grande partie des dépositions de La Motte, il était probable que la cour allait continuer l’instruction du procès. Elle connut alors toutes les obligations qu’elle avait à La Motte; car elle avait ignoré jusqu’ici qu’en la faisant évader, il lui avait sauvé la vie. Son horreur pour le marquis, qu’elle ne pouvait considérer comme un père, et sa reconnaissance pour son libérateur, redoublèrent; et il lui tarda de rendre un témoignage si nécessaire aux espérances de ce dernier. Madame La Motte lui dit alors qu’elle croyait qu’il n’était pas encore trop tard pour entrer dans la prison du Châtelet; et, sachant avec quelle impatience son mari désirait voir Adeline, elle la pria de vouloir bien s’y rendre avec elle. Adeline, quoique fort harassée et fatiguée, y consentit. Quand Louis revint de chez M. Nemours, l’avocat de son père, qu’il s’était empressé d’instruire de son arrivée, ils partirent tous pour le Châtelet. La vue de la prison rappela si fortement à la mémoire d’Adeline la situation de Théodore, que ce ne fut qu’avec la plus grande difficulté qu’elle put se traîner jusqu’à l’appartement de La Motte. Lorsqu’il l’aperçut, une lueur de joie passa sur son visage; mais retombant aussitôt dans sa stupeur accoutumée, il jeta tristement les yeux sur elle et ensuite sur Louis, et poussa un profond gémissement. Adeline, en qui les dernières actions de La Motte avaient effacé tout souvenir de ses torts antérieurs, lui fit ses remercîmens de lui avoir conservé la vie, et exprima avec beaucoup de chaleur le désir qu’elle avait de lui être utile. Mais sa reconnaissance ne fit que l’accabler davantage; au lieu de le réconcilier avec lui-même, elle sembla réveiller le souvenir des desseins criminels auxquels il avait autrefois aidé, et lui faire plus vivement sentir les remords de sa conscience. Tâchant de cacher ses émotions, il parla de son danger actuel, et instruisit Adeline du témoignage qu’elle serait obligée de rendre dans le procès. Après plus d’une heure de conversation avec La Motte, elle revint dans ses appartemens, où, malade et fatiguée, elle fit ses efforts pour oublier ses inquiétudes dans le sommeil.

Le parlement, chargé de ce procès, s’assembla de nouveau quelques jours après l’arrivée d’Adeline, et les deux témoins qu’attendait le marquis pour corroborer son témoignage contre La Motte, parurent. Elle fut conduite toute tremblante au palais, où le premier objet qui frappa ses yeux fut le marquis de Montalte, qu’elle regarda alors avec des émotions qui lui étaient tout-à-fait nouvelles, et qui avaient un mélange d’horreur. Quand du Bosse la vit, il jura que c’était la personne: son témoignage fut confirmé par les manières d’Adeline; car, en l’apercevant, elle devint pâle, et un tremblement universel s’empara de tous ses membres. On ne trouva Jean d’Aunoy nulle part, et ainsi La Motte fut privé d’un témoin qui pouvait être si essentiel à ses intérêts. Lorsqu’Adeline fut sommée de parler, elle fit sa déposition avec clarté et précision; et Pierre, qui l’avait emmenée de l’abbaye, corrobora son témoignage. Les dépositions produites étaient suffisantes, dans l’esprit de plusieurs personnes présentes, pour prouver que le marquis avait eu intention de commettre un meurtre; mais elles ne suffisaient pas pour invalider le témoignage de ses deux derniers témoins, qui jurèrent positivement que le vol avait été fait, et que La Motte était le voleur; en conséquence, ce dernier fut condamné à mort. En recevant sa sentence, ce malheureux s’évanouit; et les spectateurs, qui s’étaient singulièrement intéressés à la décision de cette affaire, exprimèrent leur compassion par un gémissement universel.

Un nouvel objet attira bientôt leur attention, ce fut Jean d’Aunoy qui parut devant les juges. Mais son témoignage, quand même il aurait été susceptible de sauver La Motte, arrivait trop tard. Celui-ci fut reconduit dans la prison; mais Adeline, que cette sentence affligeait extrêmement, et qui se trouvait indisposée, reçut ordre de rester pendant l’examen de d’Aunoy. Cet homme avait à la fin été trouvé dans les prisons d’une ville de province, où ses créanciers l’avaient fait mettre, et d’où l’argent que le marquis lui avait fait tenir pour satisfaire aux importunités de du Bosse, n’avait pu le tirer. Cependant ce dernier, s’imaginant être négligé par le marquis, avait résolu de s’en venger, tandis que l’argent destiné pour soulager ses besoins avait été dépensé par d’Aunoy dans les plaisirs et dans la débauche.

Il fut confronté à Adeline et à du Bosse, et on lui commanda d’avouer tout ce qu’il savait de cette affaire mystérieuse, s’il ne voulait pas être mis à la question. D’Aunoy, qui ignorait jusqu’à quel point s’étendaient les soupçons contre le marquis, et qui savait que son témoignage pouvait le perdre, fut pendant quelque temps très-obstiné; mais quand on lui donna la question, sa résolution l’abandonna, et il avoua un crime dont il n’avait pas même été soupçonné.

Il parut qu’en l’année 1642, d’Aunoy, accompagné d’un nommé Martigny et de François Ballière, avait attendu et saisi, sur le grand chemin, Henri marquis de Montalte, demi-frère de Philippe; et qu’après l’avoir volé, et attaché son domestique à un arbre, suivant les ordres qu’ils avaient reçus, ils l’avaient conduit à l’abbaye de Saint-Clair, dans la forêt de Fontanville; qu’il avait été détenu dans cet endroit jusqu’à ce qu’on eût reçu de nouvelles instructions de la part de Philippe de Montalte, actuellement marquis, qui était alors dans ses terres dans une province septentrionale de France; que ce dernier avait mandé qu’on le mit à mort, et que l’infortuné Henri avait été assassiné dans sa chambre trois semaines après sa détention à l’abbaye.

En entendant cette déposition, Adeline pensa s’évanouir; elle se rappela le manuscrit qu’elle avait trouvé, et les circonstances extraordinaires dont cette découverte avait été accompagnée; tous ses membres frémirent d’horreur, et levant les yeux elle aperçut sur le visage du marquis la pâleur livide du crime. Elle s’efforça néanmoins de recueillir toutes ses forces pendant la continuation de l’aveu de ce témoin.

Quand le meurtre fut commis, d’Aunoy était allé trouver son commettant, qui lui avait donné la récompense dont il était convenu; et quelques mois après il avait remis entre ses mains la fille du feu marquis, encore dans l’enfance, qu’il avait conduite dans une partie éloignée du royaume, où, prenant le nom de Saint-Pierre, il l’avait élevée comme si elle avait été la sienne, recevant du marquis actuel une pension considérable pour garder le secret.

Adeline, incapable de résister plus long-temps aux diverses émotions dont son cœur était agité, s’évanouit. Elle fut transportée hors de la salle; et, lorsque le désordre occasioné par cet événement fut passé, Jean d’Aunoy continua. Il dit qu’après la mort de sa femme, Adeline avait été mise dans un couvent, et ensuite transportée dans un autre, où le marquis avait voulu lui faire prendre le voile; que son refus opiniâtre de se faire religieuse avait engagé ce dernier à former le projet de la faire mourir, et que c’est pour cela qu’elle avait été conduite à la maison de La Bruyère. D’Aunoy ajouta que, par les ordres du marquis, il avait fait à du Bosse une fausse histoire de sa naissance; qu’ayant, au bout de quelque temps, découvert que ses camarades l’avaient trompé touchant la mort d’Adeline, il les avait quittés en colère; mais qu’ils avaient unanimement résolu de cacher son évasion au marquis, afin de jouir de la récompense de leur prétendu crime. Quelques mois après cette époque, il avait néanmoins reçu une lettre du marquis, dans laquelle il lui reprochait son infidélité, et lui promettait une grande récompense s’il voulait dire où était Adeline: qu’en conséquence de cette lettre, il avait avoué qu’elle avait été déposée entre les mains d’un étranger, mais qu’il ne savait ni qui il était, ni où il demeurait.

Sur ces dépositions, Philippe de Montalte fut écroué, comme prévenu d’avoir fait assassiner Henri son frère; d’Aunoy fut mis dans un cachot du Châtelet, et du Bosse sommé de paraître comme témoin.

Il est impossible d’exprimer ce que sentit le marquis, en voyant qu’un procès excité par la vengeance avait ainsi exposé ses crimes aux yeux du public, et l’avait livré entre les mains de la justice. Les passions qui l’avaient porté à commettre un crime aussi horrible que celui du meurtre.....; meurtre d’autant plus atroce, qu’il tombait sur un homme avec lequel il était uni par les liens du sang et par les habitudes de l’enfance; les passions, dis-je, qui l’avaient excité à cet abominable forfait étaient l’ambition et l’amour du plaisir. La première était plus immédiatement satisfaite par le titre de son frère; la dernière, par les richesses qui le mettaient à même de se livrer à ses inclinations voluptueuses.

Le feu marquis de Montalte, père d’Adeline, avait hérité de ses ancêtres d’un patrimoine insuffisant pour soutenir la splendeur de son rang; mais il avait épousé l’héritière d’une illustre famille, dont la fortune suppléait amplement au déficit de la sienne. Il avait eu le malheur de la perdre, car elle était belle et aimable, peu de temps après la naissance de sa fille, et c’était alors que le marquis actuel avait formé le projet infernal d’assassiner son frère. La différence de leurs caractères empêchait qu’il n’existât entre eux cette affection réciproque que la parenté semblait exiger. Henri était bienfaisant, doux et philosophe. L’amour de la vertu régnait dans son cœur; chez lui la sévérité de la justice était modérée, et non pas affaiblie par la compassion; il s’était adonné à l’étude des sciences, et avait toujours cultivé les belles-lettres.

Les actions de Philippe nous ont déjà tracé les principaux traits de son caractère; quelques qualités brillantes ne servaient qu’à en faire ressortir davantage la noirceur. Il avait épousé une dame qui, par la mort de son frère, devait hériter de biens considérables, dont l’abbaye de Saint-Clair et la maison de campagne sur les bords de la forêt de Fontanville étaient les principaux. Cependant sa passion pour la magnificence et la dissipation l’avait bientôt entraîné dans une multitude de difficultés, et lui avait suggéré combien il serait avantageux pour lui de posséder le bien de son frère. Il n’y avait que ce frère et sa fille qui s’opposassent à cette possession; nous avons déjà raconté comment il s’était débarrassé du premier: il paraît un peu surprenant qu’il n’ait pas usé des mêmes moyens pour se défaire de la fille, à moins d’admettre qu’il existe un destin, et qu’elle fut conservée pour faire punir le meurtre de son père.

Quand on jette un regard rétrograde sur la multitude de dangers auxquels elle fut exposée, aux vicissitudes qu’elle éprouva depuis son enfance, il semble que sa conservation est l’ouvrage de quelque chose au-dessus de la sagesse humaine; et cela nous offre un exemple frappant que la justice, quoique quelquefois tardive, ne manque jamais d’atteindre les scélérats.

Tandis que l’infortuné marquis, père d’Adeline, était en prison à l’abbaye, son frère qui, pour éviter les soupçons, s’était tenu dans le nord de la France, avait différé l’exécution de son abominable projet, par une timidité naturelle à un esprit qui n’est pas encore accoutumé à de pareils attentats. Avant de donner ses derniers ordres, il avait voulu voir si l’histoire qu’il faisait courir sur la mort de son frère le mettrait à l’abri de tout soupçon. Elle n’avait que trop bien réussi: car le domestique, dont l’on n’avait épargné la vie qu’afin qu’il pût raconter cette histoire, conclut assez naturellement que son maître avait été assassiné par des brigands; et le paysan qui, quelques heures après, avait trouvé le domestique blessé, tout ensanglanté, et attaché à un arbre, qui savait d’ailleurs que cet endroit était infesté de voleurs, l’avait aussi naturellement crue et en avait en conséquence répandu le bruit.

Depuis ce temps-là le marquis, à qui l’abbaye de Saint-Clair appartenait en vertu du droit de sa femme, n’y était venu que deux fois, et cela à des époques bien éloignées, jusqu’à ce qu’après un intervalle de plusieurs années il découvrit par hasard que La Motte y habitait. Il résidait ordinairement à Paris et à sa terre dans le nord, sinon qu’il passait communément un mois de l’année à sa jolie maison sur le bord de la forêt. Il tâchait de perdre le souvenir de son crime dans les scènes variées de la cour et dans la dissipation; mais il y avait des momens où la voix de la conscience se faisait entendre, quoiqu’elle ne fût pas long-temps à être ensuite étouffée par le tumulte du monde.

Il est probable que la nuit de son départ précipité de l’abbaye, le triste et lugubre silence de l’heure, dans un lieu qui avait été le théâtre de son crime, lui avait rappelé d’une manière trop forte le souvenir de son frère, et avait suggéré à son imagination des horreurs qui l’avaient forcé d’abandonner un endroit souillé de ses forfaits. S’il en est ainsi, il est néanmoins certain que les terreurs de sa conscience s’étaient évanouies avec l’obscurité de la nuit; car il était retourné le lendemain à l’abbaye, quoiqu’il soit néanmoins remarquable qu’il n’ait jamais essayé d’y passer une autre nuit. Mais, bien qu’il éprouvât des frayeurs momentanées, elles n’étaient jamais suivies de la pitié ni du repentir; puisque, lorsque la découverte de la naissance d’Adeline lui eut causé des appréhensions pour sa propre vie, il n’avait pas hésité à commettre un nouveau crime, et qu’il était encore disposé à verser le sang humain. Il avait fait cette découverte par le moyen d’un cachet, portant les armes de sa famille, empreint sur le billet trouvé par son domestique, et qui lui avait été remis à Caux. On doit se rappeler qu’après avoir lu ce billet, il allait le jeter loin de lui avec toute la fureur de la jalousie; mais qu’après l’avoir de nouveau examiné, il l’avait soigneusement mis dans son portefeuille. La violente agitation que lui avait causée cette terrible vérité, l’avait pendant quelque temps privé de tout pouvoir d’agir. Quand il se porta assez bien pour écrire, il avait écrit à d’Aunoy une lettre, dont nous avons déjà rapporté le contenu. D’Aunoy lui avait confirmé ses craintes. Sachant que la mort devait être la punition de son crime, en cas qu’Adeline parvînt à découvrir sa naissance, et n’osant plus se fier à un homme qui l’avait déjà trompé, il avait, après quelque délibération, résolu sa mort. C’est pourquoi il était sur-le-champ parti pour l’abbaye, et avait donné les ordres que nous avons vus, plutôt par la crainte d’être compromis, que par le désir de s’emparer de ses biens.

Comme l’histoire du cachet qui avait fait connaître la naissance d’Adeline est un peu singulière, il ne sera pas hors de propos d’avertir le lecteur que Jean d’Aunoy l’avait volé au marquis, avec une montre d’or; il n’avait pas tardé à se défaire de la montre, mais sa femme avait gardé le cachet comme un joli joujou; et, après sa mort, il avait été porté au couvent parmi ses hardes. Adeline l’avait soigneusement conservé, parce qu’il avait appartenu à une femme qu’elle croyait être sa mère.


CHAPITRE IX.

Revenons maintenant à la suite de notre narration, et à Adeline qui fut transportée de la cour de justice chez madame La Motte. Cette dernière était cependant au Châtelet avec son mari, éprouvant toutes les angoisses que la sentence prononcée contre lui pouvait lui faire sentir. La délicate Adeline, depuis si long-temps harassée par la douleur et la fatigue, succombait pour ainsi dire sous le poids des différentes émotions occasionées par la découverte de sa naissance. Elles étaient dans ce moment trop compliquées pour être susceptibles d’une analyse. De l’état d’orpheline, vivant des bienfaits des autres, sans famille, n’ayant que peu d’amis, et poursuivie par un ennemi cruel et puissant, elle se trouvait soudainement la fille d’une illustre maison et héritière de biens immenses. Mais elle apprenait en même temps que son père avait été assassiné, assassiné à la fleur de son âge, assassiné par les ordres d’un frère; obligée de comparaître contre ce frère et de causer la mort de son oncle, en faisant punir le meurtrier de son père.

Lorsqu’elle se rappelait le manuscrit si singulièrement trouvé, et qu’elle considérait que les larmes qu’elle avait alors répandues étaient des larmes qui avaient coulé pour les souffrances d’un père, il est impossible d’imaginer les émotions qu’elle éprouvait. Les circonstances qui avaient accompagné la découverte de ces papiers ne lui parurent plus avoir été l’effet du hasard, mais celui d’une puissance surnaturelle, dont les desseins sont grands et justes. «O mon père! s’écriait-elle, vos derniers souhaits sont accomplis; le cœur sensible que vous désiriez pour faire connaître vos souffrances les vengera.»

Lorsque madame La Motte revint, Adeline s’efforça, comme à l’ordinaire, de réprimer ses propres émotions, afin d’apaiser l’affliction de son amie. Elle raconta ce qui s’était passé dans la cour de justice après le départ de La Motte, et par ce moyen jeta une lueur momentanée de satisfaction dans le cœur affligé de cette misérable femme. Adeline prit tous les moyens possibles de recouvrer le manuscrit. Elle fut informée que La Motte, dans le trouble de son départ, l’avait laissé, avec plusieurs autres choses, à l’abbaye. Cette circonstance lui causa beaucoup de chagrin, d’autant plus qu’elle croyait que ces papiers pourraient être de la plus grande importance dans l’instruction du procès: elle résolut néanmoins, en cas qu’elle parvînt à recouvrer ses droits, de faire chercher ce manuscrit avec le plus grand soin.

Sur le soir, Louis rejoignit ces deux affligées; il venait de quitter son père, qu’il avait laissé plus tranquille qu’il n’avait encore été depuis la fatale sentence. Après un souper triste et silencieux, ils se séparèrent pour la nuit, et Adeline eut le loisir de méditer sur les découvertes de ce jour plein d’événemens. Les souffrances de feu son père, telles qu’elle les avait lues tracées de sa propre main, faisaient la plus grande impression sur son esprit. Leur récit l’avait autrefois tellement affectée, et avait si fort intéressé son imagination, que sa mémoire lui rappelait actuellement toutes les particularités dont il était fait mention. Mais quand elle réfléchissait qu’elle avait été dans la chambre où son père avait éprouvé tant de maux, où même il avait été immolé, et qu’elle avait probablement vu le poignard qui l’avait frappé, qu’elle l’avait vu empreint de rouille, d’une rouille ensanglantée, il lui était impossible d’adoucir l’agonie et l’horreur de son âme.

Le jour suivant, Adeline reçut ordre de se préparer pour le procès du marquis de Montalte, qui devait commencer aussitôt que les témoins seraient rassemblés. Parmi ceux-ci était l’abbesse du couvent qui l’avait reçue des mains de d’Aunoy; madame La Motte, qui était présente quand du Bosse avait forcé son mari à prendre Adeline; et Pierre qui avait non-seulement été témoin de cette circonstance, mais qui l’avait transportée de l’abbaye en Savoie, afin de la soustraire aux desseins du marquis. La disposition de la loi empêchait La Motte et Théodore de rendre leur témoignage.

Lorsque La Motte fut instruit de la découverte de la naissance d’Adeline, et que son père avait été assassiné à l’abbaye de Saint-Clair, il se souvint sur-le-champ et fit mention à sa femme du squelette qu’il avait trouvé dans la chambre en pierres allant aux cellules souterraines. L’état dans lequel il l’avait trouvé caché dans un coffre au fond d’une chambre obscure bien fermée, ne laissa aucun doute ni à l’un ni à l’autre que ce ne fussent les restes du feu marquis. Cependant madame La Motte résolut de ne pas choquer Adeline par le récit de cette circonstance, jusqu’à ce qu’il fût nécessaire de la déclarer.

A mesure que le moment d’instruire ce procès s’approcha, la détresse et l’agitation d’Adeline augmentèrent. Quoique la justice demandât la vie du meurtrier, et quoique la tendresse et la pitié que lui inspirait l’idée de son père la pressassent de venger sa mort, elle ne pouvait sans horreur se regarder comme l’instrument de cette justice qui devait priver son semblable de l’existence; et il y avait des temps où elle désirait que le secret de sa naissance n’eût jamais été révélé. Si cette sensibilité, dans les circonstances particulières où elle se trouvait, était une faiblesse, c’était au moins une faiblesse vertueuse, et qui, comme telle, mérite d’être respectée.

Les nouvelles qu’elle recevait de Vaceau, au sujet de la santé de M. Laluc, n’étaient guère propres à la tranquilliser. Les symptômes dont Clare faisait mention semblaient annoncer qu’il était dans le dernier degré d’une consomption; et son chagrin et celui de Théodore, à cette occasion, étaient peints dans ses lettres avec cette vivacité éloquente qui lui était si naturelle. Adeline aimait et respectait Laluc, à cause de son propre mérite, et de la tendresse paternelle qu’il lui avait témoignée; mais il lui devenait encore plus cher, parce qu’il était père de Théodore, et l’intérêt qu’elle prenait à sa santé n’était pas inférieur à celui de ses enfans. Ce qui augmentait encore son chagrin, c’était la réflexion qu’elle avait peut-être contribué à abréger ses jours, car elle ne savait que trop bien que la douleur que lui avait causée l’état dans lequel elle avait eu le malheur de plonger Théodore, avait aggravé ses infirmités actuelles. La même cause l’avait aussi empêchée de chercher dans le climat de Montpellier le soulagement qu’on lui avait fait espérer. Quand elle considérait la condition de ses amis, cette considération l’accablait, il lui semblait que c’était sa destinée d’entraîner dans le malheur tous ceux qui lui étaient le plus chers. Quant à La Motte, quels que fussent ses vices, et quels que pussent être les desseins dans lesquels il avait autrefois trempé contre elle, ils se trouvaient tous effacés par le service qu’il lui avait finalement rendu; et elle croyait qu’il était autant de son devoir d’intercéder en sa faveur, qu’elle s’y sentait portée d’inclination. Dans sa situation présente, elle n’avait cependant guère d’espoir de succès; mais en cas que le procès, duquel dépendait le rétablissement de son rang, de sa fortune, et conséquemment de son influence, fût décidé en sa faveur, elle avait résolu de se jeter aux pieds du roi, et, en plaidant la cause de Théodore, de demander la grâce de La Motte.

Quelques jours avant l’instruction du procès, on vint annoncer à Adeline qu’un étranger désirait lui parler; et lorsqu’elle entra dans la chambre où il était, elle reconnut M. Verneuil. Son visage exprima tout à la fois sa surprise et sa satisfaction de cette visite inattendue; et elle lui demanda, quoique avec peu d’espoir d’une réponse affirmative, s’il avait eu des nouvelles de M. Laluc. «Je l’ai vu, dit M. Verneuil; j’arrive de Vaceau: mais je suis fâché de n’avoir rien de satisfaisant à vous apprendre sur sa santé. Il est bien changé depuis la première fois que je l’ai vu.»

Adeline put à peine retenir ses larmes; car ces paroles lui rappelèrent le souvenir des malheurs qui avaient occasioné ce changement déplorable. M. Verneuil lui remit un paquet de Clare; en le lui présentant, il dit: «Outre cette recommandation auprès de vous, j’ai un droit d’un autre genre que je m’honore de réclamer, et qui justifiera peut-être la permission que je demande de vous parler de vos affaires.»—Adeline s’inclina, et M. Verneuil, avec l’air de la plus tendre sollicitude, ajouta qu’il avait entendu parler des dernières affaires du parlement de Paris, et de la découverte qui la regardait de si près. «Je ne sais, dit-il, si je dois vous féliciter, ou m’attrister avec vous dans cette situation critique. J’espère au moins que vous croirez que je prends la plus grande part à tout ce qui vous concerne, et je ne puis me refuser le plaisir de vous instruire que j’étais parent, quoique éliogné, de feu la marquise votre mère; car je ne puis douter que ce ne fût votre mère

Adeline se leva précipitamment, et s’avança vers M. de Verneuil; la surprise et la satisfaction ranimèrent son visage. «Est-il bien vrai que je voie un parent? dit-elle d’une voix douce et tremblante, et un parent que je puis regarder comme ami?» Les larmes lui vinrent aux yeux, et elle reçut en silence l’embrassement de M. Verneuil. Pendant quelque temps, son émotion ne lui permit pas de parler.

Cette découverte était aussi agréable à Adeline qu’elle était inattendue; elle qui depuis sa tendre enfance avait été abandonnée à des étrangers; elle qui avait toujours passé pour orpheline, qui n’avait connu un père que depuis si peu de temps, mais qui ne l’avait trouvé que dans la personne du plus cruel de ses ennemis. Après avoir combattu quelque temps les différentes émotions qui se précipitaient vers son cœur, elle demanda permission à M. Verneuil de se retirer, jusqu’à ce qu’elle fût un peu remise. Il voulut prendre congé; mais elle le pria de rester.

L’intérêt que M. Verneuil prenait à ce qui regardait Laluc, intérêt fortifié par l’estime toujours croissante qu’il avait conçue pour Clare, l’avait attiré à Vaceau, où il avait été informé de la naissance et de la situation singulière d’Adeline. Après avoir appris ces particularités, il était aussitôt parti pour Paris, afin d’offrir sa protection et son assistance à sa nouvelle parente, et de tâcher, s’il était possible, d’être utile à Théodore.

Adeline revint peu de temps après, et put alors soutenir une conversation sur sa famille. M. Verneuil lui offrit son appui et ses soins, en cas qu’ils fussent nécessaires. «Mais je me fie, ajouta-t-il, à la justice de votre cause, et j’espère qu’elle n’aura pas besoin d’aide. Vos traits prouveront suffisamment votre naissance à ceux qui connaissaient la feue marquise. Pour preuve que dans ce cas-ci mon jugement n’est pas influencé par le préjugé, la ressemblance m’a frappé lorsque je vous ai vue en Savoie, quoique je ne connusse la marquise que par son portrait; et je crois avoir dit à M. Laluc que vous me rappeliez souvent la mémoire d’une parente décédée. Vous pouvez vous-même en juger, ajouta M. Verneuil, en tirant une miniature de sa poche; c’était là votre mère.»

Adeline changea de visage, reçut avidement le portrait, le contempla long-temps en silence, les yeux baignés de larmes. Ce n’était pas la ressemblance qu’elle considérait, mais le visage...., la douce et belle figure de sa mère, dont les yeux bleus, pleins d’une douce tendresse, semblaient inclinés sur les siens, tandis qu’un doux sourire folâtrait sur ses lèvres. Adeline pressa le portrait contre les siennes, et le contempla encore en silence. A la fin elle dit, en poussant un profond soupir: «C’était sûrement là ma mère. Oh! si elle avait vécu! mon pauvre père! vous n’auriez pas péri!» Cette réflexion l’accabla, et elle fondit en larmes. M. Verneuil n’interrompit pas sa douleur, mais lui prit la main et s’assit sans rien dire auprès d’elle, jusqu’à ce qu’elle fût plus calmée. Regardant encore le portrait, elle le lui présenta en hésitant. «Non, dit-il, il est avec celle à qui il appartient.» Elle le remercia avec un sourire d’une douceur au-delà de toute expression; et après quelque conversation sur son procès, dans lequel elle pria M. Verneuil de l’aider de sa présence, celui-ci se retira, en demandant permission de continuer ses visites.

Adeline ouvrit alors le paquet, et vit encore une fois les caractères bien connus de Théodore; elle éprouva pendant un moment les mêmes sensations que si elle eût été en sa présence, et une rougeur involontaire se répandit sur son visage; elle rompit le cachet d’une main tremblante, et lut les plus tendres assurances et les sollicitudes les plus affectueuses de son amour. Elle s’arrêta souvent pour prolonger les douces émotions produites par ces promesses réitérées; mais, tandis que des larmes de tendresse roulaient dans ses yeux, le souvenir cruel de son triste état se présentait, et les faisait amèrement couler dans son sein.

Il la félicitait, avec une délicatesse toute particulière, de la perspective qu’elle avait alors devant elle; il exprimait tout ce qui pouvait contribuer à l’animer et à la soutenir; mais il évitait de s’arrêter sur sa propre situation, excepté pour témoigner sa reconnaissance du zèle et de la tendresse de son commandant, et pour lui dire qu’il ne désespérait pas d’obtenir sa grâce.

Cet espoir, quoique exprimé faiblement, et dans le dessein évident de consoler Adeline, ne manquait pas de produire l’effet désiré. Elle cédait à son influence enchanteresse, et oubliait pour un temps les divers sujets de soins et d’inquiétude dont elle était environnée. Théodore ne parlait pas beaucoup de la santé de son père; ce qu’il en disait n’était pas aussi décourageant que les récits de Clare, laquelle, moins soigneuse de cacher une vérité qui devait faire de la peine à Adeline, exprimait, sans réserve, toutes ses appréhensions et tous ses sentimens.


CHAPITRE X.

Le jour du procès attendu avec tant d’impatience, et dont dépendait le sort de tant d’individus, arriva enfin. Adeline, accompagnée de M. Verneuil et de madame La Motte, parut pour poursuivre le marquis de Montalte; et d’Aunoy, du Bosse, Louis La Motte, et plusieurs autres personnes, furent témoins dans sa cause. Les juges étaient les plus distingués de France; et les avocats, de part et d’autre, des hommes du plus grand talent. Dans une cause de cette importance, on peut bien s’imaginer que le palais fut rempli de gens de distinction, et le spectacle qu’il offrit était vraiment solennel et magnifique.

Quand Adeline parut devant le tribunal, son émotion, plus puissante que tout l’art de la dissimulation, ajoutant à la dignité naturelle de son maintien l’expression d’une douce timidité, la rendit encore plus intéressante, et lui attira la pitié et l’admiration de toute l’assemblée. Quand elle se hasarda de lever les yeux, elle s’aperçut que le marquis n’était pas encore arrivé; et, tandis qu’elle attendait sa présence en tremblant, un murmure confus s’éleva dans une partie éloignée de la salle. Ses esprits pensèrent alors l’abandonner; la certitude de voir bientôt devant elle l’assassin de son père la glaça d’effroi, et ce ne fut qu’avec la plus grande difficulté qu’on l’empêcha de s’évanouir. Un bruit sourd se répandit alors dans l’auditoire, et l’on aperçut un mouvement de confusion qui ne tarda pas à se communiquer au tribunal même. Plusieurs de ses membres se levèrent; quelques-uns sortirent de la salle: tout annonçait une scène de désordre; et le bruit parvint à la fin jusqu’à Adeline que le marquis de Montalte se mourait, Un temps considérable se passa dans cette incertitude; mais le désordre continua, le marquis n’arrivait pas; et, sur la demande d’Adeline, M. Verneuil alla recueillir des renseignemens plus positifs.

Il suivit une foule de monde qui ne précipitait vers le Châtelet, et parvint, avec quelque difficulté, dans la prison; mais le concierge, qu’il avait gagné pour entrer, ne put lui donner aucune information certaine sur le sujet de ses recherches; et, comme il était obligé de rester à son poste, il ne put que lui enseigner vaguement le lieu où était le marquis. Les cours étaient désertes; mais, à mesure qu’il avança, il entendit quelques voix, et aperçut bientôt quelques individus qui couraient vers un escalier au-delà d’un long passage voûté; il les suivit, et apprit qu’effectivement le marquis était à l’article de la mort. L’escalier était plein: il tâcha de pénétrer à travers la foule; et, après bien des efforts et des difficultés, il parvint à la porte d’une antichambre qui communiquait à l’appartement où était le marquis, et dont sortaient plusieurs personnes.

Là il apprit que l’objet de ses recherches était déjà mort. Cependant M. Verneuil poussa jusqu’à la chambre où était le marquis, sur un lit environné d’officiers de justice, et de deux notaires qui paraissaient avoir pris ses dépositions. Son visage était noir et empreint des horreurs de la mort. M. Verneuil détourna les yeux, offensé de ce spectacle, et fut informé par les personnes qu’il interrogea, que le marquis était mort par le poison.

Il paraît que, convaincu de n’avoir rien a espérer de l’issue du procès, il avait pris ce moyen d’éviter une mort ignominieuse. Dans les derniers momens de sa vie, tandis qu’il était tourmenté du souvenir de ses crimes, il résolut de les atténuer autant qu’il était en lui. Après avoir avalé le poison, il avait aussitôt envoyé chercher un confesseur et deux notaires, et avait mis hors de toute contestation les droits d’Adeline, lui laissant, outre cela, un legs considérable.

En conséquence de ces dépositions, elle fut, peu de temps après, formellement reconnue comme fille et héritière de Henri de Montalte, et elle recouvra les grands biens de son père. Elle alla se jeter aux pieds du roi pour demander la grâce de Théodore et de La Motte. Le caractère du premier, la cause dans laquelle il avait risqué sa vie, et la raison qui lui avait attiré la haine du marquis, étaient des choses notoires et si évidentes, qu’il est plus que probable que le monarque aurait accordé son pardon à une personne moins aimable qu’Adeline de Montalte. Théodore Laluc obtint non-seulement sa grâce, mais, en considération de sa louable conduite envers Adeline, il fut élevé peu après à un grade considérable dans l’armée.

Quant à La Motte, qui avait été pleinement convaincu de vol, et qui avait aussi été accusé du crime qui l’avait forcé à quitter Paris, il fut impossible d’obtenir sa grâce: les vives sollicitations d’Adeline, et la considération du service qu’il lui avait rendu, firent néanmoins adoucir sa sentence, et il fut condamné au bannissement. Cette indulgence ne lui aurait cependant guère servi, si la générosité d’Adeline n’avait pas étouffé d’autres poursuites qu’on allait faire contre lui, et ne lui avait pas accordé une somme plus que suffisante pour maintenir sa famille dans un pays étranger. Une conduite si noble eut un tel effet sur son cœur, qui avait plutôt péché par faiblesse que par une dépravation naturelle, et lui inspira tant de remords des complots qu’il avait autrefois tramés contre sa bienfaitrice, que ses premières habitudes lui devinrent odieuses, et que son caractère recouvra graduellement les traits qu’il n’aurait probablement jamais perdus, s’il n’avait pas été exposé aux plaisirs attrayans de la capitale.

La conduite que venait de tenir Adeline changea, pour ainsi dire, en adoration l’amour que Louis avait eu pour elle; mais il renonça même à la faible espérance qu’il avait jusqu’ici chérie; et, comme le pardon de Théodore rendait ce sacrifice nécessaire, il s’y soumit sans répugnance. Il résolut néanmoins de chercher dans l’absence la tranquillité qu’il avait perdue, et de faire consister son bonheur dans celui de deux personnes qu’il aimait à si juste titre.

La veille de leur départ, La Motte et sa famille prirent un congé très-affectueux d’Adeline: ils passèrent en Angleterre, où La Motte avait dessein de s’établir; et Louis, voulant s’éloigner de ses charmes, partit le même jour pour son régiment.

Adeline resta quelque temps à Paris pour arranger ses affaires; elle fut présentée par M. Verneuil au petit nombre de parens éloignés qui restaient de sa famille. De ce nombre étaient le comte et la comtesse D....., et ce M. Amand qui avait si fort excité sa pitié et son estime dans la ville de Nice. La dame dont il regrettait la mort était de la famille de Montalte; et la ressemblance qu’il avait trouvée entre ses traits et ceux d’Adeline, sa cousine, n’était pas entièrement l’effet de l’imagination. La mort de son frère l’avait subitement rappelé d’Italie; mais Adeline eut la satisfaction d’observer que cette tristesse accablante dont il était autrefois oppressé, avait fait place à une espèce de résignation tranquille, et que son visage était souvent empreint d’un rayon de gaîté.

Le comte et la comtesse D...., que sa bonté et ses charmes avaient fort intéressés, l’invitèrent à regarder leur maison comme la sienne, tant qu’elle resterait à Paris.

Son premier soin fut de faire transporter les restes de son père, de l’abbaye de Saint-Clair, dans le caveau où reposaient ses ancêtres. On fit le procès à d’Aunoy, qui fut regardé comme assassin, et exécuté. Au lieu du supplice, il avait déclaré où étaient cachés les restes du marquis; c’était dans la chambre en pierres de l’abbaye, dont nous avons déjà fait mention. M. Verneuil accompagna les officiers chargés d’en faire la recherche, et vit porter les cendres du marquis à Saint-Maur, l’une de ses terres, dans une province septentrionale. Elles y furent déposées avec la pompe funèbre convenable à son rang. Adeline les suivit en grand deuil; et, ce dernier devoir payé à la mémoire de son père, elle devint plus calme et plus résignée. Le manuscrit où était tracée la relation de ses souffrances avait été trouvé à l’abbaye, et rendu à Adeline par M. Verneuil, et elle le conserva avec le pieux enthousiasme que méritait un dépôt si sacré.

A son retour à Paris, elle trouva Théodore Laluc arrivé de Montpellier. Le plaisir de cette rencontre fut un peu troublé par les nouvelles qu’il apportait de la santé de son père, dont l’extrême danger l’avait seul empêché de voler auprès d’Adeline, dès l’instant où il avait obtenu sa liberté, pour la remercier de lui avoir conservé la vie. Elle le reçut alors comme l’homme à qui elle devait sa conservation, et comme l’amant qui méritait et possédait effectivement toute sa tendresse. Le souvenir des circonstances dans lesquelles ils s’étaient dernièrement rencontrés, et de leurs angoisses mutuelles, rendait plus délicieuse la félicité des momens actuels, puisque, n’ayant plus devant les yeux l’affreuse perspective d’une mort ignominieuse et d’une séparation éternelle, ils n’apercevaient dans l’avenir que des jours rians qui les attendaient, où ils pourraient marcher ensemble dans les sentiers fleuris de la vie. Le contraste que leur offraient la mémoire du passé et la vue du présent, leur arrachait souvent des larmes de tendresse et de reconnaissance; et le doux sourire qui semblait vouloir chasser du visage d’Adeline ces larmes de douleur, pénétrait le cœur de Théodore, et lui rappela une petite chanson qu’il lui avait autrefois chantée dans des circonstances différentes. Il prit un luth qui était sur la table, et, en touchant les cordes harmonieuses, il fit entendre les paroles suivantes.

CHANSON.

D’un vif éclat cette rose va luire,
Quand le matin la trempera de pleurs;
C’est votre image, alors qu’un doux sourire
Comme un rayon perce dans vos langueurs.
Sous la rosée, en inclinant ses charmes,
Elle enrichit ses parfums, ses couleurs;
Ainsi l’amour se nourrit dans les larmes,
Et ses plaisirs sont enfans des douleurs.

L’attachement qu’Adeline avait pour Théodore, l’avait engagée à refuser plusieurs amans, que sa beauté, ses vertus et ses richesses lui avaient attirés, et qui, quoiqu’ils fussent infiniment supérieurs en fortune au fils de Laluc, ne le valaient certainement pas du côté de la famille et du mérite.

Les différentes émotions tumultueuses que les derniers événemens avaient suscitées dans le sein d’Adeline étaient maintenant calmées; mais la mémoire de son père laissait toujours dans son esprit une teinte de mélancolie que le temps seul pouvait effacer, et elle refusa de se rendre aux pressantes sollicitations de Théodore, jusqu’à ce que le temps qu’elle avait fixé pour porter le deuil fût expiré. La nécessité de joindre son régiment obligea ce dernier de quitter Paris quinze jours après y être arrivé; mais il emporta avec lui la promesse d’obtenir sa main aussitôt qu’elle quitterait le deuil, et partit conséquemment assez satisfait.

L’état précaire de M. Laluc était pour Adeline une source continuelle d’inquiétude, et elle se détermina à accompagner M. Verneuil, amant déclaré de Clare, à Montpellier, où Laluc s’était rendu aussitôt que son fils avait été mis en liberté. Elle se préparait à entreprendre ce voyage, lorsqu’elle reçut de son amie un compte très-satisfaisant de sa santé; et, comme ses affaires exigeaient encore sa présence à Paris, elle renonça pour le moment à ce dessein, et M. Verneuil partit seul.

Lorsque les affaires de Théodore eurent pris un aspect plus favorable, M. Verneuil avait écrit à Laluc pour lui communiquer le secret de son cœur au sujet de Clare. Laluc, qui admirait et estimait M. Verneuil, et qui n’ignorait pas ses liaisons de famille, fut très-satisfait des propositions de ce dernier: Clare dit qu’elle n’avait jamais vu personne pour qui elle se sentît plus d’inclination; et M. de Verneuil avait reçu une réponse favorable à ses désirs, et qui l’engageait à faire le voyage de Montpellier.

Le retour de sa tranquillité et le climat de Montpellier firent, en faveur de Laluc, tout ce que ses amis les plus sincères auraient pu désirer, et il se porta à la fin assez bien pour aller rendre visite à Adeline au château de Saint-Maur. Clare et M. Verneuil l’y accompagnèrent; et la paix qui se fit ensuite entre le France et l’Espagne permit bientôt à Théodore de rejoindre cette heureuse compagnie. Quand Laluc, ainsi rendu à ce qu’il avait de plus cher, réfléchissait aux maux auxquels il avait échappé, et contemplait la félicité dont il allait jouir, son cœur s’épanouissait, et son visage vénérable, couvert de l’expression du ravissement, offrait un parfait tableau du siècle d’or.


CHAPITRE XI.

Adeline, dans la compagnie de personnes aussi chéries, ne tarda pas à se défaire de cette mélancolie que lui avait causée le sort de son père; elle recouvra toute sa vivacité naturelle; et quand elle eut quitté les habits lugubres que sa piété filiale lui avait fait prendre, elle donna sa main à Théodore. La cérémonie du mariage, célébrée à Saint-Maur, fut honorée de la présence du comte et de la comtesse D......; et Laluc eut le bonheur d’assurer, le même jour, les flatteuses destinées de ses deux enfans. Lorsque la cérémonie fut terminée, il les bénit et les embrassa tous avec les larmes de l’amour paternel. «Je te rends grâces, ô grand Dieu! dit-il, de m’avoir permis de voir cette heure-ci; quand il te plaira de me rappeler de ce monde, je le quitterai sans regret.»

«Puissiez-vous vivre long-temps pour bénir vos enfans! répliqua Adeline.» Clare baisa la main de son père, et pleura: «Oh! oui, long-temps! répéta-t-elle d’une voix presque éteinte.» Laluc sourit d’un air de complaisance, et tourna la conversation vers un sujet moins touchant.

Cependant le temps s’approchait où Laluc jugeait nécessaire de retourner aux devoirs de sa paroisse, dont il avait été si long-temps absent. Mademoiselle Laluc qui l’avait soigné à Montpellier pendant sa maladie, et qui depuis était retournée en Savoie, se plaignait aussi de la solitude à laquelle elle était réduite; et c’était pour son frère un nouveau motif de hâter son départ. Théodore et Adeline, qui ne pouvaient supporter l’idée de se séparer de ce vénérable parent, s’efforcèrent de lui persuader d’abandonner son château, et de vivre en France avec eux; mais il était fortement attaché à Leloncourt. Depuis plusieurs années, il faisait la consolation et le bonheur de ses paroissiens; ils le respectaient et l’aimaient comme un père; il les regardait comme ses enfans. L’attachement qu’ils lui avaient témoigné le jour de son départ, n’était pas non plus oublié; il avait fait une grande impression sur son esprit, et il ne pouvait soutenir l’idée de les abandonner au moment où le ciel venait de le combler de ses bienfaits. «Il est doux de vivre pour eux, dit-il, et je veux aussi mourir au milieu d’eux.» Un sentiment d’une nature encore plus attrayante (que le philosophe incrédule ne lui donne pas le nom de faiblesse, et que l’homme du monde ne le regarde pas comme impossible), un sentiment plus tendre encore l’attirait à Leloncourt: c’est que les restes de son épouse y reposaient.

Laluc ne voulant pas rester en France, Théodore et Adeline, pour qui les plaisirs variés et tumultueux que Paris offrait, étaient inférieurs aux plaisirs domestiques et à la compagnie choisie de Leloncourt, résolurent de l’accompagner avec M. et madame Verneuil. Adeline arrangea ses affaires de manière à pouvoir se passer de résider en France; et, après avoir pris un congé affectueux du comte et de la comtesse D...., ainsi que de M. Amand, qui avait recouvré un peu de sa gaîté ordinaire, elle partit avec ses amis pour la Savoie.

Les sourires les plus délicieux se précipitaient sur le visage de Clare, à mesure qu’elle s’approchait des scènes chéries des plaisirs de son enfance; et Théodore, regardant souvent à la portière, voyait avec un enthousiasme patriotique les paysages magnifiques et variés qu’offraient successivement les différentes montagnes.

Il était tard lorsqu’ils arrivèrent à quelques milles de Leloncourt; et la grande route, tournant autour d’une roche escarpée, leur offrit la vue du lac et de la paisible habitation de Laluc. Une exclamation de joie de toute la compagnie annonça cette découverte, et un rayon de plaisir étincela dans tous les yeux.

Laluc félicita sa famille sur son heureuse arrivée dans ses foyers, et remercia en silence l’Être Suprême de lui avoir permis d’y retourner ainsi. Adeline continua de contempler ces objets bien connus; et réfléchissant aux vicissitudes de chagrin et de plaisir qu’elle avait éprouvées depuis qu’elle les avait vus, au changement merveilleux de sa condition, son cœur s’épanouissait de plaisir et de reconnaissance. Elle regardait Théodore, qu’elle avait pleuré dans ces mêmes lieux comme perdu pour toujours, qui, lorsqu’elle l’avait retrouvé, avait été sur le point de lui être arraché par une mort ignominieuse, mais qui maintenant était assis à ses côtés, à l’abri de tout danger, et son époux chéri, la gloire de sa famille et la sienne; et tandis que les larmes qui coulaient de ses yeux exprimaient la sensibilité de son cœur, un sourire de tendresse au-dessus de toute expression lui faisait connaître les sensations qu’elle éprouvait. Il lui serra doucement la main, et lui répondit par un regard plein d’amour.

Pierre, qui s’avança alors en galopant près de la voiture, le visage rayonnant de joie et avec un air d’importance, interrompit une série de sentimens devenue pour ainsi dire trop intéressante. «Ah! mon cher maître, s’écria-t-il, soyez le bienvenu encore une fois dans votre pays! Voici le village; Dieu le conserve! Il vaut un million de Paris. Grâces soient rendues à saint Jacques! nous sommes tous arrivés sains et saufs.»

Cette effusion de joie de la part de l’honnête Pierre fut reçue avec le retour qu’elle méritait. A mesure qu’ils s’approchèrent du lac, ils entendirent le son de la musique prolongé par les eaux, et aperçurent bientôt une grande troupe de villageois assemblés sur le vert gazon qui descendait jusqu’au bord du lac, revêtus de leurs habits des dimanches et dansant ensemble. C’était la soirée d’un jour de fête. Les vieillards étaient assis à l’ombre des arbres qui couvraient cette petite éminence, mangeant du lait et des fruits, et regardant sauter leurs fils et leurs filles au son du tambourin et de la musette, auquel se joignaient les sons plus doux de la mandoline.

Pierre parut le premier, et il fut aussitôt environné d’une foule de ses compatriotes qui, apprenant que leur bien-aimé pasteur approchait, coururent au-devant de lui. Leurs vives et sincères expressions de joie remplirent le cœur de Laluc de la plus douce satisfaction: il les reçut avec la tendresse d’un père, et ne put s’empêcher de répandre des larmes à cette marque de leur attachement. Quand les jeunes paysans et paysannes eurent appris son arrivée, la joie devint si générale, que, conduits par le tambourin et la musette, ils dansèrent devant la voiture jusqu’au château, où ils l’accueillirent de nouveau, lui et sa famille, par les airs les plus gais. Ils furent reçus à la porte du château par mademoiselle Laluc; et jamais compagnie ne se revît avec plus de contentement.

Comme la soirée était superbe, on soupa dans le jardin. Quand le repas fut fini, Clare, dont la joie était au comble, proposa de danser au clair de la lune. «Cela serait délicieux, dit-elle; les rayons de la lune tremblent déjà sur les eaux. Voyez quel courant de lumière ils répandent à travers le lac, et comme ils brillent autour de ce petit promontoire à gauche. La fraîcheur de la nuit invite également à la danse.»

Ils consentirent tous à sa proposition. «Et qu’on fasse aussi entrer les bonnes gens qui nous ont si bien accueillis, dit Laluc, ils partageront tous notre bonheur. Il y a de la religion à rendre les autres heureux, et la reconnaissance doit nous rendre dévots. Pierre, apportez plus de vin, et mettez des tables sous les arbres.» Pierre vola; et, tandis que l’on plaçait des chaises et des tables sous les arbres, Clare alla chercher son luth favori, le luth qui lui avait autrefois causé tant de plaisir, et dont Adeline avait souvent tiré des expressions mélancoliques. La main légère de Clare parcourut toutes les cordes, et, en tirant des sons pleins de tendresse, elle chanta l’air suivant.

STANCES.

Lorsque la lune épanche un doux rayon,
Lorsque dans l’air le sylphe se balance;
Quand la forêt, le lac et le vallon
Sont endormis dans un vaste silence;
Lorsque du soir les zéphyrs expirans
Dans les pensers plongent une âme tendre;
Lorsqu’elle voit cent prestiges errans;
Que la musique alors se fasse entendre!
Frappez, frappez le tambourin joyeux;
Ouvrez le bal, suivez vos coryphées:
Sous les berceaux du bois mystérieux,
Mêlez vos pas à la danse des fées.
Au clair de lune, en des momens si beaux,
Que la musique et transporte et captive,
Comme ses sons prolongés sur les eaux
Ont égayé les échos de la rive.

Pierre, dont le zèle était extrême, avait déjà mis des rafraîchissemens sous les arbres, et en peu de temps la pelouse fut couverte de paysans. La musette et le tambourin furent placés, à la demande de Clare, à l’ombre de ses acacias chéris, sur le bord du lac. Les sons joyeux de la musique se firent entendre; Adeline ouvrit la danse, et les montagnes ne répétèrent plus que les cris de la gaîté et des sons harmonieux.

Le vénérable Laluc était assis au milieu des vieillards, et en regardant cette scène, ses enfans et ses paroissiens ainsi rassemblés, et formant une grande famille, des larmes fréquentes coulaient le long de ses joues, et il éprouvait les sensations les plus délicieuses.

Tous les cœurs étaient tellement portés à la joie, que le jour commençait à éclairer la scène de la fête, lorsque chaque villageois retourna chez lui, en bénissant la bienveillance de Laluc.

Après avoir passé quelques semaines avec Laluc, M. Verneuil acheta un château dans le village de Leloncourt; et, comme c’était le seul qu’il y eût à vendre, Théodore chercha une habitation dans le voisinage. Il acheta une maison de campagne à quelques lieues de distance, sur les bords enchanteurs du lac de Genève, où ses eaux forment une petite baie.

Là, méprisant la pompe du faux bonheur, et jouissant des délices d’un amour épuré par la plus tendre amitié, environnés par des amis qui leur étaient si chers, et visités par une compagnie choisie et éclairée; là, au sein de la félicité, vivaient Théodore et Adeline Laluc.

La passion de Louis La Motte céda enfin au pouvoir de l’absence et de la nécessité. Il aimait toujours Adeline, mais c’était avec la tendresse paisible de l’amitié; et, lorsqu’il se rendit aux pressantes invitations de Théodore, il vit leur bonheur avec une satisfaction pure et qui n’avait aucune teinte d’envie. Il épousa ensuite une dame de Genève, fort riche; et, ayant résigné sa commission au service de France, il s’établit sur les bords du lac, et augmenta les plaisirs de la société d’Adeline et de Théodore.

Leur vie passée offrit un exemple d’épreuve bien dure, et leur vie présente un modèle de vertus grandement récompensées; et ils continuèrent de mériter cette récompense: car leur bonheur ne se bornait pas à eux seuls, mais ils le faisaient sentir à tous les individus qui vivaient dans la sphère de leur influence. L’indigent et l’infortuné avaient à se louer de leur bienveillance; l’homme vertueux et éclairé, de leur amitié; et leurs enfans, d’avoir des parens dont l’exemple imprimait dans leurs cœurs les préceptes qu’ils offraient à leur esprit.

FIN DU TROISIÈME ET DERNIER VOLUME.


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