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La jeune fille bien élevée

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XV

Je dus rentrer à Marmoutier sans avoir revu M. René Chambrun et après avoir promis solennellement à grand'mère de détourner par tous les moyens ma pensée de ce jeune homme. Comment en étais-je venue à prêter un tel serment? Par une sorte d'horreur que l'on était arrivé à m'inspirer pour ce qu'on appelait "mon exaltation déréglée." Sans doute, comme tous les enfants, je ne me privais pas de "blaguer" un peu ma grand'mère; mais, tout de même, je la respectais infiniment, et je savais que c'était elle, dans toute la maison, qui "avait le plus de tête." Il fallait donc qu'il y eût quelque chose de répréhensible et de mauvais dans mon amour, pour qu'elle le poursuivît d'une telle réprobation. Par moi-même, je n'en découvrais pas le défaut, puisque, au contraire, cet amour me paraissait magnifique et n'avait pour effet que de tout embellir. Mais une si glorieuse beauté des choses, un si merveilleux enivrement, c'étaient peut-être là de ces joies profanes qui ne sont pas permises? Et je crus, ma foi, avoir trébuché dans la voie si droite que je m'étais proposé de suivre toujours. Je me crus coupable; je tins mon amour pour inavouable, et peut-être même pour un peu honteux, parce qu'il était trop fort. Ma conscience, pour la première fois, fut sérieusement troublée. Je me confessai, dès mon arrivée au couvent. J'avouai à M. l'aumônier que j'avais un sentiment violent, réprouvé par ma famille. Je me souviens d'un mot employé par moi et qui fit tressauter ce pauvre M. l'aumônier; il me demandait:

—Mais enfin, ma très chère fille, comment aimez-vous?

Je répondis:

—Eperdument!

Oh! comme ce mot me fit plaisir à dire! On n'était pas au confessionnal pour se flatter, se faire valoir: si mon amour était coupable, c'était là que j'en pouvais parler. Et quel besoin j'avais d'en parler!... L'aumônier s'en aperçut bien; il m'interdit de lui en parler autrement que par "oui" ou par "non" en réponse aux questions qu'il m'adresserait lui-même. Il arriva qu'il ne m'adressa aucune question; alors je lui dis: "Mon père, vous oubliez..." Il m'interrompit vivement: "Je n'oublie rien, ma fille!" J'étais stupéfaite qu'il me donnât l'absolution sans que je lui eusse parlé de mon péché.

Je ne manquai pas, bien entendu, d'en parler à Mme du Cange, et en faisant la grande pécheresse. J'avais un plaisir et un orgueil singuliers à faire la pécheresse. Mais Mme du Cange, pas plus que l'aumônier, ne me laissa aller sur cette pente. Qu'elle était fine, et avertie! Qu'elle connaissait les replis de notre esprit! Elle comprit immédiatement, à mon ton, à mon empressement à m'accuser, que je ne demandais qu'à la prendre pour confidente, et elle me dit:

—Mon enfant, il faut terrasser votre ennemi par le dédain et par l'oubli: l'arme la plus efficace est le silence; ne pensez pas à votre ennemi; ne parlez pas de lui; il mourra de dépit.

Je n'étais pas la seule amoureuse; beaucoup de mes compagnes avaient pour constante préoccupation un jeune homme, et elles parlaient entre elles, de leur flirt, sans aucune vergogne et sans autre crainte que celle d'être entendues des maîtresses. C'étaient, en général, les mauvaises têtes. Elles ne se tracassaient point, ne prenaient certainement pour confidents ni l'aumônier, ni Mme du Cange, et c'était pour moi un grand sujet d'étonnement qu'elles pussent porter si légèrement le poids d'un amour. Mon groupe, celui des "meilleures élèves," était beaucoup plus réservé; nous n'avions pas, comme les autres, coutume de passer allègrement par-dessus les barrières défendues, et nous n'osions pas, entre nous, nous reconnaître la même faiblesse que les mauvais sujets.

Il se produisit, d'ailleurs, cette dernière année, un scandale qui contribua à nous inspirer une grande honte des sentiments passionnés. Quelques-unes d'entre nous furent longtemps sans le comprendre, et Dieu sait si l'on s'appliqua à nous le dissimuler; mais la monstrueuse chose transperça, grâce aux petites diablesses et à Canada, entre autres, qui, durant des semaines, ne purent s'entretenir d'autre sujet et qui s'amusèrent fort à nous en dévoiler tous les dessous.

Voici quel était le fait inouï, invraisemblable.

Pendant les vacances du Jour de l'An, un des jeunes frères de Jacqueline-Jeanne l'avait surprise dans un petit salon de l'hôtel paternel, seule avec le mari de sa sœur aînée, si laide, le capitaine de chasseurs, et lui tendant, entre les lèvres, un gros chocolat à la crème que l'officier était invité, prétendait le gamin, à venir trancher avec les dents.

Le vaurien racontait la scène à qui voulait l'entendre; le bruit s'en répandait aussitôt dans la maison et dans la ville. Le capitaine affirmait que son jeune beau-frère était un petit menteur fieffé, mais il était contredit par Jacqueline-Jeanne qui se déclarait enchantée d'avoir l'occasion de faire enrager sa sœur.

Si Jacqueline-Jeanne eût été mieux informée de ce qu'est la vie, de ce qu'est le mariage, et de ce qu'est l'amour, elle n'eût sans doute pas eu la cruauté de "faire enrager" sa sœur par un tel moyen; mais, comme nous toutes, elle ne savait qu'être une pensionnaire, et elle faisait enrager sa sœur comme on fait enrager une religieuse: par ce qu'elle croyait une espièglerie.

Jacqueline-Jeanne ne pouvait demeurer dans sa famille où elle causait un tel désordre; quand le scandale se répandit à Marmoutier, on ne put non plus la laisser parmi nous; elle fut isolée dans une annexe du couvent où se trouvaient les étables, sous la surveillance d'une religieuse que l'on nommait "la sœur vachère." Elle ne demeurait pas parmi nous; mais, toutes, nous savions qu'elle était là, celle dont les lèvres avaient été, ou failli être, pour le moins, effleurées par les moustaches du bel officier!...

Nous professions, unanimement, cela va sans dire, le plus profond mépris pour Jacqueline-Jeanne; sa conduite nous semblait dégoûtante, car le fait du chocolat à la crème s'aggravait de méchanceté et de félonie. Et puisque aussi bien le forfait n'avait pu être étouffé, on en utilisa la noirceur pour nous rendre horrible toute inclination irrégulière. Mon amour pour M. René Chambrun n'avait rien qui pût rappeler l'aventure de Jacqueline-Jeanne, mais l'opposition qu'il avait rencontrée de la part de toutes mes "autorités" me fit croire que mon amour pouvait contenir quelque germe odieux. Oh! les efforts de ma pauvre tête pour ne pas penser à ce jeune homme!...

J'avais gravé ses initiales, au canif, dans le fond obscur de mon pupitre: en déplaçant une pile de livres, elles m'apparaissaient et me faisaient palpiter le cœur. Je les comblai avec de la mie de pain. Mais je regardais fréquemment sous les livres, afin de voir si la mie de pain tenait encore; d'ailleurs la mie de pain, dans le creux des deux majuscules, les faisait maintenant sortir en relief et elles étaient plus apparentes. Je tailladai ces initiales dans tous les sens; elles disparurent; il resta à leur place une sorte de godet, une dépression arrondie, au fond de mon pupitre, qui était beaucoup plus remarquable que les initiales elles-mêmes, et qui ne devait que me rappeler M. René Chambrun, tant que je conservai ma place à ce pupitre.

Certaines, parmi nous, notamment Canada, qui avait tous les talents, sauf celui d'être "sage," faisaient des vers à leur bien-aimé, et afin que les maîtresses n'en eussent pas connaissance, elles roulaient en boulettes la feuille de papier couverte de leur épanchement lyrique, et elles la mâchaient et l'avalaient. Moi, j'écrivais à l'envers de l'enveloppe de mes livres: "Je n'aime plus R. C." Et, comme je voulais offrir ce sacrifice à Dieu, j'écrivis la première lettre de chaque mot de ce renoncement sur mon paroissien, sur mon livre de cantiques: "J. N'A. P. R. C." Cette inscription mystérieuse se renouvelait presque à toute page, afin que je la pusse méditer constamment et m'imprégner de l'effort volontaire qu'elle contenait.

Un jour, à la chapelle, je sentis un long corps mince se faufiler derrière moi; un souffle m'effleura la nuque, et une main saisit mon livre de cantiques et l'emporta en me laissant le sien en échange: c'était Mme du Cange. Elle me fit appeler après l'office, et me demanda le secret d'une inscription si fréquemment répétée. Je me refusai obstinément à le lui dire, et je ne sais vraiment pas pourquoi, puisque, peu de temps auparavant, j'avais la rage d'entretenir Mme du Cange de ma passion: ne pouvais-je lui dire que par là je m'affirmais que cette passion avait pris fin? Je fus punie, sévèrement, ostensiblement, de la manière la plus humiliante. C'était ma première punition depuis que j'étais élève au Sacré-Cœur. Je perdis mon ruban, ma médaille, mon médaillon. Mon groupe était stupéfait, atterré; le groupe de Canada exultait. Ce n'était pas la peine d'avoir été une perfection pendant huit ans, pour terminer par une chute si piteuse! On citait le nom de Jacqueline-Jeanne à côté de mon nom, on était tout près de confondre nos cas! Cependant mon pupitre était fouillé minutieusement, et Mme du Cange pouvait lire, en toutes lettres, à l'envers de mes enveloppes de livres, le sens de l'inscription fameuse. J'étais assez naïve pour croire qu'elle allait s'en trouver rassurée et me faire amende honorable; aujourd'hui, je comprends qu'elle ne se leurra pas un seul instant, et qu'elle savait qu'afficher partout qu'on n'aime plus c'est crier qu'on aime...


Un jour de la fin de juillet, tout proche de la fin de l'année scolaire, Mme du Cange me prit à part, pendant une récréation, me fit avec le pouce le petit signe de croix sur le front, et causa avec moi, familièrement, comme par le passé, devant toutes mes compagnes étonnées. Elle semblait avoir complètement oublié les mesures de rigueur qui m'avaient frappée, et la gravité de leur cause; par une telle manifestation amicale, en tout cas, elle les effaçait publiquement. Elle m'annonça que cette même fin d'année nous verrait nous éloigner de Marmoutier en même temps, moi comme elle-même: elle venait d'être nommée Supérieure à la maison d'Arras. La nouvelle n'était pas connue du pensionnat, elle m'en faisait à moi la faveur et, même, elle me priait de la tenir secrète, "parce que, me dit-elle, une autorité que l'on ne sent plus d'une stabilité parfaite, cesse d'être une autorité." Et elle me parla affectueusement de mon avenir, en me recommandant discrètement le respect absolu de la volonté de mes parents, mais sans préciser le point délicat sur lequel devait porter particulièrement mon respect. Sur ce point délicat elle observa, elle, la discrétion la plus complète: on eût juré qu'elle n'avait jamais été témoin de la grande perturbation de mon cœur. Son ton avait la même tendresse qu'avant ce terrible orage, elle ne me parla que des qualités que j'avais témoignées durant mes huit années de pensionnat, de ma piété, de ma docilité, de ma douceur, et elle m'exhorta à ne jamais m'en démunir au cours de la vie qui allait s'ouvrir pour moi. Mais de cette vie qui allait s'ouvrir, elle ne me dit rien; elle ne prononça pas le mot "mariage," prohibé au couvent parce qu'il exalte les imaginations; elle me dit seulement une sorte de parabole qui me parut singulièrement juste, plus tard:

—Mon enfant, vous êtes la chrysalide parvenue aux derniers jours de son évolution, vous avez été tenue ici soigneusement et chaudement, afin que vos ailes aient le temps de prendre la force de ne jamais vous laisser tomber à terre: demain le papillon va s'envoler...

Moi, j'avais envie de la supplier: "Madame! un mot, je vous en prie, de ce grand sujet qui m'a valu, dernièrement, de votre part, tant de honte!... Je vous ai confié un jour que j'aimais, il m'a été répondu que je ne devais pas aimer; et puis j'ai écrit partout que je n'aimais plus... Voilà le premier rayon de soleil qui a percé le cocon de la chrysalide: quelle étrange lumière! quelle troublante annonce de la vie nouvelle!..."

Mais il sembla bien résulter de notre entretien que tout ce que Mme du Cange pouvait faire, c'était d'oublier que ce rayon prématuré avait traversé l'enveloppe de la chrysalide, que son rôle se bornait à garantir les chrysalides, qu'enfin ce rayon brûlant, qu'on ne me faisait plus grief d'avoir reçu, maintenant que nous étions à la veille de la sortie du couvent, n'était peut-être si redoutable que parce qu'il était prématuré... que peut-être il n'avait causé ma disgrâce que parce qu'il rompait l'ombre propice au bon ordre du pensionnat... Mais au papillon l'ardent soleil est-il contraire?...


XVI

La première nouvelle que j'appris, à mon arrivée à Chinon, fut que le "docteur Chambrun,"—on l'appelait comme cela depuis qu'il avait passé sa thèse,—était installé à Vendôme depuis deux mois, et qu'il était déjà fiancé à une jeune fille de cette ville. Je me trouvais déjà préparée à cette nouvelle qu'on mettait un soin particulier à me cacher; j'avais remarqué des chuchoteries chez les Vaufrenard, qui m'avaient fait l'oreille plus attentive; j'imaginai la nouvelle à peu près complète, sauf le nom du lieu de l'installation, ce qui ne diminua en rien mon émotion, lorsque la nouvelle me fut annoncée sur un ton de compassion par Henriette Patissier. Mais, sans commettre un gros mensonge, je pus répondre à cette obligeante amie:

—Parfaitement!... Je sais!

Ce cher M. Chambrun n'avait jamais fait grande attention à moi. Il m'avait adressé, deux années de suite, le même compliment; il avait causé plus volontiers avec moi qu'avec les autres jeunes filles, parce qu'il s'intéressait, comme moi, à la musique. Mon poème d'amour ne reposait sur aucune réalité.—Cependant, il avait bouleversé deux années de ma vie!...

A part Mlle Patissier, personne ne me parla de la nouvelle. D'ailleurs, le jeune docteur installé à Vendôme et marié, il n'y avait plus guère de chance qu'il vînt chez les Jarcy qui ne lui étaient même pas parents; il disparut de notre horizon.

Quant à moi, du jour où je connus la nouvelle, et du moment même où j'en remerciai d'un sourire Mlle Patissier, je me jetai à corps perdu dans la musique. Pour m'épargner de sourire plus longtemps à Mlle Patissier, j'allai m'asseoir au piano et me mis à exécuter de mémoire une polonaise de Chopin avec une fougue où toute ma fièvre passa. Ce n'était pas le dépit de n'avoir pas été aimée; ce n'était pas une rage contre Mlle Patissier qui m'animaient, car, alors, mon jeu eût été défectueux, c'étaient toute la frénésie et en même temps tout l'ordre secret de Chopin qui me possédaient, et qui épuisaient, en la réglant, ma force nerveuse. Le génie de la sensibilité m'apparut et me secourut; je crus voir ce Chopin, dont M. Vaufrenard m'avait beaucoup parlé, agiter près de moi sa figure pâle, son long corps souffrant, et me promettre un ravissement du cœur moins trompeur que celui de l'amour. Je fus sûre que je tenais au bout de mes doigts mon secours, une espérance, un avenir; et, franchement, j'étais radieuse quand je terminai mon morceau au milieu des applaudissements. Ni M. Vaufrenard, ni M. Topfer n'applaudissaient, mais je vis dans leurs yeux qu'ils étaient étonnés; ni l'un ni l'autre ne me firent de reproches: de leur part, c'était la meilleure marque d'approbation que l'on pût recevoir. A la façon dont ils insistèrent pour que je revinsse jouer tous les jours, je vis bien que cela marchait!... Je n'avais pas fait beaucoup de piano pendant l'année; mes doigts n'étaient pas ce qui avait progressé en moi, mais, en moi, quelque chose avait mûri, sans quoi toute exécution musicale n'est que bien pauvre mécanique. Oh! quel miracle peut accomplir en nous une grande douleur!

Je ne voulais plus entendre parler que de musique. Je me faisais conduire jusqu'à trois fois par jour chez les Vaufrenard que mon ardeur enchantait et qui ne se lassaient pas plus que moi de faire de la musique. Maman m'accompagnait, la plupart du temps, elle-même, et sur l'ordre de grand'mère qui ne voulait plus que l'on me quittât d'une semelle depuis qu'une fois j'étais tombée amoureuse d'un jeune homme sans qu'aucune personne de la famille s'en fût aperçue.

Et c'était, chez les Vaufrenard, dans ce salon au parquet de plus en plus piqué par la pointe du violoncelle de M. Topfer, un concert perpétuel. Mme Vaufrenard m'avait abandonné complètement le piano, disant que je la dépassais de façon humiliante pour elle. Le dimanche, il y eut bientôt un tel empressement à venir nous entendre, que la place fut insuffisante à loger nos auditeurs, et l'on dut organiser des séries d'invitations.

Les Vaufrenard étaient ravis; moi, j'étais sérieusement éprise de musique et un peu éblouie; et il me semblait,—mais c'est toujours comme cela quand on se passionne,—que rien de ce que j'avais éprouvé jusque-là ne m'avait autant enthousiasmée. Amour divin, amour terrestre, et cet appétit de beauté qu'on a avant d'avoir beaucoup fréquenté les hommes, est-ce que la musique ne satisfait pas tout cela? Elle ne leurre pas, elle ne trahit pas, elle est présente à notre appel, et il semble qu'elle nous rende amour pour amour... Je crois que j'étais heureuse... Quelquefois, quand, assise à mon balcon, le bras couché sur l'appui de fer, et les lèvres sur le dessus de ma main, selon mon habitude d'enfance, je regardais l'œil de la citerne qui déjà avait pour moi signifié tant de choses, il me semblait refléter pour moi, non un bonheur joyeux, mais un état où la tristesse, loin de nuire au plaisir, le rend plus grave et plus profond... Je crois que j'étais presque heureuse...

On me fêtait beaucoup, on me comblait de compliments; mais, si inexpérimentée que je fusse, je sentis bien vite que tout ce monde, qui se pressait et s'inscrivait pour venir m'entendre, ne me traitait pas avec la franche cordialité qu'il accordait aux jeunes filles ordinaires. Tant que je n'avais fait que jouer du piano d'une manière agréable, cela allait bien; mais à mesure que je me distinguais et que ce qu'on appelait à présent "mon talent" valait la peine qu'on se bousculât pour en jouir, une nuance était très apparente dans les rapports des uns et des autres avec moi et même avec ma famille. Je me demandai un moment si cela ne provenait pas de l'état assez malingre de notre fortune, de ce que la ferme de la Blanchetière avait été enfin vendue, de ce que mon frère avait dû renoncer à faire son droit à Paris, et avait demandé lui-même à entrer dans une maison de commerce; tout cela pouvait y avoir contribué, mais je vis bien qu'il y avait autre chose, et c'était ce qu'on appelait "mon talent." "Mon talent" me faisait sortir du commun. Les personnes qui étaient de Paris l'admettaient, certes! mais, autour de nous, cela n'était pas jugé très "comme il faut." Grand'mère, un beau jour, prononça le vrai mot:

—Une jeune fille bien élevée ne doit pas se faire remarquer.

Grand'mère, depuis le commencement de ces petits succès, boudait. Elle n'avait osé rien dire tout d'abord, parce qu'en même temps son amour-propre était flatté par les compliments adressés à sa petite-fille. Mais son silence lui pesait davantage à mesure que nos auditeurs du dimanche me plaçaient en vedette, et il était visible qu'elle eût donné plus tôt son opinion, si elle n'eût redouté d'être désagréable aux Vaufrenard. Elle devait avoir aux Vaufrenard quelque obligation particulière, car elle avait pour eux des ménagements qui m'étonnaient; elle les écoutait; c'étaient eux qui avaient conseillé de placer mon frère dans une maison de carrosserie à Tours; quel ascendant fallait-il qu'ils eussent acquis, pour avoir fait vaincre à mes parents leur préjugé des "professions libérales!" Eh bien! malgré cela, elle leur gardait une muette rancune, ainsi qu'à ce pauvre M. Topfer,—mais à celui-là elle en avait toujours voulu, à cause de la pointe de son violoncelle...

Ah! si elle eût eu seulement le soupçon de ce que les Vaufrenard et M. Topfer préparaient dans l'ombre!... Mais, moi-même, qui étais l'héroïne du complot tramé par eux, je l'ignorais!

M. et Mme Vaufrenard commencèrent tout doucement à insinuer à ma grand'mère qu'il ne fallait point croire que, parce que j'étais sortie de pension avec un assez joli talent de pianiste, je pouvais désormais me passer des leçons d'un très bon professeur. Bienheuré, qui, en un petit nombre d'années, m'avait amenée au résultat que l'on constatait, pouvait être reconnu comme très bon professeur; il s'agissait, pour moi, de ne pas être privée complètement de son concours, si je ne voulais pas perdre les qualités acquises.

Grand'mère prit tout d'abord ceci pour une plaisanterie. M. Vaufrenard passait pour "manier l'ironie," et, à cause de cette réputation, complètement usurpée, d'ailleurs, on se méfiait généralement de ses paroles. Mais Mme Vaufrenard, nullement suspecte du même travers, étant revenue à la charge, la première rebuffade de grand'mère se traduisit par ces mots:

—Que me veut-on? Se moque-t-on de nous?...

Puis son ressentiment, depuis longtemps comprimé, éclata. Elle incrimina les idées des Parisiens; ils étaient fort intelligents, c'était jugé, et remplis de qualités d'agrément avec lesquelles notre petite société ne saurait rivaliser; mais les vertus de cette petite société, il ne s'agissait tout de même pas de les mépriser, ni d'avoir l'audace de les remplacer. Elle savait, elle, ma grand'mère, ce que c'était qu'une jeune fille bien élevée et ce que c'était qu'une femme honnête: la principale qualité de l'une est la modestie, et de l'autre le dévouement aux enfants. Que prétendaient faire de moi les Vaufrenard? Une orgueilleuse. A quoi, aussi m'exposaient-ils? A ne pas être demandée en mariage.

Les Vaufrenard patientèrent, parurent s'incliner devant les raisons de grand'mère; entre temps, ils entreprirent mon grand-père et maman. M. Topfer, qui parlait moins qu'eux, était le plus acharné à me faire poursuivre mes études.

Sur ces entrefaites, Mlle Patissier fut demandée en mariage par un ingénieur, jeune, bien de sa personne, et dirigeant une papeterie dans l'arrondissement. Les parents firent les difficiles et n'accueillirent pas la demande. Mais l'événement produisit une forte impression sur ma famille. Mlle Patissier n'était, franchement, pas belle; son éducation avait été moins soignée que la mienne. Restait à son avantage qu'elle possédait une dot assez rondelette,—quoique les parents se fissent passer pour plus riches qu'ils n'étaient,—et qu'elle ne tirait point vanité de talents particuliers, comme je faisais, moi. Grand'mère ne voulut retenir que cette dernière raison de plaire. Les Vaufrenard avaient le toupet de lui dire:

—La dot! madame Coëffeteau, la dot a une bien grande importance...

Une seconde fois, durant cette même période des vacances, Mlle Patissier fut demandée. C'était encore un beau parti, que les Patissier dédaignèrent. Une des petites de la Vauguyon se maria, elle, tout de suite. Je ne fus pas demandée en mariage. Il n'y avait point d'applaudissements à mes matinées du dimanche qui pussent atténuer l'humiliation qu'une telle infériorité causait à ma famille. La demande en mariage, à présent, devenait le seul motif de fierté. A ces matinées, où l'on se pressait pour m'entendre, il était évident que c'était Mlle Patissier qui triomphait.

Ces événements affermissaient à la fois ma grand'mère dans son parti de mettre une sourdine à mon piano, et les Vaufrenard dans le leur, qui consistait au contraire à me faire cultiver le piano plus fortement encore. La situation devenait difficile. Mon grand-père et maman ne savaient de quel bord se ranger; tous deux, je le crois, partageaient, intimement, les opinions de grand'mère et ils avaient, en outre, la terreur de paraître s'opposer à ses vues; mais tous deux, plus que jamais, étaient entre les mains des Vaufrenard chez qui se passait leur vie, chez qui ils prenaient tout leur plaisir, et à qui, enfin, ils avaient, dans le moment présent, c'était assez clair, de grandes obligations.

Car mon frère, même à Tours, et chez son carrossier, avait continué à faire des siennes.


Grand-père reçut, un beau jour, une lettre d'une certaine dame Pandille, propriétaire, rue Néricault-Destouches, à Tours. Elle réclamait plusieurs termes d'un appartement "comprenant salon, salle à manger, boudoir, chambre à coucher avec cabinet de toilette, salle de bains, etc.," loué au nom de M. Paul Doré, employé, rue Royale, chez le carrossier Bizienne.

Grand-père alla à Tours, aux renseignements, pendant qu'à la maison grand'mère était affolée non seulement parce qu'elle prévoyait un abîme nouveau où le reste de la fortune allait s'engloutir, mais parce qu'un malencontreux hasard avait voulu que j'eusse connaissance, moi, une jeune fille, de la lettre de Mme Pandille. Je lisais souvent son courrier comme son journal à grand-père dont les yeux se fatiguaient. Et j'avais entendu grand'mère dire à maman: "Crois-tu qu'elle ait compris?..."

Que j'eusse compris ou non, il était bien malaisé de me cacher désormais le reste de l'histoire. Notre Paul avait bel et bien signé un bail de "trois-six-neuf" pour un appartement de 800 francs qu'il habitait "bourgeoisement," affirmait la propriétaire, dans les nouveaux quartiers, avec balcon sur le Jardin-des-Prébendes-d'Oë. Au troisième terme impayé, la dame Pandille avait fait sa petite enquête, et connu notre adresse à Chinon.

A l'appartement en question, grand-père, s'armant de courage, s'était aussitôt fait conduire, et qui y avait-il rencontré? Non pas Paul, non pas même la femme avec qui il s'apprêtait à jouer le rôle du père Duval chez Marguerite Gautier, non! mais une négresse coiffée d'un madras aux couleurs de cacatoès, sachant à peine le français, jouant l'imbécile, et, autour d'elle, trois petits chiens, trois amours de petits chiens: un "loulou", un "fox" et un "papillon", qui s'ébattaient dans l'antichambre au milieu d'une atmosphère outrageusement parfumée. Je vis grand-père donner à sentir son pardessus qu'il en croyait encore tout imprégné. On ne pouvait s'entretenir d'autre chose; on parla à table de l'affaire, en la rendant autant que possible inoffensive à mes oreilles.

—Mais, lui, Paul, l'as-tu vu à son bureau? demandait grand'mère; que lui as-tu dit?

Grand-père n'avait point trouvé Paul à son bureau, non plus que le carrossier Bizienne. Il s'était fait conduire chez la dame Pandille qui avait eu le front de lui dire: "Ah! vous venez de voir le petit appartement, monsieur; eh! bien, est-il assez coquet?... croyez-vous qu'il ne vaut pas son prix?"—"Je ne dis pas le contraire, madame; mais là n'est pas la question: vous avez traité avec un gamin sans aucune fortune personnelle, je vous en avertis; je ne paierai pas pour lui, je vous en donne ma parole; saisissez-le, si bon vous semble; cela lui servira de leçon!..."

—Allons, chut!...—dit grand'mère,—je suis persuadée que l'affaire s'éclaircira et qu'il y a malentendu. Paul sortira innocent de cette affaire...

A l'attention que je mettais involontairement à écouter, elle avait craint que mon imagination ne vagabondât...

Personne, à la maison, n'ignora, pourtant, que grand-père, à un second voyage à Tours, était retourné se heurter à la négresse, à son madras, aux trois petits chiens, et qu'il avait été reçu, cette fois, par une demoiselle Irma, chanteuse excentrique à l'Alcazar, "point vilaine du tout", laquelle avait déclaré que le bail de l'appartement avait été repassé à son nom et qu'elle ne serait pas embarrassée d'en payer même l'arriéré, si "cette petite canaille de Paul"—elle usa contre mon frère d'un terme plus offensant encore,—n'était pas capable de faire honneur à ses engagements. Ces seuls mots, vifs, mais adroits, donnaient immédiatement à l'affaire un tour imprévu, et, pour épargner à son petit-fils d'être de nouveau traité comme il venait de l'être, grand-père se levant, redressant sa taille, avait annoncé à la "personne" que son petit-fils était homme d'honneur et que l'arriéré jusqu'à ce jour serait soldé dans la semaine.

Tout ceci fut conté chez les Vaufrenard et y passa de bouche en bouche, surtout l'issue de la visite chez la demoiselle Irma, dont grand-père se vanta trop. La demoiselle Irma, sur l'assurance que l'arriéré n'incomberait pas à ses soins, aurait failli sauter au cou de celui qui lui faisait cette bonne promesse, et mon grand-père disait aux Parisiens, dans le tuyau de l'oreille: "Il n'aurait tenu qu'à moi d'augmenter la dette de la famille!..."

La dette de la famille, même réduite aux seuls excès de Paul, il l'avait fallu solder dans la semaine, et c'était à l'obligeance des Vaufrenard que mon frère, chez la chanteuse excentrique, faisait figure d'homme d'honneur.


Par là, M. Vaufrenard commençait d'arriver à ses fins: il avait pris hypothèque sur la maison qu'il occupait, et, les besoins de ma famille ne pouvant que s'accroître, il espérait, dans un petit nombre d'années, avoir acquis le droit de faire combler les celliers, selon la perpétuelle menace dont il taquinait ma grand'mère.

Il se montrait de plus en plus tendre et zélé pour moi. Lui, sa femme et M. Topfer m'enveloppaient de soins qui dissimulaient mal une légère vanité de connaître mieux mes intérêts que ne le faisait ma famille. Ceci était sensible à mille petits détails, à des hochements de tête, lorsqu'il était question de la désolante folie de mon frère ou de l'extraordinaire indulgence de mes parents pour ses fredaines, à un parti pris évident de détourner la conversation lorsque grand'mère, de qui c'était la marotte, parlait mariage: "A supposer que Madeleine épouse un propriétaire... Pour peu qu'elle habite dans un rayon de dix kilomètres... L'année prochaine? ah! d'ici là, il peut se produire bien des changements à la maison!..." Entre mes trois amis et moi, lorsqu'il s'agissait d'un jeune homme, d'une jeune fille, de convenances de famille et de fortune, il leur échappait de me dire tout à coup: "Toi, Madeleine, ton piano..." J'avais une telle passion pour mon piano, que je ne savais pas s'ils voulaient dire que mon amour pour le piano m'empêchait de m'intéresser à ces anecdotes matrimoniales, ou, si, le mariage étant peu fait pour moi, j'avais bien raison d'aimer le piano. Mais je soupçonnais depuis longtemps qu'ils avaient à me dire quelque chose de positif à ce propos.

Un matin,—c'était vers la fin des vacances, et M. Topfer était sur le point de s'en retourner à Angers,—je les trouvai tous les trois réunis au salon, contrairement à la coutume, car, d'ordinaire, c'était surtout M. Topfer qui s'occupait de moi; et l'on n'en finissait pas de commencer la leçon. Les deux hommes semblaient émus et ne soufflaient mot; Mme Vaufrenard les attendait à parler, et n'était là, sans aucun doute, que pour amortir les chocs, s'il en devait résulter d'une conversation que tout annonçait importante. Ce fut elle qui se décida à prendre la parole. Elle le fit sur un ton plaisant, en m'appelant "Mougeasson," comme lorsque j'étais petite fille:

—Mougeasson, me dit-elle, voyons, que penserais-tu, pour toi, par exemple, d'entrer au Conservatoire?

Alors et aussitôt, mes deux bonshommes, qui n'avaient été capables de rien dire, s'agitèrent en même temps, battirent des mains, poussèrent des "ah!" des "oh!" firent grand bruit, sans rien articuler de précis. J'étais un peu abasourdie, mais pas extrêmement surprise, car j'avais deviné depuis beau temps qu'ils pensaient pour moi au Conservatoire. Je dis, immédiatement:

—Mais... grand'mère?...

Il s'écrièrent, tous les trois:

—Ah!... voilà!...

Au fond, ils semblaient, Dieu me pardonne! faire assez bon marché de grand'mère. On eût juré qu'ils la tenaient dans la main, ce qui me paraissait, tout de même, une illusion un peu présomptueuse. Ou bien ils pensaient qu'elle ne pouvait rien leur refuser pour le moment, ou bien ils avaient remarqué depuis longtemps que la plupart des orgueilleux principes de Mme Coëffeteau fléchissaient en définitive, lorsqu'on les menait au pied de ce mur idéal qu'elle-même nommait: "les impérieuses nécessités de la vie." Cependant, voyons, le Conservatoire!... Ce ne devait pas être ma grand'mère seule qui s'indignerait à ce mot, mais son mari, mais maman elle-même, mais toutes nos connaissances, sauf celles qui ne désiraient que ma ruine dans l'opinion publique. Les Vaufrenard habitaient depuis trop peu de temps la province pour concevoir l'énormité de leur projet. Moi, personnellement, j'avais bien pensé au Conservatoire, mais comme à un désir insensé... Et M. Topfer, lui, qui était d'Angers, savait pourtant nos préjugés?... Une idée me vint: c'était que ni M. Topfer, ni les Vaufrenard n'ignoraient nos préjugés, mais qu'ils me tenaient nettement pour incapable d'être épousée, parce que je n'avais pas le sou. Ici, je retrouvai en moi, encore une fois, un peu de l'âme de grand'mère; je me sentis vexée, froissée dans mon amour-propre. Pourquoi? Les Vaufrenard et M. Topfer ne faisaient que constater ce qui était; et ils cherchaient à me sauver... Mais je me disais: "Je ne suis pas déplaisante!..." Je peux bien le reconnaître aujourd'hui sans fatuité, j'étais assez belle fille; j'étais grande, bien faite, avec des cheveux! de quoi m'habiller presque tout entière... Il est vrai que j'avais entendu dire bien souvent à grand'mère: "La beauté, oh! oh! en voilà une chose qui ne pèse guère dans la corbeille de mariage!..." Quant à mon piano, j'avais renoncé, il le fallait bien, à le considérer comme un appoint quelconque pour le mariage, parce qu'il était admis que j'en jouais d'une manière qui dépassait la commune mesure... Les Vaufrenard et M. Topfer, qui portaient la responsabilité de m'avoir engagée hors de la route commune, voulaient du moins, par ce chemin de biais, me faire aboutir quelque part.

Alors, seulement, la sagesse de grand'mère m'apparut. C'était une triste sagesse, puisqu'elle consistait à briser sans merci tout élan qui nous pût élever au-dessus de la moyenne; mais c'était vraiment la manière de vivre en parfait accord avec les gens de son monde. Elle n'employait point sa sagesse à rechercher si une telle modestie d'inspirations était conforme aux tendances de chacun, mais elle l'utilisait à faire ployer chacun sous la règle générale. C'est pour cela qu'elle avait tant fait la grimace lorsqu'il s'était agi de développer "mon talent." Mais, à présent, comment revenir en arrière? Au contraire, il fallait, à tout prix, avancer. C'est ce que comprenaient très bien les Vaufrenard et M. Topfer.

Nous fîmes, tous les quatre, le serment de taire le mot "Conservatoire," trop perturbateur, en vérité, de la paix publique, à Chinon; mais nous nous conjurâmes pour nous procurer les moyens de préparer le concours. Ils affirmaient que les leçons de Bienheuré, combinées avec des exercices quotidiens sous la direction de M. et de Mme Vaufrenard, pendant une année, me mettraient en état. A ce moment-là, eh bien! on aviserait.

Ces enragés Vaufrenard obtinrent ce qu'ils désiraient, c'est-à-dire qu'on me conduisît à Tours, chez Bienheuré, une fois par semaine. Quelle emprise merveilleuse fallait-il qu'ils eussent sur mes parents! Leur pouvoir me parut extraordinaire. Grand'mère en me poussant davantage au piano semblait me conduire au sacrifice, mais elle m'y conduisait: les Vaufrenard y tenaient. Elle, si intraitable, si fière, quand elle avait dit, maintenant: "les Vaufrenard," elle avait reconnu ses maîtres. Elle ne se courbait pas de bonne grâce; elle grommelait et pestait en dedans, mais cependant rendait hommage à une puissance indiscutée, l'argent: les Vaufrenard l'avaient obligée pécuniairement.


XVII

Et chaque samedi, désormais, tantôt maman, tantôt grand-père, tantôt grand'mère elle-même, me conduisaient à Tours, entre deux trains, chez Bienheuré. Le samedi était le jour de la semaine où, de tout le département, on se rendait au chef-lieu; si je me souviens bien, il y avait, ce jour-là, une réduction sur les tarifs du chemin de fer. De sorte que nous faisions l'aller et le retour, ordinairement, de compagnie. Pendant six semaines, nous nous trouvâmes à la gare avec la famille de la Vauguyon adonnée à la confection du trousseau de son aînée. Cette aînée n'était pas mariée, que l'on nous annonça les fiançailles de la cadette; et la famille continua à aller le samedi à Tours, pour le trousseau de la seconde fille. Puis ce fut une des demoiselles Pallu, que j'avais moins fréquentée que les Vauguyon, mais enfin que nous connaissions. Quand ces jeunes filles avaient parlé avec volubilité, sur le quai de la gare et durant le trajet, de leurs toilettes, de leur voile, de leur sac de voyage, de la future soirée de contrat, et des cadeaux sur lesquels elles comptaient, elles me disaient et me répétaient volontiers: "Et vous? vous allez toujours chez votre professeur de piano?..." Encore celles-ci étaient-elles discrètes; mais, après Pâques, ces trois premiers mariages accomplis, ce fut Mlle Patissier qui, enfin, agréa un prétendant, et vint à Tours, pour son trousseau. Mme Patissier, en arrivant à Tours, ne manquait jamais de me dire: "Mademoiselle Madeleine, vous, vous allez être encore plus savante, ce soir!..." Et, un jour que c'était ma grand'mère qui m'accompagnait, elle lui décocha ce trait: "Mais, madame Coëffeteau, vous allez donc faire de votre petite-fille une professionnelle!"

Ma pauvre grand'mère en devint verte. Rien ne pouvait la blesser davantage. Elle ne trouva rien à répliquer, elle qui avait pourtant le verbe haut et l'habitude du dernier mot. Elle feignit de prendre la chose en plaisanterie et s'obligea à un sourire qui me toucha, moi, profondément, et me remplit de pitié. Je fus sur le point de lui dire: "Grand'mère, n'allons plus chez Bienheuré!" et de renoncer, pour ne pas lui faire trop de peine, à cet avenir musical qui m'exaltait pourtant, qui absorbait toute la force de mon âge et me maintenait un peu dédaigneuse des railleries sournoises dont on nous accablait. Mais n'aller plus chez Bienheuré, c'en eût été bien d'une autre!... car grand'mère n'admettait pas que l'on revînt sur un parti quand une fois on l'avait adopté. Loin de me savoir gré d'interrompre mes leçons, elle m'eût fait observer que ce n'était pas la peine alors de les avoir commencées et d'en avoir fait la dépense depuis huit mois, ainsi que celle de si nombreux déplacements. Nous continuâmes donc d'aller chez mon professeur de piano, et je fus chaque samedi soir "plus savante." Petit à petit, d'ailleurs, cela passa à l'état d'habitude; on n'interrompit ces voyages hebdomadaires qu'aux grandes chaleurs de juillet.

Je devais être prête, cette année-là, à concourir; mais personne n'osa aborder devant ma famille un sujet si scabreux. Nous fûmes mal favorisés, aussi: M. Topfer était obligé de retourner à Contrexéville; M. Vaufrenard était anéanti par des crises de coliques hépatiques, et ce qu'il y avait de pire, c'était que Mme Vaufrenard prétendait que la seule appréhension d'aborder ce redoutable sujet devant ma grand'mère lui avait "tapé sur le foie." Lui-même disait: "Attendons, patientons; nous avons le temps, que diable!... Ah! il nous faudrait un petit événement, un prétexte, je ne sais quoi!..." Je crois qu'il commençait à comprendre la vanité d'un projet qui consistait à heurter nos usages.


XVIII

Les matinées du dimanche étaient interrompues par l'absence de M. Topfer et la maladie du maître de la maison. Il faisait une chaleur torride; tout semblait anéanti; on grillait sous le soleil, pendant la journée, et, le soir, mes grands-parents, maman et moi, nous nous rendions chez les Vaufrenard afin d'essayer de surprendre un peu d'air dans le Clos, où l'on s'asseyait ou s'étendait sur l'herbe. Ces soirs lourds d'été, que l'on s'accordait à trouver suffocants et intolérables, me remplissaient pourtant d'un trouble secret dont le souvenir me cause une nostalgie bien forte, et qui, sur le moment, dans ce temps-là, me donnait, au contraire, une nostalgie de l'avenir non moins déchirante. Je me souviens de l'odeur des herbes fauchées et du goût des vrilles de la vigne que je suçais, étendue sur le dos, en regardant le ciel scintillant. De quoi avais-je une envie si ardente? Je n'en savais rien, je n'en sais rien; il me semblait que c'était de quelque chose d'immense et de beau qui était épars sous cette voûte d'étoiles, dans cette vallée endormie, et qui se balançait avec le vol des chauves-souris, me soulevant le cœur, à chaque oscillation. Quand un peu d'air passait, tout le monde le signalait, et Mme Vaufrenard, qui faisait volontiers l'enfant, disait: "Petit air! petit air! ne t'en va pas!" Moi, j'avais la chair de mes bras, toujours fraîche, sur laquelle j'appuyais, de temps en temps, ma joue et ma bouche. Quand j'essaie de me rappeler ce qui dominait en moi, dans ces moments, je crois que c'était cette idée: "Il est impossible que la vie ne m'apporte pas quelque chose de délicieux!..." Et j'avais confiance, et la grande chaleur ne m'incommodait pas.

Déjà les souvenirs du couvent s'éloignaient; j'étais sortie de Marmoutier depuis un an, et toutes les images que mes rêveries m'en rapportaient me paraissaient petites comme si elles étaient vues par le gros bout de la lorgnette. Mais le souvenir de mon amour imaginaire, quand il revenait, lui, me serrait à la gorge. Je détestais cet homme qui m'avait bouleversée, mais dans les rêveries, n'est-ce pas? on se demande volontiers: "Quand est-ce que j'ai été le plus heureuse?" Eh bien! j'avais été le plus heureuse quand j'étais tourmentée par lui!

On entendait les petites notes isolées et mélancoliques que poussent les crapauds, le soir, dans les vergers, et ces bruits singuliers qui viennent des rivières d'où le moindre son est renvoyé au loin: le saut d'une carpe hors de l'eau, le choc des avirons sur une toue, ou le heurt de la boîte où Gaulois enfermait le produit de sa pêche.

Presque en même temps, vers le 20 août, les grandes chaleurs s'apaisèrent. M. Vaufrenard se trouva rétabli, M. Topfer eut terminé sa saison d'eaux. L'animation des vacances reprit à Chinon, et nous vîmes venir nos jeunes mariées de l'année, du moins une des Vauguyon dont le mari était du même canton que nous, et l'ex-Henriette Patissier qui s'appelait à présent Mme Boiscommun et était déjà dans l'attente d'un bébé. Son mari était ingénieur et construisait des bateaux pour les chantiers de la Loire, à Saint-Nazaire; ils avaient de nombreuses relations et paraissaient au comble du bonheur. Jamais ni Henriette, ni sa mère, Mme Patissier, ne se montrèrent, pour moi et pour toute ma famille, plus aimables. Ces dames voulaient à toute force me marier. Grand'mère ne fut pas immédiatement flattée d'un tel zèle, et le prit d'un peu haut; mais on ne voulut point s'apercevoir d'où elle le prenait; on redoubla de gentillesse. Moi-même, je ne faisais pas l'empressée; le mariage ne me souriait guère; et, pour rien au monde, nous n'eussions voulu tenir un mari de la famille Patissier! Mais Henriette, avec sa situation faite, son bonheur, sa grossesse, avait aux yeux de tous acquis sur moi, simple jeune fille, une autorité qui lui permettait de traiter d'enfantillages toutes nos tentatives de nous dérober.

Henriette en vint à me parler d'un jeune homme de Richelieu, de qui elle avait fait la connaissance à une soirée, à Nantes, et qui était, paraissait-il, amoureux de moi. Amoureux de moi!... un jeune homme!... Oui. C'était un jeune homme qui venait assez souvent à Tours, le samedi, depuis plusieurs années, qui avait une jolie moustache noire, des yeux très doux taillés en amande et des cheveux un peu ondulés... A la description, je reconnus bien en effet un jeune homme qui s'était, plusieurs fois, trouvé dans notre compartiment et qui me regardait si attentivement que j'avais cru, un jour, qu'il se moquait de ma façon de me coiffer ou de ma toilette. Il avait raconté à la jeune Mme Boiscommun ces rencontres dans le trajet de Chinon à Tours. A la description qu'il faisait de moi et des personnes qui m'accompagnaient, elle n'avait pas eu de peine à me reconnaître, et elle s'était juré, disait-elle, de me faire épouser ce garçon d'excellente famille.

Le hasard voulut que grand'mère et maman eussent remarqué le jeune homme en chemin de fer et qu'il leur plût. Moi, je l'avais aussi trouvé bien; il avait une figure d'une beauté un peu convenue, et qui, plus tard, quand j'eus compris ce que sont certaines physionomies d'hommes, m'eût certainement moins séduite; mais pour moi, dans ce temps-là, ce "jeune homme du chemin de fer," comme nous l'appelions, était le mieux que j'eusse vu. Je n'avais pas davantage pensé à lui, assurément, parce que j'étais toujours trop captivée par autre chose, par la pensée de M. Chambrun, dans un temps, ensuite par ma musique, par mes projets d'indépendance; mais je sentais que s'il fallait me marier un jour, ce "jeune homme du chemin de fer" était de ceux que je pourrais aimer.

L'ennui, surtout pour mes parents, était que la proposition nous vînt par la famille Patissier.

Mme Boiscommun me disait:

—Il est musicien, ma chère!... Entre nous, c'est peut-être cela qui l'a attiré vers toi: il avait vu ton rouleau et il t'avait entendue, dans le train, parler de Bienheuré.

—Entre nous, faisais-je en souriant, il m'avait déjà fortement reluquée sans mon rouleau, quand j'étais encore pensionnaire...

En tout cas, il était musicien; il ne me déplaisait pas; et peut-être il m'aimait!... Oh! quel étrange effet cela vous produit, d'entendre dire, pour la première fois, qu'un homme vous aime! Les jeunes filles qui ont l'habitude du flirt ne peuvent pas comprendre cela... Mais quand on va atteindre vingt ans sans avoir connu ni la douceur de la parole d'un homme ni le serrement de main qui ne s'adressent qu'à vous, que c'est bon, mon Dieu! d'entendre dire que quelqu'un vous aime!

Ah! me voilà, tout à coup, dans un bel état! Avec cela, ne m'étais-je pas créé une sorte de fidélité de veuvage à mon premier amour? Oui, oui, c'était ainsi. L'amour, chez nous, était si suspect et si tôt coupable, qu'au moins fallait-il le couvrir d'une parure d'obligations et de sacrifices, pour nous innocenter à nos propres yeux. Et, comme on fait bon marché de l'avenir dans les héroïques résolutions de la jeunesse, je m'étais juré de n'aimer plus jamais! Le trouble qu'un manquement à mon serment me causait avivait mon désir de me précipiter dans quelque autre sentiment qui achevât de me troubler et me fît peut-être tout oublier. En quelques jours, je construisis un second rêve autour de la figure de notre "jeune homme du chemin de fer;" je promenais partout avec moi son image, c'est-à-dire le souvenir de sa personne entrevue dans le coin d'un compartiment de seconde ou sur le quai de la gare de Tours; je mesurais ma taille à la sienne; je me demandais: "Pourrons-nous nous donner le bras facilement?" Il me semblait qu'il était plus petit que moi, et je me souviens que je me disais: "Mais, cela n'est pas mal du tout, qu'une femme soit plus grande que son mari..." Je me disais cela en regardant l'œil sombre de la citerne du père Sablonneau où les araignées d'eau gambadaient; une large taie verte en couvrait aux trois quarts la surface, et cela me fit penser, un moment, à la paupière presque entièrement abaissée d'un gros œil malin, qui sourit...

Enfin, j'étais déjà très empoignée par ce sentiment nouveau, quand ma famille se décida à ne pas dire non aux propositions de Mme Patissier et de sa fille.

Mme Patissier et sa fille crièrent: "Bravo!" sautèrent de joie; elles jurèrent de leur immense amitié pour moi, pour nous tous; elles étaient si heureuses, si fières de contribuer à mon bonheur; elles firent tant de bruit, chez les Vaufrenard, où il y avait du monde, que beaucoup de personnes, déjà instruites, d'ailleurs, depuis quinze jours, par mille sous-entendus, ne purent rien ignorer du petit complot matrimonial.

Puis, le lendemain, aussitôt après le déjeuner, pour ne nous point manquer, Mme Patissier vint à la maison s'informer du chiffre de ma dot: c'était essentiel.

Je ne sus pas ce qui fut dit pendant cette entrevue. Je tremblais, car ma dot devait être d'une maigreur repoussante. Mais Mme Patissier sortit non moins rayonnante qu'à son arrivée; et, dans la ville, malgré toute la discrétion recommandée, il dut être bien impossible de ne pas savoir que la famille Patissier "me mariait."

On attendit... Et pendant que l'on attendait, nous étions fort ennuyés que l'on parlât si haut de cette affaire.

Tout à coup, un dimanche, chez les Vaufrenard, la figure de Mme Patissier est changée; Mme Boiscommun nous regarde avec un air de condoléance, et l'on ne nous dit rien, qu'à la fin de la journée, quand tout le monde a vu ces mines de catastrophe. Qu'y a-t-il? C'est bien simple. Le père du jeune homme s'oppose absolument à tout mariage de son fils qui ne lui puisse permettre d'acheter une petite étude de notaire.

Et Mme Patissier et Mme Boiscommun de s'indigner contre des mœurs qui ne tiennent pas compte des sentiments et qui font du mariage une affaire. Les Vaufrenard font chorus. Toute ma famille les accompagne: n'est-il pas odieux qu'un garçon ne prenne femme que pour payer son étude?

La réprobation fut trop générale: un bien grand nombre de personnes, en vérité, condamnaient les usages reçus; mais en même temps, elles étaient informées que la petite-fille de Mme Coëffeteau n'était pas en état d'être épousée par "un avorton de notaire," tel fut le mot qui courut la ville.

On avait pu jusqu'ici conserver quelque doute sur notre état de fortune; désormais, ma pauvreté se trouvait établie.

—On ne m'ôtera pas de l'idée, dit grand'mère, que les Patissier ont voulu nous humilier publiquement.

—Tu vois toujours le mal partout!... lui répondait maman.


Que d'émotions, dès lors, le samedi, quand j'allais prendre le train! On ouvre une portière, au hasard; on se demande: "Allons-nous tomber sur lui?" S'il est là, s'enfuir vers une autre portière, que cela est gênant! que cela a l'air sot! car nous ne connaissions pas ce jeune homme; nous n'étions pas censés savoir ce qui s'était passé entre nous. Et, sans même l'avoir rencontré, cela me mettait dans une singulière agitation de sentir dans le même train que moi un jeune homme qui, si quelques circonstances se fussent rencontrées, eût pu, après tout, être mon mari.

Quelle rêverie, de Chinon à Tours, de Tours à Chinon! Que nous avons de contradictions dans l'esprit! Je caressais un rêve dont la réalisation m'eût sans doute bien déçue. Mais on aime à désirer à côté du possible, à côté même de nos propres désirs. Comment pouvais-je souhaiter d'être jamais la femme de ce garçon, puisque le plan de vie que je m'étais fait ne concordait en rien avec une modeste existence dans un trou de province, puisque j'étais résolue à avoir du talent, puisque je me destinais à briller dans les concerts, à gagner moi-même ma vie, à me griser pour toujours de musique?... C'était bien cela que je voulais; j'en étais sûre; je ne plaçais rien au-dessus de ma chère musique et de l'appétit de beauté que, jointe à mes anciennes extases de couvent, elle m'avait inspiré... Mais le mot "amour" prononcé, la possibilité d'être aimée et d'aimer, entrevue seulement, et tous mes songes magnifiques avaient été se blottir dans la petite cour d'une étude de notaire!... Ah! c'est que, pour nous autres, jeunes filles de ce temps-là, dans le seul mot "amour," tout l'idéalisme était contenu!

Dès que je me fus ressaisie, je compris combien il valait mieux pour moi que l'aventure n'eût pas abouti. J'avais eu, par mon éducation, par l'esprit de ma famille, par ma musique, de trop grands désirs, pour que je pusse à présent aller les étouffer dans une bourgade de dix-huit cents âmes. De toutes parts nous vinrent des détails sur ce qu'eût été ma vie côte à côte avec le jeune homme que j'avais manqué. D'abord, c'était un musicien de quatre sous; il raclait du violon, pour l'avoir appris au lycée, affirma-t-on, et sans avoir eu depuis aucun maître; il lui fallait cinquante mille francs pour payer une méchante étude qu'il guignait; son père était un vieux ladre; sa famille, beaucoup moins intéressante que ne nous l'avaient faite Mmes Patissier et Boiscommun, etc., etc. Allons! allons! voilà une aventure qu'il s'agissait encore d'oublier!


XIX

Un long hiver passa là-dessus. Notre seule distraction, du moins la mienne, était d'aller à Tours le samedi, surtout à partir du moment où nous apprîmes que "le jeune homme du chemin de fer" avait trouvé la dot voulue, qu'il avait acheté son étude et qu'il était fixé près de Châtellerault, en Poitou. Peu à peu toute ma famille avait pris l'habitude d'aller à Tours le samedi; personne ne grommelait plus contre ce servage imposé par ma manie musicale; on trouvait même à ce petit déplacement des avantages, le prix de l'aller et retour étant compensé par le bon marché et la qualité d'une foule d'"articles" très supérieurs à ceux qu'on se procurait à Chinon. Il arriva même cette chose assez curieuse, que mes parents se disputaient à qui m'accompagnerait le prochain samedi. Celui ou celle qui l'emportait me conduisait chez Bienheuré, puis essayait de trouver mon frère chez son carrossier, puis vaquait à ses affaires jusqu'au train de 5 h. 55.

Or, voilà-t-il pas Bienheuré qui s'avise, un beau jour, de demander ma main pour son gendre, veuf depuis quatre ans, et qui était professeur de solfège dans les écoles municipales! Ce fut maman qui reçut cette proposition en pleine figure, dix minutes avant le départ du train. Elle n'eut que le temps de dire au professeur:

—Je vous remercie, monsieur Bienheuré... très flattée... nous reparlerons de cela...

—Nous avons tout le temps, disait Bienheuré, tout le temps, madame!

—Ah bien! me fit maman, dans la rue, en voilà bien d'une autre! Qu'est-ce que ta grand'mère va dire?

Moi, cela me paraissait drôle:

—On se plaint que je ne sois pas demandée en mariage? Des demandes en mariage, il en pleut!

Mais grand'mère, comme il fallait s'y attendre, ne prit pas cela très bien. Elle prononça sans hésitation aucune:

—C'est regrettable pour Madeleine; elle ne pourra plus remettre les pieds chez son professeur. Voilà tout.

"Voilà tout." C'était bientôt dit: mais elle faillit en faire une maladie. Certes, elle se plaignait que je ne fusse pas demandée en mariage! Mais que je fusse demandée en mariage par un petit professeur de solfège dans des écoles "gouvernementales" et veuf par-dessus le marché, cela était cent fois pire que de n'être pas demandée du tout.

"Comment Bienheuré avait-il eu pareille audace?... Voyons!... Bienheuré qui avait connu Madeleine à Marmoutier!... Est-ce que les jeunes filles sont élevées à Marmoutier, d'ordinaire, pour entrer dans la famille de leur professeur de piano?... Ah çà! mais Bienheuré était fou? Un homme si calme, si patient, si discret, qui eût dit que?... Ah! après celle-là, on pouvait s'attendre à tout!..."

Et maman, toujours indulgente, qui s'ingéniait à défendre Bienheuré:

—Il n'a pas eu conscience, je t'affirme, disait-elle à sa mère: il m'a dit avec une grande simplicité: "Ces deux jeunes gens feraient si bon ménage!... Mon gendre connaît Mademoiselle Madeleine... Oh! il l'a aperçue, bien des fois, par une porte entre-bâillée... et il l'a entendue jouer: quel succès mademoiselle votre fille aurait dans les concerts!..."

Grand'mère fut intraitable. Il fallait renoncer à Bienheuré, même comme professeur; on lui envoya le montant de ses honoraires par mandat.

Pauvre Bienheuré! Maman et moi, trouvions sa démarche assez naturelle. Je me souvenais d'avoir aperçu en effet son gendre, dans une pièce voisine du petit salon où nous jouions; c'était un grand garçon, tout jeune encore, ni bien, ni mal. Il est certain que jamais l'idée ne me fût venue, spontanément, à moi, d'entrer dans la famille de mon professeur de piano. Mais la proposition ne me paraissait pas extraordinaire, et elle n'était pas du tout insensée. Je m'étais vouée à la musique; il ne s'agissait plus de le dissimuler: je me destinais secrètement à être une "professionnelle." Ce grand mot qui faisait frémir mes parents, il allait falloir le prononcer tout haut un jour ou l'autre; c'était à le mériter que je m'appliquais, c'était pour que je fusse une "professionnelle" que tous les membres de ma famille, successivement, me conduisaient à Tours le samedi; mais ils ne voulaient pas le savoir...; et pourtant, à la fin de cette année, coûte que coûte, nous allions tous nous heurter à l'inévitable concours!... Ah! quand je pensais à ce concours!... Eh bien! mon professeur, qui connaissait, à ce propos, mes terreurs, venait à mon secours et me faisait sauter, à pieds joints, dans la "profession" musicale, si l'on peut dire, par le moyen du mariage... Ce n'était pas si sot, ni si désobligeant pour nous. Une fois mariée, n'aurais-je pas pu me présenter au Conservatoire sans bruit, alors que, jeune fille, c'était un esclandre?... Enfin, en cas d'échec, Bienheuré me lançait dans les concerts que l'on commençait à organiser à Tours, à l'imitation de ceux d'Angers... Où trouverais-je jamais un mari qui me permît de suivre aussi exactement mes goûts et ce que je croyais pouvoir appeler décidément "ma vocation?"

Il m'est impossible de savoir si oui ou non le gendre de Bienheuré eût été pour moi le mari rêvé; mais, en fait de mariage de raison, si jamais je devais me résoudre à en contracter un, celui-là était le rêve. Car, du moment que mon cœur n'était pas pris, je ne voulais plus vivre que pour la musique et par la musique; or, mes expériences du jeune médecin et du jeune notaire étaient là pour m'avertir qu'il était prudent de me méfier des bonds de mon cœur.

Enfin on donna son congé à Bienheuré. Mais, renoncer aux leçons du samedi n'était pas si simple que cela! Il fallait compter avec l'opinion. Pourquoi renoncions-nous tout à coup aux leçons de piano? Il avait été déjà assez mystérieux de prendre tant de leçons de piano; mais, la chose une fois admise, rompre ainsi, tout à coup, au beau milieu de l'année, exigeait une explication. On allait, disait grand'mère, nous croire dénués au point de ne plus pouvoir payer les cachets! Avouer la raison qui nous séparait de Bienheuré, à ses yeux, était pire. On délibéra. Le samedi nous surprit sans que la difficulté fût résolue, et pour ne point fournir d'aliment aux caquetages, nous allâmes à Tours, ce samedi encore, sans y avoir rien à faire.

Du moins y fîmes-nous une enquête chez les marchands de musique, demandant partout qu'on nous indiquât un professeur de piano parfaitement recommandable. Et partout la réponse était identique: "Mais Bienheuré mesdames!... Est-ce que vous ne connaîtriez pas Bienheuré?..." Grand'mère disait: "Si, si, mais il est sans doute fort occupé: à défaut de Bienheuré?..." Oh! à défaut de Bienheuré, il y en avait une quantité, et aux conditions les plus abordables; et on nous citait des dames veuves, des demoiselles d'un certain âge. Les prix de ces leçons, sans proportion aucune avec ceux du maître Bienheuré firent rougir grand'mère d'humiliation; elle ne voulut point paraître seulement les entendre; elle disait en souriant: "Oui, oui... je vois..."—"Vous voyez, madame," lui disait-on chez les marchands de musique. Et dans ces "je vois," dans ces "vous voyez," on sentait tout le conventionnel mépris de notre monde, comme des boutiquiers eux-mêmes, pour ce qui n'est pas classé officiellement hors de pair. Les marchands, toutefois, nous laissaient par écrit les adresses de ces pauvres professeurs de piano, car ils savaient bien que ce n'est jamais du premier coup, et quand on vient de prononcer le nom de Bienheuré et le chiffre de ses cachets, que l'on se décide à s'adresser à ce fretin; mais le lendemain ou l'heure d'après, à la dérobée.

Et c'est ce que nous ne manquâmes pas de faire, le samedi suivant. Munis des sept ou huit cartes de professeurs qu'on nous avait remises, nous nous présentâmes chez celui d'entre eux dont le nom avait été le plus de fois recommandé et, d'ailleurs, flattait grand'mère par sa belle consonance et sa particule: c'était une Mme de Testaucourt, appartenant à une famille connue et récemment éprouvée par un désastre financier. Mme de Testaucourt plut à ma famille, tant par ses manières distinguées que par ce qu'on savait de son infortune. Elle me fit asseoir au piano dès cette première visite et ne parut pas du tout s'apercevoir que je ne jouais pas comme la première venue. Je pensai: elle est très forte ou elle ne sait pas ce que c'est que de jouer du piano. Dès qu'elle m'eut donné une "leçon" je fus assurée, sans aucune forfanterie de ma part, que c'était moi qui lui enseignais quelque chose, et qu'elle n'avait, la pauvre femme, absolument rien à m'apprendre. Je confiai mon impression à maman qui me dit: "C'est ennuyeux, parce qu'il sera bien difficile de faire croire cela à ta grand'mère!" En effet, grand'mère fut persuadée que c'était pure illusion de ma part, et qu'en tous cas il convenait de faire une épreuve plus prolongée des capacités de Mme de Testaucourt. Il pénétra cependant un doute dans l'esprit de grand'mère, et ce qui la tourmentait était la crainte que mon jeu ne parût affaibli aux Vaufrenard, quand ils reviendraient de Paris.

Elle vivait dans l'appréhension de contrister les Vaufrenard; on leur avait caché, comme à tout le monde, l'incident Bienheuré.


L'incident Bienheuré fut connu à Chinon. Nous l'apprîmes, environ six semaines après, d'une façon singulière: par une autre demande en mariage!

Un dimanche, après-midi, comme nous nous préparions à sortir, maman fut avertie qu'un monsieur l'attendait au salon.

—Un monsieur comment?...

—Un monsieur en tuyau de poêle, en redingote, avec des gants.

—Vous êtes bien sûre que c'est à moi qu'il veut parler?—demanda maman qui croyait toujours que l'on ne pouvait avoir à s'adresser qu'à sa mère.

C'était à maman que ce monsieur désirait parler. Le colloque dura dix minutes à peine. Maman sortit du salon, toute pâle, suffoquée, hésitant à raconter la visite. En dessous, elle semblait aussi avoir envie de rire, et elle eût peut-être ri, si elle n'eût redouté sa mère.

Enfin elle raconta que le monsieur en redingote était le nouveau pharmacien établi sur la place de la gare. Ce garçon venait demander ma main.

Ma grand'mère, toute chapeautée, gantée, prête à sortir, s'assit, sans dire mot, sur un coffre à bois du corridor d'entrée, où nous nous trouvions; puis, aussitôt, relevée par la colère, elle arpenta, à grands pas, le corridor; elle poussa la porte du salon, afin que maman y achevât son récit; mais le souvenir, peut-être l'odeur du pharmacien qui avait passé là, la rejetèrent en arrière, et elle alla tomber sur une chaise de la salle à manger. Maman disait:

—Qu'est-ce que tu veux? Il avait entendu parler de l'autre...

—Comment!... de l'autre?

—Oui, du professeur de solfège...

—Alors, l'autre... tout Chinon sait!...

Le professeur de solfège était venu aux renseignements à Chinon; il avait vu les notaires, appris par eux le chiffre minuscule de ma dot,—mon prix!...—et, dans la ville, ici et là, cueilli sur moi, sur nous, quelques éclaircissements. Par les saute-ruisseaux, par les clercs, on avait aisément su qui venait de Tours s'enquérir de Mlle Doré: un professeur de solfège dans les écoles municipales. Le pharmacien, nouveau dans la ville, avait jugé qu'il valait bien le professeur.

Et ce jeune pharmacien ganté, en redingote, en tuyau de poêle, sonnant à la maison, un dimanche, quand toute la ville est dans la rue!... De celui-là non plus, on n'ignorerait pas la démarche...

Pauvre grand'mère! de quelles tribulations ne fus-je pas pour elle la cause involontaire? De pareilles épreuves l'accablaient; on la trouvait très vieillie. Le docteur demandait, pour la quarantième fois, à maman:

—Quel âge a donc madame votre mère?

—Soixante-sept ans à la Toussaint, docteur.

—Ah! ah!...

Et il ajoutait confidentiellement, du ton dont il eût formulé une ordonnance un peu intime:

—Ce qu'il lui faudrait, c'est un bon mariage pour Mademoiselle Madeleine...

Nous le savions bien! et cela me faisait trembler, parce que je prévoyais que si, par hasard, un "bon mariage" se présentait, qu'il me plût ou non, il me faudrait l'accepter pour épargner la santé de grand'mère.

En attendant, comme les "bons mariages" n'affluaient pas, je proclamais, moi, pour éviter les mauvais, que je ne voulais pas me marier:

—Je n'aime que la musique!

Tout le monde haussait les épaules.

—Dame! écoutez: si, sans fortune, on ne peut pas épouser qui vous plaît, moi j'aime cent fois mieux rester fille.

Alors grand'mère disait:

—La fortune! la fortune!... sans doute; mais il ne faut pas oublier, mon enfant, que nous avons fait les plus grands sacrifices pour te procurer une éducation parfaite. Dieu merci, malgré tes... originalités, tu es et tu passes pour une jeune fille bien élevée: c'est un capital, cela. Il se trouvera quelqu'un pour l'apprécier.

Le noyau de la foi de grand'mère était cela: une jeune fille bien élevée a une valeur de... Il ne peut se faire qu'elle ne s'allie pas quelque jour à une valeur correspondante.

Sous son inquiétude, et malgré ses crises de désespoir, elle gardait un optimisme tenace.


XX

Nous vîmes encore refleurir le printemps aux balcons de la terrasse et dans le Clos de M. Vaufrenard. Pendant que les Vaufrenard étaient à Paris, nous avions l'autorisation de pénétrer chez eux pour aérer la maison, pour surveiller Tondu, qui était chargé d'entretenir le petit parterre; et il m'était recommandé d'user du demi-queue Erard, pour mes études, de préférence à mon vieux piano droit.

J'aurais eu grand plaisir à voir blanchir les arbres à fruits, à voir se réveiller la terre du père Sablonneau et reverdir les peupliers des îles, si chaque retour de saison ne m'eût été abîmé par l'idée que j'étais une jeune fille à marier, que je ne me mariais pas, que j'aurais dû être enlevée d'ici depuis longtemps, comme les autres qui avaient joué, enfants, avec moi, sur cette terrasse, enfin par l'idée que j'aurais dû n'être plus là!

Quand Sablonneau bêchait sa vigne, s'il m'apercevait d'en bas et portait la main à son chapeau, il dodelinait de la tête, il soulevait une épaule, et souvent il mâchonnait un juron. Mon frère, qui n'était jamais gêné par les mots, m'avait rapporté ce que Sablonneau, un jour, avait dit ainsi dans sa gorge avec un gros juron: "Si c'est pas dommage, un si beau brin de fille!..." Sablonneau lui aussi pestait que je ne fusse pas mariée. Sablonneau faisait comme ma vieille Françoise qui, lorsqu'elle m'aidait à m'habiller, ne pouvait me voir ni les bras nus ni la gorge sans pousser des soupirs à fendre l'âme. Et si je lui demandais en riant: "Mais, qu'as-tu donc?" elle dodelinait de la tête, elle aussi.

Ah! si ce n'eût été ce désir général de me voir mariée, que j'eusse donc été tranquille, moi! Que je me fusse amusée à voir gambader mes araignées d'eau dégingandées dans la citerne! Que je me fusse satisfaite, longtemps encore sans doute, à voir mes songeries, mes regrets, mes désirs imprécis, mes espérances emplir cette belle vallée en fleurs! Derrière moi, je n'avais que dix pas à faire, j'étais à mon piano avec mon Chopin, mon Beethoven, mon Rameau et mon Franck, mes enchanteurs! Aussitôt en leur pouvoir, par le jeu à présent si facile de mes doigts, le reste du monde me semblait peu de chose! Je me rappelais ce que M. Topfer m'avait appris de Beethoven: "Cet immense génie était sourd! Imaginez-vous un homme entouré d'une muraille infranchissable... Il n'entendait ni sa musique, ni les applaudissements qui l'accueillaient..." Et M. Topfer, en désignant les partitions des œuvres sublimes ajoutait: "Tout cela ne s'est passé que dans sa tête!..." Je voyais l'œil bleu, l'œil d'enfant, de M. Topfer, se mouiller d'admiration et d'émotion profonde à cette pensée. Le goût de la vie intérieure, développé par l'éducation chrétienne, me semblait préférable à tout autre... Quand j'avais passé la journée sous l'influence de la poésie de mes grands maîtres, j'étais dégoûtée du monde... Le "beau brin de fille" que Sablonneau voyait en moi, ces bras, cette gorge et cette chevelure qui attendrissaient ma vieille bonne, eh bien! j'offrais tout cela à ceux qui savaient le mieux me ravir, à mes chers génies; je m'imaginais que leurs ombres devaient se réjouir de voir une fraîche jeune fille se consacrer au culte de leur mémoire. J'ai conservé dans mes vieux papiers une petite poésie, dont je n'oserais pas recopier un seul vers, tant ils sont à la fois médiocres, innocents et hardis, par laquelle je vouais chaque partie de moi-même à mes trois célestes amants! Il y avait une strophe pour les yeux, une pour la bouche, une pour les "blonds cheveux," une pour les "longs bras blancs," une autre pour les "doigts agiles!" Les mots que je souligne donnent une idée du style employé et que j'empruntais aux romances: il me semble aujourd'hui comique, mais à la seule vue de ce papier jauni, mon cœur se soulève, parce qu'en écrivant à vingt ans ces choses naïves et cyniques, j'étais vraiment bien émue; ce n'était pas pour les envoyer à un journal, ni pour les montrer à quelqu'un, que je me torturais à trouver des rimes,—dans ce temps-là, les jeunes filles ne faisaient pas imprimer leurs vers...—c'était pour épancher un très réel bonheur intime, un bonheur très haut, très noble: véritable et logique suite de mes félicités religieuses.

Il me fallait quelque chose de grand, de magnifique. J'avais touché cela au couvent. Lorsque, ensuite, j'avais aimé un homme, sans l'approcher, j'avais pu aisément croire qu'il était de taille à combler mes désirs. A présent, je me croyais comblée par mon enthousiasme musical. N'étais-je pas heureuse? ne pouvais-je pas rester comme cela? Quel était donc le mariage qui ne détruirait cette félicité-là? Et quel mari m'en procurerait une analogue?

Je comptais sur le retour des Vaufrenard pour m'affermir dans la voie qu'ils avaient choisie pour moi, ce dont je leur savais tant de gré. Quel moyen auraient-ils imaginé pour m'emmener à Paris cet été et me faire concourir sans que grand'mère s'en aperçût? Ils commençaient à être assez puissants sur elle pour obtenir jusqu'à l'invraisemblable.

En les attendant, je travaillais sans maître, car la petite leçon que "je donnais" chaque samedi à Mme de Testaucourt était vraiment une pure formalité.

Ah! que c'était curieux, chez nous, cette attente des Vaufrenard, au printemps! Les arbres en fleurs, le travail du jardinier dans les parterres, le soleil commençant à réchauffer notre coteau en espalier, n'étaient rien: le renouveau, c'était les Vaufrenard qui amenaient avec eux l'air de Paris et qui ressuscitaient la vie à Chinon.

Ils étaient un peu, pour nous tous, ce que sont pour les enfants, à la campagne, les parents qui reviennent de la ville: qu'allaient-ils nous rapporter?

C'était le temps où l'on essayait d'acclimater en France la musique de Wagner. Nous avions su par le journal, qui s'en indignait comme d'une nouvelle invasion étrangère, et par les lettres des Vaufrenard, le bruit qu'avait fait à Paris une certaine représentation de Lohengrin. J'étais très avide de m'initier à la musique nouvelle que les journaux qualifiaient de barbare et les Vaufrenard de géniale.

Les Vaufrenard apportaient en effet avec eux presque toutes les partitions du maître nouveau. A la vue de ces couvertures couleur de miel où le nom de Richard Wagner se discernait parmi un charabia allemand, ma grand'mère bondit, grand-père fit la grimace, maman elle-même eut peur: on eût dit que les Vaufrenard hébergeaient chez eux et nous présentaient un espion!

—J'espère que Madeleine ne va pas jouer ça!... dit grand'mère.

—Pas de si tôt! fit M. Vaufrenard, tranquillisez-vous, madame!

Et il se refusa à me confier aucune partition, sous le prétexte qu'il ne fallait pas s'initier à cela toute seule: il avait peur que je ne fusse rebutée au premier accord; il voulait m'initier lui-même; il me dit à l'oreille: "Demain matin, ici!..."

Ce fut une sorte d'escapade frondeuse, une rébellion organisée contre les pouvoirs publics! Le matin, conduite par Françoise ou par ma pauvre maman qu'on ne craignait guère, je recevais de M. et de Mme Vaufrenard l'initiation wagnérienne. Tannhauser, les Maîtres Chanteurs, Lohengrin, l'Or du Rhin: en une semaine, nous avions parcouru presque quatre opéras, Mme Vaufrenard au piano, M. Vaufrenard chantonnant, chantant quelquefois, même en allemand! Je me souviens d'avoir été tellement enthousiasmée par la phrase de Voglinde, dans les abîmes du Rhin... après les cent trente-quatre mesures du prélude: "Vei...a, va-ga! vogue la vague!..." que je demandai à la reprendre moi-même, et M. Vaufrenard s'écria: "Mais, tu chantes!" C'était vrai, j'avais la voix juste, mais je n'avais jamais chanté que pour moi. Sans prononcer les paroles allemandes, je suivis tant mal que bien les rôles de femme qui se trouvaient dans ma voix. Ce fut un regain de plaisir pour nos réunions intimes du matin. L'amour wagnérien empêcha peut être M. et Mme Vaufrenard de s'apercevoir que je manquais des leçons de Bienheuré. Jamais notre commune frénésie musicale n'avait été si vive. On savait que M. Topfer avait été, quoique si intransigeant ami de ses classiques, un des premiers à goûter Wagner, et nous disions en chœur: "Ah! quand Topfer sera là!..."

C'est entre nous qu'il ne s'agissait pas de mariage! Nous avions autre chose à faire!...

Je disais à M. Vaufrenard: "Et mon concours?"

—Nous t'enlevons, c'est entendu... Nous t'enlevons au moment voulu!

J'en tremblais, mais avec un secret bonheur. Etais-je assez prise par la musique! Ah! vraiment ces Vaufrenard avaient découvert ma voie. C'étaient eux qui avaient soupçonné mon goût, qui l'avaient cultivé, surchauffé, qui m'avaient créé, on peut le dire, une seconde nature, car, sans eux, je n'aurais été, évidemment, que la petite bécasse à marier, ordinaire, et, franchement; ne m'avaient-ils pas mise au-dessus de cela?


Voilà où nous en étions, quand, un beau matin, je reçus une lettre particulière de M. Topfer.

Qu'est-ce qu'avait à me dire mon vieil ami Topfer? Il me demandait de vouloir bien me faire entendre en public, à Angers, dans un grand concert que donnerait, au mois de juin, une société musicale très connue dans le pays.

Me faire entendre en public!... Tout mon sang s'arrêta, quand je lus cela. J'eus d'abord une surprise, plutôt joyeuse, un orgueil fou, ensuite une idée un peu vulgaire, dont je ne me flatte pas: "Que de gens vont être "épatés!" C'est que je sentais déjà, à cette époque, quoique d'une façon très imprécise, que ceux que nous avons indisposés contre nous en nous singularisant un peu parmi eux, nous les subjuguons et les gagnons en nous singularisant tout à fait. Je vis les journaux où mon nom serait cité, peut-être répété dans un article; je vis la figure épanouie des Vaufrenard, je vis le petit œil bleu, si ému, de mon cher vieux Topfer... Mais tout à coup, je vis aussi le lieu du concert, l'estrade, le piano ouvert, la salle comble... Et je dus m'asseoir.

Je descendis, bouleversée. Maman, grand'mère, avaient aussi reçu, chacune, une lettre de M. Topfer. Il avait pris toutes ses précautions, le cher homme! Maman était très flattée et ne pensait qu'à la toilette qu'il me faudrait pour jouer en public; grand'mère gardait une réserve inquiétante, elle allait et venait par la maison, les lèvres serrées, l'enveloppe de M. Topfer pliée en deux et fichée entre deux boutons du corsage. Elle avait dit seulement, paraît-il: "Moi aussi, j'ai reçu une lettre."

Tout à coup, ayant achevé je ne sais quelle besogne, elle éclata. Elle était indignée, tout simplement; à l'entendre, une pareille proposition équivalait à un attentat contre ma personne. Elle n'aurait jamais cru cela possible de la part de M. Topfer; cependant, elle rappelait qu'elle l'avait toujours dit: "Ces artistes sont, au fond, tous des bohèmes." Pour qui nous prenait-il, ce vieux "coureur de cachets?" N'allait-il pas, aussi, m'offrir cinq cents francs pour m'exhiber en public, comme une comédienne?

—Va à Angers, ma fille!... monte sur les tréteaux comme une Sarah Bernhardt!...

—Mais, grand'mère, il ne s'agit pas...

—Comment? il ne s'agit pas? De quoi s'agit-il donc?... Une femme qui appartient au public n'appartient plus ni à sa famille, ni à sa maison... Mais, c'est à croire, ma pauvre enfant, que votre génération a perdu le sens commun: quel est donc le but de la vie, si ce n'est de fonder une famille?

—Sans doute, grand'mère, mais pourquoi nous fait-on cultiver les arts?... pour ne les savoir qu'à moitié?...

—Oui, oui, raisonne, ma fille, c'est de ton temps!... Les arts! les arts!... Je vous demande un peu!... Mais si ta mère m'avait dit un mot comme celui-là, quand elle avait ton âge, je lui aurais administré une correction, comme à une petite morveuse... Oh! n'aie pas peur: cela ne se fait plus!

Et elle s'en allait, répétant:

—Les arts!... les arts! Ma parole, je ne comprends plus... Je suis trop vieille, décidément, je suis trop vieille... L'année dernière, c'était "l'amour," Sa Majesté l'Amour, la grande passion!... L'année d'avant, il fallait vous empêcher d'être trop dévote!... C'est à donner sa langue au chat... Je m'y perds... Mes parents à moi sont morts, pourtant, plus âgés que je ne le suis; ils avaient vu bien des guerres, bien des bouleversements et des révolutions; mais je ne crois pas qu'ils aient essuyé pareil vent de folie!...


XXI

Grand-père reçut son algarade. Il revenait du dehors où il jardinait, le matin. Grand'mère lui donna à lire la lettre de M. Topfer, et je vis, à ses yeux, qu'à la fois il était flatté et sentait que nous allions avoir de vives discussions.

Il ne dit rien. Mais ne pas soutenir sa femme, c'était presque se prononcer en faveur de la proposition Topfer. Oh! qu'il eût mieux fait de rester à retourner la terre, dans ses plates-bandes, une heure de plus!... Son muet acquiescement au projet musical provoqua une crise qui dura longtemps et pendant laquelle nous entendîmes tout ce qu'une honnête femme de la vieille bourgeoisie provinciale pouvait concevoir de secrète horreur pour le monde des arts. Ma pauvre grand'mère épancha une bile que nous ne soupçonnions même pas.

Il fallait que les Vaufrenard eussent une bien grande influence sur elle par ailleurs, pour qu'elle les supportât malgré leur musique. Nous vîmes que, depuis une dizaine d'années qu'elle fréquentait régulièrement et patiemment chez eux, ce culte de la musique, qu'on y célébrait, lui répugnait intimement comme l'eût fait une cérémonie en l'honneur de Baal! D'abord la musique classique l'ennuyait, quant à elle, et ceux qui la goûtaient y semblaient prendre une réjouissance de mauvais aloi. Dans son emportement, elle alla jusqu'à dire à son mari devant moi:

—Où cela mène? veux-tu que je te le dise?... Vaufrenard,—je le sais, par les confidences de sa malheureuse femme...—Vaufrenard...

—Eh bien!... Vaufrenard?...

—Il a eu dix maîtresses!

—Qu'est-ce que la musique a à faire avec cette circonstance? dit grand-père.

—Oui, oui, sans doute, la plupart des hommes sont sans conduite, mais il n'est pas moins certain que l'habitude du plaisir de l'oreille prédispose à tous les plaisirs, à tous!... Oh! vous pouvez rire et vous moquer de moi, je maintiens mes idées là-dessus: quoique d'un autre âge, elles sont les bonnes. De la musique, je vous le concède, comme de la peinture, il en faut, oui, pour occuper les loisirs et provoquer des réunions, et il est d'usage qu'une jeune fille peigne à l'aquarelle: c'est gracieux; et que l'on fasse un tour de danse pour faciliter les mariages, c'est nécessaire... mais, aussitôt que le "grand art" s'en mêle, vous ne voyez que prétention, excentricités et prétextes à se mettre, sous tous rapports, hors de la loi commune!...

Oh! ce fut une fameuse dispute qui dura toute la matinée! J'en manquai d'aller poursuivre ce jour-là mon initiation au "grand art" wagnérien, et l'on était tellement excité contre les Vaufrenard que je n'osai même pas, l'après-midi, proposer d'aller chez eux. J'avais pourtant un grand désir d'entretenir M. Vaufrenard du projet Topfer: il devait, lui aussi, le connaître, il avait certainement reçu, lui aussi, une lettre d'Angers. Car, à mesure que grand'mère combattait ce projet, par des arguments qui ne sont pas tous aussi faux qu'ils me semblaient l'être alors, je me sentais une irrésistible envie de triompher de toutes les difficultés, tant de celles qui me venaient du dehors que de celles que j'éprouvais moi-même. Avec ma consécration définitive à la musique, il fallait en finir, voyons! Mon vieil ami Topfer l'avait très bien compris; il m'en proposait le moyen... Si le petit coup d'Etat d'Angers réussissait, la partie était gagnée, mon sort déterminé; je ne pouvais plus revenir en arrière.

C'est un jeudi, je me souviens, que nous était parvenue la lettre de M. Topfer; le lendemain vendredi, nous avions, à dix heures, une messe anniversaire de la mort de mon pauvre papa; Mme Vaufrenard s'y montra, nous serra la main, disparut. Le lendemain c'était le voyage de Tours; point de Vaufrenard ce jour-là. De sorte que je ne pus revoir les Vaufrenard que le dimanche suivant. Cette première entrevue, après la lettre Topfer, devait avoir la plus grande importance. Le poids de M. Vaufrenard, seul, pouvait faire incliner les événements à mon gré. Grand'mère s'insurgeait contre lui, à distance, mais quand il lui parlerait dans le nez, avec sa belle voix de baryton, et de toute la hauteur de sa suprématie financière, qu'oserait-elle objecter?

Mon cœur palpitait assez fort, mais je n'étais pas très inquiète, j'avais confiance en la force de M. Vaufrenard et je ne pouvais douter qu'il ne l'employât à seconder son ami Topfer qui lui-même favorisait nos projets futurs et qui, d'ailleurs, c'était probable, n'avait agi que de connivence avec lui.

Je voyais bien ce qui se passerait à la matinée du dimanche. M. Vaufrenard m'embrasserait, d'un air fier, car, enfin, à l'idée que son élève allait bientôt se faire entendre devant un grand public, il se rengorgerait évidemment. Et, avec sa rondeur habituelle, il était homme à parler immédiatement du concert, à l'annoncer à toutes les personnes présentes, à organiser, qui sait? une caravane pour Angers afin de me faire un triomphe!... Quant aux habitués du dimanche, pensais-je à part moi, cela va leur porter un coup; ces gens-là me tiendront dorénavant pour quelqu'un... Et grand'mère sera subjuguée et croulera sous l'avalanche des félicitations.

Voilà comment, moi, j'arrangeais les choses.

Voici comment elles se passèrent.


XXII

Comme nous montions, à pas lents, la ruelle assez raide conduisant chez les Vaufrenard, nous vîmes, de loin, descendre à la grille, deux messieurs, dont l'un était M. Segoing, conseiller général, et dont l'autre nous était inconnu. A notre entrée, ces messieurs se trouvaient encore dans le vestibule où M. Vaufrenard était venu au-devant d'eux. M. Segoing nous salua, tandis que M. Vaufrenard entraînait l'inconnu, en lui appliquant la main à plat sur le dos, dans une petite pièce dite cabinet de travail. Nous fûmes seuls au salon, avec Mme Vaufrenard et le conseiller général, nous excusant, lui comme nous, de nous présenter de si bonne heure. Comme M. Vaufrenard ne rentrait pas, avec son inconnu, Mme Vaufrenard dit:

—Oh! mon mari adore les cachotteries!

Et nous sûmes que celui à qui il faisait, dans son cabinet de travail, des "cachotteries", était un architecte de Paris, nommé Achille Serpe, occupé dans les environs de Champigny, à restaurer le petit château de Bel-Ebat, à M. Segoing. Celui-ci nous parla des travaux qu'il faisait exécuter à sa gentilhommière, et il employait, non sans pédantisme, des termes techniques, pour exprimer cent détails de l'architecture de la Renaissance, qui nous étonnaient un peu, car nul ne s'était douté jusqu'à présent des connaissances archéologiques de notre conseiller général.

—Que vous êtes savant!... lui dit Mme Vaufrenard.

Il fit alors le modeste:

—Je vis depuis quinze jours dans la compagnie d'Achille Serpe!

—Oh! oh!... c'est tout dire!...

—C'est le Viollet-le-Duc de la Renaissance française: à côté de lui, on jurerait être encore sous le gouvernement du roi François Ier.

Mme Vaufrenard et ma grand'mère soupirèrent en même temps; grand'mère dit:

—Que n'y sommes-nous!

Mais c'était de M. Achille Serpe qu'il était question. Le conseiller général nous vanta son savoir, son goût, son ingéniosité, qui, ce n'était pas trop affirmer, touchait au génie... Il nous énuméra les travaux dont il était chargé en Normandie, en Bourgogne, en Périgord, par la Commission des monuments historiques. Nous étions édifiées sur le compte de l'architecte, lorsque celui-ci enfin entra, toujours poussé, dans le dos, par la main de M. Vaufrenard. On nous le présenta, quelques personnes arrivèrent presque aussitôt, à mon désespoir, car j'aurais voulu parler à mon aise à M. Vaufrenard. Je le regardais, l'œil brillant, afin de correspondre par ce seul signe avec lui: "Eh bien! disait mon regard, le concert?... hein?... qu'en dites-vous?..." M. Vaufrenard ne me regardait pas. Il parlait, à tort et à travers, de choses absolument dénuées d'importance, et il parlait beaucoup trop fort. Je pensais: "Il ne parlera pas plus haut, tout à l'heure, quand il annoncera mon concert!..." Et il ne l'annonçait point, ni haut ni bas! On n'en avait que pour l'architecte. Moi, je maudissais cet intrus qui venait là, par une coïncidence vraiment désolante, me couper mon effet. Que nous faisait cet Achille Serpe? Est-ce que quelqu'un d'entre nous avait un château Renaissance, ou s'en voulait faire construire un?... car cet Achille Serpe vous bâtissait, disait-on, en vingt-huit mois, avec la pierre du pays et l'ardoise d'Angers, un "petit Chenonceau," un "Hôtel Goüin," ou un "Azay en miniature..." C'était un homme ni beau ni laid, encore jeune, assez grand, avec des cheveux lustrés et plats, et des favoris courts rejoignant la moustache, le menton rasé, tel qu'on a représenté longtemps les agents de change, les hommes de Bourse.—On parlait tant de lui, qu'il fallait bien le détailler un peu!...—Et je me disais, en l'observant: "Va-t-il s'en aller?... C'est un étranger, et M. Segoing n'est pas des habitués des dimanches: leur visite ne saurait être longue..." Après tout, M. Vaufrenard aurait bien pu, devant eux, dire un mot de mon concert!... Un moment, comme on passait en revue les monuments de la Renaissance dans la région, on nomma l'Hôtel Pincé, à Angers... Je ne connaissais point l'Hôtel Pincé, mais au nom d'Angers, mon cœur sauta; mon œil s'aviva plus encore et je regardais M. Vaufrenard, à le suggestionner! M. Vaufrenard se souciait bien de mon regard enflammé!... et l'on abandonna la ville d'Angers sans accorder un mot ni à M. Topfer ni à la musique...

La musique!... Ah! ce fut ce M. Achille Serpe qui en parla, et à moi-même, et de quelle façon, Seigneur!

—J'ai entendu dire, mademoiselle, que vous êtes excellente musicienne...

—Oh!... monsieur!

Et je regardais M. Vaufrenard: "Hardi donc! mais parlez donc!... voilà l'occasion à vous de répondre pour moi: "Musicienne?... elle va tout simplement se faire entendre au mois de juin, devant quinze cents personnes!..." Et le satané M. Vaufrenard ne disait rien du tout et me laissait sur mon stupide: "Oh!... monsieur!..." qui n'était pas moins banal, je le reconnais, que la question de l'architecte Achille Serpe.

Je ne me suis jamais rappelé ce que me dit de nouveau ce M. Achille Serpe pour me tirer d'embarras; il m'en tira, en tous cas, et trouva moyen de me faire parler; car, ne voilà-t-il pas qu'il s'occupait de moi, maintenant, après avoir paru faire à peine attention à moi au début de sa visite! Je le trouvais ordinaire, et je ne me mettais pas en frais. En outre, je ne lui pardonnais pas mon mécompte. Tout à coup, je pensai: "Mais, ne se pourrait-il pas que M. Vaufrenard ignorât l'affaire du concert?..." Et je vous lâche mon Achille Serpe pour aller m'asseoir sur le tabouret de piano qui était en promenade loin de son instrument et que le maître de la maison, tout en causant, s'amusait à faire tourner sur sa vis. Et je dis à l'oreille de M. Vaufrenard:

—Eh bien!... et ce concert d'Angers?

Il fit, exactement, comme s'il n'avait pas entendu ma question.

"Ah! ah! me dis-je, qu'est-ce qui se passe?..." Peut-être aussi, ma grand'mère avait-elle correspondu avec lui depuis le jeudi précédent, et avait-elle décidé qu'il ne serait jamais question de cette "exhibition publique," comme elle disait?

Quelques minutes plus tard, on me priait de me mettre au piano, M. Vaufrenard disposait lui-même la partition; nous nous trouvions un peu isolés, lui et moi, devant le clavier; je me hasardai à lui demander:

—Vous n'avez donc pas reçu un mot de M. Topfer?

Il me dit, tous bas, d'un ton bourru:

—Tais-toi, petite sotte! tais-toi donc!

Ah! bien, je vous jure que j'étais en bonne disposition pour exécuter mon morceau, après cela!... M. Achille Serpe aurait une belle impression de mon talent!...

Il écouta patiemment et m'adressa force compliments. Ce n'est ni le nombre ni la chaleur des compliments qui vous touche. M. Vaufrenard dit:

—Ah! monsieur, vous allez voir une jeune fille pleine de confusion!

L'architecte ne me vit point du tout pleine de confusion: ses compliments ne me troublaient pas le moins du monde.

Et il ne s'en allait toujours pas!

Il parla des jeunes filles de Paris qui, à son dire, ne se distinguaient des femmes que par une hypocrisie plus soignée, plus constante: "hommage, dit-il, qu'elles rendent à la vertu traditionnelle qu'exigent d'elles les épouseurs."

M. Achille Serpe n'en avait pas fini avec ses jeunes filles de Paris! Je crois même qu'il en fit une étude trop vive et trop "appuyée," car ces dames se trémoussèrent, toussotèrent, et il comprit aussitôt qu'il dépassait la limite de perception de nos oreilles susceptibles. Je ne fus pas choquée, moi, de ses excès, parce que le fait même d'exprimer en termes voilés des choses que l'on n'abordait point dans nos conversations, me paraissait une supériorité. Cela n'était certes pas le signe chez moi d'une grande maturité d'esprit, mais je déclare mes impressions telles qu'elles furent, et peut-être peuvent-elles contribuer à expliquer le prestige, sur la province, de la plus futile sottise pourvu qu'elle vienne de Paris.

—Moi? dit-il à quelqu'un qui l'interrogeait, plutôt que d'épouser une de ces petites coquines, j'aimerais mieux me faire moine, et bénédictin!

Cette profession de foi ou la forme qu'il lui donna fut jugée très spirituelle; toutes les personnes présentes rirent à gorge déployée. Moi, je ne trouvais pas cela drôle, mais c'était ainsi. Ce M. Achille Serpe était jugé un homme charmant.

Mais pourquoi étais-je une "petite sotte," moi, de vouloir parler de mon concert?...

Car enfin, toutes les grâces de M. Achille Serpe ne me laissaient point oublier que je vivais depuis le jeudi précédent dans l'attente de cette après-midi, où l'opinion de M. Vaufrenard sur le concert devait décider, non seulement de cette première audition en public, mais de mon avenir...

On goûta. Le conseiller général et l'architecte goûtèrent. Ils étaient là comme chez eux; ils n'avaient pas mieux à faire que de passer la journée là. Un domestique tenait le cheval à la grille, et toutes les personnes qui entraient faisaient force compliments du cheval et de la charrette anglaise.

Il y avait là trois jeunes filles moins âgées que moi de quatre ou cinq ans, et que je rencontrais chaque dimanche. Une d'elles, Mlle Bouquet, passait pour jolie, et riche.

"Eh bien! me disais-je, mon M. Achille Serpe, en voilà des jeunes filles qui ne sont pas de Paris!... hardi donc!..." Mais M. Achille Serpe se montrait très réservé; il ne recherchait pas, c'était évident, la société des jeunes filles; il semblait fort sérieux. Ce n'était pas non plus, il faut le dire, un homme de toute première fraîcheur: il avait bien trente-sept ans sonnés. Je pensais que, parce qu'il m'avait vue la première, parce qu'il m'avait entendue au piano et félicitée, il était assez naturel qu'il causât avec moi plutôt qu'avec les autres, mais il n'avait point l'air de se soucier des autres. Je n'en étais pas intimement flattée, parce que ce M. Achille Serpe m'était très indifférent, mais la rivalité entre femmes est une chose si naturelle que je n'étais pas fâchée, malgré tout, qu'il s'occupât de moi, et si ce n'avait été l'énigme de mon concert, qui me tourmentait, je ne me serais pas trop ennuyée ce jour-là.

Une des jeunes filles, la petite de Gouffier, me dit, après le goûter, et sur un drôle de ton:

—Les arts s'assemblent!

Je souris, bénévolement, comme on fait souvent, par contenance provisoire, quand on n'a pas compris ce qu'une personne vient de vous dire. Puis je pensai que l'allégorie était maligne et Mlle de Gouffier jalouse!... "Les arts:" la musique et l'architecture!... "s'assemblent:" M. Achille Serpe avait fait plus attention à moi qu'à elle.

Le groupe des trois jeunes filles me regardait de loin et parlait de moi. J'allai tout droit à Mlle de Gouffier et je l'assurai que je n'avais pas compris tout à l'heure son apologue, et qu'en avoir souri était trop bête. Mlle de Gouffier ne dit rien; les deux autres s'écrièrent:

—Mais, pourquoi donc serait-ce bête?

—Mais, ce n'est pas bête du tout!

Mlle de Gouffier leur avait rapporté son apologue et mon sourire d'acquiescement!... Je fus horriblement vexée. J'aurais volontiers envoyé au diable l'architecte. Du moment qu'on interprétait comme un flirt trois ou quatre paroles échangées avec cet homme dont je ne me souciais pas et qui ne me plaisait point, je le prenais en horreur. Je l'évitai le plus que je pus, le reste de l'après-midi.

Quand il fut parti, enfin, je demandai, à part, à M. Vaufrenard:

—M. Topfer...

—Il s'agit bien de M. Topfer!...—me fit-il avec la brusquerie qu'il avait encore plus dans les bons jours que dans les mauvais,—laisse-nous tranquilles avec M. Topfer!... J'ai à parler avec ta grand'mère.

Et il alla parler à ma grand'mère, à qui je vis ouvrir des yeux, ronds, stupéfaits.

"Ah! me dis-je, est-ce que l'architecte voudrait m'épouser, sans dot, en haine des jeunes filles de Paris?..."

C'était cela! J'avais deviné juste. Ma grand'mère ne m'en avertit pas ce jour-là; mais je la surpris, dans la soirée et les jours suivants, à chuchoter avec son mari ou avec maman, et puis je voyais bien les figures!

Il paraît que ce n'était point la première fois que ce M. Serpe venait à Chinon, ni la première fois qu'il me voyait. Depuis trois semaines qu'il travaillait à Bel-Ebat, il s'était fait conduire à Chinon, chaque dimanche, à la messe. Tout le monde se souvint, plus tard, d'avoir aperçu la charrette anglaise et un étranger avec le petit groom de M. Segoing. Il venait à la messe pour y voir les jeunes filles, et c'était sur moi qu'il avait jeté son dévolu. Par les Vaufrenard qu'il avait déjà vus, il apprenait qui j'étais et ma situation de fortune peu brillante, et celle de mon frère, menace perpétuelle pour la famille. Peu lui importaient ces détails, il gagnait beaucoup d'argent. Il voulait se marier, et il n'avait qu'un souci; il le dit; et c'était d'épouser une jeune fille bien élevée.

Et que je devinsse la femme de M. Achille Serpe, architecte, cela était donc, aux yeux de M. Vaufrenard, d'une telle importance, que cette musique, qu'il mettait au-dessus de tout, que nos beaux et hardis projets de Conservatoire, que mon concert d'Angers, passaient du coup au second plan, que dis-je? ne semblaient seulement pas dignes d'être pris en considération?

Comment! cette belle passion musicale que l'on m'avait insufflée, cet avenir d'artiste qu'on avait fait étinceler à mes yeux, cette autre religion dont on m'avait tant pénétrée, ce n'était donc qu'un pis aller?... On ne me poussait à cela que parce qu'on me savait sans fortune et parce qu'on croyait pour moi tout mariage impossible! Pour un amateur qui s'offrait, un si splendide échafaudage ne tenait plus debout, on s'en détournait avec dédain, on l'abattait d'un coup de pied: "Laisse-nous tranquilles avec ton M. Topfer!... Il s'agit bien de M. Topfer!..." Un monsieur nommé Achille Serpe, architecte, de vingt ans plus âgé que moi, peu séduisant d'ailleurs, voulait bien de moi, et tout devait baisser pavillon devant M. Achille Serpe!...

Ah! quelle leçon sur l'importance du mariage!

"Mais, me dis-je alors, il y a M. Topfer! Celui-là est vraiment dévoué à son art; celui-là a vraiment la passion de la musique, et celui-là sait aussi ce que c'est que le mariage! Son opinion me ferait du bien." Je résolus de la lui demander même avant que je ne connusse rien de précis sur la demande de M. Achille Serpe. C'était un principe général que je voulais obtenir de lui, une réponse à une question comme celle-ci, par exemple: "Au cas où... etc.?... Si M. Vaufrenard lui-même me conseillait de?... etc. Quel serait votre avis à vous?" Et, pour m'excuser de ne point répondre à sa lettre avant la quinzaine écoulée, je lui écrivis et lui posai le problème. Ma lettre était achevée quand l'idée me vint que M. Topfer serait fort embarrassé pour me répondre avec franchise, puisque sa lettre pourrait être lue par ma famille. "Sotte!... ah! oui, sotte!..." me dis-je sur tous les tons.

Ma lettre à M. Topfer demeura là, je l'enfermai dans mon tiroir. Mon intention n'était certainement pas d'accepter jamais la main de M. Achille Serpe, si elle m'était offerte; mais je me promis de ne me décider à aucun mariage avant la période des vacances, où je pourrais interroger de vive voix M. Topfer.

La demande fut faite positivement dans la quinzaine qui suivit. Ma grand'mère, jusque-là, n'avait été que pressentie. Pourquoi ne m'avait-elle point pressentie, moi, que l'affaire concernait un peu, on l'avouera? Je n'en sais rien. Je crois qu'elle redoutait surtout, de ma part, quelque mouvement irréparable, et elle n'eût pu user de son autorité tant que la demande officielle n'était pas faite, car enfin, si par hasard celle-ci ne se fût pas produite, de quoi la pauvre grand'mère eût-elle eu l'air? Enfin on m'informa quand il en fut temps.

Je répondis à ma grand'mère que je n'aimais point ce M. Serpe, et que je ne voyais rien en lui qui pût me faire croire que je l'aimerais un jour.

Ma grand'mère me répliqua qu'il eût en effet été bien extraordinaire que je tombasse amoureuse d'un monsieur que j'avais vu deux heures en tout et pour tout.

—Ce que sollicite ce monsieur,—qu'entre parenthèses, tout le monde a trouvé extrêmement bien, sous tous les rapports,—c'est de se faire, sinon aimer, du moins agréer de toi. Il ne nous met pas marché en main, il souhaite se faire connaître et apprécier de toi, et comme ses travaux le retiendront à Bel-Ebat quelque temps et l'obligeront à y revenir souvent, pendant de longs mois encore, il désire être autorisé à te faire sa cour... Tu le jugeras, et tu diras oui quand bon te semblera.

Je pensais: "Eh bien! que ne vient-il tout simplement chez les Vaufrenard et que ne cherche-t-il à se faire aimer de moi sans en avertir la ville et la banlieue!... Mais c'est qu'il sent que jamais je n'aurai l'idée de l'aimer, donc il faut parler de cela d'abord... Ah! comme c'est disgracieux et choquant!..." Je n'avais pourtant point lu de littérature romanesque; mais les débuts de l'amour, cela me paraissait être une période infiniment délicate, composée de silences plutôt que de paroles, ou tout au moins composée de paroles incertaines, et que l'on devine après des impatiences, des angoisses, des supplices charmants! Que l'imprécision, dans ce cas-là, est délicieuse, l'imprécision qu'on voit se dissiper comme un brouillard, et qui découvre alors la certitude éclatante!... Et, au lieu de cela, voilà un monsieur qui vient vous demander, en présence de vos parents et amis, la permission de se faire aimer de vous dans un temps donné!... Ah! si l'amour est fait en grande partie d'imagination, voilà quelque chose qui est propre à vous la fouetter, l'imagination! Sans compter que, tout inexpérimentée que je fusse, je soupçonnais très bien que la question "amour" n'était là qu'à titre de concession aux niaises exigences de l'esprit d'une jeune fille, et que si l'"amour" ne se déclarait pas, en moi, malgré la cour assidue de M. Achille Serpe, mes parents et mes amis n'auraient qu'une voix pour me dire: "Qu'à cela ne tienne!... l'amour? mais il vient plus tard... les mariages de raison sont les meilleurs!"

J'assemblai tout ce que j'avais de courage et, la première fois que je rencontrai M. Serpe chez les Vaufrenard, je lui dis:

—Monsieur, je suis très flattée de l'attention que vous avez bien voulu m'accorder, mais je vous dois un aveu: à la place du cœur, savez-vous ce que j'ai?... un caillou!

Je croyais, par cette phrase apprise, et que j'avais martelée pendant des nuits, le faire fuir à trente pas. Point du tout. Ma franchise lui plaisait au contraire et, que je n'aie point de cœur, cela ne semblait pas l'effrayer le moins du monde. Il était tout prêt à s'en passer; non qu'il en eût pour deux, lui,—oh! ce n'était pas cela!—mais que je n'eusse point de cœur, cela encore faisait son affaire. Comment? pourquoi?... Ce n'est pas encore à ce moment que je le sus... Par exemple cela me déplut, en lui, ferme. Et je fus avec lui d'un bourru!

Mlle de Gouffier me dit:

—Vous êtes bien fière, Madeleine!...

Lui, il ne se rebutait point. C'était une "entreprise" qu'il avait adoptée; il s'y donnait malgré les difficultés, en homme d'affaires: il avait l'habitude; n'ai-je pas appris plus tard tout ce qu'un architecte doit supporter de la part des clients à lubies?... et M. Serpe disait déjà: "Quand nous construisons une maison sur la glaise, les travaux de fondations peuvent être retardés de plusieurs mois, jusqu'à ce que nous touchions le sable... Nous creusons des puits..." Il creusait des puits, il cherchait le sable... Mais il travaillait à cela, malheureusement, en architecte, non en homme tout simple, et ce n'est pas la bonne manière.

Avec tout cela, comme je n'avais pas pu m'opposer à ce que cet architecte me fît la cour, je me sentais, non sans effroi, prise dans une sorte d'engrenage. Cela n'avait eu l'air de rien tout d'abord, chacun s'était ingénié à me présenter comme tout à fait dénuée de signification cette simple condescendance de ma part; mais c'est dans l'opinion, sinon entre l'architecte et moi, que la chose prenait consistance; tout le monde en parlait; pour tout le monde, avant six mois, je serais mariée à "l'architecte de Paris!"

Et mon concert?... Ah! mon malheureux concert!... Il avait bien fallu que M. Vaufrenard fût à ce propos plus explicite que le premier jour. Il m'avait dit:

—J'ai écrit à Topfer, ne parlons pas de cela; M. Serpe serait très péniblement affecté!... Non! ne parlons pas de cela, en ce moment.

"M. Serpe serait très péniblement affecté!..." Je dépendais déjà de M. Serpe!

M. Serpe ne souffrirait pas que sa femme jouât en public!... Eh! mais... je ne tardai pas à m'apercevoir que, le dimanche, chez les Vaufrenard, on me priait moins souvent de m'asseoir au piano!... Tout d'abord j'avais trouvé cela ridicule: c'était afin que j'eusse plus de temps pour causer avec M. Serpe! Mais peu à peu l'idée me vint que M. Serpe n'aimait pas beaucoup que je me fisse trop applaudir. M. Serpe était en cela de l'avis de ma grand'mère: un petit talent était bien suffisant!

Je lui dis un jour:

—Un petit talent, n'est-ce pas, comme dit ma grand'mère, est bien suffisant?...

—Oh! certainement! dit-il.

Il n'avait pas remarqué que je me moquais de lui. De tout ce qui m'éloignait de lui, voilà ce qui me repoussa le plus loin. Je lui eusse pardonné de n'aimer pas que l'on m'applaudisse, mais non de ne pas s'apercevoir que je me moquais de lui.

Il venait tous les dimanches chez les Vaufrenard; puis il dut retourner à Paris et aller en Bretagne où il restaurait une aile du château de Plouhinec! Ah! le château de Plouhinec, en entendîmes-nous parler, quand M. Serpe fut de retour! Et du duc et de la duchesse, et du jeune prince de ceci et de la baronne de cela! On eût juré qu'il était à tu et à toi avec ce beau monde; il en tirait grande vanité, et il avait raison, car, pour la plupart des esprits, cela le revêtait d'un prestige. Je crois que mon grand-père et moi fûmes les seuls à n'en être pas éblouis, moi pour des raisons personnelles sans doute, lui par un certain bon sens qui le tenait éloigné des snobismes. Comme on parlait un soir à table, entre nous, des chasses de Plouhinec, racontées par l'architecte, et de l'équipage et des pièces au tableau, mon grand-père ne put s'empêcher de dire:

—Mais, pendant ces chasses, lui, voyons! il était sur son échafaudage, au milieu des maçons!...

Ma grand'mère lui lança un regard foudroyant. Je n'osai pas rire.

Lorsque M. Serpe me parlait, c'était de sa clientèle, des châteaux qui semblaient son œuvre et des plaisirs de Paris. C'était par là qu'il pensait me conquérir. Il affectionnait une phrase qui, à son sens, je suppose, était d'un effet assuré: "Avant cinq ans, je le veux, ma femme aura sa voiture." Il la plaçait en s'adressant à moi, en s'adressant à d'autres, à n'importe qui. Cette phrase, en effet, avait grand air. Mlle de Gouffier en ouvrait la bouche, et ses beaux yeux semblaient suivre cette voiture au Bois, aux magasins, à l'Opéra... Mon Dieu! je ne suis pas plus qu'une autre inaccessible aux avantages du bien-être, mais, d'abord, celui-ci était un peu problématique, et puis, à cet avantage, j'aurais préféré aimer mon mari.

Ah! si, au lieu de parler des ducs, des princes, des chasses et de la voiture, il avait dit, une pauvre petite fois, un de ces mots, un rien, mais qui traverse l'imagination d'une femme; s'il avait eu un geste, un sourire, une moue, une intonation de voix, un mouvement instinctif amusant, spontané, que sais-je?... Il n'en faut pas plus pour nous gagner! Mais rien de cela; c'était un architecte, très correct, qui avait une brillante clientèle et dont la femme "avant cinq ans aurait sa voiture;" ce n'était ni plus ni moins.


Je le connaissais depuis trois mois et je n'étais pas plus avancée qu'au premier jour. Il m'avait donné, dès la première entrevue, l'impression que dix entrevues avaient confirmée. Il ne me séduisait nullement, mais je continuais à être flattée, au milieu de notre petit monde, qu'un homme que presque tous, autour de moi, jugeaient supérieur, m'accordât une attention si particulière et persistât à me l'accorder. Le temps avait donc tout au moins mis en relief une vertu chez cet homme: la constance. Quant à mon cœur, je ne cachais pas à mon prétendant lui-même son état:

—Vous avez, là, lui disais-je, un silex, décidément!

Ah! que j'aurais voulu qu'il sourît, au moins, qu'il plaisantât un peu, qu'il se moquât même de moi!... J'avais envie de lui dire: "Mais riez donc!..." Quelle misère c'est de n'avoir pas un grain de fantaisie dans l'esprit!

Les travaux de Bel-Ebat allaient être terminés; je crois même qu'on les traînait en longueur. Je voyais approcher, avec terreur, le moment où il faudrait dire oui ou non. Dire non, c'était déjà à peu près impossible: ne l'aurais-je pas dû dire plus tôt? Mais tant que "oui" n'est pas dit, "non" est comme un soleil qui n'est pas tout à fait couché encore.

Et mon gredin de frère qui se conduisait à présent comme un ange! On n'entendait plus parler de lui; on le trouvait à son bureau chez Bizienne. Une bonne vingtaine de mille francs de dettes, d'un coup, aurait peut-être ouvert à M. Achille Serpe une perspective alarmante!... Mais point. Paul semblait converti. Et M. Achille Serpe qui l'avait vu, disait: "Mais c'est un garçon à qui on ferait une jolie situation!..." Que j'épouse M. Achille Serpe, et son avenir était peut-être assuré, et mes grands-parents achevaient leur vieillesse, tranquilles...

Cependant je comptais toujours sur M. Topfer.

Moi, toute seule, une jeune fille qui n'avait presque rien vu, qui ne savait à peu près rien de la vie, résister à l'opinion publique exigeant d'elle le mariage à tout prix, ce n'était pas une tâche facile. Dédaigner, repousser l'état que tous, parents, amis, étrangers même m'imposaient d'un commun accord, pour suivre mon goût, c'est-à-dire la musique, une carrière de femme!...—une carrière de femme à cette époque-là!—quel risque c'était courir! Enfin, je me disais: "Nous allons bien voir M. Topfer!... C'est un homme qui ne me dira que ce qu'il pense. Même sermonné préalablement par son ami Vaufrenard, M. Topfer ne me dissimulera pas son jugement intime, et, si je m'aperçois qu'il donne tort à tous, quand je ne devrais m'appuyer que sur lui, je serai assez forte!..."

Il vint de bonne heure, cette année-là; il n'allait pas à Contrexéville. Jamais je ne l'avais abordé avec une pareille émotion. Je le trouvai, dès le matin qui suivit son arrivée, dans le Clos, et je lui dis, d'emblée, après les premières questions sur la santé:

—Vous savez tout, n'est-ce pas? Eh bien! dites-moi, vous, ce que je dois faire!

Il me répondit, sans hésiter:

—Il faut vous marier, mon enfant!

Je lui demandai aussitôt s'il voulait bien s'asseoir à côté de moi sur un banc. Il vit combien sa réponse me troublait; il ajouta aussitôt:

—L'amour?... je sais bien... Ah!... Mais c'est la singularité, c'est presque le miracle!

Je ne voulais pas parler de l'amour; je dis:

—Mais, la musique?... monsieur Topfer!

Il pensait que je n'abandonnerais pas, même mariée, la musique. Je lui dis que le goût de M. Serpe n'était point que sa femme fût applaudie. Il fit la grimace, une vilaine grimace, et son petit œil bleu, que je voyais de côté, sembla se perdre dans un songe. Ah! enfin, sacrifier la musique le faisait réfléchir!...

Un rouge-gorge, familier, était tout près de nous, sautillant sur le sable; je pensais: "Pourvu que M. Topfer ne se laisse pas distraire par ce rouge-gorge au lieu de réfléchir à ce que je viens de lui apprendre!..." En effet, il ne se pressait pas de me répondre. Je lui dis:

—Eh bien! et si l'on exige que je renonce à la musique?

—Eh bien! dit-il, il faut tout de même vous marier, mon enfant.

Ah! mon Dieu!... Moi qui avais attendu trois mois la réponse de M. Topfer, de mon meilleur ami, du seul homme de qui je fusse sûre qu'il m'aimait et qu'il aimait la musique!

Le mariage! le mariage!... même avec toutes sortes d'inconvénients, même avec les plus grands inconvénients, même sans amour, le mariage!

Tous étaient d'accord là-dessus. C'était la réponse de Mme du Cange, presque son testament,—dissimulé sous l'expression plus décente d'"obéissance parfaite aux volontés de la famille,"—lorsqu'elle quittait le couvent où elle ne nous avait enseigné que l'amour de Dieu. C'était la réponse de M. Topfer, qui m'avait appris à ne voir d'exquis dans la vie que le plaisir sacré qui nous vient de l'art.

Contradiction étrange et que personne n'examine avec franchise! On nous met à genoux devant la beauté, le divin, l'absolu; puis l'on nous dit: "Tout doit céder devant la réalité." On nourrit, on excite, on exalte nos rêves; et l'on nous donne pour avis: "N'écoutez pas les chimères." Nous voyons bien que l'amour est au fond de la religion, de la littérature et de la musique dont on nous a imprégnées jusqu'aux moelles; et, quand le cœur et la chair sont mûrs, il n'y a qu'une voix pour nous crier: "Il ne s'agit pas d'amour; le mariage!"

La vocation religieuse, je l'ai bien vu, au couvent, c'était, à part quelques magnifiques exceptions, comme Mme de Contebault, Mme du Cange, et telles autres de mes anciennes maîtresses dont je pourrais citer les noms, c'était la vocation de celles qui ne pouvaient pas se marier. La vocation artistique, M. Topfer et M. Vaufrenard ne l'avaient voulu voir en moi que parce qu'ils croyaient que je me marierais difficilement. Mais le mariage est préférable à tout.

Je laissai M. Topfer; je le voyais tout attristé. Il était comme un homme qui plie devant une loi naturelle, inéluctable.

Je remarquai que son désir était de ne pas penser à la nécessité où il se trouvait de plier, et toutes les fois que je le revis, ce fut avec un entrain un peu artificiel que nous parlâmes d'autre chose.


XXIII

Alors, tout à coup, j'eus l'impression que j'étais amenée au mariage comme une bête de somme à l'abattoir. Je me souvins du temps où, toute petite, j'accompagnais Françoise chez le boucher; un jour, dans la cour, par derrière, j'avais vu le maillet énorme s'élever pour retomber entre les deux cornes du bœuf et l'assommer du coup. Je voyais un maillet pareil retomber sur ma tête pleine de songes et de féeries. Cinq ou six images repassaient devant mes yeux: les jardins du château, quand je m'y promenais, gamine émerveillée, mon jeune cœur rempli d'espoirs et de désirs imprécis, affolants; le violoncelle de M. Topfer, d'où m'était venue la première révélation de la musique; le salon du couvent, à Marmoutier; l'emprise du sentiment de l'ordre, de la netteté morale, souvenir singulier et qui ne s'effacera jamais; les couloirs de Marmoutier encore, où Mme du Cange apparaissait et grandissait en venant à vous, si belle,—puis le jeune homme qui m'avait tourné les pages, et que j'avais aimé...; enfin la figure un peu convenue mais douce du fils du notaire qui m'avait demandée en mariage, mais à qui il fallait au moins 50,000 francs!... Chacune de ces images était pour moi l'illustration d'un "paradis perdu" dont je feuilletais la dernière page en attendant le coup de maillet. C'est que chacune de ces images correspondait à un moment où j'avais énormément espéré. Il n'y a de vrai plaisir que dans l'espérance. C'était cette faculté qu'on m'allait briser. Ah! qu'est-ce donc que ç'aurait été de se faire religieuse, de renoncer au monde avec un peu de foi, au prix de ce que c'est que d'épouser un homme dont la vue, l'approche, le toucher de la main ne vous gonflent pas immédiatement, à en crever, de cette substance d'espérance qui nous soulève au-dessus de la terre?...

Mon Dieu! que je fus malheureuse!... En une quinzaine de jours, je me souviens que je changeai d'une façon si sensible que l'on s'en inquiéta et me fit examiner par le médecin. Je commençai, à ce moment-là, à perdre un peu de cette chevelure si fournie et si longue que je ne savais comment la coiffer; et je maigris à en devenir laide... Je comptai là-dessus pour écarter M. Serpe. Mais non! mais non! j'ai dit qu'il était constant!... Il se conduisit même très bien: combien d'autres, à sa place, en pareille circonstance, eussent hésité, temporisé, reculé indéfiniment toute conclusion! Lui, point. Il fut plein d'attentions pour mes parents alarmés et pour moi; il eut même des gentillesses!... lui à cause de qui je souffrais tant, il sut me toucher, gagner de ma part au moins quelque amitié!... Comme, à un compliment banal qu'il m'adressait, je lui objectais:

—Mais voyez donc ma figure!

Il me dit:

—C'est quelque chose de mieux que la beauté, que j'aime en vous.

Et, ma foi, ce fut là son aveu; il ne m'avait jamais dit jusque-là qu'il m'aimait. Et je lui sus gré de me l'avoir dit de cette façon.

Oui, mais cela ne pouvait pas atténuer beaucoup mon chagrin.

Ce qui l'aviva, c'est que je m'aperçus qu'avec cette espèce de maladie pour laquelle tant de soins me furent prodigués, et en particulier par M. Serpe, le "oui" que je pensais ne jamais me résoudre à prononcer, il se trouvait que je l'avais à peu près prononcé, car, dans mon désarroi et ma faiblesse, et pour ne pas attrister davantage mes grands-parents si dévoués, j'avais accueilli de M. Serpe ses attentions, ses gentillesses et son aveu!...

Mon acceptation se trouva faite, presque sans moi, hors de moi. C'était un peu comme si je m'étais jetée à l'eau pour échapper à une poursuite redoutable, et si, après avoir été emportée par le courant, en syncope, asphyxiée à demi, je me retrouvais sauvée par ceux-là mêmes que j'avais voulu éviter,—moins avancée qu'avant mon acte désespéré, car je leur avais maintenant des obligations!

A partir du moment où je sentis que ma volonté, mon goût personnel, enfin tout ce qui était de moi, de moi-même, ne pouvait plus rien modifier à la marche des événements, j'éprouvai une sorte de soulagement. Il me semblait qu'une partie considérable de moi était morte; j'en avais du regret, mais c'était la partie de moi qui m'avait fait le plus souffrir, parce que c'était elle qui m'obligeait constamment à choisir, à prendre une détermination, à vouloir. Elle était morte; je m'en trouvais tout endolorie; mais du moins il ne me restait plus qu'à me laisser aller!

Oh! que c'est triste!... Et dire que c'est presque agréable!...

Est-ce qu'il y a des femmes qui ont passé, comme moi, par cette épreuve? Il faut le croire, car le mariage d'amour, dans notre monde, n'est pas le plus fréquent. Qu'elles me disent s'il y a quelque chose de comparable à ces mariages plats, où l'on va sans goût et même sans dégoût, où l'on va sans rien, même sans soi-même! Une bonne révolte au fond du cœur, une sourde rage, une haine pour l'homme qu'on va épouser vaudraient mieux, car tout cela permet de méditer des vengeances et vous oblige à faire le vœu de briser la chaîne qui va être rivée. Mais l'état neutre, quasi amical, un peu reconnaissant, joint au deuil de votre propre personnalité, à l'impression de facilité que donne la perspective d'une vie toute faite, pareille à une voie ferrée en ligne droite, d'une vie faite par les autres, par vos parents, par vos amis, par la société tout entière, par l'histoire, par la coutume de votre pays, comme c'est triste!... Et dire que c'est presque agréable!... Ah! non, il n'y a rien d'analogue à cela! Ne serait-ce pas là la "tiédeur" que vomit l'Ecriture?

J'ai entendu bien souvent parler, depuis lors, des joyeux enterrements de la vie de garçon que fêtent, avant de nous épouser, messieurs nos maris. Ils les peuvent célébrer légèrement, parce que presque aucun d'eux, ce faisant, n'a le sentiment de renoncer définitivement à quoi que ce soit. Mais, nous autres femmes, nées honnêtes, élevées comme je l'ai été, qui n'avons joui de rien et qui renonçons sérieusement à tout, c'est pire qu'une vie que nous enterrons, c'est nos rêves. La vie vécue se laisse juger, on en sait la valeur relative et la médiocrité; mais le rêve, non. Que de félicités, puériles peut-être, mais intenses et illimitées, n'avons-nous pas imaginées autour de la figure du jeune homme qui nous tourna les pages, ou du fils du notaire, aux yeux tendres, aperçu sur le quai de la gare!...


XXIV

Dieu sait si mes grands-parents avaient favorisé ce mariage! Du jour où l'on fut autorisé de part et d'autre à le tenir pour assuré, et où l'on parla de fixer la date des fiançailles, voilà mes grands-parents tout défaits! Comment! n'était-ce pas leur plus sincère désir que ce mariage fût conclu? Si, si! Et ils ne cessaient de répéter: "Pour ton avenir, pour ton bien, ma chère enfant, on ne pouvait espérer une telle chance!..." Mais, à maintes petites réflexions, allusions entrecoupées ou suspendues tout à coup, il était apparent que cette aubaine pour moi était pour eux un sacrifice considérable. N'était-ce que de me perdre qu'ils redoutaient? En effet, si je les interrogeais là-dessus: "Crois-tu, ma fille, disaient-ils, que cela n'est rien?"

—Mais M. Serpe voyage si facilement!... Pour un oui, pour un non, nous serons ici!

Ils soupiraient, hochaient la tête. Ils étaient dans une grande anxiété, ils ne parlaient que de se réduire; de renvoyer le domestique mâle, de louer le jardin, voire une partie de la maison. J'avais déjà entendu cela lorsque mon frère faisait ses sottises; n'en avait-il pas commis quelque autre depuis le temps qu'il se tenait coi?

—Non, non! Paul se conduit très bien, faisait grand'mère, d'ailleurs je l'ai toujours dit: "Ce garçon-là est meilleur qu'on ne le croit. Il fallait bien qu'il jetât sa gourme!..."

—Mais, alors, pourquoi louer le jardin, une partie de la maison?

—Oh!... pour nous tout seuls, à présent, songe donc, mon enfant! que nous faut-il?

—Bientôt, quelques mètres carrés de terre, disait grand-père, nous serons amplement suffisants... à perpétuité, par exemple!

Et alors c'était entre eux "le duo de corbillard." Impossible de les dérider.

Ils tinrent à faire visiter à M. Serpe les deux fermes qui leur restaient. On louait, quand on allait "à la campagne," une voiture à l'Hôtel de la Lamproie; c'était une guimbarde centenaire et des plus comiques. Les Vaufrenard nous accompagnaient. Mais personne ne riait, ce jour-là; M. Serpe, aussi, était tellement sérieux!... On fit le tour du vignoble, aux Epinettes et au Petit-Coudray, puis on visita les bâtiments, le pressoir où l'on cogna du doigt sur le flanc de la cuve vide, les étables; on présenta M. Serpe aux fermiers qui le dévisageaient d'un œil admiratif et méfiant, car il était très bien habillé, et, quoiqu'on ne leur eût rien dit, ils voyaient en lui mon futur mari. Et mes grands-parents parlaient de tout à l'imparfait: "Nous faisions ceci... nous venions là pour les vendanges, c'est ici que nous récoltions le petit vin que vous avez bu..."

—Mais, sacrebleu!... dit M. Vaufrenard, vous n'êtes pas morts!

Mme Vaufrenard, M. Serpe lui-même et moi, qui avions remarqué la façon de parler de mes grands-parents, nous mîmes à éclater de rire. Mais les grands-parents hochèrent mélancoliquement la tête; et ils continuèrent à parler comme s'ils partaient le soir même pour l'exil ou pour l'autre monde.

Le soir même, ils firent à M. Serpe l'aveu que la petite dot dont ils lui avaient dit un mot, avait été aux trois quarts, exactement, absorbée par les "imprudences de jeune homme" de mon frère. Détacher une des deux dernières fermes de la propriété, et la vendre pour payer les créanciers de Paul, comme on y avait songé un moment, c'eût été subir une perte considérable; et, faute d'autre argent liquide, il avait bien fallu prendre sur les titres que maman mettait en réserve pour moi. Ils priaient M. Serpe d'accepter une des deux fermes du Petit-Coudray ou des Epinettes, à son choix.

M. Serpe laissa parler mon grand-père sans donner le moindre signe de surprise, d'opposition ni d'acquiescement. Je ne suis pas bien sûre qu'il écoutait; je crois, par ce qui s'ensuivit, qu'il se mit rapidement à penser à autre chose. Et mon infortuné grand-père était sur des épines et se croyait obligé de parler, de parler, d'étaler des papiers qu'il avait peine à lire: c'étaient des estimations des Epinettes et du Petit-Coudray, faites par Un tel et Un tel; et des livres de comptes, des factures, un fatras de paperasses. Ma grand'mère, elle, affaissée dans un fauteuil garni d'une housse jaune,—je la vois encore,—était comme un cadavre et ne pouvait pas parler; on eût juré que son mari, en avouant le vide de son portefeuille, était en train de confesser un crime! On m'avait priée de demeurer là, sous le prétexte que je ne devais rien ignorer. Je ne me tourmentais pas outre mesure, parce que je savais que M. Serpe ne me prenait pas pour une misérable dot de quelques milliers de francs, et que, par conséquent, il lui devait être assez indifférent que cette obole consistât en titres de rentes ou bien en un pauvre toit nommé le Petit-Coudray ou les Epinettes!... Mais c'était de mes deux vieux parents, privés du revenu de cette terre, qu'il fallait s'inquiéter, et, s'il fallait les secourir à l'avenir, somme toute, "les imprudences de jeune homme" retombaient, quelque arrangement qui intervînt, toujours sur moi... et désormais sur M. Serpe...

Nous n'étions donc pas fiers, ni les uns ni les autres. M. Serpe, tout à coup, se mit à rire, ce dont nous fûmes ébahis, car il était d'une gravité imperturbable. Et il dit:

—Mais ce sont des enfantillages!... Tout est très bien, très bien!... Je ne sais pourquoi je vous laisse prendre tant de peine, cher monsieur Coëffeteau... Je voudrais seulement pouvoir vous dire: "Mlle Madeleine a assez de qualités pour qu'elle puisse se passer de ces bouquets de fleurs rustiques dans sa corbeille de mariage!..." Oui, oui! il dit cette belle phrase, qu'il avait, je crois, tournée pendant que mon grand-père parlait. "Mais, ajouta-t-il, comme je ne me crois pas le droit de léser les intérêts de ma "future épouse," ainsi qu'on dit dans l'étude d'un notaire, j'accepterai pour elle, puisque vous me le proposez, la nue propriété des Epinettes ou du Petit-Coudray, à votre choix, je vous en prie!... et, d'accord avec elle, j'en suis sûr, nous vous en laisserons, votre vie durant, l'usufruit... dont nous nous passerons fort bien!

Il se tourna vers moi avec un geste de la main analogue à celui qu'on fait pour recueillir une pêche qui se détache de la tige. Je fis un beau sourire: c'était le fruit qu'il attendait; il referma sa main et la rouvrit, dans l'attitude de l'offrande, cette fois, en la dirigeant vers mon grand-père qui avait laissé tomber ses lunettes, puis vers ma grand'mère, qui ressuscitait.

Ce fut magnifique. Je crus que nous allions tous nous embrasser. Mon grand-père tendit les mains à M. Serpe et le nomma pour la première fois son "futur gendre." Ma grand'mère, elle, s'écria:

—Non, non!... c'est trop gracieux: nous ne pouvons pas accepter!

M. Serpe fut vraiment très bien. Il s'approcha de moi, me demanda de lui donner la main, et il dit:

—Madame, voudriez-vous contrarier le premier accord—et de si bon présage!...—entre votre petite-fille et moi?

—Ah!... dit grand'mère, si vous y mettez d'aussi jolies formes, moi, je ne suis pas de taille à lutter!... Je vous dis mon sentiment tel qu'il est: je trouve cela trop beau; voilà tout!

Ce n'en fut pas moins une chose convenue, et nous étions tous bien contents, quoique grand'mère demeurât un peu songeuse et qu'il lui fallût du temps pour croire à un arrangement si avantageux. Je savais, quant à moi, un gré infini à M. Serpe qui s'était montré vraiment gentil; et je lui pardonnais bien des choses qui ne me séduisaient pas en lui. Et, comme il se mêle toujours quelque puérilité aux affaires les plus graves, ce fut ce soir-là, chez nous, entre le retour de la campagne et le dîner, que je me convainquis que le prénom d'Achille était acceptable. Je ne me croyais pas capable, il est vrai, de dire: "Monsieur Achille" comme on m'inviterait à le faire, une fois fiancée à lui; mais j'espérais pouvoir dire plus tard: "Achille" tout court. Oh! Oh! cela avait son importance!

Aussitôt terminé le chapitre de ma dot, M. Serpe se mit à nous parler de sa famille, avec détails, ce dont il n'avait point abusé jusqu'à présent, par discrétion, semblait-il. Mais à présent que nous attendions l'anneau de fiançailles, c'était bien la moindre des choses que je connusse un peu les figures de la famille où j'allais pénétrer.

M. Serpe avait encore sa "vieille mère," cela, tout le monde le savait; il disait fréquemment: "Ma vieille mère," et, sans qu'il eût employé jamais aucune forme particulière d'affection ou de respect, ce "ma vieille mère" prononcé sur un certain ton, avait été par tous interprété comme une marque de piété filiale qui produisait le meilleur effet. Nous avions cru jusqu'alors qu'il habitait avec sa "vieille mère;" il nous dit que non, et bien qu'ils fussent du même quartier. C'était tant mieux, en somme, puisqu'elle n'aurait point à se séparer de son fils après le mariage, ce qui laisse toujours, dans l'esprit de la femme âgée, qui a plus besoin de compagnie que jamais, et qu'on abandonne, une certaine animosité contre la jeune bru. Nous sûmes aussi que la "vieille mère" avait bien des manies; qu'elle vivait au milieu d'"une ribambelle de petits toutous,"—cela me plut à moi, mais fit froncer les sourcils à grand'mère. Je ne sais si M. Serpe le remarqua: je crois qu'il épiait assez méticuleusement l'impression produite par les détails domestiques qu'il donnait. Comme il se taisait, un moment, grand'mère l'interrogea.

—Y a-t-il longtemps que vous avez perdu monsieur votre père?...

—Je ne l'ai point perdu, dit M. Serpe, mon père vit séparé de sa femme depuis plus de vingt ans.

Aïe! aïe!

Chacun dit son mot sur la division qui déchirait les familles. Grand'mère enrageait de savoir "de quel côté étaient les torts," du côté de la "vieille mère" aux toutous, ou bien du père, de qui M. Serpe ne parlait pas. Mais il n'y eut pas moyen de le savoir, tant M. Serpe était discret. Il dit qu'il voyait son père, de temps en temps. Ceci était au moins d'un bon fils.

La "vieille mère," que ses toutous avaient bien failli détruire dans l'esprit de ma famille, y gagna quelque sympathie, parce que, au jugé, ce fut elle qu'on déclara victime. Le père Serpe devait être un vieux sacripant. Heureusement, l'on sait que les fils tiennent le plus souvent de leur mère.

—Peuh! dit grand-père, vois donc Paul, par exemple!

Le lendemain, pendant une promenade à Champigny, aux environs de Chinon, où M. Serpe nous accompagna, il nous jeta comme un détail sans importance, qu'il avait une sœur divorcée!... Le divorce, alors, était rare, et fort mal vu en province. Mes grands-parents s'arrêtèrent tous les deux instantanément, le temps de reprendre respiration. Nous allions entrer à la chapelle où l'on visite de très beaux vitraux; et des touristes, non loin de nous, attendaient le gardien. Je pensai que mon mariage était flambé.

Personne n'ajouta rien au mot "divorcée" tombé négligemment des lèvres de M. Serpe. Nous visitâmes la chapelle, ce qui nous dispensa de parler; et, à la sortie, M. Serpe, que le style du monument intéressait énormément, ne tarit pas en détails curieux sur l'architecture.

Grand'mère ne l'écoutait guère, mais elle trouvait qu'il parlait bien; mon grand-père s'instruisait et, en rentrant à la maison, quand l'architecte nous eut quittés, il dit de lui:

—C'est un véritable savant!

Cette petite circonstance fortuite: une conférence improvisée sur l'art de la Renaissance, faisant suite immédiatement à la révélation de la seconde anicroche dans la famille Serpe, sauva mon mariage du plus grand danger qu'il ait couru avant d'être conclu. Un hasard de rien du tout l'emportait sur les principes les mieux établis. Certes, la double "tare" ne fut point si aisément ni si tôt digérée; mais sa révélation se trouvait liée en fait, d'une part à la générosité inespérée de M. Serpe, touchant la ferme, d'autre part à une manifestation d'érudition, ce qui, je l'ai remarqué souvent depuis, subjugue presque invariablement tout le monde.

Pour moi, ces histoires de séparation et de divorce ne me troublaient point. On ne divorçait pas dans notre monde, en province, mais j'étais toute disposée à croire qu'à Paris, les mœurs étaient totalement différentes. C'est même presque incroyable, qu'élevée comme je l'avais été, je pusse admettre si aisément que l'on brisât les règles reçues. Une vanité de grande gamine ne me poussait-elle pas à me flatter, même avant le mariage, de comprendre, moi, des hardiesses qui faisaient frémir nos pauvres provinciaux?... Je me souviens fort bien que j'avais formé le projet de dire à Mlle de Gouffier, par exemple: "Vous savez, j'ai une future belle-sœur divorcée!..."

Avant que l'occasion se présentât de me parer de cette supériorité étrange, je me dédommageai en prouvant à M. Serpe que je n'avais pas de préjugé contre le divorce. Et je lui parlai très naturellement de sa sœur. A mon grand étonnement, ce fut lui qui se montra sévère pour la divorcée. Il n'avait pas beaucoup parlé d'elle jusqu'à présent; on l'avait entendu dire à plusieurs reprises: "Ma sœur... ma sœur qu'on prétend fort jolie..." et il lui laissait encore le nom de son mari. Il ne me cacha point qu'il était ennemi du divorce, et il saisit ce prétexte pour me faire un petit discours sur le rôle de la femme mariée, sur le rôle du mari, sur le mariage même, qui était, vraiment, digne des traités de morale les plus recommandables. J'en fus tout édifiée, et même stupéfaite, je l'avoue, à cause de cette qualité de "Parisien" qu'avait M. Serpe, et qui, selon moi, devait comporter toutes sortes d'audaces. Les principes de M. Serpe étaient, d'ailleurs, plutôt rassurants pour moi, car, personnellement, je n'avais pas l'intention d'user des audaces parisiennes et je préférais que mon mari s'en abstînt. Mais, enfin, cela me surprit.

M. Serpe me fit entendre qu'il ne tenait pas à me voir fréquenter beaucoup sa sœur.

—Mais, madame votre mère la voit, je suppose?...

—Elles habitent ensemble.

—Ah!

"Eh bien! me dis-je, voilà une belle-famille qui, du moins, ne me gênera guère!..."

Mais cette mère et cette sœur, vivant ensemble, et que M. Serpe entendait ne point trop laisser fréquenter à sa jeune femme, mirent au supplice l'esprit de grand'mère. Que n'avait-on su cela plus tôt? Ah! mais à qui le demander? On s'était informé de M. Serpe près de M. Segoing, le conseiller général, qui avait fait sa connaissance chez la comtesse de Grenaille-Montcontour, en Sologne. Si le conseiller général eût rencontré M. Serpe seulement chez une Mme Dupont, on eût été chercher avec méthode les tenants et aboutissants; mais certains noms, d'un monde où notre bourgeoisie n'était pas admise, avaient sur elle un tel prestige qu'ils couvraient de leur panache tout ce qui en approchait de près ou de loin. Le château de Plouhinec, le duc, la duchesse, venant par là-dessus, allez donc après cela vous informer si un jeune et brillant architecte qui fréquente des maisons pareilles, a une sœur qui... ou une mère que! Quand grand-père, moins crédule, osait dire: "Ses chasses... ses chasses!... mais il est, pendant la chasse, sur son échafaudage au milieu des maçons..." ce seul doute blessait grand'mère dans le besoin qu'elle avait de croire au vernis de son futur gendre. J'ai remarqué aussi, non pas dans ce temps-là, mais en y réfléchissant depuis, que nos familles étaient un peu dupes de leurs exigences: elles voulaient être très dédaigneuses, très difficiles; il leur plaisait de s'imaginer pareilles à ces "maisons" d'autrefois qu'une mésalliance troublait; mais la nécessité faisait qu'il fallait bon gré mal gré tenir compte, de moins en moins, de la pureté du groupe auquel un épouseur appartient. En fait, si la famille ne vous agrée pas, quelle est la sanction? On le regrette: mais on se laisse épouser.

Mes grands-parents boudèrent; encore ne l'osèrent-ils faire qu'à la maison, et presque en cachette: c'est qu'ils pensaient à la difficulté qu'a une fille pauvre à se marier convenablement; et c'est qu'ils pensaient à l'usufruit de la ferme.


XXV

Ce fut le père de M. Serpe qui fit le voyage de Chinon pour demander ma main. Il n'était point mal du tout, ce vieillard; un peu cassé, tout blanc avec un teint rose; un air réservé et timide; il donnait l'impression d'une nature un peu féminine et tendre et qui avait dû beaucoup souffrir. Son fils n'avait rien de lui, mais rien de rien; était-ce pour cela qu'il parlait si peu de son père? Pourtant on les sentait unis par un lien d'amitié assez vif; ils avaient mêmes idées sur beaucoup de choses, mais le père mettait à les exprimer une manière... ah! comment dire cela?... une certaine bonhomie, une certaine grâce qui vous faisaient sourire sans qu'on cessât de l'écouter sérieusement... Mon Dieu! si son fils avait hérité de cela!... je l'aurais peut-être aimé!... Qu'il est donc vrai que ce n'est pas par l'intelligence que nous sommes le plus rapprochés les uns des autres, mais par une façon de sentir qui donne à nos idées leur forme, qui ne change point, elle, et qui peut si facilement faire changer les idées!...

Après que nous eûmes fait connaissance dans le salon, la conversation tomba tout à coup, et, comme personne ne la relevait, grand'mère me fit signe de m'éloigner: c'était l'heure de la demande officielle qui était venue. Je laissai les deux familles et m'en allai dans la salle à manger, ayant de grands battements de cœur: quoique tout fût convenu depuis longtemps, il n'y avait pas à dire, c'était en ce moment-ci que, là, tout près, de l'autre côté de la cloison, on liait mon sort en y mettant les formes.

Françoise entra, venant de l'office, et traversa la salle à manger. Elle comprit ce que je faisais là, ce qu'on faisait de l'autre côté, et se prit à sourire d'une façon singulière.

—Eh bien!... quoi?... tu es contente?

Elle était contente; toute la maison était contente; le mariage plaît à tous.

Mais moi, je crois que j'étais verte quand je reparus dans le salon. Le papa Serpe me demanda la permission de m'embrasser. Puis son fils me passa au doigt un fort beau brillant: c'était mon anneau de fiançailles. Je n'étais pas fâchée d'avoir à moi un si beau brillant. Toutes sortes d'idées tournoyèrent en peu de temps dans ma cervelle; je vis des contes de fées, des carrosses, des robes de bal, des princes et des lumières en quantité; je me dis: "Le bonheur!... le bonheur!..." Et ces deux mots, répétés, m'apparurent véritablement, en caractères d'une belle flamme bleuâtre, mais d'une nuance plutôt triste. Puis, je voulus dire quelque chose, remercier, et je me reprochai de n'avoir pas prévu cette cérémonie et préparé ce que je devrais dire pour n'avoir pas l'air d'une cruche devant mon futur beau-père. Je ne sais ce que je dis. Ce qu'il y a de certain, c'est que je dus m'asseoir; j'eus un étourdissement, rapide, qui ne fut pris que pour une émotion, après tout, assez naturelle. Et mon fiancé me baisa la main. Je lui souris, d'une façon assez niaise, et n'eus plus qu'une idée: m'essuyer la main.

Je la frottai, derrière moi, contre ma robe de toile. Et je fus effrayée de m'être sentie obligée de faire cela; j'en demeurai toute stupide. En y songeant je regardais mon solitaire qui étincelait. Ma grand'mère dit:

—Elle est hypnotisée!...

Je dus paraître bien innocente, bien enfant. Pourtant, ce qui se passait en moi était d'une grande personne.

On alla, comme de juste, présenter le papa Serpe chez les Vaufrenard. Ce n'étaient pas les Vaufrenard qui avaient déniché les Serpe, ni fait, à proprement parler, le mariage; mais ils s'enorgueillissaient d'y avoir contribué de tout leur pouvoir; cette union était pour eux une fête de famille. Ils s'y prêtaient à tel point, qu'en l'honneur de M. Serpe qui n'aimait pas la musique, aussitôt notre entrée dans la maison, désormais, ils faisaient taire tout instrument. Un jour que nous les avions entendus jouer, du dehors, nous les vîmes fermer piano et harmonium à notre seul aspect; je me hasardai à dire:

—Mais, je suis toujours musicienne!...

Ils ne soutinrent pas le contraire, mais ils firent comme si je n'avais rien dit.

Je crois qu'ils essayaient de me faire oublier la musique!

Et, en effet, il était vrai que je ne touchais presque plus mon piano. Ne plus provoquer au bout de mes doigts ce langage qui m'avait entretenu, pendant des années, dans un état d'esprit élevé et poétique, cela m'avait manqué pendant quelques jours, quelques semaines peut-être; mais on avait eu tant à faire avec les robes, les chiffons, les voyages à Tours,—non plus pour aller chez Mme de Testaucourt, par exemple!—que la privation s'était assez vite adoucie. Les préparatifs du mariage étaient tels, dans nos provinces où l'on faisait beaucoup de ses propres mains, qu'une jeune fille atteignait le jour de la cérémonie sans avoir pu, pour ainsi dire, penser au mariage. Pour moi, c'était avant l'instant des fiançailles que j'avais surtout souffert, mais depuis lors je n'en eus jamais le loisir.

Si, une seule fois, je faillis me ressaisir; ce fut précisément le jour où le papa Serpe recevait tous les salamalecs des Vaufrenard. Une envie m'avait prise d'aller encore une fois m'asseoir seule, à mon balcon, au-dessus de la citerne et de la vigne de Sablonneau. Je quittai le salon et courus à la terrasse. Sablonneau était là, au bas, qui crachait dans ses mains et allait reprendre sa pioche; il porta, en me voyant, sa main à sa casquette, et ses yeux pétillèrent; pour la première fois je le vis exhiber ses vieux chicots en souriant; il était content, lui aussi, de mon mariage. Mais à ma citerne et au fin paysage lointain étaient liées pour moi trop de rêveries pour que quelqu'une d'elles ne revînt pas voleter autour de ma cervelle. Je regardais l'eau profonde, un peu tarie pourtant cette année par la sécheresse, la taie verdâtre, les araignées, et puis, tout là-bas, le ruban d'argent de la Vienne où le falot de Gaulois le pêcheur semblait, le soir, un ver luisant. Elles revinrent, quelques-unes de mes rêveries mélancoliques et de mes sublimes espérances de jadis... Eh bien! j'étais pour elles déjà une étrangère, je les regardais presque de loin, sinon de haut, j'allais peut-être les traiter de chimères, lorsque M. Serpe, mon fiancé, qui me faisait sa cour impeccablement, vint me rejoindre et m'entretenir d'un sac de voyage en peau de truie, avec trousses, qu'il désirait m'offrir pour mon voyage de noces. Je n'avais, certes, aucun amour pour mon fiancé: eh bien! l'idée ne me vint pas de regretter qu'il eût interrompu mes plus chers souvenirs; mon esprit était déjà rompu à admettre que le choix d'un sac de voyage pouvait balancer les désirs d'ivresses infinies qu'une mélodie de Schumann ou une berceuse de Chopin m'inspiraient quand j'étais une jeune fille à marier!...

Chacun, à présent, me disait: "Tu vas être une femme!" Et cela signifiait: il est temps d'attacher du prix aux choses positives.

La conversation de mon fiancé avec moi roulait uniquement sur des détails d'installations ou d'accessoires de voyage. Il était architecte, n'est-ce pas? architecte excellent d'ailleurs, et rien que cela: la disposition pratique d'un appartement, le choix des meubles, la place de la baignoire dans le cabinet de toilette, étaient pour lui d'une importance capitale dans la vie. Jamais, à aucun instant, il ne manifesta qu'il voyait au delà. A part certains chapitres de morale, mais encore considérée d'un point de vue tout pratique et hygiénique, pourrait-on dire, il demeurait enfermé dans ce cercle de petits soucis qui concernent tous la plus grande commodité de la vie. Il excellait en moyens ingénieux de simplification pour les systèmes de locomotion: il refaisait l'horaire des chemins de fer, il retraçait les routes; l'automobile n'était pas inventée dans ce temps-là, mais on eût dit qu'il en pressentait l'avènement prochain, et il émerveillait ces messieurs en leur prédisant les grandes modifications qui en résulteraient pour la vie de chacun. En général, tous étaient sensibles à la description de ces futurs "progrès," oui, tous, même mes grands-parents, qui, pourtant, n'étaient pas des gens à adopter les nouveaux modes de vie; mais c'était une chose curieuse à constater, que ce goût secret et fondamental pour la vie matérielle, chez des gens qui se piquaient d'en faire fi.

En vérité, j'avais été jusqu'alors nourrie, bourrée, gorgée d'idées morales, et l'on m'avait enseigné de si bonne heure le mépris de la vie physique, que je n'avais, je le jure, jamais pensé à un bien-être qui ne vînt de l'état de l'âme.

Ah! ma belle vallée, peuplée par moi de si nobles images!... ah! l'œil ironique et triste de ma citerne!... Il s'agissait à présent d'un sac de voyage en peau de truie et de trousses avec accessoires variés, dont le moindre, il faut l'avouer, captivait mon imagination!... Nous discutions, mon fiancé et moi, sur le manche d'une brosse à dents ou sur la forme de ciseaux à ongles! Et ce sujet m'intéressait!... J'avais vu à Tours, rue Royale, des nécessaires de voyage entr'ouverts, entre des cravates d'homme de la dernière élégance, qui étaient d'un irrésistible attrait. Je n'avais jamais espéré pouvoir en posséder un. Et mon fiancé me prouvait que ce que j'avais vu à Tours, en fait de nécessaires, n'approchait pas de ce qu'il avait commandé pour moi spécialement, et à mon chiffre, à Paris!...

C'était le sourd instinct égoïste, sous sa forme la plus vulgaire, qui venait à mon secours. Ce beau sac de voyage m'invitait à m'occuper d'un autre moi-même jusqu'ici négligé. Ah! je sais, à présent, ce qu'il y avait de veulerie et de sensualité inconsciente dans cet abandon à la douceur nouvelle!...

Lorsque ma famille, le papa Serpe et les Vaufrenard sortirent du salon et vinrent nous rejoindre sur la terrasse, j'écoutais si attentivement les détails fournis par mon fiancé, que je ne détournai seulement pas la tête, et je ne me serais peut-être pas aperçue que nous n'étions plus seuls, si je n'avais entendu Mme Vaufrenard prononcer, à sa façon un peu commune: "Allons! allons! tout va bien: ne troublons pas les amoureux!" Elle ne doutait plus, ni elle ni personne de ma famille, que M. Serpe n'eût enfin trouvé le secret de me plaire.

Mais je me relevai précipitamment, et, en rejoignant le groupe qui montait l'escalier du Clos, je fis, je m'en souviens, cette remarque sur moi-même, que, contrairement à ce qu'en pensait Mme Vaufrenard, et quoique j'eusse écouté volontiers la description du sac de voyage, j'éprouvais un soulagement lorsque quelqu'un venait me fournir un prétexte à n'être plus seule vis-à-vis de M. Serpe.

Tondu était dans la vigne du Clos, toujours courbé vers la terre, entre les rangs de vigne. M. Vaufrenard, qui s'amusait fort du zèle infatigable de son closier, dit au papa Serpe qu'il y avait là un travailleur extraordinaire, mais que, malheureusement, il n'aurait pas l'avantage de le lui présenter, car Tondu ne se relevait jamais.

—Si, si, dis-je, il se redressait autrefois, quand vous chantiez!...

M. Vaufrenard ne chanta pas, et Tondu pourtant redressa l'échine au-dessus de la vigne: il le faisait toutes les fois qu'il apercevait mon fiancé, et il ôtait sa casquette d'un air béat; c'en était encore un qui se réjouissait de voir celui qui allait m'épouser!

Le tour du Clos étant fait, on se reposa un moment sur le banc de pierre de la salle de verdure près duquel, les soirées chaudes de l'été, je m'étais étendue sur l'herbe, il n'y avait pas si longtemps, en regardant les étoiles. Et je me souvins, là, d'avoir eu, un certain soir, la certitude qu'il était impossible que je ne fusse pas heureuse, un jour. Et je pensai: "Eh bien! c'est maintenant, voyons, que je suis heureuse, puisque tout le monde le dit!..." La persuasion que j'étais heureuse pénétrait en moi petit à petit et, parce que ce genre de bonheur-là ne ressemblait en rien à celui que j'avais imaginé, j'en concluais tout bonnement que j'avais été précédemment une sotte de rêver à des sornettes, et sur ce banc, où j'étais à présent assise

comme une grande personne, je rougissais du temps où, sous l'influence du couvent ou bien sous celle de la voix de M. Vaufrenard, je me laissais aller à mes extases. La vie, c'est bien plus simple, bien plus prosaïque! Je me faisais maintenant une coquetterie d'en apprécier la saveur un peu fade: c'était le goût de la raison!


XXVI

Pour le mariage, le papa Serpe se trouva immobilisé à Paris par la goutte, et nous eûmes à Chinon la "vieille mère" comme représentant de la famille. La sœur divorcée était malade, elle aussi, ou du moins, prétendit l'être.

La "vieille mère" nous surprit beaucoup,—quoique grand'mère affirmât s'être attendue à tout de la part d'une femme qui vivait entourée de chiens...—Nous allâmes au-devant d'elle, avec la voiture de l'Hôtel de la Lamproie; son fils était avec nous; quand le train stoppa, il dit: "Voilà maman!" Je dis, moi: "Où donc!... où çà?... où ça?..." Je cherchais une dame à cheveux blancs. Je vis mon fiancé tendre la main à une espèce de jeune femme blonde, fort élégamment mise, qui avait une taille, ma foi, très passable, sous un cache-poussière ajusté, et dont l'âge véritable n'apparut que lorsque nous fûmes nez à nez, et avant même qu'elle ne soulevât sa voilette: son visage était recouvert d'une couche de fard, ses lèvres rougies et ses sourcils renforcés; la fatigue des yeux et l'affaissement des traits étaient exaltés par ce masque, et, pour nos yeux de province inaccoutumés à ce genre d'artifice, cette jeune vieille dame produisait un effet déconcertant d'abord et presque d'épouvante. Il fallut que mon fiancé dît: "Ma mère..." pour que nous nous décidions à sourire, à prononcer je ne sais quels mots de bon accueil. Grand'mère n'était pas là; je pensai: "Heureusement qu'elle ne la verra, pour la première fois, qu'à la lumière!..."

Comme nous causions assez péniblement en attendant les bagages, quelque chose remua sous le bras de Mme Serpe et nous reconnûmes que c'était un chien que l'on eût pris pour une poignée d'échevaux de soie. Il était couleur tabac clair; on ne lui voyait ni les yeux ni le museau, sous ses longs poils tombants. Je le trouvai drôle et gentil, moi; j'aimais beaucoup les bêtes:

—C'est donc un de vos charmants petits chiens, madame?...

La glace était rompue: j'avais trouvé un point de contact avec ma future belle-mère. Je ne sais quoi, d'ailleurs, m'avertissait que je n'en trouverais jamais d'autres...

Pourtant, cette femme n'était pas détestable; elle faisait beaucoup de frais; elle parlait avec une grande facilité; elle s'émerveillait de tout, et d'une façon presque comique, car elle ne connaissait pas la province et elle la découvrait, mais comme un pays de Lilliput où tout lui paraissait extraordinaire par la petitesse. Nous autres, elle nous effrayait, comme si elle eût été, par exemple, Chinoise, et si c'eût été dans son pays que l'on allait m'emporter dans trois jours.

Elle nous parla surtout de sa fille, qu'elle adorait.

Elle la louait avec une exagération presque agressive: c'est qu'elle pensait à notre préjugé contre le divorce. Mais, de ce préjugé nous n'avions pas soufflé mot; nous ne pouvions pas non plus, sans la connaître en aucune façon, féliciter une femme d'être divorcée!... Pendant les quelques jours que la mère de mon fiancé demeura à la maison, il y eut, entre elle et nous, comme une guerre sourde, provoquée par la divorcée que nous n'avions jamais vue et sur laquelle personne de nous n'avait formulé tout haut une opinion.

Heureusement, je parvins à adoucir les chocs parce que j'étais, moi, assez bien disposée envers la "vieille mère:" c'était elle qui avait apporté de Paris le sac de voyage en peau de truie, et elle l'avait bondé entièrement de dentelles anciennes superbes, au milieu desquelles se dissimulait un petit paquet lourd et soigneusement fait; c'était une bourse en or gonflée de pièces d'or. Je comptai cinquante louis. Je n'avais jamais vu une pareille somme.

J'avais passé une heure, seule, dans ma chambre de jeune fille, le premier soir où je fus en possession de mon sac, à l'ouvrir, à le fermer, à m'émerveiller du fonctionnement parfait de la serrure et du petit bruit si ferme et si franc qu'elle produisait, lorsqu'on pressait l'une contre l'autre les pièces de cuivre terni appliquées sur sa belle mâchoire!... et à retirer la garniture divisée en deux planches: l'une portant les brosses, peignes, ciseaux, etc., l'autre les flacons de cristal taillé, aux étincelantes facettes, rangés en si bel ordre et si gentiment coiffés de leur petit turban argenté!... et à replonger les deux parties de la garniture dans la grande gueule ouverte!... et à me demander quels parfums, quelles poudres et quelles pâtes empliraient ces récipients trop nombreux et dont l'ajustage, le poli, la sobriété, "l'air anglais" me fournissaient, à moi, l'image la plus frappante d'une civilisation raffinée. Oui, c'est par ce sac de voyage, plus que par aucun autre objet et plus que par aucune idée, que je me fis une représentation de Paris et que je pus juger combien le mot présomptueux de "moderne" contient de magie pour nos pauvres petites cervelles.

Sur la commode de ma chambre, à côté de la bourse d'or, il était là, ouvrant sa belle gueule écarlate, mon sac de voyage en peau de truie, frappé à froid de mes initiales nouvelles; et près de lui, les deux parties de la trousse présentaient, inclinées légèrement, comme l'étalage des magasins, leurs flacons à facettes, leurs brosses à dos d'ivoire, leur ribambelle d'accessoires divers. Et la vue de cela me promettait une facilité de vie à laquelle je n'avais pas songé jusqu'alors... C'était encore une représentation un peu confuse; mais j'en sentais la complète nouveauté pour moi, en même temps qu'une sorte d'attrait, non de très bon aloi, peut-être, passablement terre à terre, sans doute, mais qui n'était pas moins un attrait. Oh! comme un élément qui peut nous modifier de fond en comble, tranquillement, imperceptiblement, s'insinue! C'était l'attrait de la vie matérielle aisée, attiédie et flattée par les mille ingéniosités de notre temps, qui m'était présentée et offerte sous les espèces de ce beau sac de voyage et de la bourse d'or...

Mon fiancé promettait d'aller faire notre voyage de noces à Venise.

Ma tête tournait un peu, je l'avoue.

Alors, comment expliquer l'étrange chose qui se passa en moi, deux jours avant la cérémonie?


Je savais que M. Topfer venait d'arriver d'Angers, plus tôt que de coutume, et uniquement pour assister à mon mariage. Afin de l'en remercier, je combinai,—je ne sais comment, car je n'avais vraiment pas un quart d'heure à moi,—je combinai d'aller trouver mon bon Topfer, le matin, chez les Vaufrenard, comme dans les temps anciens, une dernière fois. Françoise me conduisit jusqu'à la grille; j'entrai à pas de loup dans la maison; M. Topfer répétait le Panis Angelicus de Franck, qu'il avait promis d'exécuter à l'église, pendant la messe; je m'arrêtai à la porte du salon, le cœur battant, jusqu'à ce qu'il eût fini; puis j'entrai et lui sautai au cou. Il était un peu ému: étaient-ce les sons admirables qu'il venait de tirer de son violoncelle? Était-ce l'idée du mariage de sa petite amie, de son élève un peu? Je n'en sais rien. Toujours est-il qu'il ne me parla guère, et que, pour se donner une contenance, je crois, il reprit son archet et enfonça la pointe du violoncelle dans le parquet. Il était arrivé de la veille au soir: il oubliait la consigne nouvelle de la maison Vaufrenard, d'après laquelle on ne faisait plus de musique en ma présence!

J'en fus heureuse, oh! heureuse! J'ôtai vite mes gants et me mis au piano. M. Topfer me regarda en souriant, de son œil bleu d'enfant, et m'attendit: nous reprîmes ensemble le Panis Angelicus. M. Vaufrenard entra. Je croyais qu'il allait faire la grimace en me voyant au piano, et nous intimer l'ordre de nous taire; mais le plaisir musical l'emporta sur sa volonté même, ou bien lui fit oublier la consigne: il vint se placer derrière moi, et chanta.

Qu'est-ce qui me prend alors, à moi, tout à coup? Voilà que mes yeux se brouillent; je ne peux plus lire la musique; je sens une larme qui me chatouille la joue, et j'éclate en sanglots. Je quitte le piano, je me réfugie dans l'ombre, je m'assieds sur un pouf, les coudes sur les genoux, me tamponnant les yeux avec mon mouchoir, puis je saute sur mes gants et m'en vais. En donnant une poignée de main à M. Topfer, je regarde une dernière fois mon bon vieil ami et m'aperçois que ses petits yeux bleus sont tout trempés.

Et me voilà courant à la maison, montant à ma chambre: une crise de larmes, un désespoir complet. Quand maman pénètre dans ma chambre pour me dire que mon fiancé est en bas, je lui crie entre des hoquets une chose qui l'abasourdit; je lui crie:

—J'aurais dû épouser M. Topfer!... j'aurais très bien pu épouser M. Topfer!

Maman me dit:

—Tu es complètement folle, ma pauvre enfant!... Es-tu malade?... Surtout, ne va pas dire une chose pareille devant ta grand'mère!

Grand'mère qui a entendu crier, pleurer, arrive à son tour: et je lui répète ce que j'avais crié à maman:

—Oui, j'aurais très bien pu épouser M. Topfer!

Grand'mère ne s'indigne pas; elle me dit qu'il faut me coucher, et qu'il faut envoyer chercher le médecin. Je proteste: "Mais non, je ne suis pas malade!" Grand'mère insiste; elle me tâte le pouls qui, naturellement, doit être assez agité, et elle commence à me déshabiller. Soudain je pense: "Si j'étais malade et si mon mariage en pouvait être retardé!..." et je me laisse mettre au lit. Grand'mère elle-même descend avertir mon fiancé que je suis souffrante, et donner l'ordre qu'on envoie chercher le docteur.

Le docteur vient aussitôt, ayant même interrompu son déjeuner,—une jeune fille qui se marie après-demain, pensez donc!—Je me demande: "Va-t-il me trouver une maladie? car enfin, qu'est-ce que j'ai? Ne suis-je pas folle, en effet?" Jamais l'idée d'épouser ce pauvre M. Topfer ne m'était venue: un homme de soixante ans passés!... Grand'mère avait raison; il fallait que je fusse malade. Mais le docteur ne me trouve absolument rien d'anormal; je n'ai pas la moindre fièvre: "Ce sont, dit-il, de ces petits tours que nous jouent les nerfs des jeunes filles..." Il sourit et ne veut pas que je reste couchée.

—Et déjeunez, je vous prie, mademoiselle! Ce n'est pas le moment de nous mettre à la diète!

Alors une autre idée insensée me vient, moins grave, il est vrai, celle-là, mais telle que la façon dont j'avais été élevée ne me préparait guère à l'avoir: je veux bien déjeuner, mais là, dans ma chambre, et en regardant mon sac de voyage!

Grand'mère lève les bras au ciel; mais le docteur prononce:

—C'est parfait! c'est parfait!... Allons, madame Coëffeteau, il ne sera pas dit que vous n'aurez pas une fois passé un caprice à votre petite-fille!

Et il lui souffle je ne sais quoi à l'oreille. La pauvre grand'mère, aussi bouleversée que si elle eût renié son Credo, commande qu'on me serve dans ma chambre. Mais alors, c'est moi qui, par égard pour la douleur qu'une telle fantaisie cause à grand'mère, déclare que je descendrai déjeuner à la salle à manger.

Pendant qu'on me servait, toute seule, après la famille, mon fiancé était revenu prendre des nouvelles; il se tenait dans le salon avec mon frère arrivé du matin, et j'entendais qu'il s'informait beaucoup de lui et le faisait causer. Lorsque je les eus rejoints et que j'eus tranquillisé tout le monde sur ma santé, ce fut Mme Serpe qui s'empara de mon frère. Elle le jugeait charmant, intelligent, exquis, et, confiait-elle à maman, "si joli garçon!" M. Serpe le jugeait aussi intelligent et d'esprit très "moderne;" il était étonné, et indigné, que Paul gagnât si peu d'argent; il répéta ce qu'il avait promis autrefois: "On pourrait faire à ce garçon-là une très jolie situation."

C'est en entendant cela que je compris surtout combien j'avais été folle, ce matin, et combien, en toutes choses, grand'mère avait eu raison: est-ce que M. Topfer aurait procuré une très jolie situation à mon frère? Et quel autre mari eût pu lui procurer cela? J'étais folle!... Ah! la raison!... la raison!...

Je dis à mon fiancé:

—Ne vous inquiétez pas trop: je suis folle; mais je vous jure que c'est la première fois que cela m'arrive; j'ai toujours été très raisonnable.

Il sourit; mon état ne l'inquiétait pas du tout. Il dit:

—Oh! oh! si vous connaissiez les femmes qui ont été élevées autrement que vous!...

Il avait coutume de désigner ainsi sa sœur et toutes les femmes que fréquentait sa sœur. Il en avait vu, sans doute, des caprices et des lubies, près desquels ma nervosité, à la veille du mariage, était vraiment négligeable! Aussi ne cessait-il de féliciter grand'mère de la façon dont elle m'avait élevée. Grand'mère adorait son futur petit-gendre.

Tout allait donc bien; il n'y avait pas à se tourmenter. Lorsque, pendant la messe de mariage, je me mis à pleurer comme une fontaine, je ne m'alarmai pas outre mesure; je ne fis même pas d'efforts extraordinaires pour étouffer mes sanglots que mon mari entendait; je me disais: "Il comprend si bien tout cela! il a connu des femmes pires que moi!..." et je pleurais tranquillement sous mon voile. Je savais d'ailleurs que cela arrive quelquefois: même, les deux petites de la Vauguyon, qui avaient eu l'une et l'autre la chance d'épouser un jeune homme dont elles étaient entichées, pleuraient pendant la messe. Oh! quand M. Topfer joua!... quand la voix de M. Vaufrenard, plus belle que jamais, emplit la nef de notre vieille église!... quel ébranlement dans tout mon cœur!... L'idée ne me vint pas, alors, que j'aurais pu épouser M. Topfer, donc cela avait bien été un instant d'aberration tout à fait isolé; mais la musique et la présence de Dieu, les deux grandes causes d'exaltation de ma jeunesse, le souvenir de mes ivresses de couvent et de mon romanesque amour pour mes chers "génies;" l'idéal de ma jeunesse auquel se mêlait je ne sais quel espoir ou quel regret d'amour pour un homme unique et bien à moi; le renoncement à tout cela; le sentiment de mon entrée définitive en un monde où rien de mon passé ne subsisterait; tout cela se mêlait pour moi en une sorte de douceur mortelle; je me sentais me quitter moi-même, sans douleur vive, mais avec une tristesse désolante qui s'épanchait par un flot continu de larmes...

Une seule chose m'empêcha de m'abandonner à cette espèce de mort et peut-être de m'affaisser sur mon prie-Dieu; ce fut une idée bien pauvre en comparaison de ces grands mouvements de l'âme, mais il faut la dire parce que ce sont souvent de telles réalités qui nous sauvent: la peur de mouiller mon voile!


Il y eut, après la cérémonie, un déjeuner à la maison, non pas très nombreux, mais auquel assistèrent les Vaufrenard, M. Topfer, Mme Serpe, ma belle-mère maintenant, qui était aux cent coups parce que son petit chien était malade, et les témoins de mon mari. L'un de ces messieurs, un vieil ami, s'était chargé de réaccompagner la maman Serpe à Paris par un train du soir; nous autres, les mariés, devions "filer" tous les deux, seuls, subrepticement, dès 4 heures et demie.

Ces derniers moments à la maison, que j'aurais voulu prolonger encore et encore, si pénibles qu'ils fussent, me parurent pourtant effroyablement longs. Il faisait très chaud, je me souviens; le grand-père s'était retiré dans sa chambre pour faire la sieste; ma belle-mère, qui commençait à exaspérer toute ma famille, était à la cuisine où elle employait tous les domestiques aux soins de son chien malade; les Vaufrenard et M. Topfer m'avaient fait leurs adieux; maman, cependant bien fascinée par son gendre et si patiente d'ordinaire, grommelait déjà contre lui parce qu'elle jugeait "inhumain" qu'on fît monter une pauvre jeune femme en chemin de fer par un temps pareil; quant à grand'mère, dont cette journée était le triomphe, c'était elle qui, avec moi, avait le plus pleuré, et l'idée de mon départ la mettait sens dessus dessous; elle errait dans toute la maison, comme une âme en peine, cachant de son mieux ses yeux rouges, qu'un arrière-fonds de sensibilité, toujours contenu par des principes, avait submergés aujourd'hui. Maman et moi étions restées longtemps, avec mon mari et ses témoins, dans le salon, parce qu'elle n'osait sortir sans me faire signe de l'accompagner pour me donner les conseils d'usage, et elle reculait, pâle, tremblante, jusqu'à la dernière limite, ce douloureux moment. La voiture de l'Hôtel de la Lamproie devait venir nous prendre à quatre heures; quand maman entendit le petit "toc" qui précède de quelques secondes la sonnerie de la pendule, elle se leva et me fit le signe.

Nous passâmes dans le corridor, puis dans la salle à manger, quoiqu'il y eût une porte communiquant directement d'une pièce à l'autre; mais je crois bien que maman ne savait pas trop où elle me menait; dans la salle à manger nous trouvâmes la pauvre grand'mère qui rangeait la verrerie sur le dressoir tout en s'épongeant d'une main les yeux; elle disait:

—Les domestiques, ce n'est pas la peine de compter sur eux: ce n'est pas trop d'eux tous pour un sale avorton de chien!

Maman sourit et dit à sa mère qu'elle avait été obligée de laisser un instant seuls ces messieurs parce qu'elle avait un mot à me dire. Grand'mère comprit, et par un sentiment délicat, à l'idée des choses que maman allait devoir me confier à voix basse, elle se dirigea, en retenant le bruit de ses pas, vers la porte du salon d'où nous venait la voix de ces messieurs. Avant de poser la main sur le bouton, elle voulut pourtant me faire, elle aussi, une dernière recommandation; tout bas, elle me dit:

—N'oublie jamais, mon enfant, que ton mari t'a choisie parce que tu étais une jeune fille bien élevée!

Elle poussa doucement la porte du salon, et une brutale parole lui apporta la confirmation de ce qu'elle venait d'exprimer. Mon mari, répondant, sans doute, aux compliments que lui adressaient de moi ses témoins, disait:

—Moi, ce que j'ai cherché surtout dans un mariage de ce genre, c'est la garantie de n'être pas...

La porte aussitôt refermée nous épargna le mot, hélas! facile à suppléer, et que les circonstances rendaient tragique à nos oreilles. Grand'mère n'entra pas au salon; glacée et blanche comme un marbre, elle repassa par la salle à manger sans souffler mot, et laissa à maman le temps de m'apprendre que j'appartenais désormais à mon mari, corps et âme.

FIN

ACHEVÉ D'IMPRIMER LE DIX HUIT MAI MIL NEUF CENT NEUF PAR LA "ST. CATHERINE PRESS LTD." (ED. VERBEKE & CO.) CANAL, PORTE STE. CATHERINE, BRUGES, BELGIQUE

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