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La Main Gauche

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LES ÉPINGLES

—Ah! mon cher, quelles rosses, les femmes!

—Pourquoi dis-tu ça?

—C'est qu'elles m'ont joué un tour abominable.

—A toi?

—Oui, à moi.

—Les femmes, ou une femme?

—Deux femmes.

—Deux femmes en même temps?

—Oui.

—Quel tour?

Les deux jeunes gens étaient assis devant un grand café du boulevard et buvaient des liqueurs mélangées d'eau, ces apéritifs qui ont l'air d'infusions faites avec toutes les nuances d'une boîte d'aquarelle.

Ils avaient à peu près le même âge: vingt-cinq à trente ans. L'un était blond et l'autre brun. Ils avaient la demi-élégance des coulissiers, des hommes qui vont à la Bourse et dans les salons, qui fréquentent partout, vivent partout, aiment partout. Le brun reprit:

—Je t'ai dit ma liaison, n'est-ce pas, avec cette petite bourgeoise rencontrée sur la plage de Dieppe?

—Oui.

—Mon cher, tu sais ce que c'est. J'avais une maîtresse à Paris, une que j'aime infiniment, une vieille amie, une bonne amie, une habitude enfin, et j'y tiens.

—A ton habitude?

—Oui, à mon habitude et à elle. Elle est mariée aussi avec un brave homme, que j'aime beaucoup également, un bon garçon très cordial, un vrai camarade! Enfin c'est une maison où j'avais logé ma vie.

—Eh bien?

—Eh bien! ils ne peuvent pas quitter Paris, ceux-là, et je me suis trouvé veuf à Dieppe.

—Pourquoi allais-tu à Dieppe?

—Pour changer d'air. On ne peut pas rester tout le temps sur le boulevard.

—Alors?

—Alors, j'ai rencontré sur la plage la petite dont je t'ai parlé.

—La femme du chef de bureau?

—Oui. Elle s'ennuyait beaucoup. Son mari, d'ailleurs, ne venait que tous les dimanches, et il est affreux. Je la comprends joliment. Donc, nous avons ri et dansé ensemble.

—Et le reste?

—Oui, plus tard. Enfin, nous nous sommes rencontrés, nous nous sommes plu, je le lui ai dit, elle me l'a fait répéter pour mieux comprendre, et elle n'y a pas mis d'obstacle.

—L'aimais-tu?

—Oui, un peu; elle est très gentille.

—Et l'autre?

—L'autre était à Paris! Enfin, pendant six semaines, ç'a été très bien et nous sommes rentrés ici dans les meilleurs termes. Est-ce que tu sais rompre avec une femme, toi, quand cette femme n'a pas un tort à ton égard?

—Oui, très bien.

—Comment fais-tu?

—Je la lâche.

—Mais comment t'y prends-tu pour la lâcher?

—Je ne vais plus chez elle.

—Mais si elle vient chez toi?

—Je... n'y suis pas.

—Et si elle revient?

—Je lui dis que je suis indisposé.

—Si elle te soigne?

—Je... je lui fais une crasse.

—Si elle l'accepte?

—J'écris des lettres anonymes à son mari pour qu'il la surveille les jours où je l'attends.

—Ça c'est grave! Moi je n'ai pas de résistance. Je ne sais pas rompre. Je les collectionne. Il y en a que je ne vois plus qu'une fois par an, d'autres tous les dix mois, d'autres au moment du terme, d'autres les jours où elles ont envie de dîner au cabaret. Celles que j'ai espacées ne me gênent pas, mais j'ai souvent bien du mal avec les nouvelles pour les distancer un peu.

—Alors...

—Alors, mon cher, la petite ministère était tout feu, tout flamme, sans un tort, comme je te l'ai dit! Comme son mari passe tous ses jours au bureau, elle se mettait sur le pied d'arriver chez moi à l'improviste. Deux fois elle a failli rencontrer mon habitude.

—Diable!

—Oui. Donc j'ai donné à chacune ses jours, des jours fixes pour éviter les confusions. Lundi et samedi à l'ancienne. Mardi, jeudi et dimanche à la nouvelle.

—Pourquoi cette préférence?

—Ah! mon cher, elle est plus jeune.

—Ça ne te faisait que deux jours de repos par semaine.

—Ça me suffit.

—Mes compliments!

—Or, figure-toi qu'il m'est arrivé l'histoire la plus ridicule du monde et la plus embêtante. Depuis quatre mois tout allait parfaitement; je dormais sur mes deux oreilles et j'étais vraiment très heureux quand soudain, lundi dernier, tout craque.

J'attendais mon habitude à l'heure dite, une heure un quart, en fumant un bon cigare.

Je rêvassais, très satisfait de moi, quand je m'aperçus que l'heure était passée. Je fus surpris car elle est très exacte. Mais je crus à un petit retard accidentel. Cependant une demi-heure se passe, puis une heure, une heure et demie et je compris qu'elle avait été retenue par une cause quelconque, une migraine peut-être ou un importun. C'est très ennuyeux ces choses-là, ces attentes... inutiles, très ennuyeux et très énervant. Enfin, j'en pris mon parti, puis je sortis et, ne sachant que faire, j'allai chez elle.

Je la trouvai en train de lire un roman.

—Eh bien, lui dis-je?

Elle répondit tranquillement:

—Mon cher, je n'ai pas pu, j'ai été empêchée.

—Par quoi?

—Par... des occupations.

—Mais... quelles occupations?

—Une visite très ennuyeuse.

Je pensai qu'elle ne voulait pas me dire la vraie raison, et, comme elle était très calme, je ne m'en inquiétai pas davantage.

Je comptais rattraper le temps perdu, le lendemain, avec l'autre.

Le mardi donc, j'étais très... très ému et très amoureux en expectative, de la petite ministère, et même étonné qu'elle ne devançât pas l'heure convenue. Je regardais la pendule à tout moment suivant l'aiguille avec impatience.

Je la vis passer le quart, puis la demie, puis deux heures... Je ne tenais plus en place, traversant à grandes enjambées ma chambre, collant mon front à la fenêtre et mon oreille contre la porte pour écouter si elle ne montait pas l'escalier.

Voici deux heures et demie, puis trois heures! Je saisis mon chapeau et je cours chez elle. Elle lisait, mon cher, un roman!

—Eh bien? lui dis-je avec anxiété.

Elle répondit, aussi tranquillement que mon habitude:

—Mon cher, je n'ai pas pu, j'ai été empêchée.

—Par quoi?

—Par... des occupations.

—Mais... quelles occupations?

—Une visite ennuyeuse.

Certes, je supposai immédiatement qu'elles savaient tout; mais elle semblait pourtant si placide, si paisible que je finis par rejeter mon soupçon, par croire à une coïncidence bizarre, ne pouvant imaginer une pareille dissimulation de sa part. Et après une heure de causerie amicale, coupée d'ailleurs par vingt entrées de sa petite fille, je dus m'en aller fort embêté.

Et figure-toi que le lendemain...

—Ç'a a été la même chose?

—Oui... et le lendemain encore. Et ça a duré ainsi trois semaines, sans une explication, sans que rien me révélât cette conduite bizarre dont cependant je soupçonnais le secret.

—Elles savaient tout?

—Parbleu. Mais comment? Ah! j'en ai eu du tourment avant de l'apprendre.

—Comment l'as-tu su enfin?

—Par lettres. Elles m'ont donné, le même jour, dans les mêmes termes, mon congé définitif.

—Et?

—Et voici... Tu sais, mon cher, que les femmes ont toujours sur elles une armée d'épingles. Les épingles à cheveux, je les connais, je m'en méfie, et j'y veille, mais les autres sont bien plus perfides, ces sacrées petites épingles à tête noire qui nous semblent toutes pareilles, à nous grosse bêtes que nous sommes, mais qu'elles distinguent, elles, comme nous distinguons un cheval d'un chien.

Or, il paraît qu'un jour ma petite ministère avait laissé une de ces machines révélatrices piquée dans ma tenture, près de ma glace.

Mon habitude, du premier coup, avait aperçu sur l'étoffe ce petit point noir gros comme une puce, et sans rien dire l'avait cueilli, puis avait laissé à la même place une de ses épingles à elle, noire aussi, mais d'un modèle différent.

Le lendemain, la ministère voulut reprendre son bien, et reconnut aussitôt la substitution; alors un soupçon lui vint, et elle en mit deux, en les croisant.

L'habitude répondit à ce signe télégraphique par trois boules noires, l'une sur l'autre.

Une fois ce commerce commencé, elles continuèrent à communiquer, sans se rien dire, seulement pour s'épier. Puis il paraît que l'habitude, plus hardie, enroula le long de la petite pointe d'acier un mince papier où elle avait écrit: «Poste restante, boulevard Malesherbes, C. D.»

Alors elles s'écrivirent. J'étais perdu. Tu comprends que ça n'a pas été tout seul entre elles. Elles y allaient avec précaution, avec mille ruses, avec toute la prudence qu'il faut en pareil cas. Mais l'habitude fît un coup d'audace et donna un rendez-vous à l'autre.

Ce qu'elles se sont dit, je l'ignore! Je sais seulement que j'ai fait les frais de leur entretien. Et voilà!

—C'est tout.

—Oui.

—Tu ne les vois plus.

—Pardon, je les vois encore comme ami; nous n'avons pas rompu tout à fait.

—Et elles, se sont-elles revues?

—Oui, mon cher, elles sont devenues intimes.

—Tiens, tiens. Et ça ne te donne pas une idée, ça?

—Non, quoi?

—Grand serin, l'idée de leur faire repiquer des épingles doubles?





DUCHOUX

En descendant le grand escalier du cercle chauffé comme une serre par le calorifère, le baron de Mordiane avait laissé ouverte sa fourrure; aussi, lorsque la grande porte de la rue se fut refermée sur lui, éprouva-t-il un frisson de froid profond, un de ces frissons brusques et pénibles qui rendent triste comme un chagrin. Il avait perdu quelque argent, d'ailleurs, et son estomac, depuis quelque temps, le faisait souffrir, ne lui permettait plus de manger à son gré.

Il allait rentrer chez lui, et soudain la pensée de son grand appartement vide, du valet de pied dormant dans l'antichambre, du cabinet où l'eau tiédie pour la toilette du soir chantait doucement sur le réchaud à gaz, du lit large, antique et solennel comme une couche mortuaire, lui fit entrer jusqu'au fond du coeur, jusqu'au fond de la chair, un autre froid plus douloureux encore que celui de l'air glacé.

Depuis quelques années il sentait s'appesantir sur lui ce poids de la solitude qui écrase quelquefois les vieux garçons. Jadis, il était fort, alerte et gai, donnant tous ses jours au sport et toutes ses nuits aux fêtes. Maintenant, il s'alourdissait et ne prenait plus plaisir à grand'chose. Les exercices le fatiguaient, les soupers et même les dîners lui faisaient mal, les femmes l'ennuyaient autant qu'elles l'avaient autrefois amusé.

La monotonie des soirs pareils, des mêmes amis retrouvés au même lieu, au cercle, de la même partie avec des chances et des déveines balancées, des mêmes propos sur les mêmes choses, du même esprit dans les mêmes bouches, des mêmes plaisanteries sur les mêmes sujets, des mêmes médisances sur les mêmes femmes, l'écoeurait au point de lui donner, par moments, de véritables désirs de suicide. Il ne pouvait plus mener cette vie régulière et vide, si banale, si légère et si lourde en même temps, et il désirait quelque chose de tranquille, de reposant, de confortable, sans savoir quoi.

Certes, il ne songeait pas à se marier, car il ne se sentait pas le courage de se condamner à la mélancolie, à la servitude conjugale, à cette odieuse existence de deux êtres, qui, toujours ensemble, se connaissaient jusqu'à ne plus dire un mot qui ne soit prévu par l'autre, à ne plus faire un geste qui ne soit attendu, à ne plus avoir une pensée, un désir, un jugement qui ne soient devinés. Il estimait qu'une personne ne peut être agréable à voir encore que lorsqu'on la connaît peu, lorsqu'il reste en elle du mystère, de l'inexploré, lorsqu'elle demeure un peu inquiétante et voilée. Donc il lui aurait fallu une famille qui n'en fût pas une, où il aurait pu passer une partie seulement de sa vie; et, de nouveau, le souvenir de son fils le hanta.

Depuis un an, il y songeait sans cesse, sentant croître en lui l'envie irritante de le voir, de le connaître. Il l'avait eu dans sa jeunesse, au milieu de circonstances dramatiques et tendres. L'enfant, envoyé dans le Midi, avait été élevé près de Marseille, sans jamais connaître le nom de son père.

Celui-ci avait payé d'abord les mois de nourrice, puis les mois de collège, puis les mois de fête, puis la dot pour un mariage raisonnable. Un notaire discret avait servi d'intermédiaire sans jamais rien révéler.

Le baron de Mordiane savait donc seulement qu'un enfant de son sang vivait quelque part, aux environs de Marseille, qu'il passait pour intelligent et bien élevé, qu'il avait épousé la fille d'un architecte entrepreneur, dont il avait pris la suite. Il passait aussi pour gagner beaucoup d'argent.

Pourquoi n'irait-il pas voir ce fils inconnu, sans se nommer, pour l'étudier d'abord et s'assurer qu'il pourrait au besoin trouver un refuge agréable dans cette famille?

Il avait fait grandement les choses, donné une belle dot acceptée avec reconnaissance. Il était donc certain de ne pas se heurter contre un orgueil excessif; et cette pensée, ce désir, reparus tous les jours, de partir pour le Midi, devenaient en lui irritants comme une démangeaison. Un bizarre attendrissement d'égoïste le sollicitait aussi, à l'idée de cette maison riante et chaude, au bord de la mer, où il trouverait sa belle-fille jeune et jolie, ses petits-enfants aux bras ouverts, et son fils qui lui rappellerait l'aventure charmante et courte des lointaines années. Il regrettait seulement d'avoir donné tant d'argent, et que cet argent eût prospéré entre les mains du jeune homme, ce qui ne lui permettait plus de se présenter en bienfaiteur.

Il allait, songeant à tout cela, la tête enfoncée dans son col de fourrure; et sa résolution fut prise brusquement. Un fiacre passait; il l'appela, se fit conduire chez lui; et quand son valet de chambre, réveillé, eut ouvert la porte:

—Louis, dit-il, nous partons demain soir pour Marseille. Nous y resterons peut-être une quinzaine de jours. Vous allez faire tous les préparatifs nécessaires.

Le train roulait, longeant le Rhône sablonneux, puis traversait des plaines jaunes, des villages clairs, un grand pays fermé au loin par des montagnes nues.

Le baron de Mordiane, réveillé après une nuit en sleeping, se regardait avec mélancolie dans la petite glace de son nécessaire. Le jour cru du Midi lui montrait des rides qu'il ne se connaissait pas encore: un état de décrépitude ignoré dans la demi-ombre des appartements parisiens.

Il pensait, en examinant le coin des yeux, les paupières fripées, les tempes, le front dégarnis:

—-Bigre, je ne suis pas seulement défraîchi. Je suis avancé.

Et son désir de repos grandit soudain, avec une vague envie, née en lui pour la première fois, de tenir sur ses genoux ses petits-enfants.

Vers une heure de l'après-midi, il arriva, dans un landau loué à Marseille, devant une de ces maisons de campagne méridionales si blanches, au bout de leur avenue de platanes, qu'elles éblouissent et font baisser les yeux. Il souriait en suivant l'allée et pensait:

—Bigre, c'est gentil!

Soudain, un galopin de cinq à six ans apparut, sortant d'un arbuste, et demeura debout au bord du chemin, regardant le monsieur avec ses yeux ronds.

Mordiane s'approcha:

—Bonjour, mon garçon.

Le gamin ne répondit pas.

Le baron, alors, s'étant penché, le prit dans ses bras pour l'embrasser, puis, suffoqué par une odeur d'ail dont l'enfant tout entier semblait imprégné, il le remit brusquement à terre en murmurant:

—Oh! c'est l'enfant du jardinier.

Et il marcha vers la demeure.

Le linge séchait sur une corde devant la porte, chemises, serviettes, torchons, tabliers et draps, tandis qu'une garniture de chaussettes alignées sur des ficelles superposées emplissait une fenêtre entière, pareille aux étalages de saucisses devant les boutiques de charcutiers.

Le baron appela.

Une servante apparut, vraie servante du Midi, sale et dépeignée, dont les cheveux, par mèches, lui tombaient sur la face, dont la jupe, sous l'accumulation des taches qui l'avaient assombrie, gardait de sa couleur ancienne quelque chose de tapageur, un air de foire champêtre et de robe de saltimbanque.

Il demanda:

—M. Duchoux est-il chez lui?

Il avait donné, jadis, par plaisanterie de viveur sceptique, ce nom à l'enfant perdu afin qu'on n'ignorât point qu'il avait été trouvé sous un chou.

La servante répéta:

—Vous demandez M. Duchouxe?

—Oui.

—Té, il est dans la salle, qui tire ses plans.

—Dites-lui que M. Merlin demande à lui parler.

Elle reprit, étonnée:

—Hé! donc, entrez, si vous voulez le voir. Et elle cria:

—Mosieu Duchouxe, une visite!

Le baron entra, et, dans une grande salle, assombrie par les volets à moitié clos, il aperçut indistinctement des gens et des choses qui lui parurent malpropres.

Debout devant une table surchargée d'objets de toute sorte, un petit homme chauve traçait des lignes sur un large papier.

Il interrompit son travail et fit deux pas.

Son gilet ouvert, sa culotte déboutonnée, les poignets de sa chemise relevés, indiquaient qu'il avait fort chaud, et il était chaussé de souliers boueux révélant qu'il avait plu quelques jours auparavant.

Il demanda, avec un fort accent méridional:

—À qui ai-je l'honneur?...

—Monsieur Merlin... Je viens vous consulter pour un achat de terrain à bâtir.

—Ah! ah! très bien!

Et Duchoux, se tournant vers sa femme, qui tricotait dans l'ombre:

—Débarrasse une chaise, Joséphine.

Mordiane vit alors une femme jeune, qui semblait déjà vieille, comme on est vieux à vingt-cinq ans en province, faute de soins, de lavages répétés, de tous les petits soucis, de toutes les petites propretés, de toutes les petites attentions de la toilette féminine qui immobilisent la fraîcheur et conservent, jusqu'à près de cinquante ans, le charme et la beauté. Un fichu sur les épaules, les cheveux noués à la diable, de beaux cheveux épais et noirs, mais qu'on devinait peu brossés, elle allongea vers une chaise des mains de bonne et enleva une robe d'enfant, un couteau, un bout de ficelle, un pot à fleurs vide et une assiette grasse demeurés sur le siège qu'elle tendit ensuite au visiteur.

Il s'assit et s'aperçut alors que la table de travail de Duchoux portait, outre les livres et les papiers, deux salades fraîchement cueillies, une cuvette, une brosse à cheveux, une serviette, un revolver et plusieurs tasses non nettoyées.

L'architecte vit ce regard et dit en souriant:

—Excusez! il y a un peu de désordre dans le salon; ça tient aux enfants.

Et il approcha sa chaise pour causer avec le client.

—Donc, vous cherchez un terrain aux environs de Marseille?

Son haleine, bien que venue de loin, apporta au baron ce souffle d'ail qu'exhalent les gens du Midi ainsi que des fleurs leur parfum.

Mordiane demanda:

—C'est votre fils que j'ai rencontré sous les platanes?

—Oui. Oui, le second.

—Vous en avez deux?

—Trois, monsieur, un par an.

Et Duchoux semblait plein d'orgueil.

Le baron pensait: «S'ils fleurent tous le même bouquet, leur chambre doit être une vraie serre.»

Il reprit:

—Oui, je voudrais un joli terrain près de la mer, sur une petite plage déserte...

Alors Duchoux s'expliqua. Il en avait dix, vingt, cinquante, cent et plus, de terrains dans ces conditions, à tous les prix, pour tous les goûts. Il parlait comme coule une fontaine, souriant, content de lui, remuant sa tête chauve et ronde.

Et Mordiane se rappelait une petite femme blonde, mince, un peu mélancolique et disant si tendrement: «Mon cher aimé» que le souvenir seul avivait le sang de ses veines. Elle l'avait aimé avec passion, avec folie, pendant trois mois; puis, devenue enceinte en l'absence de son mari qui était gouverneur d'une colonie, elle s'était sauvée, s'était cachée, éperdue de désespoir et de terreur, jusqu'à la naissance de l'enfant que Mordiane avait emporté, un soir d'été et qu'ils n'avaient jamais revu.

Elle était morte de la poitrine trois ans plus tard, là-bas, dans la colonie de son mari qu'elle était allé rejoindre. Il avait devant lui leur fils; qui disait, en faisant sonner les finales comme des notes de métal:

—Ce terrain-là, monsieur, c'est une occasion unique...

Et Mordiane se rappelait l'autre voix, légère comme un effleurement de brise, murmurant:

—Mon cher aimé, nous ne nous séparerons jamais...

Et il se rappelait ce regard bleu, doux, profond, dévoué, en contemplant l'oeil rond, bleu aussi, mais vide de ce petit homme ridicule qui ressemblait à sa mère, pourtant...

Oui, il lui ressemblait de plus en plus de seconde en seconde; il lui ressemblait par l'intonation, par le geste, par toute l'allure; il lui ressemblait comme un singe ressemble à l'homme; mais il était d'elle, il avait d'elle mille traits déformés irrécusables, irritants, révoltants. Le baron souffrait, hanté soudain par cette ressemblance horrible, grandissant toujours, exaspérante, affolante, torturante comme un cauchemar, comme un remords!

Il balbutia:

—Quand pourrons-nous voir ensemble ce terrain?

—Mais, demain, si vous voulez.

—Oui, demain. Quelle heure?

—Une heure.

—Ça va.

L'enfant rencontré sous l'avenue apparut dans la porte ouverte et cria:

—Païré!

On ne lui répondit pas.

Mordiane était debout avec une envie de se sauver, de courir, qui lui faisait frémir les jambes. Ce «Païré» l'avait frappé comme une balle. C'était à lui qu'il s'adressait, c'était pour lui, ce païré à l'ail, ce païré du Midi.

Oh! qu'elle sentait bon, l'amie d'autrefois!

Duchoux le reconduisait.

—C'est à vous, cette maison? dit le baron.

—Oui monsieur, je l'ai achetée dernièrement. Et j'en suis fier. Je suis enfant du hasard, moi, monsieur, et je ne m'en cache pas; j'en suis fier. Je ne dois rien à personne, je suis le fils de mes oeuvres; je me dois tout à moi-même.

L'enfant, resté sur le seuil, criait de nouveau, mais de loin:

—Païré!

Mordiane, secoué de frissons, saisi de panique, fuyait comme on fuit devant un grand danger.

—Il va me deviner, me reconnaître, pensait-il. Il va me prendre dans ses bras et me crier aussi: «Païré», en me donnant par le visage un baiser parfumé d'ail.

—A demain, monsieur.

—A demain, une heure.

Le landau roulait sur la route blanche.

—Cocher, à la gare!

Et il entendait deux voix, une lointaine et douce, la voix affaiblie et triste des morts, qui disait: «Mon cher aimé». Et l'autre sonore, chantante, effrayante, qui criait: «Païré», comme on crie: «Arrêtez-le», quand un voleur fuit dans les rues.

Le lendemain soir, en entrant au cercle, le comte d'Etreillis lui dit:

—On ne vous a pas vu depuis trois jours. Avez-vous été malade?

—Oui, un peu souffrant. J'ai des migraines, de temps en temps.





LE RENDEZ-VOUS

Son chapeau sur la tête, son manteau sur le dos, un voile noir sur le nez, un autre dans sa poche dont elle doublerait le premier quand elle serait montée dans le fiacre coupable, elle battait du bout de son ombrelle la pointe de sa bottine, et demeurait assise dans sa chambre, ne pouvant se décider à sortir, pour aller à ce rendez-vous.

Combien de fois, pourtant, depuis deux ans, elle s'était habillée ainsi, pendant les heures de Bourse de son mari, un agent de change très mondain, pour rejoindre dans son logis de garçon le beau vicomte de Martelet, son amant.

La pendule derrière son dos battait les secondes vivement; un livre à moitié lu bâillait sur le petit bureau de bois de rose, entre les fenêtres, et un fort parfum de violette, exhalé par deux petits bouquets baignant en deux mignons vases de Saxe sur la cheminée, se mêlait à une vague odeur de verveine soufflée sournoisement par la porte du cabinet de toilette demeurée entr'ouverte.

L'heure sonna—trois heures—et la mit debout. Elle se retourna pour regarder le cadran, puis sourit, songeant:—«Il m'attend déjà. Il va s'énerver». Alors, elle sortit, prévint le valet de chambre qu'elle serait rentrée dans une heure au plus tard—un mensonge—descendit l'escalier et s'aventura dans la rue, à pied.

On était aux derniers jours de mai, à cette saison délicieuse où le printemps de la campagne semble faire le siège de Paris et le conquérir par-dessus les toits, envahir les maisons, à travers les murs, faire fleurir la ville, y répandre une gaieté sur la pierre des façades, l'asphalte des trottoirs et le pavé des chaussées, la baigner, la griser de sève comme un bois qui verdit.

Madame Haggan fit quelques pas à droite avec l'intention de suivre, comme toujours, la rue de Provence où elle hélerait un fiacre, mais la douceur de l'air; cette émotion de l'été qui nous entre dans la gorge en certains jours, la pénétra si brusquement, que, changeant d'idée, elle prit la rue de la Chaussée-d'Antin, sans savoir pourquoi, obscurément attirée par le désir de voir des arbres dans le square de la Trinité. Elle pensait: «Bah! il m'attendra dix minutes de plus.» Cette idée, de nouveau, la réjouissait, et, tout en marchant à petits pas, dans la foule, elle croyait le voir s'impatienter, regarder l'heure, ouvrir la fenêtre, écouter à la porte, s'asseoir quelques instants, se relever, et, n'osant pas fumer, car elle le lui avait défendu les jours de rendez-vous, jeter sur la boîte aux cigarettes des regards désespérés.

Elle allait doucement, distraite par tout ce qu'elle rencontrait, par les figures et les boutiques, ralentissant le pas de plus en plus et si peu désireuse d'arriver qu'elle cherchait, aux devantures, des prétextes pour s'arrêter.

Au bout de la rue, devant l'église, la verdure du petit square l'attira si fortement qu'elle traversa la place, entra dans le jardin, cette cage à enfants, et fit deux fois le tour de l'étroit gazon, au milieu des nounous enrubannées, épanouies, bariolées, fleuries. Puis elle prit une chaise, s'assit, et levant les yeux vers le cadran rond comme une lune dans le clocher, elle regarda marcher l'aiguille.

Juste à ce moment la demie sonna, et son coeur tressaillit d'aise en entendant tinter les cloches du carillon. Une demi-heure de gagnée, plus un quart d'heure pour atteindre la rue Miromesnil, et quelques minutes encore de flânerie,—une heure! une heure volée au rendez-vous! Elle y resterait quarante minutes à peine, et ce serait fini encore une fois.

Dieu! comme ça l'ennuyait d'aller là-bas! Ainsi qu'un patient montant chez le dentiste, elle portait en son coeur le souvenir intolérable de tous les rendez-vous passés, un par semaine en moyenne depuis deux ans, et la pensée qu'un autre allait avoir lieu, tout à l'heure, la crispait d'angoisse de la tête aux pieds. Non pas que ce fût bien douloureux, douloureux comme une visite au dentiste, mais c'était si ennuyeux, si ennuyeux, si compliqué, si long, si pénible que tout, tout, même une opération, lui aurait paru préférable. Elle y allait pourtant, très lentement, à tous petits pas, en s'arrêtant, en s'asseyant, en flânant partout, mais elle y allait. Oh! elle aurait bien voulu manquer encore celui-là, mais elle avait fait poser ce pauvre vicomte, deux fois de suite le mois dernier, et elle n'osait point recommencer si tôt. Pourquoi y retournait-elle? Ah! pourquoi? Parce qu'elle en avait pris l'habitude, et qu'elle n'avait aucune raison à donner à ce malheureux Martelet quand il voudrait connaître ce pourquoi! Pourquoi avait-elle commencé? Pourquoi? Elle ne le savait plus! L'avait-elle aimé? C'était possible! Pas bien fort, mais un peu, voilà si longtemps! Il était bien, recherché, élégant, galant, et représentait strictement, au premier coup d'oeil, l'amant parfait d'une femme du monde. La cour avait duré trois mois,—temps normal, lutte honorable, résistance suffisante—puis elle avait consenti, avec quelle émotion, quelle crispation, quelle peur horrible et charmante à ce premier rendez-vous, suivi de tant d'autres, dans ce petit entresol de garçon, rue de Miromesnil. Son coeur? Qu'éprouvait alors son petit coeur de femme séduite, vaincue, conquise, en passant pour la première fois la porte de cette maison de cauchemar? Vrai, elle ne le savait plus! Elle l'avait oublié! On se souvient d'un fait, d'une date, d'une chose, mais on ne se souvient guère, deux ans plus tard, d'une émotion qui s'est envolée très vite, parce qu'elle était très légère. Oh! par exemple, elle n'avait pas oublié les autres, ce chapelet de rendez-vous, ce chemin de la croix de l'amour, aux stations si fatigantes, si monotones, si pareilles, que la nausée lui montait aux lèvres en prévision de ce que ce serait tout à l'heure.

Dieu! ces fiacres qu'il fallait appeler pour aller là, ils ne ressemblaient pas aux autres fiacres, dont on se sert pour les courses ordinaires! Certes, les cochers devinaient. Elle le sentait rien qu'à la façon dont ils la regardaient, et ces yeux des cochers de Paris sont terribles! Quand on songe qu'à tout moment, devant le tribunal, ils reconnaissent, au bout de plusieurs années, des criminels qu'ils ont conduits une seule fois, en pleine nuit, d'une rue quelconque à une gare, et qu'ils ont affaire à presque autant de voyageurs qu'il y a d'heures dans la journée, et que leur mémoire est assez sûre pour qu'ils affirment: «Voilà bien l'homme que j'ai chargé rue des Martyrs, et déposé gare de Lyon, à minuit quarante, le 10 juillet de l'an dernier!» n'y a-t-il pas de quoi frémir, lorsqu'on risque ce que risque une jeune femme allant à un rendez-vous, en confiant sa réputation au premier venu de ces cochers! Depuis deux ans elle en avait employé, pour ce voyage de la rue Miromesnil, au moins cent à cent vingt, en comptant un par semaine. C'étaient autant de témoins qui pouvaient déposer contre elle dans un moment critique.

Aussitôt dans le fiacre, elle tirait de sa poche l'autre voile, épais et noir comme un loup, et se l'appliquait sur les yeux. Cela cachait le visage, oui, mais le reste, la robe, le chapeau, l'ombrelle, ne pouvait-on pas les remarquer, les avoir vus déjà? Oh! dans cette rue de Miromesnil, quel supplice! Elle croyait reconnaître tous les passants, tous les domestiques, tout le monde. A peine la voiture arrêtée, elle sautait et passait en courant devant le concierge toujours debout sur le seuil de sa loge. En voilà un qui devait tout savoir, tout,—son adresse,—son nom,—la profession de son mari,—tout,—car ces concierges sont les plus subtils des policiers! Depuis deux ans elle voulait l'acheter, lui donner, lui jeter, un jour ou l'autre, un billet de cent francs en passant devant lui. Pas une fois elle n'avait osé faire ce petit mouvement de lui lancer aux pieds ce bout de papier roulé! Elle avait peur.—De quoi?—Elle ne savait pas!—D'être rappelée, s'il ne comprenait point? D'un scandale? d'un rassemblement dans l'escalier? d'une arrestation peut-être? Pour arriver à la porte du vicomte, il n'y avait guère qu'un demi-étage à monter, et il lui paraissait haut comme la tour Saint-Jacques! A peine engagée dans le vestibule, elle se sentait prise dans une trappe, et le moindre bruit devant ou derrière elle, lui donnait une suffocation. Impossible de reculer, avec ce concierge et la rue qui lui fermaient la retraite; et si quelqu'un descendait juste à ce moment, elle n'osait pas sonner chez Martelet et passait devant la porte comme si elle allait ailleurs! Elle montait, montait, montait! Elle aurait monté quarante étages! Puis, quand tout semblait redevenu tranquille dans la cage de l'escalier, elle redescendait en courant avec l'angoisse dans l'âme de ne pas reconnaître l'entresol!

Il était là, attendant dans un costume galant en velours doublé de soie, très coquet, mais un peu ridicule, et depuis deux ans, il n'avait rien changé à sa manière de l'accueillir, mais rien, pas un geste!

Dès qu'il avait refermé la porte, il lui disait: «Laissez-moi baiser vos mains, ma chère, chère amie!» Puis il la suivait dans la chambre, où volets clos et lumières allumées, hiver comme été, par chic sans doute, il s'agenouillait devant elle en la regardant de bas en haut avec un air d'adoration. Le premier jour ça avait été très gentil, très réussi, ce mouvement-là! Maintenant elle croyait voir M. Delaunay jouant pour la cent vingtième fois le cinquième acte d'une pièce à succès. Il fallait changer ses effets.

Et puis après, oh! mon Dieu! après! c'était le plus dur! Non, il ne changeait pas ses effets, le pauvre garçon! Quel bon garçon, mais banal!...

Dieu que c'était difficile de se déshabiller sans femme de chambre! Pour une fois, passe encore, mais toutes les semaines cela devenait odieux! Non, vrai, un homme ne devrait pas exiger d'une femme une pareille corvée! Mais s'il était difficile de se déshabiller, se rhabiller devenait presque impossible et énervant à crier, exaspérant à gifler le monsieur qui disait, tournant autour d'elle d'un air gauche:—«Voulez-vous que je vous aide.»—L'aider! Ah oui! à quoi? De quoi était-il capable? Il suffisait de lui voir une épingle entre les doigts pour le savoir.

C'est à ce moment-là peut-être qu'elle avait commencé à le prendre en grippe. Quand il disait: «Voulez-vous que je vous aide!» Elle l'aurait tué. Et puis était-il possible qu'une femme ne finît point par détester un homme qui, depuis deux ans, l'avait forcée plus de cent vingt fois à se rhabiller sans femme de chambre?

Certes il n'y avait pas beaucoup d'hommes aussi maladroits que lui, aussi peu dégourdis, aussi monotones. Ce n'était pas le petit baron de Grimbal qui aurait demandé de cet air niais: «Voulez-vous que je vous aide?» Il aurait aidé, lui, si vif, si drôle, si spirituel. Voilà! C'était un diplomate; il avait couru le monde, rôdé partout, déshabillé et rhabillé sans doute des femmes vêtues suivant toutes les modes de la terre, celui-là!...

L'horloge de l'église sonna les trois quarts. Elle se dressa, regarda le cadran, se mit à rire en murmurant «Oh! doit-il être agité!» puis elle partit d'une marche plus vive, et sortit du square.

Elle n'avait point fait dix pas sur la place quand elle se trouva nez à nez avec un monsieur qui la salua profondément.

—Tiens, vous, baron?—dit-elle, surprise. Elle venait justement de penser à lui.

—Oui, madame.

Et il s'informa de sa santé, puis, après quelques vagues propos, il reprit:

—Vous savez que vous êtes la seule—vous permettez que je dise de mes amies, n'est-ce pas?—qui ne soit point encore venue visiter mes collections japonaises.

—Mais, mon cher baron, une femme ne peut aller ainsi chez un garçon?

—Comment! comment! en voilà une erreur quand il s'agit de visiter une collection rare!

—En tout cas, elle ne peut y aller seule.

—Et pourquoi pas? mais j'en ai reçu des multitudes de femmes seules, rien que pour ma galerie! J'en reçois tous les jours. Voulez-vous que je vous les nomme—non—je ne le ferai point. Il faut être discret même pour ce qui n'est pas coupable. En principe, il n'est inconvenant d'entrer chez un homme sérieux, connu, dans une certaine situation, que lorsqu'on y va pour une cause inavouable!

—Au fond, c'est assez juste ce que vous dites-la.

—Alors vous venez voir ma collection.

—Quand?

—Mais tout de suite.

—Impossible, je suis pressée.

—Allons donc. Voilà une demi-heure que vous êtes assise dans le square.

—Vous m'espionniez?

—Je vous regardais.

—Vrai, je suis pressée.

—Je suis sûr que non. Avouez que vous n'êtes pas très pressée.

Madame Haggan se mit à rire, et avoua:

—Non... non... pas... très...

Un fiacre passait à les toucher. Le petit baron cria: «Cocher!» et la voiture s'arrêta. Puis, ouvrant la portière:

—Montez, madame.

—Mais, baron, non, c'est impossible, je ne peux pas aujourd'hui.

—Madame, ce que vous faites est imprudent, montez! On commence à nous regarder, vous allez former un attroupement; on va croire que je vous enlève et nous arrêter tous les deux, montez, je vous en prie!

Elle monta, effarée, abasourdie. Alors il s'assit auprès d'elle en disant au cocher: «rue de Provence».

Mais soudain elle s'écria:

—Oh! mon Dieu, j'oubliais une dépêche très pressée, voulez-vous me conduire, d'abord, au premier bureau télégraphique?

Le fiacre s'arrêta un peu plus loin, rue de Châteaudun, et elle dit au baron:

—Pouvez-vous me prendre une carte de cinquante centimes? J'ai promis à mon mari d'inviter Martelet à dîner pour demain, et j'ai oublié complètement.

Quand le baron fut revenu, sa carte bleue à la main, elle écrivit au crayon:

—«Mon cher ami, je suis très souffrante; j'ai une névralgie atroce qui me tient au lit. Impossible sortir. Venez dîner demain soir pour que je me fasse pardonner.

«JEANNE.»

Elle mouilla la colle, ferma soigneusement, mit l'adresse: «Vicomte de Martelet, 240, rue Miromesnil,» puis, rendant la carte au baron:

—Maintenant, voulez-vous avoir la complaisance de jeter ceci dans la boîte aux télégrammes.





LE PORT

I

Sorti du Havre le 3 mai 1882, pour un voyage dans les mers de Chine, le trois-mâts carré Notre-Dame-des-Vents, rentra au port de Marseille le 8 août 1886, après quatre ans de voyages. Son premier chargement déposé dans le port chinois où il se rendait, il avait trouvé sur-le-champ un fret nouveau pour Buenos-Ayres, et de là, avait pris des marchandises pour le Brésil.

D'autres traversées, encore des avaries, des réparations, les calmes de plusieurs mois, les coups de vent qui jettent hors la route, tous les accidents, aventures et mésaventures de mer, enfin, avaient tenu loin de sa patrie ce trois-mâts normand qui revenait à Marseille le ventre plein de boîtes de fer-blanc contenant des conserves d'Amérique.

Au départ il avait à bord, outre le capitaine et le second, quatorze matelots, huit normands et six bretons. Au retour il ne lui restait plus que cinq bretons et quatre normands, le breton était mort en route, les quatre normands disparus en des circonstances diverses avaient été remplacés par deux américains, un nègre et un norvégien racolé, un soir, dans un cabaret de Singapour.

Le gros bateau, les voiles carguées, vergues en croix sur sa mâture, traîné par un remorqueur marseillais qui haletait devant lui, roulant sur un reste de houle que le calme survenu laissait mourir tout doucement, passa devant le château d'If, puis sous tous les rochers gris de la rade que le soleil couchant couvrait d'une buée d'or, et il entra dans le vieux port où sont entassés, flanc contre flanc, le long des quais, tous les navires du monde, pêle-mêle, grands et petits, de toute forme et de tout gréement, trempant comme une bouillabaisse de bateaux en ce bassin trop restreint, plein d'eau putride où les coques se frôlent, se frottent, semblent marinées dans un jus de flotte.

Notre-Dame-des-Vents prit sa place, entre un brick italien et une goélette anglaise qui s'écartèrent pour laisser passer ce camarade; puis, quand toutes les formalités de la douane et du port eurent été remplies, le capitaine autorisa les deux tiers de son équipage à passer la soirée dehors.

La nuit était venue. Marseille s'éclairait. Dans la chaleur de ce soir d'été, un fumet de cuisine à l'ail flottait sur la cité bruyante, pleine de voix, de roulements, de claquements, de gaieté méridionale.

Dès qu'ils se sentirent sur le port, les dix hommes que la mer roulait depuis des mois se mirent en marche tout doucement, avec une hésitation d'êtres dépaysés, désaccoutumés des villes, deux par deux, en procession.

Ils se balançaient, s'orientaient, flairant les ruelles qui aboutissent au port, enfiévrés par un appétit d'amour qui avait grandi dans leurs corps pendant leurs derniers soixante-six jours de mer. Les normands marchaient en tête, conduits par Célestin Duclos, un grand gars fort et malin qui servait de capitaine aux autres chaque fois qu'ils mettaient pied à terre. Il devinait les bons endroits, inventait des tours de sa façon et ne s'aventurait pas trop dans les bagarres si fréquentes entre matelots dans les ports. Mais quand il y était pris il ne redoutait personne.

Après quelque hésitation entre toutes les rues obscures qui descendent vers la mer comme des égouts et dont sortent des odeurs lourdes, une sorte d'haleine de bouges, Célestin se décida pour une espèce de couloir, tortueux où brillaient, au-dessus des portes, des lanternes en saillie portant des numéros énormes sur leurs verres dépolis et colorés. Sous la voûte étroite des entrées, des femmes en tablier, pareilles à des bonnes, assises sur des chaises de paille, se levaient en les voyant venir, faisant trois pas jusqu'au ruisseau qui séparait la rue en deux et coupaient la route à cette file d'hommes qui s'avançaient lentement, en chantonnant et en ricanant, allumés déjà par le voisinage de ces prisons de prostituées.

Quelquefois, au fond d'un vestibule, apparaissait, derrière une seconde porte ouverte soudain et capitonnée de cuir brun, une grosse fille dévêtue, dont les cuisses lourdes et les mollets gras se dessinaient brusquement sous un grossier maillot de coton blanc. Sa jupe courte avait l'air d'une ceinture bouffante; et la chair molle de sa poitrine, de ses épaules et de ses bras, faisait une tache rose sur un corsage de velours noir bordé d'un galon d'or. Elle appelait de loin: «Venez-vous, jolis garçons?» et parfois sortait elle-même pour s'accrocher à l'un d'eux et l'attirer vers sa porte, de toute sa force, cramponnée à lui comme une araignée qui traîne une bête plus grosse qu'elle. L'homme, soulevé par ce contact, résistait mollement, et les autres s'arrêtaient pour regarder, hésitants entre l'envie d'entrer tout de suite et celle de prolonger encore cette promenade appétissante. Puis, quand la femme après des efforts acharnés avait attiré le matelot jusqu'au seuil de son logis, où toute la bande allait s'engouffrer derrière lui, Célestin Duclos, qui s'y connaissait en maisons, criait soudain: «Entre pas là, Marchand, c'est pas l'endroit.»

L'homme alors obéissant à cette voix se dégageait d'une secousse brutale et les amis se reformaient en bande, poursuivis par les injures immondes de la fille exaspérée, tandis que d'autres femmes, tout le long de la ruelle, devant eux, sortaient de leurs portes, attirées par le bruit, et lançaient avec des voix enrouées des appels pleins de promesses. Ils allaient donc de plus en plus allumés, entre les cajoleries et les séductions annoncées par le choeur des portières d'amour de tout le haut de la rue, et les malédictions ignobles lancées contre eux par le choeur d'en bas, par le choeur méprisé des filles désappointées. De temps en temps ils rencontraient une autre bande, des soldats qui marchaient avec un battement de fer sur la jambe, des matelots encore, des bourgeois isolés, des employés de commerce. Partout, s'ouvraient de nouvelles rues étroites, étoilées de fanaux louches. Ils allaient toujours dans ce labyrinthe de bouges, sur ces pavés gras où suintaient des eaux putrides, entre ces murs pleins de chair de femme.

Enfin Duclos se décida et s'arrêtant devant une maison d'assez belle apparence, il y fit entrer tout son monde.

II

La fête fut complète! Quatre heures durant, les dix matelots se gorgèrent d'amour et de vin. Six mois de solde y passèrent.

Dans la grande salle du café, ils étaient installés en maîtres, regardant d'un oeil malveillant les habitués ordinaires qui s'installaient aux petites tables, dans les coins, où une des filles demeurées libres, vêtue en gros baby ou en chanteuse de café-concert, courait les servir, puis s'asseyait près d'eux.

Chaque homme, en arrivant, avait choisi sa compagne qu'il garda toute la soirée, car le populaire n'est pas changeant. On avait rapproché trois tables et, après la première rasade, la procession dédoublée, accrue d'autant de femmes qu'il y avait de mathurins, s'était reformée dans l'escalier. Sur les marches de bois, les quatre pieds de chaque couple sonnèrent longtemps, pendant que s'engouffrait, dans la porte étroite qui menait aux chambres, ce long défilé d'amoureux.

Puis on redescendit pour boire, puis on remonta de nouveau, puis on redescendit encore.

Maintenant, presque gris, ils gueulaient! Chacun d'eux, les yeux rouges, sa préférée sur les genoux, chantait ou criait, tapait à coups de poings la table, s'entonnait du vin dans la gorge, lâchait en liberté la brute humaine. Au milieu d'eux, Célestin Duclos, serrant contre lui une grande fille aux joues rouges, à cheval sur ses jambes, la regardait avec ardeur. Moins ivre que les autres, non qu'il eût moins bu, il avait encore d'autres pensées, et, plus tendre, cherchait à causer. Ses idées le fuyaient un peu, s'en allaient, revenaient et disparaissaient sans qu'il pût se souvenir au juste de ce qu'il avait voulu dire.

Il riait, répétant:

—Pour lors, pour lors... v'là longtemps que t'es ici.

—Six mois, répondit la fille.

Il eut l'air content pour elle, comme si c'eût été une preuve de bonne conduite, et il reprit:

—Aimes-tu c'te vie-là?

Elle hésita, puis résignée:

—On s'y fait. C'est pas plus embêtant qu'autre chose. Être servante ou bien rouleuse, c'est toujours des sales métiers.

Il eut l'air d'approuver encore cette vérité.

—T'es pas d'ici? dit-il.

Elle fit «Non» de la tête, sans répondre.

—T'es de loin?

Elle fit «Oui» de la même façon.

—D'où ça?

Elle parut chercher, rassembler des souvenirs, puis murmura:

—De Perpignan.

Il fut de nouveau très satisfait et dit:

—Ah oui!

A son tour elle demanda:

—Toi, t'es marin?

—Oui, ma belle.

—Tu viens de loin?

—Ah oui! J'en ai vu des pays, des ports et de tout.

—T'as fait le tour du monde, peut-être?

—Je te crois, plutôt deux fois qu'une.

De nouveau elle parut hésiter, chercher en sa tête une chose oubliée, puis, d'une voix un peu différente, plus sérieuse.

—T'as rencontré beaucoup de navires dans tes voyages?

—Je te crois, ma belle.

—T'aurais pas vu Notre-Dame-des-Vents, par hasard?

Il ricana:

—Pas plus tard que l'autre semaine.

Elle pâlit, tout le sang quittant ses joues, et demanda:

—Vrai, bien vrai?

—Vrai, comme je te parle.

—Tu ments pas, au moins?

Il leva la main.

—D'vant l'bon Dieu! dit-il.

—Alors, sais-tu si Célestin Duclos est toujours dessus?

Il fut surpris, inquiet, voulut avant de répondre en savoir davantage.

—Tu l'connais?

A son tour elle devint méfiante.

—Oh, pas moi! c'est une femme qui l'connaît.

—Une femme d'ici?

—Non, d'à côté.

—Dans la rue?

—Non, dans l'autre.

—Qué femme?

—Mais, une femme donc, une femme comme moi.

—Qué qué l'y veut, c'te femme?

—Je sais-t'y mé, quéque payse?

Ils se regardèrent au fond des yeux, pour s'épier, sentant, devinant que quelque chose de grave allait surgir entre eux.

Il reprit.

—Je peux t'y la voir, c'te femme?

—Quoi que tu l'y dirais?

—J'y dirais... j'y dirais... que j'ai vu Célestin Duclos.

—Il se portait ben, au moins?

—Comme toi et moi, c'est un gars?

Elle se tut encore rassemblant ses idées, puis, avec lenteur.

—Ous qu'elle allait, Notre-Dame-des-Vents?

—Mais, à Marseille, donc.

—Elle ne put réprimer un sursaut.

—Ben vrai?

—Ben vrai!

—Tu l'connais Duclos?

—Oui je l'connais.

Elle hésita encore, puis tout doucement.

—Ben. C'est ben!

—Qué que tu l'y veux?

—Écoute, tu y diras... non rien!

Il la regardait toujours de plus en plus gêné. Enfin il voulut savoir.

—Tu l'connais itou, té?

—Non, dit-elle.

—Alors qué que tu l'y veux?

Elle prit brusquement une résolution, se leva, courut au comptoir où trônait la patronne, saisit un citron qu'elle ouvrit et dont elle fit couler le jus dans un verre, puis elle emplit d'eau pure ce verre, et, le rapportant.

—Bois ça!

—Pourquoi?

—Pour faire passer le vin. Je te parlerai d'ensuite.

Il but docilement, essuya ses lèvres d'un revers de main, puis annonça.

—Ça y est, je t'écoute.

—Tu vas me promettre de ne pas l'y conter que tu m'as vue, ni de qui tu sais ce que je te dirai. Faut jurer.

Il leva la main, sournois.

—Ça, je le jure.

—Su l'bon Dieu?

—Su l'bon Dieu.

—Eh ben tu l'y diras que son père est mort, que sa mère est morte, que son frère est mort, tous trois en un mois, de fièvre typhoïde, en janvier 1883, v'là trois ans et demi.

A son tour, il sentit que tout son sang lui remuait dans le corps, et il demeura pendant quelques instants tellement saisi qu'il ne trouvait rien à répondre; puis il douta et demanda.

—T'es sûre?

—Je suis sûre.

—Qué qui te l'a dit?

Elle posa les mains sur ses épaules, et le regardant au fond des yeux.

—Tu jures de ne pas bavarder.

—Je le jure.

—Je suis sa soeur!

Il jeta ce nom, malgré lui.

—Françoise?

Elle le contempla de nouveau fixement, puis, soulevée par une épouvante folle, par une horreur profonde, elle murmura tout bas, presque dans sa bouche.

—Oh! oh! c'est toi, Célestin?

Ils ne bougèrent plus, les yeux dans les yeux.

Autour d'eux, les camarades hurlaient toujours! Le bruit des verres, des poings, des talons scandant les refrains et les cris aigus des femmes se mêlaient au vacarme des chants.

Il la sentait sur lui, enlacée à lui, chaude et terrifiée, sa soeur! Alors, tout bas, de peur que quelqu'un l'écoutât, si bas qu'elle même l'entendit à peine.

—Malheur! j'avons fait de la belle besogne!

Elle eut, en une seconde, les yeux pleins de larmes et balbutia.

—C'est-il de ma faute?

Mais, lui soudain.

—Alors ils sont morts?

—Ils sont morts.

—Le pé, la mé, et le fré?

—Les trois en un mois, comme je t'ai dit. J'ai resté seule, sans rien que mes hardes, vu que je devions le pharmacien, l'médecin et l'enterrement des trois défunts, que j'ai payé avec les meubles.

J'entrai pour lors comme servante chez maît'e Cacheux, tu sais bien, l'boiteux. J'avais quinze ans tout juste à çu moment-là pisque t'es parti quand j'en avais point quatorze. J'ai fait une faute avec li. On est si bête quand on est jeune. Pi j'allai comme bonne du notaire qui m'a aussi débauchée et qui me conduisit au Havre dans une chambre. Bientôt il n'est point r'venu; j'ai passé trois jours sans manger et pi ne trouvant pas d'ouvrage, je suis entrée en maison, comme bien d'autres. J'en ai vu aussi du pays, moi! ah! et du sale pays! Rouen, Évreux, Lille, Bordeaux, Perpignan, Nice, et pi Marseille, où me v'là!

Les larmes lui sortaient des yeux et du nez, mouillaient ses joues, coulaient dans sa bouche.

Elle reprit:

—Je te croyais mort aussi, té? mon pauv'e Célestin.

Il dit:

—Je t'aurais point r'connue, mé, t'étais si p'tite alors, et te v'là si forte! mais comment que tu ne m'as point reconnu, té?

Elle eut un geste désespéré.

—Je vois tant d'hommes qu'ils me semblent tous pareils!

Il la regardait toujours au fond des yeux, étreint par une émotion confuse et si forte qu'il avait envie de crier comme un petit enfant qu'on bat. Il la tenait encore dans ses bras, à cheval sur lui, les mains ouvertes dans le dos de la fille, et voilà qu'à force de la regarder il la reconnut enfin, la petite soeur laissée au pays avec tous ceux qu'elle avait vus mourir, elle, pendant qu'il roulait sur les mers. Alors prenant soudain dans ses grosses pattes de marin cette tête retrouvée, il se mit à l'embrasser comme on embrasse de la chair fraternelle. Puis des sanglots, de grands sanglots d'homme, longs comme des vagues, montèrent dans sa gorge pareils à des hoquets d'ivresse.

Il balbutiait:

—Te v'là, te r'voilà, Françoise, ma p'tite Françoise...

Puis tout à coup il se leva, se mit à jurer d'une voix formidable en tapant sur la table un tel coup de poing que les verres culbutés se brisèrent. Puis il fit trois pas, chancela, étendit les bras, tomba sur la face. Et il se roulait par terre en criant, en battant le sol de ses quatre membres, et en poussant de tels gémissements qu'ils semblaient des râles d'agonie.

Tous ces camarades le regardaient en riant.

—Il est rien saoul, dit l'un.

—Faut le coucher, dit un autre, s'il sort on va le fiche au bloc.

Alors comme il avait de l'argent dans ses poches, la patronne offrit un lit, et les camarades, ivres eux-mêmes à ne pas tenir debout, le hissèrent par l'étroit escalier jusqu'à la chambre de la femme qui l'avait reçu tout à l'heure, et qui demeura sur une chaise, au pied de la couche criminelle, en pleurant autant que lui, jusqu'au matin.





LA MORTE

Je l'avais aimée éperdument! Pourquoi aime-t-on? Est-ce bizarre de ne plus voir dans le monde qu'un être, de n'avoir plus dans l'esprit qu'une pensée, dans le coeur qu'un désir, et dans la bouche qu'un nom: un nom qui inonde incessamment, qui monte, comme l'eau d'une source, des profondeurs de l'âme, qui monte aux lèvres, et qu'on dit, qu'on redit, qu'on murmure sans cesse, partout, ainsi qu'une prière.

Je ne conterai point notre histoire. L'amour n'en a qu'une; toujours la même. Je l'avais rencontrée et aimée. Voilà tout. Et j'avais vécu pendant un an dans sa tendresse, dans ses bras, dans sa caresse, dans son regard, dans ses robes, dans sa parole, enveloppé, lié, emprisonné dans tout ce qui venait d'elle, d'une façon si complète que je ne savais plus s'il faisait jour ou nuit, si j'étais mort ou vivant, sur la vieille terre ou ailleurs.

Et voilà qu'elle mourut. Comment? Je ne sais pas, je ne sais plus.

Elle rentra mouillée, un soir de pluie, et le lendemain, elle toussait. Elle toussa pendant une semaine environ et prit le lit.

Que s'est-il passé. Je ne sais plus.

Des médecins venaient, écrivaient, s'en allaient. On apportait des remèdes; une femme les lui faisait boire. Ses mains étaient chaudes, son front brûlant et humide, son regard brillant et triste. Je lui parlais, elle me répondait. Que nous sommes-nous dit? Je ne sais plus. J'ai tout oublié, tout, tout! Elle mourut, je me rappelle très bien son petit soupir, son petit soupir si faible, le dernier. La garde dit: «Ah!» Je compris, je compris!

Je n'ai plus rien su. Rien. Je vis un prêtre qui prononça ce mot: «Votre maîtresse». Il me sembla qu'il l'insultait. Puisqu'elle était morte on n'avait plus le droit de savoir cela. Je le chassai. Un autre vint qui fut très bon, très doux. Je pleurai quand il me parla d'elle.

On me consulta sur mille choses pour l'enterrement. Je ne sais plus. Je me rappelle cependant très bien le cercueil, le bruit des coups de marteau quand on la cloua dedans. Ah! mon Dieu!

Elle fut enterrée! Enterrée! Elle! dans ce trou! Quelques personnes étaient venues, des amies. Je me sauvai. Je courus. Je marchai longtemps à travers des rues. Puis je rentrai chez moi. Le lendemain je partis pour un voyage.

Hier, je suis rentré à Paris.

Quand je revis ma chambre, notre chambre, notre lit, nos meubles, toute cette maison où était resté tout ce qui reste de la vie d'un être après sa mort, je fus saisi par un retour de chagrin si violent que je faillis ouvrir la fenêtre et me jeter dans la rue. Ne pouvant plus demeurer au milieu de ces choses, de ces murs qui l'avaient enfermée, abritée, et qui devaient garder dans leurs imperceptibles fissures mille atomes d'elle, de sa chair et de son souffle, je pris mon chapeau, afin de me sauver.

Tout à coup, au moment d'atteindre la porte, je passai devant la grande glace du vestibule qu'elle avait fait poser là pour se voir, des pieds à la tête, chaque jour, en sortant, pour voir si toute sa toilette allait bien, était correcte et jolie, des bottines à la coiffure.

Et je m'arrêtai net en face de ce miroir qui l'avait si souvent reflétée. Si souvent, si souvent, qu'il avait dû garder aussi son image.

J'étais là debout, frémissant, les yeux fixés sur le verre, sur le verre plat, profond, vide, mais qui l'avait contenue tout entière, possédée autant que moi, autant que mon regard passionné. Il me sembla que j'aimais cette glace,—je la touchai,— elle était froide! Oh! le souvenir! le souvenir! miroir douloureux, miroir brûlant, miroir vivant, miroir horrible, qui fait souffrir toutes les tortures! Heureux les hommes dont le coeur, comme une glace où glissent et s'effacent les reflets, oublie tout ce qu'il a contenu, tout ce qui a passé devant lui, tout ce qui s'est contemplé, miré, dans son affection, dans son amour! Comme je souffre!

Je sortis et, malgré moi, sans savoir, sans le vouloir, j'allai vers le cimetière. Je trouvai sa tombe toute simple, une croix de marbre avec ces quelques mots: «Elle aima, fut aimée, et mourut».

Elle était là, là-dessous, pourrie! Quelle horreur! Je sanglotais, le front sur le sol.

J'y restai longtemps, longtemps. Puis je m'aperçus que le soir venait. Alors un désir bizarre, fou, un désir d'amant désespéré s'empara de moi. Je voulus passer la nuit près d'elle, dernière nuit, à pleurer sur sa tombe. Mais on me verrait, on me chasserait. Comment faire? Je fus rusé. Je me levai et me mis à errer dans cette ville des disparus. J'allais, j'allais. Comme elle est petite cette ville à côté de l'autre, celle où l'on vit! Et pourtant comme ils sont plus nombreux que les vivants, ces morts. Il nous faut de hautes maisons, des rues, tant de place, pour les quatre générations qui regardent le jour en même temps, boivent l'eau des sources, le vin des vignes et mangent le pain des plaines.

Et pour toutes les générations des morts, pour toute l'échelle de l'humanité descendue jusqu'à nous, presque rien, un champ, presque rien! La terre les reprend, l'oubli les efface. Adieu!

Au bout du cimetière habité, j'aperçus tout à coup le cimetière abandonné, celui où les vieux défunts achèvent de se mêler au sol, où les croix elles-mêmes pourrissent, où l'on mettra demain les derniers venus. Il est plein de roses libres, de cyprès vigoureux et noirs, un jardin triste et superbe, nourri de chair humaine.

J'étais seul, bien seul. Je me blottis dans un arbre vert. Je m'y cachai tout entier, entre ces branches grasses et sombres.

Et j'attendis, cramponné au tronc comme un naufragé sur une épave.

Quand la nuit fut noire, très noire, je quittai mon refuge et me mis à marcher doucement, à pas lents, à pas sourds, sur cette terre pleine de morts.

J'errai longtemps, longtemps, longtemps. Je ne la retrouvais pas. Les bras étendus, les yeux ouverts, heurtant des tombes avec mes mains, avec mes pieds, avec mes genoux, avec ma poitrine, avec ma tête elle-même, j'allais sans la trouver. Je touchais, je palpais comme un aveugle qui cherche sa route, je palpais des pierres, des croix, des grilles de fer, des couronnes de verre, des couronnes de fleurs fanées! Je lisais les noms avec mes doigts, en les promenant sur les lettres. Quelle nuit! quelle nuit! Je ne la retrouvais pas!

Pas de lune! Quelle nuit! j'avais peur, une peur affreuse dans ces étroits sentiers, entre deux lignes de tombes! Des tombes! des tombes! des tombes! Toujours des tombes! A droite, à gauche, devant moi, autour de moi, partout, des tombes! Je m'assis sur une d'elles, car je ne pouvais plus marcher tant mes genoux fléchissaient. J'entendais battre mon coeur! Et j'entendais autre chose aussi! Quoi? un bruit confus innommable! Était-ce dans ma tête affolée, dans la nuit impénétrable, ou sous la terre mystérieuse, sous la terre ensemencée de cadavres humains, ce bruit? Je regardais autour de moi!

Combien de temps suis-je resté là? Je ne sais pas. J'étais paralysé par la terreur, j'étais ivre d'épouvante, prêt à hurler, prêt à mourir.

Et soudain il me sembla que la dalle de marbre sur laquelle j'étais assis remuait. Certes, elle remuait, comme si on l'eût soulevée. D'un bond je me jetai sur le tombeau voisin, et je vis, oui, je vis la pierre que je venais de quitter se dresser toute droite; et le mort apparut, un squelette nu qui, de son dos courbé la rejetait. Je voyais, je voyais très bien, quoique la nuit fût profonde. Sur la croix je pus lire:

«Ici repose Jacques Olivant, décédé à l'âge de cinquante et un ans. Il aimait les siens, fut honnête et bon, et mourut dans la paix du Seigneur.»

Maintenant le mort aussi lisait les choses écrites sur son tombeau. Puis il ramassa une pierre dans le chemin, une petite pierre aiguë, et se mit à les gratter avec soin, ces choses. Il les effaça tout à fait, lentement, regardant de ses yeux vides la place où tout à l'heure elles étaient gravées; et, du bout de l'os qui avait été son index, il écrivit en lettres lumineuses comme ces lignes qu'on trace aux murs avec le bout d'une allumette:

«Ici repose Jacques Olivant, décédé à l'âge de cinquante et un ans. Il hâta par ses duretés la mort de son père dont il désirait hériter, il tortura sa femme, tourmenta ses enfants, trompa ses voisins, vola quand il le put et mourut misérable.»

Quand il eût achevé d'écrire, le mort immobile contempla son oeuvre. Et je m'aperçus, on me retournant, que toutes les tombes étaient ouvertes, que tous les cadavres en étaient sortis, que tous avaient effacé les mensonges inscrits par les parents sur la pierre funéraire, pour y rétablir la vérité.

Et je voyais que tous avaient été les bourreaux de leurs proches, haineux, déshonnêtes, hypocrites, menteurs, fourbes, calomniateurs, envieux, qu'ils avaient volé, trompé, accompli tous les actes honteux, tous les actes abominables, ces bons pères, ces épouses fidèles, ces fils dévoués, ces jeunes filles chastes, ces commerçants probes, ces hommes et ces femmes dits irréprochables.

Ils écrivaient tous en même temps, sur le seuil de leur demeure éternelle, la cruelle, terrible et sainte vérité que tout le monde ignore ou feint d'ignorer sur la terre.

Je pensai qu'elle aussi avait dû la tracer sur sa tombe. Et sans peur maintenant, courant au milieu des cercueils entr'ouverts, au milieu des cadavres, au milieu des squelettes, j'allai vers elle, sûr que je la trouverais aussitôt.

Je la reconnus de loin, sans voir le visage enveloppé du suaire.

Et sur la croix de marbre où tout à l'heure j'avais lu:

«Elle aima, fut aimée, et mourut.»

J'aperçus.

«Étant sortie un jour pour tromper son amant, elle eut froid sous la pluie, et mourut.»

Il paraît qu'on, me ramassa, inanimé, au jour levant, auprès d'une tombe.


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