La maison des hommes vivants
XXVIII
Elle dormait toujours, du même sommeil terrible, plus proche, certes, de la mort que de la vie. Et sur ses paupières noires, et sur ses lèvres blêmes, et sur ses joues couleur de cendre, et jusque dans le tissu de sa chair très froide, je cherchai d'abord en vain la rougeur, même lointaine et profonde, d'un peu de sang mobile encore dans quelques artères...
Une minute passa, interminable. Je m'étais penché au-dessus du lit, sans oser seulement effleurer de mes mains draps ni couvertures. Enfin j'entendis, dans la poitrine presque affaissée, le murmure d'une respiration moins imperceptible; puis, sur les deux pommettes à la fois, j'aperçus, très pâle, mais déjà rassurante, la teinte rosée tant attendue.....
Et ce fut comme une résurrection, rapide et merveilleuse. Tout le visage, par degrés se recolora. Le cœur se reprit à battre fort, et les beaux seins qui étaient ma plus tendre et ma chère volupté soulevèrent d'un rythme harmonieux la toile qui les couvrait. Sous ma bouche, prête à baiser le premier éveil des paupières encore closes, je sentis la chaleur vitale reconquérir les joues, le front, la bouche. Un doux soupir entr'ouvrit les lèvres déjà mi-souriantes. Et je ne retins plus mon baiser...
Ce fut sous ma caresse qu'elle revint à la vie...
Dieux! dieux!... combien de siècles révolus, engloutis, depuis ce baiser?...
Elle me dit:
—Oh! j'ai dormi?... Et tu t'es rhabillé, méchant?
Elle nouait ses mains soyeuses à ma nuque, et je sentais tout son corps léger,—trop léger,—se détendre, s'étirer, mollement, entre les draps...
Elle dit encore:
—Chéri, chéri, chéri!... Oh! je suis trop lasse!... Vois-tu, c'est fini: jamais je ne pourrai plus me lever, m'en aller, rentrer ... jamais, jamais, jamais plus!... C'est fini!... Je suis une pauvre petite... Vous l'avez toute cassée, votre poupée, monsieur!...
Elle se tut, parce que le dernier mot avait été dit trop près de ma bouche.
Maintenant, nichée parmi les oreillers, ses cheveux d'or vert coulant en ruisseau scintillant le long d'elle, et ses bras purs suspendus à mon cou, elle riait, fantasque et tendre comme elle avait été tant de fois, comme tant de fois je l'avais adorée, chez nous, dans notre chambre, sur notre lit... Elle riait, et moi, accoudé tout contre elle, un genou touchant le creux de sa taille et ma main pressant son épaule ronde et nue, je plongeais mon regard dans l'eau claire de ses yeux,—et j'oubliais,—oui, j'oubliais tout...
C'était bien la fin d'un rendez-vous, d'un rendez-vous si voluptueux,—«si déraisonnable,» disait Madeleine, «qu'on n'était plus bien, bien sûre d'avoir encore deux bras, deux jambes et une tête, chaque chose vraiment à soi, et attachée à sa bonne place... Et c'était absolument fou d'avoir perdu comme cela, sans exception, tous ses peignes et toutes ses épingles!...»
Moi, j'écoutais, de toute mon âme...
D'abord elle s'était soulevée, avec un effort dont elle avait pâli, et elle avait jeté un coup d'œil inquiet autour d'elle. Et j'avais tremblé qu'elle ne vît les murs nus, la fenêtre grillée, l'unique chaise de paille,—tremblé qu'elle ne s'étonnât, qu'elle ne s'effrayât—tremblé que le cher rire confiant n'expirât soudain sur la chère bouche... Mais non. L'invisible bandeau restait bien appuyé, bien serré sur les yeux de la victime. Et la chambre-prison n'avait rien de surprenant pour ces yeux aveuglés.
Madeleine demanda seulement:
—Chéri? Il n'est pas sept heures, au moins?
Et je répondis,—riant, moi aussi:
—Mais non, ma folle...
Contente, elle secoua ses boucles, qui brillèrent comme ensoleillées, et, se laissant retomber avec délices sur le lit, qui fléchit à peine:
—Oh! alors!... je paresse encore un peu!... Tant pis si j'arrive en retard pour dîner... Si tu savais, mon amour, comme ta petite fille est fatiguée, fatiguée, fatiguée!...
Et elle ne bougea plus s'offrant, heureuse, à mes baisers qui osaient à peine effleurer sa chair meurtrie.
Non, je ne lui dirais rien. Je n'aurais garde de rien lui dire. Elle ne savait pas, elle avait cet immense bonheur de ne pas savoir. Je ne le lui arracherais pas. A quoi bon, en effet?—non! mon désespoir, mon épouvante, ma ruine mortelle, tout serait pour moi seul. Elle ne saurait jamais. Et puisque j'étais seul condamné, seul je porterais mon destin. Elle, libre, épargnée, insouciante, s'en retournerait vers la vie. Moi, je resterais. Et j'entrerais, muet, dans mon néant...
Mais j'aurais eu, pour récompense ultime de mon silence, j'aurais au moins eu, intacte, pure, sans tache, sans ombre, la joie déchirante de ce suprême rendez-vous d'amour...
Mieux éveillée, maintenant, elle babillait. Et c'était comme de petites lueurs de liberté qui entraient avec ce babil dans la nuit du cachot noir...
Elle disait:
—Figure-toi! chez ma couturière, mardi passé...
Puis:
—Tu sais bien, voyons! Marie-Thérèse!... cette peste qui t'a fait la cour sous mon nez, au bal de l'escadre...
Et encore:
—La prochaine fois que nous monterons à cheval nous deux...
Moi, je caressais des deux mains ses cheveux souples, sa peau chaude; je touchais avidement toute cette réalité vivante qui était en elle, qui était elle-même...
Et je songeais qu'en vérité j'étais, moi, comme un mort qui, du fond de sa fosse, eût entendu les vivants parler et rire au-dessus de lui...
Oui, comme un mort...
Et je regardais les doux yeux couleur de mer, et je regardais la belle bouche bavarde, et, tout bas, je criais, désespérément:
—C'est toi qui me tues,—toi!... Tu as passé sur mon chemin, et je t'ai suivie, et tu m'as conduit, comme par la main, jusqu'à la porte ouverte du tombeau. Et c'est bien vrai que tu as été pour moi le feu follet dangereux, qui abuse le voyageur, l'aveugle, et le pousse dans le précipice. Je suis tombé. Et c'est fait.—Mais, maintenant, comment ne vois-tu pas, comment ne sens-tu pas ma détresse et mon agonie? pourquoi ris-tu? Cela n'est donc pas écrit dans mon cœur, que je vais disparaître, que je ne te verrai plus, jamais plus?... Si! c'est écrit. Tout est écrit: mon amour, ma condamnation, ma mort... Si tu ne lis pas, c'est que tu ne sais pas lire, et si tu ne sais pas lire, c'est que tu ne m'aimes pas... O ma Tendresse chère, ô mon Idole fragile! Tu ne m'aimes pas, je le vois bien... Mais qu'importe! puisque tu ne m'aimes pas, tu auras moins de chagrin en me perdant, tu te consoleras plus vite, ta jeunesse aura plutôt fait d'oublier, et de recommencer, et de rebâtir... C'est mieux. C'est bien. Très, très, très bien. Moi, je t'aime,—et je te sauve. Je t'aime...
Et je dis alors, tout haut, comme si je répondais de ce seul mot à toutes les paroles qu'elle avait dites:
—Je t'aime...
Elle s'interrompit, me regarda bouche bée, puis, joyeuse, éclata de rire:
—Tu m'aimes? tu m'aimes!... Par exemple!... mais, j'espère bien, monsieur!...
Et, toute câline et malicieuse, elle attira mes lèvres contre ses lèvres, pour un baiser qui dura ... qui dura jusqu'à fondre mes moelles...
Comme je chancelais, elle se laissa doucement retomber en arrière parmi les oreillers. Et ses paupières, soudain, battirent:
—Oh!—dit-elle,—voilà que je suis encore lasse, lasse!... Chéri? il n'est pas encore sept heures, au moins?... dis? il n'est pas ... sept...
Elle retomba tout à fait, paupières closes.
La porte se rouvrit.
XXIX
—Monsieur,—me dit le marquis Gaspard,—je suis aise d'avoir pu vous accorder cette heure que vous désiriez, et j'espère qu'elle ne vous aura point déçu.
Il était debout au milieu de la salle basse où je venais de rentrer. Il me parut grandi, la taille plus droite, les yeux plus impérieux.
Aux murs, toutes les bougies étaient éteintes. Seules brûlaient encore les deux lampes à colonne, plantées de part et d'autre de la cheminée. Et le comte François s'occupait d'en baisser les flammes.
—Monsieur,—reprit le marquis,—voulez-vous maintenant prendre place, pour ce qu'il nous reste à faire?
Il me désignait le siège profond dans lequel il avait tout à l'heure dormi.
Je voulus ne marquer aucune hésitation. Je traversai la salle d'un pas ferme. Je m'assis.
—Antoine!—appela le comte.
J'étais dans celle des deux dormeuses qui se trouvait la plus proche de la grande lentille. En face de moi je voyais l'autre dormeuse, distante de dix ou douze pas, et qui me faisait vis-à-vis. Elle était vide. Mon corps, abandonné aux courbes très creuses du dossier, du fond, des accoudoirs et de l'appui-tête, reposait totalement, sans effort ni fatigue d'aucune sorte. Mais je me soulevai néanmoins, inquiet d'un geste du vicomte Antoine, lequel, à l'appel de son père, s'approchait de moi, tenant en main une sorte de lanterne sourde, sensiblement plus grosse que celle dont il avait usé naguère, pour éclairer notre chemin dans la montagne.
—Prenez garde d'être ébloui, monsieur,—dit-il, voyant que j'avais tourné la tête vers lui.
Il démasqua le faisceau lumineux. Je fus inondé, des pieds à la tête, d'une clarté crue, et d'autant plus brutale que la chambre était maintenant presque obscure. Je fermai d'abord les yeux. Puis, les rouvrant, j'évitai le faisceau braqué sur moi, et je regardai au delà, dans l'ombre de la salle, vers la lentille diaphane et vers la dormeuse qui me faisait vis-à-vis.
Or, malgré moi, et assez sottement, je tressaillis: dans la dormeuse, vide l'instant d'avant, il y avait quelqu'un,—ou, plutôt, quelque chose: l'ombre lumineuse d'un homme assis;—mon ombre à moi-même.—Je le vérifiai sur-le-champ, en levant un bras, geste que l'ombre répéta fidèlement. Et je compris: mon hypothèse de tantôt était exacte: l'une des deux dormeuses occupait la place où se formait l'image optique de l'autre réfractée par la lentille. Sitôt qu'on m'éclairait vivement dans la salle demeurée sombre, cette image réelle devenait visible. Il n'y avait rien là que de fort naturel et de scientifique. Et je m'en voulus de ma première émotion, assez grotesque. La seconde d'après, le vicomte masqua sa lanterne, et l'image lumineuse disparut. Alors seulement, je songeai à m'étonner d'un fait assez inexplicable, et qui d'abord ne m'avait pas frappé: réfractée par une lentille ordinaire, mon image, telle que je venais de la voir, aurait dû m'apparaître renversée,—sens dessus dessous, tête en bas et pieds en l'air;—or, je l'avais vue droite. Phénomène dont je ne pus me rendre compte, ni dans le moment ni par la suite.
Cependant la voix aigre du marquis avait questionné:
—L'image est nette?
Et la voix profonde du vicomte répondit:
—Monsieur, très nette.
J'avais replacé ma tête dans l'appui qui l'enveloppait à moitié, la portant et la soutenant si bien que j'aurais pu m'évanouir sans plier le cou. Et le champ de ma vision s'en trouvait diminué d'autant. Je ne voyais plus que le comte François, toujours occupé de ses lampes, dont il amenait les flammes à n'être plus que deux veilleuses bleues.
Le marquis questionna encore, et, cette fois, la question fut pour moi:
—Monsieur, êtes-vous bien assis, sans gêne ni raideur? Car cela est important, je vous le dis.
J'éprouvai l'élasticité des ressorts et du capitonnage. Je répondis, brièvement:
—Je suis bien.
En répondant, je touchais l'étoffe de la dormeuse. Ce n'était ni du satin, ni du velours, mais une sorte de drap de soie, d'un tissu très serré, et qui devait être un isolant. Je remarquais alors que la partie inférieure des quatre pieds était de verre épais.
Comme je relevais les yeux, je vis le marquis Gaspard, debout maintenant en face de moi:
—Monsieur,—me dit-il, avec la plus singulière douceur dans l'attitude et dans la voix,—monsieur, le jour naîtra dans fort peu de minutes. Et nous ne pouvons plus guère tarder davantage. N'avez-vous point d'objection à ce que l'opération commence?
Une dernière émotion serra ma gorge. D'un signe de tête brusque, j'indiquai tout de même que je n'objectais rien.
—Voilà qui va des mieux,—fit le marquis.—et je vous suis, monsieur, obligé plus que je ne saurais dire.
Il me considérait avec une sorte d'émotion assez surprenante:
—Monsieur,—reprit-il après avoir hésité,—monsieur, je ne voudrais pas que jamais cette pensée pût naître en vous: que vous avez eu affaire en ce jour à des êtres inhumains.
J'ouvris des yeux plus larges. Il poursuivait:
—L'opération que je vais tenter sur vous,—pour la première fois,—ne laisse pas d'être, je vous en avertis en toute loyauté, périlleuse. Il ne dépend pas de moi qu'elle puisse être évitée. Tout au moins n'aurez-vous pas à subir, monsieur, la moindre souffrance. Pour accroître d'ailleurs les chances favorables, je ne vous endormirai point préalablement, encore que ce soit pour moi un surplus considérable de fatigue, et même de douleur physique. Mais votre force musculaire et nerveuse demeurant intacte en l'état de veille, vous en supporterez mieux la perte de substance qu'il faut que vous supportiez.
Il pencha la tête de côté, et appuya sa joue sur trois de ses doigts allongés:
—J'y songe...—dit-il d'une voix différente.
Il semblait calculer en lui-même:
—J'y songe,—répéta-t-il: monsieur, vous avez évidemment sur vous quelques papiers à votre nom?... je veux dire à votre ancien nom ... oui, et peut-être même un portefeuille?... Auriez-vous l'obligeance extrême de me remettre le tout, qui ferait obstacle à notre dessein?
Silencieusement, je défis deux boutons de mon veston, et je fouillai dans la poche intérieure. J'en tirai le petit maroquin qui enfermait ma carte d'identité, quelques cartons, deux ou trois enveloppes; puis la lettre,—qui s'était froissée, à même la poche,—la lettre du colonel directeur d'artillerie. Et je donnai le tout.
—Merci, monsieur,—fit le marquis Gaspard.
Le pli de sa bouche mince se creusa. Sa voix redevint solennelle;
—Monsieur,—reprit-il—, tout est ainsi réglé, et je n'ai plus qu'à vous prier, puisque je ne vous endors point, de daigner faire, si je puis dire, «le mort», et de relâcher absolument tous les ressorts de votre corps et de vos membres, en même temps que tous ceux de votre volonté et de votre intelligence même. Soyez comme un homme endormi. Vous voyez que, si je vous en prie, c'est dans notre intérêt à tous deux.
J'acquiesçai des paupières.
Il me fit un grave salut:
—Or ça, tout est dit,—prononça-t-il.—Adieu, monsieur...
XXX
Il avait disparu.
Mais l'instant d'après, je sentis derrière moi sa présence. Et je sus avec certitude qu'il se tenait debout, et qu'il me regardait. Son regard frappait droit ma nuque et mes épaules, et j'en ressentais un choc et un poids pareils à ceux que j'avais déjà subis du vicomte Antoine et du comte François, quand l'un m'avait trouvé sur la lande, et quand l'autre m'avait accueilli dans la Maison des Hommes Vivants...
... Pareils, mais incommensurablement plus lourds et plus forts. C'étaient des coups véritables qui s'abattaient sur moi avec une violence dont j'étais à la fois étourdi et meurtri. Tout de suite, ma tête ébranlée tournoya. Je vis la lentille pailletée d'or, et la dormeuse qui me faisait vis-à-vis, et le bahut, et le cartel, et les fresques des murs, emportés pêle-mêle dans une ronde affolée, dont j'étais le centre vacillant, près de choir. Malgré l'appui-tête qui m'enveloppait et me contenait, un vertige irrésistible effondra le sol autour de moi, et mes mains se crispèrent aux accoudoirs, car mon siège, alternativement précipité dans des abîmes sans fond ou emporté comme un ballon à d'impossibles hauteurs, penchait par intervalles épouvantablement, penchait au point de se retourner comme un panier. Et j'apercevais sous moi des creux insondables, où j'étais stupéfait de ne pas tomber.
Ce fut atroce, mais court. Bientôt un engourdissement progressif atténua mon vertige, puis le supprima. Et je n'éprouvai plus qu'une fatigue extrême, la plus accablante que j'eusse jamais éprouvée. Ma tête surtout, viciée en quelque sorte de toute substance cérébrale par les horribles secousses d'abord subies, gisait inerte au creux de son appui, et mes yeux purent à grand'peine remuer dans leurs orbites quand je voulus les diriger vers le cartel, afin d'y lire l'heure qu'il pouvait bien être. Je n'y réussis d'ailleurs pas, tellement mes prunelles elles-mêmes étaient engourdies et troubles.
Alors un fourmillement léger naquit dans mes doigts d'où il gagna mes mains et mes pieds, puis mes bras et mes jambes. Cela ressemblait au début d'une crampe. Mais la crampe ne vint pas. Maintenant, j'avais très froid, et je commençais de ne plus démêler au juste mes sensations, d'instant en instant plus confuses. Il me paraissait seulement que mon corps se déliait peu à peu, et s'emplissait d'un liquide inconnu, plus léger que n'est le sang, et dans quoi tous mes organes, libérés des attaches musculaires, flottaient et erraient.
Et je crus que j'allais mourir...
Il vaudrait mieux ne pas écrire plus avant.
Voilà déjà longtemps que j'ai posé mon crayon. Le registre bordé de noir gît sur la table de pierre. J'hésite encore, et je regarde autour de moi...
Le soleil de midi dore la cime des cyprès noirs. Le vent d'hiver agite à peine leurs ramures raides. Dans tout le ciel très bleu, je n'aperçois pas un seul nuage. Et malgré le froid cruel qui glace et tord la moelle sèche de mes vieux os, je goûte presque une joie dernière à contempler la splendeur de ce jour.
Il vaudrait mieux ne pas écrire plus avant.
A quoi bon? je sais bien qu'on ne me croira pas. Moi-même j'hésite devant le fabuleux, l'impossible souvenir. Si je n'étais pas ici, si je ne lisais pas les mots irrévocables, gravés sur cette dalle où je m'accoude, et si je ne touchais pas de mes doigts raides ma barbe blanche,—moi-même, je ne croirais pas. Et je penserais avoir rêvé, ou être fou. Mais l'évidence est là.
L'évidence est là. Je n'ai donc pas le droit de me taire. Il faut que j'écrive plus avant. Il faut que j'achève,—pour le repos, la paix, la sécurité de tous les hommes et de toutes les femmes, qui furent mes frères et mes sœurs...
O vous qui lirez ce testament, mon testament,—oh! pour l'amour de votre Dieu, ne doutez pas!... Comprenez. Croyez...
Oui, je crus que j'allais mourir.
L'étrange fourmillement qui demeurait la seule de mes sensations dont je me rendis encore à peu près compte, parcourait maintenant tout mon corps, des cheveux aux talons. Mais cela ne ressemblait plus, comme tout d'abord, au prélude d'une crampe. Non: c'était à la fois plus régulier et plus despotique. Et je me rappelais Madeleine et nos chevauchées matinales, et nos haltes, en forêt, au milieu des clairières, et le jeu qu'elle aimait, d'enfoncer son bras nu dans le sable, pour comparer les deux touchers tièdes et lisses du sable fin et de la peau fine... Entre les doigts entr'ouverts, les grains impalpables glissaient avec un bruissement continu. C'était un bruissement pareil que j'entendais, non plus entre mes doigts, mais sous ma peau, dans ma chair; le bruissement d'un invisible sable que charriaient mes veines et mes nerfs, et qui glissait d'un flot égal, ininterrompu, de mon cœur et de mes entrailles, vers mes mains et vers mes pieds. Aux poignets et aux chevilles, passages resserrés, le singulier courant précipitait sa course. De même aux doigts. Et plus loin... Plus loin... Je ne savais pas!... Ils étaient moites et glacés, mes doigts, comme sont ces vases de terre poreuse qui laissent fuir leur eau goutte à goutte et se refroidissent par évaporation...
Et toujours, sur ma nuque et dans le creux de mes épaules, je recevais les coups furieux que m'assénait sans trêve le regard tout-puissant, acharné à frapper...
Je m'affaiblis davantage. Un peu plus plus tôt, j'avais essayé de lever les yeux vers le cartel de la muraille, en vain. Maintenant, mes paupières mêmes étaient paralysées. Et, sans plus pouvoir ni voiler, ni détourner mes prunelles, j'apercevais uniquement, droit devant moi,—la lentille diaphane, dont les paillettes rutilaient mystérieusement,—la dormeuse, où j'avais vu tantôt ma propre image assise,—et un pan de mur peint à fresque,—le tout confus et flottant.
Et, de seconde en seconde, je croyais sentir la vie couler silencieusement hors de ce corps trop atténué...
Soudain, quelque chose d'extraordinaire advint. Et j'en fus galvanisé à tel point que je pus, par je ne sais quelle secousse d'énergie, ouvrir mes yeux plus larges, et battre des cils.
Dans la dormeuse où j'avais vu tantôt ma propre image assise, maintenant je voyais ... je voyais clairement, nettement, sans doute possible, sans hallucination, avec une indicible et terrifiante certitude ... je voyais une autre image, assise de même,—une autre image lumineuse aussi, mais d'une autre lumière ... une ombre flottante et phosphorescente ... qui naissait du néant...
XXXI
... Qui naissait du néant...
Cela existait à peine, d'abord... En vérité, moins qu'une ombre... C'était transparent comme cristal: je continuais d'apercevoir tous les détails de la dormeuse, appui-tête, accoudoirs, dossier... Et c'était absolument informe et sans couleur... Simple lueur laiteuse, imprécise et changeante, pareille aux fluorescences vagues des tubes de Gessler...
Cela existait, pourtant. Cela existait beaucoup plus réellement que n'avait existé, tantôt, ma propre image réfractée par la lentille: cela existait d'une existence matérielle, pondérable.—je le devinais, je le sentais, je le savais!—Cela vivait peut-être...
Cela vivait, oui! car, dans le tissu, dans la substance de la chose lumineuse, je commençais de voir,—je voyais,—je voyais distinctement!... un réseau véritable de veines et de nerfs lumineux, plus lumineux que la chose même ... et, dans ces nerfs et dans ces veines, je voyais courir et s'élancer, par pulsations régulières, un fluide phosphorescent qui jaillissait d'un centre.—qui jaillissait d'un cœur...
Je voyais;—mais voir n'était rien: je devinais; je sentais; je savais,—d'une science sûre, infaillible. Je savais que cette Ombre vivait, comme je savais que je vivais, moi. Et je sentais battre ce cœur, et couler ce fluide, dans ces artères phosphorescentes, comme je sentais battre mon cœur et couler mon sang dans mes artères à moi. Et je devinais que ce n'était pas du néant que naissait en vérité cet Être, mais de moi,—de moi;—et qu'il était en vérité moi...
Et, du fond de ma faiblesse et de mon agonie, du fond de cette mortelle torpeur où s'engloutissaient ma conscience et ma raison, cette unique certitude émergeait; et cette claire, claire compréhension de tout ce qu'on m'avait expliqué, de tout ce qu'on m'avait dit en paroles naguère obscures...
Oui, c'était moi, cette Ombre assise en face de moi, cette Ombre lumineuse, et déjà moins diaphane...
Alors je m'affaiblis davantage encore. Et je cessai de voir, puis d'entendre. Un voile noir, opaque, m'ensevelit. Et ce fut comme si j'étais mort.
Plus tard, je revins à moi. Beaucoup plus tard, je pense. Je ne sais d'ailleurs pas. Mais, quand je revins à moi, toute ma vie, antérieure à mon évanouissement, m'apparut distante d'une éternité,—reculée au delà de tous les âges...
Des mains froides pressaient mes tempes. Sur mon front, des gouttes d'eau tombaient d'un mouchoir tordu. Le comte François était devant moi, et travaillait à me ranimer.
Je poussai un soupir, j'ouvris les yeux, je détendis mes doigts agrippés aux accoudoirs de la dormeuse... Le comte lâcha mes tempes, essuya mon front, et s'écarta.
Alors je vis...
Je vis, dans l'autre dormeuse assis, un Homme.
Un homme comme moi. Pareil. Pareil exactement.
Moi-même. Je regardai, et je ne sus pas si c était lui, ou moi, qui était moi. Je ne sus pas non plus si nous étions deux hommes, ou un seul en deux personnes. Péniblement, je soulevai un bras,—et j'en vins à bout parce que ce bras ne pesait guère plus, maintenant qu'un bras de baudruche;—je le soulevai donc, pour voir si l'autre Homme,—l'autre moi,—serait, par mon geste, forcé à ce geste identique,—contraint de soulever le même bras, identiquement. Mais non: j'avais bougé, moi; et lui ne bougea pas. Nous étions donc deux. Deux hommes différents. Deux êtres...
Deux êtres.—Et pourtant, à n'en pas douter, les deux moitiés d'un seul. D'un seul, oui! Et toute ma chair, raréfiée, criait de désir vers cette autre chair, arrachée, extériorisée de moi...
Un autre Homme.—Homme, et non pas apparence vaine, ni fantôme. Nul appareil spectral. Point de linceul, point de robe flottante. Des vêtements. Les mêmes vêtements que moi. Je regardai les miens, neufs tout à l'heure: maintenant ils étaient vieux, usés,—usés jusqu'à la corde.
Usés comme moi.
Hélas ... à quoi bon? à quoi bon? je sais bien, ô vous qui lirez, je sais bien que vous ne croirez pas...
Songez cependant que je ne suis pas fou. Est-ce qu'un fou parlerait ainsi, se souviendrait, analyserait, préciserait? non, n'est-ce pas! Et songez que je vais mourir. Deux motifs pour que je ne mente pas, deux motifs pour qu'on ne doute pas de ma véracité...
Hélas ... à quoi bon, néanmoins?... je sais, je sais bien...
XXXII
L'Homme se leva de la dormeuse et marcha vers la porte.
Je vis qu'il marchait de mon pas. Quand il s'était levé, j'avais éprouvé, dans les muscles du jarret et du rein, une soudaine raideur, comme si c'eût été moi qui faisais effort pour me lever moi-même. Puis chacune de ses enjambées éveilla des contractions rapides dans mes cuisses, dans mes mollets et dans mes chevilles.
A la porte de l'antichambre, il s'arrêta et demeura immobile, la main droite sur le loquet.
Et j'entendis alors la voix du marquis Gaspard,—voix que je reconnus à peine, tellement elle était atténuée, diminuée brisée;—souffle plutôt que voix;
—Les papiers,—murmurait-elle.
La haute stature du vicomte Antoine s'interposa entre l'homme et moi. Je vis pourtant,—je ne sais comment,—que le vicomte glissait, dans la poche de l'Homme, mon porte-cartes et la lettre du colonel directeur...
—C'est fait,—dit le vicomte.
L'Homme ouvrit la porte et s'en alla.
Or, quand il fut dans l'antichambre, séparé de moi par la cloison, je continuai de le voir.—Non pas proprement à travers la cloison, non pas avec mes yeux ... mais en quelque sorte avec d'autres yeux qui l'accompagnaient, qui ne le quittaient pas plus que mes yeux à moi ne me quittaient moi-même... Et je voyais par ces yeux-là plus clairement, plus nettement que par mes yeux à moi...
Et, quand il sortit de l'antichambre, dans le jardin, sous les arbres aux ramures pressées, je continuai de le voir. Et quand il sortit du jardin, sur la lande, parmi les genêts et les lentisques maigres, je continuai de le voir....
Une fois encore, une dernière fois, la voix de fausset du marquis Gaspard résonna. Et je sentis qu'elle rassemblait toute sa sonorité presque morte pour une irrévocable déclaration.
J'entendis:
—Monsieur!... cet Homme que vous avez vu, cet Homme qui s'en va,—soyez-en témoin: je l'ai créé,—comme Dieu me créa, moi.—Et, l'ayant créé, j'ai le droit de le détruire,—comme Dieu a le droit de me détruire, moi,—s'il peut!
La voix expira.
XXXIII
Moi, je continuais de le voir...
Il s'en allait marchant vite, glissant à travers la brousse avec une étonnante aisance. Et je me souvenais de Madeleine que j'avais vue, six heures plus tôt ... six heures, ou six siècles?... glisser pareillement...
L'aube blêmissait l'orient. Néanmoins, derrière l'écran des montagnes, la terre masquée demeurait obscure. Je voyais clair, pourtant. J'aurais vu clair dans une nuit plus noire encore. Je voyais comme si j'eus touché. Ces yeux surnaturels et mobiles, par lesquels je suivais l'homme pas à pas, ces yeux prodigieusement attachés à sa chair, sans doute parce que sa chair était ma chair aussi ... ces yeux infaillibles étaient comme des mains. Ils palpaient plutôt qu'ils ne regardaient...
L'Homme s'en allait, marchant très vite. Autour de lui, déjà, j'entrevoyais les énormes blocs à faces abruptes dont la masse quasi géométrique, émergeant, pierreuse et nue, des broussailles du sol, m'avait étonné naguère. Dans ce labyrinthe, l'Homme n'hésitait jamais, et précipitait sa course avec une absolue certitude...
A mes jambes je sentis bientôt la griffade des lentisques et des genêts ... comme si c'eût été moi, et non lui, que les épines griffaient au passage... Et ma fatigue, au fur et à mesure qu'il marchait davantage, augmenta jusqu'à devenir une douleur aiguë des cuisses et des genoux...
Maintenant, il était sorti du labyrinthe de pierres. Il avançait parmi des escarpements crevassés, parmi des éboulements rocheux que je reconnaissais aussi. Là encore, j'avais passé six heures plus tôt... Non loin de là, la lanterne sourde de mon guide avait éclairé le douteux sentier, et son bâton avait écarté devant moi les ronces,—ces mêmes ronces qui, maintenant égratignaient les jambes de l'Homme, et mes jambes à moi...
J'étais las, las à crier grâce...
Tout à coup, l'Homme s'arrêta:
L'aube, peu à peu, était montée jusqu'au zénith. La terre blanchissait vaguement. De hautes herbes hérissées m'apparurent, masquant une brusque déclivité du sol.
L'Homme debout, bras croisés, se penchait en avant. Je me penchai avec lui.
Un précipice était là,—le précipice au bord duquel j'avais frissonné naguère.—Je le reconnaissais, comme j'avais reconnu le labyrinthe des rocs abrupts, et le chaos des escarpements branlants, et le fourré des genêts et des lentisques. Je reconnaissais la chute verticale du terrain, les cailloux blancs du fond, l'eau verdâtre et bouillonnante. Et je reconnaissais aussi mon frisson, tenace...
A l'horizon de l'est, dans le ciel pâle de l'aube, une première tache rouge, rouge comme une tache de sang frais, marqua l'aurore...
Soudain, à l'instant même que je luttais pour refréner mon vertige, une détente atroce de tous mes muscles me jeta hors de ma dormeuse,—me jeta en l'air, comme le corps d'un gymnaste est jeté en l'air par la détente d'un tremplin. Et tout faible, tout épuisé, tout annihilé que j'étais, mes muscles, ainsi détendus, désespérément, me lancèrent si haut que je retombai par terre à plus de trois pas de la dormeuse repoussée.
Je retombai, la tête et les mains en avant et je m'évanouis...
Après avoir vu toutefois l'Homme, lancé lui-même la tête en avant, dans le précipice, s'abîmer, s'écraser,—se tuer raide,—parmi l'eau glauque, sur les cailloux blêmes.
XXXIV
Ensuite je ne sais plus...
Je ne sais plus rien...
C'est le matin ... un matin pluvieux encore... Par la fenêtre grillée, le jour pénètre, visqueux, dans la chambre-prison... Je gis sur le lit. Et quand je reprends connaissance, j'essaie en vain de me soulever sur un coude, pour regarder autour de moi. Je ne peux pas. Je suis trop faible...
Mais, tout de suite, je vois ... je vois ailleurs...
De l'eau courante ... des herbes vertes ... des mousses ... une paroi de rochers, verticale, haute ... des cailloux blancs, lavés par l'eau rapide ... et, sur leurs pointes aiguës, un cadavre ... mon cadavre;—moi...
L'eau détrempe mes vêtements, couvre ma poitrine et mes épaules, noie ma face renversée, emplit mes yeux larges ouverts... Mais je ne sens pas le contact liquide et froid... Je ne sens pas non plus la bise mêlée de pluie qui cingle mes jambes et mes hanches, demeurées hors de l'eau, sur la berge étroite du torrent... Je ne sens plus rien. Je suis mort. Je veux dire: l'Homme,—cet Homme qui était, qui est moi,—est mort. Je vois un grand trou rose dans sa nuque, un grand trou par où l'aiguille d'un rocher est entrée, et la vie sortie....
Ma nuque à moi,—à moi qui suis ici, sur ce lit, dans cette chambre,—ma nuque me fait mal, très mal...
Je gis, inerte. Plusieurs fois j'ai essayé de remuer. Je ne peux pas. Je ne peux rien. Par la fenêtre entre-bâillée, l'odeur fraîche des arbres résineux, trempés de pluie, se glisse. Je suis seul. D'abord, ils étaient là,—le comte François et le vicomte Antoine.—Ils me regardaient, ils tâtaient mon pouls, mes membres, ma nuque.—Mais, bientôt, ils se sont retirés. Je suis resté seul.
Tout ce que j'ai raconté plus haut, c'est maintenant du passé,—du passé fabuleusement lointain.—Je regarde le cadavre à demi submergé. J'essaie de me souvenir... Je suis tombé, oui ... je me penchais, pour voir au fond ... je me penchais ... et un grand coup, soudain, s'est abattu sur moi ... un coup pareil à ceux que frappait, sur ma nuque et sur mes épaules, l'écrasant regard dont je suis encore tout meurtri...
Je regarde le cadavre,—mon cadavre.—C'est un vieux cadavre, déjà... Au-dessus de lui, des mouches bourdonnent ... autour, l'eau courante glisse ... l'eau courante use, dissout, décompose ... En vérité, oui: un très vieux cadavre... Il faudra que le menuisier se hâte...
Et moi aussi, et moi aussi, je suis vieux...
Étais-je tellement vieux, tout à l'heure?... ou le soleil s'est-il arrêté dans le ciel?... longtemps?... plusieurs années?... Je ne sais plus...
Évanoui ... j'étais évanoui... Cela, je me rappelle... C'est lorsque je suis tombé de la falaise ... ma tête et mes mains ont heurté le parquet... Et sans doute les Hommes Vivants m'ont-ils emporté dans cette chambre ... sur ce lit... Peut-être est-ce l'eau courante, et la pluie, et la bise d'hiver, qui m'ont vieilli...
Vieilli, vieilli, vieilli... Et davantage d'instant en instant, de seconde en seconde...
Je touche mon menton. Voici qu'une barbe commence d'y pousser, une barbe grise... Elle pousse vite, vite... Et, quand je passe ma main sur mes tempes, je sens des rides...
Trois fois déjà, la porte s'est entr'ouverte, et, dans le chambranle, j'ai vu paraître le visage attentif des Hommes. Chaque fois, j'ai fermé les yeux, mais pas tout à fait, afin de pouvoir guetter, entre mes paupières presque closes. Et j'ai bien vu, j'ai bien vu que les Hommes étaient étonnés,—étonnés, évidemment, de ma vieillesse, de ma soudaine vieillesse...
Quelle heure, à présent? quel jour? quelle année? Ma barbe grise a blanchi. Je la vois. Elle est déjà large et longue. Pareillement croissent la barbe et les cheveux aux chairs décomposées des morts... Mes mains ont maigri. A travers le parchemin de leur peau, je palpe des os noueux...
Il me semble que le soleil baisse. Dans la chambre-prison, il fait moins clair. La fenêtre grillée ne laisse plus filtrer qu'un jour incertain... Et l'eau courante, là-bas, l'eau verte, devient brune, autour du cadavre déjà très confus ... amolli, ce me semble ... effiloché...
Oui, voici venir la nuit. De nouveau, les Hommes Vivants sont entrés;—le père et le fils, seuls; pas le grand-père, disparu, invisible.—Ils se sont encore approchés du lit. Ils m'ont considéré longuement, la mine soucieuse.—Puis ils sont repartis, toujours sans mot dire. Au candélabre triangulaire, les trois bougies brûlent maintenant, et cela fait aux trois lances trois pointes flamboyantes... Là-bas, le crépuscule s'épaissit, et l'eau brune se fait noire...
... Ho! ho! qu'est-ce?... des torches dans la chambre?... des cris?... Ah! non ... c'est là-bas. A quoi pensais-je? C'est là-bas, au-dessus du précipice. Les torches s'inclinent, les regards fouillent le vide... Je vois des uniformes rouge et bleu... Je vois une civière... Bon! bon!... j'ai compris: c'est pour moi.
Des cris. Des jurons. Une voix, ensuite, qui impose aux autres le silence. J'entends, j'entends très bien:
—Je le vois, je vous dis! il est dans le trou. Faut descendre!
—Méfiance! c'est creux!...
—As pas peur! ça me connaît!... Oh! là! là!... Il est rien frais, le macchabée! Nom de Dieu de nom de Dieu!...
—Gueulez donc pas tant, foutre!
—Mais c'est qu'on n'y reconnaît seulement rien, sergent!... c'est tout pourri...
—Quoi? quoi? tout pourri? cette blague! qu'est-ce que vous chantez là? il n'est seulement pas mort depuis vingt-quatre heures!
—Ah bien!... Pour ce qui est des vingt-quatre heures, je ne peux pas vous dire ... mais pour ce qui est d'être de la viande avancée, il n'y a pas d'erreur! C'est d'avoir trempé dans l'eau, probable... Envoyez toujours le drap, et de la ficelle... On va nouer les quatre coins ... c'est plus un homme, c'est une bouillie! Faudrait des cuillers à soupe pour ramasser ça...
—Mais ... alors? si c'était quelqu'un d'autre, qui sait? S'agit de ne pas gaffer, hein! Fouillez-y les poches, et on verra voir!...
—Ça colle, on y va... Si, tout de même! c'est le client! sa carte d'identité, que je trouve ... et puis des bristols ... et tout un fourbi personnel... Sûr et certain que c'est lui... Vous y êtes, pour le drap?
—Tu parles! on t'espère!...
—Alors, une, deusse, troisse!... Enlevez le bœuf!... Eh bien!... eh bien!...
—Quoi encore? «Eh bien! eh bien!»
—C'est le macchabée! Il pèse autant dire rien du tout!
—Ah?... Mais ... dites donc! s'il est si purée que ça, regardez voir par terre ... des fois que vous aureriez oublié une jambe ou un bras?
—Non, sergent! pas même la tête!... Vous avez le retour du filin, en haut?
—Oui. Paré!
—Oh! hisse! oh! hisse!...
—Et pour lors, en retraite...
—Gy! Pour défiler!... arche!...
—Tâchez moyen de pas tant la secouer, cette civière!...
—Ah! ouat!... Il s'en fout un peu, le type, qu'on y chahute sa voiture, à présent...
Le linceul resserré presse ma tête, lie mes membres... La civière s'en va, cahotée... Je vois toujours, je vois très bien...
La flamme des torches et la flamme des trois bougies du candélabre mêlent leurs distantes clartés...
C'est la nuit noire.
Par la fenêtre grillée, nulle clarté crépusculaire n'entre plus.—Et nulle clarté crépusculaire ne descend plus du ciel éteint, sur le sentier...
Le linceul resserré ferme mes yeux.—Le linceul là-bas, et ici, le sommeil. Le sommeil, autre mort...
XXXV
Encore l'aube...
Je ne la vois pas, je la devine... Le rectangle de la fenêtre grillée est toujours noir. Mais la nuit s'achève pourtant. Je sens, à travers les vitres épaisses, je sens la froidure qui précède le matin...
Les trois bougies ont brûlé jusqu'au fer des trois lances. Leurs mèches, abattues dans la petite flaque des dernières gouttes de cire, ne jettent plus qu'une lueur incertaine et dansante, et qui s'éteint par intervalles...
Le sommeil m'a rendu un peu de force,—très peu.—Peut-être pourrais-je me soulever de ce lit...
J'essaie de calculer... Combien de temps depuis le début, depuis l'origine de l'Aventure? Voyons... Aujourd'hui ... aujourd'hui, voici l'aube... Hier ... hier j'étais ici ... oui: c'est hier que je suis devenu vieux,—hier, entre l'aurore et le crépuscule.—Et c'est avant-hier, avant-hier soir, que je suis entré dans la Maison des Hommes Vivants... Donc, en tout, deux nuits et un seul jour...
Un seul jour... Comme elles sont creuses et desséchées, pourtant, les rides de mon vieux, vieux visage!... Et cette broussaille couleur de givre, qui pend à mes joues, à mon menton... Un seul jour, oui ... mais plus lourd sur moi qu'un siècle... Qui me croira, jamais? Personne, personne, personne...
Peut-être pourrais-je me soulever de ce lit... Mais, d'abord, il faudrait qu'on m'aidât à dérouler ce drap, qui me serre et m'entrave... Quel drap? il n'y a point de drap, sauf ceux-ci, qui ne m'entravent point... Quoi donc?... Ah! oui ... c'est le drap de l'autre, le drap de l'Homme... Je vois toujours ... je vois ... et alors, n'est-ce pas?... je confonds...
L'aube... La voilà, cette fois: le rectangle de la fenêtre grillée n'est plus tout à fait noir...
Je n'ai pas entendu la porte s'ouvrir. J'ai été surpris. Je n'ai pas eu le temps de fermer les yeux.
Ils sont là tous les deux, le comte François et le vicomte Antoine. Ils me regardent. Et je vois bien, comme hier, je vois bien qu'ils sont étonnés...
C'est le comte François qui m'a dit:
—Monsieur, levez-vous, je vous prie...
Je me suis levé, sans aucun effort. Je suis faible, très faible, mais léger, léger,—si léger!...
Alors le comte François m'a dit:
—Monsieur, mon père est aujourd'hui fort las, et ne peut du tout quitter sa chambre. C'est pourquoi mon fils et moi-même sommes venus vous chercher pour vous y conduire...
Je les ai suivis. Que m'importe d'être là ou ici?...
Lui,—le marquis Gaspard,—je ne l'ai pas vu. Dans sa chambre, un paravent de vieille soie cache le lit, dont je n'ai fait qu'apercevoir les quatre colonnes torses très hautes, et leur baldaquin, carré, sans rideaux...
Mais j'ai reconnu la voix de fausset, et j'ai reconnu les accents singulièrement doux qu'elle sait prendre, quand elle veut n'être ni impérieuse, ni ironique... Maintenant, l'Homme Vivant parle, et j'écoute, debout sur le seuil. J'écoute, et dans ma mémoire usée, effritée, d'où s'effacent et tombent en poussière toutes les empreintes du temps jadis, les paroles de l'Homme Vivant s'enfoncent et se gravent, si fortement qu'elles subsisteront, je crois, jusqu'à la fin.
Il parle. Il dit;
—Monsieur, j'avais mieux espéré de ma puissance magnétique et de votre énergie vitale. Je ne saurais dire que je regrette d'avoir fait ce que j'ai fait,—ce que je devais faire. Notre sécurité, notre paix, notre immortalité probable étaient à ce prix. Voilà qu'elles sont maintenant assurées, sans qu'il en ait rien coûté de plus qu'un grand effort. Mais j'aurais voulu que cet effort vous fatiguât comme il m'a fatigué et ne vous épuisât point. Certes, l'expérience que nous tentions ne laissait pas d'être périlleuse, et je vous en avais averti. J'appréhendais surtout pour votre vie l'inévitable rupture du lien vibratoire qui vous avait d'abord uni à l'être tiré par moi de votre substance. J'appréhendais aussi la mort de cet être que j'avais créé, et qu'il fallait que je tuasse, sachant pourtant que vous ressentiriez cruellement sa destruction. Or, vous avez, monsieur, supporté l'une et l'autre secousse à merveille, mais pour tomber, l'instant d'après, en cette particulière langueur où je vous vois. Monsieur, j'en éprouve un chagrin véritable, et vous supplie de croire qu'il n'a pas dépendu de moi que vous ne fussiez, ce matin, mieux portant et plus robuste que vous n'êtes.
Une pause. Je fais un pas en arrière, pour me retirer. Mais la voix a repris, plus lente et plus solennelle. J'écoute encore, attentif:
—Monsieur, puisqu'il en est ainsi, le plus court est d'accepter l'irréparable. Mais telle quelle, la situation ne laisse pas de présenter pour vous quelque avantage. Les objections que nous avions dû faire, en effet, à votre immédiate liberté, tombent maintenant d'elles-mêmes. Ce qu'il nous était impossible de consentir à l'homme que vous étiez hier, à pareille heure,—sain de corps et d'esprit, robuste, et jeune tout de bon,—nous pouvons sans inconvénient l'accorder à l'homme que vous êtes aujourd'hui,—vieux, et faible de plus d'une sorte de faiblesse.—Monsieur, vous êtes donc, dès à présent, libre, et libre sans restriction. Sitôt qu'il vous plaira, mon petit-fils aura l'honneur de vous ouvrir notre porte. Et vous pourrez mener vos pas où bon vous semblera. Il nous suffit que jamais vous ne parliez, à âme qui vive, de ce que vous avez vu dans notre maison. Et vous n'en parlerez pas.
J'écoute toujours. Et je ne m'étonne nullement, quelque imprévue que soit cette liberté qu'on m'offre tout à coup. J'écoute, et de plus en plus, je sens chacun des mots entendus pénétrer en moi, et s'y fixer, inoubliable, définitif. Je comprends, je comprends très bien: de l'épreuve terrible, ma volonté, mon intelligence, ma raison même sortent diminuées, raréfiées; ma tête, en quelque sorte, est à moitié vide, et ces paroles qu'on m'adresse, et ces ordres qu'on me donne, et cette consigne de silence qui s'inscrit indestructiblement au fond de ma mémoire, tout cela, dicté par une autre volonté, par une autre intelligence, par une autre raison, va se substituer dans ma cervelle à tout ce qui n'y est plus, à tout ce qui s'en est enfui, et, tant bien que mal, remplir ce creux intolérable de ma tête...
La voix de fausset conclut:
—Vous avez, pour le surplus, notre parole: madame de..., votre amie, a quitté cette demeure hier au soir, et plus jamais n'y reviendra.
Madame de..., mon amie?... Ah! oui!... je n'y songeais plus... En vérité, je suis très vieux... Et mon cœur commence à s'effriter, lui aussi... Je suis très vieux, et bien des choses sont déjà métamorphosées en moi...
Madame de... Oui ... Madeleine... Elle ne reviendra plus jamais.—Soit!...
La voix de fausset vient d'achever:
—Adieu, monsieur.
Tout est consommé.
A la porte,—à la porte extérieure, de bois clouté de fer, qu'on vient de m'ouvrir, et sur la première des huit marches du perron de grès,—le comte François, puis le vicomte Antoine m'ont dit, pareillement:
—Adieu, monsieur.
J'ai traversé le jardin, mes pieds foulant le gazon inculte, ma tête frôlant les ramures emmêlées des pins et des cèdres. La grille était ouverte. Je l'ai passée.
Et je m'en vais, sur la lande, au hasard, vers l'aube qui naît...
XXXVI
J'ai marché toute la journée, de l'aube bleue au crépuscule rouge. Le chemin que j'ai suivi, je ne saurais pas le retrouver. J'ai marché droit devant moi. Et je n'ai pas senti la fatigue, sauf après être arrivé.
C'est tard, très tard, que je suis arrivé. Je marchais droit devant moi, sans savoir où j'allais. Et je n'imaginais même pas aller quelque part. Et puis, tout à coup, j'ai vu que je marchais sur une route. Et j'ai vu, à droite et à gauche, des maisons.
C'est en passant un pont, un pont-levis, que j'ai reconnu Toulon, Toulon et ses remparts. Dans l'arc de la porte, j'ai vu le ciel déjà sanglant. Et j'ai compris que le soir tombait. Mes pieds tramaient dans la poussière du sol. Mais je continuais d'aller,—sans savoir où, comme le fer va vers l'aimant...
Un peu plus loin, j'ai passé devant une boutique. Et j'ai vu, à côté de moi, un vieillard extraordinairement misérable, usé, courbé, loqueteux, l'œil éteint, les cheveux blancs, la barbe longue. Je me suis arrêté, et lui s'est arrêté aussi. Alors, j'ai compris que c'était moi que je voyais, reflété, dans une glace de la boutique.
Plus loin encore, j'ai tourné l'angle de deux rues. Et j'ai aperçu ma maison. Or, c'est là qu'inconscient j'allais. Mes jambes, soudain paralysées, s'immobilisent.
Et je m'adosse au mur d'en face, et je regarde,—de tous mes yeux...
XXXVII
De tous mes yeux, je regarde...
La rue entière, trottoirs, chaussée, est encombrée d'une foule nombreuse, qui piétine de ci, de là, et parle bas. Force gens sont vêtus de noir. Des officiers en grand uniforme se tiennent à part, groupés autour de quelques chefs dont j'aperçois les plumes blanches. Un large cordon barre une poitrine. Je reconnais la haute stature et le noble visage, grave et régulier, du vice-amiral gouverneur....
Des prêtres se rangent derrière une croix. La calotte rouge des enfants de chœur tache les surplis et les aubes. Un camail de chanoine s'agite...
Plus loin, une compagnie d'infanterie coloniale, l'arme au pied, semble attendre...
Aux fenêtres des maisons, beaucoup de visages apparaissent. Des enfants grimpent aux balustrades des balcons, et se penchent, mais sans rires ni cris. La foule est recueillie, ou s'efforce de l'être. Tous les regards convergent vers mon logis. La porte en est habillée d'une ample draperie noire. Deux initiales d'argent se détachent au milieu d'un écusson de velours. Je lis: A. N.—André Narcy.—C'est bien cela.
C'est bien cela: mon enterrement. J'ai compris.
Voici le char funéraire, qui arrive au pas, fendant la cohue. Les chevaux sont très caparaçonnés. Les quatre colonnettes d'ébène portent de gros panaches qui oscillent. Et voici des couronnes, dix, vingt, trente couronnes, toutes enguirlandées de rubans tricolores. Sur chacune, une inscription en lettres d'or. Je ne peux pas déchiffrer, je suis trop loin. Peut-être tout à l'heure, quand le cortège défilera...
Ah!... un remous dans toute la rue... La levée du corps, probablement.—Oui.—Voici les croque-morts, qui sortent de l'allée. Ils marchent lestement, sans peiner à la tâche. Mon cercueil n'est guère lourd. Je me hausse pour le mieux examiner. Il est plat, à la mode du pays. Le bois disparaît sous les plis du drapeau jeté par-dessus. Et maintenant, d'autres hommes noirs s'approchent, et disposent sur le char une défroque bleu de ciel avec un sabre de cavalerie dont la lame et le fourreau croisés tintent:—mon uniforme et mes armes;—en effet, c'est l'usage;—mes croix aussi, sans doute: je n'ai pas vu, je n'ai pas eu le temps de voir...
D'ailleurs, je vois autre chose ... je vois ... oui ... je vois avec ces autres yeux mobiles et infaillibles, qui savent percer les murs, les rochers, les broussailles,—qui savent percer les planches d'un cercueil aussi.—Je vois, oui! je vois très bien...
Horreur! horreur!...
Les clairons sonnent le glas. Le cortège s'ébranle.
Les prêtres s'avancent en tête, psalmodiant. Puis huit officiers, tenant en main deux poëles. Puis les soldats. Puis le char...
Le gros pavé brutalise les ressorts. Le cercueil secoué danse. Trop de secousses, trop de secousses, trop de secousses... Oh! prenez garde!... c'est un pauvre, pauvre cadavre, qui est là-dedans... Prenez-garde!... Trop de secousses... Regardez: sous le char, par les fentes des ais, des gouttes sinistres suintent et tombent sur le pavé, une après une...
La foule s'éloigne, derrière le char.
Ils ont tourné le coin de la rue. Ils vont à l'église, et, de là, au cimetière. Ils se hâtent pour en finir avant qu'il fasse nuit...
La rue, maintenant, est toute vide. Les fenêtres se sont refermées.
Moi, je suis resté où j'étais, adossé contre mon mur. La fatigue, d'un coup, est entrée dans mes membres. Je plie et m'affaisse à demi.
Je veux marcher encore, pourtant. Je traverse la rue. Je vais vers mon logis. Où irais-je ailleurs?
La porte d'allée est encore ouverte. Les draperies de deuil pendent autour. Je passe le seuil. Je m'arrête.
Une petite table est là, avec un tapis de crêpe, un encrier, une plume, et un gros registre funéraire. Le vent qui s'engouffre dans l'allée feuillette les pages encadrées de noir, couvertes de signatures pressées. C'est là que mes amis, mes camarades, et force indifférents, ont écrit leurs noms, selon la coutume.
Oui. Et sur le premier feuillet, c'est mon nom, mon ancien nom, qui est écrit,—imprimé:
Monsieur Charles-André NARCY
Capitaine breveté d'État-Major.
Décédé le 21 décembre 1908 dans sa 33e année.
J'ai pris le registre funéraire. Je l'ai caché sous mes haillons.
Et je m'en vais.
Je m'en vais: ce logis, c'était le logis du capitaine Charles-André Narcy, qui est mort. Mon logis à moi est ailleurs,—évidemment.
Je m'en vais.
Dans la rue, je me hâte, à mon tour. Et je clopine, à force d'être las...
Tiens? elle n'est plus tout à fait déserte, la rue... Sur le trottoir d'en face, quelqu'un, debout et immobile, regarde la porte drapée de deuil,—regarde fixement... Quelqu'un. Une femme. J'ai fait halte. Et je la regarde aussi, fixement.
Une femme. Une femme élégante. Sa robe est un fourreau de drap clair. Ses mains disparaissent dans un manchon d'hermine, très ample...
Je l'ai reconnue. C'est elle,—Madeleine.—Je l'ai bien reconnue.—Mais, n'est-ce pas? je suis mort. Et puis, et surtout, je suis vieux,—si vieux...
Non, je ne suis pas ému. Pas du tout ému. Étonné seulement. Très étonné.
N'importe! Je veux passer près d'elle. Par curiosité.
Oui, la voilà. Ses yeux ne se détournent pas de la porte endeuillée. Et je vois ... tiens?... je vois qu'elle pleure, qu'elle pleure à grosses larmes silencieuses et lourdes...
Elle pleure... Tiens?... je n'avais pas prévu cela. Oh! évidemment, des larmes de femme...
Tout de même ... que faire?
J'hésite un moment. Je m'approche:
—Mad...
Elle tressaille soudain, m'aperçoit, essuie d'un geste brusque du manchon ses joues mouillées, puis, fouillant dans ce manchon, me jette quelques sous, et s'enfuit.
XXXVIII
Moi, aussi, je m'enfuis...
C'est prouvé maintenant. Je suis mort. Très mort. Plus mort peut-être que l'autre, dont je vois, obstinément, dans le cercueil, le cadavre,—le cadavre épouvantablement décomposé.—Plus mort que lui, puisque lui ne sait pas qu'il est mort; tandis que moi...
Lui, d'ailleurs, on ne le pleure pas. C'est moi qu'on pleure. C'était pour moi, les fleurs, les uniformes, et le silence de la foule: pour moi, les regards attachés au cercueil où brillaient mes aiguillettes, mes croix, mes armes. C'est pour moi que tant de gens inconnus piétinent maintenant la boue du cimetière...
Et moi aussi, il faut que je sois là-bas,—avec eux...
Le ciel rouge se change en un ciel violet, couleur de deuil. Les platanes du boulevard, sans feuilles, tendent sur cette flamboyante étoffe la guipure noire de leurs branches hérissées de brindilles. Au zénith, une grande profondeur semble se creuser, vert d'émeraude...
Peut-être y a-t-il quelque chose, n'importe quoi, de l'autre côté de la mort?...
Mais je ne crois pas. Non. Impossible. Je vois trop bien ce cadavre, dans ce cercueil...
Beaucoup de monde autour de ma fosse. Beaucoup, presque autant que, tout à l'heure, devant ma maison. Le cimetière est si proche de la ville...
C'est fini, quand j'arrive. J'entends le bruit mat des pelletées de terre qui tombent sur la bière, déjà mi-ensevelie.—J'ai marché trop lentement.—C'est que je suis si fatigué!... Et cette terre qu'on jette dans le trou, je la sens s'abattre de tout son poids sur ma poitrine... Six pieds de terre, je ne savais pas que ce fût tellement, tellement lourd.
C'est tout à fait fini. Ils s'en vont, tous. La fosse est comblée.
Moi, je ne m'en vais pas. Pourquoi m'en irais-je? Ce logis-ci, maintenant, c'est le mien...
XXXIX
Maintenant, tout est écrit.
J'ai posé mon crayon sur la table de pierre,—sur la dalle, sur ma dalle mortuaire, où j'épelle mon épitaphe gravée. J'ai posé mon crayon, usé jusqu'au bois. Et j' ai fermé le registre bordé de noir dont toutes les pages sont jusqu'à la dernière couvertes de mon griffonnage serré.
Tout est écrit. Il fallait tout écrire, pour que les hommes et les femmes, ignorants et menacés, sachent, et puissent se défendre. Il fallait écrire, puisque ma langue est liée, paralysée, pétrifiée dans ma bouche...
Tout est écrit. Vous qui avez lu, vous savez. Pour l'amour de votre Dieu, ne doutez pas! Comprenez. Croyez...
Le soleil est déjà bas dans le ciel. Le soir vient,—mon suprême soir. Oui: c'est tout à l'heure que je vais mourir. Ma vie est usée jusqu'au bout. La lampe s'éteint, faute d'huile.
J'épelle mon épitaphe, gravée sur cette longue pierre polie qui m'a servi de table, et sur laquelle je m'accoude encore:
CI-GIT CHARLES-ANDRÉ NARCY
né le 27 avril 1876
mort le 21 décembre 1908
21 décembre 1908;—ou 22 janvier 1909... 22 janvier 1909, aujourd'hui. Car voilà juste un mois,—non, pas même un mois: un mois moins un jour,—que je suis ici, sur cette tombe, sur ma tombe, et que j'attends la mort,—ma seconde mort.
Un mois. Je regarde sous la pierre,—je regarde avec ces autres yeux, qui continuent de voir, implacablement.—Je regarde... Dans le cercueil intact, il n'y a déjà plus qu'un squelette. Un squelette nu,—sans vêtements: les vêtements, mes vêtements, trop minces, sont tout de suite tombés en poussière. Seule subsiste encore, sur les os, eux-mêmes poussiéreux, la lettre du colonel directeur d'artillerie,—la lettre encore lisible, et qu'on a, par mégarde, enterrée avec moi.
Oui, un squelette; un squelette déjà poudreux. Rien davantage. Comment pourrais-je vivre plus longtemps, moi qui ne suis plus, en somme, que ce squelette-là, et que cette ruine-ci, écroulée sur cette tombe? Impossible, à coup sûr. Impossible, heureusement...
Un mois. J'ai vu la terre se tasser peu à peu. Puis des ouvriers sont venus, qui ont achevé de l'écraser sous cette dalle très lourde.—Très lourde, oui, et très lourde aussi la terre tassée sous la dalle. Mon corps anéanti s'épuise à supporter de pareils fardeaux...
Et demain, quand on m'enterrera encore, ce sera dans une autre fosse. Et ce seront d'autre terre et d'autre pierre à supporter encore. Aucun homme, jamais, n'a souffert cela.
Le soleil est déjà très bas. A l'ouest, le ciel devient rouge, rouge comme il était, au jour de mes funérailles.
Il fait très beau. Dans tout le firmament, pas un seul nuage. Le vent d'hiver s'est apaisé. Les grands cyprès ne frissonnent plus. Et le soleil couchant commence d'ensanglanter leur cime noire. Une grande splendeur sereine est éparse dans tout le ciel et sur toute la terre. Et voilà qu'elle entre jusqu'en moi...
Adieu...
France, ans 1326–1328 de l'hégire.