La monadologie (1909): avec étude et notes de Clodius Piat
MONADOLOGIE
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I.—NOTICE
C'est en 1714 que Leibniz composa la Monadologie. Il l'écrivit en français, pendant son dernier séjour à Vienne, pour le prince Eugène de Savoie. Ce prince mit le manuscrit dans une cassette et l'y conserva comme un trésor d'un prix inestimable. «Il garde votre ouvrage, écrivait à Leibniz M. de Bonneval, ami intime du prince, comme les prêtres de Naples gardent le sang de saint Janvier. Il me le fait baiser, puis il le renferme dans sa cassette[319].»
[Note 319: Guhrauer, t. II, p. 286.]
Le texte français de la Monadologie fut publié pour la première fois en 1840, dans l'édition de J. Ed. Erdmann. Koelher en avait déjà fait une traduction allemande; et Hansche, de Leipzig, une traduction latine, qui parut en 1721 dans les Acta eruditorum, sous ce titre: Principia philosophiæ seu theses in gratiam principis Eugenii conscriptæ.
Comme l'indique ce titre, la Monadologie est un résumé de la philosophie de Leibniz. Mais ce résumé, il est difficile de le bien entendre, si l'on ne connaît pas déjà la doctrine dont il formule les idées principales. Et c'est la raison pour laquelle on a cru devoir commencer par un exposé général de la pensée de l'auteur.
Bien que divisée en propositions numérotées, la Monadologie a un plan assez net, qui comprend quatre parties. Leibniz y parle: 1° de la nature de la Monade et de ses degrés de perfection (1-35); 2° de l'existence et des attributs de Dieu (36-48); 3° de l'univers considéré du point de vue divin (49-83); 4° de la morale (84-90).
II.—TEXTE ET NOTES
1. La Monade[320], dont nous parlerons ici, n'est autre chose, qu'une substance simple, qui entre dans les composés; simple, c'est-à-dire sans parties[321].
[Note 320: C'est dans une lettre à Fardella, datée de 1697 (Ed. Erd., p. 145), que Leibniz a commencé à se servir du terme de Monade (unité). Il n'est pas le premier qui l'ait employé. Ce mot se trouve déjà dans Jordano Bruno, qui philosophait vers la seconde moitié du XVIe siècle; mais il prend, dans cet auteur, un sens assez différent. D'après Jordano Bruno, la Monade n'est point une substance; c'est un élément modal de la Substance, qui est unique et éternelle. De plus, Jordano Bruno ne fait pas de la Monade un sujet, mais une chose.]
[Note 321: La Monadologie contient des renvois à la Théodicée que Leibniz a écrits de sa main dans la marge de la première copie de cet ouvrage. Nous y adjoindrons un astérisque, pour les distinguer des autres références auxquelles nous aurons l'occasion de recourir.
Théod., § l0, p. 482b: Le système de l'harmonie préétablie «fait voir qu'il y a nécessairement des substances simples et sans étendue, répandues par toute la nature».—Syst. nouv. de la nature, p. 125a, 3: «Aristote les appelle Entéléchies premières. Je les appelle peut-être plus intelligiblement, Forces primitives, qui ne contiennent pas seulement l'acte ou le complément de la possibilité, mais encore une activité originale.» Leibniz, comme on peut le remarquer ici, n'emploie pas encore le mot de monade; c'est deux ans plus tard qu'il s'en servira pour la première fois.—Correspondance de Leibniz et d'Amauld, p. 639, Ed. Janet: «L'étendue est un attribut qui ne saurait constituer un être accompli.»—Ibid., p. 631: «L'unité substantielle demande un être accompli et indivisible.»]
2. Et il faut qu'il y ait des substances simples; puisqu'il y a des composés; car le composé n'est autre chose, qu'un amas, ou aggregatum des simples[322].
[Note 322: _Syst. nouv. de la nature, _p. 124a, 3, Erdmann: «Au commencement, lorsque je m'étais affranchi du joug d'Aristote, j'avais donné dans le vide et dans les atomes, car c'est ce qui remplit le mieux l'imagination; mais en étant revenu, après bien des méditations je m'aperçus qu'il est impossible de trouver les principes d'une véritable unité dans la matière seule, ou dans ce qui n'est que passif, puisque tout n'y est que collection ou amas de parties à l'infini. Or la multitude ne pouvant avoir sa réalité que des unités véritables, qui viennent d'ailleurs, et sont tout autre chose que les points dont il est constant que le continu ne saurait être composé; donc pour trouver ces unités réelles je fus contraint de recourir à un atome formel, puisqu'un être matériel ne saurait être en même temps matériel et parfaitement indivisible, ou doué d'une véritable unité. Il fallut donc rappeler et comme réhabiliter les formes substantielles, si décriées aujourd'hui; mais d'une manière qui les rendît intelligibles, et qui séparât l'usage qu'on en doit faire, de l'abus qu'on en a fait.»—Correspondance de Leibniz et d'Arnauld, p. 639: «Ainsi on ne trouvera jamais un corps dont on puisse dire que c'est véritablement une substance. Ce sera toujours un agrégé de plusieurs.»—Ibid., p. 630: «Je crois qu'un carreau de marbre n'est peut-être que comme un tas de pierres, et ainsi ne saurait passer pour une seule substance, mais pour un assemblage de plusieurs. Car supposons qu'il y ait deux pierres, par exemple celui du Grand-Duc et celui du Grand-Mogol; on pourra mettre un même nom collectif en ligne de compte pour tous deux, et on pourra dire que c'est une paire de diamants, quoiqu'ils se trouvent bien éloignés l'un de l'autre; mais on ne dira pas que ces deux diamants composent une seule substance. Or le plus et le moins ne fait rien ici. Qu'on les rapproche donc davantage l'un de l'autre, et qu'on les fasse toucher même, ils n'en seront pas plus substantiellement unis; et quand après leur attouchement, on y joindrait quelque autre corps propre à empêcher leur séparation, par exemple si on les enchâssait dans un seul anneau, tout cela n'en ferait que ce qu'on appelle un uni per accidens.» Ainsi des autres corps. On peut dire de chacun d'eux qu'il n'est pas plus une substance «qu'un troupeau de moutons.»]
3. Or là, où il n'y a point de parties, il n'y a ni étendue, ni figure[323], ni divisibilité possible[324]. Et ces Monades sont les véritables Atomes de la Nature et en un mot les Éléments des choses.
[Note 323: Si la monade était un «atome matériel» à la façon d'Epicure, elle serait encore étendue, et pourrait avoir une figure. Mais un tel atome ne résout pas le problème; car il ne signifie «qu'une répétition ou multiplicité continuée de ce qui est répandu» (Lettre à M. Foucher, datée de 1693, p. 114b): ce n'est encore qu'un agrégat. Il faut, pour trancher la question, arriver à des éléments qui soient simples, comme la pensée. A «l'atome matériel», il faut substituer «l'atome formel». Or celui-là, évidemment, n'a plus ni étendue ni figure. On ne le touche pas, on ne l'imagine pas; on le conçoit, et c'est tout. «Quoique je demeure d'accord, que le détail de la nature se doit expliquer mécaniquement, il faut, qu'outre l'étendue on conçoive dans le corps une force primitive qui explique intelligiblement tout ce qu'il y a de solide dans les formes des écoles» (Lettre à un ami sur le cartésianisme, datée de 1695, p. 123a).]
[Note 324: Syst. nouv. de la nature, p. 125a, 4: «Je voyais que ces formes et ces âmes devaient être indivisibles, aussi bien que notre Esprit, comme en effet je me souvenais que c'était le sentiment de saint Thomas à l'égard des âmes des bêtes.»—Correspondance de Leibniz et d'Arnauld, p. 630: «J'accorde que la forme substantielle du corps est indivisible; et il me semble que c'est aussi le sentiment de saint Thomas.» Remarquons cependant que, d'après le Dr Angélique, l'âme des bêtes est, non indivisible, mais seulement indivise.]
4. Il n'y a aussi point de dissolution à craindre, et il n'y a aucune manière concevable par laquelle une substance simple puisse périr naturellement.
5. Par la même raison il n'y en a aucune, par laquelle une substance simple puisse commencer naturellement, puisqu'elle ne saurait être formée par composition.
6. Ainsi on peut dire, que les Monades ne sauraient commencer ni finir, que tout d'un coup, c'est-à-dire elles ne sauraient commencer que par création, et finir que par annihilation; au lieu, que ce qui est composé, commence ou finit par parties[325].
[Note 325: LEIBNIZ déduit ici les conséquences qu'entraîne le concept de la monade relativement à son origine et à sa destinée.
Théod., § 89, p. 527b: «Je tiens que les âmes, et généralement les substances simples, ne sauraient commencer que par la création, ni finir que par l'annihilation: et comme la formation de corps organiques animés ne paraît explicable dans la nature, que lorsqu'on suppose une préformation déjà organique, j'en ai inféré que ce que nous appelons génération d'un animal, n'est qu'une transformation et augmentation: ainsi puisque le même corps était déjà animé et qu'il avait la même âme; de même que je juge vice-versa de la conservation de l'âme, lorsqu'elle est créée une fois, l'animal est conservé aussi, et que la mort apparente n'est qu'un enveloppement.»
V. Ibid., p. 527b, 91, la suite de la même théorie appliquée à l'âme humaine: «Je croirais, que les âmes, qui seront un jour âmes humaines, comme celles des autres espèces, ont été dans les semences et dans les ancêtres jusqu'à Adam, et ont existé par conséquent depuis le commencement des choses, toujours dans une manière de corps organique… Et cette doctrine est assez confirmée par les observations microscopiques de M. Leeuwenhoek, et d'autres bons observateurs. Mais il me paraît encore convenable pour plusieurs raisons, qu'elles n'existaient alors qu'en âmes sensitives ou animales, douées de perception et de sentiment, et destituées de raison; et qu'elles sont demeurées dans cet état jusqu'au temps de la génération de l'homme à qui elles devaient appartenir, mais qu'alors elles ont reçu la Raison; soit qu'il y ait un moyen naturel d'élever une âme sensitive au degré d'une âme raisonnable (ce que j'ai de la peine à concevoir), soit que Dieu ait donné la Raison à cette âme par une opération particulière, ou (si vous voulez) par une espèce de transcréation.»
V. aussi sur ce point: Théod., p. 618, 396-398; Correspondance de Leibniz et d'Arnauld, p. 639-640; Syst. nouv. de la nature, p. 125-126a, 4-7; Comment. de anima brutorum, p. 464b, XI; Epist. ad Wagnerum, p. 466, IV; N. essais, p. 224a, 12; p. 243a, 11; p. 269b, 73; p. 273a, 13; p. 273b, 19; p. 278b, 6: «Cependant il n'y a point de transmigration par laquelle l'âme quitte entièrement son corps et passe dans un antre. Elle garde toujours, même dans la mort, un corps organisé, partie du précédent, quoique ce qu'elle garde soit toujours sujet à se dissiper insensiblement et à se réparer et même à souffrir en certain temps un grand changement. Ainsi au lieu d'une transmigration de l'âme il y a transformation, enveloppement ou développement, et enfin fluxion du corps de cette âme.»
Dieu pourrait à la rigueur anéantir les âmes au moment de la mort. Mais il ne le fait point, et pour deux raisons. En premier lieu, comme il est souverainement parfait, ses oeuvres ne lui inspirent jamais de repentance; il conserve à l'indéfini ce qu'il a une fois créé. En second lieu, si Dieu détruisait les âmes au fur et à mesure que leurs machines se détraquent, il lui en faudrait créer d'autres, pour les remplacer. Or il obéit à la loi d'économie, par le fait même qu'il obéit à la loi du meilleur. C'est donc pour toujours que les âmes sont livrées au trafic de la nature: il y a permanence d'énergie psychologique, comme il y a permanence de force vive.
On remarquera aussi qu'il ne s'agit, dans ce passage important, que de l'immortalité physique; Leibniz touchera plus loin au problème de l'immortalité morale.]
7. Il n'y a pas moyen aussi d'expliquer, comment une Monade puisse être altérée ou changée dans son intérieur par quelque autre créature, puisqu'on n'y saurait rien transposer ni concevoir en elle aucun mouvement interne, qui puisse être excité, dirigé, augmenté ou diminué là-dedans; comme cela se peut dans les composés, où il y a des changements entre les parties. Les Monades n'ont point de fenêtres, par lesquelles quelque chose y puisse entrer ou sortir. Les accidents ne sauraient se détacher, ni se promener hors de substances, comme faisaient autrefois les espèces sensibles des scholastiques. Ainsi ni substance ni accident peut entrer de dehors dans une Monade[326].
[Note 326: V. sup., p. 11-12, les raisons d'ordre métaphysique, sur lesquelles se fonde cette thèse de l'indépendance absolue de la monade à l'égard de toute influence dynamique extérieure; et sup., p. 17-18, les raisons d'ordre mécanique à l'aide desquelles Leibniz essaie également de l'établir.]
8. Cependant il faut que les Monades aient quelques qualités, autrement ce ne seraient pas même des Êtres[327]. Et si les substances simples ne différaient point par leurs qualités, il n'y aurait pas de moyen de s'appercevoir d'aucun changement dans les choses, puisque ce qui est dans le composé ne peut venir que des ingrédients simples[328], et les Monades étant sans qualités seraient indistinguables l'une de l'autre, puisqu'aussi bien elles ne diffèrent point en quantité[329]: et par conséquent, le plein étant supposé, chaque lieu ne recevrait toujours, dans le mouvement, que l'Équivalent de ce qu'il avait eu, et un état des choses serait indistinguable de l'autre[330].
[Note 327: V. sup., p. 7.—N. Essais, p. 222a-223b, 2: «Les facultés sans quelque acte, en un mot les pures puissances de l'école, ne sont que des fictions, que la nature ne connaît point, et qu'on n'obtient qu'en faisant des abstractions. Car où trouvera-t-on jamais dans le monde une faculté, qui se renferme dans la seule puissance sans exercer aucun acte? il y a toujours une disposition particulière à l'action et à une action plutôt qu'à l'autre. Et outre la disposition il y a une tendance à l'action, dont même il y a toujours une infinité à la fois dans chaque sujet: et ces tendances ne sont jamais sans quelque effet.»—De vera methodo…, p. 111b: «Satis autem ex interioribus metaphysicæ principiis ostendi potest, quod non agit, nec existere, nam potentia agendi sine ullo actus initio nulla est.»]
[Note 328: Il pourrait y avoir du changement; mais on serait dans l'impossibilité de s'en apercevoir, car il ne s'y produirait aucune différence, ni qualitative ni quantitative: Tout serait homogène à la surface, tout se trouvant homogène dans le fond.]
[Note 329: Et, par là même, elles se confondraient: il n'y aurait qu'une monade créée, comme il n'y a qu'une monade incréée. Ainsi le veut le principe des indiscernables. Si le monde est le meilleur possible, il est aussi le plus varié possible; et, partant, il n'y a pas dans la nature deux êtres réels absolument semblables: Dieu ne fait point de telles «répétitions», qui sont contraires à sa sagesse. Il n'y a pas plus de monades qui se ressemblent de tous points qu'il n'y a dans les forêts deux feuilles qui s'imitent parfaitement l'une l'autre (Lettres entre Leibniz et Clarke, p. 755b, 3-4, p. 765, 3 et 4, 5 et 6).]
[Note 330: «Un état des choses serait indistinguable de l'autre» Il le serait en soi, non plus en apparence seulement, comme il est dit plus haut; les divers mouvements de la nature n'en feraient plus qu'un, car c'est un principe qui ne souffre pas d'exception: les semblables ne peuvent être qu'identiques.]
9. Il faut même que chaque Monade soit différente de chaque autre. Car il n'y a jamais dans la nature, deux Êtres, qui soient parfaitement l'un comme l'autre, et où il ne soit possible de trouver une différence interne, ou fondée sur une dénomination intrinsèque[331].
[Note 331: C'est encore ce qu'exige le principe des indiscernables. Il ne suffit pas, d'après ce principe, qu'il y ait entre les monades une différenciation spécifique; il faut aussi qu'il y ait entre elles une différenciation individuelle; et Leibniz développe cette pensée au livre second des Nouveaux Essais, ch. I, p. 222b, 2: «Il n'y a point de corps, dit-il, dont les parties soient en repos, et il n'y a point de substance qui n'ait de quoi se distinguer de toute autre. Les âmes humaines diffèrent non seulement des autres âmes, mais encore entr'elles, quoique la différence ne soit point de la nature de celles, qu'on appelle spécifiques. Et selon les démonstrations, que je crois avoir, toute chose substantielle, soit âme ou corps, a son rapport à chacune des autres, qui lui est propre; et l'une doit toujours différer de l'autre par des dénominations intrinsèques.»]
10. Je prends aussi pour accordé, que tout être créé est sujet au changement, et par conséquent la Monade créée aussi, et même que ce changement est continuel dans chacune[332].
[Note 332: Théod., § 396, p.618a: «Et je conçois les qualités ou les forces dérivatives, ou ce qu'on appelle formes accidentelles, comme des modifications de l'Entéléchie primitive; de même que les figures sont des modifications de la matière. C'est pourquoi ces modifications sont dans un changement perpétuel, pendant que la substance simple demeure.»—Comment. de anima brutorum, p. 464a, VIII.]
11. Il s'ensuit de ce que nous venons de dire, que les changemens naturels des Monades viennent d'un principe interne, puisqu'une cause externe ne saurait influer dans son intérieur[333].
[Note 333: Théod., § 400, p. 619: «De dire que l'âme ne produit point ses pensées, ses sensations, ses sentiments de douleur et de plaisir, c'est de quoi je ne vois aucune raison. Chez moi, toute substance simple (c'est-à-dire, toute substance véritable) doit être la véritable cause immédiate de toutes ses actions et passions internes; et à parler dans la rigueur métaphysique, elle n'en a point d'autres que celles qu'elle produit.» La nature des monades consiste donc dans «la force». Elles sont «effort» (conatus); ou, plus justement encore, elles ont pour fond «la spontanéité» (Syst. nouv. de la nature, p. 125a, 3 et 127, 14; De Vera Methodo.., 111b; Théod., p. 590b, 291).
«Late anima idem erit quod vita seu principium vitale, nempe principium actionis internæ in re simplici seu monade existens, cui actio externa respondet» (Epist. ad Wagnerum, p. 466a, III).)]
12. Mais il faut aussi, qu'outre le principe du changement il y ait un détail de ce qui change, qui fasse pour ainsi dire la spécification et la variété des substances simples.
13. Ce détail doit envelopper une multitude dans l'unité ou dans le simple. Car tout changement naturel se faisant par degrés, quelque chose change et quelque chose reste; et par conséquent il faut que dans la substance simple il y ait une pluralité d'affections et de rapports quoiqu'il n'y en ait point de parties.
14. L'état passager qui enveloppe et représente une multitude dans l'unité ou dans la substance simple n'est autre chose que ce qu'on appelle la Perception[334].
[Note 334: Lettre III au P. des Bosses, datée du 11 juillet 1706, p. 438a: «Cum perceptio nihil aliud sit, quam multorum in uno expressio, necesse est onmes Entelechias seu Monades perceptione præditas esse.»—Epist. ad Wagnerum, p. 466a, III: «Isque corresponsus interni et externi seu repræsentatio externi in interno, compositi in simplice, multitudinis in unitate, revera perceptionem constituit» dans le moi humain; l'autre se déduit du principe de continuité, qui veut que tout soit un dans une variété infinie. A ces deux raisons, on peut en ajouter une troisième qui se tire du rapport de la monade au monde extérieur: La monade, étant close et intangible, ne peut avoir de relations avec l'univers qu'autant qu'elle en contient la représentation; mais toute représentation suppose la perception (Syst. nouv. de la nature, p. 127, 14).]
On a donné plus haut (p. 7-8) deux raisons de la thèse formulée ici par Leibniz: l'une se fonde sur une certaine analogie que présentent la réduction du multiple à l'un, telle qu'elle a lieu dans la monade, et la même opération, telle qu'elle se fait qu'on doit distinguer de l'aperception ou de la conscience, comme il paraîtra dans la suite[335]. Et c'est en quoi les Cartésiens ont fort manqué, ayant compté pour rien les perceptions dont on ne s'aperçoit pas. C'est aussi ce qui les a fait croire, que les seuls Esprits étaient des Monades, et qu'il n'y avait point d'Ames des Bêtes ou d'autres Entéléchies[336], et qu'ils ont confondu avec le vulgaire un long étourdissement avec une mort à la rigueur[337], ce qui les a fait encore donner dans le préjugé scolastique des âmes entièrement séparées[338], et a même confirmé les esprits mal tournés dans l'opinion de la mortalité des âmes[339].
[Note 335: V. sup., p. 28-30, les considérations sur lesquelles Leibniz fonde l'existence des perceptions qui ne sont point aperçues.]
[Note 336: Leibniz distingue «la perception qui est l'état intérieur de la monade représentant les choses externes, et l'aperception qui est la conscience, ou la connaissance réflexive de cet état intérieur» (Principes de la nature et de la grâce, p. 715a, 4). Et cette distinction lui permet d'établir une différence spécifique entre l'homme et l'animal (Ibid.; Epist. ad Wagnerum p. 464b, XIII; Comment. de anima brutorum, p. 466a, III; N. Essais, p.251b, 5). Descartes, au contraire, admettant que toute âme est par essence pensée de la pensée, était dans l'obligation ou de faire des animaux de simples machines, ou de les égaler psychologiquement à l'homme.]
[Note 337: Il n'y a jamais de mort réelle, pour Leibniz. Toute monade, quelles que soient les métamorphoses de son organisme, conserve toujours au moins quelques perceptions inaperçues, vu que son «action essentielle» est la pensée. «Aussi n'y a-t-il personne qui puisse bien marquer le véritable temps de la mort, laquelle peut passer longtemps pour une simple suspension des actions notables, et dans le fond n'est jamais autre chose dans les simples animaux» (Syst. nouv. de la nature, p. 125b, 7).—V. aussi: (Comment. de anima brutorum, p. 464b, XI; Epist. ad Wagnerum, p. 466b, IV).]
[Note 338: Par le fait même que les cartésiens ne voyaient, dans la nature, que des esprits et des machines, ils ont dû admettre qu'après la mort les âmes humaines sont «entièrement séparées». C'est aussi sous la même forme qu'ils ont dû s'imaginer les anges.]
[Note 339: N. Essais, p. 269b, 73: «Ceux qui ont voulu soutenir une entière séparation et des manières de penser dans l'âme séparée, inexplicables par tout ce que nous connaissons, et éloignées non seulement de nos présentes expériences, mais, ce qui est bien plus, de l'ordre général des choses, ont donné trop de prise aux prétendus esprits forts et ont rendu suspectes à bien des gens les plus belles et les plus grandes vérités, s'étant même privés par là de quelques bons moyens de les prouver, que cet ordre nous fournit.»]
15. L'action du principe interne, qui fait le changement ou le passage d'une perception à une autre, peut être appelé appétition[340]; il est vrai, que l'appétit ne saurait toujours parvenir entièrement à toute la perception, où il tend, mais il en obtient toujours quelque chose, et parvient à des perceptions nouvelles[341].
[Note 340: Tous les griefs que Leibniz élève, dans cette proposition, contre le cartésianisme, sont formulés et à peu près dans les mêmes termes, au numéro 4 des Principes de la nature et de la grâce, p. 715a.]
[Note 341: La monade «porte avec elle non seulement une simple faculté active, mais aussi ce qu'on peut appeler force, effort, conatus, dont l'action même doit suivre, si rien ne l'empêche» (Théod., p. 526b, 87); elle enveloppe «une tendance». De plus, cette tendance enveloppe à son tour la perception; elle est donc une véritable appétition; et c'est là le ressort interne, tant cherché, qui meut tout. Il a fallu, pour le trouver, que Leibniz passât d'abord du mécanisme au dynamisme, puis du dynamisme lui-même au psychologisme. C'est la philosophie des fins, et non celle des causes, qui fournit la solution du problème.]
[Note 341: V. sup., p. 30-31, la loi de développement des monades.]
16. Nous expérimentons en nous-mêmes une multitude dans la substance simple, lorsque nous trouvons que la moindre pensée dont nous nous appercevons, enveloppe une variété dans l'objet. Ainsi tous ceux, qui reconnaissent que l'âme est une substance simple, doivent reconnaître cette multitude dans la Monade; et Monsieur Bayle ne devait point y trouver de la difficulté, comme il a fait dans son Dictionnaire, article Rorarius[342].
[Note 342: Leibniz répond ici à l'objection de Bayle, insérée dans l'article Rorarius, et d'après laquelle il ne peut y avoir de cause de changement dans la monade. Voici les paroles de Bayle: «Comme il (Leibniz) suppose avec beaucoup de raison que toutes les âmes sont simples et indivisibles, on ne saurait comprendre qu'elles puissent être comparées à une pendule; c'est-à-dire que, par leur constitution originale, elles puissent diversifier leurs opérations, en se servant de l'activité spontanée qu'elles recevraient de leur Créateur. On conçoit fort bien qu'un être simple agira toujours uniformément, si aucune cause étrangère ne le détourne. S'il était composé de plusieurs pièces comme une machine, il agirait diversement, parce que l'activité particulière de chaque pièce pourrait changer à tout moment le cours de celle des autres; mais dans une substance unique, où trouverez-vous la cause du changement d'opération?»]
17. On est obligé d'ailleurs de confesser, que la Perception et ce, qui en dépend, est inexplicable par des raisons mécaniques, c'est-à-dire par les figures et par les mouvements[343]. Et feignant, qu'il y ait une machine, dont la structure fasse penser, sentir, avoir perception; on pourra la concevoir aggrandie en conservant les mêmes proportions, en sorte qu'on y puisse entrer comme dans un moulin. Et cela posé on ne trouvera en la visitant au dedans que des pièces qui poussent les unes les autres, et jamais de quoi expliquer une perception. Ainsi c'est dans la substance simple et non dans le composé, ou dans la machine, qu'il la faut chercher. Aussi n'y a-t-il que cela qu'on puisse trouver dans la substance simple, c'est-à-dire les perceptions et leurs changemens. C'est en cela seul aussi que peuvent consister toutes les Actions internes des substances simples[344].
[Note 343: Il y a là un confirmatur de la simplicité de la monade. Aux raisons métaphysiques qui la prouvent s'ajoute une raison d'ordre psychologique. Si la monade est perception, il faut bien qu'elle soit indivisible, comme notre âme elle-même.]
[Note 344: Préf. *** 2, b, p. 474a.]
18. On pourrait donner le nom d'Entéléchies à toutes les substances simples ou Monades créées[345], car elles ont en elles une certaine perfection ({~GREEK SMALL LETTER EPSILON WITH TONOS~}{~GREEK SMALL LETTER CHI~}{~GREEK SMALL LETTER OMICRON~}{~GREEK SMALL LETTER UPSILON~}{~GREEK SMALL LETTER SIGMA~}{~GREEK SMALL LETTER IOTA~} {~GREEK SMALL LETTER TAU~}{~GREEK SMALL LETTER OMICRON WITH TONOS~} {~GREEK SMALL LETTER EPSILON WITH TONOS~}{~GREEK SMALL LETTER NU~}{~GREEK SMALL LETTER TAU~}{~GREEK SMALL LETTER EPSILON~}{~GREEK SMALL LETTER LAMDA~}{~GREEK SMALL LETTER EPSILON WITH TONOS~}{~GREEK SMALL LETTER FINAL SIGMA~}), il y a une suffisance ({~GREEK SMALL LETTER ALPHA~}{~GREEK SMALL LETTER UPSILON WITH TONOS~}{~GREEK SMALL LETTER TAU~}{~GREEK SMALL LETTER ALPHA WITH TONOS~}{~GREEK SMALL LETTER RHO~}{~GREEK SMALL LETTER KAPPA~}{~GREEK SMALL LETTER EPSILON~}{~GREEK SMALL LETTER IOTA~}{~GREEK SMALL LETTER NU~}) qui les rend sources de leurs actions internes et pour ainsi dire des Automates incorporels[346].
[Note 345: Théod., § 87, p. 526b;—Syst. nouv. de la nature, p. 125a, 3;—Epist. ad Wagnerum, p. 466a, II;—Comment. de anima brutorum, p. 463, V;—Principes de la nature et de la grâce, p. 714a.]
[Note 346: Lettre IV au P. des Bosses, datée du 1er septembre 1706, p. 438b, ad 21: «Bruta puto perfecta esse automata».—N. Essais, p. 205a: «Je vois maintenant… comment les animaux sont des automates suivant Descartes et comment ils ont pourtant des âmes et du sentiment suivant l'opinion du genre humain.»—Correspondance de Leibniz et d'Arnauld, p. 578: «Comme la notion individuelle de chaque personne enferme une fois pour toutes ce qui lui arrivera à jamais, on y voit les preuves a priori ou raisons de la vérité de chaque événement, ou pourquoi l'un est arrivé plutôt que l'autre.»—Théod., p. 620a, 403.]
19. [347]Si nous voulons appeler Ame tout ce qui a perceptions et appétits dans le sens général que je viens d'expliquer, toutes les substances simples ou Monades créées pourraient être appelées Ames; mais, comme le sentiment est quelque chose de plus qu'une simple perception, je consens, que le nom général de Monades et d'Entéléchies suffise aux substances simples, qui n'auront que cela; et qu'on appelle Ames seulement celles dont la perception est plus distincte et accompagnée de mémoire[348].
[Note 347: Leibniz, après avoir déterminé la nature des monades, passe à l'examen de leurs degrés de perfection.]
[Note 348: Dans la variété infinie des monades, se distinguent trois degrés notables de perfection, qui ne sont autre chose que trois degrés notables de la connaissance. Il y a d'abord des monades qui n'ont que la perception pure et simple, c'est-à-dire un mode de pensée tellement «bandé» à son objet qu'il ne se replie jamais sur lui-même, et tellement infime qu'il n'en reste aucune trace perceptible. Et ce sont ces monades que l'on ne peut appeler âmes que lato sensu, auxquelles il convient de laisser le nom d'enléléchies.]
20. Car nous expérimentons en nous-mêmes un état, où nous ne nous souvenons de rien et n'avons aucune perception distinguée, comme lorsque nous tombons en défaillance ou quand nous sommes accablés d'un profond sommeil sans aucun songe. Dans cet état l'âme ne diffère point sensiblement d'une simple Monade[349], mais, comme cet état n'est point durable, et qu'elle s'en tire, elle est quelque chose de plus[350].
[Note 349: L'état de ces monades inférieures est semblable à celui où nous tombons accidentellement, lorsque «nous dormons sans songe» ou que nous sommes évanouis (Comment. de anima brutorum p. 464b, X; N. Essais, p. 224a, 11; Principes de la nature et de la grâce, p. 715a). C'est une sorte de «stupeur»: «aggregatum confusum multarum perceptionum parvarum nihil eminentis habentium, quod attentionem excitet, stuporem inducit» (Comment. de anima brutorum, p. 464b, X).]
[Note 350: Théod., § 64, p.497a.]
21. Et il ne s'ensuit point, qu'alors la substance simple soit sans aucune perception. Cela ne se peut pas même par les raisons susdites; car elle ne saurait périr, elle ne saurait aussi subsister sans quelque affection, qui n'est autre chose, que sa perception: mais quand il y a une grande multitude de petites perceptions, où il n'y a rien de distingué, on est étourdi; comme quand on tourne continuellement d'un même sens plusieurs fois de suite, où il vient un vertige qui peut nous faire évanouir et qui ne nous laisse rien distinguer. Et la mort peut donner cet état pour un tems aux animaux.
22. Et comme tout présent état d'une substance simple est naturellement une suite de son état précédent[351], tellement, que le présent y est gros d'avenir.
[Note 351: Théod., § 360, p. 608b: «C'est une des règles de mon système de l'harmonie générale, que le présent est gros de l'avenir, et que celui qui voit tout, voit dans ce qui est ce qui sera.»]
23. Donc puisque réveillé de l'étourdissement, on s'apperçoit de ses perceptions, il faut bien, qu'on en ait eu immédiatement auparavant, quoiqu'on ne s'en soit point apperçu[352]; car une perception ne saurait venir naturellement, que d'une autre perception, comme un mouvement ne peut venir naturellement que d'un mouvement[353].
[Note 352: Lorsque nous commençons à revenir soit «d'un sommeil sans songe», soit d'un évanouissement, nous avons nécessairement une première pensée dont nous nous apercevons. C'est donc qu'auparavant nous en avions d'autres que nous n'apercevions pas, car une pensée ne peut avoir pour antécédent qu'une autre pensée: «Tout se fait dans l'âme, comme s'il n'y avait pas de corps; de même que… tout se fait dans le corps, comme s'il n'y avait point d'âme» (Réplique aux réflexions de Bayle, p. 185b).]
[Note 353: Théod., § 401-403, p. 619-620: «Toute perception présente tend à une perception nouvelle, comme tout mouvement qu'elle représente tend à un autre mouvement.»
Ainsi, le propre des entéléchies ou simples monades est de vivre dans une sorte d'étourdissement dont elles ne se tirent jamais, leur matière première y faisant obstacle.]
24. L'on voit par là, que si nous n'avions rien de distingué et pour ainsi dire de relevé, et d'un plus haut goût dans nos perceptions, nous serions toujours dans l'étourdissement. Et c'est l'état des Monades toutes nues.
25. Aussi[354] voyons-nous que la nature a donné des perceptions relevées aux animaux par les soins qu'elle a pris de leur fournir des organes, qui ramassent plusieurs rayons de lumière ou plusieurs ondulations de l'air pour les faire avoir plus d'efficace par leur union. Il y a quelque chose d'approchant dans l'odeur, dans le goût et dans l'attouchement et peut-être dans quantité d'autres sens, qui nous sont inconnus[355]. Et j'expliquerai tantôt, comment ce qui se passe dans l'âme représente ce qui se fait dans les organes.
[Note 354: Au-dessus des entéléchies, il y a des monades dont la perception s'accompagne de mémoire sans aller jusqu'à la réflexion: ces monades peuvent s'appeler des âmes, et les êtres qui les possèdent sont des animaux.]
[Note 355: Comment. de anima brutorum, p. 464b, X: «Oriuntur perceptiones magis distincte, quando etiam corpus fit perfectius et magis ordinatum.»—Théod., p. 540a, 124: «Ces corps organiques», où les âmes sont enveloppées, «ne diffèrent pas moins en perfection que les esprits à qui ils appartiennent».—Principes de la nature et de la grâce, p. 715a, 4: «Mais quand la Monade a des organes si ajustés, que par leur moyen il y a du relief et du distingué dans les impressions qu'ils reçoivent, et par conséquent dans les perceptions qui les représentent (comme, par exemple, lorsque par le moyen de la figure des humeurs des yeux, les rayons de la lumière sont concentrés et agissent avec plus de force), cela peut aller jusqu'au sentiment, c'est-à-dire, jusqu'à une perception accompagnée de mémoire.» Leibniz admet qu'il existe une sorte de parallélisme entre le développement organique et le développement mental; et c'est dans le premier, d'après lui, que le second trouve sa condition.]
26. La mémoire fournit une espèce de consécution aux âmes, qui imite la raison, mais qui en doit être distinguée. C'est que nous voyons que les animaux ayant la perception de quelque chose qui les frappe et dont ils ont eu perception semblable auparavant, s'attendent par la représentation de leur mémoire à ce qui y a été joint dans cette perception précédente et sont portés à des sentiments semblables à ceux qu'ils avaient pris alors. Par exemple: quand on montre le bâton aux chiens, ils se souviennent de la douleur qu'il leur a causée et crient et fuient[356].
[Note 356: Prélim., § 65, p. 497a: «Les bêtes ont des consécutions de perception qui imitent le raisonnement, et qui se trouvent aussi dans le sens interne des hommes, lorsqu'ils n'agissent qu'en empiriques.»—N. Essais, p. 195b: «Les consécutions des bêtes sont purement comme celles des simples empiriques, qui prétendent, que ce, qui est arrivé quelquefois arrivera encore dans un cas, où ce, qui les frappe, est pareil, sans être pour cela capables de juger, si les mêmes raisons subsistent. C'est par là qu'il est si aisé aux hommes d'attraper les bêtes, et qu'il est si facile aux simples empiriques de faire des fautes.»—Ibid., 237b, 11;—Ibid., p. 251b, 5;—Principes de la nature et de la grâce, p. 715b.]
27. Et l'imagination forte, qui les frappe et émeut, vient ou de la grandeur ou de la multitude des perceptions précédentes. Car souvent une impression forte fait tout d'un coup l'effet d'une longue habitude, ou de beaucoup de perceptions médiocres réitérées[357].
[Note 357: V., sur ce point, sup., p. 74-75.]
28. [358]Les hommes agissent comme les bêtes en tant que les consécutions de leurs perceptions ne se font que par le principe de la mémoire; ressemblant aux Médecins empiriques, qui ont une simple practique sans théorie; et nous ne sommes qu'empiriques dans les trois quarts de nos actions. Par exemple, quand on s'attend qu'il y aura jour demain, on agit en empirique par ce que cela s'est toujours fait ainsi jusqu'ici. Il n'y a que l'Astronome qui le juge par raison.
[Note 358: Au-dessus de l'âme des bêtes, il y a l'âme humaine: c'est là le troisième degré. Or le trait différentiel de l'âme humaine est «l'apperception», c'est-à-dire la «conscience», ou «réflexion», laquelle enveloppe de quelque manière la connaissance des vérités nécessaires ou «raison». Cette âme a incomparablement plus de perfection que les autres formes «enfoncées dans la matière»: elle est «comme un petit Dieu»; et on peut l'appeler du nom d'Esprit (Principes de la nature et de la grâce, p. 719a, 4; Syst. nouv. de la nature, p. 125a, 5).]
29. Mais la connaissance des vérités nécessaires et éternelles est ce qui nous distingue des simples animaux et nous fait avoir la Raison et les sciences, en nous élevant à la connaissance de nous-mêmes et de Dieu[359]. Et c'est ce qu'on appelle en nous Ame raisonnable ou Esprit.
[Note 359: N. Essais, p. 193;—Ibid., p 251b, 5;—Comment. de anima brutorum, p. 464b, XIII et XIV;—Epist. ad Wagnerum, p. 466a, III: «Quemadmodum mens est species animæ nobilior, ubi sensioni accedit ratio seu consequutio ex universalitate veritatum.»—Ibid., p. 466b, V;—Principes de la nature et de la grâce, p. 715b, V: «Mais le raisonnement véritable dépend des vérités nécessaires ou éternelles; comme sont celles de la logique, des nombres, de la géométrie, qui font la connexion indubitable des idées, et les conséquences immanquables. Les animaux où ces conséquences ne se remarquent point, sont appelés bêtes; mais ceux qui connaissent ces vérités nécessaires, sont proprement ceux qu'on appelle animaux raisonnables, et leurs âmes sont appelées esprits.»]
30. C'est aussi par la connaissance des vérités nécessaires et par leurs abstractions, que nous sommes élevés aux actes réflexifs, qui nous font penser à ce qui s'appelle Moi, et à considérer que ceci ou cela est en nous[360]: et c'est ainsi, qu'en pensant à nous, nous pensons à l'Être, à la substance, au simple et au composé, à l'immatériel et à Dieu même, en concevant que ce qui est borné en nous, est en lui sans bornes. Et ces actes réflexifs fournissent les objets principaux de nos raisonnements[361].
[Note 360: Comment. de anima brutorum, p. 464b, XIII: «Datur gradus quidam altior, quem adpellamus cogitationem. Cogitatio autem est perceptio cum ratione conjuncta, quam bruta, quantum observare possumus, non habent.»—Epist. ad Wagnerum, p. 466b: «Itaque homo non tantum vitam et animam, ut bruta, sed et conscientiam sui, et memoriam pristini status, et ut verbo dicam, personam servat.»—Principes de la nature et de la grâce, p. 715, 4-5.]
[Note 361: Théod., préf. *, 4, a, p. 469a.—Ces différents textes sur les marques distinctives de l'âme humaine soulèvent une question de psychologie. D'après Leibniz, aperception, conscience de soi, réflexion ne font qu'un. Mais il ne semble pas qu'il en soit de même de la réflexion et de la raison. Ces deux choses s'impliquent sans nul doute; néanmoins, il y a passage de l'une à l'autre. Est-ce qu'on va de la réflexion à la raison ou de la raison à la réflexion? D'après certains passages des Nouveaux Essais (p. 212b 23; p. 219b, 3; p. 221a 18), et aussi d'après les Principes de la nature et de la grâce (p. 715b, 5), il semble qu'on aille du sujet à l'objet, de la réflexion à la découverte des vérités nécessaires, de la réflexion à la raison. Et c'est la marche contraire, qui serait la vraie d'après la première partie de la proposition 30 de la Monadologie. Peut-être concilierait-on ces textes divers, en disant que, selon Leibniz, l'esprit va par le distinct à la découverte du moi, et que, dans le moi une fois découvert, il trouve les «principaux objets de nos raisonnements», les idées de l'être, de la substance, du possible, du même, du simple, de Dieu, etc..]
31. Nos raisonnements sont fondés sur deux grands principes, celui de la Contradiction, en vertu duquel nous jugeons faux ce qui en enveloppe, et vrai ce qui est opposé ou contradictoire au faux[362].
[Note 362: Théod., § 44, p. 491b;—Théod., § 196, p. 564;—V. sup., p. 40-41.]
32. Et celui de la Raison suffisante, en vertu duquel nous considérons qu'aucun fait ne saurait se trouver vrai ou existant, aucune énontiation véritable, sans qu'il y ait une raison suffisante pourquoi il en soit ainsi et non pas autrement, quoique ces raisons le plus souvent ne puissent point nous être connues[363].
[Note 363: V. sup., p. 41 et ssq. Mais la manière dont Leibniz comprend ici le principe de la raison suffisante, diffère un peu de ce que l'on a vu dans les ouvrages précédents. Ce principe ne règle plus seulement les vérités de fait, il s'étend aux vérités de droit: il n'est «aucune énontiation véritable» qu'il ne serve à expliquer de quelque manière. Et c'est dans ce sens nouveau que Leibniz emploie ce principe un peu plus loin, à la proposition 33. «Quand une vérité est nécessaire, dit-il, on en peut trouver la raison par l'analyse.» Il semble bien aussi que la raison suffisante ait la même extension, au n° 7 des Principes de la nature et de la grâce (p. 716a).
Ainsi, le principe de contradiction et le principe de raison suffisante ne se distinguent plus par leurs départements; ils ont le même domaine, qui est celui de l'être réel ou possible. Mais ils diffèrent par leur fonction. Le rôle du principe de contradiction est négatif: il indique la condition logique de toute vérité, soit éternelle, soit contingente. Le rôle du principe de raison suffisante est positif: il sert d'abord à montrer le pourquoi des connexions éternelles des possibles; en second lieu, il nous révèle ce qui fait qu'il y a un univers plutôt que rien, et ce qui fait que tel univers s'est réalisé de préférence à d'autres; et, prise dans ce dernier sens qui a rapport au contingent, la raison suffisante englobe à la fois la cause efficiente et la cause finale.
Cette autre manière d'entendre les principes directeurs de l'intelligence humaine nous semble a la fois plus compréhensive et plus conforme aux lois de la logique. Leibniz, à force de réflexion, a fini par se rendre complètement maître de sa pensée.]
33. Il y a aussi deux sortes de vérités, celles de raisonnement et celles de fait[364]. Les vérités de raisonnement sont nécessaires et leur opposé est impossible, et celles de fait sont contingentes et leur opposé est possible. Quand une vérité est nécessaire, on en peut trouver la raison par l'analyse, la résolvant en idées et en vérités plus simples, jusqu'à ce qu'on vienne aux primitives[365].
[Note 364: V. sup., p. 31-32.]
[Note 365: Théod., § 170, 174, 189, p. 555-563;—Ibid., § 280-289, p. 587, 588;—Ibid., § 367, p. 610b;—Ibid., abrégé, object. 3, p. 625-626.]
34. C'est ainsi que chez les Mathématiciens les Théorèmes de spéculation et les Canons de practique sont réduits par l'analyse aux Définitions, Axiomes et Demandes.
35. Et il y a enfin des idées simples, dont on ne saurait donner la définition; il y a aussi des axiomes et demandes ou en un mot des principes primitifs, qui ne sauraient être prouvés et n'en ont point besoin aussi; et ce sont les énontiations identiques, dont l'opposé contient une contradiction expresse[366].
[Note 366: Théod., § 36, p. 513b-514a;—Ibid., § 37, 44, 45, 49, 52, p. 515-517;—Ibid., § 121, 122, p. 537b-538;—Ibid., § 373, p. 612b-613a;—Ibid., § 340, 344, p. 602b-6O4a.]
36.[367] Mais la raison suffisante se doit aussi trouver dans les vérités contingentes ou de fait, c'est-à-dire dans la suite des choses répandues par l'univers des créatures, où la résolution en raisons particulières pourrait aller à un détail sans bornes à cause de la variété immense des choses de la Nature et de la division des corps à l'infini. Il y a une infinité de figures et de mouvements présents et passés, qui entrent dans la cause efficiente de mon écriture présente; et il y a une infinité de petites inclinations et dispositions de mon âme présentes et passées, qui entrent dans la cause finale.
[Note 367: Une fois arrivé, à travers la hiérarchie des Monades, jusqu'au sommet de l'entendement humain, Leibniz aborde le problème de l'existence et de la nature de Dieu: armé du principe de la raison suffisante, il procède de suite à la recherche de la cause première et des existences et des essences. Il démontre d'abord l'existence de Dieu a posteriori; il la démontre ensuite a priori; puis il esquisse une déduction des attributs de Dieu.]
37. Et comme tout ce détail n'enveloppe que d'autres contingents antérieurs ou plus détaillés, dont chacun a encore besoin d'une Analyse semblable pour en rendre raison, on n'en est pas plus avancé, et il faut que la raison suffisante ou dernière soit hors de la suite ou séries de ce détail des contingences, quelqu'infini qu'il pourrait être[368].
[Note 368: Cet argument, tiré de la contingence du mouvement, nous paraît exposé avec plus de netteté, dans les Principes de la nature et de la grâce (p. 716, 8): «Cette raison suffisante de l'existence de l'univers, dit Leibniz en cet endroit, ne se saurait trouver dans la suite des choses contingentes, c'est-à-dire, des corps et de leurs représentations dans les âmes; parce que la matière étant indifférente en elle-même au mouvement et au repos, et à un mouvement tel ou autre, on n'y saurait trouver la raison du mouvement et encore moins d'un tel mouvement. Et quoique le présent mouvement, qui est dans la matière, vienne du précédent, et celui-ci encore d'un précédent, on n'en est pas plus avancé, quand on irait aussi loin qu'on voudrait; car il reste toujours la même question. Ainsi il faut que la raison suffisante, qui n'ait plus besoin d'une autre raison, soit hors de cette suite des choses contingentes, et se trouve dans une substance, qui en soit la cause, ou qui soit un être nécessaire, portant la raison de son existence avec soi; autrement on n'aurait pas encore une raison suffisante où l'on pût finir. Et cette raison des choses est appelée Dieu.»
Cet argument n'est pas entièrement identique à celui d'Aristote et de Spinoza. Leibniz prend pour point de départ une donnée scientifique, qui est l'indifférence de la matière au mouvement et au repos, et à un mouvement tel ou autre; Aristote et Spinoza se fondent uniquement sur l'enchaînement causal que présente la série régressive des mouvements. Mais Leibniz rejoint le raisonnement aristotélien et spinoziste, lorsqu'il s'agit de trouver la raison explicative du mouvement lui-même: il montre alors que, si la succession des phénomènes peut remonter à l'infini, il n'en peut aller de même de leur causation: car autrement tout serait causé: ce qui est contradictoire.
V. sup., p. 67-68, deux autres preuves dont l'une se fonde sur la contingence de l'ordre, l'autre sur la contingence de la matière elle-même.]
38. Et c'est ainsi que la dernière raison des choses doit être dans une substance nécessaire, dans laquelle le détail des changemens ne soit qu'éminemment[369], comme dans la source, et c'est ce que nous appelons Dieu[370].
[Note 369: Éminemment: Cela signifie, comme le dit saint Thomas d'Aquin (S. th., I, IV, a), que «tout ce qu'il y a de perfection dans l'effet doit se trouver dans la cause» «d'une manière plus excellente». Mais le malheur veut que cette explication ne suggère rien de très clair à l'esprit. Que sont ces éminences, auxquelles la philosophie traditionnelle a recours en toute occasion? C'est chose difficile à déterminer. Perfection! perfection!—Oui, mais en quoi consiste-t-elle au juste, cette perfection? Voilà ce qu'il faudrait dire; et c'est peut-être indicible à l'homme, car ce que nous savons des choses et surtout de leur fond n'est presque rien en face de ce que nous ignorons.]
[Note 370: Théod., § 7, p. 506a.]
39. Or cette substance étant une raison suffisante de tout ce détail, lequel aussi est lié par tout, il n'y a qu'un Dieu, et ce Dieu suffit.
40. On peut juger aussi que cette substance suprême qui est unique, universelle et nécessaire, n'ayant rien hors d'elle qui en soit indépendent, et étant une suite simple de l'être possible, doit être incapable de limites et contenir tout autant de réalité qu'il est possible[371].
[Note 371: V. sup., p. 64, l'explication de cette proposition importante. Le mérite de Leibniz n'est pas d'avoir résolu le problème de la possibilité de l'Être infini; c'est de l'avoir posé. Kant viendra plus tard, qui reprendra la question et mettra en lumière toutes les difficultés qu'elle enveloppe. Et ces difficultés, les voici en quelques mots: 1° La réalisation d'un infini, quel qu'il soit, est-elle possible? N'implique-t-elle pas contradiction? 2° et, par là-même, peut-il y avoir un nombre infini d'infinis? 3° Ce nombre infini d'infinis, à supposer qu'il soit possible en lui-même, implique-t-il les conditions voulues pour se ramasser en un sujet unique, vivant et conscient, qui corresponde à l'idéal que nous portons en nous?]
41. D'où il s'ensuit, que Dieu est absolument parfait, la perfection n'étant autre chose, que la grandeur de la réalité positive prise précisément, en mettant à part les limites ou bornes dans les choses qui en ont[372]. Et là, où il n'y a point de bornes, c'est-à-dire en Dieu, la perfection est absolument infinie[373].
[Note 372: Si l'infini est l'acte plein du possible, il enferme tout ce qui existe, la matière comme la pensée; et telle est la conclusion que tire Spinoza avec son impitoyable logique. Mais cette conclusion redoutable, Leibniz l'a prévue, et il y échappe par sa théorie de la matière. Par là même, selon lui, que Dieu est la réalisation pleine du possible, il est acte pur, pensée pure; et de cette sorte le concept de l'infini n'enveloppe pas la matière; il l'exclut. Mais la réponse vaut ce que vaut l'idée que Leibniz s'est faite de la matière elle-même, et cette idée n'est qu'une hypothèse. Il faut donc encore «perfectionner» pour aboutir.
[Note 373: Préf., 4, a, p. 469a.]
42. Il s'ensuit aussi que les créatures ont leurs perfections de l'influence de Dieu, mais qu'elles ont leurs imperfections de leur nature propre, incapable d'être sans bornes. Car c'est en cela qu'elles sont distinguées de Dieu[374]. Cette imperfection originale des créatures se remarque dans l'inertie naturelle des corps[375].
[Note 374: Théod., § 20, p. 510a;—Ibid., § 27-31, p. 511b-513: «Quelques-uns ont cru avec le célèbre Durand de S-Portien et le cardinal Aureolus Scolastique fameux, que le concours de Dieu avec la créature (j'entends le concours physique) n'est que général et médiat; et que Dieu crée les substances, et leur donne la force dont elles ont besoin; et qu'après cela, il les laisse faire, et ne fait que les conserver, sans les aider dans leurs actions. Cette opinion a été réfutée par la plupart des scolastiques, et il paraît qu'on l'a désapprouvée autrefois dans Pelage…» Il faut considérer «que l'action de Dieu conservant doit avoir du rapport à ce qui est conservé, tel qu'il est, et selon l'état où il est; ainsi elle ne saurait être générale ou indéterminée. Ces généralités sont des abstractions qui ne se trouvent point dans la vérité des choses singulières, et la conservation d'un homme debout est différente de la conservation d'un homme assis… Il faut savoir que la conservation de Dieu consiste dans cette influence immédiate perpétuelle, que la dépendance des créatures demande. Cette dépendance a lieu à l'égard non seulement de la substance, mais encore de l'action, et on ne saurait peut-être l'expliquer mieux, qu'en disant avec le commun des théologiens et des philosophes, que c'est une création continuée.»
«On objectera que Dieu crée donc maintenant l'homme péchant, lui qui l'a créé innocent d'abord…»
«C'est ici qu'il faut considérer cette vérité, qui a fait déjà tant de bruit dans les écoles, depuis que saint Augustin l'a fait valoir, que le mal est une privation de l'être; au lieu que l'action de Dieu va au positif…»
«Dieu donne toujours à la créature, et produit continuellement ce qu'il y a en elle de positif, de bon et de parfait, tout don parfait venant du Père des lumières; au lieu que les imperfections et les défauts des actions viennent de la limitation originale, que la créature n'a pu manquer de recevoir avec la première limitation de son être, par les raisons idéales qui la bornent.»—Ibid., § 153, p. 549b-550a;—Ibid., § 167, p. 553b-554a;—Ibid., § 377 et sqq., p. 613b.]
[Note 375: Cette dernière phrase est tirée du texte de M. Boutroux, la Monadologie de Leibniz, Paris, 1896.]
43. Il est vrai aussi, qu'en Dieu est non seulement la source des existences mais encore celle des essences, en tant que réelles, ou de ce qu'il y a de réel dans la possibilité[376]. C'est parce que l'entendement de Dieu est la région des vérités éternelles, ou des idées dont elles dépendent, et que sans lui il n'y aurait rien de réel dans les possibilités, et non seulement rien d'existant, mais encore rien de possible[377].
[Note 376: Ici Leibniz aborde les preuves a priori; il en donne deux: la première a pour point de départ la nécessité qu'enveloppe le possible; la seconde ressort de l'analyse de l'idée même de Dieu, que nous portons originairement au-dedans de nous-mêmes.]
[Note 377: § 20, p. 509b-510a;—V. sup.. p. 65-66.]
44. Cependant il faut bien que s'il y a une réalité dans les Essences ou possibilités, ou bien dans les vérités éternelles, cette réalité soit fondée en quelque chose d'existant et d'actuel, et par conséquent dans l'existence de l'Être nécessaire, dans lequel l'essence renferme l'existence, ou dans lequel il suffit d'être possible pour être actuel[378].
[Note 378: Théod., § 184, p. 561b;—Ibid., § 189, p. 562b;—Ibid., § 335, p. 601b.]
45. Ainsi Dieu seul (ou l'Être nécessaire) a ce privilège, qu'il faut qu'il existe, s'il est possible. Et comme rien ne peut empêcher la possibilité de ce qui n'enferme aucunes bornes, aucune négation et par conséquence aucune contradiction, cela seul suffit pour connaître l'Existence de Dieu a priori[379]. Nous l'avons prouvée aussi par la réalité des vérités éternelles. Mais nous venons de la prouver aussi a posteriori puisque des êtres contingents existent, lesquels ne sauraient avoir leur raison dernière ou suffisante que dans l'Être nécessaire, qui a la raison de son existence en lui-même[380].
[Note 379: V. sup., p. 64-65, l'exposition de cet argument. Leibniz le renouvelle de deux façons: 1° en essayant de montrer la possibilité de l'Être infini; 2° en s'appuyant sur la nature des possibles, qui enveloppent, d'après lui, une tendance essentielle à l'existence effective.]
[Note 380: Leibniz résume ici sa démonstration de l'existence de Dieu, en indiquant les deux sources très distinctes auxquelles il l'a puisée.]
46. Cependant il ne faut point s'imaginer avec quelques-uns, que les vérités éternelles étant dépendantes de Dieu, sont arbitraires et dépendent de sa volonté, comme Des Cartes paraît l'avoir pris et puis Monsieur Poiret. Cela n'est véritable que des vérités contingentes dont le principe est la convenance ou le choix du meilleur, au lieu que les vérités nécessaires dépendent uniquement de son entendement et en sont l'objet interne[381].
[Note 381: Théod., § 180-184, p. 559a-561b;—Ibid., § 185, p. 561b-562a;—Ibid., § 335, p. 601b;—Ibid., § 351, p. 605b-606a: «… M. Bayle a soupçonné que le nombre des dimensions de la matière dépendait du choix de Dieu, comme il a dépendu de lui de faire ou de ne point faire que les arbres produisissent des animaux. En effet, que savons-nous, s'il n'y a point des Globes Planétaires, ou des Terres placées dans quelque endroit plus éloigné de l'Univers, où la fable des Bernacles d'Écosse (oiseaux qu'on disait naître des arbres) se trouve véritable, et s'il n'y a pas même des pays, où l'on pourrait dire:
….. populos umbrosa creavit Fraxinus, et foeta viridis puer excidit almo.
Mais il n'en est pas ainsi des dimensions de la matière: le nombre ternaire est déterminé, non pas par la raison du meilleur, mais par la nécessité géométrique: c'est parce que les géomètres ont pu démontrer qu'il n'y a que trois lignes perpendiculaires qui puissent se couper dans un même point.» Il est intéressant de voir soulever et débattre, en plein XVIIe siècle, cette question de la géométrie à plus de trois dimensions, qui a passionné et passionne encore certains philosophes et mathématiciens de notre temps.—Ibid., § 380, p. 614;—V. sup., p. 54-55.]
47. Ainsi Dieu seul est l'unité primitive ou la substance simple originaire, dont toutes les Monades créées ou dérivatives sont des productions, et naissent, pour ainsi dire, par des fulgurations continuelles de la Divinité de moment en moment, bornées par la réceptivité de la créature à laquelle il est essentiel d'être limitée[382].
[Note 382: Théod., § 382-391, p. 614b et sqq.;—Ibid., § 398, p. 618b;—Ibid., § 395, p. 617b—618a;—sup., p. 119 et 121.]
48. Il y a en Dieu la Puissance, qui est la source de tout, puis la Connaissance, qui contient le détail des Idées, et enfin la Volonté, qui fait les changements ou productions selon le principe du meilleur[383]. Et c'est ce qui répond à ce qui dans les Monades créées fait le sujet ou la base, la faculté perceptive et la faculté appétitive. Mais en Dieu ces attributs sont absolument infinis ou parfaits[384], et dans les Monades créées ou dans les Entéléchies (ou perfectihabies, comme Hermolaüs Barbarus traduisait ce mot) ce n'en sont que des imitations à mesure qu'il y a de la perfection.
[Note 383: Théod., § 7, p. 506a: «Cet égard ou rapport d'une substance existante à de simples possibilités ne peut être autre chose que l'acte de la volonté qui choisit. Et c'est la puissance de cette substance, qui en rend la volonté efficace. La puissance va à l'être, la sagesse ou l'entendement au vrai, et la volonté au bien.»—Ibid., § 149-150, p. 548b-549a]
[Note 384: Théod., préf., p. 469a: «Les perfections de Dieu sont celles de nos âmes, mais il les possède sans bornes: il est un Océan, dont nous n'avons reçu que des gouttes: il y a en nous quelque puissance, quelque connaissance, quelque bonté; mais elles sont toutes entières en Dieu. L'ordre, les proportions, l'harmonie nous enchantent, la Peinture et la Musique en sont des échantillons; Dieu est tout ordre, il garde toujours la justesse des proportions, il fait l'harmonie universelle: toute la beauté est un épanchement de ses rayons.» Leibniz humanise non seulement la nature, mais encore la Divinité. Dieu a tout fait selon son image et ressemblance, bien qu'à des degrés infiniment divers.]
49. [385]La créature est dite agir au dehors en tant qu'elle a de la perfection, et pâtir d'une autre en tant qu'elle est imparfaite. Ainsi l'on attribue l'action à la Monade en tant qu'elle a des perceptions distinctes, et la passion en tant qu'elle en a de confuses[386].
[Note 385: Leibniz entre ici dans la troisième partie de la Monadologie, qui a pour objet l'univers, considéré comme l'oeuvre de Dieu. Et du n° 49 au n° 55, il expose les deux principes qui dominent le sujet tout entier, et qui sont les suivants: 1° les monades, en vertu de leur activité exclusivement immanente, ne peuvent avoir qu'une influence idéale les unes sur les autres; 2° Dieu, en vertu de sa sagesse et de sa bonté, ne peut choisir, dans l'infinité des univers possibles, que celui qui réunit le plus de perfection.]
[Note 386: Théod., § 32, p. 513a;—Ibid., § 66, p. 521a: «Entant que l'âme a de la perfection, et des pensées distinctes, Dieu a accommodé le corps à l'âme, et a fait par avance que le corps est poussé à exécuter ses ordres: et entant que l'âme est imparfaite, et que ses perceptions sont confuses, Dieu a accommodé l'âme au corps, en sorte que l'âme se laisse incliner par les passions qui naissent des représentations corporelles: ce qui fait le même effet, et la même apparence, que si l'un dépendait de l'autre immédiatement, et par le moyen d'une influence physique.»—Ibid., § 386, p. 615.]
50. Et une créature est plus parfaite qu'une autre en ce, qu'on trouve en elle ce qui sert à rendre raison a priori de ce qui se passe dans l'autre, et c'est par là, qu'on dit, qu'elle agit sur l'autre[387].
[Note 387: Théod., p. 521a, 66.]
51. Mais dans les substances simples ce n'est qu'une influence idéale d'une Monade sur l'autre, qui ne peut avoir son effet que par l'intervention de Dieu, en tant que dans les idées de Dieu une Monade demande avec raison, que Dieu en réglant les autres dès le commencement des choses, ait égard à elle. Car puisqu'une Monade créée ne saurait avoir une influence physique sur l'intérieur de l'autre, ce n'est que par ce moyen, que l'une peut avoir de la dépendance de l'autre[388].
[Note 388: Théod., § 9, p. 506b: «Chaque chose a contribué idéalement avant son existence à la résolution qui a été prise sur l'existence de toutes les choses.»—Ibid., § 54, p. 518a—Ibid., § 65-66, p. 521a;—Ibid., § 201, p. 565b;—Ibid., Abrégé, Object, 3, p. 625b-626;—Syst. nouv. de la nature, p. 127, 14;—V. sup., p. 17 et sqq.]
52. Et c'est par là, qu'entre les créatures les actions et passions sont mutuelles. Car Dieu, comparant deux substances simples, trouve en chacune des raisons, qui l'obligent à y accommoder l'autre; et par conséquent ce qui est actif à certains égards, est passif suivant un autre point de considération: actif en tant, que ce qu'on connaît distinctement en lui, sert à rendre raison de ce qui se passe dans un autre, et passif en tant, que la raison de ce qui se passe en lui, se trouve dans ce qui se connaît distinctement dans un autre[389].
[Note 389: Théod., § 66, p. 521a.]
53. Or, comme il y a une infinité d'univers possibles dans les Idées de Dieu et qu'il n'en peut exister qu'un seul, il faut qu'il y ait une raison suffisante du choix de Dieu, qui le détermine à l'un plutôt qu'à l'autre[390].
[Note 390: Théod., § 8, p. 506a: «Cette suprême sagesse, jointe à une bonté qui n'est pas moins infinie qu'elle, n'a pu manquer de choisir le meilleur.»—Ibid., § 10, p. 506b-507a;—Ibid., § 44, p. 515b-516a;—Ibid., § 173, p. 557;—Ibid., § 196 et sqq., p. 564a;—Ibid., § 225, p. 573a;—Ibid., § 414-416, p. 622b—623.]
54. Et cette raison ne peut se trouver que dans la convenance, dans les degrés de perfection, que ces Mondes contiennent, chaque possible ayant droit de prétendre à l'existence à mesure de la perfection qu'il enveloppe[391].
[Note 391: Théod., § 74, p. 522b;—Ibid., § 167, p. 553b-554a;—Ibid., § 350, p. 605a-605b;—Ibid., § 201, p. 565b-566a. «L'on peut dire qu'aussitôt que Dieu a décerné de créer quelque chose, il y a un combat entre tous les possibles, tous prétendants à existence, et que ceux qui joints ensemble produisent le plus de réalité, le plus de perfection, le plus d'intelligibilité l'emportent. Il est vrai que ce combat ne peut être qu'idéal, c'est-à-dire il ne peut être qu'un conflit de raisons dans l'entendement le plus parfait; qui ne peut manquer d'agir de la manière la plus parfaite, et par conséquent de choisir le mieux.»—Ibid., § 130, p. 541;—Ibid., § 352, p. 606;—Ibid., § 345, p. 604a;—Ibid., § 354, p. 607a—V. sup., p. 121-123.]
55. Et c'est ce qui est la cause de l'existence du Meilleur, que la sagesse fait connaître à Dieu, que sa bonté le fait choisir, et que sa puissance le fait produire[392].
[Note 392: Théod., § 8, p. 506;—Ibid., § 78, p. 523b—524a;—Ibid., § 80, p. 524;—Ibid., § 84, p. 525;—Ibid., § 119, p. 535;—Ibid., § 204, p. 566;—Ibid., § 206, p. 567;—Ibid., § 208, p. 568a;—Ibid., Abrégé, object. 1, object. 8, p. 624a et 628a.]
56. [393]Or cette liaison ou cet accommodement de toutes les choses créées à chacune, et de chacune à toutes les autres, fait que chaque substance simple a des rapports qui expriment toutes les autres, et qu'elle est par conséquent un miroir vivant perpétuel de l'univers[394].
[Note 393: Les principes précédents une fois posés, Leibniz pénètre dans le coeur de la question et détermine successivement: Quel est, d'après sa théorie, le rapport du simple au simple (Prop. 56-60); quel est le rapport du composé au composé (Prop. 61); et quel est le rapport du simple au composé (Prop. 62-81).]
[Note 394: Théod., § 130, p. 541;—Ibid., § 360, p. 608;—Syst. nouv. de la nature, p. 127b, 14: «Et c'est ce qui fait que chacune de ces substances, représentant exactement tout l'Univers à sa manière, et suivant un certain point de vue; et les perceptions ou expressions des choses externes arrivant à l'âme à point nommé, en vertu de ses propres loix, comme dans le monde à part, et comme s'il n'existait rien que Dieu et elle, (pour me servir de la manière de parler d'une certaine personne d'une grande élévation d'esprit, dont la sainteté est célébrée); il y aura un parfait accord entre toutes ces substances, qui fait le même effet qu'on remarquerait si elles communiquaient ensemble par une transmission des espèces, ou des qualités que le vulgaire des philosophes imagine.»—Réplique aux réflexions de Bayle, p. 185b;—V. sup., p. 19 et sqq.]
57. Et comme une même ville regardée de différents côtés paraît toute autre et est comme multipliée perspectivement; il arrive de même, que par la multitude infinie des substances simples, il y a comme autant de différents univers, qui ne sont pourtant que les perspectives d'un seul selon les différents points de vue de chaque Monade[395].
[Note 395: Principes de la nature et de la grâce, p. 717a, 12: «Il suit encore de la perfection de l'Auteur suprême, que non seulement l'ordre de l'univers entier est le plus parfait qui se puisse, mais aussi que chaque miroir vivant représentant l'univers suivant son point de vue, c'est-à-dire, que chaque Monade, chaque centre substantiel, doit avoir ses perceptions et ses appétits les mieux réglés qu'il est compatible avec tout le reste.»]
58. Et c'est le moyen d'obtenir autant de variété qu'il est possible, mais avec le plus grand ordre qui se puisse, c'est-à-dire c'est le moyen d'obtenir autant de perfection qu'il se peut[396].
[Note 396: Théod., § 120, p. 536b-537b;—Ibid., § 124, p. 539a—540a;—Ibid., § 241 et sqq., p. 577;—Ibid., § 214, p. 570;—Ibid., § 243, p. 577b-578a;—Ibid., § 275, p. 586b. Tontes ces références portent sur le problème du mal que suggère tout naturellement la théorie du meilleur des mondes.—V. aussi sup., p. 72 et sqq.]
59. Aussi n'est-ce que cette hypothèse (que j'ose dire démontrée) qui relève, comme il faut, la grandeur de Dieu[397]; c'est ce que Monsieur Bayle reconnut lorsque, dans son Dictionnaire (article Rorarius), il y fit des objections, où même il fut tenté de croire, que je donnais trop à Dieu, et plus qu'il n'est possible[398]. Mais il ne put alléguer aucune raison pourquoi cette harmonie universelle, qui fait que toute substance exprime exactement toutes les autres par les rapports qu'elle y a, fût impossible[399].
[Note 397: Réplique aux réflexions de Bayle, p. 186a.]
[Note 398: Dans une note de l'article Rorarius, Bayle adresse deux critiques à Leibniz. Il prétend d'abord que le système de l'harmonie préétablie n'est qu'une autre forme de l'occasionnalisme. «La vertu interne et active, dit-il, communiquée aux formes des corps, selon M. Leibnitz, connaît-elle la suite d'actions qu'elle doit produire? Nullement; car nous savons par expérience que nous ignorons si, dans une heure, nous aurons telles ou telles perceptions; il faudrait donc que les formes fussent dirigées par quelque principe externe dans la production de leurs actes. Cela ne serait-il pas le Deus ex machina, tout de même que dans le système des causes occasionnelles?»—V. aussi Théod., p. 619b, 402. En second lieu, Bayle observe que, dans la théorie leibnizienne, le corps ne sert de rien, puisque l'âme se développe d'elle-même, comme s'il n'y en avait pas.]
[Note 399: Syst. nouv. de la nature, p. 127, 15.]
60. On voit d'ailleurs dans ce que je viens de rapporter, les Raisons a priori pourquoi les choses ne sauraient aller autrement. Parce que Dieu en réglant le tout a un égard à chaque partie, et particulièrement à chaque Monade, dont la nature étant représentative, rien ne la saurait borner à ne représenter qu'une partie des choses[400]; quoiqu'il soit vrai, que cette représentation n'est que confuse dans le détail de tout l'univers, et ne peut être distincte que dans une petite partie des choses, c'est-à-dire dans celles, qui sont ou les plus prochaines ou les plus grandes par rapport à chacune des Monades; autrement chaque Monade serait une Divinité. Ce n'est pas dans l'objet, mais dans la modification de la connaissance de l'objet, que les Monades sont bornées. Elles vont toutes confusément à l'infini, au tout, mais elles sont limitées et distinguées par les degrés des perceptions distinctes[401].
[Note 400: Il y a une raison pour que les Monades créées aient des idées confuses: c'est la résistance de la matière. Mais il n'y en a pas pour que leur vue soit limitée à telle zone de l'univers plutôt qu'à telle autre. Et, par conséquent, il faut, en vertu de la loi du meilleur, qu'elles enveloppent le monde entier dans le champ de leurs représentations (V. sur ce point Réplique aux réflexions de Bayle, p. 187).]
[Note 401: Le raisonnement que fait Leibniz du n° 56 au n° 60 est le suivant: Le meilleur des mondes est aussi le plus beau. Et le plus beau des mondes est celui qui a le plus de réalité avec le plus d'unité et de variété. Or ces conditions se trouvent réalisées, si chaque monade connaît l'univers d'un point de vue spécial; car alors on a un nombre infini de représentations infiniment variées d'un seul et même objet, qui est le monde entier.]
61. Et les composés symbolisent en cela avec les simples[402]. Car comme tout est plein, ce qui rend toute la matière liée, et comme dans le plein tout mouvement fait quelque effet sur les corps distans à mesure de la distance, de sorte que chaque corps est affecté non seulement par ceux qui le touchent, et se ressent en quelque façon de tout ce qui leur arrive, mais aussi par leur moyen se ressent de ceux qui touchent les premiers dont il est touché immédiatement:—il s'ensuit, que cette communication va à quelque distance que ce soit. Et par conséquent tout corps se ressent de tout ce qui se fait dans l'univers; tellement que celui, qui voit tout, pourrait lire dans chacun ce qui se fait partout et même ce qui s'est fait ou se fera, en remarquant dans le présent ce qui est éloigné, tant selon les tems que selon les lieux: {~GREEK SMALL LETTER SIGMA~}{~GREEK SMALL LETTER UPSILON WITH TONOS~}{~GREEK SMALL LETTER MU~}{~GREEK SMALL LETTER PI~}{~GREEK SMALL LETTER NU~}{~GREEK SMALL LETTER OMICRON~}{~GREEK SMALL LETTER IOTA~}{~GREEK SMALL LETTER KAPPA~} {~GREEK SMALL LETTER PI~}{~GREEK SMALL LETTER ALPHA WITH TONOS~}{~GREEK SMALL LETTER NU~}{~GREEK SMALL LETTER TAU~}{~GREEK SMALL LETTER ALPHA~}, disait Hippocrate[403]. Mais une âme ne peut lire en elle-même que ce qui y est représenté distinctement; elle ne saurait développer tout d'un coup tous ses replis, car ils vont à l'infini.
[Note 402: Symboliser, pris au neutre, est un vieux mot qui signifie: avoir du rapport avec.]
[Note 403: Ce n'est point de l'univers qu'il s'agit ici; car l'univers ne comprend par lui-même que des substances simples, intangibles et closes. Leibniz veut parler de la représentation de l'univers. C'est seulement en nous qu'il y a du composé. Les agrégats ont une existence toute phénoménale.]
62. Ainsi quoique chaque Monade créée représente tout l'univers, elle représente plus distinctement le corps, qui lui est affecté particulièrement et dont elle fait l'Entéléchie; et comme ce corps exprime tout l'univers par la connexion de toute la matière dans le plein[404], l'âme représente aussi tout l'univers en représentant ce corps, qui lui appartient d'une manière particulière[405].
[Note 404: C'est ce qu'exprime la proposition précédente: «Tout corps, y est-il dit, se ressent de tout ce qui se fait dans l'univers; tellement que celui, qui voit tout, pourrait lire dans chacun ce qui se fait partout, et même ce qui s'est fait et se fera, en remarquant dans le présent ce qui est éloigné, tant selon les tems que selon les lieux.»]
[Note 405: Théod., § 400, p. 618[1]b-619a.—Ainsi «on pourrait connaître la beauté de l'Univers dans chaque âme, si l'on pouvait déplier tous ses replis, qui ne se développent sensiblement qu'avec le tems» (Principes de la nature et de la grâce, p. 717a, 13). Par contre, «tout ce que l'ambition, ou autre passion fait faire à l'âme de César, est aussi représenté dans son corps: et tous les mouvements de ces passions viennent des impressions des objets joints aux mouvements internes; et le corps est fait en sorte que l'âme ne prend jamais de résolution que les mouvements du corps ne s'y accordent, les raisonnements même les plus abstraits y trouvant leur jeu, par le moyen des caractères qui les représentent a l'imagination» (Réplique aux réflexions de Bayle, p. 185).—V. sup., p. 19-22.]
63. Le corps appartenant à une Monade, qui en est l'Entéléchie ou l'Âme, constitue avec l'Entéléchie ce qu'on peut appeler un vivant, et avec l'âme ce qu'on appelle un animal. Or ce corps d'un vivant ou d'un animal est toujours organique; car toute Monade étant un miroir de l'univers à sa mode, et l'univers étant réglé dans un ordre parfait, il faut qu'il y ait aussi un ordre dans le représentant, c'est-à-dire dans les perceptions de l'âme et par conséquent dans le corps, suivant lequel l'univers y est représenté[406].
[Note 406: Théod., § 403, 619b-620a.—Il faut qu'il y ait un ordre dans l'assemblage des parties du corps, puisqu'il y en a un dans la représentation que l'âme se fait de l'univers. Le corps est donc organisé. Il l'est toujours; et plus son organisation est parfaite, plus l'âme, comme on l'a vu à la proposition 28, s'élève aisément du confus au distinct.]
64. Ainsi chaque corps organique d'un vivant est une espèce de Machine divine, ou d'un automate naturel, qui surpasse infiniment tous les automates artificiels. Parce qu'une Machine, faite par l'art de l'homme, n'est pas Machine dans chacune de ses parties, par exemple la dent d'une roue de laiton a des parties ou fragmens, qui ne nous sont plus quelque chose d'artificiel et n'ont plus rien qui marque de la machine par rapport à l'usage, où la roue était destinée. Mais les machines de la nature, c'est-à-dire les corps vivans, sont encore machines dans leurs moindres parties jusqu'à l'infini[407].
[Note 407: Un organisme donné enveloppe une infinité de petits organismes, dont chacun à son tour en enveloppe une infinité d'autres, et ainsi de suite, sans qu'on puisse jamais trouver, comme dans une roue de laiton, des fragments qui soient bruts, c'est-à-dire dépourvus de toute marque de finalité.]
C'est ce qui fait la différence entre la Nature et l'Art, c'est-à-dire, entre l'art Divin et le nôtre[408].
[Note 408: Théod., § 134, p. 543b-544a;—Ibid., § 146, p.
547b;—Ibid., § 194, p. 563b;—Ibid., § 403, p. 610b-620a.]
65. Et l'auteur de la nature a pu practiquer cet artifice Divin et infiniment merveilleux, parce que chaque portion de la matière n'est pas seulement divisible à l'infini, comme les anciens l'ont reconnu, mais encore sous-divisée actuellement sans fin, chaque partie en parties, dont chacune a quelque mouvement propre: autrement il serait impossible que chaque portion de la matière pût exprimer tout l'univers[409].
[Note 409: V. Prélim. (disc. d. l. conformité…), § 70, p. 498b-499a;—Théod., § 195, p. 564. «Il y a une infinité de créatures dans la moindre parcelle de la matière, à cause de la division actuelle du continuum à l'infini.»
Leibniz donne ici la preuve de l'infinité des organismes que contient chaque corps; et voici en quoi elle consiste: Tout corps est organique; et la raison, c'est que le corps est le moyen dont l'âme se sert pour se représenter l'univers qui est ordonné. D'autre part, tout corps comprend un nombre infini de parties actuelles. C'est ce que fait voir la divisibilité de toute portion de matière à l'infini; car on ne divise que ce qui a déjà des parties actuelles. C'est aussi ce que révèle le rapport que soutient toute portion de la matière avec le reste de l'univers. En effet, comme on l'a vu plus haut (prop. 60), toute portion de la matière exprime l'univers qui est infini; or comment pourrait-elle l'exprimer, si elle n'avait elle-même un nombre infini d'éléments? Il faut donc bien que tout organisme enveloppe une infinité d'autres organismes.—V. sup., p. 13 et sqq., p. 19-22.—V. aussi la modification apportée à cette thèse de l'infinité actuelle par Ch. Renouvier, Nouv. Monadologie, pp. 2, 13, 15, 16, Paris, 1899.]
66. Par où l'on voit, qu'il y a un Monde de Créatures, de vivans, d'animaux, d'Entéléchies, d'âmes dans la moindre partie de la matière.
67. Chaque portion de la matière peut être conçue comme un jardin plein de plantes, et comme un étang plein de poissons. Mais chaque rameau de la plante, chaque membre de l'animal, chaque goutte de ses humeurs est encore un tel jardin ou un tel étang.
68. Et quoique la terre et l'air interceptés entre les plantes du jardin, ou l'eau interceptée entre les poissons de l'étang, ne soient point plante ni poisson, ils en contiennent pourtant encore, mais le plus souvent d'une subtilité à nous imperceptible.
69. Ainsi il n'y a rien d'inculte, de stérile, de mort dans l'univers, point de chaos, point de confusions qu'en apparence; à peu près comme il en paraîtrait dans un étang à une distance, dans laquelle on verrait un mouvement confus et grouillement pour ainsi dire de poissons de l'étang, sans discerner les poissons mêmes[410].
[Note 410: Préf. ***, 5, b *** b, p. 475b, p. 477b.]
70. On voit par là, que chaque corps vivant a une Entéléchie dominante qui est l'âme dans l'animal; mais les membres de ce corps vivant sont pleins d'autres vivans, plantes, animaux, dont chacun a encore son Entéléchie ou son âme dominante[411].
[Note 411: Principes de la nature et de la grâce, p. 714b: «Chaque substance simple ou Monade, qui fait le centre d'une substance composée, (comme par exemple, d'un animal) et le principe de son unicité, est environnée d'une masse composée par une infinité d'autres Monades, qui constituent le corps propre de cette Monade centrale, suivant les affections duquel elle représente, comme dans une manière de centre, les choses qui sont hors d'elle.» Il s'agit ici du corps, considéré d'une manière absolue, ou plutôt de son fondement dans la réalité des choses extérieures; et non du corps proprement dit, qui, pour Leibniz, n'est qu'un phénomène «comme l'arc-en-ciel».—(V. sup., p. 22.)]
71. Mais il ne faut point s'imaginer avec quelques-uns, qui avaient mal pris ma pensée, que chaque âme a une masse ou portion de la matière propre ou affectée à elle pour toujours, et qu'elle possède par conséquent d'autres vivans inférieurs, destinés toujours à son service. Car tous les corps sont dans un flux perpétuel comme des rivières, et des parties y entrent et en sortent continuellement.
72. Ainsi l'Âme ne change de corps que peu à peu et par degrés, de sorte qu'elle n'est jamais dépouillée tout d'un coup de tous ses organes; et il y a souvent métamorphose dans les animaux, mais jamais Métempsychose, ni transmigration des Âmes[412]: il n'y a pas non plus des âmes tout à fait séparées, ni de génies sans corps. Dieu seul en est détaché entièrement[413].
[Note 412: V. Sup., p. 147, notes.]
[Note 413: Théod., § 90, p. 527b;—Ibid., § 124, p. 540a;—V. sup., p. 147, notes.]
73. C'est ce qui fait aussi qu'il n'y a jamais ni génération entière, ni mort parfaite prise à la rigueur, consistant dans la séparation de l'âme. Et ce que nous appelons générations sont des développements et des accroissements; comme ce que nous appelons morts, sont des enveloppements et des diminutions.
74. Les philosophes ont été fort embarrassés sur l'origine des formes, Entéléchies ou Âmes: mais aujourd'hui lorsqu'on s'est aperçu par des recherches exactes, faites sur les plantes, les insectes et les animaux, que les corps organiques de la nature ne sont jamais produits d'un Chaos ou d'une putréfaction, mais toujours par des semences, dans lesquelles il y avait sans doute quelque préformation, on a jugé que non seulement le corps organique y était déjà avant la conception, mais encore une âme dans ce corps et en un mot l'animal même, et que par le moyen de la conception cet animal a été seulement disposé à une grande transformation pour devenir un animal d'une autre espèce. On voit même quelque chose d'approchant hors de la génération, comme lorsque les vers deviennent mouches et que les chenilles deviennent papillons[414].
[Note 414: Théod., § 86, p. 526a;—Ibid., § 89, p. 527a;—Préf. ***, 5. b et sqq., p. 475-476;—Théod., § 90, p. 527;—Ibid., § 187-188, p. 562;—Ibid., § 403, p. 619—620a;—Ibid., § 397, p. 618.]
75. Les animaux, dont quelques uns sont élevés au degré de plus grands animaux par le moyen de la conception, peuvent être appelés spermatiques; mais ceux d'entre eux qui demeurent dans leur espèce, c'est-à-dire la plupart, naissent, se multiplient et sont détruits comme les grands animaux, et il n'y a qu'un petit nombre d'élus, qui passe à un plus grand théâtre[415].
[Note 415: Principes de la nature et de la grâce, p. 715b, 6: «Les recherches des modernes nous ont appris, et la raison l'approuve, que les vivants dont les organes nous sont connus, c'est-à-dire, les plantes et les animaux, ne viennent point d'une putréfaction ou d'un chaos, comme les anciens l'ont cru, mais de semences préformées, et par conséquent, de la transformation des vivans préexistans. Il y a de petits animaux dans les semences des grands, qui, par le moyen de la conception, prennent un revêtement nouveau qu'ils s'approprient et qui leur donne moyen de se nourrir et de s'aggrandir, pour passer sur un plus grand théâtre, et faire la propagation du grand animal. Il est vrai que les âmes des animaux spermatiques humains ne sont point raisonnables, et ne le deviennent que lorsque la conception détermine ces animaux à la nature humaine. Et comme les animaux généralement ne naissent point entièrement dans la conception ou génération, ils ne périssent pas entièrement non plus dans ce que nous appelons mort; car il est raisonnable, que ce qui ne commence pas naturellement, ne finisse pas non plus dans l'ordre de la Nature. Ainsi, quittant leur masque ou leur guenille, ils retournent seulement à un théâtre plus subtil, où ils peuvent pourtant être aussi sensibles et aussi bien réglés que dans le plus grand. Et ce qu'on vient de dire des grands animaux a encore lieu dans la génération et la mort des animaux spermatiques plus petits, à proportion desquels ils peuvent passer pour grands; car tout va à l'infini dans la nature.» Leibniz cherche partout les éléments infinitésimaux, en psychologie et en physiologie, comme en mathématiques; et partout il tire de cette recherche des idées fécondes.]
76. Mais ce n'était que la moitié de la vérité: j'ai donc jugé, que si l'animal ne commence jamais naturellement, il ne finit pas naturellement non plus; et que non seulement il n'y aura point de génération, mais encore point de destruction entière ni mort prise à la rigueur. Et ces raisonnements faits a posteriori et tirés des expériences s'accordent parfaitement avec mes principes déduits a priori comme ci-dessus[416].
[Note 416: Théod., § 90, p. 527.]
77. Ainsi on peut dire que non seulement l'âme (miroir d'un univers indestructible) est indestructible, mais encore l'animal même, quoique sa machine périsse souvent en partie et quitte ou prenne des dépouilles organiques.
78. Ces principes m'ont donné moyen d'expliquer naturellement l'union, ou bien la conformité, de l'âme et du corps organique. L'âme suit ses propres loix, et le corps aussi les siennes; et ils se rencontrent en vertu de l'harmonie préétablie entre toutes les substances, puisqu'elles sont toutes les représentations d'un même univers[417].
[Note 417: Préf. ***, b, p. 475;—Théod., § 340, p. 602b-603a;—Ibid., 352-353-358, p. 606a—608a.—Réplique aux réflexions de Bayle, p. 185b: «Mais outre les principes, qui établissent les Monades, dont les composés ne sont que les résultats, l'expérience interne réfute la doctrine Épicurienne; c'est la conscience qui est en nous de ce Moi qui s'aperçoit des choses qui se passent dans le corps; et la perception ne pouvant être expliquée par les figures et les mouvements, établit l'autre moitié de mon hypothèse, et nous oblige d'admettre en nous une substance indivisible, qui doit être la source de ses phénomènes. De sorte que, suivant cette seconde moitié de mon hypothèse, tout se fait dans l'âme, comme s'il n'y avait point de corps; de même que selon la première tout se fait dans le corps, comme s'il n'y avait point d'âmes.» Encore ici, Leibniz parle des agrégats de monades qui fondent le corps, non du corps lui-même qui n'est qu'un phénomène, et qui, par conséquent, tient aux limites de l'activité de l'âme.—V. aussi sup., p. 19-22.]
79. Les âmes agissent selon les loix des causes finales par appétitions, fins et moyens. Les corps agissent selon les loix des causes efficientes ou des mouvemens. Et les deux règnes, celui des causes efficientes et celui des causes finales sont harmoniques entre eux[418].
[Note 418: Principes de la nature et de la grâce, p. 714b, 3: «Les perceptions dans la Monade naissent les unes des autres par les loix des appétits, ou des causes finales du Bien et du Mal, qui consistent dans les perceptions remarquables, réglées ou déréglées, comme les changements des corps, et les phénomènes au dehors, naissent les uns des autres par les loix des causes efficientes, c'est-à-dire, des mouvements. Ainsi il y a une harmonie parfaite entre les perceptions de la Monade, et les mouvements des corps, préétablie d'abord entre le système des causes efficientes, et celui des causes finales. Et c'est en cela que consiste l'accord et l'union physique de l'âme et du corps, sans que l'un puisse changer les loix de l'autre.»]
80. Des Cartes a reconnu, que les âmes ne peuvent point donner de la force aux corps, parce qu'il y a toujours la même quantité de force dans la matière. Cependant il a cru que l'âme pouvait changer la direction des corps. Mais c'est parce qu'on n'a point su de son tems la loi de la nature, qui porte encore la conservation de la même direction totale dans la matière. S'il l'avait remarquée, il serait tombé dans mon système de l'Harmonie préétablie[419].
[Note 419: Préf. ****_. p. 477a;—Théod., § 22, p. 510;—Ibid., § 59, p. 519; Ibid., § 60, 61, 62, 66, p. 519b-521a;—Ibid., § 345-346 et sqq.; p. 604;—Ibid., § 354-355, p. 607.—Sup., p. 32-34.—Ce qu'il y a de permanent dans l'univers, d'après Leibniz, ce n'est point le mouvement (mv), comme le voulait Descartes; c'est la force vive (mv2). Chacun sait combien l'on a bataillé à notre époque sur le rapport de l'activité mentale à la mécanique; et tout ce qui paraît résulter de tant d'ardentes et pénétrantes discussions, c'est qu'il y «a quelque chose de constant dans l'activité des corps». La question n'est donc pas tranchée: adhuc sub judice lis est. (V. Fonsegrive, Essai sur le libre arbitre, p. 280 et sqq., Alcan, Paris; Clodius Piat, la Liberté, t. I, p. 108 et sqq., Lethielleux, Paris, 1894; M. Couailhac, la Liberté et la Conservation de l'énergie, p. 118-155, V. Lecoffre, Paris, 1897. On trouvera dans ces ouvrages le résumé des débats.)]
81. Ce système fait, que les corps agissent comme si (par impossible) il n'y avait point d'Âmes, et que les Âmes agissent comme s'il n'y avait point de corps, et que tous deux agissent comme si l'un influait sur l'autre.
82. Quant aux Esprits ou Âmes raisonnables, quoique je trouve qu'il y a dans le fond la même chose dans tous les vivans et animaux, comme nous venons de dire, (savoir que l'Animal et l'Âme ne commencent qu'avec le monde et ne finissent pas non plus que le monde),—il y a pourtant cela de particulier dans les Animaux raisonnables, que leurs petits Animaux spermatiques tant qu'ils ne sont que cela, ont seulement des âmes ordinaires ou sensitives: mais dès que ceux, qui sont élus, pour ainsi dire, parviennent par une actuelle conception à la nature humaine, leurs Âmes sensitives sont élevées au degré de la raison et à la prérogative des Esprits[420].
[Note 420: Théod., § 91, p. 527b-528a; Ibid., § 397, p. 618.]
83. Entre autres différences qu'il y entre les Âmes ordinaires et les Esprits, dont j'en ai déjà marqué une partie, il y a encore celle-ci, que les âmes en général sont des miroirs vivans ou images de l'univers des créatures, mais que les esprits sont encore images de la Divinité même, ou de l'Auteur même de la nature, capables de connaître le système de l'univers et d'en imiter quelque chose par des échantillons architectoniques[421], chaque esprit étant comme une petite divinité dans son département[422].
[Note 421: Principes de la nature et de la grâce, p. 717, 14: «Il (l'esprit) n'est pas seulement un miroir de l'Univers des créatures, mais encore une image de la Divinité. L'esprit n'a pas seulement une perception des ouvrages de Dieu; mais il est même capable de produire quelque chose qui leur ressemble, quoiqu'en petit. Car, pour ne rien dire des merveilles des songes, où nous inventons sans peine, et sans en avoir même la volonté, des choses auxquelles il faudrait penser longtems pour les trouver quand on veille; notre âme est architectonique encore dans les actions volontaires, et découvrant les sciences suivant lesquelles Dieu a réglé les choses (vondere, mensura, numero), elle imite dans son département, et dans son petit Monde où il lui est permis de s'exercer, ce que Dieu a fait dans le grand.»]
[Note 422: Théod., § 147, p. 548a: «Il (Dieu) le laisse faire en quelque sorte dans son petit département, ut Spartam quam nactus est ornet. C'est là où le franc arbitre joue son jeu… L'homme est donc comme un petit dieu dans son propre Monde, ou Microcosme, qu'il gouverne à sa mode: il y fait merveilles quelquefois, et son art imite souvent la nature… Mais il fait aussi de grandes fautes, parce qu'il s'abandonne aux passions, et parce que Dieu l'abandonne à son sens… L'homme s'en trouve mal, à mesure qu'il a tort; mais Dieu, par un art merveilleux, tourne tous les défauts de ces petits Mondes au plus grand ornement de son grand Monde.» L'homme, comme Dieu, a l'éternel en perspective. L'homme, comme Dieu, fait des inventions, soit en «comparant les possibles», soit par le jet spontané des idées dont son âme est la source; et ces inventions changent peu à peu la surface de la terre qu'il a reçu la mission de conquérir. L'homme, ainsi que Dieu, a pour tendance fondamentale l'amour rationnel du meilleur; et il s'en approche de plus en plus, à travers ses défections, comme par une série d'arabesques concentriques.]
84. C'est ce qui fait que les esprits sont capables d'entrer dans une manière de société avec Dieu[423], et qu'il est à leur égard non seulement ce qu'un inventeur est à sa machine (comme Dieu l'est par rapport aux autres créatures) mais encore ce qu'un Prince est à ses sujets et même un père à ses enfants[424].
[Note 423: V. Syst. nouv, de la nature, p. 126; Comment. de anima brutorum, p. 465b, XV; Epist. ad Wagnerum, p. 466b, V. Principes de la nature et de la grâce, p. 717b, 15.]
[Note 424: Syst. nouv. de la nature, p. 125a: «C'est pourquoi Dieu gouverne les esprits, comme un Prince gouverne ses sujets, et même comme un père a soin de ses enfans; au lieu qu'il dispose des autres substances, comme un Ingénieur manie ses machines.»]
85. D'où il est aisé de conclure que l'assemblage de tous les Esprits doit composer la Cité de Dieu[425], c'est-à-dire le plus parfait État qui soit possible sous le plus parfait des Monarques[426].
[Note 425: Ce mot, pris de saint Augustin, a, dans la langue de
Leibniz, un sens nouveau: il signifie le règne des volontés, ce que
Kant appelle le «règne des fins».]
[Note 426: Théod., § 146, p. 547b—548a;—Ibid., object. 2, p.
625.]
86. Cette Cité de Dieu, cette Monarchie véritablement universelle est un Monde Moral dans le monde Naturel, et ce qu'il y a de plus élevé et de plus divin dans les ouvrages de Dieu: et c'est en lui que consiste véritablement la gloire de Dieu[427], puisqu'il n'y en aurait point, si sa grandeur et sa bonté n'étaient pas connues et admirées par les esprits: c'est aussi par rapport à cette Cité divine, qu'il a proprement de la Bonté[428], au lieu que sa sagesse et sa puissance se montrent partout.
[Note 427: Théod., p. 523b-524a, 78: «À la vérité, Dieu formant le dessein de créer le Monde, s'est proposé uniquement de manifester et de communiquer ses perfections de la manière la plus efficace et la plus digne de sa grandeur, de sa sagesse et de sa bonté…» Il est comme un grand Architecte, qui se propose pour but la satisfaction ou la gloire d'avoir bâti un beau palais…» Mais la gloire, ainsi comprise, ne peut exister que s'il y a des esprits pour concevoir les oeuvres qui la fondent.]
[Note 428: Lettre à M. l'abbé Nicaise, p. 792: L'amour «a proprement pour objet des substances susceptibles de la félicité», c'est-à-dire des esprits.]
87. Comme nous avons établi ci-dessus une harmonie parfaite entre deux Règnes naturels, l'un des causes Efficientes, l'autre des Finales, nous devons remarquer ici encore une autre harmonie entre le règne Physique de la Nature et le règne Moral de la Grâce[429], c'est-à-dire entre Dieu, considéré comme Architecte de la Machine de l'univers, et Dieu considéré comme Monarque de la Cité divine des Esprits[430].
[Note 429: Le règne physique de la nature comprend à la fois la matière et les monades dépourvues de raison. Et, par conséquent, la finalité y entre déjà et comme par deux portes: elle est la loi qui préside au développement tout intérieur des monades; de plus, elle est la loi suivant laquelle Dieu les harmonise du dehors avec leurs corps respectifs et l'univers, comme on ferait deux horloges. Le règne moral de la grâce comprend les monades qui se sont élevées jusqu'à la raison, ou esprits. Ainsi le règne moral de la grâce ne s'oppose pas au règne physique de la nature, il l'achève: il n'y a plus en lui que de la finalité, comme dans l'idée distincte il n'y a plus de matière. «Tout va par degré», et sans rupture, de la nature à la grâce, ainsi que le veut la loi de continuité.]
[Note 430: Théod., § 62, p. 520;—Ibid., § 74, p. 522;—Ibid., § 118, p. 534b-535a;—Ibid., § 248, 578b-579a;—Ibid., § 112, p. 533a;—Ibid., § 130, p. 541;—Ibid., § 247, p. 578b.]
88. Cette harmonie fait que les choses conduisent à la Grâce par les voies mêmes de la Nature, et que ce globe par exemple doit être détruit et réparé par les voies naturelles dans les momens, que le demande le gouvernement des esprits pour le châtiment des uns et la récompense des autres[431].
[Note 431: Théod., § 18 et sqq., p. 508b et sqq.;—Ibid., § 110, p.532b;—Ibid., § 244-245, p. 578a;—Ibid., § 340, p. 602b-603a.]
89. On peut dire encore, que Dieu comme architecte contente en tout Dieu comme législateur, et qu'ainsi les péchés doivent porter leur peine avec eux par l'ordre de la nature, et en vertu même de la structure mécanique des choses; et que de même les belles actions s'attireront leurs récompenses par des voies machinales par rapport aux corps, quoique cela ne puisse et ne doive pas arriver toujours sur le champ.
90. Enfin sous ce gouvernement parfait il n'y aurait point de bonne Action sans récompense, point de mauvaise sans châtiment; et tout doit réussir au bien des bons[432], c'est-à-dire de ceux, qui ne sont point des mécontens dans ce grand État, qui se fient à la Providence, après avoir fait leur devoir, et qui aiment et imitent comme il faut l'Auteur de tout bien, se plaisant dans la considération de ses perfections suivant la nature du pur amour véritable, qui fait prendre plaisir à la félicité de ce qu'on aime[433]. C'est ce qui fait travailler les personnes sages et vertueuses à tout ce qui paraît conforme à la volonté divine[434] présomtive ou antécédente, et se contenter cependant de ce que Dieu fait arriver effectivement par sa volonté secrète, conséquente et décisive[435], en reconnaissant, que si nous pouvions entendre assez l'ordre de l'univers, nous trouverions qu'il surpasse tous les souhaits des plus sages, et qu'il est impossible de le rendre meilleur qu'il est, non seulement pour le tout en général, mais encore pour nous mêmes en particulier, si nous sommes attachés comme il faut à l'Auteur du tout, non seulement comme à l'Architecte et à la cause efficiente de notre être, mais encore comme à notre Maître et à la cause finale qui doit faire tout le but de notre volonté, et peut seul faire notre bonheur[436].
[Note 432: Mais ce n'est pas que l'évolution des lois de la nature doive parvenir dès la vie présente à cette harmonie totale. Il faudra que nous quittions «notre guenille» pour voir l'accomplissement de la justice (V. sup., p. 85-86).]
[Note 433: V. sup., p. 84.]
[Note 434: «… Quand on est bien pénétré des grandes vérités de la providence de Dieu et de l'immortalité de nos âmes, on conte pour peu de chose les plaisirs, les honneurs et les utilités de cette vie, qui est si courte et si inégale. Le grand avenir est plus capable de toucher, et celuy qui connaît assez les perfections divines pour en être charmé, est parvenu à ce pur amour dont les motifs sont encor plus nobles que tous les motifs des craintes et des espérances futures de l'enfer et du paradis détachées de la possession de Dieu» Réflexions sur l'art de connaître les hommes, p. 142-143.]
[Note 435: Cette distinction entre la volonté antécédente et la volonté conséquente est prise de saint Thomas d'Aquin (S. th., I, XIX, 6, ad 1; De veritate, XXIII, a, 3, c). Mais Leibniz l'exprime d'une manière assez neuve. «Dans le sens général, écrit-il, on peut dire que la volonté consiste dans l'inclination à faire quelque chose à proportion du bien qu'elle renferme. Cette volonté est appelée antécédente, lorsqu'elle est détachée, et regarde chaque bien à part en tant que bien.» La «volonté conséquente, finale et décisive, résulte du conflit de toutes les volontés antécédentes, tant de celles qui tendent vers le bien, que de celles qui repoussent le mal: comme dans la mécanique le mouvement composé résulte de toutes les tendances qui concourent dans un même mobile, et satisfait également à chacune, autant qu'il est possible de faire tout à la fois» (Théod., p. 510b, 22; —Ibid., p. 535b, 119).]
[Note 436: Théod., § 134 fin, p. 544a: «Ainsi la nature même des choses porte que cet ordre de la cité divine, que nous ne voyons pas encore ici-bas, soit un objet de notre foi, de notre espérance, de notre confiance en Dieu. S'il y en a qui en jugent autrement, tant pis pour eux…»—Préf., 4 a b, p. 469;—Théod., § 278, p. 587a. Ces deux derniers textes portent sur l'amour de Dieu: ils en montrent la nature et l'efficacité morales.]
TABLE DES MATIÈRES
PHILOSOPHIE DE LEIBNIZ
I.—IDÉE MAITRESSE.
II—La substance.—Nature de la substance.—Pluralité des substances.—Communication des substances.
III.—L'âme.—Origine des représentations.—Leurs rapports.—Leur valeur objective.—Existence de la liberté.—Nature de la liberté.—Éducation de la liberté.
IV.—Dieu.—Existence de Dieu.—Le meilleur des mondes.—Origine du mal.
V.—Le bien.—Idée de bonheur.—Idée de la valeur des choses.—Les mobiles de nos actions.
MONADOLOGIE
I.—Notice.
II.—Texte et notes.
_____________________________________________ Tours, imp. Deslisle Frères, 6, rue Gambetta.