La Mort de la Terre, roman, suivi de contes
CONTES
PREMIÈRE SÉRIE
LE HANNETON
La folle ouvrit ses belles lèvres roses et éclata de rire.
—Je l’ai! dit-elle.
—Quoi? dit le gardien.
Le gardien était fait de gros matériaux. Il avait une peau spongieuse, des pores sales, un nez granulé à narines étroites. Son œil brillait comme de la porcelaine et en avait l’opacité. Il était curieux d’en comparer le bleu de turquoise avec la clarté saphirine des yeux de la folle. Elle était tissue tout entière de délicates fibres. L’épiderme fin recevait continuellement les chocs des nerfs. Blanche et pâle, la folle cachait dans une forme divine le trouble de son esprit.
—Mon hanneton! répondit-elle.
Le gardien cligna de l’œil. Le hanneton de la folle ne le fâchait pas. Ce n’était pas un méchant homme. Il douchait à la rigueur, gagnait quelques liards sur le pain des fous, aimait assez à cingler les furieux ou les obstinés, mais on pouvait vivre avec lui. Il avait la nonchalance grave des hercules. L’explosion d’un fou furieux le faisait rire. Nul nerf ne prévalait contre ses énormes muscles.
—Et où ça? demanda-t-il.
—Ici! répondit-elle en montrant un trou dans la muraille.
Un trou dans la muraille! L’excellent gardien fut ennuyé.
—Faudra pas faire de trous, grommela-t-il.
Cela dit, il entra brutalement dans la loge, et donna une claque sur une joue ineffable. La folle se repentit de lui avoir montré le trou, mais c’était une folle peu rusée encore. Ce n’est pas le vieux fou du numéro 20 qui aurait agi comme cela! On n’avait jamais pu découvrir ses collections de pierres précieuses, et pourtant il savait bien!... Mais, lui, trop malin pour se trahir.
Le gardien regardait le trou. Il plongea les doigts: il n’y trouva pas de hanneton. Il parut pensif à la façon d’un bœuf, puis gratta doucement son occiput.
—Ne mettez pas mon hanneton dans votre tête! dit la folle en pleurant.
Elle voulait fouiller dans les cheveux de l’homme là où il s’était gratté.
—Chut! la folle, gronda-t-il.
Elle se retira dans un coin. Elle sanglotait. Ses cheveux buvaient ses larmes.
—Il faut vous taire, dit-il nettement.
Elle regarda avidement la tête grossière du gardien.
—Je le vois! s’écria-t-elle en riant.
Elle montrait les crins rudes qui couvraient le crâne officiel. L’autre y porta machinalement la main.
Les yeux de la folle se dilatèrent, elle se repentit de nouveau:
—Ne l’écrasez pas! supplia-t-elle.
Elle éclata d’un fou rire: il ne l’avait pas écrasé! Les yeux opaques se fixèrent sur les yeux clairs.
Ce fut un tableau d’intense clair-obscur, de la finesse de la folle à la massivité du brave homme.
—Allons! soyez sage, et surtout ne faites plus de trous.
Il parlait paternellement, sur le bord de la loge, avec un rayon de soleil dans le dos.
—Rendez-le-moi! Oh! s’il vous plaît!
—Bon! bon! pas de bêtises.
Il sortit.
La folle essuya ses larmes et se mit au fond, dans l’angle des murailles. Elle était très grave. Derrière son joli front, qui se ridait alternativement, il parut se faire un remarquable travail de pensée.
La folle ne parla plus du hanneton. Le trou lui fut pardonné après que le gardien lui eut retenu un pain, qui fut consacré à la famille de cet excellent homme. Elle baissait vivement les yeux dès qu’il entrait dans sa loge. Belle, la poitrine tremblante, le saphir de ses yeux jetant des feux entre ses cils baissés, elle se tenait bien tranquille, tandis qu’il visitait la cellule.
Il n’était pas méticuleux, faisait grossement l’inspection.
—Bon! bon! disait-il.
Sa voix bovine la faisait tressaillir. Parfois il lui parlait. C’était un drôle de duo. Par ces beaux jours,—juin, juillet—il y avait le plus souvent un angle de soleil dans la loge.
Quand il avait le dos tourné, elle levait sournoisement les yeux, elle jetait un long regard, avide, passionné, sur la tête crépue.
Une fois le gardien s’en avisa.
—Ah! la folle, cria-t-il en riant.
Il n’avait pas oublié le hanneton. Il commit une espièglerie.
—Oui, oui, il est... là!
Il montrait une place, un peu derrière la tempe. Elle tressauta, ses prunelles eurent un jeu extraordinaire de désir, de colère.
Avant de partir, il alla un instant au grillage. La grande cour était reluisante. Entre les dalles, du mouron et de l’herbe croissaient en abondance. Un petit jardinet, au milieu, développait une mosaïque de géraniums alternés de plantes charnues. Une grosse boule métallique brillait comme un soleil, et une poule grise picorait au milieu de poussins jaunes. Une odeur émanait de tout cela, une odeur d’aromates plutôt qu’un parfum.
Elle vint, la folle, si légère! Ses joues étaient enflammées, ses narines frissonnantes. Elle vint, sa jolie main s’allongea, lentement, une main de travaux exquis. Cette main, ces doigts ravissants frôlèrent la grosse chevelure du gardien. Il se tourna. Il avait sa mine majestueuse de pion qui veut de l’ordre.
—Qu’est-ce que c’est que ça! fit-il tout grondant.
Au nom de la raison, il dauba du plat de la main sur l’épaule de la folle.
Elle le regarda, furieuse.
—Ah! gare! dit-il.
Elle trembla. Puis, avec la ruse des fous et des enfants, elle eut son plus doux sourire.
—Là! murmura-t-il, ne faisons pas de bêtises!
L’épais gaillard disparut, laissant toute frissonnante la merveille de beauté, de grâce et de folie.
Pendant tout un été, la folle fut sombre. Elle veillait tard. Ses yeux grandirent, dans une pâleur fatiguée. Elle avait l’air d’un savant qui, creusant trop un problème, y laisse sa santé et sa force. Deux fois, elle reçut des douches pour avoir tapagé nocturnement. Elle devint extrêmement circonspecte. Pourtant, si le gardien lui parlait, elle avait son grand rire frais. Le brave homme ne remarqua pas de notes grimaçantes dans le cristal, n’ayant pas l’oreille créée pour ces minuties. Un jour, il crut voir la folle tripoter aux barreaux. Il entra, examina, ne vit rien.
Elle devint plus prudente encore. Elle causait raisonnablement, elle répondait aux questions avec sens. Le gardien fit venir deux ou trois fois le directeur, doutant qu’elle fût encore folle, mais le directeur le rassura.
C’était un vieux praticien qui avait étudié la folie dans sa poche: sa bourse donnait des indications mathématiques sur le degré d’aliénation mentale de ses hôtes. Quoique ne comptant pas sans ses hôtes, il comptait deux fois.
Donc, le bon gardien, satisfait, prenait avec la folle ses aises. Sage, douce, obéissante, elle ne le gênait guère. Elle mangeait fort peu: le gardien n’y trouvait rien à redire, son honnête famille en profitait.
L’automne arriva. A travers ses minces, mais nombreux carreaux, la folle vit l’année grisonner. Bien des nues passèrent entre les horizons. Des feuilles lui arrivaient quelquefois, pauvres choses mortes et recroquevillées, où restaient les délicates nervures de la vie. Les géraniums moururent, les plantes grasses rentrèrent chez le directeur. Les moineaux commencèrent à connaître la faim. Elle voyait leurs bandes errer dans la cour, leurs petits corps roux frissonner au bord des corniches, elle entendait de minces cris, cris de détresse, qu’ils poussaient en hérissant leurs plumes. Elle leur aurait volontiers jeté des miettes, mais le gardien pensait à sa famille.
On la laissait tranquille. Elle maigrit encore et paraissait songer à toutes sortes de choses graves. Le saphir de l’œil brillait de fièvre, de la fièvre des grandes préoccupations. Il y avait pourtant un espoir là, cette lueur sereine dans la tempête qu’on découvre chez les grands travailleurs qui ont l’espoir d’arriver.
La folle se mit à détester la lune. La nuit, croissant ou orbe, elle venait par les barreaux, éparpillant dans la loge sa lumière curieuse. La folle s’irritait quand elle voyait l’œil d’argent cligner devant les fenêtres. Elle savait bien que la lune est là pour tous, calme, impartiale, mais ses nerfs l’emportaient sur sa raison. Dès que l’astre escaladait le bleu, elle frissonnait, prise de névrose. Ses yeux clairs papillotaient, une rougeur montait à son front et, découragée, elle se jetait sur son lit, où elle restait à pleurer intérieurement.
La lune disparut, de la cendre plein sa face. Pendant la syzygie, la folle respira: elle ne craignait plus la venue inopinée du regard d’argent.
Elle devint alors extraordinairement active, d’une activité furtive, précautionneuse et si patiente! On la surveillait de moins en moins, sa dissimulation l’ayant faite maîtresse de la confiance entière des gardiens. Elle put achever sa longue tâche, l’œuvre patiente des mois, le rongement insensible de l’insecte qui traverse le noyer ou le chêne.
Une nuit, oh! bien noire! pleine de nues qui naviguaient sur le firmament, une silhouette légère passa par les barreaux descellés d’une cellule et descendit dans la cour. Elle alla tout droit, sans hésiter, malgré les ténèbres, car, dans la lente élaboration de l’œuvre, tout avait été calculé, recalculé, avec la triple patience de l’obsession, de la solitude et de l’emprisonnement. Elle dépassa le carré jardiné. L’ombre forte la voilait; elle y glissait avec la précision silencieuse des chats. Le ciel lui soufflait aux cheveux. Elle levait son front de captive sous l’air libre, humait brèvement.
La blancheur de sa face était son seul péril. Les rares rayons y rejaillissaient et la faisaient saillir vaguement sur le noir. Elle y jeta ses cheveux, à travers lesquels les deux saphirs luisaient comme des lampyres.
Elle s’arrêta. Un mur était là, pâle sur l’ombre, avec ses portes et ses fenêtres. Comment ouvrit-elle une porte? La serrure eut un bruit faible, comme un cri bref de souris, puis un rectangle noir s’enfonça.
Silence. Les nues coulaient sur les étoiles, les noyaient, puis les laissaient reparaître sur les îlots d’azur. Un oiseau noctambule soupirait, derrière les murs. Des feuilles se roulaient sèchement.
Puis, du morne bâtiment, une clameur sortit, un grand hurlement. Les fous, nerveux, au sommeil léger, s’éveillèrent, et des cris partirent des loges. La terreur augmenta; les frénétiques collèrent leurs fronts aux barreaux, les verbeux expliquèrent leurs théories et d’autres riaient, chantaient, dans une cacophonie formidable.
De loge en loge, au fond des ombres sinistres, les cervelles troubles s’ouvrirent au monde inharmonique des idées folles.
Scène affreusement bestiale, humaine cependant, où les cris sombres de l’animal sortaient de la poitrine des hommes, dialogues vertigineux entre les barreaux, corps frénétiques en proie aux magnétismes du nerf, misérables frappant horriblement leurs crânes contre les murailles.
Mais des portes s’ouvrirent. Le directeur parut parmi les gardiens. Il croyait à quelque évasion en masse et tremblait. Une voix raisonnable vint à lui.
—Ici, monsieur, ici!
Une femme, sur le seuil d’une porte, élevait une petite lampe de laiton. Des enfants s’accrochaient à sa jupe. Le directeur reconnut la femme du gardien Désambre. Il s’approcha.
La femme commençait une litanie pleureuse. Elle ne savait pas! Ils dormaient. Tout à coup, son mari s’était redressé en criant, puis était retombé. Quelque chose avait alors traversé la chambre. Son mari ne criait plus. Elle avait entendu un pas descendre les escaliers. Le gardien était immobile, avec un grand clou dans la tête. Il n’avait plus remué. Il devait être mort.
Le directeur monta. Il trouva l’homme replié nerveusement, les mains au front, trépassé, une sorte de clou sans tête fiché obliquement dans la tempe gauche. Point de sang. Une fine éraflure rasait le sourcil droit.
Cette nuit même, on visita les loges. Le mouvement des torches dans l’ombre de la cour fut une fête pour les fous. Il ne se trouva personne d’aussi calme que la folle. Elle dormait. Elle s’éveilla avec un sourire superbe. Ses yeux furent éblouissants à la lumière rouge des flambeaux, et pleins d’une joie profonde, d’une sérénité transparente. Comme le directeur entrait, elle poussa son front hors de son lit, en rejetant sa ruisselante chevelure.
—Je l’ai! Je l’ai! cria-t-elle.
Le directeur faillit sourire, malgré son ennui. Il regarda la face reposée, la paix enfantine de la jolie créature.
—Elle a bien dormi! murmura cet homme expérimenté.
LA MÈRE
Louis Ramières déposa sa fourchette et cessa de manger. Il avait l’air dur et maussade; un grand pli creusait son front lisse. C’était un joli jeune homme par la chevelure bien plantée, l’œil taillé avec art, les joues fines et la structure correcte. Sa mère le considérait avec crainte et admiration. D’avoir de tout temps souffert pour lui et par lui, elle l’aimait davantage. Et elle mettait en lui son orgueil, son espérance, tout le présent et tout l’avenir.
Pour la troisième fois, elle l’interrogeait. Il se décida à répondre:
—Il vaudrait mieux n’en pas parler, puisque nous ne pouvons qu’en souffrir l’un et l’autre. Enfin, puisque tu le veux. J’ai vu tantôt, au cercle, le père d’Hélène. Il sait, bien entendu, que j’aime sa fille, ce qui n’est rien... Mais il sait aussi qu’elle m’aime. Alors, il m’a parlé très franchement. Il me la donnerait si j’apportais deux cent cinquante mille francs, qui constitueraient une part d’association dans sa maison... du quinze, du vingt pour cent.
Il se tut, plein d’amertume. Mme Ramières réfléchissait, éperdue. C’est vrai que c’était le sauvetage et pour toute la vie. La maison Hugo-Lambert était quelque chose d’aussi solide, en son genre, que la Banque de France. D’ailleurs, tout autour, une famille richissime dont Hélène devait hériter un jour.
—Ah! soupira-t-elle... si nous les avions!
—Mais nous ne les avons pas, fit-il durement.
Ils les avaient possédés, cependant, et même plus du double. C’est par Louis qu’ils avaient disparu. Il avait vécu sept années formidables. Rien n’avait pu modérer sa fougue, et comme elle était incroyablement faible, même un peu imprévoyante, Mme Ramières n’avait rien su lui refuser.
Quand il admit—car il s’était longtemps obstiné à croire que sa mère lui cachait des ressources—quand il admit, vaincu par l’évidence, que la ruine était proche, il eut un coup de désespoir. Ce désespoir le mena au jeu. Pendant plusieurs mois, il vécut en halluciné, sûr qu’il allait rattraper la fortune perdue. Puis, ce fut la fin, il n’y eut plus d’argent liquide, plus même de bijoux précieux. Rien ne demeurait qu’une rente viagère, dont le capital était incessible jusqu’à la mort de Mme Ramières.
Cela l’avait dégrisé; il avait soudain montré de la prudence. Il menait maintenant une existence froide et calculée, attentif seulement à garder l’élégance du costume. Il avait d’ailleurs l’instinct le plus sûr de cette élégance; par là même, il savait se la procurer à bien meilleur compte que les gens qui s’en rapportent aux fournisseurs. En sorte qu’extérieurement rien ne trahissait sa déchéance. Il continuait à fréquenter assidûment le monde, qui ne lui coûtait que quelques sacs de bonbons et quelques fleurs; il fuyait les lieux de dépense. Toutefois, pour sauver la face, il n’avait pas déserté son club.
De son côté, Mme Ramières s’appliquait passionnément à l’économie. Elle réalisait ces miracles que savent réaliser les femmes qui ne cessent de s’occuper de leur intérieur. La ruine demeurait inaperçue. L’on soupçonnait tout au plus quelques pertes menues.
* *
—C’est vrai, nous ne les avons pas! soupira Mme Ramières.
Et elle jetait à son fils un regard humble et tendre qui demandait pardon.
—Ah! reprit-elle, si je pouvais céder le capital de ma rente...
Les yeux de Louis flambèrent. L’être violent et avide qu’il était se peignit tout entier sur sa face contractée et sa bouche presque sauvage. Ce fut une tempête de désir qui se termina dans une rage:
—Mais tu ne peux pas! dit-il d’un ton brutal. Alors, à quoi bon en parler?
—Ah! fit-elle plaintivement, ma mort seule...
Leurs regards se rencontrèrent. Dans l’éclair de cette minute, elle vit distinctement que celui pour qui elle avait fait tous les sacrifices et consenti à tous les chagrins, l’être qu’elle aimait plus qu’elle-même, aurait été heureux de cette mort... Elle détourna la tête, épouvantée; ses yeux se remplirent de larmes.
* *
Tout le soir, pendant qu’il était sorti, elle ne cessa d’y songer. C’était, au tréfonds, quelque chose qui déjà la tuait, l’arrêt d’un juge mystérieux et implacable. Elle se disait que maintenant elle verrait le souhait dans chacun des actes de Louis et chacune de ses paroles; le plus intime de son existence en serait empoisonné. Comme elle n’avait, depuis bien longtemps, plus de sentiments qui ne fussent un reflet des sentiments de son fils, chaque fois qu’elle goûterait une joie innocente, chaque fois qu’il lui viendrait une heure douce, tout se glacerait soudain à l’idée sinistre. Alors, c’était fini! Il n’y aurait plus de soleil du matin, plus de roses, plus de crépuscule d’été sur la plage ou la terrasse, plus d’intimité fine au foyer d’hiver, plus de livres, ni de voyages, ni de présent, ni d’avenir. Elle serait jusqu’à sa dernière heure celle dont la mort est attendue, celle dont la fin doit faire le bonheur de sa descendance. Était-ce encore vivre?...
Le soir passa, minuit pleura sur Saint-François-Xavier, et Mme Ramières était toujours là, sous le bloc de la destinée. Elle attendait maintenant le retour de Louis avec un triste cœur qui s’éveillait par saccades. Lorsqu’il ouvrit la porte du corridor, elle se dressa, elle marcha à sa rencontre; et pour avoir un baiser, un baiser franc et presque filial, elle balbutia:
—J’ai un projet, mon grand garçon, quelque chose à quoi nous n’avions pas encore songé... Espère... et embrasse bien ta vieille maman!
Il la considéra, d’abord surpris; mais comme tous les êtres, il était prompt à l’illusion: de songer que peut-être il aurait la fiancée et la fortune, son cœur s’enfla d’une tendresse, il rendit sans compter l’étreinte.
—Demain! Je te dirai demain! s’écria-t-elle en se sauvant dans sa chambre.
La porte verrouillée, en hâte, ne voulant pas perdre la tiédeur des lèvres du fils sur sa joue, elle ouvrit la petite pharmacie, elle y saisit le flacon de laudanum et, d’une grande gorgée, fit disparaître l’obstacle qui barrait la route de Louis Ramières.
LA PETITE AVENTURE
Au printemps de cette année, murmura Louis Langrume, je lisais près de la fenêtre ouverte, lorsqu’un insecte s’abattit sur mon livre. Je vis un petit coléoptère noir, faiblement luisant, avec deux taches blanches, à peine perceptibles, à la naissance des élytres. Il demeura une demi-minute immobile, puis il agita ses pattes fines comme des traits d’encre. C’était un temps d’après pluie, tiède, avec des clairs de nuage, si j’ose ainsi dire, fou, ivre, où plantes et bestioles se hâtaient à travers leur courte destinée.
Mon petit coléoptère était là, dans l’inconnu immense, aussi loin des champs où il lui fallait trouver l’amour et la provende que moi de l’Arabie Heureuse. S’il avait de la chance, il pouvait vivre quelques jours, ou quelques semaines, et moi quelques années; il ne savait rien et je n’en savais pas davantage; un coup léger, il trépassait; mais moi-même, une chute dans l’escalier ou une brique sur le crâne suffisaient pour m’expédier au cimetière. J’eus une grande pitié de tous deux et, en tout cas, je résolus de lui faciliter sa misérable chance. Deux fois déjà, au coin du volume, il avait ouvert ses ailes de corne, sous lesquelles on en apercevait deux autres, fripées et translucides, qui avaient bien un peu l’air d’être les coins d’une minuscule chemise de batiste.
J’ouvris plus largement la fenêtre et ce geste me fit quitter des yeux le coléoptère. Quand mon attention revint à lui, je ne le vis plus. Il avait quitté la page où il trottinait, il n’était ni sur la tranche ni sur la couverture. Je consacrai trois minutes à sa recherche, sans résultat: «Il est parti!» me dis-je... Il est quelque part là-bas, dans les lacs de l’air, courant sa fortune d’atome...
* *
Je n’y pensai plus. L’heure approchait où j’allais revoir Janine. C’était chaque fois le recommencement du monde. Auprès de Janine, je retrouvais la terre de Robinson et les vieux jardins des contes de fées, la Belle aux cheveux d’or et la princesse qui rêve devant le rouet d’ivoire, les sortilèges du Bois dormant et le Grillon du Foyer, la grande légende qui monte avec le crépuscule et la petite fable qui palpite aux étincelles des bûches de hêtre, l’étoile perdue dans l’infini et la lampe qui luit au fond de l’allée solitaire.
Quand Janine secouait le buisson étincelant de sa chevelure, c’était l’amour sauvage qui se levait, le grand et terrible amour qui dévore magnifiquement l’âme, mais quand nous parlions bas, dans le coin du petit salon émeraude, c’étaient les longs jours, la famille, l’enfant, le cycle enchanté qui a mis fin aux chasses féroces, aux chocs brusques où chaque homme, dans la nuit du passé, le plus fort, le plus rusé, finissait par répandre son sang sur la terre.
* *
Je m’habillai donc pour aller voir Janine, je pris chez ma fleuriste une fine gerbe de roses blanches et l’auto roula vers mon destin. Le cœur me battait ainsi qu’aux premiers jours. Mais ce n’était pas le battement cruel qui accompagne les amours de conquête. C’était une palpitation exaltante, comme lorsqu’on voit, après les fleuves de l’étranger, couler un fleuve de son pays. Et j’évoquais la silhouette exacte de Janine dans le corridor, son visage argenté qui s’élevait vers le mien: je venais, ce semble, de la quitter.
* *
Au coup de sonnette, Charles, le valet de chambre, montra son visage raide où il y avait un peu de stupeur. Il m’accueillit avec des mots vagues, qu’il parut avaler brusquement, puis me conduisit dans le petit salon émeraude. Il n’y avait personne et, la fin du jour approchant, l’ombre se tassait déjà dans les coins. J’attendis cinq minutes... je rêvassais. La lumière décroissante donnait à mes souvenirs plus de profondeur et de solennité. Quoiqu’on ne me fît jamais attendre, je n’étais pas surpris. Et je ne le fus pas davantage lorsque, au lieu de Janine, je vis paraître la gouvernante anglaise.
Elle s’avança, comme elle faisait toujours, d’un air furtif, et, sur son visage chevalin, les yeux jaunes avaient le regard très lointain que tout le monde lui connaissait.
—Monsieur Langrume, fit-elle d’une voix traînante... il y a une nouvelle dans lé maison... Il faut pas vous décourager... C’est lé volonté du Seigneur... Mlle Janine... eh bien!...
Elle toussa et secoua ses épaules pointues:
—Eh bien! elle est morte!
J’ai souvent entendu dire que lorsqu’une balle ou un coup de couteau vient d’atteindre mortellement un homme, il ne se rend aucun compte de son état. Telle l’impératrice d’Autriche, une minute avant sa fin, croyait avoir reçu un coup de poing. Mon impression fut d’abord quelque chose de semblable. Je regardai la gouvernante, je murmurai deux ou trois mots vagues. Ensuite seulement la mort de Janine entra dans mon âme et me tira un hurlement d’horreur... Je criai avec rage:
—Mais elle n’avait rien!
—Rien, fit lentement la gouvernante. Rien! Elle pouvé vivre cent ans... Elle descendait l’escalier, elle a fait un faux pas et elle est tombée... Lé médecin ne sait pas encore ce qui est cassé dans son corps...
L’Anglaise demeura longtemps en silence, puis elle dit, tout bas, comme si elle avait peur d’être entendue:
—Voulez-vous la voir?
* *
Et je la vis. Elle était comme étendue dans la broussaille magnifique de sa chevelure. La fatalité l’avait frappée si vite que tout l’aspect de la vie était demeuré: le rythme heureux du visage, les jolis bras bien jointés, ce beau corps où la jeunesse jouait à miracle...
Je vécus là ma première agonie, la plus dure, la plus hideuse, et quand je rentrai chez moi, ah! j’eus bien de la peine à ne pas saisir le revolver qui étincelait sur la table et à fuir ce monde où «tout est vanité et rongement d’esprit».
Comme je rêvais sinistrement, je saisis le livre que je lisais naguère. Tandis que je l’ouvrais machinalement, je vis tout à coup le petit coléoptère noir. Il s’était pris entre deux pages, il avait les deux élytres entr’ouvertes: le faible poids du papier avait suffi pour l’écraser. Comme Janine, plein de son humble force, et construit en sa manière d’insecte pour vivre une pleine destinée, il avait fait un faux mouvement!
MON ENNEMI
Lorsque je «prospectais» dans le Colorado, dit le Canadien Durville, j’avais un ennemi, un grand bougre, aux yeux d’outremer et à la barbe havane, avec qui, trois fois déjà, je m’étais battu dans les bois. Je portais, en souvenir de sa haine, sept cicatrices, dues aux balles logées par lui dans ma carcasse et aux bistouris des chirurgiens. De son côté, il pouvait montrer la trace de huit blessures dont j’étais l’agent responsable. L’une, la dernière, faillit être mortelle et le coucha six semaines dans la tente-hôpital du docteur Matthews.
L’origine du conflit était une femme, une sang-brûlé, que nous nous disputâmes farouchement et qui fut mon lot pendant une année. Après quoi, elle fila, sans que je m’y opposasse, car j’en avais par-dessus la tête; elle fila, dis-je, avec un Irlandais, vers le Texas ou la Californie. Mais son exode n’éteignit pas notre querelle. Même le troisième duel, le plus acharné, eut lieu un mois plus tard. Ce fut, comme les autres, un combat loyal. Jim Charcoal m’avait averti, quarante-huit heures d’avance, qu’il m’attendrait dans le bois du Sitting-Bear, et nous échangeâmes plus de vingt balles avant qu’il ne s’abattît.
Après chaque duel, il y avait une trêve de six mois, au minimum. Dans l’intervalle, nous ne nous connaissions pas. Si le hasard nous mettait en présence, chacun détournait la tête. Jamais un mot ni une attitude injurieuse. Nous savions trop qu’un des deux finirait par avoir la peau de l’autre pour gaspiller nos gestes ou nos paroles.
* *
Vers ce temps, une troupe de bandits fit son apparition dans la contrée. Elle rôdait dans les bois, sur les savanes ou la montagne, assassinait les mineurs isolés, pillait les fermes et même mit à sac la ville de Big-Stanton. Elle la mit à sac et fit violence aux femmes. Il est vrai que cette ville ne comptait encore que trente-sept habitants et que le jour où les bandits y pénétrèrent, toute la population était absente, sauf deux vieilles, vingt-neuf cochons et six vaches.
La présence de ces rascals nous agaçait. Nous fîmes plusieurs battues, décidés à un lynchage énergique. Par le fait, nos jeunes hommes se proposaient de les enduire de pétrole et de térébenthine, puis de les mettre rissoler sur un bon feu de sapin. Mais les battues demeurèrent infructueuses.
Un mardi du mois de mai, je me mis en route avec neuf compagnons déterminés. Nous menions deux mules chargées de pépites et de poussière d’or à la banque de Newfountain. Nos carabines et nos revolvers étaient confortablement chargés et nous possédions aussi de solides coutelas, dont nous savions nous servir. Tout alla bien jusqu’à la passe de Cinderella. C’est un lieu fauve et charmant. Il y a de grands rocs pourpres, d’où découlent des eaux argentées, et de très vieux pins qui sifflent un air de danse dans la brise. Nous avions fait «l’éclairage» nécessaire; puis il n’y avait pas d’exemple qu’on eût attaqué un peloton aussi redoutable. Déjà, nous n’étions plus qu’à un demi-mille de la sortie, lorsqu’une détonation retentit et nous vîmes Bill Shark rouler sur le sol. Ce fut un sacré moment. Nous avions beau scruter le site, et nos yeux valaient presque des yeux d’Indiens, nous n’apercevions que les pierres, les plantes, les sources et quelques oiseaux.
—Damn it! cria Sam Rogers en entre-choquant ses poings de colosse.
Une deuxième détonation, le sifflement d’une balle qui me frôla presque l’oreille.
—Par terre et à l’abri! criai-je.
Un moment plus tard, nous étions tapis parmi les anfractuosités de la passe. Il y eut un long silence, suivi d’une fusillade nourrie. Cette fois, nous avions aperçu des têtes et nous pûmes riposter. Des hurlements de blessés s’élevèrent de part et d’autre... Et cela dura une demi-heure. Six de nos hommes étaient ou morts ou invalides; nous avions à coup sûr atteint un certain nombre de nos agresseurs.
Brusquement, ceux-ci chargèrent: ils pouvaient être huit. Nous tirâmes en hâte quelques cartouches, puis nous nous dressâmes pour le choc: nous étions en ce moment quatre contre six. Les revolvers bruirent, les longs bowies entrèrent dans les ventres. En fin de compte, je me trouvai acculé contre le roc, devant trois adversaires. J’étais blessé; mon sang coulait par des plaies nombreuses; je frappais au hasard. Et, ayant encore abattu un homme, je me sentis saisi, jeté contre le sol; une lame troua ma poitrine; au moment de m’évanouir, j’entendis une dernière détonation...
* *
Naturellement, je n’ai pas la moindre idée du temps qui s’écoula entre la seconde où je perdis le sens et la seconde où je rouvris les yeux. D’abord, je ne vis pour ainsi dire rien du tout. Un brouillard flottait sur ma rétine. Puis, je discernai le feuillage d’un pin, là-haut, puis des rocs rouges et enfin un homme, à ma droite, penché, qui me considérait.
—All right! dit cet homme avec flegme.
Je reconnus les yeux d’outremer et la barbe havane de Jim Charcoal, mon ennemi. Cela me fut très désagréable. Dans mon état de faiblesse, je m’imaginai que le compagnon n’était là que pour me donner le coup de grâce.
—Faites vite! lui dis-je.
—Vite! s’exclama-t-il. Rêvez-vous, camarade?
Il avait une sorte de sourire, débonnaire et victorieux. Et me prenant la main:
—How are you? fit-il. Damnément faible, je calcule?
C’est vrai que j’étais un peu faible, mais en somme je ne me sentais pas mal. Un immense étonnement bouleversait ma cervelle; je murmurai:
—Que faites-vous ici, Jim?
—Vous le voyez bien, répondit-il avec bonhomie. Je vous soigne, en même temps que ces fellows, là-bas. Vous en avez tous eu pour vos pépites... sans compter ceux qui ont rincé leur tasse!
—Bon! repris-je. Mais vous n’étiez pas avec eux?
—La preuve! ricana-t-il, en me montrant deux cadavres qui gisaient à quelques yards. Ce sont ceux qui allaient vous faire votre affaire et que ce bon rifle-là a envoyés régler leur note avec le Créateur!
—Jim! m’écriai-je. Ce n’est pas vrai! Vous ne m’avez pas sauvé?
Il hocha lentement la tête. Tout à coup, il y eut en moi une joie frénétique et une telle tendresse que ce serait folie d’y comparer n’importe quelle sorte d’amour. Je saisis la main de Jim dans les miennes et j’y collai mes lèvres. Lui s’était mis à rire. Il était aussi ému que moi; un bonheur extraordinaire luisait sur sa face tannée. Pour lui aussi c’était quelque chose comme le recommencement du monde. Et il était tout à fait inutile que nous nous disions que désormais nous serions beaucoup plus que des frères l’un pour l’autre.
* *
Voilà ce que c’est que d’avoir un bon ennemi! acheva Durville... Quant aux camarades, on réussit à en guérir cinq. Les quatre autres restèrent de l’autre côté du monde. Trois bandits étaient morts aussi. Sept demeuraient prisonniers, plus ou moins salement blessés: nos jeunes hommes firent comme ils avaient résolu. Les rascals furent enduits de pétrole et de térébenthine, puis déposés sur un bûcher de sapin. C’était vers la fin du crépuscule. Le feu prenait mal; des cris épouvantables se prolongeaient sur la face du désert, tandis que les étoiles ouvraient leurs petites corolles tremblotantes.
EN ANGLETERRE
C’est à Hampstead Heath, près de Londres, que j’appris à connaître la Société universelle de la Dessiccation harmonique. Par un clair après-midi de septembre, je prenais mon thé au Lion-Vert, au fond d’un jardin délicieux, à mi-côte d’une colline plantée de bruyère, d’herbe dure et d’extraordinaires chardons violets. Une brise aromatique s’élevait dans la tiédeur du jour. De petits nuages très doux jouaient à colin-maillard dans un ciel tendre,—un vol d’oiseaux migrateurs passait sur l’Occident,—de grandes colombes bleues et blanches couraient à mes pieds avec des cris de bonheur,—et il se répandait sur toute chose une grâce neuve et primitive qui parfumait mon thé et donnait une saveur incomparable à mes rôties.
De-ci, de-là, quelques bicyclistes des deux sexes goûtaient sous les glycines, avec du cresson, des winkles, du céleri, du beurre et du pain tendre.
C’est alors que la Société universelle de la Dessiccation harmonique fit son entrée. Elle n’était pas très nombreuse. Elle se composait d’un fifre, d’un accordéon, d’une paire de cymbales, de trois ocarinas et d’une demi-douzaine de ladies et de gentlemen chargés de la partie vocale. Sur un drapeau mi-parti vert et rouge, on apercevait une sorte de saint Laurent sur le gril, que j’ai su depuis symboliser l’Immortalité du corps. Et, bien entendu, on commença par faire un peu de musique.
Aux sanglots de l’accordéon et aux soupirs du fifre, le chœur chantait:
Puis un des gentlemen prit une chaise et se mit à nous haranguer. C’était une bonne vieille face britannique, aux yeux d’enfant, au teint frais comme un radis, au geste de poteau de chemin de fer, au grand menton opiniâtre.
Et il hurlait d’une voix suppliante:
«Oh! mes frères et mes sœurs, sortis de la poudre et qui retournerez dans la poudre, écoutez la parole divine. Méditez les paroles sacrées. Car vous vivez dans l’erreur! Vous vivez dans l’erreur, et avec vous toute l’Église d’Angleterre, et toute l’Amérique, et toutes les nations qui sont à la face de ce monde! Vous croyez à l’âme et vous ne croyez pas au corps! Vous croyez à l’âme, orgueilleux principe de vie, et vous oubliez le pauvre serviteur tiré de l’argile, qui peine, qui souffre et qui gémit! Vous croyez que l’âme aura sa récompense et vous faites porter tout l’effort par son esclave misérable! Vous proclamez l’immortalité de l’une et vous condamnez l’autre au néant. Et cependant, ô mes frères et mes sœurs! elles sont suffisamment claires, elles sont suffisamment éloquentes, les paroles du Livre sacré,—les divines paroles qui nous convient, au jour du grand jugement, au jour de la Résurrection éternelle, dans la vallée de Josaphat. Et les paroles de saint Paul aussi portent avec elles une lumière éblouissante. «Il faut, dit-il, que ce corps corruptible soit revêtu de l’incorruptibilité, et que ce corps mortel soit revêtu de l’immortalité.» Par quelle cécité étrange avons-nous pu, après un tel enseignement, être conduits à donner au corps, à ce corps fait pour une si glorieuse destinée, une sépulture qui le livre à la destruction, qui le jette en pâture aux vers? Comment n’avons-nous pas compris que nous devions conserver plus précieusement cette enveloppe immortelle que tous les trésors de la terre?»
* *
L’orateur développa quelque temps ce thème, avec l’honorable monotonie et la patience de répétition qui jettent un si bel éclat sur l’éloquence britannique. Puis il conclut, avec une voix pleine de larmes:
«Abjurez la longue erreur de vos ancêtres. Donnez enfin à l’ensevelissement du corps les soins sacrés qu’il mérite. Comme les anciens Égyptiens qui eurent le pressentiment de la vérité, que vos cimetières deviennent de véritables nécropoles, où le corps incorruptible puisse attendre le jour du jugement. Faites mieux. Réclamez avec nous, à tous les gouvernements chrétiens, l’achat de la vallée de Josaphat. Creusons, bâtissons-y une immense cité souterraine—et que nos chers morts y reposent, prêts à se lever au premier signal de la trompette divine!»
* *
Il dit, et les cymbales enflèrent leurs voix menaçantes, les ocarinas modulèrent:
Puis un deuxième gentleman monta sur la chaise. C’était le chimiste de la bande. Il nous initia aux douceurs de la Dessiccation harmonique. Il nous enseigna l’art de conserver nos semblables par des saumures ingénieuses et des cuissons graduées, sans perdre une seule de leurs fibres:
«Car les Égyptiens, chères sœurs et chers frères, sacrifiaient la cervelle et les viscères, dépôts sacrés de la vie, pour ne laisser qu’une forme vide...»
Encore la voix plaintive du fifre et les pleurs de l’accordéon, puis les membres de la Dessiccation harmonique marchèrent à l’ennemi avec des formules—les pledge—et de petits encriers portatifs. Et je vis devant moi une de ces filles émouvantes à qui les artistes invisibles prodiguèrent la magie des belles lignes, la pulpe des chairs divines et la douce superbe des gestes. Elle jeta sur moi le rets lumineux de son regard; je me sentis captif de tous les sortilèges qui menèrent les hommes à la guerre, au crime et à la folie.
—Oh! joignez-vous, dit-elle d’une voix d’harmonica, à ceux qui veulent sauver le corps...
Je contemplais un rayon qui se glissait sur l’aurore de sa chevelure. Elle me tendit une formule où je lus:
SOCIÉTÉ UNIVERSELLE DE LA DESSICCATION HARMONIQUE
Groupe promoteur de Hampstead Heath.
Il ressuscitera dans sa gloire.
«Je soussigné (nom et prénoms), déclare adhérer à la Société Universelle de la Dessiccation harmonique, et donner ordre à mes parents, à mes amis, à mes héritiers, de faire préparer mon corps, après mon décès, selon la formule du docteur W.-E.-G. Harbour.
«Je m’engage à réclamer par toutes voies, aux gouvernements, l’acquisition de la vallée de Josaphat, pour servir de sépulture à l’humanité chrétienne.»
* *
Je regardai un instant les beaux yeux frais. J’eus au cœur une peine étrange. Il me parut si dur que cette fille des hommes passât sur la terre sans que j’eusse eu d’elle au moins je ne sais quel souvenir de tendresse! Et l’idée me vint sans transition, ironique et tendre, que peut-être la Dessiccation harmonique servirait à me donner un enivrement plus doux que l’arrivée du printemps sur les prairies.
Je feignis de lire et de relire le pledge, puis je dis avec tremblement:
—Je ne crois pas que mon corps soit immortel... Non, en vérité, je ne le crois pas! Mais il m’est agréable de croire que le vôtre ne doit jamais périr,—pas plus que la Victoire de Samothrace.
Elle sourit, telle quelque fraîche nymphe, fille du fleuve Simoïs ou du Caystre. Et j’ajoutai:
—Conseillez-vous à l’incrédule de signer?
—Mais cela ne peut lui faire aucun mal. Quand bien même le corps mourrait tout entier, une sépulture plus digne ne saurait nuire au salut!
—Ce sera tout de même un petit sacrifice, dis-je; que me donnerez-vous en échange?...
Elle demeura silencieuse, un peu rougissante sous le feu d’admiration de mon regard. Et j’ajoutai:
—Si je signe, ne me donnerez-vous pas un baiser?
Elle baissa la tête, puis, agile et légère comme une petite chasseresse, elle courut au vieux gentleman qui avait discouru le premier. Elle lui parla dans l’oreille. Il fit un geste d’impatience et répondit assez haut pour que je pusse l’entendre:
—Eh bien! Lizzie, mais sûrement... Comment pourriez-vous hésiter? Sauvez son corps, darling... Sauvez son corps!
Elle vint,—elle porta vers moi son odeur charmante et le petit bruit de sa robe,—elle pencha cette bouche qui méritait de perdre mille vaisseaux creux, et dans un enivrement d’extase, je devins un fervent de la Dessiccation harmonique, un partisan décidé de l’acquisition de la vallée de Josaphat—cependant que la musique reprenait:
LE DORMEUR
Au coin de la haie, vers une heure, protégé par une ombre maigre, l’ouvrier étameur s’était endormi.
Il reposait en croix, la bouche béante, soufflant en paix dans la chaleur. Sa grande face fauve, poilue à foison, lustrée par la sueur, avait un air de bonté. Toute une philosophie de labeur, de vie humble, utile, honnête, sourdait du sommeil de ce pauvre homme.
Un peu plus loin, au bord d’un champ déjà fauché, au détour d’un petit mamelon, les braises d’un foyer de bois gardaient une forte incandescence, et l’étain, dans la petite poêle réfractaire, était fondu. Tout autour, c’étaient des casseroles, des marmites, des seaux troués attendant le travail de l’ouvrier.
Cependant le grand soleil faisait crépiter les chaumes secs, gerçait la terre, buvait la fraîcheur, et l’accablement tenait les hommes et les bêtes couchés.
Un bruit de petits pas vibra dans le sentier, un enfant de quatre ans parut, en sabots, la tête nue, avec des yeux candides, mi-fermés et clignotant dans la trop âpre lumière.
L’homme ne s’éveilla pas et l’enfant se mit à le considérer, ébahi, mi-rieur, mi-craintif. Surtout la bouche du dormeur l’intéressait. Elle était large ouverte, garnie de dents puissantes; et le petit se pencha dessus, regarda dans ce trou noir, curieusement. A chaque respiration, la langue remuait, quelque chose s’abaissait et se relevait au fond, tandis que de longs poils de moustache tremblotaient comme des antennes de grillon.
Cependant, par intervalles, le capricieux petit contemplateur se relevait, faisait quelques pas dans le sentier de fine terre battue, cueillait un coquelicot entre les chaumes, riant d’aise au beau firmament. Sur la plaine superbe où s’étalait la moisson d’un sol fertilisé par un siècle de labeur, personne encore n’avait repris la faux. L’enfant effeuillait impitoyablement la caduque, l’éblouissante fleur des blés, essayait de fixer le soleil, écoutait le susurrement des moucherons grisés de pleine vie. Une obsession bizarre, une tentation de fruit défendu le ramenait toujours à la bouche de l’ouvrier. Et la créature d’aube mi-agenouillée, silencieuse, les yeux attentifs, semblait rêver à des choses mystérieuses.
Mais voilà que près du champ fauché, au détour du petit mamelon, les casseroles éveillèrent sa jeune curiosité. Il y alla.
Déjà le feu diminuait, des braises s’endormaient grisonnantes. L’étain pourtant gardait la température de fusion.
Alors l’enfant, gauchement, prit le manche du creuset, répandant quelques gouttes du liquide effroyable, et il marcha plein de joie, un frais sourire aux lèvres, la prunelle espiègle.
Il dormait toujours, l’étameur, dans une immobilité sereine: il semblait si bon, si doux, si digne d’une vie heureuse!
L’enfant s’assit, déposa son brûlant fardeau, et ses beaux yeux recommençaient à regarder la cavité ténébreuse. L’ouvrier soupira, une houle intérieure souleva la poitrine; un songe vague fit remuer ses lèvres, et l’enfant soulevait le creuset. Grave, il le pencha sur la bouche ouverte.
Et l’étain coula brusquement, entre les dents, dans les narines.
La chose fut horrible. Tout le corps étendu là se replia, se condensa verticalement. Puis, un bond épouvantable et l’ouvrier se trouvait debout, ses bras tâtonnant, battant le vide, la mort dans les yeux. Puis le corps bondit encore, trois sauts frénétiques et le pauvre homme s’ensevelit entre les céréales, les coquelicots et les bleuets.
L’enfant, un peu effrayé, ses candides pupilles élargies, tremblait au bord du sentier.
Comprenant soudain qu’il venait de faire une chose défendue, il ôta ses petits sabots pour fuir au plus vite à travers champs...
DANS LE NÉANT
Bernard Cartaud rentra vers huit heures et déposa onze francs sur la table. Il n’était pas saoul; il n’avait pris que trois absinthes.
—Onze francs! se lamenta Gilberte... L’autre quinzaine tu en as rapporté quinze... Comment veux-tu qu’on vive? Nous sommes trois, et puis un quatrième en route.
Il s’assit d’un air magnanime et regarda fumer sa soupe. C’était un homme blond, avec une barbe énorme, des yeux de Turc, et dont le visage plaisait aux femmes. En revanche, sa femme Gilberte plaisait aux hommes, parce qu’elle était parfaitement claire, avec une peau de nymphéa et des iris de diamant noir. Elle luttait contre le sort, pleine d’une énergie plaintive.
—Tu gagnes cent sous par jour, insista-t-elle, et tu ne m’en donnes pas vingt. Sans compter que je paye tes dettes...
—La barbe! éjacula-t-il.
On entendit la soupe qui sifflait en passant de la cuiller dans sa bouche.
—L’argent, je m’en f...! dit-il. J’y tiens pas.
—On ne peut pourtant pas crever de faim...
—Celui qui m’achètera pour de l’argent, y n’est pas sorti de sa mère! continua-t-il avec noblesse. Et tu me dégoûtes quand tu en parles.
—Mais enfin, cria-t-elle désespérée... y faut vivre. Je passe les trois quarts de ma journée à faire des ménages, le petit est seul!
—Je te le demande pas, ça m’embête que ma femme travaille chez les autres.
—Alors, rapporte ta paye!
Il acheva de vider son assiette, puis, la cassant sur la table d’un coup sec:
—Ferme ta malle, on voit Jaurès! ricana-t-il. Et puis, on crève ici.
* *
Quand il fut sorti, elle demeura pensive. Le poids du monde l’écrasait et son désordre épouvantable. Elle essaya de se rendre compte, elle tira de petits papiers où elle avait inscrit des chiffres; toute sa misère apparaissait, en images obsédantes, avec l’atmosphère des choses sans issue.
Il y avait eu des jours où elle croyait qu’à la fin Bernard cesserait de boire et nourrirait sa famille. Il y avait eu des soirs où il était câlin, et alors elle s’oubliait dans cette espérance sans bornes qu’est l’amour. Maintenant, elle savait qu’il ne pouvait pas plus cesser d’aller chez le mannezingue que la Seine de couler sous les ponts. C’était comme ça, parce que c’était comme ça et cette raison, quand on l’a une fois bien comprise, est si forte qu’on ne cherche plus même à la combattre.
Et voilà! Elle avait un petit garçon aux yeux déjà chauves, aux joues pâles comme de la craie; quelque chose d’autre vivait en elle, qui viendrait à son terme, qui réclamerait du lait, des vêtements et de la sollicitude... Elle ne voyait aucune issue. Elle était mieux murée dans son sort qu’un prisonnier dans sa cellule. Si bien que, à la fin, elle coucha son visage sur la table et se mit à pleurer, jusqu’à ce que ses yeux lui refusassent les larmes.
* *
Bernard rentra tard, avec sa bonne mesure, et ballottant dans le couloir. Des paroles bourbeuses clapotaient au fond de sa gorge. Gilberte, renfoncée dans la ruelle, savait qu’il fallait se taire. Et ils dormirent côte à côte, jusqu’au milieu de la nuit.
Alors, il se leva, il chercha le vase dans la table de nuit, et on pouvait voir sa structure blanchie par le clair de lune. D’abord, il se soulagea, puis il eut une hallucination. Il tendait le poing vers la porte de la cuisine, où il croyait voir sa femme, il grondait:
—Effacez son nom, que je dis. Je veux pas qu’elle ait rien. Tout doit revenir au petit. Et puis, je le veux pour moi, le petit... je veux pas qu’elle le garde... ou j’y casserai la gueule... Ah! pourquoi que je l’ai mariée... j’étais si heureux, et maintenant j’suis si malheureux!
Elle l’écoutait, saisie. Pendant des années et des années, elle avait pris patience, elle avait supporté ses ribotes sans lui faire un seul reproche. Aujourd’hui encore, elle se bornait à gémir, les jours de paye, moins pour elle-même qu’à cause du petit. Et voilà qu’il la haïssait!
—Ma femme te plaît! continuait Bernard; ben, mon vieux, t’aurais tort de te gêner, c’est pas moi qui t’empêcherai de... Ah! la garce, elle monte mon petit contre moi. Hein! je lui donne à manger, à ce gosse, et t’oses te permettre de le monter contre son père... Ton père, Riquet, c’est sacré... Moi, le mien, j’y ai jamais manqué... et pourtant c’était pas lui mon père... c’est l’autre, avec qui la mère a foutu le camp. Ça va finir, peut-être? Je marche avec les autres, par solidarité pour tous... et j’suis pas à vendre... Vous entendez bien, pas un sou pour elle!
Il marcha vers la vitre, il considéra un moment le disque de nacre qui sillait parmi les étoiles. Puis il ouvrit la fenêtre, avec un brusque besoin d’air, et respira. Le froid entra, un froid de banquise, qui gelait les os et leur moelle.
—Ça fait du bien là ousque ça passe! s’esclaffa l’ivrogne.
Il respira à pleine bouche, goulu, en marmottant:
—Çui qui me débarrassera de mon chameau, j’y payerai une de ces tournées!...
Puis il eut un grelottement et se mit à tituber. Un bruit mou annonça sa chute.
* *
Gilberte avait caché sa tête sous les couvertures. Elle savait qu’il était tombé, et même, à demi soulevée, elle avait fait le geste de sortir du lit pour aller à son secours. Mais une main subtile l’avait recouchée. Elle réfléchissait.
Comme Bernard était au service de l’État, elle recevrait une petite pension et on lui donnerait un emploi à son tour, avec un travail commode. Elle aurait à manger, elle élèverait ses petits... Et cette issue seule était bonne.
Pendant quelques minutes, elle ne put penser à autre chose. Elle voyait l’avenir comme si elle le touchait. Puis il lui vint des émotions, avec un martèlement du cœur et des sueurs tantôt aux tempes, tantôt entre les omoplates. Elle sentait son homme mourir, sur ce carrelage froid; elle était saisie d’une terreur écrasante et d’une pitié sans bornes. Il suffirait sans doute de se lever, de fermer la fenêtre et de lui soutenir la tête... Plus de dix fois, elle souleva les couvertures. Mais, chaque fois, les mêmes mots sifflaient dans son crâne:
—Tout ça va recommencer!
Il reviendrait saoul pendant les jours, les semaines, les mois, les années. Il serait toujours plus mauvais et toujours plus pourri. Il faudrait le nourrir; il y aurait des jours où elle aurait pitié de lui, et peut-être viendrait-il un nouveau gosse... Non, c’était impossible. Cela valait mieux, même pour lui.
Par intervalles, elle écoutait. Il s’éleva une sorte de grognement, puis un souffle rauque, puis un bruit affreux, qui venait de la gorge. Ensuite, il n’y eut plus rien...
* *
Elle resta longtemps encore immobile, parce qu’elle n’osait pas sortir du lit et parce que, si elle en sortait, elle aurait sûrement envie de le secourir. Et s’il n’était pas trop tard?... A la fin, ses dents se mirent à claquer, puis les battements de son cœur devinrent si horribles que c’était comme s’ils voulaient la tuer. Elle se leva lentement, elle marcha vers la fenêtre et, l’ayant close, alluma la bougie.
Il était là, sur son dos, les yeux ouverts, la bouche béante, le ventre plat; il ne respirait pas. Elle mit la main sur sa poitrine et la retira tout de suite; puis, avec un tremblement hideux, elle décrocha le petit miroir; il n’y eut pas la moindre buée.
«Ça y est!» se dit-elle...
Elle pleura doucement, elle sentit venir une grosse migraine; et, tout à coup, elle se mit à pousser des cris effroyables...
LA BATAILLE
L’Autriche-Hongrie traversait la plus formidable crise qu’elle eût encore traversée durant les temps modernes. A la vérité, l’Allemagne, surprise elle-même par ses luttes politiques, avait laissé sans encombre le jeune empereur monter sur le trône antique des Habsbourg.
Mais à présent, l’opposition dissoute et les crédits de guerre votés, Wilhelm III surveillait les événements.
Ils apparaissaient redoutables. Les Slaves étaient en révolte ouverte, et si résolus, que les ministres hésitaient à donner les ordres qui devaient déchaîner la guerre civile. La Hongrie, prête à s’unir étroitement à l’Autriche pour la répression, montrait des exigences qui devaient, si elles étaient admises, lui assurer la prépondérance dans l’empire. L’armée, fatalement, n’était pas sûre: on pouvait craindre des défections non seulement parmi les soldats de race slave, mais encore parmi les officiers. Par surcroît, la malheureuse affaire des Conventions syriennes prenait une allure menaçante.
Sourdement encouragée par l’Allemagne, la Turquie se montrait intransigeante, presque discourtoise. Elle refusait une indemnité convenable, ne mettait aucun empressement à sévir contre les meneurs. Secrètement, le sultan Mourad-Khan VI donnait des ordres de mobilisation, plein de confiance dans son état-major, dans le nouvel armement de ses troupes et dans la faiblesse de l’Autriche-Hongrie. Quant à la Russie, elle s’apprêtait à lier, en ce moment même, une partie terrible en Extrême-Orient contre le Japon allié à la Chine.
Enfin, on était, selon un cliché de la fin du dix-neuvième siècle, à un tournant de l’histoire. La France faisait des efforts désespérés pour amener la Turquie à composition. L’Italie demeurait hésitante. L’Angleterre et les États-Unis surveillaient les événements, persuadés qu’une grande conflagration du continent européen les rendrait arbitres (et combien intéressés!) du sort de la planète.
Dans les derniers jours de juin, une accalmie se produisit. Il y eut comme un recul dans la révolution slave. La Turquie semblait prête à faire des concessions. La Chine, le Japon et la Russie s’arrêtaient sur la pente de l’ultimatum. Aussi l’Europe fut-elle singulièrement surprise lorsqu’on apprit, le matin du 29 juin, que toute relation venait d’être rompue entre l’empire austro-hongrois et la Sublime Porte. Une vive altercation entre le Sultan et le comte von Blauenberg en était cause. Le Sultan n’avait pas frappé le comte d’un coup d’éventail, mais il l’avait congédié d’une manière qui ne laissait pas d’autre issue que des excuses ou la guerre. Les excuses furent refusées.
C’était un rude coup pour la diplomatie française. Notre ministre des Affaires étrangères savait trop que si les armées autrichiennes subissaient quelque retentissante défaite, l’Allemagne n’hésiterait pas à intervenir et on ne pouvait guère douter que cette intervention n’aboutît à la formation de «la plus grande Allemagne». Pour prévenir cette éventualité, une seule action semblait possible: une guerre franco-allemande. En s’y décidant, la France jouait définitivement son sort. En s’y refusant, elle passait, par la force naturelle des choses, au deuxième et même au troisième rang des nations.
Dans l’attente du Conseil qui devait se réunir au cours de l’après-midi, M. Villard parcourait fiévreusement ses dépêches. Il sentait vivement le tragique de la situation: toute action actuelle était vaine. Il n’y avait qu’à attendre, l’arme au pied; la sagesse ne pouvait surgir que des contingences mêmes. L’Autriche-Hongrie victorieuse, il y avait neuf chances sur dix que l’Allemagne se tînt tranquille. L’Autriche vaincue, et l’Allemagne intervenant, il faudrait non seulement prendre un parti, mais presque le prendre au hasard.
Comme le ministre songeait à ces choses, un huissier vint lui remettre une carte où il lut, distraitement: Muriel et Delestang, directeurs de l’Institut Becquerel-Curie.
A cette époque, l’Institut Becquerel-Curie était non seulement une des grandes gloires françaises, mais encore une puissance effective. Par les services rendus à l’humanité, par des découvertes intéressant d’une part la masse du public, et d’autre part la défense nationale, MM. Muriel, Delestang et leurs admirables collaborateurs avaient su se créer, en dépit ou en raison de leur désintéressement et de leur dédain des honneurs, une situation privilégiée. Aussi M. Villard reçut-il les deux savants avec une sorte de déférence.
M. Muriel, vieillard à visage d’ascète, et M. Delestang, solide quadragénaire, dont la physionomie eût été insignifiante, sans l’éclat, la force et l’agilité du regard, abordèrent ex abrupto le sujet de leur visite:
—Monsieur le ministre, dit M. Muriel, avec l’espèce de simplicité ingénue qui le caractérise, nous venons vous entretenir de la guerre qui vient d’être déclarée entre l’Autriche et la Turquie. Je crois qu’il est entre notre pouvoir de rendre des services qui pourront tourner au profit de la France.
Et comme M. Villard le regardait fixement, étonné, M. Delestang dit à son tour:
—Nous avons lieu de croire, monsieur, que nous pouvons donner quelque avantage à celle des armées dont la victoire serait bienfaisante pour notre pays... Depuis deux ans nous travaillons à perfectionner des appareils qui auront sans doute leur influence sur les guerres futures. Nous désirerions les utiliser dans la guerre actuelle...
M. Villard s’était redressé. Il partageait la confiance de la nation dans ces savants si modestes et si pleins de mesure. Un peu ému, il demanda:
—Dois-je comprendre, messieurs, que vous avez inventé des engins ou des substances utilisables sur le champ de bataille?
—C’est plutôt une méthode que nous avons perfectionnée, répondit M. Muriel, et pour laquelle il nous a fallu, naturellement, créer des appareils nouveaux... Nos expériences, dans les limites où nous avons pu les entreprendre, sont décisives. Tous nos calculs font prévoir qu’elles le seraient aussi dans une aire plus considérable. Aussi vous serions-nous reconnaissants de bien vouloir nous dire si vous voyez quelque inconvénient à ce que M. Delestang, avec une équipe de nos collaborateurs, et une troupe d’artisans choisis, aille offrir ses services au gouvernement autrichien.
M. Villard sentit que les savants désiraient ne pas faire connaître, même indirectement, la nature de leur «méthode». Malgré sa vive curiosité, il n’insista point. Il se borna à répondre, avec une diplomatique réserve:
—Individuellement, et en même temps que les membres de l’Institut Becquerel-Curie, vous êtes, messieurs, libres de faire ce que vous voudrez...
—Sans doute, intervint M. Delestang avec quelque impatience. Aussi ne venons-nous pas vous demander une autorisation que vous ne pouvez pas nous accorder. C’est un conseil, le plus officieux des conseils, que nous sollicitons du ministre des Affaires étrangères... et vous entendez bien qu’un secret absolu sera gardé sur notre démarche.
M. Villard hésita un moment, puis ses sentiments d’homme d’État patriote l’emportant sur toute considération diplomatique, il répondit:
—La France a un intérêt majeur à ce que l’Autriche triomphe dans cette guerre.
—C’est tout ce que nous voulions savoir, fit M. Muriel, qui se leva pour prendre congé.
—Comptez-vous sérieusement réussir? s’écria le ministre.
—Le calcul des probabilités nous donne une quasi-certitude! répliqua le savant.
M. Villard les regarda sortir et, lorsqu’ils eurent disparu, sa confiance s’évanouit: il pensait que les plus grands savants, les inventeurs les plus subtils s’abusent étrangement sur l’importance d’un nouvel engin de guerre.
II
L’Autriche-Hongrie, jusqu’au dernier moment, n’avait pas cru à la guerre. On avait bien esquissé quelques mouvements de troupes, pris des mesures éparses, préparé des ordres de mobilisation, mais, au jour décisif, il y eut beaucoup de désordre et d’incohérence dans les actes du ministère de la guerre comme dans ceux de l’état-major général. Le Saint-Empire donna l’impression qu’il n’était guère prêt à entreprendre une grande guerre. La division manifeste qui régnait entre les généraux, le flottement des éléments slaves augmentaient le désarroi.
Le jeune Ferdinand-Charles, aussi plein de bonne volonté que d’inexpérience, essayait d’intervenir et, en somme, faisait une besogne plutôt dangereuse. Cependant, on arriva, après une semaine de tâtonnement, à mettre près de trois cent mille hommes à la disposition du général en chef, le comte Auguste von Eberhardt, personnage déjà vieux, présomptueux, téméraire, et qui décida qu’une action hardie aurait vite raison d’ennemis que, au fond, il méprisait. Il lança son armée à travers la Bosnie et l’Herzégovine, et, vers la fin de juillet, il franchissait la frontière turque avec un peu plus de deux cent mille hommes: le demeurant devait suivre.
Tandis que l’Autriche-Hongrie se débattait dans le désordre et l’incertitude, la Sublime Porte ou plutôt le généralissime turc, un Allemand naturalisé, doué de facultés militaires presque géniales, et aidé par un état-major composé aussi, pour la plus grande partie, d’éléments germaniques, préparait sa campagne. Cinq semaines avant la déclaration de guerre, toutes les dispositions principales étaient prises. Quelques jours plus tard, Laufs-Pacha avait sous ses ordres plus de deux cent cinquante mille hommes qu’il acheminait, de leurs cantonnements respectifs, vers la frontière occidentale.
A l’époque où les troupes impériales faisaient irruption sur le territoire ottoman, Laufs-Pacha se trouva en mesure de leur opposer des forces plus nombreuses; de plus, l’armement turc était meilleur, surtout l’artillerie; enfin, l’état-major de Laufs-Pacha était de la plus haute qualité, encore qu’il comportât quelques pachas indigènes, fretin négligeable, habitué à une attitude passive, sauf pourtant un vieux favori du Sultan, Soleiman-Pacha, individu fruste, violent, plein des préjugés de la vieille Turquie, plein aussi d’instincts militaires rétrogrades, les instincts impétueux des Arabes et des Touraniens de la conquête.
Aux premiers jours d’août, les deux armées étaient en présence. La distance qui les séparait était trop grande encore pour engager la bataille, mais il suffisait d’une courte marche pour permettre aux artilleries d’engager le grand duel.
Quelques combats d’avant-garde avaient en définitive tourné à l’avantage des Turcs, et, de l’avis des hommes compétents, la grande bataille qui se préparait confirmerait presque à coup sûr ces petites victoires.
Les deux armées occupaient l’une et l’autre un vaste territoire. Toutefois, les troupes autrichiennes étaient beaucoup moins éparpillées que les troupes antagonistes, et leur front était moins considérable. Laufs-Pacha avait, selon les règles nouvelles, largement étendu ses lignes. En fait, sa droite et sa gauche s’apprêtaient à déborder les ailes autrichiennes. Il s’attendait, étant donné le caractère d’Eberhardt, à être attaqué, et toutes ses dispositions tendaient à commencer la bataille en défensive et à la terminer par une offensive d’enveloppement.
De part et d’autre, on avait des renseignements assez précis sur la situation de l’adversaire. L’aérostation, et surtout l’aviation, étaient encore dans la période embryonnaire, mais avaient néanmoins remplacé complètement la cavalerie pour le service d’éclaireurs, la guerre de 1916 ayant surabondamment démontré que toute information était devenue impossible par la voie terrestre. Les cavaliers, de même que les cyclistes et les automobilistes, si par hasard ils approchaient assez pour se rendre vaguement compte de la présence d’une force ennemie, étaient sacrifiés. Il avait donc fallu pourvoir au remplacement d’une méthode devenue préhistorique. Les Turcs et les Austro-Hongrois avaient leurs flottilles de dirigeables et leurs hordes d’aéroplanes. Ceux-ci, plus rapides, mieux abrités contre les caprices des météores, servaient aux incursions rapides. Les deux systèmes, à l’occasion, pouvaient combattre soit entre eux, soit contre les troupes terrestres: les aérostats comportaient de l’artillerie; les aéroplanes laissaient choir des explosifs ou se livraient des combats au fusil et au revolver. Jusqu’à présent, la lutte aérienne avait été légèrement avantageuse aux Austro-Hongrois, malgré une petite infériorité numérique. Trois aéroplanes et deux dirigeables turcs s’étaient laissé surprendre et avaient été mis hors de combat.
Le 5 août, vers le déclin du jour, le feld-marschall von Eberhardt réunit son état major: malgré son optimisme, malgré son tempérament téméraire, il était inquiet. Les renseignements des éclaireurs lui montraient l’armée turque bien campée, bien armée et supérieure en nombre. Il n’était pas dans sa nature de biaiser. Il communiqua toutes les nouvelles qu’il avait reçues et conclut que seule une offensive rapide aurait raison de l’ennemi. Quelques officiers l’approuvèrent. D’autres gardèrent le silence, quelques-uns critiquèrent, avec courtoisie, mais fermement, les dispositions prises. Le principal contradicteur se trouva être le comte Zriny, qui passait à l’étranger pour le plus habile des généraux austro-hongrois.
—Si nous engageons la bataille dans les conditions présentes, conclut-il, nous serons enveloppés au bout de quelques heures... et nous pourrons nous estimer heureux si nous en sommes quittes pour laisser la moitié de l’armée aux mains de l’ennemi. L’armée austro-hongroise semble groupée pour une capitulation.
A ces mots, le généralissime se dressa, pâle de fureur froide. C’était un petit homme trapu, nerveux, dont l’énergie allait jusqu’à la férocité, une figure à la Souvarow, yeux mystiques, bouche implacable, parole énergique et brève. Il éleva sa main velue et dit:
—Une capitulation, si nous ne faisons pas notre devoir! Une victoire éclatante si nous déployons l’énergie et l’activité nécessaires!
—Que Votre Excellence me pardonne, reprit doucement Zriny, mais il ne s’agit ici ni d’activité ni d’énergie. J’entends bien que nous ferons tous notre devoir et que nous saurons mourir sans faiblesse. Mais de deux choses l’une: ou nous marchons sur l’ennemi, et alors nous courons à un massacre dont le récit éveillera la pitié même de nos pires ennemis; ou nous attendons l’attaque, et alors notre enveloppement est inévitable. Votre Excellence sait que nous ne pouvons compter sur aucune action à l’arme blanche!...
Eberhardt se mordit furieusement la moustache. Au fond, mû par d’invincibles instincts, par un atavisme hérité de toute une série d’ancêtres militaires, il gardait une sourde confiance dans le conflit direct des hommes. D’autre part, si médiocre qu’il fût comme généralissime, il avait le sentiment de l’épouvantable force destructive des nouveaux armements. Il demanda d’une voix brève:
—Alors, selon vous, que faut-il faire?
Le comte Zriny hésita une minute. Puis, un peu pâle, et baissant la voix, mais avec beaucoup de fermeté:
—Nous sommes perdus, si cette nuit même vous n’ordonnez pas la retraite...
—C’est la défaite... c’est le déshonneur, hurla Eberhardt.
—C’est le salut. Nous pouvons aller occuper, à sept lieues en arrière, un champ de bataille excellent pour la défensive, et d’où les Turcs ne pourront jamais nous déloger. Là, nous attendrons les renforts. Notre infériorité actuelle ne tient qu’à la surprise et à une mobilisation un peu lente. Mais l’Autriche-Hongrie est un réservoir d’hommes bien plus puissant que la Turquie. Nous devons finalement avoir la supériorité du nombre...
—Et si nous sommes attaqués pendant la retraite?
—Si la retraite est bien conçue et bien conduite, l’ennemi pourra tout au plus nous harceler, et en courant lui-même de grands périls!
—Vous négligez l’effet moral! fit amèrement le généralissime... La retraite ressemblera inévitablement à un échec...
—Sans doute, murmura Zriny, et c’est ma seule inquiétude. Mais peut-on mettre en balance des inquiétudes, même fortes, avec une catastrophe inévitable?
Il y eut un silence. Tous les membres de l’état-major, même les plus optimistes, étaient assombris par la déclaration du comte, que chacun tenait pour un soldat habile et pour un homme intraitable sur le point de l’honneur. Si celui-là conseillait la retraite, c’est que vraiment il y avait de bonnes raisons pour la faire!...
Au moment où le généralissime allait reprendre la parole, on frappa à la porte de la salle où se tenait le Conseil.
Eberhardt fronça les sourcils et dit:
—Il y a probablement des nouvelles, messieurs.
Par la porte ouverte, on vit se profiler deux silhouettes. Celle d’un chef d’aérostation et celle d’un homme vêtu en civil, en qui le général reconnut M. Delestang, délégué de l’Institut Becquerel-Curie. Eberhardt n’avait accueilli le savant et ses collaborateurs qu’avec une extrême méfiance et une sorte d’antipathie. Il n’avait aucune foi dans les «rats de laboratoire»; il tenait que l’armée seule devait s’occuper des choses militaires, qu’il s’agît d’engins, de substances ou de méthodes. Il avait fallu l’expresse recommandation de l’empereur et du ministre de la Guerre pour qu’il aidât M. Delestang dans sa mission.
Ce soir cependant, préoccupé de la responsabilité terrible qu’il allait devoir assumer devant son pays et devant l’histoire, il eut comme un vague élan d’espérance à la vue de l’inventeur. Le rapport du chef d’aérostation augmenta cette disposition. On annonçait en effet que l’extrême droite turque avait dessiné un mouvement en avant. Chacun comprit l’importance de cette nouvelle et les visages se couvrirent d’ombre. Quant à Eberhardt, après avoir congédié l’aérostatier, il se tourna vers M. Delestang et lui demanda d’un ton presque cordial:
—Et vous, monsieur, avez-vous quelque nouvelle à me communiquer?
—Oui, monsieur, répondit Delestang... nos appareils sont prêts... Ils pourront agir cette nuit même.
—Et vous espérez obtenir quelque effet heureux? s’exclama le maréchal avec un mélange d’incrédulité et d’ardeur.
—Je l’espère, répliqua Delestang d’une voix grave. Les choses humaines, si bien calculées soient-elles, sont douteuses. Mais j’ai des raisons sérieuses de croire, monsieur, que notre concours ne sera pas inefficace!
Une émotion subtile, l’irrésistible instinct du merveilleux souffla sur ces têtes blanches et grises. Et ceux-là surtout qui savaient combien les savants de l’Institut Becquerel-Curie mettaient de scrupule à ne rien promettre sans une sorte de certitude, tressaillirent jusqu’au tréfonds.
—Bien! Bien! fit le généralissime, «induit» par le trouble de l’assistance. Et que puis-je faire pour vous?
—Pour nous, fit doucement le chimiste, je crois que nous sommes à l’abri d’une surprise grâce aux nombreuses escortes que vous nous avez données... Notre service particulier d’aérostats ne nous a signalé aucun groupe turc nombreux à proximité... Tout fait donc prévoir que nous aurons le temps d’agir... Si j’osais, monsieur, vous donner un conseil, je vous dirais d’envoyer à marche forcée dix mille hommes à l’extrême droite de l’ennemi, et autant à l’extrême gauche... Chacune de ces deux divisions devrait se tenir prête à déborder l’armée turque au premier commandement...
—Mais, intervint le comte Zriny, il semble que vous prévoyiez, de notre part, une action enveloppante.
—Oui, répliqua Delestang avec tranquillité. Si notre expérience réussit, l’enveloppement de l’ennemi deviendra possible.
—Malgré l’infériorité de mes effectifs?
—Malgré l’infériorité de vos effectifs!
Cela fit impression. Le comte demanda encore:
—Et quand prévoyez-vous la possibilité de cette opération?
—Dès l’aube prochaine.
—Du moins pourrez-vous nous donner la certitude à ce moment?
—Je le crois: nos appareils «témoins» nous permettront de conclure—ou sinon toute conclusion scientifique est impossible...
—C’est bien! fit Eberhardt dont le visage était devenu rouge, et dont les yeux fulguraient... Nous allons immédiatement discuter votre proposition... Je crois, pour mon compte, qu’elle est acceptable.
—Oui, ajouta pensivement Zriny, elle est acceptable... si l’on ne perd pas le contact...
Delestang s’inclina et sortit. Le Conseil de guerre reprit ses délibérations.
III
La nuit était tombée, une nuit douce et fraternelle, infiniment tissée de l’argent délicat des étoiles. Les feux turcs et austro-hongrois avaient été éteints à la fin du crépuscule. Et les grandes campagnes eussent dormi dans la pénombre astrale sans les aéroplanes et les dirigeables qui parsemaient l’espace. Ceux-ci dardaient de longues rivières lumineuses, principalement sur la zone qui séparait les deux armées (zone où l’on pouvait craindre des surprises) et aussi sur les flancs. Une vaste surface restait inexplorable: à cause de la distance et des obstacles, elle n’aurait pu être éclairée que par les fanaux des corps d’armée qui l’occupaient. Aussi les veilleurs ottomans ne purent-ils voir des troupes d’infanterie montée, suivies de fantassins, qui s’éloignaient rapidement de l’extrême droite et de l’extrême gauche autrichiennes.
Le temps s’écoula, de plus en plus silencieux. Les deux camps dormaient profondément. On apercevait à peine, de-ci de-là, quelques sentinelles terrestres qui circulaient avec lenteur, vestiges des anciennes coutumes militaires.
Vers minuit, un phénomène singulier attira l’attention des aérostatiers: une sorte de phosphorescence se dégageait du nord-est au sud-est, sur une longue ellipse de territoire qui englobait le campement turc. Cette phosphorescence se propagea d’abord par des ondes de couleur améthyste: elle était légèrement plus brillante au centre qu’à la périphérie. Peu à peu la lueur se fixa; en même temps elle prenait des teintes moins pâles, de l’indigo à l’orange. Puis les teintes s’uniformisèrent; il ne demeura plus qu’une immense plaque vert de béryl, à peine teintée de rose à la bordure. Ce spectacle parut d’abord curieux, mais sans grand intérêt. A la longue il inquiéta à la fois les aérostatiers des deux camps: les Austro-Hongrois crurent y voir quelque manœuvre mystérieuse des Turcs et les Turcs craignirent quelque embûche bizarre. Les rapports se succédèrent. Du côté des Turcs, le généralissime et ses seconds montrèrent d’autant plus de surprise que, pour eux, la phosphorescence était invisible. Il leur semblait seulement que les étoiles étaient moins étincelantes que ne le comportait la pureté du ciel. Laufs-Pacha, homme réfléchi et sagace, fit faire une contre-enquête: ordre fut donné à une équipe aérienne supplémentaire d’examiner la situation.
Le rapport de ces nouveaux éclaireurs fut en tout conforme à ceux des premiers. La surprise de Laufs-Pacha augmenta, mais ni lui, ni ses officiers, ni aucun des nombreux techniciens présents n’ayant pu former une conjecture raisonnable, on finit par se rabattre sur l’idée d’un phénomène naturel—radiation tellurique ou électrique,—qui, en tout cas, ne paraissait agir ni en bien ni en mal sur les hommes et les animaux. De guerre lasse, le généralissime et ses coadjuteurs remirent la solution à plus tard.
Dans le camp austro-hongrois, le comte von Eberhardt montrait également quelque trouble, mais ce trouble était d’autre nature. Monté sur une éminence, il apercevait parfaitement les bandes de territoire d’où jaillissait l’énigmatique lueur, et se tournant vers le nord-est, puis à l’opposite, il scrutait l’horizon d’un œil à la fois impatient, anxieux et plein d’une espérance superstitieuse...
IV
L’aube commençait à blanchir les étoiles, lorsque Laufs-Pacha s’éveilla. Malgré les incidents qui l’avaient privé d’une couple d’heures de sommeil, il ne voulut pas prolonger son repos. D’ailleurs, cet homme sec, vigilant, sobre et sans infirmités, résistait admirablement à la fatigue. Dès qu’il eut quitté son dur lit spartiate, il fut en pleine possession de ses facultés et il s’apprêta à la journée décisive dont allait dépendre, non seulement le sort de la Turquie, mais encore son sort à lui et aussi, jusqu’à un certain point, le sort de l’Allemagne, sa véritable patrie. Il grignota un biscuit, avala quelques gorgées de café et se trouva prêt aux événements. C’est à peine s’il songeait au phénomène nocturne: les faits démontraient suffisamment son innocuité. Aussi parcourut-il sans intérêt les derniers rapports de la nuit: ils n’offraient rien de nouveau... En revanche les premiers rapports de la matinée lui firent dresser l’oreille. On lui apprenait que les troupes austro-hongroises débordaient, très loin, son extrême gauche et son extrême droite. Son inquiétude fut d’abord très vive, car il crut que l’ennemi recevait des renforts. Peu à peu, l’événement s’élucida: il s’agissait évidemment d’une manœuvre tactique. Elle parut plutôt bizarre au généralissime. Les deux corps signalés semblaient jetés à l’aventure. Sans doute, ils gardaient quelque contact avec le reste de l’armée, mais un contact précaire, périlleux.
Laufs-Pacha combina immédiatement les mesures utiles pour les isoler pendant la bataille. Des artilleurs nombreux furent détachés aux points les plus vulnérables; des batteries nouvelles dirigées vers les ailes. Ces manœuvres étant en voie d’exécution, le généralissime devint songeur. Il lui semblait avoir tout prévu pour transformer une action défensive en action offensive enveloppante, mais l’immobilité de l’armée austro-hongroise l’étonnait. Il savait par ses espions qu’Eberhardt était résolu à une vigoureuse offensive, et d’ailleurs ce plan se déduisait de tout le début de la campagne. C’était à cette éventualité que Laufs-Pacha avait préparé l’armée turque, et quoiqu’il se crût en mesure de prendre l’offensive, il eût préféré combattre selon des prévisions qu’il avait mûrement envisagées. Aussi sa satisfaction fut-elle réelle, quand il apprit que le centre ennemi se décidait à l’action.
Pour mieux se rendre compte de l’événement, Laufs monta lui-même dans un petit dirigeable et braqua sa longue-vue sur le site. Effectivement l’armée austro-hongroise était en marche. Une nuée de tirailleurs s’avançait en ligne droite vers l’ennemi, d’autres suivaient une ligne oblique ou même perpendiculaire, de façon à assurer une communication plus nette avec les corps détachés. De nombreuses batteries s’ébranlaient en même temps; presque tous les dirigeables et les aéroplanes essaimaient l’étendue.
«C’est bien la bataille!» pensa le généralissime.
Toutefois, de part et d’autre, on était encore hors de portée. Laufs, au reste, tenait à ne rien brusquer. Il fit envoyer, de son observatoire mobile, plusieurs télégrammes hertziens, ordonnant que l’artillerie ne tirât pas un seul coup de canon avant qu’il n’eût donné le signal de la bataille; il prit des mesures analogues pour les tirailleurs d’avant-garde.
Dans l’heure qui suivit, les armées se trouvèrent presque à portée de canon. Les Turcs auraient pu avancer quelques grosses pièces, et commencer l’action: il valait mieux attendre.
«Si cet homme s’obstine dans sa folie, se dit Laufs-Pacha, il faudrait un miracle pour le sauver...»
Une chose continuait à l’étonner: c’est que, au fond de l’horizon, les corps détachés par l’ennemi poursuivaient leur incompréhensible manœuvre.
—Ceux-là vont se faire prendre comme des rats! dit-il à l’aide de camp qui l’accompagnait...
Comme il parlait ainsi, un immense drapeau blanc se déploya sur une éminence, au front de l’armée austro-hongroise.
—Un parlementaire! fit le maréchal. Que diable peuvent-ils nous vouloir?
Il regardait l’aide de camp avec un mince sourire.
—Ma foi! Excellence, répondit celui-ci, je n’en ai pas la moindre idée... à moins qu’ils ne veuillent traiter d’une capitulation!
Le maréchal haussa les épaules et hertza l’ordre de hisser un drapeau blanc.
Quelques minutes plus tard, deux cavaliers s’avançaient vivement vers les retranchements turcs. Rejoints en route par un peloton ottoman, ils apparurent bientôt, les yeux bandés, devant le généralissime. Ensuite, dans une chambre isolée, on ôta leur bandeau. C’étaient deux hommes dans la force de l’âge, l’un revêtu de l’uniforme de colonel, l’autre modestement engainé d’un complet veston. Laufs, entouré de quelques officiers de l’état-major, les reçut d’un air impassible.
—Nous sommes envoyés par Son Excellence le maréchal von Eberhardt, fit le colonel, après un moment de silence, pour vous faire une communication importante.
—Laquelle? fit laconiquement le généralissime.
—Monsieur, reprit le colonel, avec une nuance d’embarras, le maréchal voudrait éviter une effusion de sang inutile. Il croit que les conditions dans lesquelles vous vous trouvez actuellement vous mettent dans un tel état d’infériorité, qu’il ne vous reste pas d’autre issue qu’une capitulation honorable.
Les officiers présents se regardèrent avec une indicible stupéfaction. Quelques-uns haussaient les épaules, les autres ne purent s’empêcher de rire. Laufs-Pacha garda sa gravité, encore qu’il eût été plus surpris que tous les autres:
—Monsieur, dit-il, il est incroyable que Son Excellence ait eu la pensée de m’envoyer un tel message, et il serait inconvenant d’y faire une réponse quelconque. Je vais donner l’ordre de vous reconduire. J’ai l’honneur de vous saluer.
Il s’inclina raidement et détourna la tête. Mais alors l’homme au veston prit à son tour la parole:
—Monsieur le maréchal, fit-il en mauvais allemand, veuillez me permettre de vous affirmer que, à l’heure qu’il est, vous n’êtes plus en état de vous défendre, à moins que vous ne croyiez possible de le faire à l’arme blanche. Sauf en ce qui concerne un certain nombre d’aérostats, vos munitions sont hors de service... Vous pouvez en avoir la preuve en ordonnant n’importe quel exercice de tir, avec n’importe quelle arme...
Le généralissime le regarda comme on regarderait un fou, mais devant les yeux clairs, acérés et intelligents de cet homme, il fut saisi d’un vague trouble. Toutefois, cela lui parut si absurde que, presque immédiatement après, il se mit à rire, un rire froid et silencieux. Puis, en homme d’action, qui dédaigne les propos inutiles, il alla ouvrir la porte, appela une sentinelle qui veillait dans le corridor, un soldat kurde à la face calme et féroce, et lui dit:
—Tire sur cette vitre!
Le Kurde, impassible, leva son fusil et tira. On n’entendit pas cette détonation en quelque sorte feutrée, insensible à distance, qui était la caractéristique des explosifs de cette époque. Le général eut un tressaillement; les officiers devinrent graves; l’homme montra des yeux ronds, ahuris.
—Encore! fit Laufs.
L’homme tira de nouveau, et avec le même résultat.
—C’est bien! Sors! s’écria le maréchal, qui était devenu pâle. Et vous, capitaine von Œttinger, faites venir quelques fusiliers.
Une émotion ardente, une crainte superstitieuse, s’était emparée de tout le monde; Turcs et Allemands osaient à peine se regarder. Plusieurs soldats firent leur entrée et, l’un après l’autre, épaulèrent et tirèrent en vain, tandis qu’une sueur froide coulait des tempes du généralissime. Il se tourna vers M. Delestang et lui demanda d’une voix rauque:
—Qu’avez-vous fait pour obtenir cela?
—Nous avons, à l’aide de nouveaux procédés de contagion radio-active, dissocié partiellement vos explosifs, répondit doucement le savant. Comme je l’ai dit, toutes vos munitions sont hors d’usage! Si vous voulez vous en assurer plus complètement, nous attendrons ici le résultat des expériences...
Il y eut un vaste silence. Laufs, naguère si formidable, tous ces officiers pleins de foi dans la suprématie de leur armée, étaient atteints au tréfonds de l’âme. La vérité se faisait jour en eux avec la force des cataclysmes,—ils étaient comme des gens brusquement soulevés par un colossal tremblement de terre.
Laufs recouvra le premier son sang-froid. Sans faiblesse comme sans jactance, acceptant désormais tous les possibles, il dit au colonel:
—Avant une demi-heure, j’aurai l’honneur de vous donner une réponse.
Il reparut, à l’heure dite, accompagné cette fois de tout son état-major, et livide, les yeux creux, les mains tremblantes, avec un mélange de fureur et d’effroyable désespoir, il s’écria:
—Je suis prêt, monsieur, à examiner les propositions de Son Excellence le maréchal von Eberhardt.
Tous baissaient la tête. Un seul, le vieux Soleiman-Pacha, général du 3e corps, Turc des vieux âges, frénétique, héroïque et fataliste, s’écria:
—Est-ce à dire que nous allons accepter une capitulation?
—Il n’y a pas d’autre ressource! fit Laufs d’un ton glacial.
Soleiman étendit la main vers les vitres bleues et clama:
—Il y a toujours des ressources pour qui consent à la mort!
V
Dans l’après-midi, les troupes austro-hongroises cernaient presque complètement l’armée ottomane, quoique, à l’arrière et sur les ailes, les effectifs d’enveloppement fussent relativement peu denses. Quelques régiments turcs et beaucoup d’infanterie montée avaient pu effectuer leur retraite—leur fuite plutôt—en temps utile. Mais vers midi, les fusils à longue portée des tirailleurs autrichiens et quelques batteries légères opposèrent un rempart de projectiles aux fugitifs. Une trentaine de mille hommes, aux deux ailes, demandèrent alors à se rendre. Le reste demeurait terré, attendant le soir.
A la suite d’une terrible discussion, quelques officiers turcs de l’état-major, excités par Soleiman-Pacha, avaient fait appel à des soldats kurdes et albanais pour arrêter leurs collègues allemands.
Après ce coup d’État, Soleiman avait hardiment pris le commandement de l’armée. Par des discours furieux, il avait persuadé la plupart des officiers mahométans que Laufs-Pacha était un traître et que l’armée pouvait être sauvée. Même, il tentait d’opérer une retraite de plein jour, mais il comprit promptement qu’il courait à un terrifique massacre, et il remit les opérations au soir.
Dès le crépuscule, il avait pris toutes ses dispositions. Elles étaient simples, barbares, primitives, mais par là même, pour une multitude réduite aux armes des anciens temps, les meilleures possibles. Trois issues furent choisies: la première entre deux hautes collines, à plusieurs lieues du champ de bataille, les deux autres aux flancs extérieurs de ces collines. Soleiman divisa son armée en trois corps, et fit indiquer soigneusement aux hommes les routes à suivre et les lieux de ralliement. Sur les conseils d’un aérostatier, quelques dirigeables servirent de phares, à l’aide de feux électriques verts, rouges et blancs. Les autres aéronefs et les avions devaient retarder les escadrilles aériennes de l’armée austro-hongroise.
Le soir tomba, aussi câlin, aussi délicat, aussi magnifique que le soir précédent. Les forges stellaires emplirent l’étendue des tissus tremblants de la lumière. Et toutes ces figures étincelantes à qui nous mêlons les profondes légendes hellènes et arabes, Wega, doucement vacillante sur la Lyre; Capella aux larges raies, Altaïr, Arcturus, Andromède, Persée, Ophiucus, Hercule, le Cygne, Pégase, palpitèrent sur un des grands drames de l’histoire humaine. Car, dès les ombres venues, l’armée ottomane s’était ébranlée, frénétiquement. Elle marchait, elle courait, aussi hasardeuse qu’une horde préhistorique; elle se précipitait au grand hasard sauvage, elle se sauvait à travers les ténèbres et la nature, guidée par l’immense et furieux instinct de la conservation.
Là-bas, trois groupes de lueurs, trois faisceaux de feux aériens s’élevaient, comme des phares au-dessus de la mer incommensurable, et c’était la seule direction, presque mystique, de ces troupeaux d’hommes. Au zénith,—on eût dit parmi les étoiles,—les aérostats et les aviateurs ottomans et autrichiens allaient se livrer une suprême bataille...
D’abord la fuite parut heureuse: Turcs, Kurdes, Albanais, Syriens, Arabes voyaient bien tomber les premiers obus, mais ces obus, venus de très loin, rares encore, causaient peu de mal. Puis, le bombardement s’épaissit; bientôt la fusillade des tirailleurs les plus proches commença de pleuvoir sur la multitude. Les hommes tombèrent par grappes. Du haut de collines et d’éminences, de larges nappes de lumière argentée dévoilaient et perçaient les masses fugitives. A mesure, l’orage de l’artillerie, l’averse affreuse des balles s’enflait, ruisselait de toutes parts à travers les chairs et les os. On entendit les clameurs plaintives, les appels farouches, les interjections hurlantes des blessés. Et l’immense multitude éparpillée ne s’arrêtait point. Malgré tant de milliers de morts, elle ne songeait qu’à atteindre la région salvatrice des phares. Même le prodigieux massacre de l’Approche quand, en cinq minutes, il croula plus de quinze mille hommes, ne put briser le colossal élan. Les Turcs arrivèrent au contact. Il y eut un corps à corps épouvantable. En un moment, dix mille Austro-Hongrois d’avant-garde, malgré la plus héroïque résistance, furent enveloppés, étouffés, écrasés, anéantis... puis la masse hurlante reprit sa course sous les étoiles...
Rien d’ailleurs ne devait prévaloir contre elle; l’instinct qui la portait, prodigieux mélange d’héroïsme et d’épouvante, persista jusqu’à ce qu’enfin l’armée ottomane fût sortie de la zone du tir, fût parvenue sous la lueur secourable des phares.
Dès lors, la retraite était assurée. Elle coûtait quinze mille morts, quarante mille blessés, vingt mille prisonniers. Mais le sauvage Soleiman n’en ramenait pas moins avec lui plus de cent cinquante mille soldats.
LE CONDAMNÉ A MORT
C’était ma première cause importante, raconta l’avocat Basseterre: elle fut l’origine de ma fortune et de ma renommée. L’homme qui m’avait accepté pour défenseur venait de commettre un crime ignoble. Il avait assassiné deux vieillards, les époux Maillot, avec des raffinements de férocité. La femme, ayant survécu aux coups de talon dont il lui laboura le ventre, il lui maintint la tête dans un feu de cheminée, un feu qui brûlait mal, jusqu’à ce qu’elle cessât de hurler, de râler et de panteler.
La face de cet assassin marquait assez bien son caractère. Elle était courte par le front et le nez, longue par le développement furieux de la mâchoire inférieure. Des yeux ronds, des yeux de mandrill, phosphoraient sous des sourcils en moustaches. Les bras se terminaient par des pattes cramoisies, dont les ongles poussaient avec une rapidité fantastique, et qui surprenaient par leur envergure. Son crime lui avait rapporté dix-sept francs, car les économies des vieux se trouvaient à la caisse d’épargne. Il ne pouvait être question, pour lui, de se repentir; il ne sentait pas son crime; il décelait à peu près exactement l’état d’âme d’un loup ou d’un léopard qui a dévoré sa proie. Mais comme à son âme de bête il joignait une mémoire d’homme, il regrettait de n’avoir pas recueilli un butin plus abondant et surtout de s’être laissé prendre. Tout de même, il gardait le souvenir d’une belle bordée, pendant laquelle dix litres de vin et maints petits verres d’eau-de-vie avaient exalté sa cervelle:
—J’ai bien rigolé, toujours! répétait-il avec un rire hargneux.
* *
Je remplis ma tâche du mieux que je pus. D’abord, Pierre Fourgues se montra plein de méfiance et de menace. Il ne me répondait pas, il fixait sur moi des regards presque homicides. Après quelques jours, il se rendit compte que j’étais positivement son défenseur et, une fois que j’avais une altercation avec le juge d’instruction, il eut une sorte d’aboiement et cria:
—Bath!
Ensuite il me donna sa confiance, il me fit même des confessions qui me gênaient et m’épouvantaient. Le jour du jugement, je plaidai avec chaleur. Je donnai mon homme comme une victime de l’incurie sociale; je dépeignis sa vie d’orphelin et de vagabond; je fis appel à la justice et surtout à la compassion des jurés. L’homme-bête, que le réquisitoire avait mis en fureur et qui, plusieurs fois, avait fait mine de bondir vers le procureur général, fut pris d’une émotion inouïe lorsque je parlai à mon tour. La prunelle dilatée, la bouche entr’ouverte, à chaque instant, il tendait vers moi ses mains captives ou poussait un grognement de reconnaissance. Quand j’eus fini, il beugla:
—C’est à la vie, à la mort!
Il écouta le verdict et la condamnation avec indifférence, soit qu’il comprît mal, soit que son intellect rudimentaire ne lui permît pas de s’intéresser à un avenir qui dépassait plusieurs journées.
Quand il fut à la Roquette,—car ceci se passe au temps de la Roquette,—il demanda fréquemment à me voir. Il m’accueillait avec des démonstrations qui ressemblaient assez à celles du chien qui revoit son maître. D’ailleurs, il ne s’inquiétait guère. Il savait que je m’occupais à obtenir sa grâce et il s’en rapportait à moi—sûr qu’en fin de compte, je réussirais à sauver sa tête. Seulement, il trouvait le temps long, car il avait l’habitude du grand air: sa cellule lui semblait étouffante et terriblement ennuyeuse, d’autant plus qu’il n’entendait pas grand’chose aux jeux de cartes...
Il ne me parla qu’à deux ou trois reprises de sa mort possible; il me disait alors:
—Sûr que vous viendriez me voir au dernier moment.
Je le lui promettais, résolu à tenir parole.
* *
Malgré mes efforts, sa grâce fut refusée. Et vers la fin d’une brumeuse nuit de novembre, je me trouvai près de la cellule du condamné avec la magistrature, l’aumônier, les gardiens et Deibler. Nous étions tous fort émus, même les gardiens. Le prisonnier dormait paisiblement: ses nuits, du reste, étaient bonnes. L’idée de son réveil nous faisait froid au cœur.
La porte s’ouvrit. Le sommeil du misérable était si profond qu’il ne s’en aperçut même pas. On pouvait voir son crâne sombre, sa face grise et la forme renflée de son corps sous les couvertures.
Un gardien le toucha doucement.
Il fit un geste vague, se tourna à demi et se frotta les yeux, en poussant un grognement. Puis, il se dressa sur son séant et nous regarda avec une évidente surprise, mais sans crainte:
—Quoi qu’y gna? grommela-t-il. C’est pas une heure pour déranger le monde.
Alors le procureur, tout pâle, murmura d’une voix tremblante:
—Pierre Fourgues, j’espère que vous aurez du courage... Votre recours en grâce est rejeté.
—De quoi? Rejeté? Qu’est-ce qui est rejeté?
Tout à coup, il comprit et devint grave:
—Du courage! ricana-t-il... On verra si qu’on en a.
Il se leva avec fermeté; il commença à s’habiller. Par moments, il jetait un regard sommaire autour de lui. Jusqu’alors, il ne m’avait pas reconnu: je me tenais peureusement caché derrière les autres. Mais, brusquement, il m’aperçut et un vague sourire crispa sa lèvre:
—Pardon, excuse! s’écria-t-il, je vous avais pas vu... je suis bien content!
Il tenait sa veste à la main, il me regardait dans les yeux avec un mélange de confiance, d’affection et de stupeur:
—C’est-y vrai, ce que dit cet autre? demanda-t-il.
—C’est vrai, balbutiai-je d’une voix anéantie, mais je suis sûr que vous ne faiblirez pas.
—Moi, faiblir! Ah ben!...
Il me tendit les mains en grommelant:
—J’oublierai jamais ce que vous avez fait pour moi.
Après quoi, il passa sa veste. Sans doute, sa conscience obtuse ne réalisait pas encore complètement l’événement. Aucune menace n’émanait de la contenance des visiteurs: il devait se figurer que l’exécution était précédée de quelque cérémonie brutale ou terrible.
Il me demanda encore:
—C’est tout de même pas pour la Veuve qu’y viennent?
Je fis un signe de tête. Soudain, il se rendit un compte exact de la situation. Sa mort, qu’il n’avait jamais bien imaginée, lui apparut comme elle apparaît au fauve terrassé. Il claqua des dents; ses oreilles blanchirent. Néanmoins il crâna:
—On montrera qu’on a de la moelle.
En ce moment, on le toucha légèrement à l’épaule. Il fit un bond de côté, une épouvante immense le tordit et il cria:
—Je veux pas... au secours... je veux pas!
Il courait autour de la cellule; deux hommes le saisirent, mais ses cris s’étaient transformés en un long hurlement, un hurlement de loup au fond des bois. Tout à coup, d’un effort terrible, il se dégagea, écarta l’aumônier, repoussa le procureur et se jeta sur moi. Il m’avait saisi dans ses bras, il m’étreignait avec un tremblement affreux, son visage se cachait dans mon cou comme le visage d’un enfant et il sanglotait:
—Sauve-moi!... Sauve-moi!... Sauve-moi!...
Il est tout à fait impossible de vous dépeindre l’épouvante de cette minute. J’avais l’impression que l’assassin était devenu un être de ma race, un être de mon sang; un goût affreux emplissait ma bouche; j’avais les entrailles tendues comme des cordes; et mon cœur tantôt grondait comme un torrent, tantôt se taisait dans une défaillance...
Je me souviens que des larmes chaudes coulaient des yeux de l’homme dans ma nuque...
Je n’en pouvais plus, j’allais m’évanouir, lorsque les aides du bourreau s’emparèrent violemment de la victime et l’emportèrent, pantelante, à travers le corridor.
Quant à moi, je demeurais là, anéanti, avec le sentiment d’une horreur irrémissible que je partageais avec les juges, les geôliers, le bourreau et toute la société...
* *
Depuis, continua Basseterre, avec un étrange sourire, je lutte pour la vie des criminels avec une rage furieuse, je mets à sauver leur tête quelque chose de l’ardeur que je mettrais à sauver la mienne... Mais je n’ai plus jamais eu le courage de rendre visite à aucun de mes clients à l’heure formidable où Deibler examine la Veuve.
HISTOIRES DE BÊTES
—Sans doute! sans doute! acquiesça Henri Delatour, l’individualité est moins prononcée chez les animaux que chez les hommes, mais ne dites pas qu’il n’y a pas de vives différences entre bêtes de la même sorte, voire de la même famille. J’ai eu, maintes fois, l’expérience du contraire et je vais vous donner deux exemples: il me serait aisé d’en donner davantage.
* *
Lorsque j’habitais Londres, à l’extrémité du faubourg de Clapton, j’eus maille à partir avec les surmulots. Ces ignobles rongeurs vivaient dans des trous inexplorables, qui communiquaient mystérieusement avec ma cave. La nuit, ils envahissaient la cuisine et le breakfast parlour; ils cambriolaient le pain, le sucre, la viande; ils déployaient une ténacité et une ruse effarantes.
J’étais jeune, je croyais aux vieilles fables où l’on voit Raminagrobis détruire des légions de rats, sans songer qu’il s’agissait des bons vieux rats noirs chassés actuellement au fin fond des campagnes désertes. Ceux qui dévastaient ma demeure étaient les terribles surmulots, qui finiront par faire écrouler nos grandes villes, si l’on n’y prend garde. J’achetai naïvement des chats. La plupart s’écartaient avec soin du chemin des rongeurs; d’autres, après quelques simulacres de guerre, laissaient la place à des ennemis trop redoutables. A la fin, pourtant, il vint un chat blanc, plaqué de roux, qui montra une humeur différente. Rien ne le différenciait extérieurement de ses congénères. C’était comme eux un bon chat de Londres, tel qu’on en voit courir des myriades sur les murailles des jardins. Et, cependant, il se montrait aussi hardi que les autres se montraient pusillanimes.
* *
Dès la première nuit, il entreprit la lutte. Elle fut terrible. En une semaine, il terrassa neuf rats et montra plus de quinze plaies. Loin d’être abattu par les morsures, il semblait plus surexcité après chaque rencontre. Et si l’ennemi avait été moins nombreux, il aurait certainement triomphé. Mais, selon la parole du grognard: «Ils étaient trop!» Un samedi, il livra sa bataille décisive. Ce fut Waterloo. Au matin, je le trouvai mi-mort, tout couvert de son sang et de celui des surmulots. Six cadavres gisaient autour de lui. Je fis venir un vétérinaire: tous les soins échouèrent. Après trois jours de souffrance, l’héroïque bête entrait en agonie. C’était vers le déclin du jour. Le pauvre félin, couché dans un grand panier plat, pantelait, déjà «parti», à ce qu’il semblait.
Brusquement, un craquement se fit entendre, en bas, dans le corridor qui menait à la cuisine. Le moribond se dressa, une lueur de fièvre parut dans son grand œil jaune; d’un élan, il se précipitait, dégringolait les marches... et je pus, penché sur la rampe, le voir, aux prises avec un énorme surmulot... Ce ne fut pas long. Malgré sa souffrance et sa faiblesse, en une minute, le chat égorgeait son adversaire, puis, épuisé comme un héros qu’il était, il mourut sur son dernier champ de bataille.
* *
L’autre exemple est encore plus typique. A cette époque, j’habitais la Sologne. J’avais reçu en cadeau deux chiens de médiocre taille, deux frères, nés le même jour, et aussi pareils de robe, d’allure, de structure, qu’il est possible. Ce qui ne les empêchait pas d’avoir des caractères fort différents. L’un, Briscard, était léger, étourdi, caressant, égoïste; l’autre, Muffat, se montrait sérieux, vigilant, plutôt réservé et d’un dévouement admirable tant à son maître qu’au domaine. Je les aimais l’un et l’autre sans excès. Nous faisions ensemble de longues courses à travers la forêt de Fontargues, qui est une des vieilles forêts de là-bas: on y montre un chêne du temps de la première croisade. Cette forêt avait abrité de nombreuses générations de bandits; mais, au temps où je la parcourais, elle ne passait point pour dangereuse: tout au plus recélait-elle des sangliers grognons et les derniers loups du terroir. J’y passai peut-être les meilleurs moments de ma vie. Car j’ai tout à fait l’âme qui s’accommode à l’antique nature, et, fors l’amour, je ne connais rien de plus passionnant qu’une sauvage futaie, un lac étreint de végétaux, un crépuscule ouvrant ses fournaises sur des collines désertes.
* *
Un matin, nous étions partis dès l’aube. Nous avions visité le trou de Clémorne, immense combe semée d’eaux stagnantes; nous marchions sous les grands hêtres, lorsque deux hommes surgirent dans la pénombre. Je n’eus aucune méfiance.
Muffat et Briscard, après un aboi bref, se tenaient sur leurs gardes. Les survenants firent mine de passer à gauche tandis que j’obliquais légèrement à droite, et brusquement l’attaque se produisit. Elle était si imprévue qu’en même temps que j’esquissais un premier geste de défense j’étais saisi à la gorge et aux bras. L’issue ne me paraissait pas douteuse: j’allais bel et bien être étranglé dans le plein de la jeunesse. Je crois inutile de vous dire que j’en étais fort marri et voire épouvanté. Je me débattais de mon mieux—mais sans autre résultat que de retarder l’événement... Toutefois, je comptais un peu sur mes chiens. Briscard, tout tremblant sur ses pattes, grognait, aboyait, mais gardait ses distances. Quant à Muffat, il arrivait. En quelques bonds, il fut proche. Puis il me parut qu’il hésitait—en quoi je me trompais grandement: en chien qui a de la tête, il calculait son attaque. Elle fut aussi foudroyante que celle des bandits. Ce chien, peu taillé pour la lutte, bondit sur le dos d’un des assaillants et lui ouvrit une carotide de deux coups de dents formidables. Le sang de l’homme gicla en jet de fontaine et Muffat, avec un instinct supérieur, l’abandonna et sauta sur le second agresseur: c’était celui qui me tenait à la gorge. En sentant les crocs de la bête, il me lâcha... Je fis quelques pas, en chancelant, puis, ranimé par un grand flot d’air, j’atteignis mon revolver et courus au secours du chien.
Une minute plus tard, un des bandits pantelait, la tête trouée de trois balles, tandis que l’autre, affaibli par la perte de son sang, s’écroulait sur la mousse.
Muffat, qui n’avait pas même une égratignure, me léchait les mains, avec autant de naturel et de modestie que s’il revenait d’un petit tour dans les communs du manoir. Encore épeuré, Briscard aboyait dans la pénombre.
* *
—Vos exemples ne m’étonnent guère, remarqua l’entomologiste Pignart, après une pause. Je me suis particulièrement occupé, cette saison, de la combativité chez les insectes. Et j’ai pu me convaincre que chez ces bêtes les différences individuelles existent aussi bien que chez les mammifères.
Il y a des guêpes héroïques et d’autres relativement couardes, des carabes qui se laissent tuer plutôt que de céder à un ennemi plus vigoureux, et d’autres qui flanchent dès qu’ils ne se sentent pas de force. Si nous pouvions voir les choses de près, nous nous apercevrions que, même chez les plus humbles créatures, autant d’individus, autant de caractères... Sans compter que chaque être vivant subit encore des variations qui rendent parfois l’appréciation de son tempérament bien délicate: une bête, tout comme un homme, est lâche un jour, courageuse l’autre; irascible à telle heure, aimable à telle autre... Bâtissons des systèmes et construisons des règles—puisqu’il n’y a pas moyen de s’orienter autrement—mais n’y croyons jamais qu’à demi!
UN SOIR
J’étais venu passer trois jours dans ma bicoque de Grannes, raconta Tarade, et le soir de mon arrivée, je me dis que j’avais fait une sottise. Depuis près d’un an, le pays n’était pas sûr: on avait dévalisé bon nombre de maisons isolées et, par surcroît, mis à mort une demi-douzaine de personnes. Cela me donnait à réfléchir. La bicoque était solitaire et ne brillait pas par la solidité: les serrures se rouillaient, la vermoulure rongeait les portes. Il aurait fallu la faire réparer vigoureusement, mais j’y venais si peu! Puis, trois jours sont vite passés. C’est, du moins, ce que je me disais au départ, mais à présent, dans le soir sinistre, avec les ruades de la rafale, une seule nuit me semblait démesurément longue. Je regrettais de n’avoir pas retenu la mère Grondeux, qui faisait provisoirement mon ménage, avec le père Grondeux, homme déjà vieux, mais encore d’attaque. J’y avais bien songé, mais on a son amour-propre: je ne voulais pas qu’on me prît pour un poltron...
Dans les péripéties du départ, j’avais oublié mon revolver, un beau revolver à balles blindées, dont je me servais avec quelque adresse. Pas d’autre arme que la hachette, une trique, la broche... Ce n’est pas avec cela que je tiendrais en respect des bandits bien armés, à qui l’isolement de la bicoque et la rafale permettaient d’user sans risque des armes à feu.
«Oui, rêvais-je, c’est idiot!... Ils me tueraient comme un porc.»
Je me demandais s’il ne vaudrait pas mieux mettre mon manteau et aller dormir là-bas, à l’auberge de la Bécasse, lorsqu’on frappa à la porte principale:
—Les voilà! murmurai-je.
Mon cœur se serra tellement que je crus perdre le sens, puis il me vint une sorte de calme sinistre. Je dus penser à beaucoup de choses; je ne me souviens que de mon idée finale, et encore était-ce une idée? Quoi qu’il en soit, je me dirigeai vers la porte et criai:
—Qui va là?
—Des voyageurs perdus, répondit une voix rauque, et qui voudraient bien se reposer un petit moment.
Je percevais très bien une ironie macabre mêlée à un accent mi-plaintif.
—Je ne voudrais pas être à votre place, répondis-je, par cette sacrée pluie. Le temps de tirer le verrou, et vous passerez ici la nuit, si ça peut vous faire plaisir.
Je tirai le verrou avec décision; puis, ayant tourné la grande clef, j’ouvris la porte au large. La lueur rougeâtre de la lampe me montra quatre personnages diversement ficelés. L’eau ruisselait de leurs chapeaux de paille.
—Ah! bien! dis-je... vous êtes salement trempés. Un coup de vin ne vous fera pas de mal. Entrez! Entrez!
Ils s’entre-regardèrent avec un air sournois et étonné. Puis, l’un d’eux, trapu, une face d’assassin, répondit:
—Vous êtes bien honnête.
Et il entra, tout de suite suivi par les trois autres. Ce moment aurait dû être effroyable. Pourtant, je ne crois pas, ni par un seul geste, ni même par un mouvement de physionomie, avoir trahi la moindre inquiétude. Le sentiment de la fatalité m’apaisait. Aucun mahométan, j’en suis sûr, n’a jamais connu plus pleinement que moi à cette minute, l’acceptation de l’inévitable. J’indiquai aux hommes des patères pour suspendre leurs chapeaux, et je remarquai, alors seulement, que deux de mes hôtes portaient un petit sac de toile: évidemment les sacs aux outils...
—Vous avez peut-être faim? fis-je avec rondeur. Je n’ai malheureusement pas grand’chose à vous offrir: du pain, un reste de rôti, quelques tranches de jambon, deux ou trois bouteilles de vin...
L’homme à tête d’assassin me considéra avec attention; puis il grommela:
—On vous remercie! On sera très content de ce qu’y a.
Déjà, je les avais introduits dans la salle à manger, et je sortais du buffet les provisions annoncées. Les survenants s’assirent d’un air embarrassé. Il y en avait un long, à moitié chauve, avec des canines de loup et des yeux jaunes, qui soufflait du nez. Un petit, l’épaule droite plus haute que l’autre, un museau de rat, dardait de toutes parts un regard soupçonneux. Le troisième montrait une face énorme, un mufle d’hippopotame aux babines en biftecks. Enfin, le dernier, le plus sinistre, le seul qui eût parlé jusque-là, exhibait deux vastes pattes et un visage carré, aux pommettes en cônes, aux maxillaires saillants. Ils eurent deux ou trois fois des gestes suspects, aussitôt réprimés. L’homme à tête d’assassin dit, péremptoire:
—On ne vous prive pas?
—J’aurais seulement voulu qu’il y eût davantage, ripostai-je.
—Alors, mangeons, dit-il sévèrement aux camarades... On a beaucoup marché, on a faim.
Ils mangèrent avec une voracité de brutes. Puis, le personnage à moitié chauve demanda, avec un ricanement:
—Vous êtes seul, ici?
—Oui, fis-je, tout seul.
—Ça serait rudement commode pour des malfaiteurs!
—Ce serait encore plus commode quand je n’y suis pas! Et je n’y suis jamais. D’ailleurs, il n’y a pas grand’chose à prendre.
—Justement! susurra le petit au museau de rat. Mais quand vous y êtes, y a vot’ portefeuille.
Je me mis à rire:
—Pas ce soir, en tout cas... ni demain... ni jusqu’après mon départ. Savez-vous ce qu’il y a au juste dans la maison?
—Non, fit avidement le mufle d’hippopotame.
—Cinquante francs et quelques sous...
—Vous dites ça!
—Je l’affirme.
Tous les yeux se tournaient vers moi. Et je vous prie de croire que c’était une immonde collection d’yeux. L’homme au mufle d’hippopotame avait un geste sournois, celui aux canines de loup soufflait plus fort, le petit contractait terriblement son museau de rat.
—Vous le parieriez? fit celui-ci.
—Je parierais les cinquante francs contre cent sous! répliquai-je avec flegme.
Je suis certain qu’ils me crurent. Mais une cupidité fauve n’en demeurait pas moins empreinte sur leur visage. Seul, l’homme au masque d’assassin semblait impassible. Il tint fixées sur moi ses prunelles phosphorescentes, puis il grommela, avec une sourde menace:
—Pourquoi qu’on ne ferait pas une partie de cartes?
Ce disant, il tira de sa poche un vieux jeu, ignoble et gras.
—J’ai aussi des haricots! déclara-t-il. Ils vaudront chacun vingt sous. Ça va-t-il?
Il exhiba un petit sac de cuir tout rongé et en sortit des haricots rouges, ridés par l’âge:
—Ça va très bien, acquiesçai-je. Je n’ai pas sommeil et j’aime autant une partie de cartes qu’autre chose.
—Alors, ça sera une manille. Moi, je serai avec celui-ci, et vous avec cet autre, continua-t-il en désignant l’homme aux canines et le petit... Tant qu’au cintième, y se reposera.
Mes convives expédièrent leurs dernières bouchées; la partie commença... Elle fut assez longue, malgré le truquage évident du jeu et ma bonne volonté. Et onze heures sonnaient au petit coucou de la cuisine lorsque, me trouvant en perte de quarante-cinq francs, je déclarai:
—Je commence à me sentir fatigué... Et si vous le voulez bien, nous nous en tiendrons là.
—Si ça vous est égal de finir en perte! fit l’homme au visage d’assassin avec un rire rauque.
Pour toute réponse, je mis la main à mon gousset et je disposai deux louis, plus un écu de cinq francs, sur la table. Les gueules eurent chacune leur genre de sourire. L’homme à tête d’assassin empocha paisiblement l’argent, tendit l’oreille et dit:
—V’là la pluie qui a cessé... On peut se remettre en route.
Il fit un signe impératif. Ses compagnons se levèrent en silence et se dirigèrent vers le corridor.
Alors, lui, me fixant de ses yeux féroces:
—T’as bien fait ça! dit-il à voix basse. Et je sais que tu n’es pas un bavard. Les bavards, vois-tu, j’ai remarqué que ça ne vit pas longtemps!
Il me tendit sa main énorme, et, ma foi, j’y mis la mienne avec la joie terrible d’un homme qui échapperait aux griffes du tigre...
—C’est promis! dit encore le brigand. Et merci!
J’écoutai leurs pas décroître dans la nuit. La vie me parut fraîche, prodigieuse, éternelle...
L’ALLIGATOR
Lorsque je cherchais ma destinée sur la terre libre, raconta James Springbush, je rencontrai un matin Joe Kennedy au bord du fleuve. Joe ramenait du désert sa fille et un compagnon taciturne, qui regardait le ciel et la terre avec méfiance. Les deux mâles cachaient des pépites d’or dans leurs ceintures, comme je l’ai bien su plus tard. Tous trois avaient connu la férocité des éléments et l’embûche des hommes: ils revenaient vainqueurs. Il y avait du bonheur sur eux, l’âpre et dur bonheur qu’on a arraché aux vents, au soleil et à la pluie.
Kennedy avait un visage sec d’Écossais, rude et attentif, des yeux qui sondent la terre et des bras qui manieraient encore la hache, quand même il atteindrait l’âge de Gladstone.
Le compagnon, plus jeune de vingt ans, et qui se nommait Marble, montrait une tête longue, des traits roides et des prunelles terriblement vigilantes. Quant à la fille, l’air et la forte lumière l’avaient hâlée. Mais c’était une teinte fine, qui convenait aux longs yeux flammés, aux lèvres rouges comme la vigne-vierge en automne, à la chevelure paille d’épeautre; elle avait l’allure des oréades; le sang qui coulait en elle était aussi frais que la jeunesse du monde.
J’eus le sentiment que ces trois êtres emportaient avec eux tout ce que je cherchais éperdument et ne trouverais peut-être pas dans mon bref pèlerinage. Et j’enviai terriblement Marble lorsque, au détour de la conversation, je compris qu’il était fiancé à la belle fille. Puis, ayant mangé avec eux le pemmican, la tortille de maïs et bu l’eau du fleuve, je repartis à l’aventure. L’heure suivante, mon sort, à ce que je croyais, ne devait jamais rejoindre le leur.
Quoique je me dirigeasse assez proprement, je commis une ou deux erreurs de marche en voulant couper la boucle du fleuve, si bien que le deuxième jour, vers le crépuscule, je revis Marble et la fille aux longs yeux. Ils étaient debout, auprès de l’eau verte à l’ombre et orange au soleil; l’homme avait l’air grave, la girl était pâle et tragique. Quand je fus proche, ils se tournèrent; Marble me considéra en sa manière ennemie. Puis ils m’apprirent que le vieux était mort. Il avait voulu prendre un bain dans une crique; un énorme alligator, fils de reptiles préhistoriques, l’avait saisi à la cuisse et l’on n’avait pu repêcher que la moitié du cadavre.
—Je massacrerai la damnée vermine! s’écriait Marble.
Je vis bien qu’il parlait ainsi pour Harriet Kennedy, parce qu’il l’aimait et que l’amour porte à l’héroïsme.
Comme le soir allait venir, j’obtins de passer la nuit près de leur bûcher. Nous soupâmes ensemble d’une outarde, au clair du feu et de la lune. La vie s’élevait pleine et magnifique, avec l’odeur de l’eau, de l’air et des herbes. Tout était jeune, l’âme s’emplissait de rêves: cette jeune Harriet fut l’image de ce qui est bon et passionnant sur la terre.
Alors, je songeai avec mélancolie à mon existence incertaine et pauvre. Qui sait si je n’errerais pas jusqu’à ma vieillesse, misérable et sans amour, ou si la mort ne me guettait pas au tournant des collines!... Et cette fille brillante, que j’aurais pu toucher en avançant la main, elle était aussi lointaine que l’étoile qui se levait au ras de l’horizon...
* *
Il arriva qu’Harriet, épuisée de chagrin, s’étendit sur un monceau d’herbe bleue et s’endormit. Marble considéra avec une ardeur jalouse la lueur du visage et des cheveux. Il secoua la tête avec une brusque confiance et murmura:
—Elle sera ma femme!
La clarté du feu dansait sur sa face rude. Il médita un moment, puis il reprit:
—Si je pouvais seulement massacrer l’alligator!
—Comment le reconnaîtrez-vous? fis-je.
—A sa taille, compagnon. Il ne doit plus y en avoir d’aussi grands.
Il se leva, il se dirigea vers le fleuve, il regarda longtemps au large, vers un îlot où poussaient deux vernes et de la broussaille. Brusquement, je le vis qui rejetait ses vêtements et entrait dans l’eau, son couteau bowie aux dents. Je courus au rivage: le corps blanc de l’homme nageait vers l’îlot, une masse grise remua, qui semblait un tronc de saule. Des épaves s’interposèrent; puis j’entendis un long cri, terrible, qui avait le son de l’agonie. Et il n’y eut plus rien, le fleuve roulait intarissable sous les astres... Je fis d’ailleurs ce que je pus pour repêcher Marble, j’exposai même ma vie, mais son corps ne se trouva jamais plus...
* *
Ainsi j’étais seul dans le désert avec Harriet Kennedy et les ceintures des morts, pleines de pépites. Après des journées et des journées de marche, on ne rencontrerait probablement pas un seul homme. Nous étions deux créatures humaines avec les fauves, la savane, le fleuve et le vent. Tout le destin était retourné. Il avait suffi d’une bête obscure pour remettre entre mes mains la fille et l’or dont me séparaient hier deux hommes redoutables et toutes les choses sévères que ceux de ma race respectent. Toutefois, j’étais loin encore d’Harriet. Mais les jours s’accumulèrent. Nous mêlions notre fatigue, nos luttes et nos soucis. Je cherchais la proie, j’assemblais le bois du campement, nous dormions auprès du même feu: un lien se formait entre nous, qui avait la force immense des choses primitives. Si bien qu’un matin, alors que les villes étaient encore lointaines, nous connûmes que nous ne nous séparerions plus. Nous le connûmes sans une parole ni un baiser, car le désert était autour de nous et il fallait respecter la fille qui dépendait de ma force et de mon courage; mais notre amour était aussi solide que le granit.
* *
Je suis de ceux dont la vie est bonne. J’ai l’amour, la fortune et de beaux enfants. Pourtant l’orgueil n’a pas touché mon cœur. Je sais mieux que la plupart des hommes la force terrible des circonstances. Tout mon sort n’eût-il pas été changé si un reptile, perdu dans la nuit des bêtes, n’était sorti de l’œuf que sa mère avait pondu au bord d’un fleuve sauvage?
L’ONCLE ANTOINE
Lorsque Antoine Malavaine atteignit sa cinquantième année, l’existence ne lui était point défavorable. Il avait conquis soixante mille livres de rente dans la République Argentine, et il prenait sa retraite. C’était un homme qui ne s’ennuyait pas avec lui-même, condition expresse pour goûter le repos. Le domaine qu’il s’offrit en Seine-et-Oise comportait les herbes, les eaux, les grands arbres et les fleurs, qui sont l’ambiance naturelle du bonheur. Antoine Malavaine fit connaissance avec les mésanges, les fauvettes, les geais, les rouges-gorges, les piverts et même ces vieux rossignols dont les hyperboles des poètes n’ont pu détruire le charme. Il connut aussi les lapins au clair de lune, les lièvres épouvantés, quelques biches menées par un cerf au front duquel poussait un petit arbre. Et rien que d’entendre chuchoter les peupliers, murmurer les hêtres et gémir les chênes, il retrouvait la fraîcheur de son enfance. Comme il appréciait par ailleurs le charme d’une cuisine odoriférante, qu’il n’avait ni la goutte, ni le diabète, ni l’artério-sclérose, et que la crainte de l’avenir lui était inconnue, il pouvait faire la pige aux personnages les plus joviaux de l’histoire et de la fable.
* *
Cette vie simple se compliqua. Un mardi du mois de mai 1887, un télégramme survint, libellé avec laconisme:
«Beau-frère Rivoir mort subitement.»
Rivoir habitait le Havre, où il exerçait divers négoces maritimes. Il y avait entre lui et Antoine une vieille rancune. Née de vétilles, elle s’était accrue de vétilles. Rivoir, personnage maniaque, exécrait Malavaine pour sa chance, qu’il qualifiait d’immorale. Après la mort d’Alice, sœur d’Antoine, la rupture fut définitive. Rivoir, cependant, tirait tous les diables par la queue; il aurait, s’il l’avait voulu, reçu des subsides du beau-frère: plutôt fût-il mort de faim que de les accepter.
Il laissait un fils de douze ans, que Malavaine n’avait vu qu’au berceau. Et, quelque sentiment qu’on ait de la famille, comment s’intéresser à des créatures dont on ignore la silhouette?
Le télégramme dirigea Antoine vers le Havre, d’où il rapporta l’homoncule. Le petit Maurice était un boy frais, entre le blond et le châtain, avec des yeux ordinaires, un nez ordinaire, une bouche ordinaire, et des oreilles disposées à la gauche et à la droite du crâne. Ni vif ni lent, ni actif ni paresseux, point bête et point génial, il devait avoir toute sa vie l’avantage, rassurant après tout, de ne point épater ses contemporains. Aussi bien n’épata-t-il pas son oncle. Mais il en fut aimé. Et cette tendresse, pour n’avoir pas été un coup de foudre, n’en fut que plus solide et plus constante.
Pendant les six années qui suivirent la mort de Rivoir, la présence de l’homoncule ne diminua pas le bonheur d’Antoine. A la vérité, il s’égaya moins du côté des chardonnerets, des mésanges, des rossignols, des lapins et du cerf dix-cors; il savoura moins la grâce des bouleaux et la rudesse des ormes, mais il prit plaisir à voir pousser le neveu. Il y eut bien une rougeole, cinq ou six grippes et quelques équipées du jeune drille: elles furent compensées par cette jouissance étrange que nous trouvons à donner la becquée au prochain qui n’a pas cessé de croître.
A cet égard, l’oncle Antoine se découvrit une vocation profonde. Plus il faisait pour le présent et l’avenir de son jeune hôte, plus aussi il éprouvait une tendresse qui, deux années après la venue de l’orphelin, était devenue paternelle et même maternelle. Il donnait sa peine, son temps, ses soucis, son argent, avec passion. Bientôt, il ne lui fut plus possible d’être tranquille lorsque le gosse souffrait d’une douleur physique ou d’une contrariété morale.
Maurice le savait bien. A dix-huit ans, il désira continuer ses études à Paris et l’oncle quitta la campagne. A dix-neuf ans, il eut une maîtresse chère et l’oncle casqua. Quand, enfin, le neveu prit femme, Antoine divisa sa fortune en deux parts égales, l’une pour le nouveau ménage, l’autre pour lui-même.
Il y eut une pause. Pendant un bon lustre, le jeune Rivoir se contenta des joies de la famille. Il lui vint un fils, il lui vint une fille, qui accrurent le champ de la tendresse de Malavaine.
C’est alors que Maurice commença à être pris du désir d’augmenter sa fortune. Ce fut peut-être l’unique fois que ce garçon s’acharna à quelque chose. D’ailleurs, sa passion ne revêtit aucun caractère hâtif ni fiévreux. Il se mit en quête de diverses combinaisons, dont il rejeta les premières, puis il s’engagea dans une affaire de mines espagnoles et une affaire de houillères belges, qui avaient une physionomie engageante. Ni sa femme ni son oncle ne furent mis au courant. Et, d’abord, tout alla fort bien. Le cours des actions belges ne tarda pas à s’accroître de soixante pour cent; celui des actions espagnoles doubla. Maurice allait, par une vente sage, dégager le capital et ne laisser que les bénéfices, lorsque la justice mit son nez brutal dans les papiers de M. Beauchêne, le promoteur des deux entreprises. Elle y mit le nez, et cela suffit. En vain, comme il était vrai, M. Beauchêne accusa-t-il des concurrents véreux, en vain offrit-il des garanties indiscutables. En deux jours, les mines espagnoles perdirent les trois quarts de leur valeur et les houillères belges dégringolèrent au-dessous du prix d’émission.
En suite de quoi Maurice Rivoir vit ses revenus maigrir lamentablement. Quinze mille francs de rente étaient enterrés sous la terre ibérique et dans les sous-sols du Hainaut.
Maurice se disait avec rage:
«Tout cela ne serait pas arrivé si l’oncle Antoine avait été plus large!»
Il ajoutait, parlant à sa femme:
—Qu’a-t-il besoin, à son âge, de vingt-cinq mille francs de rentes?
Il se dispensa de faire entendre aucune parole analogue à Antoine, mais il geignit tant et si fort que celui-ci finit, avec un soupir, par détacher trois cent mille francs du capital qu’il s’était réservé.
Ce geste créa d’abord une situation confortable. Puis Maurice et sa femme s’avisèrent que, somme toute, l’oncle jouissait encore de douze mille livres de rentes. Évidemment, on ne pouvait pas les lui demander: d’ailleurs, ils reconnaissaient qu’il avait agi avec un certain chic. Tout de même, ces douze mille francs accroîtraient joliment leur bonheur! Ils étaient jeunes, ils avaient des enfants... l’oncle atteignait ses soixante-sept ans!
Antoine finit par s’apercevoir qu’on le trouvait encore bien riche. Il hésita pendant quelque temps. Puis, saisi de crainte à l’idée qu’on pourrait désirer sa mort, il résolut d’en finir une fois pour toutes. Donc, il divisa ce qui lui restait en trois parts: deux pour Maurice et ses petits enfants, une pour lui-même. Il plaça cette dernière en rentes viagères.
«Là! songeait-il... Maintenant, on n’attendra pas mon héritage... on m’aimera pour moi-même.»
Comme, à cause de son âge, la compagnie d’assurances lui servait un gros intérêt, il avait toujours douze mille livres de rentes. Il n’en dépensait pas la moitié et faisait de nombreux cadeaux et des dons en argent à sa famille. Ainsi avait-il la joie de se voir accueilli avec un extrême empressement et de pouvoir se dire:
«Si désormais on souhaite quelque chose, c’est que je devienne centenaire!»
Un jour, il tenait ce raisonnement agréable, tout en se promenant par le jardin des Rivoir. C’était en juillet. La vieille nature faisait une débauche de verdure, de corolles et de fruits. Et l’oncle Antoine, heureux, s’étant assis à l’ombre, rêvassait. Des pas craquèrent sur le sable. Il entendit les voix de son neveu et de sa nièce. (Ils étaient invisibles pour lui comme il était invisible pour eux.) La nièce disait:
—Mais non! Mais non!... L’oncle est un vieux chien! Il a son bas de laine... On ne me trompe pas, moi...
—Crois-tu? demanda une voix avide.
Et Antoine, avec un grand froid au cœur, sentit qu’on attendait sa mort tout de même.
AU FOND DES BOIS
—Pourquoi je ne me suis pas marié? fit Dareaux. C’est simple, fantasmagorique et épouvantable.
Il taillada avec son canif une vieille règle, puis, poussant un soupir:
—Ça se perd dans la nuit des âges. J’avais vingt-cinq ans et je percevais les impôts dans un maigre bureau, au fond d’un maigre canton. La besogne n’était pas très absorbante. Elle me laissait le loisir de rêver et de courir du pays. J’aimais la profondeur des bois et «leur vaste silence». J’aimais aussi Mlle Mariette Dieutegard, la fille de maître Dieutegard, qui avait du foin dans ses bottes et qui, tout en exploitant merveilleusement ses terres et son bétail, prenait la vie par sa face joyeuse. Mariette Dieutegard ressemblait à cette Mme de Pourtalès qui jeta une lueur si fine à la cour de Napoléon III. Sa grâce native avait été affinée au couvent des Dames de la Vierge-Noire. Elle y était devenue tout à fait charmante. Il me suffit de la voir pour que son image ne cessât de se superposer aux petites feuilles menaçantes dont je gratifiais messieurs les contribuables. Et la chance voulut qu’elle n’eût guère à choisir qu’entre Jacques de Meschien, le fils du hobereau, et moi-même. Or, Jacques était brèche-dent, bec-de-lièvre et bancroche au point que, même lorsqu’il joignait les talons, un chien de bonne taille pouvait passer par l’ouverture. De plus, il manifestait à la fois une sottise prolixe et une humeur bluffeuse qui le rendaient intolérable. Quant aux fils de cultivateurs, Mariette ne pouvait plus guère s’accommoder de leurs personnes, non par vanité, mais parce que les hommes du terroir sont rudes et mal embouchés.
J’avais donc bien des chances, malgré ma chétive fortune. Et maître Dieutegard, me sachant de l’avenir dans l’administration et des «espérances», laissa faire le sort. Cette lumineuse Mariette m’accueillait sans défaveur. Elle était naturellement judicieuse, quoique tendre, et se méfiait des surprises. Physiquement, je n’étais pas désagréable. Pas très beau, non, mais bien planté, les yeux clairs, les cheveux drus, et assez élégant. Par surcroît, j’ose le dire, un caractère supportable: pas querelleur, pas tatillon, pas encombrant et de nature joyeuse. Un bon loulou.
Jour par jour, je fis mon chemin dans le cœur de la jolie fille. Le jour vint où nous célébrâmes nous-mêmes nos fiançailles. C’était à l’automne. Nous étions sur la route du bois de la Hesbaigne, un antique bois de chênes où l’on mène encore les porcs à la glandée. L’heure était indécise et féerique. A travers des nuages de lait et de perles passaient, par intermittences, de grands rais tièdes. Nous cheminions dans un paysage de vieille France, émus de tous les songes de la jeunesse. Timidement, j’avais pris la main de Mariette. Elle ne l’avait pas retirée. Pour la millième fois je tâchais de définir la douce préférence qui me gonflait le cœur, et elle, pour la première fois, s’appuyait contre mon épaule. Enfin, à l’ombre des grands chênes, nos bouches se dirent ce que des milliards de bouches se sont dit depuis l’origine des hommes. Puis Mariette voulut être seule. Elle était confuse. Elle n’osait plus me regarder.
—Venez ce soir, dit-elle... mon père vous attendra.
* *
Il fallait lui obéir. Je m’en fus vers les futaies profondes, l’âme aussi triomphante que si j’avais fait la conquête de la Chine. Je me souviens de m’être assis, littéralement «recru de bonheur», sur la racine d’un chêne centenaire.
* *
Combien de temps restai-je là? Peut-être dix minutes, peut-être une heure. Je n’avais plus aucun sens de la durée; la joie abolissait l’ambiance.
Brusquement un cri traversa l’espace. C’était un cri sauvage, un cri d’excessive douleur ou d’extraordinaire épouvante. Il n’avait pour ainsi dire aucune individualité: je ne pus même me rendre compte si c’était un cri de jeune ou de vieux, un cri d’homme, de femme ou d’enfant. Je me levai d’un bond; tremblant de tous mes membres, je courus au hasard. Un deuxième cri s’éleva. Il n’était plus impersonnel, il réalisait ce son complexe et si parfaitement individuel: une voix. Ce fut une horreur inexprimable: je reconnaissais Mariette...
Je reconnaissais Mariette comme si elle eût été tout près de moi, et je ne savais pas où courir. La clameur venait certainement du côté où le soleil descendait sur les ramures, mais elle venait de loin: j’ignorais s’il fallait aller devant moi ou bien diverger à droite ou à gauche. A tout hasard, je filai vers la lumière. Plusieurs minutes se passèrent; je n’apercevais que la mousse, les feuilles mortes et les arbres. J’essayai, sans résultat, un crochet vers la gauche. Rien que la solitude, le calme écrasant qui règne sous les grands chênes... Si, du moins, Mariette avait crié une troisième fois! Par intervalles, je poussais moi-même un appel. Aucune réponse, hors le frisselis des ramures ou la voix rapide d’un passereau... J’aurais pu avoir un doute, me croire victime d’une hallucination; mais la voix était comme vrillée dans mon oreille, elle m’affirmait un péril immense, un péril mortel.
* *
Enfin, après un quart d’heure de recherches, je vis des formes remuer au loin, dans une éclaircie; puis des grognements rauques se firent entendre. Je ne sais quel instinct me saisit: je fus certain que le drame était là, je me ruai en foudre et l’éclaircie parut, tout orangée par le soleil. Sept bêtes rosâtres, aux poils roides, aux dos puissants, s’y démenaient étrangement, tassées devant un buisson d’arbustes. Soudain, la réalité innommable, une scène de la profondeur des âges, une scène de la Gaule préhistorique, quand les bêtes et les hommes se disputaient encore la puissance: les porcs fauves dévoraient Mariette!...
Ils lui avaient rongé le visage, les bras et la poitrine; ils venaient de lui ouvrir le ventre!
* *
Dareaux demeura pendant quelques minutes les yeux grands, abîmé dans ses souvenirs. Puis il reprit à voix basse:
—On a pu reconstituer le drame... Mariette Dieutegard avait trébuché dans la clairière et, en tombant, le crâne heurté contre une pierre, elle s’était évanouie. C’est alors que les bêtes étaient venues. Elles appartenaient à la race farouche qui, peut-être depuis mille ans, paît dans le bois de la Hesbaigne. Elles flairèrent le sang, qui avait jailli sur la mousse, et, comme la jeune fille demeurait immobile, l’une ou l’autre des brutes commença l’attaque... Ce faisant, elles n’avaient pas fait autre chose que ce que font encore fréquemment leurs congénères lorsque le hasard leur livre un petit enfant au berceau...
LE SAUVETEUR
Nous trouvâmes notre ami sur la falaise, en suroît, bottes de mer et petit chapeau de cuir bouilli. Le temps était doux, l’eau belle, et notre ami soupirait.
—Est-ce drôle? murmura-t-il, je n’aime plus que la tempête et les sauvetages... Je sais bien que c’est immoral, mais je n’y puis rien faire!
Nous savions que, dans le cours de cette saison, il avait sauvé la vie à une dizaine de personnes. Et Pierre Larue lui dit:
—Ton dévouement est admirable!
—Non! fit-il en secouant mélancoliquement la tête... il n’y a là rien d’admirable. C’est une passion... une passion comme le jeu, l’ivrognerie, la débauche... J’en suis arrivé à la monomanie du sauvetage. J’aurais dû me défier, dès le début, car le mal m’a pris sans crier gare: j’ai tout de suite été grisé.
* *
Il jeta un long regard triste sur la mer bleue et reprit:
—Ce n’est pas loin d’ici que cela a commencé. Tenez, là-bas, cet îlot... qui devient écueil aux marées d’équinoxe... C’est le théâtre de mes débuts... Par un après-midi d’automne. Ah! quelle tempête! Les vagues semblaient vouloir s’emparer du monde, les moindres brins d’herbe se courbaient tout lustrés par le vent! Si vous aviez vu ces troupeaux pâles et glauques, tantôt secouant des crinières, tantôt chargeant comme des millions de taureaux!...
* *
Je me saoulais de vent, je m’enivrais de nuages. Mais voilà qu’en tournant la tête j’aperçois un homme là-bas, un étranger bien sûr, qui était resté sur l’îlot. Le malheureux faisait des signes de détresse. Et tout de suite la folie me prit de le sauver. Je bondis, je hurlai dans la tempête, j’arrivai sur la petite plage. Personne! Ma voix se perdait comme une petite feuille dans une cataracte.
* *
Cependant la clameur des vagues m’excitait tel un chant de guerre. Je me dirigeai vers un canot amarré dans une anse, je m’y jetai comme un furieux et, quelques minutes plus tard, la petite embarcation bondissait sur l’océan. Cela n’allait pas trop mal. Il y avait un moment de répit. Et je ramais furieusement: un vertige belliqueux doublait ma force. Mais bientôt les flots rebondirent; mon canot dansait ainsi qu’une coquille de noix; des paquets d’eau amère se jetaient en travers de ma figure; je chavirais. Le hasard ou la Providence me sauva et, pendant un temps indéterminé, je travaillai comme un forcené. J’avançais vers le but, mais si lentement! Déjà tout l’îlot-écueil se couvrait d’eau: l’homme, accroché à une arête de rocher, disparaissait par intervalles sous l’écume. Dans le tapage infernal des météores, j’entendis à plusieurs reprises un cri misérable, une faible plainte épouvantée.
Je ramais convulsivement, avec une force décroissante,—mais j’approchais;—l’écueil n’était plus qu’à quelques brasses. Une vague immense me souleva; puis je retombai dans un gouffre d’écume. Une fois encore tout parut fini; une fois encore la force mystérieuse me sauva. Et tout à coup je vis l’homme bondir, je le vis à deux pas de moi, je saisis sa tête dans mes poings, ah! avec quelle joie sauvage, avec quelle volupté de triomphe! Comment je parvins à le hisser, comment je ressaisis une de mes rames emportée dans la tempête, mon instinct seul pourrait le redire, car ma pensée n’en a gardé aucune mémoire. Je sais seulement que pendant une heure nous luttâmes pour rejoindre la plage et que la mort ne cessa pas une minute de planer sur nous. Mais je n’en avais cure. Je n’étais pas inquiet; une douceur extraordinaire enveloppait mon âme; le péril m’était si doux que toute impression antérieure me semblait fade et misérable en comparaison.
Enfin nous pûmes atteindre le rivage. Là, l’homme, un commerçant de Jersey, fut pris d’un délire de joie. Il se jetait sur moi, il m’embrassait en pleurant et en grondant; il m’offrit de m’adopter et de faire de moi son héritier. Et moi, ce sauvetage me remplissait d’orgueil. Je ne pouvais me rassasier de la vue de celui que j’avais arraché à l’abîme implacable. Il me semblait avoir créé de la vie. Mais, plus que tout, l’océan m’avait pris. Je lui devais la sensation la plus terrible et la plus exquise de mon existence, je sentais un ardent désir de retrouver cette sensation.
* *
—Et voilà! Depuis ce jour, je n’ai plus eu goût qu’au sauvetage. Je me suis acheté une bonne barque, solide, pourvue de tous les perfectionnements modernes; elle est à double coque, un peu lourde pour la course, extrêmement prompte à reprendre son assiette dans la tempête.
J’ai aussi un petit équipage de loups de mer, courageux comme des lions et soumis comme des caniches. Aussi, quelles émouvantes aventures par les fièvres de l’équinoxe, quand la mer hurle pendant des semaines entières!... Et lorsque vient le beau temps, lorsque le ciel est pur, que la Grande Verte se donne des airs de lac, j’éprouve un malaise, une sorte de nostalgie de la tourmente, je me surprends à souhaiter les mauvais nuages qui annoncent le péril et la mort. Et j’ai beau me reprocher ce vilain sentiment, il me domine, comme le goût de l’alcool domine le buveur.
—Bah! s’écria Pierre Larue, il n’y a pas de mal, va! Tous tes vœux n’appelleront pas la tempête... Ce serait une fière chance pour l’humanité si beaucoup de gens avaient des passions comme la tienne!
—Bien sûr! répliqua-t-il avec douceur. Je ne fais pas de mal... Mais c’est seulement pour montrer que mon dévouement n’est pas tant admirable. Hélas! si l’on allait au fond des meilleures choses, on y trouverait toujours mêlé un peu de cruauté ou de folie!...
* *
Dans ce moment, un petit nuage couleur d’ardoise se montra vers le couchant. Il le regarda avec attention; un éclair de joie s’alluma dans ses prunelles.
—Là! voyez-vous! s’écria-t-il... C’est peut-être la tempête qui mûrit là-bas... et tenez, dites si ce n’est pas du vice: ma main tremble de contentement!