La Nonne Alferez
autre galant s’aligner à son côté. Tous deux s’escrimaient de taille et moi d’estoc. Je touchai l’Italien, il tomba. Il me restait l’autre, que je faisais rompre devant moi, quand arrive un bien gaillard boiteux, sans doute un ami, qui se met à son côté et me pousse vivement. Un troisième survient et se range auprès de moi, peut-être parce qu’il me vit seul, car je ne le reconnus pas. Bref, il accourut tant et tant d’amateurs, que ce devint une vraie bagarre, dont, tout bellement, m’étant retiré sans que personne s’en aperçût, peu curieux du dénouement, je regagnai ma galère où je pansai une égratignure que j’avais à la main. Le marquis de Santa Cruz était alors à Gênes.
De Gênes, j’allai à Rome. Je baisai le pied de Sa Sainteté Urbain VIII et Lui narrai brièvement, du mieux que je pus, ma vie, mes aventures, mon sexe et ma virginité. Sa Sainteté parut trouver mon cas étrange et m’octroya très gracieusement licence de porter habit d’homme, me recommandant de continuer à vivre honnêtement, de m’abstenir d’offenser le prochain et de me garder d’enfreindre, sous peine de la vengeance de Dieu, son commandement qui dit: Non occides. Là-dessus, je pris congé.
Mon cas fut bientôt notoire dans Rome et notable le concours de gens dont je fus entouré, personnages, princes, Évêques et Cardinaux. Toutes portes m’étaient ouvertes, si bien que, durant le mois et demi que je séjournai à Rome, rare fut le jour où je ne fus invité et fêté chez quelque prince. Particulièrement, un certain vendredi, sur l’ordre exprès et aux frais du Sénat, je fus convié et régalé par des gentilshommes qui m’inscrivirent sur le livre des citoyens romains. Puis, le jour de Saint-Pierre, vingt-neuf de juin mil six cent vingt-six, ils me firent entrer dans la Chapelle où je vis les cérémonies accoutumées de la fête et les Cardinaux. Tous ou quasi tous se montrèrent envers moi fort affables et caressants. Plusieurs me parlèrent et, le soir, me trouvant en une assemblée avec trois Cardinaux, l’un d’eux, c’était le Cardinal Magalon, me dit que mon seul défaut était d’être Espagnol. A quoi je répliquai:—A mon avis, Monseigneur, et sauf le respect que je dois à Votre Illustrissime Seigneurie, je n’ai que cela de bon.
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CHAPITRE XXVI
De Rome, elle va à Naples.
APRÈS un mois et demi de séjour à Rome, je partis pour Naples. Le cinq de juillet mil six cent vingt-six, nous nous embarquâmes à Ripa.
Un jour, à Naples, me promenant sur le môle, je remarquai les éclats de rire de deux donzelles qui parlaient avec deux beaux fils en me regardant. Je les dévisageai. L’une d’elles me dit alors:—Madame Catalina, où allez-vous comme ça?—Vous administrer cent claques sur le chignon, dames putes, et cent estocades au ruffian qui vous oserait défendre! Elles se turent et me quittèrent la place.
ÉPILOGUE
C’est là, sur le môle de Naples, en pleine querelle, au mois de juillet 1626, que la Nonne Alferez nous quitte brusquement. Ces arrêts sont fréquents chez les picaresques espagnols. Lazarille laisse le lecteur au milieu d’un chapitre; le Buscon de Quevedo ne finit pas. La querelle si bien entamée se termina-t-elle pour Doña Catalina, comme à l’ordinaire, par un trop heureux coup de pointe et quelque départ précipité? Ou plutôt ne fut-ce pas l’ennui d’écrire, le dégoût de vivre et de conter toujours la même vie?
Quoi qu’il en soit, ses traces se perdent durant quatre années. Nous la retrouvons en Espagne. A la date de 1630, on lit dans un journal manuscrit des choses de Séville cité par Muñoz:—Le 4 juillet, la Monja Alferez alla à la Cathédrale. Elle avait été nonne à San Sebastian, s’enfuit, passa aux Indes en 1603, y fut, pendant vingt ans qu’elle y servit, tenue pour castrat, revint en Espagne, alla à Rome où le pape Urbain VIII lui octroya dispense et licence de se vêtir en homme.... Le Capitaine Don Miguel de Echazarreta, qui l’avait jadis menée aux Indes comme mousse, y retourne en qualité de Général et l’emmène comme Alferez.—Effectivement, à la date du 21 juillet de la même année, au folio 160 du livre de Despacho, l’Alferez doña Catalina de Erauso est inscrit comme passager sur la flotte à destination de la Nouvelle Espagne, par cédule de Sa Majesté.
Enfin, en 1645, le P. Fray Nicolas de Renteria, de l’ordre des Capucins, la rencontra plusieurs fois à la Vera Cruz où elle était connue sous le nom de Don Antonio de Erauso et faisait, avec quelques mulets et quelques nègres qu’elle avait, des transports de marchandises. Elle conduisit même Fray Nicolas et son bagage de la côte jusqu’à Mexico. Elle était tenue pour un brave sujet, dit le Révérend Père, de beaucoup de cœur et de dextérité; vêtue d’un habit d’homme, elle portait une épée et sa dague garnies d’argent. Elle pouvait être âgée de cinquante ans environ, bien bâtie, bien en chair, de visage basané, avec quelques petits poils de moustache.
Et c’est tout. On ne sait plus rien de la Nonne Alferez doña Catalina de Erauzo. Elle disparaît sans retour. Mourut-elle dans son lit, de sa triste mort, comme dit un chroniqueur militaire? D’aucuns prétendent que son convoi de mules fut attaqué et qu’elle fut détroussée et assassinée par une bande de ces braves gens qui, dès lors, battaient les grands chemins, au Mexique. Son corps fut sans doute jeté dans quelqu’une de ces ravines profondes qui bordent la route de Vera Cruz à Mexico. D’autres croient qu’elle fut emportée par le Diable.

NOTE BIBLIOGRAPHIQUE
C’est à l’obligeance de l’éminent érudit D. Pedro de Madrazo que nous devons nos renseignements sur la Relacion Verdadera et la Segunda Relacion imprimées à Madrid par Bernardino de Guzman en 1624 et 1625, et sur les manuscrits de La Vida y sucesos de la Monja Alferez, dont l’un appartient à D. Sancho Rayon et l’autre à la Bibliothèque de la Royale Académie de l’Histoire. Ce dernier provient de Muñoz et a servi à M. de Ferrer pour établir le texte de l’Historia imprimée en 1829 par Jules Didot. L’année suivante, Bossange édita une très médiocre version française qui est aujourd’hui peut-être plus rare encore que l’original. Nous avons eu sous les yeux une autre édition de l’Historia (Barcelona, imprenta de José Tauló. 1838) qui n’est qu’une reproduction du texte de Ferrer.
Nous devons mentionner encore, dans le Musée des Familles de 1838-39, un article où, en quelques pages, la duchesse d’Abrantès a fort agréablement résumé la vie de notre héroïne. Enfin, M. Alexis de Valon (Nouvelles et Chroniques. Dentu, 1851), dans un récit intitulé Catalina de Erauso, a fâcheusement dénaturé cette figure singulière de la Monja Alferez, dont les Mémoires si caractéristiques nous ont paru dignes d’être fidèlement traduits en français.
J.-M. H.
Achevé d’imprimer
le treize mars mil huit cent quatre-vingt-quatorze
PAR
ALPHONSE LEMERRE
25, RUE DES GRANDS-AUGUSTINS, 25
A PARIS
COLLECTION LEMERRE ILLUSTRÉE
Volumes in-32, illustrés de gravures sur bois, imprimés sur papier vélin.
Chaque volume: broché, 2 francs; relié: 3 francs.
| Paul Bourget: Un Scrupule | 1 vol. |
| Illustrations de Myrbach. | |
| François Coppée: Rivales | 1 vol. |
| Illustrations de Moisand. | |
| A. de Musset: Frédéric et Bernerette. | 1 vol. |
| Illustrations de Myrbach. | |
| André Theuriet: L’Abbé Daniel. | 1 vol. |
| Illustrations de Jeanniot. | |
| A. de Musset: Le Fils du Titien.—Croisilles | 1 vol. |
| Illustrations de Paul Chabas. | |
| Stendhal: L’Abbesse de Castro. | 1 vol. |
| Illustrations de Paul Chabas. | |
| Paul Bourget: Un Saint. | 1 vol. |
| Illustrations de Paul Chabas. | |
| Marcel Prévost: Le Moulin de Nazareth | 1 vol. |
| Illustrations de Myrbach. | |
| J.-M. de Heredia: La Nonne Alferez. | 1 vol. |
| Illustrations de Daniel Vierge. | |
| EN PRÉPARATION | |
| François Coppée: Henriette. | 1 vol. |
| Illustrations de Orazi. | |
Paris. Imp. Lemerre, 25, r. des Grands-Augustins.