← Retour

La petite Jeanne; ou, Le devoir

16px
100%

The Project Gutenberg eBook of La petite Jeanne; ou, Le devoir

This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook.

Title: La petite Jeanne; ou, Le devoir

Author: Zulma Carraud

Release date: June 29, 2006 [eBook #18715]

Language: French

Credits: Produced by Suzanne Shell, Rénald Lévesque and the Online
Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
file was produced from images generously made available
by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
http://gallica.bnf.fr)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA PETITE JEANNE; OU, LE DEVOIR ***


1884



PREMIÈRE PARTIE.

ENFANCE DE JEANNE.

La mère Nannette.

Il y avait dans un bourg du département du Cher une bonne veuve âgée de soixante ans, qu'on appelait la mère Nannette. Elle possédait une petite maison avec une petite chènevière et un jardin planté de pommiers, de pruniers et de groseilliers. Du côté du chemin, un gros noyer, qui avait plus de cent ans, ombrageait le devant de sa porte. Quand les fleurs de cet arbre ne gelaient pas au printemps, il donnait assez de noix à la mère Nannette pour qu'elle eût sa provision d'huile l'année suivante. S'il se faisait deux bonnes récoltes de suite, elle vendait une partie des noix, ce qui lui donnait un petit profit. Quoiqu'elle possédât une vigne et un beau morceau de terre, elle n'avait que bien juste ce qu'il lui fallait pour vivre.

Elle semait du froment deux années de suite dans son champ, qui, la troisième, rapportait alternativement du trèfle et des pommes de terre. Elle récoltait assez de blé pour se nourrir pendant les trois ans. Mais si l'année était mauvaise, la mère Nannette vendait la pièce de toile qu'elle avait fait faire avec le chanvre amassé et filé pendant quatre ans. L'argent qu'elle en retirait lui servait à compléter sa provision de blé; et, malgré tout cela, elle pâtissait bien un peu l'hiver.

Pour que la terre rapporte chaque année sans se reposer, il faut beaucoup de fumier; la mère Nannette, qui le savait bien, avait une vache et une chèvre qu'elle menait paître sur les communaux et le long des haies. Avec leur lait elle faisait du beurre et des fromages, qu'elle vendait à la ville voisine. Quand ses bêtes étaient rentrées à l'étable, elle allait chercher pour elles de l'herbe dans les champs et au bord des ruisseaux. Comme elle les tenait bien proprement, elles étaient en bon état. L'hiver, elles mangeaient ou du trèfle qui avait été rentré bien sec, ou du regain récolté après la fauche des grands foins.

La mère Nannette vendait son vin et ne buvait que sa boisson1; mais, comme l'argent qu'elle tirait de son vin suffisait bien juste, avec celui de son beurre et de ses fromages, à payer l'impôt et les façons de son champ et de sa vigne, et qu'il lui fallait encore se procurer quelque argent pour son entretien, elle élevait des oisons qu'elle achetait au sortir de la coque. Elle se donnait beaucoup de mal pour appâter ces petites bêtes et pour les garantir du froid pendant la nuit. Ses voisines plumaient leurs oies quatre fois avant de les vendre; mais la mère Nannette disait que c'était une mauvaise méthode, parce qu'ainsi la plume n'avait pas le temps de se nourrir, et elle ne plumait les siennes que trois fois; puis elle en vendait la moitié pour la Toussaint et l'autre moitié à Noël.

Note 1: (retour) Eau passée sur la râpe ou le marc de la vendange.

Tout cela ne lui rapportait pas une grosse somme; mais elle était si ménagère qu'il lui restait toujours un peu d'argent à la fin de l'année. Pourtant elle ne se nourrissait pas trop mal, disant qu'elle aimait mieux donner au boucher une pièce de cinquante centimes toutes les semaines, que vingt-cinq francs par an au médecin et au pharmacien.

Catherine et Jeanne.

Un matin, la mère Nannette, tricotant devant sa porte, vit venir à elle une jeune femme qui tenait par la main une petite fille de sept à huit ans et qui lui demanda un morceau de pain. Comme cette femme était très-pâle et avait l'air malade, la mère Nannette l'emmena dans sa maison et la fit asseoir. Elle ralluma son feu, fit réchauffer un reste de soupe qu'elle avait gardé pour son repas du soir et le donna aux deux mendiantes. L'enfant mangea de si bon coeur, que la mère Nannette vit bien que cette petite fille n'avait pas souvent si bonne chance. Ensuite elle leur versa un verre de boisson à chacune, et dit à la pauvre femme:

«Mon Dieu! il faut qu'il vous soit arrivé un bien grand malheur, pour qu'une femme, aussi jeune que vous, ait pu se décider à demander son pain!

--Oh! oui, un bien grand malheur, ma chère femme. Il faut se trouver dépourvue de toute ressource pour se résoudre à en venir là. J'ai bien souffert de la faim avant de pouvoir me décider à tendre la main; je crois que je me serais plutôt laissé mourir, si je n'avais la crainte de Dieu et si je n'aimais tant cette pauvre innocente que voilà, et qui serait morte aussi. Quand il m'en coûte trop pour aller demander, je la regarde et je reprends courage. C'est bien triste, allez, ma chère femme, quand on a du coeur, de vivre en ne faisant rien, aux dépens de ceux qui travaillent! mais je ne peux pas faire autrement.

--Pourquoi donc? dit la mère Nannette. Contez-moi ça.»

La pauvre femme dit à la mère Nannette:

«Je suis du village qui est auprès du Cher, à trois lieues d'ici. Il y a deux mois, j'ai perdu mon mari à la suite d'une grosse maladie qui l'a retenu au lit pendant bien longtemps. J'ai vendu tout ce que j'avais afin de pouvoir le soigner. Quand il n'y a plus rien eu à la maison que le lit sur lequel il était couché, il a bien fallu s'endetter. Après sa mort, on a vendu la maison, le jardin, la chènevière, enfin tout, pour payer le médecin et les autres, et je ne sais plus où me retirer. On ne veut pas me louer, même une petite chambre, parce que je n'ai pas de mobilier pour répondre du loyer. Je couche avec ma petite Jeanne dans les granges, quand on veut bien m'y souffrir, ou bien sur les tas de chaume. C'est bon à présent qu'il fait chaud; mais plus tard, comment faire avec cette enfant, moi à qui les médecins ont défendu de sortir pendant tout l'hiver?»

Et la pauvre malheureuse se mit à pleurer. Sa petite fille pleura aussi en l'embrassant. Elle avait l'air si doux et si aimable, cette petite, que la mère Nannette sentit fondre son coeur en pensant à la misère qu'elle endurerait quand l'hiver serait venu. Aussitôt il lui vint dans l'idée de faire une bonne action.

La mère Nannette donne asile à Catherine.

«Comment vous appelez-vous donc? demanda la mère Nannette.

--On m'appelle Catherine Leblanc.

--Eh bien! Catherine, j'ai là un vieux lit, une paillasse et une couverture; si vous voulez rester ici, je vous logerai de bien bon coeur et je vous soignerai de mon mieux, ainsi que votre petite; j'aime beaucoup les enfants; j'en ai eu quatre, que le bon Dieu m'a retirés, et je suis bien seule au monde.

--Grand merci! ma brave femme; vous me rendrez là un service qui nous sauvera la vie à moi et à mon enfant. J'ai encore mon lit, avec un coffre et une petite chaise. Maître Guillaume, le cousin de feu mon pauvre homme, me les garde dans sa grange; il me les apportera bien dimanche. Si vous me logez avec mon chétif mobilier, je vous donnerai les sous que je ramasserai en allant aux portes.

--Je ne vous demande rien, Catherine; j'aime déjà votre petite Jeanne et j'en aurai bien soin. Dieu veut que nous fassions aux autres ce que nous voudrions que les autres fissent pour nous; et si j'étais dans votre position, je serais bien heureuse de trouver quelqu'un qui voulût me recevoir dans sa maison.»

Catherine était bien contente, et sa petite fille lui sauta au cou.

«Maman! il ne faut plus pleurer,» lui dit-elle.

Puis, se tournant du côté de la mère Nannette, elle dit en baissant la tête:

«Je voudrais bien vous embrasser aussi.»

La mère Nannette la prit sur ses genoux et l'embrassa de bon coeur.

Catherine et Jeanne trouvent un bracelet.

Après que la mère et la fille se furent reposées, elles se remirent en chemin pour aller chercher leur pain dans la campagne, en disant qu'elles reviendraient le soir. Comme on était dans la saison des prunes et des groseilles, la mère Nannette en alla cueillir au jardin et les mit dans le bissac de Jeanne, pour qu'elle pût se rafraîchir quand elle aurait trop chaud.

Comme elles traversaient la grande route pour revenir chez la mère Nannette, après avoir achevé leur tournée, la petite Jeanne vit briller un objet au soleil; elle courut le ramasser et l'apporta joyeusement à sa mère.

«Voyez donc, maman, le joli collier que j'ai trouvé; je le mettrai dimanche à mon cou.

--Ma fille, ceci est un bijou qui se porte autour du bras et qu'on appelle bracelet. Il n'est pas à nous, et nous ne pouvons pas le garder.

--Pourquoi donc, maman? Puisque je l'ai trouvé, c'est bien à nous.

--Non, ma fille; ce qu'on trouve ne nous appartient pas; il y a toujours quelqu'un qui l'a perdu.

--Mais, maman, si personne ne l'a perdu?

--Ce n'est pas possible, mon enfant: les bijoux ne poussent pas comme l'herbe dans les champs.

--Et si personne ne le redemande?

--Ça ne doit pas nous empêcher de chercher à qui ce bracelet peut appartenir; nous nous en informerons dans tout le pays.

--Et s'il n'est à personne?

--Eh bien, nous le garderons soigneusement, et l'on finira par venir le réclamer.»

Jeanne ne paraissant pas très-contente, sa mère lui dit: «Écoute-moi, ma Jeanne: si tu avais perdu ton bissac en chemin, ne serais-tu pas contente qu'on te le rendît?

--Oui, maman, car il m'est bien utile pour mettre le pain qu'on me donne.

--Eh bien! la dame qui a perdu ce joyau en est en peine; elle le regrette comme tu regretterais ton bissac. Dès que nous saurons où elle demeure, nous le lui reporterons.»

Quand elles furent rentrées chez la mère Nannette, elles lui montrèrent ce qu'elles avaient trouvé et lui demandèrent si elle savait qui pouvait avoir perdu un si beau bijou.

«Ce ne peut être que Mme Dumont; il n'y a qu'elle dans le pays qui porte des choses pareilles. Elle demeure dans le voisinage, derrière les beaux arbres que l'on voit d'ici. Il faut aller le lui reporter tout de suite, si vous n'êtes point trop lasses; suis sûre qu'elle en est fort inquiète.

--Je suis trop fatiguée pour marcher encore; mais demain matin j'irai chez cette dame avec Jeanne, et je lui rendrai ce qui est à elle. Comme on nous a beaucoup donné aujourd'hui et que je suis très-lasse, je me reposerai demain toute la journée, pour avoir la force d'aller samedi dans notre village, prier maître Guillaume de m'apporter mon lit.»

Catherine et sa fille rapportent le bracelet.

Le lendemain matin, Catherine peigna les grands cheveux noirs de sa petite fille avec encore plus de soin qu'à l'ordinaire; elle lui lava le visage et les mains, l'habilla le plus proprement qu'elle le put, et elles partirent pour aller chez Mme Dumont.

Elles arrivèrent devant une grille qui servait de porte à un beau jardin; mais, comme il n'y avait personne, Catherine suivit le mur et vit une grande porte qui donnait dans la cour et qui était ouverte. Une servante, qui l'aperçut, lui apporta un morceau de pain et deux sous.

«Merci, mademoiselle, dit Catherine; mais je voudrais parler à votre dame.

--Ma pauvre femme, on ne peut guère la voir à cette heure-ci.

--Eh bien! voulez-vous lui demander si c'est elle qui a perdu ce que j'ai trouvé hier sur la grande route?»

Et elle montra le bijou, qu'elle avait enveloppé d'un chiffon bien blanc.

«Justement! c'est le bracelet que madame a perdu hier en se promenant avec les enfants! Elle va être bien contente de le retrouver; car nous l'avons cherché jusqu'à la nuit. Je vais le lui porter: en attendant, ma brave femme, asseyez-vous sur le banc. Petite, viens avec moi, tu rendras toi-même le bracelet à madame.»

La petite Jeanne regarda sa mère, qui lui dit:

«Va, ma fille, et sois bien honnête.»

Madame Dumont.

La servante prit Jeanne par la main et la fit entrer dans la maison. Elles montèrent un grand escalier et traversèrent une chambre pleine de beaux meubles. Jeanne ouvrait de grands yeux, car elle n'avait jamais rien vu de semblable. Elles entrèrent dans une autre chambre où il y avait deux lits tout blancs. Mme Dumont était occupée à peigner les cheveux blonds d'une petite demoiselle qui était de l'âge de Jeanne, et qui se mit à dire:

«Ah! maman, la jolie petite fille; voyez donc!»

Mme Dumont leva les yeux, et sa servante lui dit:

«Cette enfant a trouvé le bracelet de madame et vient le lui rapporter. Allons, petite, avance donc; madame est bien bonne; n'aie pas peur!»

Jeanne se laissa mener par la servante en tenant la tête baissée et sans oser seulement lever les yeux.

La dame lui dit:

«Tu ne sais pas tout le plaisir que tu me fais, mon enfant, en me rapportant ce bracelet. Qui es-tu donc?»

Comme Jeanne ne disait rien, la servante répondit pour elle:

«Madame, sa mère est en bas à la porte; c'est une pauvre femme qui demande son pain.

--Je descendrai la voir aussitôt que j'aurai relevé les cheveux d'Isaure.

--Madeleine, s'écria la petite demoiselle blonde, j'espère que tu ne diras plus que le vendredi est un jour de malheur: tu vois bien que l'on peut être heureux ce jour-là tout comme un autre.

--Et je ne veux pas qu'il n'y ait de bonheur que pour moi aujourd'hui, ajouta Mme Dumont; cette pauvre femme sera bien récompensée.»

Mme Dumont descendit alors, suivie d'Isaure et de la servante, qui tenait toujours Jeanne par la main. Quand elle fut arrivée au bas de l'escalier, elle appela Catherine, et, la voyant si pâle, elle la fit asseoir.

«Où avez-vous donc trouvé mon bracelet?

--Madame, c'est Jeanne, ma petite fille, qui l'a vu reluire au soleil et qui l'a ramassé au bord du fossé sur la route.

--Je vous remercie de me l'avoir rapporté, et voici quinze francs pour vous récompenser de votre probité.

--Oh! merci, madame: je n'ai fait que mon devoir en vous rendant ce qui vous appartient; je ne dois pas en être récompensée.

--Eh bien! comme vous m'avez fait un grand plaisir, je veux vous en faire un aussi: prenez donc cet argent.

--Que Dieu vous bénisse, madame, pour le bien que vous me faites!

--Mais, dites-moi: il me semble que je ne vous ai jamais vue dans ce pays-ci? Pourquoi mendiez-vous donc, étant encore dans la force de l'âge?

--C'est que, madame, j'y suis forcée par ma grande misère.»

Alors elle raconta son malheur et la charité de la mère Nannette. «Catherine, vous enverrez votre petite fille ici tous les vendredis, et je lui donnerai une pièce du cinquante centimes.

--Que Dieu vous récompense, madame!»

Et Catherine, ayant pris sa fille par la main, sortit pour retourner chez la mère Nannette.

En entrant, elle lui présenta les trois pièces de cinq francs qu'on lui avait données:

«Prenez-les, mère Nannette; ça vous dédommagera un peu; car il n'est pas juste que vous me logiez pour rien si je puis vous donner quelque chose.

--Vous savez bien, Catherine, que je ne veux rien accepter pour cela; ce n'est pas une grande gêne pour moi de vous avoir dans ma maison, qui peut nous loger toutes les deux; mon feu peut faire bouillir votre pot en même temps que le mien. Mais donnez-moi votre argent; je vous le garderai pour acheter ce qui vous sera nécessaire.»

Catherine va dans son village.

Après s'être reposée tout le reste de la journée, Catherine se coucha de bonne heure. Le lendemain elle éveilla Jeanne de bon matin; elle l'habilla et lui lava les mains et le visage; puis, après lui avoir fait faire sa prière, elle lui dit:

«Ma fille, il faut que j'aille à notre village pour prier maître Guillaume de m'amener ici notre pauvre mobilier. Je ne peux pas t'emmener, tu es trop petite pour faire tant de chemin; tu ne marcherais pas pendant trois lieues de suite. Si la mère Nannette, qui est une brave femme, veut bien te garder avec elle pendant ce temps-là, j'irai trouver maître Guillaume, et tu m'attendras ici; je coucherai dans sa grange, et demain de bonne heure je serai de retour.»

La petite Jeanne pleura un peu; mais, quand elle eut considéré la bonne figure de la mère Nannette, elle dit qu'elle voulait bien rester; Catherine partit, et Jeanne, s'approchant tout doucement de la mère Nannette, lui dit:

«Voulez-vous m'emmener aux champs avec vous? je garderai bien les oisons.

--Oui, ma Jeanne, je ne demande pas mieux.»

Après l'avoir fait déjeuner avec elle, la mère Nannette amena les oisons sous le noyer, et Jeanne les garda pendant que la vieille femme détachait sa vache et sa chèvre. Cette petite s'entendait si bien à conduire les oies et à les empêcher de faire du dommage, que la mère Nannette en était tout étonnée.

Vers les dix heures, comme il commençait à faire chaud, elles firent rentrer les bêtes, qui ne voulaient plus manger dehors, parce qu'elles étaient tourmentées par les mouches. Jeanne voulut ensuite aller à l'herbe; elle en ramassa un bon petit paquet qu'elle lia dans son tablier, et elle le posa sur sa tête en le maintenant avec ses deux petites mains, pour le rapporter à la maison. La mère Nannette lui donna des prunes pour son goûter; et, quand la chaleur fut tombée, elles firent sortir encore les bestiaux, et ne les ramenèrent qu'à la brune, en passant par l'abreuvoir. On leur donna pour la nuit une grande partie de l'herbe qui avait été ramassée. La mère Nannette fit une bonne soupe aux pommes de terre, et Jeanne, qui n'était pas habituée à en avoir de pareille, en mangea une grande assiettée; puis elle se coucha. L'enfant était bien un peu lasse, mais très-contente d'avoir aidé la mère Nannette.

La mère Nannette mène Jeanne à la messe.

Le lendemain, en s'éveillant, la petite Jeanne appela sa mère; puis, se souvenant qu'elle n'était pas là, elle se leva, s'habilla et pria la mère Nannette de la laver et de la peigner, comme faisait Catherine; ensuite, elle se mit à genoux et fit sa prière.

«Quelles prières sais-tu? lui demanda la mère Nannette.

--Je sais Notre Père et Je vous salue, Marie.

--Dis-les donc tout haut.»

Jeanne les récita sans en manquer un mot. Quand elle eut fini, comme elle restait encore à genoux, la mère Nannette lui demanda:

«Que dis-tu donc encore?

--Je demande au bon Dieu d'avoir pitié de nous et de bénir tous ceux qui nous assistent; je dis votre nom le premier et celui de Mme Dumont après. Maman me l'a fait dire comme cela hier.»

La messe sonna, et la mère Nannette prit ses beaux habits. Elle regarda la petite Jeanne, et, lui voyant un fichu tout déchiré, elle lui en mit un des siens; puis elles partirent pour l'église, emportant chacune sa chaise.

Pendant toute la messe, Jeanne tint un chapelet que lui avait prêté la mère Nannette, et dit ses prières. Elle ne tourna point la tête pour voir qui entrait ni qui sortait; elle se mettait à genoux en même temps que tout le monde, et se relevait comme les autres.

M. le curé, après la messe, demanda à la mère Nannette où elle avait pris cette enfant-là. Alors elle lui raconta l'histoire de Catherine.

«Mère Nannette, vous êtes une digne femme, lui dit-il; la parole de Dieu n'est pas perdue pour vous.»

Retour de Catherine.

Vers midi, l'on vit venir maître Guillaume dans une charrette attelée d'un bel âne brun. Il s'arrêta devant la porte de la mère Nannette, et fit descendre Catherine, qui fut bien contente de revoir sa petite Jeanne qu'elle n'avait jamais quittée auparavant. Elle détela l'âne; la mère Nannette le prit par le licou pour l'attacher dans l'étable à côté de sa vache; puis elle remplit le râtelier de bon trèfle, et revint aider Guillaume à descendre le coffre et le lit de Catherine. Ce lit avait des rideaux de toile rayée et une paillasse que Guillaume avait remplie de paille fraîche, en souvenir de son amitié pour son parent, l'homme défunt de Catherine. Il y avait aussi une petite chaise. On monta le ciel du lit dans un coin de la chambre, qui était fort grande; on mit le châlit dessous et le coffre au pied du lit.

«A présent que tout est en place, vous allez goûter avec nous, maître Guillaume, dit la mère Nannette. J'ai fait une bonne fricassée de pommes de terre nouvelles que j'ai accommodées avec mon beurre tout frais; j'ai aussi cueilli une salade dans mon jardin, et nous l'assaisonnerons avec l'huile de mon noyer. Mon pain n'a que quatre jours, et mes pruniers, sans les vanter, donnent d'excellentes prunes.»

En disant cela, elle alla au cellier avec la petite Jeanne, et en rapporta du vin bien rouge, qui écumait tout autour de la gueule du broc.

«Voyez-vous, maître Guillaume, dit-elle en posant le vase sur la table, j'ai toujours un quartaut de bon vin en perce. Si quelque voisin reçoit un mauvais coup, je lui en porte un peu; quand un malade en convalescence n'a pas de vin pour se refaire, je lui en donne aussi longtemps qu'il en a besoin; et tous les dimanches j'en donne aussi une chopine au père Bonnet, le vieux pauvre du bourg: ça le réchauffe, le cher homme, qui aura quatre-vingts ans à Noël prochain. Pour moi, je n'en bois guère que lorsque j'ai du monde, comme aujourd'hui.»

L'on se mit à table et l'on mangea les pommes de terre, qui étaient excellentes. Maître Guillaume, remplissant son verre jusqu'aux bords, se leva, ôta son chapeau et dit:

«Je bois à la santé de la mère Nannette, qui a compassion du pauvre monde!»

Quand on eut fini, la mère Nannette tira un bon seau d'eau fraîche pour faire boire l'âne de maître Guillaume. Il l'attela et s'en retourna chez lui.

Catherine va à la porte de M. le curé.

Après le départ de maître Guillaume, Catherine prit sa fille par la main et lui donna son bissac; elles firent une tournée dans le bourg et dans les métairies des environs. En passant, elles s'arrêtèrent devant la porte de M. le curé, qui les fit entrer.

«Ma bonne femme, dit-il à Catherine, pourquoi ne placez-vous pas cette enfant chez quelque cultivateur qui l'enverrait aux champs garder les bestiaux? Elle y serait plus heureuse qu'elle ne peut l'être avec vous, et elle ne s'accoutumerait pas à mendier. Prenez garde! vous en ferez une fainéante.

--Monsieur le curé, il y a longtemps que j'y ai pensé, et je vous assure que c'est un grand chagrin pour moi que de la voir aller aux portes: il y a même des jours où elle ne peut s'y décider; mais je suis si faible, si malade, que je ne pourrai sortir de tout l'hiver.

--Pourquoi donc cela?

--C'est que les médecins l'ont défendu, parce qu'ils disent que j'ai les poumons attaqués. Je tousse beaucoup et je suis incapable de travailler; si Jeanne ne va pas demander du pain pour moi, il faudra donc mourir de faim! Mais soyez tranquille, monsieur le curé, je placerai ma petite Jeanne chez d'honnêtes gens aussitôt que je le pourrai; ça me peine bien trop de mendier à mon âge, pour vouloir que ma fille en fasse autant.

--Vous avez raison, ma brave femme. Nous verrons dans quelque temps ce qu'on pourra faire pour vous: en attendant, vous viendrez tous les dimanches ici chercher vingt-cinq centimes.

--Grand merci, monsieur le curé: ces vingt-cinq centimes-là, avec les cinquante que me donne Mme Dumont, serviront à nous acheter quelque chose pour nous habiller; car j'ai honte de nos guenilles.»

La mère Nannette fait la lessive.

Deux jours après, la mère Nannette dit qu'elle allait faire la lessive. Catherine lui proposa de l'entasser pendant qu'elle mènerait ses bêtes aux champs. La petite Jeanne alla toute seule aux portes: elle eut bien de la peine à s'y décider; mais quand sa mère lui eut fait comprendre que, si elle ne l'accompagnait pas, c'était pour rendre service à la mère Nannette, la petite partit sans rien dire. Elle rentra le soir bien joyeuse, parce qu'elle rapportait beaucoup de pain et une paire de sabots presque neufs qu'une femme lui avait donnée; elle les avait mis tout de suite à ses pieds, car les siens étaient tout percés.

En passant auprès de l'abreuvoir, elle s'était arrêtée pour regarder un homme qui lavait des radis et en faisait de petits paquets. Il lui avait dit:

«En veux-tu, petite, que tu les regardes si bien?»

Jeanne baissa la tête et ne dit rien, car elle n'était pas hardie.

«Allons, lui dit l'homme, tends ton tablier.»

Et il lui en jeta une bonne poignée. La petite Jeanne le remercia et fut bien contente. La mère Nannette lui donna du sel pour manger ses radis, et elle fit un bon souper, ainsi que sa mère.

Catherine dit à la mère Nannette:

«Je chaufferai votre lessive demain et je vous aiderai à la laver après-demain. On a beaucoup donné à Jeanne: elle ira à l'herbe et conduira les oisons aux champs; cela vous fera gagner du temps, et vous pourrez travailler un peu.»

La petite Jeanne va chez Mme Dumont.

Le vendredi, Jeanne, en s'éveillant, dit à sa mère:

«C'est aujourd'hui que nous devons aller chez la dame chercher les cinquante centimes; nous irons, n'est-ce pas, maman?

--Ma fille, tu iras toute seule, car il faut que j'aide la mère Nannette à laver son linge. Tu vas même y aller ce matin, afin de mener les oisons et la chèvre aux champs quand tu seras revenue.

--Maman, jamais je n'oserai entrer toute seule dans cette belle maison.

--Pourquoi donc, ma Jeanne? Cette dame est si bonne, que tu ne dois pas craindre de lui parler. Je vais t'habiller le plus proprement que je le pourrai. Trouveras-tu bien la maison?

--Oh! oui: je suivrai le ruisseau jusqu'au moulin, et j'y arriverai tout droit.»

En partant, Jeanne prit un bâton pour se défendre contre les chiens qu'elle pourrait rencontrer. Elle arriva devant la grille du jardin, et vit sous un berceau de chèvrefeuille M. et Mme Dumont qui déjeunaient avec leurs enfants. Ce fut Isaure, la petite demoiselle aux cheveux blonds, qui vit Jeanne la première:

«Maman, voici la jolie petite fille qui a rapporté le bracelet.»

Et elle se leva pour aller lui ouvrir la grille; mais son frère Auguste, qui avait déjà treize ans, courut plus vite qu'elle et fit entrer Jeanne.

«Tu viens chercher les cinquante centimes?» dit Isaure, qui n'était pas plus grande que Jeanne.

Puis, avec la permission de sa mère, elle prit un gros morceau d'une tarte aux prunes qui était sur la table, et le lui mit dans la main:

«Mange, petite; c'est bien bon.»

Jeanne prit la tarte, mais elle n'y toucha pas.

«Tu n'as donc pas faim?

--Si fait, mademoiselle, je n'ai pas encore déjeuné.

--Tu n'aimes peut-être pas la tarte?

--Je ne sais pas, je n'en ai jamais mangé; mais elle sent bien bon! je crois que c'est encore meilleur que la galette.

--Eh bien, pourquoi n'en manges-tu pas?»

Jeanne ne répondit rien.

Mme Dumont demanda aussi à Jeanne pourquoi elle ne touchait pas à sa portion de tarte. Elle lui répondit en baissant la tête:

«C'est que je voudrais l'emporter pour le goûter de maman et de la mère Nannette.

--Mon enfant, il n'y a pas de mal à cela, au contraire; tu fais bien de partager ce que tu as de bon avec la mère Nannette, qui vient au secours de votre grande misère; mais en voici un autre petit morceau, que tu vas manger là, devant moi.»

Quand Jeanne eut fini de manger, on lui fit boire un peu de vin et d'eau, et on lui donna une pièce de cinquante centimes toute neuve.

La petite Jeanne sauve la cane de la meunière.

Comme Jeanne, en s'en retournant, passait auprès du moulin, elle vit un jeune chien qui tenait une cane par la tête; il la secouait si fort qu'il n'aurait pas tardé à lui arracher le cou, si la petite Jeanne, qui était courageuse, n'eût frappé sur lui de toutes ses forces. Il lâcha la cane qui resta comme morte, étendue par terre. Elle la ramassa et la mit dans son tablier pour la porter à la meunière. On fit prendre quelques gorgées de vin à la pauvre bête, et on la mit dans une corbeille pleine de plumes. Cette cane avait dix-huit canetons qui étaient restés au bord de l'eau; la meunière alla les chercher et en donna deux à Jeanne en lui disant:

«Tiens, ma petite, voilà deux canetons que je te donne, parce que tu as sauvé la vie à ma cane. Si tu les soignes bien, ils deviendront beaux, et tu pourras les vendre pour avoir un fichu et un tablier. Je vais aller te chercher deux oeufs pour ton souper.»

La petite Jeanne mit les oeufs et les canetons dans son tablier, et rentra tout de suite. Elle commença par montrer à sa mère les deux petits canards, et elle raconta comment la meunière les lui avait donnés. Elle posa les oeufs sur la table, et tira de sa poche la pièce de cinquante centimes et le morceau de tarte aux prunes, qu'on avait enveloppé dans une feuille de papier. Elle répéta aussi tout ce qu'on lui avait dit chez Mme Dumont.

«Je vais acheter du beurre et du sel pour notre semaine avec ces cinquante centimes-là, dit Catherine.

--Pas encore, répondit la mère de Nannette; vous travaillez aujourd'hui pour moi, il est bien juste que je trempe votre soupe en même temps que la mienne; et j'ai là un fromage mou qui va bien régaler la petite Jeanne.

--Pourtant, mère Nannette, puisque vous me logez pour rien, je vous dois mes services.

--Si je ne vous récompensais pas quand vous travaillez pour moi, Catherine, ce serait comme si je vous faisais payer votre loyer. Je n'entends pas ça.»

Isaure va voir la petite Jeanne.

Quelques jours après, Isaure dit:

«Maman, si nous allions voir la petite Jeanne et cette bonne mère Nannette?

--Je le veux bien,» dit Mme Dumont.

Et elle se mit en route avec ses deux filles et son fils. En entrant chez la mère Nannette, elles trouvèrent la veuve Catherine occupée à battre le beurre. Mme Dumont lui demanda où était sa petite fille.

«Elle est au lit, madame.

--Est-ce qu'elle est malade? dit vivement Isaure en se tournant du côté du lit, où l'on voyait la jolie tête de Jeanne sur le traversin.

--Dieu merci, non, ma chère demoiselle; mais j'ai nettoyé ses habits ce matin, et, comme elle n'a que ceux-là, il faut bien qu'elle reste au lit pendant qu'ils sèchent.

--Où est donc la mère Nannette?

--Elle garde ses bêtes, mais elle ne tardera pas à rentrer. Madame, si vous voulez vous asseoir en l'attendant, vous vous reposerez. Nous n'avons que trois chaises, mais le jeune monsieur se mettra bien sur un coffre.»

En entrant, Mme Dumont avait vu du premier coup d'oeil que la maison et les meubles étaient de la plus grande propreté; elle s'assit donc sans crainte.

Isaure cause avec la petite Jeanne.

Pendant que sa mère parlait, Isaure était montée sur une chaise auprès du lit de Jeanne, et causait avec elle.

«Tu t'ennuies bien au lit, n'est-ce pas, petite Jeanne?

--Oui, mademoiselle, j'aimerais mieux être levée et garder les oisons de la mère Nannette; mais il faut bien que maman nettoie mes habits; elle dit que c'est bien assez d'être pauvre, et qu'il ne faut pas causer de répugnance aux gens qui nous soulagent.

--Tu vas donc tous les jours chercher ton pain?

--Oh! non, mademoiselle: quand on nous en donne beaucoup, nous restons à la maison aussi longtemps qu'il y en a; c'est si pénible d'aller aux portes!

--Te donne-t-on toujours, quand tu demandes?

--Mademoiselle, je ne demande rien; je reste à la porte jusqu'à ce qu'on me donne. Quelquefois il n'y a personne dans les maisons, pendant la moisson, ou bien en temps de fenaison. Ces jours-là, je ne trouve pas grand'chose.

--Et quand on ne te donne rien?

--Nous nous couchons sans souper; ça nous est arrivé plus d'une fois avant d'être chez la mère Nannette; mais elle ne veut pas que nous souffrions la faim, et, quand nous n'avons point de pain, elle nous en prête.

--Vas-tu t'amuser quelquefois sur la place de l'église avec les petites du bourg?

--Oh! mademoiselle, elles ne voudraient pas de moi!

--Tiens! pourquoi?

--C'est que je cherche ma vie.

--Sais-tu que c'est bien mal cela!»

La mère Nannette rentra, et Mme Dumont la loua beaucoup de sa charité envers la pauvre veuve et son enfant.

Isaure veut donner une de ses robes à la petite
Jeanne.

«Mon Dieu, maman, dit Isaure en retournant au château, j'ai tant de robes qui ne me servent plus! ne pourrais-tu pas en donner une à la petite Jeanne? J'avais le coeur gros en la voyant au lit faute de vêtements.

--Ma fille, tes robes seraient d'un mauvais usage pour cette enfant; elles resteraient accrochées aux épines des buissons auprès desquels il faut qu'elle passe, et la boue des mauvais chemins où elle est obligée de marcher emporterait le morceau quand elle voudrait les décrotter.

--Comment faire alors, chère maman, pour lui donner une robe?

--N'as-tu donc plus rien dans ta bourse, mon enfant?

--Oh si! oh si! dit vivement la petite fille; je vais lui en acheter une; de quelle étoffe, maman?

--Il faut prendre le jupon en droguet bleu; c'est fort solide, et le corsage en bonne cotonnade doublée.

--Moi, dit Sophie, la soeur d'Isaure, qui avait quatorze ans, je donnerai une jupe de dessous en flanelle rayée blanc et noir, et un corset de nankin.

--Et moi, que donnerai-je donc? dit Auguste.

--Mon frère, tu as une cravate noire qui est tranchée au milieu, dont les bouts sont tout neufs; ma bonne en fera un bonnet à Jeanne, et tu achèteras de la dentelle noire pour le garnir.

--Il ne me reste plus à donner que la chemise, le fichu et le tablier,» dit en souriant Mme Dumont.

Quand ils furent arrivés à la maison, les enfants racontèrent à leur père ce qu'ils voulaient faire pour Jeanne.

«Tout cela est très-bien, dit M. Dumont; mais je vois que personne n'a pensé aux souliers. Vous habillez complètement cette petite, et vous la laissez nu-pieds!

--C'est pourtant vrai! dirent les enfants. Papa, il faut que vous donniez les souliers, pour que rien ne lui manque.»

On s'occupa le jour même d'acheter et de couper les vêtements de la petite Jeanne, afin de pouvoir les lui donner le vendredi suivant; il n'y avait plus que quatre jours, il ne fallait pas perdre de temps. Isaure fit les ourlets, pendant que sa mère, sa soeur et la bonne faisaient les coutures. Quand tout fut fini, la bonne dit:

«Mesdemoiselles, vous croyez avoir pensé à tout; il me restera pourtant quelque chose à donner aussi, et, quoique je ne sois pas riche, je veux prendre part à la bonne action que vous faites. Vous avez oublié le mouchoir et le serre-tête! j'en donnerai des miens.»

Isaure habille la petite Jeanne.

Le vendredi, Isaure s'éveilla plus tôt qu'à l'ordinaire; le coeur lui battait bien fort en pensant au plaisir qu'elle allait faire à la petite Jeanne. Longtemps avant le déjeuner, elle était à la grille, que son frère lui avait ouverte, et à chaque instant elle allait sur le chemin pour voir si Jeanne arrivait. Enfin, elle parut au bout de l'avenue: Isaure alla au-devant d'elle et la prit par la main; elle l'amena toujours courant dans le jardin, puis dans la maison, puis dans sa chambre. Quand elles y furent entrées, Sophie et la bonne déshabillèrent l'enfant et lui mirent sa chemise neuve et le reste de ses habits. On la coiffa; mais, quand il fallut lui mettre ses souliers, on s'aperçut qu'il manquait des bas.

«C'est un petit malheur, dit la bonne; mesdemoiselles, il faudra lui en tricoter; comme il fait grand chaud, elle s'en passera bien d'ici à ce que vous lui en ayez fait. D'ailleurs, je crois bien que la pauvre petite n'en porte pas souvent.

--Oui! oui! dit Isaure, je vais commencer dès demain à lui en faire une paire; le voulez-vous, dites, maman? ajouta-t-elle en s'adressant à Mme Dumont, qui venait d'entrer dans la chambre.

--Certainement, mon enfant; si tu emploies bien ton temps, tu les auras finis dans quinze jours.»

La petite Jeanne remercia ces dames de tout son coeur. Isaure la ramena sous le berceau pour la faire voir à son père et à Auguste; on la fit déjeuner, et, après avoir mis la pièce de cinquante centimes dans la poche de son tablier neuf, on fit un paquet de ses vieux habits. Elle le prit et s'en alla.

Jeanne ne resta pas longtemps en chemin, tant elle était pressée de faire voir ses beaux habits. La mère Nannette et Catherine travaillaient à la porte de la maison.

«Regardez donc, mère Nannette, dit la veuve, ne dirait-on pas que c'est Jeanne qui court là-bas? Je le croirais presque, si cette petite fille n'était pas si bien habillée.

--Et vous n'auriez pas tort, répondit la mère Nannette après avoir regardé un moment avec attention; c'est bien elle qui vient à nous toujours courant. Elle est si belle qu'on la prendrait pour la fille de maître Tixier, le fermier du Grand-Bail.»

Quand Jeanne fut à portée de se faire entendre, elle cria:

«Maman! mère Nannette!

--Oh! mon Dieu! ma fille! où as-tu donc pris ces beaux habits-là?

--Ce sont les dames Dumont qui les ont faits exprès pour moi, parce que Mlle Isaure a eu du chagrin de me voir au lit le jour que vous avez lavé ma robe; elles m'ont dit qu'il fallait mettre mes habits neufs le dimanche pour aller à la messe, et quand vous nettoieriez les vieux.

--Et tu les mettras aussi le vendredi pour aller chez ces dames, ma fille.»

Catherine laissa la petite Jeanne dans sa toilette jusqu'au soir, en lui recommandant bien de ne pas se salir, et l'enfant s'occupa tout de suite de donner à manger aux canards, qui venaient très-bien.

Jeanne s'avise de faire des bouquets pour les vendre.

La veille du marché, Jeanne, tout en gardant ses oisons, remarqua de belles fleurs dans la haie du grand pré et au bord du ruisseau qui traversait le bois. Elle eut l'idée d'en faire des bouquets; elle les entremêla avec les épis de toutes sortes d'herbes des prés, et quand ils furent faits, elle les posa pour la nuit sur une grosse touffe de gazon; puis elle vint demander à la mère Nannette si elle voulait bien l'emmener en ville avec elle pour vendre ses bouquets. La mère Nannette dit que oui, et le lendemain Catherine mit à Jeanne ses beaux habits. L'enfant trouva ses fleurs aussi fraîches que si elle venait de les cueillir.

Aussitôt que la mère Nannette fut arrivée sur la place, tout le monde lui demanda où elle avait pris cette jolie petite fille.

«C'est une pauvre enfant qui demande son pain, répondit-elle.

--Elle est bien belle, pour demander l'aumône!

--C'est que des dames charitables ont eu pitié d'elle et l'ont habillée comme ça.»

En regardant la petite Jeanne, on regardait ses bouquets et on les lui marchandait.

«Payez-les-moi ce que vous voudrez; c'est pour maman qui est malade.»

On lui en donnait dix centimes; quelques dames qui étaient venues au marché les lui payèrent quinze ou vingt, tant elles la trouvaient jolie et modeste. Elle vendit tous ses bouquets, et rapporta un franc à sa mère. Depuis elle ne manqua pas, quand il faisait beau, de faire des bouquets pour aller les vendre. On ne les lui payait pas toujours aussi cher; mais elle aimait mieux cela que d'aller aux portes.

La petite Jeanne apprend à tricoter.

Le vendredi suivant, Jeanne alla comme à l'ordinaire chercher les cinquante centimes chez Mme Dumont. Sophie lui fit voir les bas qu'elle lui tricotait et qui étaient presque finis.

«Moi, je ne suis pas aussi avancée, dit Isaure; je n'en suis encore qu'au premier bas: c'est que je ne travaille pas aussi vite que ma soeur, parce que je suis plus petite qu'elle.

--Que je voudrais donc bien en faire autant! dit Jeanne.

--Veux-tu que je t'apprenne à tricoter?

--Je le veux bien, mademoiselle.

--Eh bien, dit Mme Dumont, tu viendras tous les lundis, les mercredis et les vendredis à deux heures.

--Oui, madame: ces jours-là je ne fais point de tournée, parce que maman dit qu'il ne faut pas ennuyer les gens qui nous assistent. Elle ne peut presque plus marcher, car ses jambes sont enflées, et je vais demander toute seule.

--Et comment fais-tu pour avoir un peu de bois? car il faut du feu pour faire de la soupe?

--La mère Nannette nous laisse mettre notre pot devant son feu; elle est si bonne!»

Jeanne ne manqua pas de venir apprendre à tricoter, et Isaure lui commença une jarretière; rien n'était plus charmant à voir que ces deux petites têtes si près l'une de l'autre et ces petites mains entrelacées. Jeanne était assise sur un tabouret; Isaure, à genoux derrière elle, tenait une des mains de son écolière dans chacune des siennes, pour lui apprendre à se servir de ses aiguilles; elle passait sa tête par-dessus l'épaule de Jeanne, afin de voir comment elle s'y prenait.

Mme Dumont interroge la petite Jeanne.

«As-tu les mains propres? lui demanda Mme Dumont.

--Oui, madame, je me les suis frottées dans le son que la mère Nannette a mis bouillir pour ses oisons. Maman se sert d'un petit bout de bois bien pointu pour nettoyer mes ongles.

--Elle est donc bien propre, ta maman?

--Oui, madame; tous les matins elle peigne ses cheveux dans l'étable, et les miens aussi; et quand elle allait chercher son pain avec moi, nous nous arrêtions toujours au bord du ruisseau pour nous laver les pieds.

--Fais-tu habituellement ta prière, petite Jeanne?

--Oui, madame, je la fais tous les soirs et tous les matins. Quand le temps est beau, nous la faisons dehors, et, quand nous passons devant l'église, nous entrons toujours pour prier l'enfant Jésus.

--Et que lui demandes-tu dans ta prière?

--Je le prie de me faire devenir bien grande et bien forte pour gagner notre vie, afin de ne plus demander à ceux qui ne nous doivent rien.

--Tu seras donc bien contente quand tu pourras travailler?

--Oh! oui, madame, je vous l'assure.

--Et que feras-tu de l'argent que tu gagneras, quand tu seras grande?

--Je donnerai du pain et une robe à maman; puis je donnerai aussi quelque chose à la mère Nannette, qui est si charitable pour nous.

--Mais elle me semble fort à l'aise, la mère Nannette.

--Madame, elle n'est pas riche, et, si elle n'épargnait pas autant, elle aurait bien de la peine à vivre.»

Au bout de quinze jours, Jeanne sut assez bien tricoter pour faire un bas. Sophie lui en commença un, et Jeanne fut très-joyeuse de faire voir à sa maman et à la mère Nannette comment elle travaillait. Quand elle gardait les oies et les deux petits canards, elle avait toujours son bas à la main; elle ne le quittait pas non plus pour aller aux portes. Les gens qui la voyaient si travailleuse lui donnaient souvent quelque chose avec son pain, ou bien des légumes pour mettre dans le pot; et quand on faisait de la galette dans les métairies, l'on gardait toujours la part de la petite Jeanne.

Catherine garde le lit.

Jeanne continua d'aller trois fois par semaine chez Mme Dumont. Les deux demoiselles avaient entrepris de lui enseigner à lire et à compter; elles continuaient de lui apprendra à tricoter, et chaque vendredi elle avait ses cinquante centimes.

Elle fut toute une semaine sans venir.

«Je crains bien que Jeanne ne soit malade, dit Mme Dumont; elle, qui est si exacte, n'a pas paru depuis huit jours.

--Maman, allons la voir! J'aime beaucoup la petite Jeanne; si elle était malade, il faudrait venir à son secours: elle est trop pauvre pour se procurer ce dont elle a besoin.»

Et en disant cela Isaure courut appeler sa soeur et mettre son chapeau.

En arrivant chez la mère Nannette, ces dames virent la petite Jeanne qui pleurait à la porte de la maison. Isaure courut à elle:

«Tu pleures, petite Jeanne? qu'as-tu? qui t'a fait du chagrin?

--Mademoiselle, c'est que maman est bien malade.»

Mme Dumont laissa ses filles avec Jeanne, et entra dans la maison. Catherine était au lit, si pâle qu'on l'aurait crue morte déjà.

«Pourquoi ne m'avoir pas fait dire que vous étiez malade, ma pauvre femme? Ce n'est pas bien cela; il fallait envoyer votre petite fille nous avertir.

--Merci, ma chère dame; mais vous êtes si généreuse pour elle, que je n'ai pas voulu abuser de votre bonté. D'ailleurs, je n'aurai bientôt plus besoin de rien, je le sens; j'ai trop pâti depuis que j'ai perdu mon mari, et j'ai eu trop de chagrin. Le bon Dieu a pitié de moi; il me rappelle à lui, et je vais rejoindre mon pauvre Jacques. Tout ce qui m'afflige, c'est de laisser ma petite Jeanne seule au monde.

--Il ne faut pas perdre courage, Catherine; vous êtes jeune, et à votre âge il y a toujours de la ressource.

--Non, madame, il n'y a plus de ressource, parce que le chagrin et la misère me minent depuis trop longtemps.

--Avez-vous vu M. le curé?

--Oui, madame, il vient me voir tous les jours et a la bonté de m'envoyer un peu de bouillon. Il me console en me faisant voir la miséricorde de Dieu, qui a mis sur mon chemin une aussi digne femme que la mère Nannette, ainsi que vous, madame, qui avez tant de bontés pour ma fille. La mère Nannette promet de la garder quand je ne serai plus, et cela me tranquillise un peu.

--Catherine, je n'abandonnerai pas Jeanne non plus, vous pouvez être tranquille. Mais où est donc la mère Nannette?

--Elle est allée mener son bétail à l'abreuvoir. La pauvre chère femme me quitte le moins qu'elle le peut; elle me soigne comme si j'étais sa fille et ne me laisse manquer de rien.

--Adieu, Catherine, prenez courage; je reviendrai vous voir après-demain.»

En disant cela, Mme Dumont lui donna une pièce de cinq francs.

Catherine meurt.

Le surlendemain, ces dames retournèrent voir Catherine. En entrant, elles remarquèrent que les rideaux de son lit étaient fermés; dans un coin de la chambre, la mère Nannette tenait la petite Jeanne qui s'était endormie sur ses genoux.

Mme Dumont s'approcha.

«C'est fini, ma chère dame: la pauvre âme est allée au bon Dieu; elle est morte comme une sainte. M. le curé, qui ne l'a pas quittée, assure qu'il y a bien longtemps qu'il n'a vu une mort pareille.

--Et qu'allez-vous faire de cette enfant?

--Je vais la garder avec moi, madame; comme je le disais hier à M. le curé, c'est le bon Dieu qui me l'a envoyée; elle prendra soin de ma vieillesse comme je vais prendre soin de son enfance.

--L'enverrez-vous encore mendier?

--Oh! non, madame. Je ne suis pas riche, mais il y aura bien assez de pain ici pour nous deux. D'ailleurs, la voilà en âge de me rendre des services qui me payeront sa nourriture.

--Mère Nannette, il faut continuer d'envoyer Jeanne à la maison; mes filles lui apprendront à écrire et à faire toutes sortes d'ouvrages. Je me charge de son entretien; ainsi vous n'aurez rien à dépenser pour elle.

--Que le bon Dieu vous conserve, ma chère dame! En apprenant à Jeanne à travailler, vous ferez plus que moi pour elle: vous lui mettrez le pain à la main pour toute sa vie.

--Mère Nannette, voici quinze francs pour faire enterrer cette pauvre femme; il ne faut pas que ces frais-là retombent à votre charge.»

Docilité et intelligence de la petite Jeanne.

Quelques jours après la mort de sa mère, Jeanne alla chez Mme Dumont; on lui mit des bas et un fichu noirs pour qu'elle portât le deuil. Le dimanche suivant, Sophie l'habilla tout en noir.

La pauvre enfant était bien triste; elle pleurait toujours en pensant à sa mère; ses yeux étaient rouges et gonflés; elle ne disait rien et ne mangeait presque pas. On la trouvait souvent à genoux, priant Dieu. La mère Nannette craignait qu'elle ne tombât malade; mais, comme elle n'avait que huit ans bien juste, elle finit par oublier un peu. Elle continua d'aller chez Mme Dumont, et elle apprenait très-vite tout ce qu'on lui montrait. Les deux jeunes demoiselles, en la trouvant si docile et si travailleuse, s'attachèrent à elle de plus en plus. M. le curé, qui la voyait toujours sage à l'église, lui donnait de temps en temps de belles images. Quand elle sut bien lire, il lui fit cadeau d'un petit livre d'heures, ce qui la rendit fort contente.

A l'âge de douze ans, elle lisait et écrivait bien; elle faisait toutes sortes d'ouvrages avec beaucoup d'adresse. La mère Nannette lui avait appris à filer; et déjà son fil était plus fin que celui des autres fileuses du bourg, parce qu'elle était bien attentive à ce qu'elle faisait.

La petite Jeanne fait sa première communion.

Il y avait déjà un an que Jeanne allait à l'instruction de la paroisse avec les autres enfants, quand M. le curé lui donna un Catéchisme et une Histoire sainte pour qu'elle les apprît par coeur. Mme Dumont, qui lui en faisait réciter un chapitre tous les jours, était charmée de son intelligence et de sa mémoire. Jeanne écoutait très-attentivement toutes les explications: aussi était-elle, avec Isaure, celle qui répondait le mieux au catéchisme; et M. le curé les citait toutes les deux comme un exemple à suivre, tant elles avaient bonne tenue à l'église. On ne les voyait jamais ni causer ni tourner la tête au moindre bruit, comme plusieurs autres enfants: elles priaient Dieu de si bon coeur, que ceux qui les voyaient en étaient émerveillés.

Quand M. le curé admit les enfants à faire leur première communion, il mit Jeanne et Isaure à la tête des autres petites filles, parce qu'elles étaient les plus instruites et les plus sages: elles n'en furent pas pour cela moins modestes et moins humbles.

Enfin le grand jour arriva. Dès la veille, Mme Dumont avait retenu Jeanne, et elle l'avait même fait coucher au château, pour qu'elle eût moins de distractions que dans le bourg. Le matin, Sophie lui apporta une robe blanche et le reste de la toilette entièrement neuf, afin que, dans ce beau jour, elle n'eût rien de vieux sur elle; elle lui dit que sa mère voulait la récompenser ainsi de sa bonne conduite.

Pendant la cérémonie, qui fut très-longue, Jeanne et Isaure montrèrent tant de piété que tout le monde en était édifié.

Après la messe, M. le curé, qui avait invité toute la famille Dumont à déjeuner, voulut que Jeanne se mît aussi à table; il disait qu'il ne pouvait pas faire trop d'honneur à une petite fille aussi pieuse.

La mère Nannette était dans un coin de l'église, où elle pleurait de contentement; il l'envoya chercher pour dîner avec sa gouvernante.

La petite Jeanne va toujours chez Mme Dumont.

Jeanne, après sa première communion, ne cessa pas d'aller chez Mme Dumont. Le dimanche, on la faisait écrire, lire et compter, pour qu'elle n'oubliât pas ce qu'elle savait. Si l'on faisait la lessive, elle aidait à savonner le linge, à le mettre au bleu, à l'étendre et à le plier; elle repassait les draps et les serviettes, et raccommodait ce qui était déchiré: elle finit même par apprendre à repasser le linge fin. Quand il y avait quelqu'un à dîner, Jeanne aidait à la cuisinière et au domestique qui mettait le couvert, ce qui lui apprenait un peu le service; on lui payait toujours sa journée quand elle la passait au château. Comme elle cousait très-bien, la mère Nannette, qui connaissait assez de monde en ville, lui rapportait de temps en temps quelque ouvrage à faire, soit des chemises ou des draps, ce qui lui faisait un petit profit.

Les filles de Mme Dumont traitaient Jeanne en véritable amie, parce qu'elle était aussi réservée dans son langage que sage dans sa conduite. Elle les aimait tant, qu'elle se serait jetée au feu pour leur rendre service. Elle allait très-souvent chez M. le curé, qui lui donnait de bons conseils et lui faisait remarquer combien Dieu avait eu pitié d'elle, pauvre enfant sans famille.

Jeanne donnait à la mère Nannette tout ce qu'elle gagnait, car elle n'avait besoin de rien acheter pour elle-même; Mme Dumont fournissait tout ce qui était nécessaire pour l'habiller, comme elle l'avait promis à la mère Nannette, après la mort de Catherine; Jeanne usait si peu de chose que Mme Dumont lui disait quelquefois:

«Comment fais-tu, Jeanne, pour que tes robes durent aussi longtemps?

--Madame, je plie tous mes effets le soir et je les mets sur mon coffre. Quand il y a trop de boue à mes jupons, j'en lave le bas, ce qui l'use bien moins que de le décrotter, et puis je le repasse. Je visite mes habits tous les matins, et, aussitôt que j'y vois le moindre trou, je le raccommode.

--C'est très-bien, Jeanne; tu as pris là une bonne habitude.

--C'est bien le moins que je soigne mes habits, madame, puisque c'est vous qui me les donnez!»

Jeanne a grand soin de la mère Nannette.

A seize ans, Jeanne était grande et forte: elle soignait toute seule le bétail de la mère Nannette, qui se faisait vieille; elle pétrissait le pain et chauffait le four; elle faisait le beurre et l'allait vendre à la ville, car elle ne voulait pas que la mère Nannette eût la moindre fatigue; et comme Jeanne savait bien prendre son temps, elle trouvait encore le moyen de faire quelque ouvrage pour gagner un peu d'argent.

«Ma chère mère, disait-elle quand la mère Nannette la grondait de ce qu'elle voulait tout faire, vous avez eu pitié de moi quand j'étais petite; vous m'avez soignée comme si j'eusse été votre propre enfant: il est bien juste que j'aie toute la peine, à présent que je suis plus forte que vous.»

Plusieurs des personnes à qui Jeanne vendait son beurre lui avaient offert de bons gages si elle voulait servir en ville; mais elle répondait toujours qu'elle ne se résoudrait jamais à quitter la mère Nannette. Quand elle lui racontait cela, cette excellente femme lui disait:

«Ma fille si tu es jamais obligée d'aller chez les autres, crois-moi, ne te place pas en ville; on y gagne plus d'argent, c'est vrai; mais aussi on y dépense davantage, et les jeunes filles y ont bien du désagrément.»

La mère Nannette dépérissait peu à peu, et Jeanne en avait beaucoup de chagrin. Elle conta sa peine à M. le curé, en qui elle avait grande confiance.

«La croyez-vous en danger de mort? lui dit-il; en ce cas il faudrait voir le médecin.

--Oui, monsieur, elle est en grand danger, mais elle ne s'en doute pas. J'ai fait entrer l'autre jour, comme par hasard, le médecin qui était venu saigner le maréchal; il a causé avec elle et l'a bien examinée; quand il est sorti, je l'ai suivi sans rien dire; il m'a assuré qu'il n'y avait rien à faire à la mère Nannette, parce que c'est un corps usé: il dit qu'elle pourra traîner encore longtemps, et qu'elle s'éteindra sans souffrir.

--J'irai la voir.

--Oh! oui, monsieur le curé, il faut y venir bien souvent; vos visites la soulageront plus que celles d'un médecin; vous lui parlerez du bon Dieu, et elle sera toute prête quand il lui plaira de l'appeler à lui.»

La mère Nannette devient dangereusement malade.

Au bout de dix-huit mois, la mère Nannette était devenue si faible qu'elle ne sortait plus de la maison. Comme elle ne se plaignait de rien, Jeanne ne lui disait pas combien elle la trouvait malade, de peur de l'effrayer; mais, quand elle allait voir Mme Dumont, elle pleurait à chaudes larmes, en disant qu'elle voyait bien que sa chère mère Nannette ne passerait pas l'hiver. «Ne te désole pas trop, ma petite Jeanne; nous ne t'abandonnerons pas, lui disait Isaure.

--Je le sais bien, mademoiselle, et je vous en remercie de tout mon coeur; mais ce n'est pas parce que je vais me trouver toute seule que je pleure; grâce à Dieu, je suis forte, et, grâce à vous aussi, je saurai bien gagner ma vie; je me désole parce que j'aime la mère Nannette de toute mon âme; et puis, qui donc m'aimera jamais comme elle, qui m'a prise toute petite et m'a accoutumée au travail, puis m'a appris à aimer Dieu, et de qui j'ai toujours reçu de si bons exemples?»

Jeanne soignait sa malade avec une extrême tendresse; elle trouvait le moyen de lui faire venir un petit pain blanc tous les deux jours; quand elle allait à la ville vendre son beurre, elle en rapportait de la viande et quelque friandise. Quelquefois elle achetait un poulet ou bien un canard dans le bourg, et elle les accommodait comme elle avait vu faire à la cuisinière de Mme Dumont. Elle allait aussi au moulin chercher un peu de poisson; d'autres fois, elle lui donnait une petite crème, et, quand elle chauffait le four, elle lui faisait toujours cuire quelque bonne pâtisserie; enfin, elle ne lui laissait boire que du bon vin qu'elle sucrait un peu.

La mère Nannette trouve que Jeanne dépense trop.

La mère Nannette la laissait faire; pourtant elle lui disait quelquefois:

«Tu me gâtes, petite Jeanne; tu dépenses trop d'argent, ma fille: cela n'est pas raisonnable.

--Hé bien donc, répondait Jeanne, n'avez-vous pas assez travaillé quand vous étiez jeune, et n'est-il pas juste que vous jouissiez à présent de quelques douceurs?

--Mais écoute donc, petite, si tu dépenses tout, tu te feras tort; car c'est toi qui hériteras de ce que je laisserai, entends-tu!

--C'est bon, c'est bon, ma chère mère; ne vous inquiétez pas de cela! laissez-moi faire; j'en aurai toujours bien assez. N'ai-je pas de bons bras pour travailler? Et d'ailleurs, ne faut-il pas que vous engraissiez un peu pour aller faire la veillée cet hiver avec les voisines?

--Eh bien, ma fille, j'entends que tu manges de toutes les bonnes fricassées que tu me fais.

--Merci, mère Nannette; ne serait-il pas honteux qu'il fallût des fricassées à une grande fille comme moi!»

M. le curé vient voir tous les jours la mère Nannette.

M. le curé ne manquait pas de venir chaque jour voir la mère Nannette; comme c'était une femme de grand sens, il parlait avec elle de la bonté et de la miséricorde de Dieu, et la préparait à mourir sans qu'elle s'en doutât. Il la confessait souvent et lui apportait la sainte communion, afin qu'elle fût toujours en état de grâce; il lui faisait entendre aussi que l'église était trop froide pour elle et qu'il ne voulait pas qu'elle y entrât avant Pâques.

On était à la fin de l'automne: la mère Nannette baissait de plus en plus, et bientôt elle ne quitta plus le lit. Jeanne la mettait chaque matin dans le sien propre, afin de faire prendre l'air à l'autre, qu'elle exposait dehors si le temps le permettait. Le lit de Jeanne était encore meilleur que celui de la mère Nannette, qui, pendant huit ans, n'avait pas vendu la plume de ses oies, pour amasser le lit complet de sa fille adoptive. La malade retrouvait le soir son coucher tout frais, et elle dormait mieux la nuit.

La mère Nannette s'éteint tout à fait.

Un jour du mois de décembre, le soleil ayant percé les nuages, Jeanne mena le bétail à l'abreuvoir. En revenant, elle fit le grand tour par la pelouse; ses bêtes, qui ne sortaient pas depuis longtemps, étaient bien contentes de se trouver dehors, et Jeanne se pressait d'autant moins de les ramener à l'étable que la mère Nannette semblait mieux ce jour-là. En rentrant, elle alla tout droit au lit de la malade qu'elle trouva endormie et encore plus pâle que de coutume. Elle ralluma le feu tout doucement pour lui faire chauffer un bouillon. Quand il fut chaud, elle le mit dans un gobelet et le porta à sa chère mère; mais en lui soulevant la tête pour la faire boire, elle la sentit toute froide. Elle courut à la porte appeler du secours. Deux voisines entrèrent et virent bien que tout était fini pour la mère Nannette. Elles voulurent emmener Jeanne, en disant qu'elles se chargeraient de faire la veillée; mais elle leur dit en pleurant à chaudes larmes qu'elle ne voulait pas quitter sa chère mère Nannette avant qu'on l'eût portée en terre. L'une des voisines alla faire la déclaration, pendant que l'autre aidait Jeanne et lui tenait compagnie auprès du lit de la morte.

Désintéressement de Jeanne.

Le maire entra et demanda à Jeanne si la défunte avait fait un testament pour lui donner son bien; car elle avait toujours dit que sa fille adoptive serait son héritière.

«Non, monsieur le maire, dit Jeanne; si elle avait fait quelque chose pour moi, elle me l'aurait bien dit....

--Mais elle ne se croyait peut-être pas si près de sa fin; vous ne lui avez donc pas rappelé ce qu'elle devait faire pour vous?

--Non vraiment, monsieur le maire, j'en aurais été bien fâchée! Si la pauvre femme s'était crue en danger, cette idée l'aurait peut-être fait mourir plus tôt. Elle n'a pas eu un seul instant la pensée que tout serait bientôt fini pour elle, et pour tout l'or du monde je ne le lui aurais pas dit. D'ailleurs, je suis jeune et je peux travailler: il est juste que son neveu hérite; il faudra l'avertir.

--Je vais lui envoyer un exprès,» dit le maire. Et il sortit.

[Illustration: Jeanne se mit à genoux]

Jeanne se mit à genoux au pied du lit et lut les prières des morts; de temps en temps elle se levait pour embrasser la défunte, puis elle continuait ses prières en pleurant. Elle fit la veillée du corps en compagnie des deux bonnes voisines qui ne voulurent pas la quitter.

On enterre la mère Nannette.

Comme la mère Nannette avait été une honnête femme, bien obligeante, tout le monde du bourg, jusqu'aux petits enfants, vint, le lendemain matin, la voir sur son lit de mort et lui apporter des bouquets d'herbes fortes. Quoique Jeanne pleurât toujours, elle présentait le buis à tous ceux qui voulaient jeter de l'eau bénite sur le corps. Vers midi, le charpentier apporta la bière, et Jeanne, aidée de ses deux voisines, y plaça le corps après l'avoir embrassé une dernière fois. Pendant qu'on clouait le couvercle, la pauvre fille criait sans pouvoir se retenir. On mit la bière devant la porte; alors le maire entra avec maître Gerbaud, neveu et héritier de la défunte, et la maison s'emplit de monde. Jeanne, la tête enfoncée dans sa capote, pleurait dans un coin. M. le curé vint avec la croix, et l'on partit pour l'église. La pauvre fille n'aurait pas pu suivre l'enterrement si les voisines ne l'eussent soutenue.

Après la cérémonie, on la ramena dans la maison, où le maire et Gerbaud étaient déjà rendus. M. le curé ne tarda pas à les y rejoindre.

«Maître Gerbaud, dit-il, cette fille a son lit et son coffre, tout le monde le sait; vous les lui laisserez bien emporter?

--Elle a aussi huit draps tout neufs dans l'armoire de la défunte, dit une des voisines; je les lui ai vu faire et marquer à son nom.

--La mère Nannette avait l'argent de Jeanne, ajoute M. le curé. La pauvre femme m'a souvent dit qu'elle la ferait son héritière; mais, comme elle n'a pas laissé de testament, vous usez de votre droit: c'est juste.

--Monsieur le curé, dit Gerbaud, je ne veux rien prendre à cette fille: qu'elle me dise combien d'argent elle a remis à ma tante, et je le lui rendrai tout de suite avec ses draps.

--Voyons, Jeanne, dit le maire, quelle somme avez-vous confiée à la mère Nannette?

--Monsieur, je serais bien en peine de le dire; à mesure que je gagnais quelque chose, je le donnais à ma chère mère, et je ne lui ai pas demandé de compte, bien sûrement. Maître Gerbaud, vous pouvez tout garder; la pauvre femme a bien assez fait pour moi sans que je réclame encore quelque chose; d'ailleurs, j'ai la force de travailler, et je ne crains pas l'ouvrage.»

Maître Gerbaud se pique de générosité.

M. le curé dit que Jeanne agissait et parlait en honnête fille, et que Gerbaud ne voudrait certainement pas qu'elle fût dupe de sa probité.

«Non, monsieur le curé, elle ne sera pas dupe avec moi: ils disent tous qu'elle a soigné ma pauvre tante aussi bien que si c'eût été sa propre fille; et, pour lui prouver que je lui en sais bon gré, nous partagerons par moitié l'argent qui se trouvera. Qu'en dites-vous? est-ce bien comme ça?

--Oui, Gerbaud, c'est bien.»

On ouvrit l'armoire, et l'on en tira d'abord les huit draps de Jeanne, qui étaient marqués à son nom. En bouleversant tout, on trouva, derrière un paquet de vieux linge, cent pièces de cinq francs, dans un bas bleu qui servait de bourse à la mère Nannette.

«Je crois, dit Gerbaud, qu'il y a longtemps que le premier écu a été mis au fond de cette bourse; car ma tante avait bien juste de quoi vivre.

--Mais elle était si ménagère, dit une voisine, et elle travaillait tant!»

Gerbaud prit deux cent cinquante francs, qu'il donna à Jeanne.

«Non, maître Gerbaud, pas tant que ça; je n'ai pas pu gagner une si grosse somme.

--Petite, j'ai dit que tu aurais la moitié de l'argent, et je n'ai qu'une parole: ainsi, tu vas prendre cette somme; et, comme c'est toi qui as filé cette pièce de toile qui n'est pas encore entamée, tu en auras aussi la moitié pour ta peine; tu t'en feras des chemises.

--Vous êtes trop bon, dit Jeanne, pour une pauvre fille que vous ne connaissez seulement pas.

--Je ne suis pas plus mauvais qu'un autre, quoique ma tante m'ait gardé rancune, parce qu'autrefois j'ai eu noise avec son mari.

--Et où vas-tu donc mettre tout ça? dit une voisine; ton coffre est trop petit; puis il est si vieux qu'il pourrait bien se défoncer.

--Allons! je vais aussi lui donner l'armoire, et je n'en serai pas plus pauvre.

--Au contraire, Gerbaud, dit M. le curé, vous faites là une bonne action qui vous donnera plus de contentement que vous n'en auriez eu en gardant tout ce que vous cédez si généreusement à Jeanne.»

Tout le monde dit que Gerbaud était un brave homme et qu'il se comportait bien.

«Écoute, Jeanne, dit-il avant de partir, je n'affermerai pas la maison avant Noël; tu peux y rester jusque-là si ça t'arrange. Je te laisse tout le ménage avec la chèvre et les oisons; je vais emmener la vache seulement. Je viendrai après-demain avec ma femme, qui choisira ce qu'elle veut garder, et nous vendrons le reste.»

Après avoir dit cela, il mit dans sa poche l'argent qui lui appartenait, et alla chercher la vache à l'étable. Tout le monde sortit en même temps que lui, à l'exception de M. le curé, qui resta avec Jeanne.

M. le curé trouve une place à Jeanne.

«Qu'allez-vous faire maintenant, Jeanne? dit M. le curé.

--Je vais tâcher de me placer au plus vite; car, si je restais longtemps seule dans cette maison, je sens bien que le chagrin me rendrait malade.

--Voyons, Jeanne, il faut être raisonnable: la mère Nannette est plus heureuse que nous maintenant; elle veillera sur vous. Dieu ne veut pas qu'on s'abandonne ainsi à son chagrin. Si vous voulez vous placer en ville, Mmes Dumont vous trouveront une bonne maison où vous aurez de forts gages.

--Monsieur le curé, je ne me placerai pas en ville; ma chère défunte me l'a défendu, et, quoiqu'elle ne soit plus de ce monde, je veux toujours lui obéir.

--Puisque vous voulez rester à la campagne, j'irai voir la fermière du Grand-Bail; sa servante se marie dans trois semaines: si elle n'a personne encore, je vous y mènerai demain.

--Grand merci, monsieur le curé; ce sont de braves gens, et je serai bien contente d'être chez eux.»

Quand Jeanne fut toute seule, elle soigna la chèvre et les oies comme à l'ordinaire; elle remit dans l'armoire tout ce qu'on en avait tiré, puis elle courut chez Mmes Dumont: elle leur dit tout en pleurant qu'on devait parler pour elle à la mère Tixier, fermière du Grand-Bail.

«Elle te prendra bien, ma bonne Jeanne, dit Sophie, qui était mariée depuis deux ans: elle nous a souvent entendues parler de toi, et elle sera bien heureuse de t'avoir dans sa maison, où tu seras comme de la famille. Console-toi donc un peu! est-ce que nous ne te restons pas?

--Sans vous, qu'est-ce que je deviendrais donc? aussi je vous serai reconnaissante toute ma vie.»

Le lendemain, M. le curé mena Jeanne au Grand-Bail, comme il l'avait promis. La maîtresse l'accepta tout de suite à cause de sa bonne renommée: elle lui offrit dix écus jusqu'à la Saint-Jean.

«Mère Tixier, vous ne pouvez pas donner moins de douze écus à cette fille; elle les gagnera bien, je vous le promets.

--Je ne vous contredirai pas, monsieur le curé, elle aura douze écus. Quand viendras-tu, petite Jeanne?

--Maître Gerbaud arrive demain matin pour vendre les effets de sa tante; je voudrais bien ne pas me trouver là, j'en aurais trop de chagrin. Si vous pouvez m'envoyer chercher avant midi, je serai bien contente. J'ai mon lit, mon coffre et l'armoire de la mère Nannette; pourrez-vous me les loger?

--Oui; il n'y a pas de lit dans la boulangerie; on y mettra le tien, et tu y seras toute seule, à moins pourtant que tu ne prennes avec toi l'une de mes trois filles, qui couchent dans un même lit et se disputent souvent.

--Je le veux bien, maîtresse; vous donnerez avec moi celle que vous voudrez.»

Jeanne quitte la maison de la mère Nannette.

Dès le matin du jour suivant, Gerbaud amena sa femme dans une carriole d'osier; le meunier le suivait avec une grande voiture pour emporter le blé, le vin et tout le reste. Alors on vida l'armoire, et la femme de Gerbaud mit de côté ce qu'elle voulait garder. On s'occupa de charger la grande voiture. Jeanne était sortie pendant qu'on déménageait, pour ne pas montrer son chagrin à des étrangers, ne pouvant supporter le séjour de cette maison depuis qu'elle n'y voyait plus la mère Nannette. Elle aperçut de loin venir la charrette du Grand-Bail, et, comme ses paquets étaient faits d'avance, elle les apporta devant la porte: ses rideaux étaient démontés et pliés bien proprement. Le charretier, qui était grand et fort, chargea tout seul les meubles de Jeanne. Elle dit adieu à maître Gerbaud et à sa femme, après les avoir bien remerciés; embrassa aussi ses voisines, qui s'étaient rassemblées devant la porte pour la voir partir, et enfin monta dans la charrette. Quand elle quitta le bourg et qu'elle vit disparaître au détour du chemin la maison de la mère Nannette, elle ne put s'empêcher de pleurer bien fort.

«Est-ce que tu es fâchée de venir chez nous, petite? dit le charretier.

--Mon Dieu non! ce n'est pas là ce qui me fait pleurer; c'est que je pense à la mère Nannette, qui m'aimait tant.

--Apaise-toi donc, va! la maîtresse est une bonne femme qui t'aimera bien aussi.»

Quand la charrette arriva au Grand-Bail, les pâtres et les bergères étaient rangés devant la maison pour voir descendre Jeanne. Le charretier, qu'on appelait grand Louis, déchargea les meubles à la porte de la boulangerie: on l'aida à monter le ciel du lit; puis, quand tout fut rangé, chacun s'en alla à son ouvrage, et Jeanne entra dans la maison, où elle trouva maître Tixier tout seul avec sa femme.



SECONDE PARTIE.

JEANNE EN SERVICE.


Jeanne donne son argent à garder à son maître.

«Notre maître, dit Jeanne en entrant, j'ai deux cent cinquante francs, que je ne voudrais pas garder dans mon coffre; si vous vouliez me les serrer avec votre argent, je vous serais bien obligée.»

Et elle tira de sa poche le vieux bas de laine bleue qui avait servi de bourse à la mère Nannette, et le posa sur la table. Maître Tixier le vida et compta l'argent.

«Il y a bien cinquante bons écus de cinq francs, ma foi! dit-il; je vais te les garder, ma fille; mais d'où te vient donc tout cet argent-là?»

Jeanne raconta comment maître Gerbaud avait partagé avec elle l'argent de sa tante et la pièce de toile qu'on avait trouvée dans l'armoire, et comment il lui avait donné cette armoire pour mettre son linge.

«Je connais un peu ce Gerbaud pour m'être trouvé quelquefois en foire avec lui; je ne l'aurais pas cru si généreux; quand je le rencontrerai, je lui donnerai une poignée de main.»

Jeanne se mit promptement au fait de son ouvrage; et, comme elle était habile et courageuse, elle avait toujours le temps de coudre après avoir fait le ménage. La maîtresse lui disait quelquefois:

«Jeanne, tu ne me laisses rien à faire. Je vais devenir fainéante. Je ne sais pas vraiment comment tu t'arranges; mais tu as du temps pour tout, et il t'en reste encore pour faire l'ouvrage des autres. Est-ce que tu crois que je ne te vois pas tous les soirs aider à cette grande sotte de bergère, qui n'en a jamais fini? J'entends que tu profites de ton temps pour toi, et que tu fasses tes chemises de la toile que Gerbaud t'a donnée; tu te charges toujours de l'ouvrage de mes filles, et ce n'est pas juste. J'ai mis avec toi Solange, parce que c'est la moins raisonnable, quoique l'aînée; tâche donc de me la rendre bonne et laborieuse comme toi.»

Grand Louis se met en colère.

Grand Louis le laboureur, qui n'était pas mauvais au fond, avait l'humeur difficile; rien ne le contentait; on avait beau faire, il ne trouvait jamais rien de bon. Les filles et les servantes de la maison ne pouvaient pas le souffrir; il avait toujours de mauvaises paroles à leur dire, et elles les lui rendaient bien. Il brusquait aussi la petite Jeanne; mais elle ne lui répondait jamais.

Un jour qu'il faisait beau soleil, grand Louis s'habilla pour aller à l'assemblée2 de Meunet-sur-Vatan3; il venait de mettre un pantalon neuf et une blouse qui n'avait pas encore servi. Quand il voulut prendre son carton à chapeau, qui était sur une planche de l'écurie à côté de son lit, il monta sur la traverse d'une herse en fer dressée le long du mur; mais le pied lui manqua à l'instant même où il venait d'atteindre le carton, qui lui échappa; en voulant le rattraper, il s'accrocha aux dents de la herse, qui déchirèrent son pantalon et sa blouse du haut jusqu'en bas. Il se mit dans une si grande colère, qu'on l'entendait jurer de la maison. Le bouvier alla voir ce qu'il avait, et revint le raconter aux filles qui étaient devant la porte.

Note 2: (retour) Une assemblée est plus qu'une simple fête. On y vient de loin. En Bretagne, cette fête s'appelle pardon, kermesse en Flandre, ducasse ailleurs, etc.
Note 3: (retour) Célèbre par le pèlerinage que les enfants y font pour invoquer saint Loup.

«C'est bien fait pour lui, dit Solange; il est si butor, que ce n'est pas dommage qu'il lui arrive quelque chose.

--Sais-tu que c'est bien vilain ce que tu dis là, Solange! dit Jeanne; grand Louis est le meilleur laboureur du pays, et il rend de grands services à ton père. Ses habillements lui ont coûté de l'argent, et c'est malheureux pour lui s'il ne peut plus s'en servir.»

Les garçons du bourg, qui étaient venus chercher grand Louis, se moquaient de lui; ils le pressaient d'en finir pour venir avec eux, car on le regardait comme le chef de la jeunesse du pays, tant il était grand et fort; et puis il avait plus d'esprit qu'eux tous.

«Allons, allons, j'y vas!» dit-il en se dépêchant de se rhabiller; et il jeta ses habits déchirés sur son lit, sans les ranger dans son coffre comme à l'ordinaire.

Quand ils furent tous partis, garçons et filles, Jeanne, qui n'allait pas à cette fête, parce qu'elle était en deuil de la mère Nannette, fut chercher à l'écurie la blouse et le pantalon déchirés. Comme ce n'était pas un dimanche, elle demanda à la maîtresse si elle voulait lui permettre de les raccommoder; et, comme Jeanne était habile à tout faire, elle les arrangea si bien qu'on n'y reconnaissait aucune trace de l'accident. Elle les plia et les reporta sur le lit de grand Louis.

«En vérité, dit la maîtresse, tu es bien bonne fille de raccommoder les effets de ce grand bourru qui ne t'épargne pas plus que les autres!

--Que voulez-vous donc, maîtresse! c'est son naturel qui est comme ça; mais il n'est pas plus méchant qu'un autre. Il jure bien quelquefois après ses juments: c'est mal; mais voyez s'il les bat jamais! Y a-t-il des bêtes plus belles et mieux soignées que les siennes? Et puis il n'a pas son pareil à l'ouvrage. Le maître sait bien ce qu'il vaut, lui! aussi il ne s'en fie pas à un autre pour les semailles et pour tout. Si grand Louis était heureux, il ne nous tourmenterait pas autant; mais il est comme moi: il a perdu ses parents, et c'est un grand malheur.»

La maîtresse fait honte à grand Louis de sa mauvaise
humeur.

Un jour que grand Louis avait dételé plus tôt qu'à l'ordinaire, la soupe n'était pas encore trempée quand il rentra.

«Il n'y a jamais rien de prêt ici, dit-il pendant que Jeanne se dépêchait de mettre le couvert; demandez-moi ce qu'elles ont fait depuis le matin!»

Solange murmura, mais Jeanne ne répondit pas, et prit le broc pour aller tirer à boire. Quand elle fut partie, la maîtresse dit:

«Tu seras donc toujours bourru, grand Louis! tu ne changeras donc pas! Regarde un peu: y a-t-il une maison où les cuillers et les fourchettes soient plus claires qu'ici? on dirait que c'est de l'argent. As-tu vu quelque part des verres plus nets, du linge plus blanc, une maison plus propre? Vois s'il y a un seul grain de poussière sur les meubles, une seule toile d'araignée aux soliveaux! Tout n'est-il pas clair à se mirer dedans? Qui est-ce qui tient tout en état, si ce n'est la petite Jeanne? L'as-tu vue quelquefois perdre son temps? Avant qu'elle vînt remplacer Marie, je me tuais, et jamais rien n'était fini; à présent je ne prends plus grand'peine, et tout va bien. Il n'y a que toi au monde pour te plaindre d'une fille pareille! Qui donc t'a raccommodé ta blouse et ton pantalon pendant que tu faisais le beau à Meunet, l'autre jour, hein? ce n'est pas moi, bien sûrement.»

Jeanne rentra; les laboureurs se mirent à table; grand Louis dîna sans mot dire, lui qui d'ordinaire parlait tant. Après les laboureurs, ce fut le tour des petits pâtres. Jeanne secoua la nappe, rinça les verres et leur coupa du pain.

Maître Tixier veut que Jeanne achète un morceau
de vigne.

Un dimanche que Jeanne servait son maître qui soupait seul à sa petite table, pendant que les autres hommes, grands et petits, mangeaient ensemble, il lui dit:

«Petite Jeanne, l'argent ne vaut rien à garder. Voilà Gerbaud qui vend le bien de sa défunte tante la mère Nannette; tu sais qu'elle avait un joli quartier de vigne dans les Hautes-Roches, tout contre la mienne; si tu veux m'en croire, je te l'achèterai.

--Comme vous voudrez, notre maître, répondit Jeanne, qui pleurait toutes les fois qu'elle entendait prononcer le nom de sa chère mère Nannette; mais il faut pourtant de l'argent tous les ans pour les façons et du fumier pour les provins.

--Qu'est-ce que tu dis donc là, petite Jeanne? Est-ce qu'en bêchant mon arpent on ne donnera pas un coup de pioche à ton quartier? est-ce qu'en menant du fumier à ma vigne on n'en pourra pas laisser un brin devant la tienne? Nous les vendangerons toutes les deux ensemble; notre cuve est bien assez grande pour tenir le tout, et tu auras le profit de la vigne tout net: ça ne fait pas de mal à une jeunesse, pour se marier, que d'avoir un bout de bien au soleil!

--Notre maître, vous êtes trop bon pour moi: je ne suis pas pressée de me marier; si vous ne me renvoyez pas, je ne vous quitterai jamais.

--Te renvoyer, ma Jeanne! dit la maîtresse; ah! si tu ne quittes la maison que quand je t'en mettrai dehors, tu es bien sûre d'y mourir.

--Eh bien, c'est entendu, dit maître Tixier. On fait la criée d'aujourd'hui en huit; j'irai, et je t'achèterai le quartier des Hautes-Roches.»

Le dimanche suivant, il dit à Jeanne: «Ma fille, c'est fini; jeudi, en allant au marché, je te conduirai chez le notaire pour signer l'acte, puisque tu sais écrire; j'ai eu bien de la peine à l'avoir, ce quartier-là; il faisait envie à beaucoup de monde. Je l'ai emporté; mais aussi il te coûte deux cent dix bons francs, le contrat à la main. Es-tu contente?

--Notre maître, ce que vous faites est bien fait,» répondit Jeanne.

Jeanne reproche à Solange sa négligence.

Un matin, en se levant, Jeanne dit à Solange, qui couchait avec elle:

«Tes cheveux sont bien mêlés: tu ne les peignes donc jamais? je ne te vois pas non plus laver ni tes bras ni ton cou.

--A quoi ça sert-il, puisqu'on ne les voit pas?

--D'abord, ça sert à être propre, ce qui est déjà un grand avantage. Tu te tourmentes au lit, tu dors mal, parce que la tête te démange; tu n'es, ma foi, pas aussi raisonnable que les oisons que tu mènes tous les matins à l'abreuvoir. Tu n'as donc pas vu comme ils se baignent, comme ils relèvent leurs plumes pour que l'eau touche à leur peau; ils plongent leur tête et s'en servent après comme d'une vergette pour se nettoyer et se lisser. Il n'y a pas jusqu'à la chatte, que tu aimes tant, qui ne fasse sa toilette. Et tes mains! tu t'imagines qu'elles sont propres parce que tu les a trempées dans l'eau; mais des filles comme nous, qui touchent à tout, ont besoin de frotter ferme pour nettoyer leurs mains; l'eau toute seule n'y fait rien; il faut les dégraisser dans le son que l'on fait bouillir pour la volaille; ou bien, si tu écrases une des pommes de terre que l'on met cuire pour les porcs et que tu t'en frottes bien les mains, tu verras comme elles deviendront nettes et douces.

--Est-ce que je songe à tout cela, moi!

--Je t'y ferai songer, sois tranquille, ainsi qu'à changer de chemise tous les soirs. Crois-tu qu'il soit bien sain de garder sa chemise pour coucher, quand on a eu bien chaud toute la journée? Et le matin, si tu te lèves toute en moiteur, es-tu bien à ton aise quand ta chemise sèche sur ton corps! Et la prière du matin, tu ne la fais pas souvent! Pourquoi ne vas-tu jamais voir M. le curé?

--Je n'oserais jamais y aller toute seule.

--Viens-y avec moi; j'y vais toujours en sortant de vêpres ou de la messe; tu verras comme on a le coeur content et l'esprit tranquille en sortant de chez lui!»

Depuis ce temps-là, Jeanne ne manquait pas de faire rester Solange pour la prière du matin; elle parvint enfin à la rendre propre à force de lui répéter ses bons conseils.

Solange devint plus endurante à mesure qu'elle était plus contente d'elle-même: elle profitait des avis de Jeanne, et elle commença à se montrer bienveillante, à aimer tout le monde de la maison.

La maîtresse s'aperçoit du changement de Solange.

Les premiers jours de mars, la maîtresse dit à Jeanne:

«Voilà le temps au beau, j'ai envie de faire la lessive.

--Vous ferez bien, maîtresse; il faut dire à Solange de donner ses agneaux à la bergère pour les mener aux champs avec les moutons; elle viendra nous aider.

--Ah bien oui! Solange va grogner comme à l'ordinaire.

--Peut-être que non, maîtresse; appelez-la donc, et vous verrez!»

La mère Tixier appela sa fille, et lui dit de donner ses agneaux à la bergère pour venir aider à la lessive. Solange fit sans répliquer ce que sa mère lui commandait.

«Comment donc as-tu fait pour changer ainsi le caractère de Solange? elle est toujours de bonne humeur à présent. En vérité, la bénédiction du bon Dieu est entrée chez nous avec toi; il n'y a pas jusqu'à ce bourru de grand Louis qui ne soit devenu doux comme un mouton.»

Le jour où on lavait la lessive, Solange et Joséphine, les deux plus grandes filles de maître Tixier, lavaient avec la bergère, pendant que Jeanne savonnait les coiffes et les mettait au bleu, ainsi que le col des chemises d'homme; puis elle étendait le linge à mesure qu'il était lavé. La maîtresse, suivie de sa petite Louise, qui n'avait guère que huit ans, allait et venait, et elle écoutait ce que disaient les jeunes filles en travaillant.

«Mon Dieu, que les riches sont heureux! disait la bergère. Que je voudrais donc être comme la maîtresse, qui se promène là-bas sans rien faire, pendant que nous nous fatiguons à taper ce linge!

--Tu crois donc qu'elle n'a rien fait dans sa jeunesse, répondit Solange, et que ce qu'elle a amassé est venu tout seul?

--Moi, continua Marguerite (c'était le nom de la bergère), je voudrais avoir des maisons, des vignes, des terres et ne rien faire du tout.

--Tu n'en aurais pas pour longtemps, dit Jeanne, car ce n'est pas tout que d'avoir du bien; il s'en va vite, si on ne le soigne pas; et tu ne t'en occuperais guère, toi qui ne soignes seulement pas tes habits.

--C'est bien vrai, dit Solange, tu es toujours sale et déchirée, et pourtant tout ton gage passe sur ton corps; regarde donc la petite Jeanne, qui n'achète jamais rien, comme elle est bien ajustée! On dirait qu'elle a toujours ses habits des dimanches.

--Peut-être bien; mais je n'ai pas été élevée par charité, moi.»

Jeanne essuya une larme.

«Voilà une méchanceté que je n'oublierai pas, dit la maîtresse qui s'était approchée; Marguerite, tu auras affaire à moi. N'aie pas de chagrin, ma Jeanne; quoique tu aies été demander ton pain, on ne t'en estime pas moins.

--Ça ne nous empêche pas de t'aimer comme notre soeur, ajouta la petite Louise en l'embrassant.

--Il est pourtant bien dur de s'entendre reprocher sa misère, dit tristement Jeanne.

--Ne dis rien, ma Jeanne, reprit la maîtresse; tu la verras un jour! la paresse la mènera aux portes, comme ton malheur t'y avait conduite. D'ailleurs, est-ce que le contentement se mesure à la richesse? Elle aurait bien toutes les terres du monde qu'elle ne serait pas heureuse, parce qu'elle n'a pas le coeur sain.»

Jeanne raccommode le linge de grand Louis.

Quand la lessive fut sèche, Jeanne apprit à Solange à bien étirer le linge et à le plier de façon qu'il eût l'air d'avoir été repassé; elle s'était aperçue que la maîtresse marchait difficilement depuis quelque temps, et qu'elle avait de la peine à se servir de son bras gauche; elle ne voulut donc pas que la mère Tixier prît la moindre fatigue à ranger le linge; elle veilla un peu plus tard chaque jour pour finir de le raccommoder. Comme elle savait bien se servir de son aiguille, elle apprêtait toujours l'ouvrage des autres filles et leur apprenait à le faire.

En pliant les chemises de grand Louis, elle les trouva en bien mauvais état.

«Voyez donc, maîtresse, comme les chemises de grand Louis sont déchirées! Si vous le vouliez, je veillerais pour les raccommoder, et je couperais les plus mauvaises pour avoir des pièces.

--Fais, petite Jeanne, fais comme tu l'entendras, quoique pourtant grand Louis ne le mérite guère.

--Ne dites donc pas ça, maîtresse; grand Louis prend mieux vos intérêts que vos propres enfants; je le vois bien, moi, et c'est pour ça que je veux soigner son linge.»

Grand Louis veut payer Jeanne.

Quand Jeanne eut fini de raccommoder les chemises de grand Louis, elle choisit l'heure où elle ne le croyait pas à l'écurie pour les porter sur son lit; mais grand Louis était un finaud, et, se doutant bien que c'était Jeanne qui avait soin de ses effets, il la guettait depuis plusieurs jours. Il se tapit derrière la porte quand il la vit venir les bras chargés de linge, et, pendant qu'elle le posait sur le lit, il sauta tout à coup auprès d'elle.

«Mon Dieu! que vous m'avez donc fait peur! dit-elle toute honteuse.

--Ha! ha! c'est donc toi, petite Jeanne, qui soignes mes effets? Je t'en remercie; mais, comme il n'est pas juste que tu travailles pour rien, je veux te payer.

--Non, grand Louis, vous ne me devez rien; mon temps est à la maîtresse, et c'est elle qui m'a laissé travailler à vos chemises.

--Te l'a-t-elle commandé?

--Je ne dis pas ça, grand Louis; mais, si elle me l'avait défendu, je ne l'aurais pas fait.

--Et ma blouse, et mon pantalon! Je te dis, moi, petite Jeanne, qu'il ne faut pas tant faire la fière, et que je veux te donner quelque chose.

--Non, grand Louis, vous ne me donnerez rien. Je ne toucherai plus à vos effets si vous me payez, parce que vous croiriez que c'est par intérêt; mais, pour vous prouver que ce n'est pas la fierté qui m'empêche d'accepter votre argent, écoutez: Je suis une pauvre fille qui n'ai de support de personne sur la terre; si je me trouve jamais dans la peine, je n'irai pas à un autre qu'à vous.

--C'est dit; tape là, petite Jeanne!»

Et il lui tendit une main large comme un battoir. Jeanne frappa dedans, et grand Louis, retenant un instant sa main dans la sienne, ajouta:

«Je suis bien sûr que tu me tiendras parole!»

Jeanne retira sa main et s'en retourna à la maison.

Grand Louis travaille à la vigne de Jeanne.

Après les semailles de mars, maître Tixier dit un soir:

«Mes enfants, il faut conduire du fumier aux vignes demain matin, et puis nous irons les piocher.»

Le lendemain, quand ils furent dans les Hautes-Roches, grand Louis se mit tout de suite à la vigne de Jeanne, pendant que les autres travaillaient à celle du maître, et il n'y épargna pas le fumier. Vers midi, Jeanne apporta le goûter, et maître Tixier, qui était avec elle, dit en voyant l'ouvrage de grand Louis:

«Ho! ho! comme tu y vas! c'est travaillé comme dans un jardin, et la terre est si bien égrenée qu'on dirait qu'elle a été passée au crible; mais n'aie pas peur, ce n'est pas un blâme que je te donne: la petite Jeanne mérite bien ça.»

Jeanne remercia grand Louis par un regard si doux, qu'il se sentit le coeur tout joyeux.

Il arrive un colporteur au Grand-Bail.

Un dimanche, pendant les vêpres, Jeanne était seule auprès de la mère Tixier, qui ne bougeait plus guère de son fauteuil; elle vit entrer un jeune colporteur qui lui offrit des images et des livres:

«Achetez-moi donc quelque chose, s'il vous plaît, dit-il; voilà le grand saint Martin, le grand Napoléon! voyons, ma jolie brune, voulez-vous des almanachs de l'année?

--J'en prendrai peut-être un s'ils ne sont pas trop barbouillés; car ordinairement ils sont si mal imprimés qu'il est impossible de les lire.»

Le marchand en présenta un à Jeanne; il lui convint, et elle l'acheta. Pendant qu'elle le feuilletait, il ouvrit sa boîte, et en tira de vilaines images qu'il se disposait à lui faire voir, quand on entendit tout le monde revenir.

«Ah! dit Jeanne, voilà le garde champêtre qui vient avec maître Tixier.»

En entendant cela, le petit colporteur referma bien vite sa boîte, après y avoir remis les images.

«Pourquoi donc tant vous presser? lui dit Jeanne; les autres vous achèteront peut-être quelque chose.»

Il ne l'entendit pas, et sortit en courant; mais il s'embarrassa le pied dans un morceau de bois qui était auprès de la porte, et il tomba de toute sa hauteur. Sa tête porta sur une grosse pierre carrée qui servait de banc, et il se la fendit si dangereusement qu'on le crut mort sur le coup. Grand Louis l'enleva dans ses bras et le porta sur un lit dans la maison; toutes les filles se mirent à pleurer, pendant que Jeanne lavait la plaie et faisait respirer du vinaigre au blessé.

Jeanne envoie chercher M. le curé.

«Grand Louis, dit Jeanne, courez vite chez M. le curé; il s'entend à toutes sortes de maux, et soulagera ce pauvre garçon, s'il est possible.

--Il faut appliquer une compresse de persil trempé dans du vin vieux, dit le garde, ça empêchera le sang de couler.

--Non, du tout, répondit Jeanne; il faut toujours laisser saigner une plaie avant de la panser. Tenez, voilà qu'il n'est déjà plus si pâle; il faut lui faire un peu d'eau sucrée avec de la fleur d'oranger.»

Joséphine prit la clef dans la poche de sa mère, et donna ce que Jeanne demandait.

M. le curé arriva au moment où le petit marchand ouvrait les yeux: il trempa une compresse dans de l'eau fraîche, où il mit trois ou quatre gouttes de teinture d'arnica, et il banda le front du blessé, qui se l'était fendu depuis le sourcil gauche jusque dans les cheveux du côté droit. On lui fit boire de l'eau sucrée, et on lui demanda comment il se trouvait.

«Il me semble que tout tourne devant moi, dit-il; et il retomba dans sa faiblesse.

--Maître Tixier, dit M. le curé, il faut garder ce pauvre garçon chez vous jusqu'à ce qu'il puisse continuer sa route; je crains bien qu'il n'ait de la fièvre demain; je viendrai le voir dès le matin.»

Le lendemain, trouvant un peu de fièvre au colporteur, M. le curé ne lui permit pas de se lever de toute la journée. Il lui demanda son âge et de quel pays il était.

«J'ai seize ans et je suis de Paris, monsieur.

--Dites-moi donc comment vous avez fait pour tomber; car rien n'embarrassait la porte, et vous pouviez bien passer au milieu sans heurter ce morceau de bois.

--Monsieur, c'est que je me pressais trop de sortir.

--Et pourquoi donc tant vous presser, quand, au contraire, vous eussiez mieux fait d'attendre, puisque vous aviez l'occasion de vendre votre marchandise?»

Le jeune homme ne répondit pas et rougit beaucoup, ce que le curé vit bien; mais il ne lui adressa aucune observation à ce sujet.

Le colporteur ne sait plus sa prière.

Au bout de deux jours, M. le curé permit au colporteur de se lever, et lui dit de remercier Dieu, qui l'avait sauvé d'une mort presque certaine.

«Vous savez bien votre prière, n'est-ce pas, mon enfant?»

Le pauvre garçon baissa la tête sans mot dire.

«Monsieur, quand j'étais tout petit, ma mère ne manquait jamais de me faire prier matin et soir; mais je l'ai perdue à huit ans, et depuis ce temps-là personne ne s'est occupé de moi.

--Alors, vous n'avez pas fait votre première communion?

--Si, monsieur; je l'ai faite à onze ans avec les autres enfants de ma paroisse; mais depuis je n'ai plus pensé à tout cela.

--Mon petit ami, je vais prier tout haut pour vous.»

Et le saint homme pria Dieu de toute son âme; sa voix était si douce que le malade en fut tout remué. Quand la prière fut finie, M. le curé lui dit:

«Vous savez sans doute lire, puisque vous vendez des livres?

--Oui, monsieur, j'ai été aux écoles de charité.

--Eh bien, pourquoi ne lisiez-vous pas vos prières dans les livres que vous vendez?»

Le colporteur rougit encore sans répondre.

«Voyons-les donc, ces livres! Si j'en trouve quelques-uns qui me conviennent, je vous les achèterai.»

Il prit la boîte et l'apporta au jeune homme.

«Ah! monsieur le curé, s'écria-t-il, ne l'ouvrez pas, je vous en prie.

--Pourquoi donc, mon garçon?

--C'est que.... c'est que....»

Il n'en put pas dire davantage.

«Allons, donnez-moi votre clef.»

M. le curé découvre ce qu'il y a dans la boîte
du colporteur.

Le colporteur n'osa pas refuser sa clef à M. le curé; mais en la lui donnant il se mit à ses genoux.

«Ah! monsieur, dit le pauvre garçon, ne me perdez pas; ayez pitié de moi, ne me faites pas mettre en prison.

--Et pourquoi vous ferais-je mettre en prison, mon ami?

--C'est que ma boîte est pleine de vilaines images et de livres mauvais, et que l'on met en prison ceux qui en vendent.»

En disant cela il fut encore pris d'une faiblesse. Quand on l'eut fait revenir, M. le curé lui dit:

«Comment, mon enfant, avez-vous pu, à votre âge, vous décider à faire un tel commerce?

--C'est qu'on m'avait dit qu'on y gagnait beaucoup d'argent, et je voulais acheter un petit fonds d'étoffes aussitôt que j'aurais seulement une centaine de francs.

--Eh bien, vous a-t-on dit la vérité? Avez-vous gagné plus qu'en vendant de bons livres?

--Mon Dieu non: je ne suis pas assez hardi pour faire ce métier-là; j'ai toujours peur d'être pris, et je ne vends presque rien.

--Je suis sûr que c'est précisément pour cela que vous êtes sorti si vite dimanche, quand tous les gens de la maison revenaient des vêpres.

--Oui, monsieur, parce que j'avais vu le garde champêtre avec eux.

--Voyez un peu! votre détestable commerce a failli vous coûter la vie. Mon garçon, il n'y a jamais d'avantage à faire le mal; et vous en faisiez plus aux gens de la campagne en leur vendant de mauvais livres, que si vous leur eussiez volé leur argent: car leur argent était perdu comme si vous l'aviez pris, et vous leur laissiez des livres qui leur apprenaient à se mal conduire.»

Le colporteur envie le sort des gens du Grand-Bail.

Le jeune colporteur resta levé une bonne partie de la journée; il voyait tout le monde si heureux dans la maison, qu'il enviait leur sort, quoiqu'ils travaillassent beaucoup: car, si maître Tixier traitait bien ses domestiques, il exigeait qu'ils fussent laborieux. Tous les soirs, on faisait la prière tout haut, en commun; puis chacun allait se coucher et dormait tranquillement jusqu'au lendemain matin. Le petit marchand les trouvait bien heureux de n'être pas poursuivis par la peur des gendarmes, car lui ne dormait jamais que d'un oeil, tant il craignait que l'on ne devinât son genre de commerce: le pain qu'il mangeait ne lui profitait point. Tout cela lui donnait à réfléchir. M. le curé, étant venu le voir, le trouva tout triste.

«Est-ce que vous souffrez davantage aujourd'hui? lui demanda-t-il.

--Non, monsieur; mais j'ai bien pensé à tout ce que vous m'avez dit, et, en voyant ces braves gens si heureux, j'ai encore plus de honte du métier que je fais. Que je voudrais donc pouvoir gagner ma vie honnêtement comme eux!

--Et qui vous en empêche, mon garçon?

--C'est que je n'ai rien au monde que ce qui est dans ma boîte, et il faut bien que je le vende pour avoir de quoi acheter autre chose.

--Pour combien y a-t-il de marchandises?

--Pour cinquante francs, prix d'achat.

--Eh bien, mon ami, je vous trouverai cinquante francs; je ne suis pas assez riche pour les prendre dans ma bourse, mais j'irai quêter dans le village, et je vous réponds de les trouver. Je commencerai par vous donner dix francs; mais il faut auparavant que vous brûliez toute votre marchandise.

--Comme vous le voudrez, monsieur le curé; d'ailleurs, vous m'ôterez un grand poids de dessus le coeur: je ne rêve que prison toutes les nuits. Quand j'ai quitté mon père, il m'a bien recommandé de ne pas m'y faire mettre, parce qu'on en sort toujours plus mauvais sujet qu'on n'y est entré: aussi j'en ai une peur terrible.»

M. le curé brûle les livres du colporteur.

L'après-midi, M. le curé tira tous les livres et les images de la boîte du marchand; grand Louis en fit un tas au milieu de la route; les petits pâtres le couvrirent de chaume et de menu bois, et l'on y mit le feu, qui flamba pendant près de quatre heures. Le jeune garçon était tout triste en voyant brûler ses livres; M. le curé lui dit:

«Est-ce que vous vous repentez de votre bonne résolution?

--Non, monsieur, je ne m'en repens pas; mais c'était là tout mon bien!

--Je vous ai promis que vous auriez vos cinquante francs.

--Et si vous ne les trouvez pas, monsieur le curé?

--Soyez tranquille, mon enfant; si je ne les trouve pas, je vendrai mon grand gobelet et mon couvert d'argent pour compléter la somme.»

Le colporteur le regarda avec de grands yeux, puis il se mit à fondre en larmes; il n'avait pas cru qu'il y eût des gens aussi bons que cela au monde.

«Que le bon Dieu vous bénisse, dit-il en joignant les mains, pour avoir eu pitié d'un pauvre garçon qui ne le méritait guère!»

Tous les gens du bourg s'étant rassemblés autour du feu de joie, M. le curé leur dit:

«Voyez-vous, mes amis, je brûle les livres et les images de ce brave garçon, qui me laisse faire, parce que je lui ai dit que c'était offenser Dieu que de vendre des choses pareilles; et pourtant c'est là tout son avoir.»

M. le curé va quêter avec le colporteur.

Deux jours après, le petit marchand, étant assez fort pour sortir, pria Jeanne de le mener à la messe. Quand elle fut finie, M. le curé lui demanda s'il pourrait venir avec lui quêter dans le village; le marchand lui dit qu'il croyait bien en avoir la force; il retourna déjeuner au Grand-Bail, et à midi M. le curé vint l'y prendre.

«Monsieur le curé, c'est moi qui veux étrenner votre bourse, dit maître Tixier.

--Ce n'est pas juste, s'écria le colporteur, ce serait bien plutôt à moi de vous donner de l'argent.

--Apprends, jeune homme, que nous n'avons jamais fait payer les gens qui mangent à notre table, et qu'il y a chez nous du pain pour tous ceux qui en demandent. Voilà ma pièce de deux francs.»

Les trois filles de Tixier donnèrent chacune une pièce de cinquante centimes, et Jeanne, ainsi que grand Louis, une d'un franc.

«Mon Dieu! que vous êtes donc tous généreux!» dit le colporteur.

M. le curé emmena le jeune marchand dans le bourg. En entrant dans chaque maison, il disait:

«Voilà un garçon dont j'ai brûlé toute la marchandise; il y en avait pour cinquante francs, et je ne suis pas assez riche pour les lui rendre; je ne puis lui en donner que dix. Aidez-moi, mes braves gens, à finir la somme; quelque peu que vous me donniez, je vous en saurai bon gré. Le mérite de l'aumône ne se mesure pas à son importance, mais au bon coeur qui la fait.»

Et chacun donnait selon son pouvoir. M. le curé remerciait ceux qui donnaient peu comme ceux qui donnaient beaucoup, car il savait bien que chacun avait fait tout ce qu'il pouvait. Ils finirent leur tournée par la maison de Mme Dumont. Cette dame avait su par Jeanne l'accident arrivé au colporteur, et lui avait envoyé du bouillon et du vin vieux pendant sa maladie. Chacun dans la maison lui donna cinq francs, et, comme ils étaient cinq, cela fit vingt-cinq francs.

Le colporteur compte ce qu'il a reçu.

A leur retour au Grand-Bail, M. le curé vida la bourse sur un coffre, et dit au jeune homme de compter ce qu'on leur avait donné; il trouva, tant en sous qu'en petites pièces, trente-deux francs soixante-quinze centimes, ce qui, avec les vingt-cinq francs de Mme Dumont, faisait cinquante-sept francs soixante-quinze centimes.

«Vous voilà riche, mon enfant, dit joyeusement le curé en mettant ses dix francs sur le tas d'argent; je vous l'avais bien dit, que mes paroissiens ne me laisseraient pas dans l'embarras!

--Monsieur, j'ai plus que ne valaient tous mes livres: il ne faut pas me donner en outre vos dix francs.

--Si, mon ami, vous les aurez; car je vous les ai promis.

--C'est vrai, monsieur; mais vous avez bien d'autres pauvres qui en ont plus besoin que moi.

--Je ne veux pas vous ôter le mérite de votre désintéressement; mais ce n'est pas moi qui donnerai cette petite somme, ce sera vous. Sortons ensemble, nous la porterons à un pauvre homme, simple d'esprit, et qui est hors d'état de gagner son pain; cela l'aidera à payer son loyer.

--Ma foi, monsieur le curé, dit le père Tixier, ce petit marchand est au fond très-honnête; c'eût été bien dommage qu'il se perdît.»

Le lendemain le colporteur alla encore à la messe; quand elle fut finie, M. le curé lui demanda comment il allait employer son argent.

«Je vais acheter de la mercerie et des mouchoirs; je courrai les foires et les assemblées, et je ferai mes affaires, j'en suis bien certain. Je reviendrai vous voir quelque jour, et vous n'aurez pas à vous repentir de toutes vos bontés pour moi.»

Le colporteur renouvelle sa première communion.

«Mon ami, dit M. le curé, qui avait ramené le jeune marchand au Grand-Bail, il faut demain, avant de partir, entendre la messe d'actions de grâce que je dirai pour remercier Dieu d'avoir eu pitié de vous; je suis bien sûr que tout le monde ici voudra y assister.

--Pas encore, monsieur le curé! je voudrais renouveler ma première communion à cette messe-là. On est si content ici en servant Dieu, que je veux le servir aussi; mais je ne suis pas préparé pour cela.

--Mon ami, dit M. le curé en l'embrassant, rien au monde ne pouvait me causer plus de joie que cette bonne résolution. Venez passer le reste de la semaine chez moi; nous ne sommes qu'au mardi, et quatre jours d'instruction et de retraite suffiront à un garçon de votre âge qui a bonne volonté; je serai tranquille sur vous maintenant; Dieu vous a touché, vous ne quitterez plus le sentier du bien.

--Reste donc ici, dit maître Tixier, tu ne nous gênes pas; le bien qu'on fait aux pauvres gens, c'est la bénédiction d'une maison.

--Puisque M. le curé veut bien me prendre, j'irai chez lui, parce qu'ici j'aurais trop de distractions. Ça ne m'empêche pas, maître Tixier, de vous remercier beaucoup pour ne pas vous être lassé de moi.

Le dimanche suivant, le colporteur communia à la grand'messe, ainsi que plusieurs autres personnes, entre autres Jeanne et Solange. Le jeune homme, qui était encore bien pâle et avait le front bandé, édifia tout le monde par sa piété.

Après avoir déjeuné avec M. le curé, le jeune marchand lui dit adieu et lui demanda la permission de l'embrasser. Quand il passa au Grand-Bail pour y faire ses adieux, tout le monde était à dîner.

«Je ne vous oublierai jamais, ni vos bontés non plus, mes braves gens; quelque loin que j'aille, je penserai toujours que vous êtes la cause de mon bonheur, car c'est pour être resté une semaine en votre compagnie que j'ai voulu devenir honnête comme vous.

--Tu as raison, mon garçon, de vouloir être honnête homme; crois-moi, on n'est heureux qu'avec une conscience bien nette,» dit maître Tixier.

Maître Tixier fait ses conditions avec ses domestiques.

On approchait de la Saint-Jean; maître Tixier dit un soir à ses domestiques:

«Ah çà, vous autres, je n'aime pas à me trouver dans l'embarras: qui veut quitter? qui veut rester?»

Et comme personne ne parlait, il dit à grand Louis: «Voyons, toi qui es le plus vieux, restes-tu?

--Notre maître, si vous n'êtes pas las de moi, je ne suis pas las de vous: ainsi je reste, si vous me gardez.

--Te garder! je crois bien, grand Louis; il n'y a pas ton pareil pour le labour à quatre lieues à la ronde; si tu es content, moi aussi je le suis. Et toi, Claude?

--Notre maître, si vous voulez me laisser aller m'amuser toute la journée à la Saint-Jean et à la Saint-Pierre, je resterai.

--La jeunesse est toujours la jeunesse! Claude, je t'accorde ces deux jours, et tu auras une pièce de trois francs pour faire la fête; le père Bonnet viendra soigner tes boeufs.»

Le vacher et le porcher restèrent aussi; mais Marguerite, la bergère, dit qu'elle voulait aller à la louée.

«Notre maître, dit-elle, vous me relouerez sur la place, au prix des autres.

--Tu ne te trouves donc pas bien ici, Marguerite? dit la maîtresse.

--Si fait, maîtresse, mais je veux aller à la louée pour avoir un denier à Dieu. D'ailleurs on m'a dit que les bergères gagnaient vingt-cinq écus, et vous ne m'en donnez que vingt.

--Tu crois ces bêtises-là, toi, Marguerite?

--Dame! c'est Marie, de la ferme du Chétif-Bail, qui me l'a dit.

--Eh bien, va-t'en si tu le veux; nous ne ferons pas une grande perte: je n'ai pas oublié ce que tu as dit à la petite Jeanne.

--Qu'elle fasse comme elle voudra, dit le maître; mais je t'avertis, Marguerite, que, quand tu seras sortie de la maison, tu en seras bien dehors, et que je ne te reprendrais pas, même pour rien. Tu me connais, et tu sais que je tiens ma parole. Et toi, petite Jeanne, tu ne dis rien?

--Moi, notre maître! que voulez-vous que je dise? Est-ce qu'il y a pour moi une autre maison que la vôtre? Je n'en sortirai que quand vous me renverrez, je vous l'ai déjà dit. Je vous aime comme mon propre père, et il me semble que vos filles sont mes soeurs: qu'est-ce qu'il me faut donc de plus?

--Si c'est comme ça, ma fille, nous ne nous quitterons pas de sitôt; mais, comme nous ne sommes convenus de prix que jusqu'à la Saint-Jean, il faut dire ce que tu veux gagner l'an prochain.

--Notre maître, vous êtes un homme raisonnable; je prendrai ce que vous me donnerez, ainsi n'en parlons plus.

--Non pas, petite Jeanne, non pas! Il ne faut point que tu sois dupe. Iras-tu à l'assemblée?

--Non, notre maître, je n'ai pas le coeur à la joie; je pense toujours à ma chère défunte, et je resterai. Je garderai toutes les bêtes pendant que vos filles iront s'amuser.

--Puisque tu ne veux pas aller à la fête, je sais bien ce que je ferai: je marchanderai toutes les bonnes servantes de maison, et tu auras le plus fort gage de la louée car on n'y trouvera pas ta pareille.

--Merci, notre maître, vous êtes trop bon.»

Jeanne conseille à Marguerite de rester.

Le lendemain, Jeanne, qui n'aidait plus aussi souvent à Marguerite depuis qu'elle l'avait tant choquée, alla la trouver dans la bergerie. Tout en soignant avec elle les moutons, elle lui dit:

«Quel profit auras-tu donc, Marguerite, à quitter de si bons maîtres pour aller chez tu ne sais pas qui? S'il est vrai qu'il y ait des bergères à vingt-cinq écus, crois-tu que c'est toi qui les gagneras? Es-tu assez habile pour soigner tes bêtes toute seule, et travailles-tu jamais aux champs?

--J'en vaux bien une autre, petite Jeanne! Ils pourront bien en prendre une qui les volera, au lieu que moi je suis une honnête fille.

--Écoute donc, Marguerite: il est bien vrai que tu ne prendrais pas une fusée de fil à la maîtresse, ni un brin de laine non plus; mais quel emploi fais-tu du temps qu'elle te paye; car enfin, il est à elle, et le temps vaut de l'argent, puisque c'est avec le temps qu'on fait tout. Quand tu ne travailles pas, n'est-ce pas comme si tu la volais? A quoi t'occupes-tu en gardant tes bêtes, au lieu de filer ou de tricoter? Ne faut-il pas que la maîtresse paye pour faire faire l'ouvrage que tu n'as pas fait? Eh bien, c'est comme si tu lui prenais cet argent-là dans sa poche. As-tu pensé quelquefois à cela?

--Est-ce que je pense à quelque chose, moi?

--Et tu n'en fais pas mieux. Et du pain, donc! en gaspilles-tu avec ta chienne et tes moutons! Je devrais le dire à la maîtresse, moi qui suis chargée du ménage; mais je n'ai pas voulu te faire renvoyer, parce que je suis bien sûre qu'on ne voudra pas te souffrir ailleurs.

--A savoir, petite Jeanne.

--Tu ne trouveras toujours pas facilement une autre ferme où, comme ici, l'on ne crie jamais après les domestiques, et où on les soigne quand ils sont malades. Aie le malheur d'avoir seulement les fièvres, et l'on t'enverra bien vite te faire soigner ailleurs, sans s'inquiéter si tu as de l'argent ou non! Et puis, vois-tu, ma pauvre Marguerite, on n'amasse jamais rien quand on change si souvent de condition: on a beau gagner de bons gages, je ne sais comment cela se fait, mais l'argent coule comme l'eau; au lieu qu'en restant toujours chez les mêmes maîtres, les gages se mettent les uns sur les autres; et quand on se marie, on trouve une bonne somme ronde pour acheter un lit et une armoire.»

Remontrances de Jeanne à Marguerite.

«Voyons, Marguerite, continua Jeanne, conte-moi pourquoi tu ne peux pas rester longtemps dans la même place. Qu'est-ce qui te pousse à toujours changer?

--Veux-tu que je te le dise? c'est que mes maîtres ne m'ont jamais aimée.

--Mais, dis donc, Marguerite, les aimais-tu, toi, tes maîtres? Tu n'aimes seulement pas le bon Dieu! Est-ce que je ne te vois pas le soir agacer Claude pour le faire rire pendant la prière, au lieu d'écouter notre maître? A l'église, tu parles, tu ris, tu fais la belle; tu n'entends pas un mot de ce que dit M. le curé, et tu ne vas jamais à confesse. Sais-tu que c'est bien vilain tout ça?

--Ne voilà-t-il pas un grand mal! Je ne fais de tort à personne.

--Mais c'est à toi que tu fais tort, sans compter que tu donnes le mauvais exemple. Est-ce que l'église n'est pas la maison du bon Dieu? Prends-tu ces airs-là quand la maîtresse t'envoie porter quelque chose chez Mme Dumont? ris-tu, parles-tu, quand tu es dans ses belles chambres?

--Ma Jeanne, je n'ose seulement pas lever les yeux!

--Est-ce que le bon Dieu qui est au ciel n'est pas plus que Mme Dumont? As-tu seulement pris garde comment ces dames se tiennent à l'église, où elles restent à genoux les trois quarts du temps? Je vais te dire la vérité, moi: on ne t'aime pas parce que tu n'aimes personne et que tu ne sais pas retenir ta langue. Si tu priais Dieu de tout ton coeur, si tu aimais ceux qui t'entourent, tu verrais comme tu serais heureuse! D'ailleurs, c'est la volonté du bon Dieu que l'on s'aime les uns les autres, puisque l'on ne peut pas vivre tout seul. Je sais bien ça, moi, qui aimais tant ma chère mère Nannette: quand je l'ai perdue, c'était comme si j'eusse été seule sur la terre, et, si je ne m'étais pas attachée a nos maîtres, j'aurais fini par mourir de chagrin de n'avoir personne à aimer. Crois-moi donc, Marguerite, reste avec nous autres, aime-nous bien, et tu verras comme tu seras contente!»

Mais Jeanne eut beau dire, Marguerite voulut quitter le Grand-Bail.

Jeanne est menacée d'une plainte en contravention.

Le jour de la Saint-Jean, chacun mit ses plus beaux habits pour aller à la fête, et prit à peine le temps de déjeuner. La maîtresse resta toute seule avec Jeanne et le porcher, qui pleurait dans un coin.

«Maîtresse, laissez-le donc aller avec les autres, ce pauvre petit! je soignerai ses bêtes, et elles ne mourront pas pour rester au tect toute la journée.

--Allons, porcher, dit la maîtresse, va donc, puisque la petite Jeanne le veut. Tiens, voilà cinquante centimes pour t'amuser.»

L'enfant ne se le fit pas dire deux fois, et il courut s'habiller.

A trois heures, Jeanne fit sortir toutes les bêtes à laine pour les promener un peu, et elle les mena dans un champ tout près de la maison. Il n'y avait pas longtemps qu'elle était là, quand elle vit passer un chien avec la tête basse et la queue serrée: ses trois chiennes se mirent à sa poursuite en jappant. Jeanne, qui voyait bien que c'était un chien malade, criait et courait après les siens pour les faire revenir. Enfin elle en vint à bout; mais, pendant ce temps-là, les moutons étaient entrés dans une pièce d'avoine qui ne dépendait pas de la ferme, et le propriétaire se trouvait là en ce moment avec deux personnes.

«Ha! ha! je t'y prends, petite Jeanne. Ton maître, qui ne fait grâce à personne quand on va sur ses terres, aura donc son procès-verbal à son tour! Il était si fier de n'avoir jamais été pris: il faudra bien qu'il aille devant le juge de paix comme les autres.

--Mon petit père Colis, dit Jeanne, vous ne ferez pas cet affront à mon maître: ce n'est pas sa faute si je n'ai pas veillé sur ses bêtes; mais, voyez-vous, je n'étais occupée que de ce chien enragé, et j'avais peur qu'il ne mordît mes chiennes qui valent leur pesant d'or; si elles avaient été mordues, il en serait arrivé du malheur dans le pays. Estimez vous-même le dommage que vous ont fait mes moutons, et je vous le payerai aussitôt que je serai rentrée à la maison.

--Du tout, petite, du tout; je veux que le père Tixier ait sa condamnation tout comme un autre, pour lui apprendre à avoir un peu plus d'indulgence pour les pauvres gens qui sont pris sur ses terres. Je vais aller en ville tout exprès. Tu vois que j'ai deux bons témoins.»

Jeanne, dans son chagrin, a recours à grand Louis.

«Mon Dieu! que j'ai donc de chagrin!» se dit Jeanne quand elle fut seule.

Tout à coup elle pensa que grand Louis était l'ami du père Colis, et elle espéra qu'il la tirerait de là. Elle fit rentrer bien vite ses bêtes et dit à la maîtresse:

«J'ai bien envie d'aller un instant à la ville voir l'assemblée. Si vous le voulez, je vais faire le souper, et j'irai au bourg chercher la mère Feuillet pour vous tenir compagnie: il n'est guère que cinq heures, et ce soir il fera clair de lune.

--Va, ma Jeanne, et amuse-toi bien. Ne t'inquiète pas du souper, je le ferai faire par la mère Feuillet; d'ailleurs, ils n'auront pas grand'faim tous en revenant. Allons, fais-toi bien brave.»

Jeanne s'ajusta de son mieux et partit pour la ville, en passant par le bourg. Quand elle fut sur la grande place, elle n'eut pas de peine à reconnaître grand Louis, et elle le tira par sa manche. Il se retourna tout en colère; mais aussitôt qu'il vit la petite Jeanne, il se mit à rire d'aise et lui dit:

«Je ne m'attendais guère à te voir ici!

--Mon pauvre grand Louis, venez donc sur le banc là-bas; j'ai quelque chose à vous dire, et je suis venue si vite que j'en suis tout essoufflée.»

Quand ils furent assis, Jeanne dit à grand Louis:

«J'ai promis de m'adresser à vous si jamais je me trouvais dans la peine, et m'y voilà; il n'y a que vous, grand Louis, qui puissiez m'en tirer.»

Alors elle lui raconta ce qui lui était arrivé avec le père Colis, et comment il n'avait voulu entendre à rien.

«Et, voyez-vous, dit-elle en finissant, ce qui me désole, c'est que notre maître, qui est bien un peu fier et un peu dur pour ceux qui font mal, va être humilié et que j'en serai la cause. Vous qui êtes ami avec le père Colis, il faut aller le trouver tout de suite, mon bon grand Louis: il est là sur cette place; promettez-lui de ma part tout ce qu'il vous demandera: rien ne me coûtera pour épargner ce chagrin à notre maître qui est si bon pour moi.

--Ne t'inquiète pas, petite Jeanne; je vais le chercher, et je l'entortillerai si bien qu'il ne sera plus question de rien; il faudra qu'il ait la tête bien dure s'il ne fait pas ce que je veux. Tiens, Solange est là-bas avec Joséphine; va-t'en auprès d'elles: il faudra nous attendre tous sous le gros ormeau qui est au bout de la place, pour retourner ensemble à la maison vers les neuf heures. Tu le diras aux autres.»

Jeanne eut bien vite rejoint Solange et sa soeur. En se promenant, elles trouvèrent maître Tixier, qui leur dit avoir loué une bergère qui était forte comme un homme, et qui saurait bien tendre les gerbes et faire toute espèce d'ouvrage au besoin. En revenant, grand Louis dit à Jeanne:

«Sois tranquille, le père Colis ne fera pas de plainte; il m'a même bien promis que personne ne saurait qu'il t'avait prise dans son avoine.

--Merci, grand Louis, vous m'avez tirée d'une grande peine.»

Jeanne continue de donner beaucoup de satisfaction
à ses maîtres.

M. le curé venait souvent voir la maîtresse, qui était paralysée et ne pouvait plus marcher ni rien faire. Chaque fois qu'elle le voyait, elle lui disait:

«Que je vous ai d'obligations, monsieur le curé, d'avoir pensé à nous donner la petite Jeanne! c'est un vrai trésor pour notre maison. Qu'est-ce que je deviendrais donc dans l'état où je suis, et avec des filles si jeunes, si j'avais une servante comme il y en a tant?»

De son côté, Jeanne remerciait aussi le curé de l'avoir placée chez des maîtres qui l'avaient adoptée comme leur enfant, et chez qui elle n'avait jamais que de bons exemples sous les yeux. Elle s'échappait de temps en temps pour aller voir les dames Dumont. Comme elle cherchait tout ce qui pouvait faire plaisir à la maîtresse, elle avait demandé à Mlle Isaure des livres et du papier pour enseigner à lire et à écrire à la petite Louise.

Grand Louis fait un bon cailloutage devant la porte.

Les foins et la moisson se passèrent sans accidents. Jeanne faisait de si bonne soupe aux moissonneurs, et son pain avait si bon goût, qu'ils disaient n'avoir jamais été mieux régalés. Dès le matin, elle tirait de l'eau et la jetait à pleins seaux dans la maison; puis elle balayait pour ôter la boue et le fumier que chacun apportait aux pieds. Si grand Louis la voyait faire, il allait lui chercher l'eau. Un jour il lui dit:

«Petite Jeanne, ça m'ennuie de te voir te fatiguer, et pour rien encore! tu as beau nettoyer le matin, à midi il y en a autant.

--C'est bien vrai, grand Louis; mais, si je n'ôtais pas les ordures à fond tous les jours, nous serions, sans comparaison, comme les bestiaux dans l'étable. S'il y avait seulement un bon cailloutage devant notre porte, la boue des sabots y resterait, et la maison ne serait pas si sale.»

Le lendemain, comme il avait beaucoup plu le matin, et que les gerbes étaient trop mouillées pour être rentrées, grand Louis, après avoir aidé à les mettre debout afin qu'elles pussent sécher, revint vers trois heures, et, comme il n'avait rien à faire, il attela son tombereau et fit plusieurs voyages à la carrière voisine; il en rapporta des pierrailles et fit devant la maison un bon cailloutage.

«Tu as fait là un fameux ouvrage, dit maître Tixier en soupant; c'était bien nécessaire, et je ne sais pas pourquoi je n'y ai jamais pensé. Comment l'idée t'en est-elle donc venue?

--Ce n'est pas mon idée à moi, c'est celle de la petite Jeanne, qui a dit que, s'il y avait un bon cailloutage devant la porte de la maison, elle serait plus saine et plus propre.

--Mon garçon, tu as bien raison de faire ce que la petite Jeanne te commande.

--Notre maître, dit Jeanne toute rouge, je ne lui ai rien commandé; il l'a fait de sa bonne volonté.

--C'est encore mieux, ma fille.»

Jeanne et grand Louis achètent des terres au père Colis.

«Mes amis, dit maître Tixier, vous ne savez pas ce que le père Colis vient de me dire? Il se trouve trop cassé pour continuer à cultiver ses terres; c'est trop fort pour lui maintenant; il ne veut garder que son jardin, afin de s'occuper un peu. Comme il a perdu tous les siens et qu'il est seul au monde, il veut vendre son bien en viager. Ma Jeanne, j'ai pensé à toi pour cette bonne pièce de terre où il avait ses avoines cette année: il en veut trente écus par an; c'est bien un peu lourd, et pourtant ce serait dommage de manquer une si bonne occasion. Écoute: tu me l'affermeras quarante-cinq francs; il t'en restera autant à donner sur tes gages, juste la moitié de ce que tu gagnes, et l'autre moitié suffira pour tes dépenses. Qu'en dis-tu?

--Notre maître, si vous croyez que c'est pour mon avantage, il faut m'acheter ce champ. Faites donc comme pour vous.

--Moi, dit grand Louis, je m'arrangerais bien de son demi-arpent de vigne dans les Pierres-Folles, et aussi de sa pièce de seigle.

--Va donc le trouver demain matin. Il veut vendre sans que ça s'ébruite, et, comme il fait grand cas de toi, tu auras de lui ce que tu voudras.»

Le jeudi suivant, maître Tixier mena Jeanne et grand Louis chez le notaire pour signer les actes.

Marguerite veut rentrer au Grand-Bail.

Vers le commencement des vendanges, Jeanne était seule à la maison avec la maîtresse, qui ne quittait plus guère le lit depuis que les chaleurs étaient passées. Elle vit entrer Marguerite, l'ancienne bergère; elle était si changée que Jeanne eut de la peine à la reconnaître.

«Tiens! te voilà ici, toi! lui dit-elle.

--Mon Dieu, oui, ma Jeanne, et je suis bien dans la peine.

--Est-ce que tu n'es plus en place?

--Non; j'ai eu la fièvre à la fin de la moisson, et ceux de la Périnnerie, où j'étais, m'ont renvoyée. Je me suis retirée dans le bourg, chez la mère Feuillet; la pauvre femme m'a bien soignée, mais le peu d'argent que j'avais y a passé, et il m'a fallu vendre ma robe de cotonnade violette et mon tablier noir. Si je ne trouve pas une place tout de suite, je serai obligée d'aller demander mon pain.

--Eh bien! Marguerite, je te l'avais bien dit!

--Ah oui! tu avais bien raison! j'y ai souvent songé, pendant que j'étais au lit avec la fièvre et que je voyais mon pauvre argent s'en aller.»

La maîtresse, qui ne dormait pas, écarta son rideau et dit durement à Marguerite:

«Que viens-tu faire ici, toi?

--Maîtresse, si vous vouliez me reprendre, vous me feriez une grande charité.

--Tu sais bien ce que le maître t'a dit; tu le connais, il ne revient jamais sur sa parole.»

M. le curé engage la mère Tixier à reprendre Marguerite.

M. le curé entra et alla s'asseoir comme d'ordinaire au chevet de la mère Tixier.

«N'est-ce pas là Marguerite, votre ancienne bergère?

--Oui, monsieur le curé.

--Elle a donc quitté le pays? Je ne l'ai plus vue à l'église.

--Non, monsieur, elle était à la Périnnerie, de l'autre côté du bourg.

--Elle a donc été malade?

--Oui, monsieur, dit Marguerite, et je n'ai plus de place; je demandais à la maîtresse de me reprendre et elle ne le veut pas; priez-la donc pour moi, monsieur le curé, je vous en prie!

--Ce n'est pas à l'entrée de l'hiver qu'on se charge de bouches inutiles, dit la maîtresse.

--Votre bergère se marie pour la Toussaint: si le maître veut me reprendre, il me donnera ce qu'il voudra, et je ferai tout comme la petite Jeanne me dira.

--Marguerite, continua la mère Tixier, je t'ai dit que le maître ne voudrait pas te reprendre.

--Maîtresse, si vous le lui demandiez bien!

--Tiens, le voilà qui vient, va le lui demander toi-même.

--Je n'oserai jamais; ma Jeanne, vas-y donc; il ne te refusera pas, toi!»

Jeanne sortit pour aller au-devant de maître Tixier; quand elle rentra avec lui, il lui disait:

M. le curé engage la mère Tixier à reprendre Marguerite.

M. le curé entra et alla s'asseoir comme d'ordinaire au chevet de la mère Tixier.

«N'est-ce pas là Marguerite, votre ancienne bergère?

--Oui, monsieur le curé.

--Elle a donc quitté le pays? Je ne l'ai plus vue à l'église.

--Non, monsieur, elle était à la Périnnerie, de l'autre côté du bourg.

--Elle a donc été malade?

--Oui, monsieur, dit Marguerite, et je n'ai plus de place; je demandais à la maîtresse de me reprendre et elle ne le veut pas; priez-la donc pour moi, monsieur le curé, je vous en prie!

--Ce n'est pas à l'entrée de l'hiver qu'on se charge de bouches inutiles, dit la maîtresse.

--Votre bergère se marie pour la Toussaint: si le maître veut me reprendre, il me donnera ce qu'il voudra, et je ferai tout comme la petite Jeanne me dira.

--Marguerite, continua la mère Tixier, je t'ai dit que le maître ne voudrait pas te reprendre.

--Maîtresse, si vous le lui demandiez bien!

--Tiens, le voilà qui vient, va le lui demander toi-même.

--Je n'oserai jamais; ma Jeanne, vas-y donc; il ne te refusera pas, toi!»

Jeanne sortit pour aller au-devant de maître Tixier; quand elle rentra avec lui, il lui disait:

--Vous voyez qu'elle en a été bien punie, et la voilà à l'aumône comme Jeanne y a été; seulement Jeanne n'était pas en âge de travailler, ce qui est bien différent.

--Moi, je n'offense personne, monsieur le curé, et je ne veux pas qu'on m'offense; aussi, quand on me fait une injure, je ne l'oublie jamais.

--Et vous avez grand tort, car il faut toujours pardonner. Si Dieu nous retirait son soleil chaque fois que nous l'offensons, nous n'aurions guère d'épis mûrs pour la moisson.

--Il me semble pourtant que, quand on a la conscience bien nette, on peut sans pécher en vouloir à ceux de qui on a reçu quelque injure.

--C'est de l'orgueil, cela, maître Tixier. Personne ne peut dire qu'il ne péchera pas ni qu'il n'a pas offensé Dieu; c'est pourquoi il faut toujours faire miséricorde à notre prochain. Le pardon profite à tout le monde: il soulage le coeur qui pardonne; il ramène au bien celui qui a commis la faute.

--Qu'elle vienne donc à la Toussaint, monsieur le curé, puisque vous le voulez.

--Mais d'ici là, que voulez-vous qu'elle devienne, cette pauvre fille? Père Tixier, il ne faut jamais faire le bien à demi.

--D'ailleurs, dit la maîtresse, je lui ferai broyer le chanvre pendant qu'il y a encore un peu de soleil, car ta bergère n'est plus bonne à rien depuis qu'elle a le mariage en tête.

--Qu'il en soit donc fait à votre volonté, monsieur le curé. Allons, va chercher tes effets, Marguerite; et toi, Jeanne, je te charge de veiller sur elle; si tu n'en es pas contente, tu la mettras à la porte.»

Marguerite remercie Jeanne.

Marguerite courut au bourg chercher son paquet, et elle revint pour le souper; avant de se coucher, elle alla trouver Jeanne à la boulangerie.

«Ma Jeanne, lui dit-elle, oublie ce que je t'ai dit, et demande-moi tout ce que tu voudras, je le ferai; tu n'auras jamais de reproches à mon sujet, et je t'aiderai à faire ton ouvrage.

--Marguerite, je n'ai pas besoin que l'on m'aide, je fais bien mon ouvrage toute seule; sois pieuse et n'aie plus de paresse, c'est tout ce que je te demande.

--Jeanne, il faudra que tu viennes avec moi remercier M. le curé.

--Tu peux bien y aller sans moi.

--Est-ce que je l'oserais! je n'ai pas mis le pied à l'église depuis que je suis sortie d'ici; il ne voudrait pas seulement me voir.

--Pourtant, c'est lui qui est cause qu'on t'a reprise.

--C'est égal, je te dis qu'il ne me laisserait pas entrer chez lui.

--On voit bien que tu ne le connais guère: n'aie pas peur, il te recevra bien, quoique tu aies des torts; il dit que ce ne sont pas les bons qui ont besoin de lui.»

Tout le monde aime Jeanne.

Tous ceux qui venaient au Grand-Bail aimaient Jeanne, parce qu'elle était avenante pour tout le monde, pour les pauvres comme pour les autres.

Quand de petits enfants demandaient à la porte, elle les faisait entrer, les débarbouillait, leur lavait les mains. Si elle n'avait rien à mettre sur leur pain, elle tirait de la piquette pour qu'ils pussent le tremper; ou bien, s'il y avait de la beurrée4, elle la leur donnait à boire. L'hiver, elle faisait cuire des pommes de terre sous la cendre pour réchauffer l'estomac de ces pauvres petits. Si des femmes âgées venaient demander l'aumône, elle les faisait asseoir au coin du feu; elle ôtait elle-même leur capote et la posait sur un lit, puis elle bassinait leurs sabots, et il était bien rare qu'elle n'eût pas quelque reste de soupe à leur donner. Quand elles s'étaient bien reposées, elles les reconduisait jusqu'au chemin, pour qu'elles ne se heurtassent pas contre les charrettes, le bois, et tout ce qui encombre la cour d'une ferme.

Note 4: (retour) Dans quelques pays on dit batture; c'est ce qui reste de la crème, lorsqu'elle a été convertie en beurre.

Après la Toussaint, l'on cassa les noix à la veillée; Jeanne, qui allait souvent chez Mme Dumont, en avait rapporté le Livre de morale pratique. C'est un livre bien instructif et bien amusant, et elle en lisait tout haut de beaux passages à la veillée du dimanche.

Elle lisait fort bien. Quand les autres ne comprenaient pas, elle leur faisait des explications parfaitement claires, avec toute la patience et la complaisance possibles. Quelquefois, dans la semaine, les filles de maître Tixier voulaient la forcer à lire; mais elle s'y refusait, en disant qu'il fallait qu'elle cassât des noix comme tout le monde. Comme, depuis que la mère Tixier était tout à fait arrêtée, on restait dans la maison pour la désennuyer un peu, au lieu d'aller veiller dans la bergerie, la bonne fermière disait à Jeanne:

«Lis donc, les autres feront ta part d'ouvrage et veilleront un peu plus tard.

--Ce ne sera toujours pas grand Louis, dit la petite Louise; il reste là la bouche ouverte, avec ses gros yeux fixés sur la petite Jeanne, comme s'il voulait la manger.»

C'est qu'en effet il était bien changé, grand Louis! Au lieu de brusquer tout le monde, il était doux et complaisant, surtout pour Jeanne; il n'allait plus aux têtes des villages, et on le trouvait souvent tout songeur, les coudes sur ses genoux et la tête dans ses mains.

Grand Louis demande Jeanne en mariage.

On était en carnaval. Un matin, grand Louis entra dans la boulangerie, où Jeanne était occupée à pétrir le pain.

«Écoute, petite Jeanne, lui dit-il, il y a bien longtemps que j'ai quelque chose à te dire; mais le courage m'a toujours manqué. Je suis tout triste, je n'ai de coeur à rien; il faut pourtant que ça finisse: veux-tu être ma femme? Tu me connais, et tu sais que tu ne seras pas malheureuse avec moi; j'ai cinq cents bons francs dans mon coffre pour nous mettre en ménage; nous avons chacun un morceau de terre et une vigne; d'ailleurs je ne crains pas de travailler. Hein! qu'en dis-tu?

--Merci, grand Louis, je ne veux pas me marier.

--C'est ça! je m'en doutais! tu es trop demoiselle pour prendre un paysan comme moi! Et pourtant, mon Dieu! tu n'en trouveras pas un en ville qui t'aimera autant.

--Vous avez tort de vous fâcher, grand Louis. Si je voulais me marier, je ne pourrais trouver mieux que vous. Mais la maîtresse est dans son lit, incapable de rien faire, et la pauvre femme n'a aucun espoir de guérir; Solange ne tardera pas à être demandée en mariage et à quitter la maison; Joséphine n'a que dix-sept ans, elle est trop jeune pour soigner sa mère et tout: je ne peux donc pas quitter nos maîtres, que j'aime tant; il y a quelque chose au-dedans de moi qui me dit que, si je le faisais, ce serait mal.

--Qu'à cela ne tienne, ma Jeanne, nous resterons ici; on ne demandera pas mieux que de nous y garder.

--Peut-être bien, grand Louis; mais les enfants viendront, et, quand on a des enfants, il faut être à son ménage. On a déjà bien de la peine à vivre toujours d'accord avec ses proches parents; c'est bien pis chez des étrangers. Mais pour vous prouver que je fais grand cas de vous, si vous voulez m'attendre, je vous promets de ne pas me marier à un autre; je n'ai que vingt ans, vous n'en avez pas encore vingt-six, nous avons du temps devant nous.

--Comme tu voudras, Jeanne, quoique j'eusse mieux aimé nous marier tout du suite.»

Maître Tixier, qui cherchait grand Louis, entra dans la boulangerie comme la petite Jeanne finissait de parler, et, comme elle était fort rouge, il dit à son laboureur:

«Pourquoi la brusques-tu encore? Qu'est-ce qu'elle n'a pas bien fait?

--Notre maître, il ne faut pas vous fâcher contre lui; il ne me brusquait pas, au contraire.

--Oui, maître Tixier, je lui demandais si elle voulait se marier avec moi, et elle dit que nous avons bien le temps.

--Et elle a raison; vous avez bien le temps de vous mettre dans la peine; mais tu n'es pas dégouté, dis donc! de vouloir prendre Jeanne pour ta femme!

--Vous voulez vous moquer, notre maître, répliqua Jeanne; grand Louis peut bien choisir parmi toutes les jeunes filles du pays, il ne sera pas refusé.

--Et pourquoi le refuses-tu donc?

--Je lui ai donné mes raisons, et il les comprend bien; et puis nous mettrons un peu d'argent de côté d'ici à quelques années, et après, nous verrons.

--Tu as raison, ma Jeanne; allons, grand Louis, puisque les accords sont faits, laisse-la tranquille, et retourne à tes juments.»

Maître Jusserand, des Ormeaux, vient demander
Solange.

Solange était devenue une fille bien propre, bien soigneuse; depuis six mois elle n'allait plus aux champs; elle remplaçait sa mère à la maison, où elle aidait à Jeanne. C'était elle qui vendait au marché le beurre et la volaille, et qui achetait tout ce qui était nécessaire dans le ménage; elle avait si bien profité de tout ce que Jeanne lui avait appris, qu'il n'y avait pas dans les environs une seule fille de métayer qui la valût. Guillaume Jusserand, de la ferme des Ormeaux, désirait vivement l'épouser; mais il n'avait pas encore tiré à la conscription, et il n'osait faire connaître ses intentions, parce qu'il savait bien que maître Tixier ne voudrait pas de lui pour gendre tant qu'il n'aurait pas satisfait à la loi. Enfin le tirage se fit, et Guillaume eut un bon numéro. Dès le lendemain, il vint en grande cérémonie, avec son père et sa mère, pour demander Solange en mariage.

«Tu es bien jeune pour te marier déjà, mon garçon, lui dit le fermier.

--Tant mieux, maître Tixier, je travaillerai plus longtemps, et je pourrai amasser quelque chose pour ne pas être à charge à mes enfants quand je serai vieux.

--Je vais appeler Solange pour savoir ce qu'elle en dit.»

Elle, qui s'était bien douté du motif pour lequel Guillaume était venu, s'était sauvée dans la boulangerie, où elle avait mis un bonnet blanc et un joli fichu; quand son père l'appela, elle entra en baissant les yeux, et, après avoir dit bonjour à tout le monde, elle s'assit au bout du banc.

«Sais-tu bien ce que Guillaume demande?» lui dit son père.

Solange ne répondit pas, mais elle baissa la tête et devint rouge comme une cerise.

«Ha! ha! il paraît que tu t'en doutes. Qu'en dis-tu? veux-tu te marier?

--A votre volonté, mon père.

--A ma volonté, à ma volonté! mais je ne veux pas te contraindre. Guillaume est un brave garçon à qui l'ouvrage ne fait pas peur; maître Jusserand est un digne et honnête homme; enfin vous aurez quelque chose tous les deux: mais encore faut-il que cela te convienne!

--Si ça vous convient, mon père, ça me convient aussi.

--Allons! allons! c'est bon. Si Guillaume ne te plaisait pas, tu saurais bien le dire. Eh bien! maître Jusserand, puisque c'est ainsi, nous irons dimanche de bon matin chez le notaire pour parler du contrat.»

Pendant ce temps-là, Jeanne avait demandé la clef de l'armoire à la maîtresse, qui la gardait toujours sous son oreiller: elle en avait tiré une nappe bien blanche et l'avait mise sur la table; puis elle avait pris des verres bien nets sur le dressoir, car elle les lavait toujours après les repas. Comme elle avait chauffé le four le matin même, elle servit une bonne galette au fromage; elle la faisait si bien qu'on n'en mangeait pas de meilleure chez les pâtissiers de la ville. La compagnie but un coup, et l'on convint que le mariage se ferait bientôt.

On fait une belle noce à Solange.

On fit la noce au Grand-Bail; maître Tixier, qui était un peu vaniteux, invita plus de cent personnes. Il fallait faire à manger pour tout ce monde-là, et ce n'était pas une petite affaire. On prit des femmes de journée que la maîtresse commandait de son lit; car, quoiqu'elle fût infirme, rien ne se faisait dans la maison sans son avis. Jeanne préparait les viandes et faisait la pâtisserie; Solange veillait à ce qu'il n'y eût pas de gaspillage. La noce se faisait par moitié entre les deux familles, comme c'est la coutume; les Jusserand avaient envoyé leur part de farine, de vin, de beurre, de viande et de volailles, ainsi que de l'huile pour les salades. La noce devait durer trois jours; tout fut prêt à temps, et les cornemuses arrivèrent pour mener la mariée à l'église.

Tout était bien ordonné; on avait mis une table dans la belle chambre pour M. le curé, la famille Dumont, le père et la mère du marié et les parrains et marraines. Maître Tixier la gouvernait, et l'on avait levé la maîtresse, qui était à un bout, dans son grand fauteuil, entourée d'oreillers. La mariée servait avec le marié, et de temps en temps elle allait visiter les autres tables.

«Mon Dieu, mère Tixier, dit la mère Jusserand, on dirait que tu es fâchée d'avoir mon Guillaume pour garçon? C'est pourtant un bon enfant, je t'assure.

--Ce n'est pas cela qui me peine, ma chère; mais tu vas emmener Solange et j'en ai un grand chagrin.

--Laisse donc! elle ne sera pas si loin de toi.

--C'est vrai, mais je ne la verrai plus à tout moment, comme j'en ai la coutume.

--Ma femme, dit maître Tixier, sois donc plus raisonnable; est-ce qu'on a des enfants pour soi? Ne faut-il pas que leur contentement passe avant le nôtre? Voyons, fais-nous donc un meilleur visage! Tiens! voilà nos maîtres qui viennent: ne vas-tu pas leur faire la mine?»

La famille Dumont entra et se mit à table. Les demoiselles avaient apporté une belle couverture de laine blanche à Solange et un gobelet d'argent pour le marié.

Jeanne veille à tout.

Jeanne veillait à ce que rien ne manquât sur les tables dressées dans la grange et sur celles de la maison. Quand un plat était fini, elle en servait promptement un autre tout semblable. Elle faisait la part des pauvres, qui s'étaient rangés le long des murs de la bergerie pour recevoir ce qu'on leur donnerait; elle leur apportait de tout ce qu'il y avait à la noce, et une chopine de bon vin à chacun. Les uns s'asseyaient sur le chaume pour manger leur part, d'autres l'emportaient à leurs enfants. Jeanne qui les connaissait tous, avantageait en cachette ceux qui avaient beaucoup de famille; elle venait de temps en temps voir s'il ne manquait rien à la table du maître, qui disait à sa compagnie:

«Vous voyez bien Jeanne! elle songe à tout. Je ne m'inquiète pas plus de la noce que si ce n'était pas chez nous qu'elle se fît. Je suis sûr que personne ne manquera de rien, pas plus les pauvres que les autres.»

Après la noce, l'on prit une autre bergère, et Joséphine put rester à la maison pour remplacer sa soeur. La maîtresse avait bien du chagrin du départ de sa fille aînée; mais elle se consola quand Jeanne eut dressé sa soeur. Louise grandissait à vue d'oeil et savait joliment lire, écrire et compter; elle était fort adroite, et faisait de ses doigts ce qu'elle voulait. Sa mère, qui la gâtait un peu, n'avait pas voulu qu'elle allât aux champs comme les autres. Cette enfant ne pouvait pas vivre sans sa Jeanne, et elle avait demandé à coucher dans la boulangerie à la place de Solange. Tout allait bien à la maison, sauf la maîtresse, qui gardait presque toujours le lit.

Grand Louis déclare à son maître qu'il veut se marier.

Il y avait déjà deux ans que Solange était mariée; on approchait de la Saint-Jean. Grand Louis dit à Jeanne:

«Tu as fait ton devoir, petite Jeanne; tu as bien soigné la maîtresse et la maison aussi; à présent que Joséphine est capable de gouverner tout le monde, veux-tu nous marier?

--Grand Louis, si vous avez toujours votre idée sur moi, ce sera quand vous voudrez; mais il faut en parler à maître Tixier.

--C'est trop juste, ma Jeanne; je vais lui en dire un mot, et pas plus tard que ce soir.»

Au lieu d'aller à l'écurie se coucher en même temps que les autres, grand Louis resta et, s'approchant de maître Tixier, il lui dit:

«Notre maître, Jeanne et moi nous voulons nous marier, et nous vous demandons votre avis.

--Qu'est-ce que tu me dis là, grand Louis? Vous marier! me quitter! mais tu veux donc ma ruine? Que veux-tu que devienne ma maison, quand vous n'y serez plus? Qui donc aura soin de ma pauvre femme qui ne bouge plus du lit? Joséphine est encore trop jeune pour gouverner le ménage; Simon, qui n'a pas tiré à la conscription, n'est pas capable de tenir la charrue toute la journée dans les terres fortes; et si je tombais malade aussi, qui donc surveillerait les autres domestiques? Est-ce que tu veux perdre ma maison? Qu'est-ce que je t'ai fait, pour que tu me mettes dans une si grande peine?

--Notre maître, il ne faut pas vous échauffer comme ça, il faut écouter la raison. Vous savez bien qu'il y a trois ans j'ai demandé Jeanne, et qu'elle a refusé de se marier parce qu'elle voyait que la maîtresse ne pouvait se passer d'elle: la pauvre fille vous aimait trop pour vouloir vous laisser dans l'embarras. Mais à présent que Joséphine peut remplacer sa mère, nous voulons nous marier. C'est assez avoir attendu; car enfin la jeunesse se passe, voyez-vous, notre maître!»

La maîtresse dit qu'il faut les laisser marier.

«C'est donc bien vrai que tu veux nous quitter, petite Jeanne? dit la maîtresse, qui ne dormait pas et qui avait tout entendu.

--Ma chère maîtresse, je n'ai point de parents; si j'avais le malheur de vous perdre tous les deux, je ne pourrais me faire à d'autres maîtres, et je ne trouverai jamais un autre homme comme grand Louis, que j'aime depuis longtemps.»

Maître Tixier avait la tête dans ses mains et restait sans mot dire.

«Elle a raison, notre homme; il faut les laisser marier, mais à la condition qu'ils ne nous quitteront pas.

--Oui, dit le maître; promettez-moi de rester tant que Joséphine ne sera pas mariée. --Puisque vous le voulez, nous resterons avec vous, n'est-ce pas, petite Jeanne?

--Mais, dit-elle, quand les enfants viendront, je ne pourrai plus faire autant d'ouvrage; ils crieront et ça vous ennuiera.

--Ne t'en inquiète pas, dit Louise; c'est moi qui les soignerai, tu n'en auras pas l'embarras.

--Est-ce que mes enfants n'ont pas crié? dit le maître; est-ce que ceux qu'auront Joséphine et Simon, quand ils seront mariés, ne crieront pas? et n'es-tu pas notre enfant aussi bien qu'eux?

--Que vous êtes donc bons, tous! dit Jeanne.

--Ainsi, c'est entendu, vous ne nous quitterez pas?»

Jeanne et grand Louis promirent de rester. Un mois après ils se marièrent sans noce et sans bruit. M. le curé, qui aimait beaucoup Jeanne, lui donna un déjeuner après la messe du mariage; il y invita les témoins, à la tête desquels se trouvait le père Tixier. Le soir, au Grand-Bail, on donna du bon vin à tout le monde pour boire à la santé des mariés.

Chargement de la publicité...