La psychologie comme science naturelle, son présent et son avenir: Application de la méthode expérimentale aux phénomènes de l'âme
Voici une autre illusion frappante reposant sur la même cause.
En dépit de l'apparence, les droites AB et CD de la figure ci-dessus sont parallèles, et ce sont les lignes obliques qui leur donnent l'air de converger vers la droite. Le jugement que nous portons sur le parallélisme ou l'obliquité n'est donc pas le résultat du parallélisme ou de l'obliquité réelle; il n'est pas non plus le résultat de la forme de l'image tracée sur la rétine, puisque les lignes AB, CD étaient jugées parallèles avant le tracé des obliques et que ce tracé n'a modifié en rien l'image des droites sur la rétine.
Ce phénomène, comme on peut le démontrer d'un grand nombre de façons diverses, provient de ce que notre œil agrandit en somme les angles aigus; et cet agrandissement comparatif des angles aigus formés par les parallèles AB et CD et les obliques fait en apparence converger celles-là vers la droite.
Cette propriété reconnue, on peut créer à volonté des illusions d'optique. On peut donner à une ligne droite les apparences d'une ligne brisée, d'une ligne courbe ou sinueuse, on peut dévier des verticales, en un mot, faire porter sur la forme des jugements erronés. Ces jugements, qui seuls apparaissent à la conscience et semblent être des affirmations directes des sens, sont, comme on le voit, des conclusions fondées sur certains états internes et sur d'autres jugements antérieurs. Ainsi, reprenons l'exemple de nos parallèles qui paraissent converger vers la droite. Nous affirmons de deux droites qu'elles sont parallèles lorsqu'elles présentent certains caractères qui sollicitent nos sens d'une certaine façon; nous jugeons qu'elles sont convergentes quand elles présentent d'autres caractères. Or, si je vois converger deux droites qui pourtant en fait sont parallèles, et si cette vue s'impose à moi, c'est que je reconnais en elles les caractères de la convergence; ces caractères sont donc en moi, sont subjectifs; et d'où proviennent-ils? Encore une fois de l'habitude ou de l'instinct. J'ai exercé mes sens à juger du parallélisme ou de la convergence de deux lignes, malgré les lois de la perspective qui en altèrent la direction. Je me suis créé à cet égard certaines règles; j'ai appris à reconnaître la réalité d'après les caractères subjectifs de mes sensations. Lorsque ces caractères se présentent à moi, et quelle que soit la cause qui les produise, qu'elle soit ordinaire ou extraordinaire, mon jugement est commandé par l'habitude acquise[5].
Le jugement que je porte est donc la conclusion d'un raisonnement inductif inconscient qu'on pourrait énoncer comme suit: jusqu'à présent, quand j'ai éprouvé telles sensations musculaires en considérant des lignes droites, j'ai trouvé qu'elles étaient convergentes; comme j'éprouve ces mêmes sensations musculaires, les lignes présentes sont convergentes. Cela est si vrai que, si nous plaçons la figure devant l'œil, à peu près suivant l'axe visuel, de manière à voir fuir les parallèles, le parallélisme reparaît, bien que, en fait, l'image peinte sur la rétine soit maintenant celle de lignes convergentes. Dans cette position, l'effet des hachures est affaibli et elles se réduisent à une ombre; il ne reste que les lignes non altérées, et rien ne nous empêche dès lors d'en apprécier le parallélisme[6].
C'est de cette façon qu'on s'explique que nous ayons appris à juger de la forme des objets, malgré les illusions de la perspective; un étang circulaire devrait nous paraître ovale; et pourtant notre esprit s'habitue si bien à redresser l'affirmation de nos sens que, même dans un tableau, dans un dessin, nous voyons bien un cercle là où il n'y a qu'un ovale de tracé.
De même nous jugeons de la grandeur d'un objet d'après la distance où nous croyons qu'il est placé. C'est ainsi que chacun se fait une idée différente des dimensions de la lune. Pour les uns, elle est de la grandeur d'une table; pour d'autres, d'une assiette; pour d'autres encore, d'une soucoupe, suivant qu'on se la figure plus ou moins éloignée de nous. Regardée à travers un tube, elle paraît tout au plus avoir le diamètre d'une pièce de cinq francs. A l'inverse, une mouche nous fait quelquefois l'effet d'un énorme oiseau volant dans les airs.
Nous ne nous faisons aucune idée de la grandeur du cadran d'une cathédrale ou du coq qui surmonte un clocher, de l'élévation d'une montagne et, en général, des objets qui sont en dehors du cercle de notre expérience journalière.
En revanche, quand nous connaissons les proportions d'un objet, nous sommes trompés, pour ainsi dire, en sens contraire. Ainsi, nous sommes familiarisés avec la taille ordinaire de l'homme; de là il suit qu'un homme qui nous apparaît au loin dans la plaine ou au sommet d'un clocher ou d'une colline, n'est pas soumis aux règles de la perspective; nous le voyons tel qu'il est. Par contre, les statues colossales, placées à hauteur convenable, nous paraissent de grandeur naturelle. Il en est de même des personnages des tableaux peints, par exemple, au plafond des églises, bien que leurs dimensions soient parfois considérables.
On me dira peut-être que tous ces mouvements de l'œil, on ne les sent pas, qu'on juge de la forme des objets sans les faire mouvoir, que le jugement est instantané.
Sans doute. Voici l'explication de ce fait.
La rétine est une surface sensible à la lumière, mais elle ne l'est pas également dans toute son étendue. Cette sensibilité s'affaiblit en rayonnant à partir de la tache jaune. Primitivement, l'œil, pour juger d'un contour, promène la tache jaune sur tous ses points. Pendant qu'il est attaché sur un point, le reste du contour affecte diversement d'autres parties de la rétine et, par expérience, l'œil sait quels mouvements il devrait faire pour amener successivement sur la tache jaune les autres points de la figure; et en conséquence il peut se dispenser d'exécuter ces mouvements. Je sais aujourd'hui, sans que j'aie besoin pour cela de recourir à l'expérience, comment je devrais m'y prendre pour toucher du doigt un lieu déterminé. Je saisis immédiatement la distance de deux pointes de compas qu'on appuierait sur la paume de ma main. Il en est de même pour l'œil. La rétine permet donc d'avoir d'emblée la connaissance du contour et de la surface, tandis que, réduite à la tache jaune, elle nous mettrait seulement en état d'acquérir successivement cette même connaissance, à la façon de la main de l'aveugle se promenant sur les objets[7].
C'est la faculté de diriger volontairement et en le sachant la force dont nous disposons, c'est le sentiment de la motilité, en un mot, qui nous met en état de connaître l'existence des objets extérieurs et leurs formes.
Ce sens agit avec d'autant plus de perfection qu'il a à ses ordres un instrument plus précis. De longues tiges, antennes ou bras, terminées par des points sensibles bien déterminés et mus par des muscles délicats, sont à cet égard d'excellents organes. Nos mains remplissent ces conditions. On sait quelle rare perfection atteint le sens, dit improprement, du toucher, ou plutôt le sens musculaire chez les aveugles nés. Les clairvoyants peuvent avec un peu d'exercice acquérir une délicatesse aussi grande. Marmontel, dans ses Mémoires, parle d'un certain Hubert, qui, les mains derrière le dos, avec du papier et des ciseaux, découpait le portrait des personnes présentes, dans n'importe quelle attitude[8].
Mais, quelque habiles que soient nos mains, elles ne peuvent se comparer à l'œil. Les mains, en effet, ne peuvent juger des grandeurs ou des contours que par contact, l'œil les juge à distance. Il suit les formes des objets avec une précision admirable, grâce à la sensibilité variée des points de la rétine autour de la tache jaune, et il est servi par des muscles symétriques et délicats qui transmettent immédiatement et nettement à l'âme les moindres sinuosités des surfaces. Il faut donc distinguer les propriétés optiques de l'œil de ses propriétés musculaires. Comme instrument d'optique, il nous fournit les notions de lumière et de couleur; comme instrument du sens de la motilité, il nous fournit la notion de forme, et, sous ce rapport, sa mobilité et la sensibilité particulière de la tache jaune sont ses qualités essentielles; peu importe la forme de l'image qui se peint sur la rétine et les couleurs qu'elle reflète.
[1] Inutile de faire remarquer que l'enfant se servira plutôt du terme vivant, le mot sensible lui étant inconnu. Mais pour lui vie est synonyme de sensibilité; et, au fond, n'est-ce pas la même chose?
[2] Il est de toute nécessité, quand on fait cette expérience, que l'expérimentateur ne soit pas prévenu de ce qui va se produire.
[3] Cette force perdue pour le mouvement produit un changement d'état du mobile.
[4] Ainsi, un triangle est connu quand on connaît la longueur de ses côtés et leurs directions.
[5] On sait que dans les monuments grecs, il y a fort peu de lignes exactement droites, verticales ou parallèles. Ainsi, les colonnes angulaires d'un temple convergent vers un point idéal situé dans le ciel. C'est que l'architecte a senti qu'il devait agrandir l'angle obtus formé par elles et les obliques du fronton.
[6] Ceux qui voudraient avoir plus de détails sur ce sujet peuvent lire, dans les Bulletins de l'Académie royale de Belgique, 2e série, t. XIX, n° 2, et t. XX, n° 6, les deux notes que nous y avons insérées sur certaines illusions d'optique.
[7] Spencer est donc dans l'erreur, ce nous semble, quand il croit trouver dans des propriétés—un peu mystérieuses—du tissu de la rétine, la cause de la vivacité des impressions visuelles et de la facilité avec laquelle elles sont renouvelées par le souvenir. L'œil se rappelle assez facilement les contours parce qu'il se meut avec une précision obtenue de longue date. Mais nous croyons que les impressions de l'ouïe sont encore bien autrement susceptibles d'être reproduites avec vivacité et fidélité. Quelle différence entre la manière, toujours plus ou moins confuse, dont on se représente un paysage ou les traits d'une personne, et la netteté avec laquelle on se remémore les paroles, le son de la voix, le chant! C'est qu'ici l'appareil reproducteur est essentiellement le larynx, qui, dans l'acte du souvenir, refait, d'une manière affaiblie à la vérité, tous les mouvements qui caractérisent l'acte réel. (Cf. Herbert Spencer, Principes de psychologie, §§ 68, 97, 118; pages 171, 233, 264 de la traduction française.)
[8] Livre VII. «On eût dit, ajoute Marmontel, qu'il avait les yeux au bout des doigts.»
IV
LA SENSATION
Il est jusqu'à présent établi que tout jugement conscient est la conclusion d'une série de jugements enfouis dans l'inconscience, et qu'ainsi, pour leur étude, le sens intime ne peut nous être d'aucun secours. Les jugements inconscients appartiennent au passé de notre individu, et comme ce passé se perd à son tour dans celui de l'espèce, nous voilà conduit à rechercher les prémisses d'un jugement actuel dans les actes intellectuels des premiers êtres sensibles. Or, l'on est porté à croire, par une série d'inductions fondées sur la géologie, que les premiers êtres apparus sur le globe étaient d'une simplicité tout à fait élémentaire; et la paléontologie, dont les découvertes sont confirmées par l'embryogénie, nous montre que les organes des sens n'ont pas toujours été aussi perfectionnés qu'ils le sont maintenant. Aujourd'hui encore, il y a des êtres sensibles, comme les monères, sans aucune espèce d'organisation, et tout animal naît d'un œuf qui en soi n'est guère plus compliqué qu'une monère. Le problème consisterait à tirer d'une sensibilité rudimentaire et primitive les sensibilités spécifiques, sensibilités pour la lumière, la pression, le son, la chaleur, etc., qui n'en seraient ainsi que des modes.
Cette manière de concevoir les phénomènes psychiques est justifiée par les idées que l'on a aujourd'hui sur les phénomènes physiques.
I. La sensibilité élémentaire et ses modes comparés au mouvement et à ses transformations. La mesure des sensations. La loi de Weber: tout accroissement de la sensation correspond à un accroissement d'excitation constamment proportionnel à celle-ci. Critique de cette loi. Les trois lois de la sensation. Déductions et conséquences.
Actuellement, en effet, la science tend à ramener tous les phénomènes de la nature matérielle à des mouvements soit de transport dans l'espace, soit moléculaires. Le mouvement est l'expression de la force; quand la force n'engendre pas de transport visible, elle produit un mouvement moléculaire. Ainsi, lorsqu'une force écartant une corde de violon de sa position de repos, lui en a donné une autre où un obstacle la maintient, cette force se traduit en mouvements moléculaires vibratoires tant de la corde que de l'obstacle. Si l'on fait cesser cet arrêt, ces mouvements moléculaires se transforment en mouvement de transport, puis, la position de repos dépassée, ce mouvement de transport se convertit à son tour graduellement en mouvements moléculaires. Le mouvement de va-et-vient se continue jusqu'à ce qu'il soit amorti par la résistance de l'air et des points d'attache et par la roideur de la corde. Quant aux qualités des corps, on les attribue au mouvement soit des molécules, soit des atomes qui les constituent. C'est la nature particulière du mouvement moléculaire qui fait qu'un corps est solide, liquide ou gazeux, sonore ou lumineux, et c'est du mouvement des atomes que dérivent ses propriétés chimiques.
Sans doute, on ne peut guère actuellement soupçonner à quelle différence dans les mouvements constitutifs est due, par exemple, la différence de l'or et de l'argent; mais l'idée que c'est dans ces mouvements qu'il faut la chercher n'en est pas moins universellement admise.
Le mouvement moléculaire ou atomique est interne. Il diffère du mouvement visible ou du transport dans l'espace, en ce qu'il ne fait pas sortir le corps du lieu qu'il occupe. L'exemple de la corde de violon peut nous donner une idée de cette différence. Chaque partie de la corde change de place et manifeste un mouvement sensible. La corde, elle, ne se transporte pas dans l'espace; elle reste attachée au violon; elle oscille seulement autour d'une position moyenne. C'est sous cette dernière forme qu'on doit se représenter le mouvement moléculaire ou atomique.
Si cette conception moderne est vraie, il en résulte que l'univers matériel apparaîtrait à notre intelligence, supposé qu'elle fût parfaite, comme composé de groupes différents d'atomes, groupes mobiles dans l'espace, pendant que tous les atomes oscillent autour dun centre d'équilibre. Elle n'y verrait pas d'autre variété que celle dépendant de la vitesse et de la direction des groupes, de la rapidité et du sens de la vibration des atomes.
Mais il y a plus. La science actuelle, depuis la découverte de l'équivalent mécanique de la chaleur et du principe de la conservation de la force, regarde avec raison le mouvement de transport et le mouvement moléculaire comme pouvant se transformer l'un dans l'autre, et nos muscles, ainsi que nos machines à vapeur, ne sont pas autre chose que des appareils appropriés à opérer cette transformation.
De là, une conséquence importante: c'est que, idéalement, les phénomènes les plus divers en apparence, comme la chaleur, la lumière, le bruit, que l'admiration qu'on éprouve devant un beau tableau de Rubens ou le plaisir que nous procure un opéra de Rossini, sont dus à des causes extérieures réductibles l'une à l'autre et, par conséquent, au fond, identiques. Elles se ramènent, en effet, toutes au mouvement et leurs différences tiennent à la diversité des appareils sensoriels qui les perçoivent.
Une semblable réduction est-elle possible pour les phénomènes de la sensibilité? Essayons d'y arriver. Il nous faut pour cela étudier la sensation, abstraction faite de sa qualité, et rechercher d'après quelles lois elle croît ou elle diminue, sous l'influence de l'excitation.
Nous savons que, dans ce but, nous devons dresser une double échelle: d'un côté, on doit inscrire les intensités successives de la cause physique que l'on fait croître ou décroître uniformément; de l'autre, les grandeurs respectives du phénomène psychique de la sensation qui y correspond. Mais pour cela, il faut mesurer la sensation, arriver à la représenter en nombres, à pouvoir dire que telle sensation est le double ou la moitié de telle autre. Le sens intime nous apprend seulement si elle est égale, plus forte ou plus faible, mais ne nous fait pas connaître exactement le degré. C'est là une grande difficulté, qu'on est parvenu heureusement à tourner et à vaincre.
La question de la mesure des sensations avait déjà été en quelque sorte entrevue par des savants du siècle dernier ou du commencement de ce siècle; mais ce fut un Allemand, Weber, qui, par des recherches étendues, prépara un travail d'ensemble et qui formula le premier une loi à laquelle Fechner a donné le nom de son inventeur. Enfin, c'est à Fechner que revient la gloire d'avoir coordonné les travaux de ses devanciers et de ses contemporains, et de les avoir complétés par ses propres découvertes.
Trois méthodes ont été employées par ces savants pour arriver à la mesure des sensations. Comme le but de ce travail n'est pas d'entrer dans le détail de ces investigations, nous nous contenterons de donner un exemple de l'emploi de la première méthode.
Soient A et B deux poids à comparer. La différence entre eux peut être assez faible pour qu'on ne la perçoive pas et qu'on les juge égaux. Par contre, si cette différence est considérable, elle n'échappera pas au sentiment. Si donc on fait croître la différence d'abord presque nulle des poids A et B, en augmentant, par exemple, le poids B, il arrivera un moment où, d'imperceptible qu'elle était, la différence deviendra perceptible. A ce moment, on peut dire que la sensation de poids a crû d'une certaine quantité, qui, dans le cas présent, est la quantité la plus petite possible qui soit appréciable. Si maintenant je compare le poids B ainsi obtenu avec un poids C, que l'on va faire croître de la même façon jusqu'au moment où je juge que C est plus lourd que B, on pourra dire que la sensation de poids a crû chez moi d'une nouvelle quantité égale à la première, puisque c'est encore la plus petite quantité possible qui s'ajoute à la sensation. On conçoit sans peine qu'on puisse ainsi, d'un côté, obtenir une série de poids A, B, C, D, qui nous procurent, de l'autre côté, des sensations différant d'une même quantité appréciable.
On peut appliquer cette même méthode à la sensation de lumière. Qu'on imagine une série de bandes parallèles de même épaisseur et teintées par différents tons de gris, allant du plus foncé au plus clair et choisis de telle façon que les contrastes sensibles entre deux teintes voisines soient partout jugés égaux; on pourra dire que la sensation de lumière croît de l'une à l'autre de quantités équivalentes.
Ce procédé, comme on le voit, est applicable aux sensations de son, de chaleur, de pression. Il n'est pas irréprochable au point de vue de l'exactitude; mais les deux autres méthodes viennent le corriger dans ce qu'il peut présenter de défectueux. Nous ne les exposons pas, parce que, pour les bien saisir, il faut être initié aux mathématiques.
Ces trois méthodes conduisent à des résultats sensiblement concordants, d'où ressort une loi d'une exactitude suffisante entre certaines limites et qui porte le nom de loi de Weber. En voici la formule:
Tout accroissement constant de la sensation correspond à un accroissement d'excitation constamment proportionnel à celle-ci.
Ainsi l'expérience nous apprend que la différence de deux poids n'est perceptible que si l'un dépasse l'autre de 1/17. Ce qui veut dire que je m'apercevrai de la différence d'un gramme, si je compare des poids de 17 et de 18 grammes; d'un hectogramme, si je comparé des poids de 17 et de 18 hectogrammes; d'un kilogramme, si je compare des poids de 17 et de 18 kilogrammes. Mais je ne m'apercevrai pas d'une différence d'un gramme ajouté à un poids d'un hectogramme, et la différence d'un hectogramme, parfaitement saisissable sur des poids d'environ 17 hectogrammes, cesse de l'être pour des poids de plusieurs kilogrammes.
Pour qu'une lumière donnée subisse un accroissement perceptible, il faut que cet accroissement soit du 1/100.
Le son doit croître par tiers, ainsi que la pression, la température.
La loi de Weber peut encore s'exprimer comme suit:
Pour que la sensation croisse en progression arithmétique, il faut que l'excitation croisse suivant une progression géométrique.
On sait qu'une progression arithmétique est une série de termes différant tous de la même quantité; et que, dans une progression géométrique, un terme quelconque est égal au terme précédent multiplié par le même nombre.
Ainsi, pour que la sensation croisse comme les termes de la progression arithmétique 1, 2, 3, 4 ..., il faut que l'excitation croisse soit comme 1, 2, 4, 8 ..., soit comme 1, 3, 9, 27 ..., soit selon toute autre progression géométrique[1].
Cette loi de Weber est conforme à des faits pour ainsi dire habituels. La lumière d'une bougie, brillante dans l'obscurité, est faible au jour, nulle en plein soleil. Le rayonnement de cet astre éteint les étoiles; celui de la lune n'éteint que les moins éclatantes. On distingue difficilement du dehors ce qui se passe dans un appartement, parce que la lumière de l'intérieur est très faible par rapport à celle de l'extérieur. Le tic-tac de la pendule s'entendra parfaitement dans le silence de la nuit et sera étouffé par les bruits de la journée. On se trompera de quelques millimètres, si l'on essaie de tracer à l'œil une ligne d'un décimètre, et de quelques centimètres, si la ligne doit être d'un mètre.
Enfin, cette loi se trouve confirmée par une loi musicale très anciennement connue; elle est précisément de même nature: Le ton croît d'une octave si le nombre des vibrations est doublé; de deux octaves, si ce nombre est quadruplé; de trois octaves, s'il est octuplé, et ainsi de suite.
Cependant, cette loi de Weber, dans les limites les plus favorables, n'est qu'approximative, ainsi que l'ont démontré des expériences délicates que nous avons faites[2]; elle est tout à fait insuffisante en dehors de ces limites, c'est à dire quand l'excitation est très faible ou très forte. Prise à la lettre, elle est sujette à des critiques de toute espèce qui ne permettent en aucune façon d'y voir l'expression de la vérité absolue.
Si la loi de Weber était absolument vraie, on pourrait dire que la lecture d'un écrit, par exemple, devrait être également facile, à quelque lumière qu'elle se fasse. Sans doute, entre certaines limites, très éloignées d'ailleurs, on peut lire distinctement; mais tout le monde sait que la lumière peut être assez faible pour que la lecture devienne pénible et même impossible; et, d'un autre côté, on peut supposer une clarté assez forte pour que le lecteur soit ébloui et devienne incapable de rien déchiffrer.
Weber, dans sa formule, ne tient non plus aucun compte de l'état de l'organe. Or, c'est un fait bien connu encore, que si, en plein jour, on entre dans une cave, on commence par ne rien voir; puis, peu à peu on s'accoutume si bien à l'obscurité que tous les objets y deviennent distincts. L'expérience inverse est tout aussi concluante. Sortez de la cave, et la lumière d'une simple bougie vous éblouira au premier instant, de manière à paralyser complètement votre œil, et peu à peu l'éblouissement disparaîtra.
Une autre remarque fondamentale, c'est que toute excitation trop forte a pour effet de diminuer le caractère propre de la sensation en lui donnant le caractère plus général du malaise ou de la douleur. Le trop grand chaud n'est plus perçu comme chaleur, mais comme douleur. Il en est de même du trop grand froid, d'une pression trop considérable, d'un bruit trop intense, d'une lumière trop éclatante. La langue goûtera l'acidité du vitriol fortement étendu d'eau; elle ne goûtera pas celle du vitriol pur, parce que l'impression qu'elle en recevrait ressemblerait à celle qu'éprouve la main soumise à la même action. C'est que l'organe s'épuise vite sous des actions si puissantes et devient bientôt incapable de remplir ses fonctions.
La sensation présente donc trois caractères. En premier lieu, elle va en s'affaiblissant dès l'instant où elle apparaît; en second lieu, pour croître, elle doit être provoquée par des excitations de plus en plus fortes; en troisième lieu, à mesure qu'elle croît, elle s'altère sensiblement et se transforme en malaise, puis en douleur, et l'excitation peut même amener la désorganisation, la destruction de la sensibilité.
De ces trois lois, la première, comme il a été dit, est confirmée par des faits d'observation journalière. Entrez dans un bain ou trop chaud ou trop froid, la première sensation que vous éprouverez sera très vive, et elle diminuera bientôt. L'expérience n'en a pas encore déterminé la formule, mais il est à présumer que cet affaiblissement suit une marche progressive, analogue à la manière dont un corps chaud placé dans un milieu plus froid perd son calorique: cette perte est d'autant plus sensible que la différence de sa température avec celle des milieux est plus grande.
La seconde loi est amplement déterminée par l'expérience entre des limites suffisamment étendues; elle est conforme à celle qui exprime le travail nécessaire pour diminuer par la pression le volume d'un gaz. On conçoit même sans l'aide du calcul que la réduction progressive de ce volume exige des quantités de travail de plus en plus considérables; en d'autres termes, qu'il soit plus difficile, par exemple, de lui faire, par la compression, perdre un litre quand il n'en a plus que deux, que quand il en a encore dix.
Enfin, de la troisième loi, confirmée par l'observation, vérifiée, mais imparfaitement, par l'expérience, il ressort que l'organisme peut être assimilé à une corde élastique qui vibre naturellement autour d'une position d'équilibre, qui peut être écartée plus ou moins de cette position et qui se rompt si l'écart est trop considérable.
Si ces analogies sont exactes—et rien n'empêche actuellement de le croire—on peut en conclure que la sensation est produite par une différence d'équilibre entre la force propre à l'organisme et la force du milieu ambiant; qu'elle est proportionnelle au travail que produit la chute d'une force sur l'autre, et que, par cette chute, l'organisme est éloigné ou rapproché de sa position d'équilibre, ce qui, dans le premier cas, cause peine, et dans le second cas, plaisir.
Un exemple mettra le lecteur en état de comprendre cette explication. On a chaud ou l'on a froid quand la température de la peau est inférieure ou supérieure à celle du milieu ambiant; voilà la rupture d'équilibre. Si elle est inférieure, il y a chute de chaleur sur le corps; si elle est supérieure, la chute se fait du corps sur le milieu ambiant. L'impression est le travail de cette chute, tout à fait semblable au travail d'une machine à vapeur. Enfin, le chaud ou le froid nous seront agréables si le résultat de cet échange réciproque de température nous rapproche de la température normale habituelle; ils seront désagréables dans la supposition contraire[3].
La sensation n'est donc que le fait psychique interne correspondant au fait physique externe de l'impression. Mais le parallélisme exclut l'identité. C'est à dire que nous ne concevons pas le passage de l'insensible au sensible; nous ne concevons pas de premier terme à l'insensibilité. C'est ainsi que nous ne pouvons concevoir la création de la matière, ni la création du mouvement. Notre esprit ne peut se représenter un état initial de l'univers que comme contenant déjà en lui-même la matière, le mouvement et la sensibilité. Un philosophe a dit: Donnez-moi de la matière et du mouvement et je créerai le monde! Le monde physique, oui; mais le monde psychique, non! Pour cela, il lui faudrait la matière sensible.
II. L'organisme homogène. L'organe de sens adventice. L'organe de sens permanent. L'organisme complexe. Spécificité des organes de sens.
L'être sensible le plus élémentaire qui se puisse concevoir peut être comparé à une sphère dont les parois, de texture homogène, renferment une substance élastique qui les tend. Le degré de tension intérieure y est en proportion de la pression extérieure. Supposez cette sphère sensible, elle ressentira les changements du dehors sous la forme d'une augmentation ou d'une diminution de tension, comme malaise ou comme bien-être, suivant que la variation l'éloignera ou la rapprochera de son état normal. D'ailleurs, tant que les modifications du milieu où elle se trouve placée ont lieu uniformément autour d'elle, sa forme sphérique ne sera pas altérée; elle n'éprouvera pas de sensation proprement dite, car elle ne ressent que son état présent, et non pas le changement. A proprement parler, cette sphère n'est pas encore un animal, elle n'est pas organisée; mais il faut peu de chose pour quelle le devienne.
Admettons, en effet, que le milieu ne change pas également partout autour de la sphère, mais commence par changer en un endroit circonscrit en dehors de celle-ci. Pour se représenter la chose, on peut imaginer que le changement provienne d'un foyer de chaleur, par exemple. La sphère va s'échauffer du côté tourné vers le foyer. Pendant quelques instants, c'est de ce côté seulement que se fera la rupture d'équilibre, que la tension se fera sentir. Ce côté sera, pendant ces instants, un organe, mais un organe adventice et instantané de sensation. Les parois de la sphère n'auront plus partout la même composition et, comme la modification affectera, suivant les cas, tantôt un point, tantôt un autre, on peut dire que cette sphère sera un champ perpétuel d'organes instantanés de sensations.
A partir de ce moment, la sphère est organisée, elle est un animal dans le sens propre de ce mot.
En effet, à partir de ce moment, il y a en elle différenciation; car dans l'organe elle sent le présent, tandis que dans le reste de son corps elle continue à sentir le passé. Elle peut donc apprécier le changement, puisque le changement fait pour ainsi dire deux parts de son individu; et comme tous les instants de la durée vont, par la formation successive d'organes adventices, se relier l'un à l'autre, l'animal sera doué d'une individualité psychique permanente.
L'organe ainsi formé aidera, en outre, l'animal à se conserver; car la tension ou le relâchement local et circonscrit de l'organe l'avertira, avant qu'il éprouve l'effet général, si le changement qui se produit lui procurera peine ou plaisir. Enfin, il lui servira d'instrument temporaire d'expérience, puisqu'il pourra, par son moyen, explorer le milieu où il se trouve et s'arrêter à temps devant le danger.
L'enveloppe de l'animal a donc en un de ses points subi un changement momentané et plus ou moins profond. Si le milieu reprend son état primitif, ce point tendra à revenir, lui aussi, à sa forme première. Mais, en général, on peut affirmer qu'il lui restera une trace ineffaçable, si faible qu'elle soit, de l'action qu'il a subie. Si, par exemple, il est pour une seconde fois soumis à la même action, il reprendra plus facilement son rôle d'organe adventice. En effet, le changement extérieur, quand il a affecté cette partie de l'enveloppe, y a rencontré certaines résistances et il les a vaincues; par là, les forces qui unissaient entre elles les molécules de cette partie ont été, sinon détruites, tout au moins affaiblies; et si ce même changement se reproduit souvent sur ce même endroit, celui-ci finira par acquérir une aptitude spéciale à se mettre rapidement à l'unisson avec l'extérieur. C'est ainsi que le contact souvent répété d'un aimant finit par aimanter un barreau d'acier, parce que les molécules de celui-ci, souvent dérangées, finissent par rester dans la position qu'on leur fait prendre.
Si donc, pour une raison ou pour une autre, un endroit de l'être sensible est exposé à subir, de préférence à tout autre, une action spéciale de la part de l'extérieur, il devient de plus en plus apte à répondre à cette action, et l'organe adventice se transforme en organe permanent.
L'organe permanent jouit de toutes les propriétés de l'organe adventice, mais il en possède qui lui appartiennent à lui seul. Son rôle terminé, l'organe adventice disparaît et cède sa place à un autre; mais l'organe permanent joue constamment le rôle d'avertisseur, les expériences passées font son éducation, de manière qu'il devient le lien de l'association des expériences, l'origine du perfectionnement intellectuel de l'animal, la source première de l'évolution de l'espèce. L'organe adventice est une sentinelle qui sait crier: Qui vive! quand quelqu'un passe à la portée de ses regards; l'organe permanent est un éclaireur qui bat le terrain pour s'assurer de la présence d'un butin ou d'une proie et vient rendre compte à son chef du résultat de ses investigations.
Jusqu'à présent, nous n'avons considéré dans la nature que la force abstraite et nous n'avons fait entrer en nulle ligne de compte les mouvements variés sous la forme desquels elle peut se manifester. Or, on conçoit qu'il peut naître chez l'animal autant d'organes qu'il y a d'espèces de mouvements naturels. Ainsi, par exemple, du côté du corps tourné vers la lumière, on admettra sans peine qu'il se forme un organe spécialement sensible aux ondes lumineuses; et il se formera de même des organes sensibles aux ondes sonores, aux vibrations chimiques des atomes (odeurs et saveurs), aux rayons de chaleur, etc.; et de ces organes, les uns deviendront permanents (œil, oreille, narines, etc.), les autres resteront adventices (chaleur, pression, etc.). Cette spécialisation des organes s'explique par les mêmes principes. Pour fixer les idées, imaginons que nous assistions à la formation d'un organe auditif et qu'une onde sonore dont les molécules exécutent mille vibrations par seconde vienne frapper les molécules du corps. De celles-ci, les unes ont, par supposition, un mouvement naturel de 1,000 à la seconde, les autres de 700, les autres de 950. Voici ce qui se produira. L'onde ébranlera celles de la première espèce, ne parviendra pas à ébranler les secondes et modifiera la constitution des troisièmes. Elle n'ébranlera pas les secondes, non qu'elle soit sans action sur elles, mais parce que le mouvement commencé sera à chaque instant arrêté, comme quand un sonneur maladroit essaie de mettre une cloche en branle. Et, quant aux molécules de la troisième espèce, elle finira par leur imprimer un mouvement vibratoire égal au sien, parce que leur mouvement qui, par nature, serait un peu en avance ou un peu en retard, sera un peu arrêté ou accéléré par celui des particules sonores. Les résistances vaincues sont en partie brisées, de sorte que cette même onde se propagera de plus en plus facilement le long de la ligne qu'elle aura choisie, et qu'à la fin, cette ligne elle-même finira par prendre naturellement ce mouvement vibratoire dès que la première molécule sera mise en branle.
C'est de cette façon que s'explique cette particularité dont sont doués nos organes de sens, de nous fournir toujours la même sensation, quelle que soit la cause qui les irrite.
Par ce qui précède on comprend aussi comment il se fait qu'il y ait des lacunes dans notre sensibilité, c'est à dire que nous n'ayons pas autant de sens qu'il y a de forces naturelles. Si, par exemple, nous n'avons pas de sens magnétique, c'est que le mode vibratoire des molécules d'un aimant ne rencontre pas dans notre organisme des molécules dont le mouvement naturel soit susceptible de se modifier de manière à se mettre à l'unisson avec l'aimant. Mais si nous n'avons pas ce sens, il n'en faut pas conclure que nous sommes à l'abri des influences magnétiques; seulement, nous les subissons sans pouvoir ni les prévoir, ni les reconnaître, ni les éviter.
Ces considérations, en même temps que les lois de la sélection naturelle en vertu desquelles le plus apte est appelé à survivre, expliquent la position des organes de sens dans le corps, leur accumulation vers la tête, l'aspect bilatéralement symétrique de la plupart des animaux, et ce fait que les organes destinés surtout à pressentir les chocs sont généralement placés à l'extrémité de bras, d'antennes ou de pédoncules quelconques.
[1] Pour les mathématiciens, la loi de Weber se formule comme suit: La sensation est proportionnelle au logarithme de l'excitation.
[2] Voir notre ouvrage intitulé: Étude psychophysique. Recherches théoriques et expérimentales sur la mesure des sensations. Bruxelles, Muquardt, 1873. (Extrait du t. XXIII des Mémoires de l'Académie de Belgique.)
[3] Dans un mémoire présenté à l'Académie royale de Belgique en juin 1875, imprimé dans le tome XXVI du Recueil in-8°, et portant pour titre Théorie générale de la sensibilité (Bruxelles, Muquardt, 1876), nous avons démontré toutes les propositions qu'ici et dans ce qui va suivre nous nous contentons d'énoncer.
V
L'EFFORT
L'animal a maintenant des sensations différant qualitativement et quantitativement, mais nous n'avons pas encore traité en détail de ses perceptions. Nous savons seulement que ses perceptions lui viennent par l'intermédiaire du sentiment de la motilité.
I. Le jugement primitif. La matière et l'esprit. Notion du mouvement et notions dérivées. Rôle de l'organe adventice ou permanent dans l'acquisition de ces notions.
Pour aborder ce sujet, reprenons l'hypothèse d'un animal tout élémentaire, et dans l'univers ne considérons qu'un corpuscule matériel. Imaginons, pour fixer les idées, que ce corpuscule agisse par contact sur l'animal en un point déterminé de son corps. Ce point touché est un organe adventice de pression, et l'animal y ressent une pression différenciée des autres pressions qu'il subit. L'animal n'a pourtant pas pour cela de sensation, car si la pression dure depuis un certain temps, l'animal s'y est accommodé et il s'identifie avec le corpuscule. Mais comme il est doué de mouvement, il vient à le presser davantage (la supposition inverse, qu'il le presserait moins, comporte la même analyse); il sent cette fois-ci une pression, et il sait en même temps que sa sensation est venue à la suite de son effort. Mais le corpuscule, de son côté, s'est mis en mouvement; mouvement qui est la résultante tant de sa propre figuration que de l'énergie de l'animal et de la nature des obstacles qu'il rencontrera sur sa route. Admettons qu'il vienne à se détacher. L'animal va éprouver une diminution de pression à laquelle il ne pouvait pas s'attendre. Au premier instant donc, il a ressenti une pression, voulue à certains égards; mais au second instant, il ressent une diminution de pression qui n'est pas un effet de sa volonté. Admettons que, par un nouvel effort voulu, il rejoigne le corpuscule et rétablisse l'égalité de pression, il s'apercevra que cette égalité a été obtenue par lui, mais qu'elle est venue à la suite d'une diminution qu'il n'avait pas voulue. C'est la comparaison entre les effets voulus et les mêmes effets non voulus qui lui donne l'idée de l'extérieur. Il arrive de cette façon à reconnaître qu'il y a en dehors de lui des causes semblables à lui, mais qui, à certains égards, sont indépendantes de lui. C'est le premier jugement: il y a quelque chose en dehors de moi.
Mais ce jugement lui-même, on le sent, est une conclusion raisonnée. Pour le porter, il faut, en effet, que l'être sensible ait compris que cette résistance, cet arrêt dans son mouvement n'était pas voulu, ce qui suppose qu'il sait ce que c'est qu'un mouvement voulu; et, d'un autre côté, il ne peut comprendre ce que c'est que la volonté s'il n'a éprouvé des sensations involontaires. Pour être averti de son existence, il faut qu'il éprouve un changement d'état et, pour juger qu'il y a changement d'état, il faut que son état antérieur lui soit connu. Nous tournons donc dans un cercle vicieux; c'est à dire que nous ne pouvons comprendre comment se forme le premier jugement. Dès que nous avons ce premier jugement, nous nous rendons fort bien compte de la formation du second; mais l'origine du premier nous échappe tout à fait.
Comme le jugement primitif implique volonté, conscience, raisonnement, intelligence, nous voilà amené à dire de ces facultés ce que nous avons dit de la sensibilité: que nous ne pouvons les faire naître d'autre chose, quelles sont irréductibles, créées ou éternelles au même titre que la matière et le mouvement[1].
L'animal s'est donc reconnu comme force, en même temps qu'il admet qu'il y a en dehors de lui quelque chose capable de résister à sa force, de contrecarrer sa volonté. Cette chose, c'est, pour lui comme pour nous, la matière. La matière, c'est le nom commun que nous donnons à toutes les forces qui arrêtent la volonté; c'est ce qui est opposé au moi conscient, au moi esprit.
Poussons plus loin notre hypothèse. Imaginons que le corpuscule se meuve de lui-même, que ce soit comme une proie vivante et que l'animal le poursuive. Il est inutile, pensons-nous, de faire remarquer qu'on peut renverser les termes de la supposition, et que le raisonnement reste le même. Pour le suivre, l'animal doit maintenir l'égalité de la pression, et pour cela il doit à chaque instant faire de nouveaux efforts; ces efforts sont voulus, mais ils sont commandés par autre chose; il sent qu'il se meut, mais il se dit que le corps se meut de même. Il acquiert de cette façon la notion du mouvement continu, et le mouvement n'est pour lui que la manifestation sensible du déploiement de sa force.
La notion du mouvement résulte donc d'une suite de comparaisons entre des sentiments d'efforts et des sensations de pressions voulus sous un certain rapport, non voulus sous un autre rapport. Et l'on remarquera à ce sujet que cette comparaison n'est possible que grâce à l'opposition toujours actuelle entre l'état sensible de l'organe adventice et l'état sensible du reste de la périphérie, le premier état se rapportant au présent, le second au passé. Tels sont les jugements subséquents.
Nous avons supposé que le corpuscule agissait par contact; le raisonnement eût été identique si nous avions supposé qu'il agissait à distance. Qu'il soit un point lumineux ou sonore, une substance odorante, un foyer de chaleur, du moment qu'il détermine la formation d'un organe, l'animal pourra à son gré augmenter ou diminuer la sensation qu'il éprouve ou se donner pour tâche de la maintenir égale. Dans ce dernier cas, si le corpuscule est mobile, l'animal devra le suivre, et son mouvement sera voulu dans son principe, mais non voulu quant à la direction.
Une fois que l'animal a la notion du mouvement, il a par là même, d'une façon plus ou moins obscure, les autres notions cinématiques. La durée, c'est le mouvement abstrait; le temps, un mouvement uniforme pris pour unité; la vitesse, le rapport du mouvement au temps. La distance est appréciée par la quantité d'effort nécessaire pour la parcourir; la direction, par la position du point affecté par l'objet relativement au corps de l'animal (voir plus loin). La situation ou le lieu est le produit de la combinaison des notions de distance et de direction; l'espace, c'est la synthèse des lieux possibles. Enfin, la forme est une synthèse de distances et de directions[2].
Savoir où est un objet, c'est savoir quel mouvement il faut faire pour en recevoir telle ou telle sensation. Il ne s'agit pas ici, bien entendu, de la position dans le sens mathématique du mot. On est censé connaître le lieu d'une chose quand on sait comment il faudrait se mouvoir pour s'en rapprocher, s'en éloigner ou s'en garer. Peu importe d'ailleurs que cette chose existe ou n'existe pas (lumière réfléchie), ou qu'elle apparaisse là où elle n'est pas (lumière réfractée).
Cette connaissance ne pourrait se produire sans la formation de l'organe adventice. Si, quand le vent souffle, nous éprouvions un effet général, c'est le hasard seul qui pourrait nous en préserver. Mais comme le vent donne lieu à la formation d'un organe adventice du côté où il souffle, nous devinons d'où il vient et nous pouvons ou lui tourner le dos, ou interposer entre lui et nous des obstacles qui l'arrêtent.
L'organe adventice produit donc chez l'animal une orientation adventice. A son défaut, il serait déconcerté et ne pourrait suivre l'objet; avec son aide, il peut s'orienter. L'organe le dirige, c'est un pilote qui le guide, qui lui fait éviter les écueils et le conduit au port. Son rôle terminé, l'organe, s'il est adventice, disparaît, et l'expérience momentanément acquise est perdue pour l'avenir. S'il est permanent, l'orientation de l'animal est permanente, il possède un axe naturel, passant, par exemple, par l'organe et le centre de gravité. Dès lors, il possède, à titre perpétuel, une règle et un compas pour apprécier la position et la forme des objets, il peut acquérir une expérience qui lui reste, et il est perfectible en ce sens qu'il peut de plus en plus vite former son jugement sur la position des corps ou sur la route qu'ils suivent.
Appelons directeur l'organe de sens qui guide la motilité. Le jugement sur la forme et la position des objets est d'autant plus exact que, d'un côté, cet organe est plus précis et que, de l'autre côté, nous savons mieux apprécier les différences d'effort.
Si nous voulons déterminer la direction du vent, nous pouvons tourner la tête vers le point de l'horizon d'où il semble venir, et par la position que nous devons prendre nous trouvons le lieu d'origine. Mais cette détermination est assez vague, parce que l'organe par lequel nous nous mettons en rapport avec le vent, à savoir la peau du visage, occupe une grande étendue sans présenter des parties plus restreintes et notablement plus sensibles. Nous serons mieux servis par la main, qui, se trouvant au bout du bras, peut se placer plus nettement encore dans la direction vraie. Tout le monde sait enfin que si l'on expose à l'air un doigt humecté, l'évaporation précisera davantage encore le point d'origine. Mais à coup sûr, si nous étions insensibles au mouvement de l'air sur toute la surface du corps et que nous eussions un organe mobile en forme de tube, dont le fond serait seul sensible au vent, nous déterminerions la direction d'autant plus exactement que le tube serait plus long et plus étroit.
Ce que nous disons de la direction peut se dire des distances ou grandeurs. Il est clair que les notions de l'animal à cet égard seront plus ou moins nettes suivant ses aptitudes à apprécier et à comparer les efforts qu'il fait en les parcourant.
Nous nous rendons, en effet, d'autant mieux compte de la forme dun objet que nous en suivons les contours avec un instrument plus exact; par exemple avec le corps en marchant, ou avec la main, ou avec l'œil qui, à tous égards, peut être assimilé à ce tube dont nous parlions tantôt. Car on conçoit sans peine qu'il n'est pas nécessaire que l'animal entier se meuve, du moment qu'il a la faculté de mouvoir volontairement son organe autour de lui-même. L'organe fait l'office de la main que l'aveugle immobile promène sur le contour des objets qu'il tâte. Les différents replis de la peau, les bras, les tentacules, les antennes, les oreilles, le nez, l'œil, peuvent servir tour à tour de sens directeur. La peau de la chauve-souris, le nez du chien, l'oreille du chat sont pour ces animaux ce qu'est la main pour l'aveugle, l'œil pour l'oiseau. Et le bras que projette la monère n'est qu'un tentacule adventice qui sert à diriger ses mouvements et à la renseigner sur les objets de l'espace qu'elle occupe.
L'animal a maintenant, d'une manière plus ou moins confuse, la notion de l'existence du corpuscule et de ses évolutions dans l'espace.
Telle est en germe la notion de l'univers: multipliez les corpuscules, multipliez les sens, l'objet d'un côté sera d'autant plus vaste, l'expérience de l'autre d'autant plus complète et plus rapide.
II. L'effort et la résistance. La répétition de l'acte le rend de plus en plus facile. Le mouvement volontaire, habituel, instinctif, réflexe. Intelligence et automatisme.
Dans ce qui précède nous avons fait jouer le principal rôle au sentiment de l'effort. Ce sentiment naît à la suite des résistances qui s'opposent au mouvement voulu. L'animal, par exemple, veut fuir ou poursuivre un objet, mais le mouvement ne suit pas immédiatement sa volonté; il doit pour cela déployer un effort et vaincre certaines résistances qui proviennent d'un arrangement des molécules peu favorable au mouvement. Le mouvement cependant finit par se propager suivant la ligne des molécules dont la vibration naturelle présente avec lui le moins de divergence, et, en se propageant, il diminue encore cette divergence. De là résulte que le même mouvement, quand il est voulu une seconde fois, éprouve moins de résistance; et, à la longue, à force de répétitions, il finit par se faire avec le plus petit effort possible, avec un effort tellement faible qu'il n'est plus senti.
Comment l'enfant apprend-il à lire? Il doit d'abord se pénétrer de la forme des lettres. Dans les premiers temps, il confond les a et les o, les n et les u, les b, les d, les p et les q; il doit se livrer à beaucoup de comparaisons pour reconnaître leurs caractères distinctifs; chaque fois qu'il porte un jugement, qu'il dit d'un a que c'est un a et d'un o que c'est un o, il a dû se raisonner à lui-même le pourquoi de ce jugement. Mais par l'exercice, ce jugement devient de plus en plus rapide, de manière que, ce premier pas fait, on peut procéder avec lui à l'étude des syllabes. Il faut maintenant qu'il apprenne à distinguer na de an, ou de uo, ie de ei; nouvelles comparaisons, nouveaux raisonnements, nouveaux exercices; puis, ces difficultés sont à leur tour surmontées. On aborde alors la connaissance des mots, puis des phrases. Que de temps, que d'efforts, que d'études sont nécessaires avant qu'il en arrive à lire couramment! Il y parvient cependant et, à la fin, il saisit immédiatement le sens d'une phrase par la simple inspection du texte, comme certains joueurs font d'un coup d'œil l'addition de cinq ou six dés de dominos étalés devant eux. Arrivé à ce point, il n'a plus même conscience des actes préliminaires par lesquels il doit passer pour avoir l'intelligence de la phrase. Il ne s'aperçoit plus qu'il épelle, qu'il juge de la forme des lettres et de leur position respective dans les syllabes, etc.; il lui semble qu'il comprend d'emblée ce qu'il lit. Et comment apprend-il à tracer les lettres avec sa plume, à les assembler pour en former des mots, à soigner l'orthographe? Tous les premiers mouvements sont voulus, sont faits avec pleine conscience,—il est inutile que nous refassions notre analyse—et à la fin, il en arrivera à écrire sous la dictée, sans même faire attention aux paroles qu'on prononce. La main obéira d'elle-même au son qui frappera l'oreille.
L'exercice porte ici sur le sens musculaire. L'enfant n'a pas procédé autrement pour apprendre à marcher: tous ses pas ont d'abord été voulus, avant d'être naturels; c'est ainsi qu'il apprend à voir ou plutôt à regarder, qu'il apprend à entendre, à odorer, à goûter.
Dans ces perfectionnements successifs du mouvement, on peut distinguer quatre moments principaux reliés entre eux par un très grand nombre de moments intermédiaires: le mouvement volontaire, habituel, instinctif, réflexe ou automatique.
On peut dire, d'une manière générale, que le mouvement est volontaire quand on sait comment et pourquoi on le fait; qu'il est habituel quand on le fait sans savoir comment; instinctif quand on le fait sans savoir pourquoi; réflexe quand on le fait sans le savoir.
L'habitude s'acquiert par l'exercice, et elle modifie l'organisme jusque dans les ovules et les spermatozoïdes. La modification des parents se retrouve donc à un degré plus ou moins marqué chez les descendants, sous forme d'aptitude ou de besoin d'abord, d'instinct ensuite.
Enfin, l'instinct lui-même finit par se transformer en automatisme lorsque les mouvements se produisent à la suite d'une impression non sentie. Ils s'exécutent alors sans connaissance, mais la connaissance a présidé à leur naissance. Telle est l'explication de l'admirable finalité des mouvements réflexes, de leur appropriation au but.
Si l'on extirpe d'une manière convenable les hémisphères cérébraux de la grenouille, elle ne voit plus rien, n'entend plus rien, ne cherche plus sa nourriture. Mais si on la jette à l'eau, elle nage; si on lui met de la nourriture dans la bouche, elle l'avale; si on l'excite, elle sautera en évitant les obstacles auxquels elle pourrait se heurter. Coupez la grenouille en deux et laissez tomber une goutte d'acide sur l'une de ses pattes postérieures, l'autre patte cherchera à l'enlever. L'homme, dans certains états pathologiques, peut présenter des phénomènes identiques[3].
Ce sont les mouvements réflexes qui faisaient dire à Descartes que les animaux sont des automates, et qui ont fait dire à Huxley que «ce sont des machines, mais des machines conscientes[4]».
C'est l'habitude ou l'instinct, suivant les cas, qui fait que nous nous représentons comme douées d'existence matérielle les figures reflétées dans un miroir; c'est une habitude plus profonde et plus invétérée qui nous fait attribuer un corps aux images de nos rêves ou de notre délire. L'habitude nous explique un grand nombre d'illusions comme celles dont nous nous sommes occupé. C'est par l'habitude enfin, par un exercice répété, que nous dressons les animaux à notre usage. Le premier chien à qui on a appris à arrêter le gibier a dû comprendre que c'était un moyen de s'attirer les caresses et les bons soins de son maître; sa volonté consciente a été primitivement nécessaire pour cet acte. Peu à peu, l'acte est devenu habituel. Puis l'habitude, transmise aux descendants, a donné la race des chiens d'arrêt qui aujourd'hui restent immobiles devant le gibier, sans savoir pourquoi.
Si le poulet, à peine sorti de l'œuf, se précipite sur le grain qu'on lui jette, si le veau ou le chevreau, immédiatement après leur naissance, savent se conduire dans leur étable, si l'oiseau construit son nid avec un art admirable, n'en doutez pas, chacun des détails de ces actes ont été autrefois voulus, exécutés avec conscience successivement et progressivement par leurs ancêtres.
Comme on le voit, l'explication que nous donnons de la transformation du mouvement voulu en mouvement réflexe est fondé sur les mêmes principes que celle de la formation des organes adventices, permanents, puis spécifiques.
A mesure que l'effort est moindre, le sentiment de l'effort, qui n'est autre que la conscience, est moins prononcé. L'état de conscience passe insensiblement à l'état d'inconscience. La conscience accompagne toujours la volonté, elle n'accompagne jamais la réflexivité.
L'explication donnée ici des phénomènes psychiques est l'inverse de celle que l'on soutient ordinairement. On dit généralement que l'intelligence passe de l'état d'inconscience à celui de conscience. Nous pensons le contraire. Tous nos actes intellectuels ont commencé par être conscients, sinon en nous, du moins en nos ancêtres. Le domaine de l'inconscience a été formé par les dépôts des âges passés, par l'accumulation des traces fixées des impressions reçues, et il a son expression physique variable dans le caractère spécifique de l'individu, caractère obtenu par une action lente et qui peut être également détruit à la longue. La vie consciente de l'individu favorise ses progrès personnels dont quelques uns passeront à sa descendance sous forme d'aptitudes d'abord, d'instinct ensuite et, en dernier lieu, de connexions réflexes. L'intelligence progresse donc vers l'instinct et l'automatisme. L'intelligence consciente est l'ébauche embryonnaire d'une faculté dont l'instinct constitue une forme plus élevée et l'automatisme l'expression parfaite. Cette proposition peut paraître paradoxale. Mais, en fait, l'ouvrier obligé de réfléchir continuellement à la manière dont il doit manier son outil et au but de chacun de ses mouvements, n'est-il pas au dessous de celui qui, maître de sa main et de son art, exécute son travail machinalement et peut, tout en travaillant, chanter, causer ou penser à son aise? L'intelligence aboutit donc à sa négation, à l'automatisme qui n'en est, pour ainsi dire, que la cristallisation. N'oublions pas toutefois que l'instinct et l'automatisme sont imperfectibles par cela même qu'ils sont parfaits ou à peu près, tandis que l'intelligence est l'instrument indispensable des progrès, tant de l'individu que de l'espèce.
[1] La même conclusion est formulée par J. Tyndall, dans un article serré et profond sur le Matérialisme et ses adversaires en Angleterre, publié dans la Fortnightly Review, et reproduit par la Revue scientifique du 6 novembre 1875.
[2] Dans notre Essai de logique scientifique, nous avons justifié la plupart de ces définitions, p. 271 sqq.
[3] On peut lire, dans la Revue scientifique du 24 octobre 1874, p. 389, le cas d'un soldat français atteint, à Bazeilles, d'une balle à la tête, et qui présente périodiquement des phénomènes de réflexivité vraiment merveilleux. Si Huxley ne les admettait pas comme vrais, nous aurions nous-même de la peine à y croire.
[4] Revue scientifique, loc. cit., p. 391.
VI
CONCLUSION
I. Rapports de la conscience et de l'inconscience. L'homme et l'animal. Le langage et le sentiment religieux. Le transformisme.
Il n'y a donc pas de différence essentielle entre les actes conscients et les actes inconscients. La conscience ne peut par suite servir de base à la distinction entre l'homme et les animaux. D'ailleurs, qui a jamais compris d'une manière bien nette les qualités magiques accordées par les psychologistes de profession à ces mots: conscience de soi? Quand naît cette prétendue faculté? Comment disparaît-elle parfois en nous? Dans le passage de la veille au sommeil ou du sommeil à la veille, à quel moment sort-on de la conscience pour tomber dans l'inconscience, et réciproquement? Et le chien, à qui on a lancé une pierre, qui jette des regards autour de lui pour reconnaître le provocateur, qui se demande quel peut être le but de l'agression, dans l'incertitude si on veut le chasser ou le rappeler, ce chien ne pose-t-il pas des actes aussi conscients que les nôtres, en pareil cas? Tout bien considéré, ce mot, pour les psychologistes, n'a pas et ne peut avoir de définition précise; il désigne plus ou moins vaguement une certaine qualité de la pensée ou de la volonté à un certain degré de développement. Ce vague est tellement inhérent à cette idée que des philosophes ont été jusqu'à distinguer des degrés de conscience à l'infini, une conscience de la conscience de soi, puis une conscience de la conscience de la conscience de soi. Et en fait, il n'y a pas moyen de s'arrêter dans la voie de ces subtilités oiseuses.
Ainsi doit tomber cette barrière que l'on veut établir entre l'homme et l'animal.
Au début de notre travail, nous avons dit que nous aurions à répondre à cette question: Qu'est-ce qu'un animal? acheminement vers cette autre question: Qu'est-ce que l'homme? Nous avons accompli notre promesse.
L'âme animale est une somme d'instinct et de conscience. Suivant les espèces, cette somme varie et par la quantité absolue et par le rapport des deux parties qui la composent.
L'homme—celui de certaines races du moins—est un animal chez qui la somme des actes conscients est notable et l'emporte peut-être sur celle des actes inconscients instinctifs, qui sont au surplus beaucoup plus nombreux qu'on ne s'imagine généralement. Citons l'instinct de conservation, de propagation, de pudeur, d'amour maternel.
On peut en dire autant du chien, de cet intelligent animal qui comprend notre langage et nos gestes, devine nos intentions et nos pensées, partage nos joies et nos douleurs, s'attache et se dévoue avec le plus complet désintéressement, dont le regard enfin, suivant l'expression de Mme de Stael, semble déceler une âme humaine. Seulement, comparé à l'homme des races perfectionnées, il lui est inférieur de beaucoup sous le rapport de la quantité absolue d'intelligence. Cette infériorité cependant ne paraît pas établir une différence plus grande entre l'Australien et lui que celle qui sépare l'Australien et l'Européen, ou même peut-être la plupart de nous et le grand Newton.
Chez certaines espèces d'animaux, au contraire, la somme des actes instinctifs l'emporte sur celle des actes conscients. Les insectes notamment semblent, aux yeux de bien des gens, avoir perdu la faculté de faire des actions réfléchies. C'est là une erreur d'appréciation. Elle provient de ce que les actes même qui dénotent chez les abeilles et les fourmis, par exemple, une intelligence consciente très développée, disparaissent, pour ainsi dire, devant la complication merveilleuse des actes instinctifs auxquels elles se livrent. Mais quand on compare la quantité microscopique de la substance nerveuse de ces petits animaux à celle dont nous sommes gratifiés, nous n'avons, ce semble, guère le droit de nous targuer de notre supériorité.
Sans doute, le sujet ne laisse pas que de renfermer de grandes difficultés; nous ne voulons signaler que l'origine du langage, entre autres, et celle du sentiment religieux. C'est à la philologie comparée et à l'ethnographie qu'incombe surtout la tâche de les résoudre. Quels sont les premiers rudiments du langage? Sous quelle forme s'est produite pour la première fois l'idée de Dieu dans l'esprit de l'être intelligent? Voilà comment, si l'on nous a bien compris, la science doit se poser la question pour être le plus sûrement à même d'y faire une réponse. S'il est démontré que ni le langage ni le sentiment religieux ne peuvent se ramener à des actes psychiques communs à l'homme et aux animaux, alors seulement on pourra revendiquer pour l'homme une origine distincte. Il a été dit plus haut que nous ne savons en quoi l'or et l'argent diffèrent, attribuant cependant cette différence au mouvement et au groupement des atomes, parce que, dans le monde matériel, nous sommes poussés et, pouvons-nous dire, autorisés à ramener tous les phénomènes à l'unité. De même, dans le monde des esprits, la science, malgré l'obscurité profonde qui entoure encore de nombreux points, tend à ramener tous les actes intellectuels à un type primordial.
Le transformisme reçoit par là une confirmation nouvelle. La grande conception de Lamark, qui fait de tous les êtres sensibles une chaîne continue dont les anneaux se sont engendrés l'un l'autre et ramène à l'unité de vie les types spécifiques les plus différents, cette conception s'applique aux actes intellectuels les plus variés, qui dérivent ainsi l'un de l'autre et, en dernière analyse, d'un premier acte de conscience ou d'effort senti et voulu, suscité par une première sensation.
II. De la rédaction des phénomènes psychiques aux phénomènes physiques. La pensée peut-elle être conçue comme la transformation du mouvement? Déplacement du problème. Considérations finales.
Jusqu'ici, notre étude a mis en évidence l'incommensurabilité des phénomènes psychiques avec les phénomènes physiques. Nous concevons à la rigueur comment, par une suite de perfectionnements successifs, l'intelligence de la monère peut en arriver à égaler celle de Newton ou même une intelligence infinie pour qui l'univers n'a plus de secret, et qui voit du même coup d'œil le passé et l'avenir. Cette conception nous est d'autant plus facile que nous savons que Newton est sorti d'un œuf qui, certes, au moment de sa fécondation, n'avait pas une intelligence égale à celle d'un infusoire. Et cependant nous ne pouvons comprendre en aucune façon par quelle série de transformations il faudrait faire passer une portion de substance semblable à celle du corps de la monère, à l'état insensible, pour la convertir en une substance douée de sensibilité[1].
Un savant éminent, Dubois-Reymond, dans une conférence tenue à Leipzig, s'occupant de cette question de l'origine de la pensée ou de la sensibilité, dit que l'esprit humain doit renoncer à la sonder. Voici ce passage:
«Vis à vis des énigmes du monde matériel, le philosophe dès longtemps est habitué à rendre avec une mâle résignation l'ancien verdict écossais: Ignoramus. Il puise dans la carrière victorieuse qu'il a déjà fournie la conviction tacite que ce qu'il ignore encore aujourd'hui, il pourrait au moins, dans certaines conditions, le savoir, et qu'il le saura peut-être un jour. Mais vis à vis de la question, ce que c'est que force et matière et comment elles donnent naissance à la pensée, il faut qu'une fois pour toutes, il se résigne à ce verdict beaucoup plus difficile à prononcer: Ignorabimus[2].»
Nous sommes, nous, de notre côté, arrivé à la conclusion de l'irréductibilité du psychique au physique. Cependant, notre esprit demande, pour ainsi dire avec instance, qu'on ne le sépare pas par un abîme du monde matériel où il habite, qu'on rétablisse l'unité entre le physique et le psychique. La chose est désirée et désirable. Pour nous, nous l'avons dit plusieurs fois, nous croyons qu'à sa naissance le monde renfermait déjà l'intelligence aussi bien que la matière et le mouvement. Examinons toutefois comment devraient procéder ceux qui voudraient établir l'identité de la pensée et du mouvement.
Allons hypothétiquement le plus loin qu'il nous est possible.
Une force extérieure a, sous forme de mouvement, agi sur un appareil sensoriel. Elle va se transformer en chaleur, courants électriques, décompositions chimiques, changement de constitutions dans les liquides ou les solides de l'organisme. Nous savons, en tout cas, une chose avec certitude, c'est que cette force ne se perd pas. Poursuivons idéalement cette force jusqu'au bout. Imaginons que le physiologiste, chimiste et physicien, suive cette force extérieure à partir du moment de son entrée dans l'organisme; qu'il note avec une exactitude absolue toutes les transformations qu'elle éprouve jusqu'à ce qu'il se manifeste un état d'équilibre momentané. S'il constate une somme égale d'effets produits par cette force, la sensation n'est pas le résultat d'une transformation de la force physique. Mais si la somme des effets est inférieure, s'il peut affirmer avec certitude, sans aucune chance de se tromper, qu'il y a là une portion de force qui ne se retrouve pas, alors il pourra soupçonner que cette portion de force a pu se convertir en sensation. Et si la force perdue est proportionnelle à la sensation, il pourra conclure rigoureusement qu'elle en est la cause tout au moins indirecte.
Or, un pas a été fait dans cette voie. Des savants d'Édimbourg, Dewar et Mac Kendrick ont par des expériences délicates faites sur l'œil en vue de vérifier physiologiquement la loi de Weber, établi que la sensation est proportionnelle à l'intensité du courant nerveux transmis au cerveau, car celui-ci est proportionnel au logarithme de l'excitation[3].
S'il était donc possible d'établir que ce courant nerveux parvenu dans le cerveau ne se retrouve pas, l'abîme serait comblé dans une certaine mesure, la conciliation entre les thèses opposées du matérialisme et du spiritualisme s'effectuerait dans le sens indiqué par Herbert Spencer[4], la pensée serait une transformation du mouvement.
Cette thèse est d'ailleurs en conformité avec certains faits de l'expérience journalière. La force dont nous disposons, avons-nous dit ailleurs[5], a la faculté de se transporter d'un point à un autre de l'organisme et de se mettre au service d'organes différents. C'est ainsi que je puis la dépenser en effets musculaires, soit en me transportant d'un point à un autre, soit en soulevant des poids, ou en sensations visuelles, auditives, etc., ou en pensée. Tout le monde peut remarquer que, pendant un effort musculaire violent, marche rapide, saut, danse, exercices gymnastiques, la sensibilité auditive, visuelle, olfactive, tactile, de même que la pensée, l'attention est émoussée et inerte. Or, si la même force peut, d'une façon absolue, se manifester sous forme de mouvement et sous forme de pensée, cela revient à dire que la pensée peut se transformer en mouvement et réciproquement.
Ce point mis hors de doute, la question des rapports du physique et du psychique aurait fait un grand pas, mais elle ne serait pourtant pas encore résolue. Il nous faudrait, en effet, savoir, en outre, comment s'opère cette transformation. Nous voyons tous les jours des transformations de mouvements; mais ici il s'agirait d'une métamorphose du mouvement en quelque chose qui n'est plus mouvement. Car, répétons-le, tant que l'on constate l'existence du mouvement, si la pensée se produit, elle n'a pas de cause, et elle n'a pour cause le mouvement que si celui-ci disparaît. Je n'aurai plus sans doute l'antithèse du mouvement et de la pensée, mais je lui aurai substitué une autre antithèse: celle du mouvement et de la substance de l'appareil qui a pu élaborer le mouvement en pensée, détruire l'un et en faire sortir l'autre. Là qualité de cette substance est-elle mouvement ou pensée? On le voit, l'antithèse subsiste. Le cerveau est-il l'appareil transformant le mouvement en sensation? C'est possible, mais rien ne nous autorise à l'affirmer avec certitude, et puissions-nous le faire, le comment nous échapperait encore et nous échappera probablement toujours. Une seule chose est certaine, c'est que si nous pouvons comme entrevoir que dans l'avenir on puisse tenter de donner une solution quelconque à l'un ou l'autre des problèmes que nous venons de poser, nous n'en voyons que d'une manière plus claire combien actuellement nous sommes impuissants à les trancher et combien peu de valeur scientifique ont les solutions prématurées qu'on imagine.
On ne doit pas cependant le dissimuler. Les résultats auxquels nous sommes parvenu ne sont pas démontrés comme les vérités mathématiques ou certaines lois physiques. Il faudrait pour cela que les méthodes suivies fussent de tout point irréprochables, que les expériences sur lesquelles on se base ne fussent point susceptibles d'une autre interprétation, que les faits recueillis dans les sciences naturelles ne fussent pas mélangés d'erreurs. Mais ces méthodes, ces expériences, ces observations présentent quelque chose de saisissable à l'esprit; elles ont des caractères précis et positifs, et l'on ne peut avoir la prétention de les renverser ou de les contredire par un simple raisonnement métaphysique. Sans doute, on doit recourir à la généralisation, à l'hypothèse pour interpréter les faits et en tirer des conclusions admissibles, mais il faut tout au moins que l'hypothèse et la généralisation portent sur des réalités et non sur des matières de spéculation pure. Là se trouve la différence entre la psychophysique naissante et les vieilles psychologies d'école matérialistes, ou sensualistes, ou spiritualistes. Elle prend son bien partout où elle le trouve et met en œuvre les travaux des physiciens, des géologues, des physiologistes, des naturalistes, des philologues, en un mot, de tous les savants: les Plateau, les Quetelet, les Lyell, les Helmholtz, les Weber, les Fechner, les Wundt, les Darwin, les Haeckel, les Herbart, les Maine de Biran, les Bain, les Spencer, les uns directement, les autres indirectement, ont contribué ou contribuent encore à consolider ses bases et à fournir les matériaux du monument qu'elle se propose d'élever.
[1] Il est vrai de dire, toutefois, que si elle était tout à fait semblable, elle serait sensible.
[2] Voir Revue scientifique, 10 octobre 1874.
[3] Voir le Journal Nature, du 10 juillet 1873, et Revue scientifique du 27 mars 1875. Voir aussi la note p. 82.
[4] Principes de psychologie, nouv. éd., p. 271.
[5] Étude psychophysique, p. 47.
FIN
TABLE DES MATIÈRES
I.—Notions de l'âme et du corps
I. La distinction entre l'âme et le corps est universelle et s'applique à tous les êtres sensibles. Ces termes éveillent dans l'esprit de tout homme une idée précise. Un problème dès lors se présente: Quels sont les rapports de l'âme et du corps? Pour le résoudre, il faut d'abord en définir les termes et, par suite, remonter au principe de la distinction.
II. La distinction entre l'âme et le corps n'est pas primitive. Le premier acte de la connaissance est la distinction du moi et du non-moi. Pour que cette distinction soit possible, il faut que l'être puisse, par un effort volontaire et senti, se donner des sensations à lui-même, c'est à dire qu'il ait le sentiment de la motilité.
III. Connaissance de l'étendue du moi. Le moi est pour l'être sensible ce qui lui procure toujours une même sensation, chaque fois que sa volonté est la même. Le non-moi est pour lui l'ensemble des autres causes.
IV. Le moi, en tant que connu directement et par un acte intuitif, apparaît primitivement comme un et indivisible. Mais quand on a recours au procédé par lequel on discerne le non-moi, à savoir les sens externes, on constate qu'une partie du moi peut être connue par ce procédé, c'est le corps; l'autre partie, qui n'est connue que par le sens interne, c'est l'âme ou l'esprit, ou le moi dans le sens restreint et abusif de ce dernier mot.
V. Le sens intime et les sens externes appliqués directement à nous-même ne nous donnent de nous-même qu'une connaissance fragmentaire; d'où la nécessité de la méthode inductive. Toutes les sciences ont directement ou indirectement l'homme pour objet.
II.—Matérialisme, spiritualisme, psychophysique.
I. Origine psychologique du matérialisme, du spiritualisme et de l'harmonisme. Le point de départ de ces systèmes implique des conséquences exclusives qui modifient a priori profondément l'énoncé et la portée du problème.
II. Point de départ de la psychophysique; elle se classe parmi les sciences naturelles. Elle tâche de remonter aux faits primitifs et de pénétrer jusque dans le domaine de l'inconscience. Critique des systèmes réalistes et idéalistes.
III. La psychophysique a recours à la méthode expérimentale. Cette méthode consiste dans la production artificielle de phénomènes et appelle à son aide la mesure et le calcul. La comparaison des phénomènes corporels et des phénomènes psychiques n'est pas toujours possible directement. La mesure de ces derniers n'est pas donnée dans le sens intime et ne peut s'obtenir qu'artificiellement.
III.—De l'origine des jugements conscients.
I. Décomposition des jugements conscients. La plupart des jugements conscients sont des synthèses de jugements antérieurs et, en dernière analyse, d'un certain nombre de jugements qui semblent primitifs, parce que la conscience ne pénètre pas au delà. Attributs esthétiques, attributs cinématiques.
II. Analyse de la sensibilité. Analyse de la sensation de couleur. Les jugements sur les qualités sensibles des objets ne sont pas primitifs: ils reposent sur un raisonnement dont on n'a pas conscience et dont les prémisses se trouvent en grande partie dans l'habitude et l'instinct.
III. Analyse de la motilité. Origine des notions de distance, de direction, de situation et de forme. Les jugements sur la position et la forme des objets reposent aussi sur un raisonnement inconscient, fondé lui-même sur l'habitude et l'instinct. L'œil, en tant qu'organe du sens de l'étendue, ne doit être envisagé que comme appareil musculaire.
IV.—La sensation.
I. La sensibilité élémentaire et ses modes comparés au mouvement et à ses transformations. La mesure des sensations. La loi de Weber: tout accroissement de la sensation correspond à un accroissement d'excitation constamment proportionnel à celle-ci. Critique de cette loi. Les trois lois de la sensation. Déductions et conséquences.
II. L'organisme homogène. L'organe de sens adventice. L'organe de sens permanent. L'organisme complexe. Spécificité des organes de sens.
V.—L'effort.
I. Le jugement primitif. La matière et l'esprit. Notion du mouvement et notions dérivées. Rôle de l'organe adventice ou permanent dans l'acquisition de ces notions.
II. L'effort et la résistance. La répétition de l'acte le rend de plus en plus facile. Le mouvement volontaire, habituel, instinctif, réflexe. Intelligence et automatisme.
VI.—Conclusion.
I. Rapports de la conscience et de l'inconscience. L'homme et l'animal. Le langage et le sentiment religieux. Le transformisme.
II. De la rédaction des phénomènes psychiques aux phénomènes physiques. La pensée peut-elle être conçue comme la transformation du mouvement? Déplacement du problème. Considérations finales.