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La race future

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[6] Pour ma commodité, j'adopte les mots: heures, jours, années, etc., en tout ce qui se rapporte aux subdivisions générales du temps chez les Vril-Ya. Ces termes ne correspondent pas, d'une façon absolue, avec ces subdivisions.

Toutes ces causes concourent donc à leur procurer une santé perpétuelle et une agréable longévité; leur organisation héréditaire y entre aussi pour sa part. Suivant leurs annales, à l'époque où ils vivaient en communautés semblables aux nôtres, agitées par des luttes, leur vie était beaucoup plus courte et leurs maladies plus nombreuses et plus graves. Ils disent eux-mêmes que la durée de la vie a augmenté et augmente encore depuis la découverte du vril et de ses propriétés médicales. Ils ont peu de médecins de profession, et ce sont principalement des Gy-ei, surtout celles qui sont veuves et sans enfants; elles éprouvent un grand plaisir à exercer l'art de guérir et entreprennent même les opérations chirurgicales qu'exigent certains accidents ou plus rarement certaines maladies.

Ils ont leurs plaisirs et leurs fêtes, et pendant les Heures Oisives, ils ont l'habitude de se réunir en grand nombre pour se livrer à ces jeux aériens que j'ai déjà décrits. Ils ont aussi des salles publiques pour la musique et même des théâtres, dans lesquels ils jouent des pièces qui me parurent assez semblables à celles des Chinois. Ce sont des drames dont les personnages et les événements sont pris dans un passé reculé, toutes les unités classiques y sont outrageusement violées, et le héros, enfant au premier tableau, est déjà un vieillard au second et ainsi de suite. Ces pièces sont très ancienne. Je les trouvai parfaitement ennuyeuses dans leur ensemble, quoique relevées par des machines merveilleuses, par une sorte de bonne humeur d'un comique très vif et des passages détachés d'une grande vigueur dans un langage poétique, mais un peu surchargé de métaphores et de tropes. Bref, elles me faisaient le même effet que les pièces de Shakespeare pouvaient faire à un Parisien au temps de Louis XIV ou peut-être à un Anglais sous le règne de Charles II.

L'auditoire, composé surtout de Gy-ei, paraissait jouir vivement de la représentation, ce qui me surprit de la part de femmes si majestueuses et si sérieuses; mais je m'aperçus bientôt que tous les acteurs étaient au-dessous de l'adolescence et je supposai que les mères et les sœurs assistaient à ce spectacle pour faire plaisir à leurs enfants et à leurs frères.

J'ai dit que ces drames remontent à une haute antiquité. Aucune pièce nouvelle, aucune œuvre d'imagination digne d'être conservée, ne paraît avoir été composée depuis plusieurs générations. Quoiqu'il ne manque pas de publications nouvelles, qu'il y ait même ce qu'on peut appeler des journaux, ceux-ci sont surtout consacrés aux sciences mécaniques, aux rapports sur les inventions nouvelles, aux annonces relatives à différents détails d'affaires, bref, à des choses pratiques. Quelquefois un enfant écrit un petit conte romanesque, ou une Gy donne carrière à ses craintes ou à ses espérances amoureuses dans un poème; mais ces effusions ont un très mince mérite et ne sont lues que par les enfants et les jeunes filles. Les œuvres les plus intéressantes, et d'un caractère purement littéraire, sont les récits d'exploration et de voyage dans les autres régions de ce monde souterrain. Ces relations sont généralement écrites par de jeunes émigrants et lues avec avidité par les parents et les amis qu'ils ont laissés derrière eux.

Je ne puis m'empêcher d'exprimer à Aph-Lin mon étonnement de ce qu'un peuple, chez qui les sciences mécaniques avaient fait tant de progrès et chez qui la civilisation intellectuelle était parvenue à réaliser pour le bonheur du peuple les conceptions que nos philosophes terrestres, après des siècles de disputes, se sont généralement accordés à regarder comme des rêves, fût si dépourvu de toute littérature contemporaine, malgré le haut degré de perfection où la culture avait amené la langue à la fois riche et simple, énergique et harmonieuse.

—Ne voyez-vous pas qu'une littérature telle que vous la rêvez serait tout à fait incompatible avec l'état parfait de félicité politique et sociale, auquel vous nous faites l'honneur de nous croire arrivés?—répondit mon hôte.—Nous avons enfin, après des siècles de lutte, établi une forme de gouvernement dont nous sommes contents; comme nous ne faisons aucune distinction de rang et que nous n'accordons à nos magistrats aucun honneur distinctif, nul stimulant n'excite l'ambition personnelle. Personne ne lirait des ouvrages où seraient soutenues des théories qui impliqueraient quelques changements sociaux ou politiques, et par conséquent personne n'en écrit de tels. Si de loin en loin un An n'est pas satisfait de notre tranquille manière de vivre, il ne l'attaque pas: il s'en va. Ainsi, toute cette portion de la littérature (et à en juger par les anciens ouvrages de nos bibliothèques publiques, c'en était autrefois une portion considérable) qui est consacrée aux théories spéculatives sur la société est tombée dans l'oubli. Autrefois on écrivait beaucoup aussi sur les attributs et l'essence de la Bonté Suprême et sur les arguments pour et contre la vie future. Maintenant nous reconnaissons deux faits: il y a un Être Divin, et il y a une vie future; et nous convenons que quand nous écririons à nous user les doigts jusqu'aux os, nous n'arriverions pas à jeter la moindre lumière sur la nature et les conditions de cette vie future, ni à rendre plus claire notre connaissance des attributs et de l'essence de cet Être Divin. C'est ainsi qu'une autre branche de notre littérature s'est éteinte heureusement pour notre race, car à l'époque où l'on écrivait tant sur des choses que personne ne pouvait éclaircir, les gens semblent avoir vécu dans un état perpétuel de contestations et de luttes. Une autre portion considérable de notre ancienne littérature consiste dans l'histoire des guerres et des révolutions de l'époque où les Ana vivaient en sociétés nombreuses et turbulentes, chacune cherchant à s'agrandir aux dépens de l'autre. Vous voyez combien notre vie est calme aujourd'hui; il y a des siècles que nous vivons ainsi. Nous n'avons aucun événement à raconter. Que peut-on dire de nous, sinon: ils naquirent, vécurent heureux, et moururent? Quant à cette partie de la littérature qui naît de l'imagination et que nous appelons Glaubsila, ou familièrement Glaubs, les raisons de son déclin parmi nous sont faciles à découvrir. Nous voyons, en nous reportant à ces chefs-d'œuvre de la littérature que nous lisons tous encore avec plaisir, mais dont personne ne tolèrerait l'imitation, qu'ils sont consacrés à la peinture de passions que nous n'éprouvons plus, telles que l'ambition, la vengeance, l'amour illégitime, la soif de la gloire militaire, et ainsi de suite. Les vieux poètes vivaient dans une atmosphère imprégnée de ces passions et sentaient vivement ce qu'ils exprimaient avec tant d'éclat. Personne ne pourrait maintenant exprimer ces passions, car personne ne les ressent, et celui qui les exprimerait ne trouverait aucune sympathie chez ses lecteurs. D'autre part, l'ancienne poésie se complaisait à étudier les mystérieuses bizarreries du cœur humain, qui mènent à l'extraordinaire dans le crime et le vice comme dans la vertu. Mais notre société s'est débarrassée de toutes les tentations qui pourraient entraîner à quelque crime ou à quelque vice saillant, et le niveau moral est si égal, qu'il n'y a même pas de vertus saillantes. Dès qu'elle ne peut plus se nourrir de passions fortes, de crimes terribles, de supériorités héroïques, la poésie est sinon condamnée à mourir de faim, du moins réduite à un maigre ordinaire. Il reste la poésie descriptive: la description des rochers, des arbres, des eaux, de la vie domestique, et nos jeunes Gy-ei mêlent beaucoup de ces fadeurs à leurs vers amoureux.

—Une telle poésie,—m'écriai-je,—pourrait assurément être charmante, et nous avons parmi nous des critiques qui la considèrent comme plus élevée que celle qui dépeint les crimes ou analyse les passions de l'homme. Quoi qu'il en soit, le genre poétique insipide dont vous parlez est celui qui trouve aujourd'hui le plus de lecteurs parmi le peuple auquel j'appartiens.

—Cela se peut; mais je suppose que les écrivains travaillent beaucoup leur langue et s'appliquent avec un soin religieux au choix des mots et à la perfection du rythme?

—Certainement, tous les grands poètes le doivent. Quoique le don de la poésie soit inné, ce don exige, pour qu'on en puisse profiter, autant de travail qu'un bloc de métal dont vous voulez faire une de vos machines.

—Et sans doute vos poètes ont quelque motif pour se donner tant de peine afin d'arriver à ces gentillesses de langage?

—Oui! je suppose que leur instinct les porterait à chanter comme chantent les oiseaux; mais s'ils donnent à leurs chants ces beautés artificielles d'expression, je pense qu'ils y sont poussés par le désir de la gloire, et peut-être parfois par le besoin d'argent.

—Précisément. Mais dans notre monde nous n'attachons la gloire à rien de ce que l'homme peut accomplir dans ce temps que nous appelons la vie. Nous perdrions bientôt cette quiétude, qui constitue essentiellement notre félicité, si nous accordions à tel ou tel individu des louanges exceptionnelles qui entraîneraient un pouvoir exceptionnel et qui réveilleraient les passions mauvaises aujourd'hui endormies; d'autres hommes convoiteraient immédiatement ces louanges, l'envie s'élèverait, et avec l'envie, la haine, la calomnie, et la persécution. Notre histoire raconte que la plupart des poètes et des écrivains qui, autrefois, obtenaient le plus de gloire, étaient aussi assaillis des plus grandes injures et se trouvaient après tout très malheureux, soit à cause de leurs rivaux, soit par les faiblesses de caractère que tend à faire naître une sensibilité excessive à l'égard de la louange et du blâme. Quant au stimulant du besoin, nul dans notre société ne connaît l'aiguillon de la pauvreté, et si même il en était ainsi aucune profession ne serait moins lucrative que la profession d'écrivain. Nos bibliothèques publiques contiennent tous les livres anciens que le temps a respectés; ces livres, pour les raisons que je viens de vous dire, sont infiniment meilleurs que tous ceux qu'on pourrait écrire aujourd'hui, et chacun peut les lire sans qu'il en coûte rien. Nous ne sommes pas assez fous pour payer le plaisir de lire des livres moins bons, quand nous pouvons en lire d'excellents pour rien.

—Pour nous, la nouveauté est une séduction; on lit un livre nouveau, même mauvais, tandis qu'on néglige un livre ancien qui est excellent.

—La nouveauté, pour les peuples barbares qui luttent avec désespoir pour arriver à un état meilleur, est sans doute plus attrayante que pour nous qui ne voyons rien à gagner aux nouveautés; mais, après tout, un de nos grands auteurs, d'il y a quatre mille ans, a observé que «celui qui lit les livres anciens trouvera toujours en eux quelque chose de nouveau, et que celui qui lit les livres nouveaux y trouvera toujours quelque chose d'ancien». Mais pour en revenir à la question que vous avez soulevée, comme il n'y a point parmi nous un stimulant suffisant pour nous porter à prendre de la peine, comme nous ne connaissons ni l'amour de la gloire, ni le besoin, s'il est des tempéraments poétiques, cette faculté s'exhale dans des chants, à la façon des oiseaux dont vous parliez tout à l'heure, mais faute de culture, ces chants ne trouvent point d'auditoire, et, faute d'auditoire, cette faculté s'éteint d'elle-même dans les occupations ordinaires de la vie.

—Mais comment se fait-il que les mêmes motifs qui empêchent de cultiver la littérature ne soient pas également funestes à la science?

—Votre question me surprend. Ce qui inspire le goût de la science, c'est l'amour de la vérité, en dehors de toute considération de gloire; et d'ailleurs la science, chez nous, est consacrée presque uniquement à des usages pratiques, essentiels à notre conservation sociale et au bien-être de notre vie quotidienne. L'inventeur ne demande pas la gloire et on ne lui en accorde aucune; il jouit d'une occupation qui lui plaît et ne recherche point la fatigue des passions. L'esprit de l'homme a besoin d'exercice aussi bien que son corps, et d'un exercice continuel plutôt que violent. Nos savants les plus ingénieux sont, en général, ceux qui vivent le plus longtemps et qui sont les plus exempts de toute maladie. La peinture est pour beaucoup un amusement, mais cet art n'est pas ce qu'il était autrefois, quand les grands peintres de nos différents peuples luttaient pour obtenir la couronne d'or, qui leur donnait un rang égal à celui des rois sous lesquels ils vivaient. Vous aurez sans doute observé dans notre musée combien les peintures étaient supérieures il y a plusieurs milliers d'années. C'est peut-être parce que la musique est en réalité plus voisine de la science que la poésie, qu'elle est encore le plus florissant de tous les arts parmi nous. Cependant, même à l'égard de la musique, l'absence du stimulant des louanges et de la gloire a empêché parmi nous toute grande supériorité de se manifester. Nous brillons plutôt par la musique d'ensemble, grâce à nos grands instruments mécaniques, dans lesquels nous nous servons beaucoup de l'eau[7], que par le talent des artistes qui jouent seuls. Nous n'avons guère eu de compositeurs originaux depuis plusieurs siècles. Nos airs favoris sont très anciens, mais on les a enrichis de variations compliquées, composées par des musiciens inférieurs, quoique ingénieux.

[7] Ceci peut rappeler aux savants l'invention par Néron d'une machine musicale, dans laquelle l'eau remplissait les fonctions d'un orchestre et dont il s'occupait quand la conspiration éclata contre lui.

—N'y a-t-il donc chez les Ana aucune société politique animée de ces passions, sujette à ces crimes, et admettant ces disparités de condition, intellectuelles et morales, que votre tribu et même les Vril-ya en général, ont depuis longtemps laissées derrière eux dans leur marche vers la perfection? S'il en est ainsi, peut-être que dans ces sociétés l'Art et sa sœur la Poésie sont encore cultivés et honorés?

—Il y a quelques sociétés de ce genre dans les régions les plus éloignées, mais nous ne les mettons pas au rang des nations civilisées; nous ne leur donnons pas même le nom d'Ana, et encore moins celui de Vril-ya. Ce sont des barbares, vivant surtout dans cet état inférieur, le Koom-Posh, qui tend nécessairement à la hideuse dissolution du Glek-Nas. Leur existence misérable se passe en luttes et en changements perpétuels. Quand ils ne se battent pas avec leurs voisins, ils se battent entre eux. Ils sont divisés en partis qui s'insultent, se pillent mutuellement quand ils ne s'assassinent pas, et cela pour des différences frivoles d'opinions que nous ne comprendrions même pas, si nous n'avions pas lu l'histoire et si nous n'avions passé par les mêmes épreuves dans les siècles d'ignorance et de barbarie. La moindre bagatelle suffit pour les faire partir en guerre. Ils prétendent tous être égaux, et, plus ils ont lutté dans ce but, détruisant les anciennes distinctions pour en créer de nouvelles, plus l'inégalité devient visible et intolérable, parce qu'il ne reste plus d'associations et d'affections héréditaires pour adoucir cette unique différence qui subsiste entre la majorité qui n'a rien et la minorité qui possède tout. Naturellement la majorité hait la minorité, mais ne peut s'en passer. Le grand nombre attaque sans cesse le petit nombre, et l'extermine quelquefois; mais aussitôt, une nouvelle minorité s'élève du sein de la majorité et se montre plus rude que la précédente. Car, là où les sociétés sont nombreuses et où le désir d'acquérir quelque chose est la fièvre prédominante, il y a peu de gagnants et beaucoup de perdants. Bref, le peuple dont je parle est composé de sauvages cherchant leur route à tâtons vers un rayon de lumière; leur misère mériterait notre pitié, si, comme des sauvages, ils ne provoquaient leur destruction par leur arrogance et leur cruauté. Pouvez-vous imaginer que des créatures de cette espèce, pourvues seulement de ces armes misérables que vous avez pu voir dans notre musée d'antiquités, de ces tubes de fer grossiers chargés de salpêtre, ont menacé plus d'une fois l'existence d'une tribu de Vril-ya, qui habite près d'eux, parce qu'ils disent qu'ils ont trente millions d'habitants, et la tribu dont je parle peut en avoir cinquante mille, si ces derniers n'acceptent pas leurs habitudes de Soc-Sec (l'art de gagner de l'argent), d'après certains principes commerciaux qu'ils ont l'impudence d'appeler une des lois de la civilisation?

—Mais,—dis-je,—trente millions d'habitants sont une force formidable contre cinquante mille!

Mon hôte me regarda avec étonnement.

—Étranger—dit-il—vous n'avez pas entendu sans doute que je vous disais que cette tribu appartient aux Vril-ya et qu'elle n'attend qu'une déclaration de guerre de la part de ces sauvages, afin de former une commission d'une demi-douzaine de petits enfants pour balayer toute leur population.

À ces mots je sentis un frisson d'horreur, me reconnaissant plus d'affinités avec ces sauvages qu'avec les Vril-ya et me souvenant de tout ce que j'avais dit à la louange des institutions de la glorieuse Amérique, qu'Aph-Lin stigmatisait sous le nom de Koom-Posh. Je repris cependant mon sang-froid et demandai s'il existait quelque mode de locomotion grâce auquel je pusse voyager avec sécurité parmi ces peuples éloignés et téméraires.

—Vous pouvez voyager avec sécurité, par le moyen du vril sur terre ou dans l'air, dans tous les États de notre alliance et de notre race; mais je ne puis répondre de votre sécurité au milieu de nations barbares gouvernées par des lois différentes des nôtres; des nations si peu éclairées qu'un grand nombre d'entre elles vivent de vol réciproque et que l'on ne pourrait pas chez elles laisser ses portes ouvertes même pendant les Heures Silencieuses.

Ici notre conversation fut interrompue par l'arrivée de Taë, qui venait nous dire que, ayant été chargé de découvrir et de détruire l'énorme reptile que j'avais vu à mon arrivée, il s'était constamment tenu en vedette et commençait à croire que mes yeux m'avaient trompé, ou que l'animal s'était enfui, par la caverne où je l'avais vu, vers les régions qu'habitaient ses semblables, quand le monstre avait donné signe de sa présence par les dévastations commises autour d'un des lacs.

—Et,—ajouta Taë,—je suis sûr qu'il est caché maintenant dans le lac. Aussi,—dit-il en se tournant vers moi,—j'ai pensé que cela pourrait vous amuser de m'accompagner pour voir de quelle façon nous détruisons ces désagréables visiteurs.

En regardant l'enfant et en me souvenant de la taille énorme de l'animal qu'il se proposait de détruire, je me sentis frissonner de terreur pour lui, et peut-être pour moi, si je l'accompagnais dans une pareille chasse. Mais le désir que j'éprouvais de constater par moi-même les effets destructifs de ce vril tant vanté, et la peur de m'abaisser aux yeux d'un enfant en trahissant quelque crainte, l'emportèrent sur mon premier mouvement. Je remerciai donc Taë de l'aimable intérêt qu'il portait à mes plaisirs et me déclarai tout disposé à l'accompagner dans une entreprise aussi amusante.


XVIII.

Comme Taë et moi, en quittant la ville et laissant à gauche la grande route qui y conduit, nous entrions dans les champs, la beauté étrange et solennelle du paysage, illuminé par d'innombrables lampes jusqu'aux limites de l'horizon, fascina mes yeux et me rendit pendant quelque temps inattentif à la conversation de mon compagnon.

Tout le long de la route des machines faisaient divers travaux d'agriculture; leurs formes étaient nouvelles pour moi et, pour la plupart, fort gracieuses; car parmi ce peuple, l'art n'étant cultivé que pour l'utilité, le goût se montre dans la manière d'orner et d'embellir les objets utiles. Les métaux précieux et les pierres fines sont si abondants chez eux, qu'on en couvre les objets les plus ordinaires; leur amour de ce qui est utile les conduit à parer leurs outils et stimule leur imagination à un point dont ils ne se rendent pas compte eux-mêmes.

Dans tous les services, soit à l'intérieur, soit à l'extérieur des maisons, ils se servent beaucoup d'automates si ingénieux, si dociles au pouvoir du vril, qu'ils semblent doués de raison. Il n'était guère possible de reconnaître si les formes humaines, que je voyais surveiller ou guider en apparence les rapides mouvements des vastes machines, étaient douées ou non de raison.

Peu à peu, à mesure que nous marchions, mon intérêt fut éveillé par les remarques de mon compagnon, remarques pleines de vivacité et de pénétration. L'intelligence des enfants parmi ce peuple est merveilleusement précoce, peut-être à cause de l'habitude qu'on a de leur confier de très bonne heure les soins et les responsabilités de l'âge mûr. En causant avec Taë, je croyais m'entretenir avec un homme doué d'une haute intelligence et d'un esprit observateur et au moins de mon âge. Je lui demandai s'il avait quelque notion sur le nombre des communautés entre lesquelles se partageaient les Vril-ya.

—Pas avec exactitude,—me répondit-il,—parce que le nombre augmente chaque année quand le surplus de la population émigre. Mais j'ai entendu dire à mon père que, suivant les derniers rapports, il y avait un million et demi de communautés parlant notre langue, adoptant nos institutions, nos mœurs et notre forme de gouvernement, sauf, je pense, avec quelques variations sur lesquelles vous pouvez consulter Zee avec plus de fruit. Elle en sait plus que la plupart des Ana. Un An s'occupe moins de ce qui ne le regarde pas qu'une Gy; les Gy-ei sont des créatures curieuse.

—Toutes les communautés se restreignent-elles au même nombre de familles ou d'habitants que la vôtre?

—Non, quelque-unes ont une population moindre, d'autres une population plus considérable. Cela varie suivant le pays où elles s'établissent, ou le degré de perfection où elles ont amené leurs moyens mécaniques. Chaque communauté établit ses limites suivant les circonstances, en prenant toujours soin qu'il ne puisse se produire une classe pauvre, ce qui arriverait si la population dépassait les ressources du territoire; et aussi qu'aucun État ne soit trop vaste pour supporter un gouvernement semblable à celui d'une famille bien réglée. Je ne crois pas qu'aucune communauté Vril dépasse trente mille familles. Mais, ceci est une règle générale, moins la communauté est nombreuse, pourvu qu'il y ait assez de mains pour cultiver le territoire qu'elle occupe, plus les habitants sont riches et plus la somme versée au trésor général est forte, et surtout plus le corps politique est heureux et tranquille, et plus sont parfaits les produits de l'industrie. La tribu que tous les Vril-ya reconnaissent comme la plus avancée en civilisation et qui a amené la force du vril à son plus grand développement est peut-être la moins nombreuse. Elle se restreint à quatre mille familles; mais chaque pouce de son terrain est cultivé avec autant de soin qu'on en peut donner à un jardin; ses machines sont meilleures que celles des autres tribus et il n'y a pas de produit de son industrie, dans aucune branche, qui ne soit vendu à des prix extraordinaires aux autres communautés. Toutes nos tribus prennent modèle sur celle-là, considérant que nous atteindrions le plus haut point de civilisation accordé aux mortels, si nous pouvions unir le plus haut degré de bonheur au plus haut degré de culture intellectuelle, et il est clair que plus la population d'un État est petite, plus ce but devient facile à atteindre. Notre population est trop considérable pour y arriver.

Cette réponse me fit réfléchir. Je me rappelai le petit État d'Athènes, composé seulement de vingt mille citoyens libres, et que jusqu'à ce jour nos plus puissants États regardent comme un guide suprême, un modèle en tout ce qui concerne l'intelligence. Mais Athènes, qui se permettait d'ardentes rivalités et des changements perpétuels, n'était certainement pas heureuse. Je sortis de la rêverie dans laquelle ces réflexions m'avaient plongé, et je ramenai la conversation sur le sujet des émigrations.

—Mais,—dis-je,—quand certains d'entre vous quittent, tous les ans, je suppose, leur foyer, pour aller fonder une colonie, ils sont nécessairement très peu nombreux et à peine suffisants, même avec le secours des machines qu'ils emportent, pour défricher le sol, bâtir des villes, et former un État civilisé possédant le bien-être et le luxe dans lequel ils ont été élevés.

—Vous vous trompez. Toutes les tribus des Vril-ya sont en communication constante et déterminent chaque année, entre elles, le nombre d'émigrants d'une communauté qui se joindront à ceux d'une autre communauté pour former un État suffisant. Le lieu de l'émigration est choisi au moins une année à l'avance, on y envoie des pionniers de tous les États pour niveler les rocs, canaliser les eaux et construire des maisons; de sorte que, quand les émigrants arrivent, ils trouvent une ville déjà bâtie et un pays en grande partie défriché. La vie active que nous menons dans notre enfance nous fait accepter gaiement les voyages et les aventures. J'ai l'intention d'émigrer moi-même quand je serai majeur.

—Les émigrants choisissent-ils toujours des pays jusque-là stériles et inhabités?

—Oui, en général, jusqu'à présent, parce que nous avons pour règle de ne rien détruire que quand cela est nécessaire à notre bien-être. Naturellement nous ne pouvons nous établir dans des pays déjà occupés par des Vril-ya, et, si nous prenons les terres cultivées d'autres Ana, il faut que nous détruisions complètement les premiers habitants. Quelquefois nous prenons des terrains vagues, et il arrive que quelque race ennuyeuse et querelleuse d'Ana, surtout si elle est soumise au Koom-Posh ou au Glek-Nas, se plaint de notre voisinage et nous cherche querelle. Alors, naturellement, comme ils menacent notre sécurité, nous les détruisons. Il n'y a pas moyen de s'entendre avec une race assez idiote pour changer toujours de forme de gouvernement. Le Koom-Posh,—dit l'enfant se servant de métaphores frappantes,—est bien mauvais, mais il a de la cervelle, quoiqu'elle soit derrière sa tête, et il ne manque pas de cœur. Mais dans le Glek-Nas, le cœur et la tête de la créature disparaissent, et elle n'est plus que dents, griffes et ventre.

—Vous vous servez d'expressions bien fortes. Permettez-moi de vous dire que je me fais gloire d'appartenir à un pays gouverné par le Koom-Posh.

—Je ne m'étonne plus de vous voir ici, si loin de chez vous,—dit Taë.—Quel était l'état de votre pays avant d'en venir au Koom-Posh?

—C'était une colonie d'émigrants.... comme ceux que vous envoyez vous-mêmes hors de vos communautés.... mais elle différait de vos colonies en ce qu'elle dépendait de l'État d'où venaient les émigrants. Elle secoua ce joug, et, couronnée d'une gloire éternelle, elle devint un Koom-Posh.

—Une gloire éternelle! Et depuis combien de temps dure le Koom-Posh?

—Depuis cent ans environ.

—Le temps de la vie d'un An, c'est une très jeune communauté. En beaucoup moins de cent ans, votre Koom-Posh sera arrivé au Glek-Nas.

—Mais, les plus vieux États du monde dont je viens ont tant de confiance en sa durée, que peu à peu ils arrivent à modeler leurs institutions sur les nôtres, et leurs politiques les plus profonds disent que les tendances irrésistibles de ces vieux États sont vers le Koom-Posh, que cela leur plaise ou non.

—Les vieux États?

—Oui, les vieux États.

—Avec des populations très peu nombreuses relativement à l'étendue qu'ils occupent?

—Au contraire, avec des populations très nombreuses proportionnellement au territoire.

—Je vois! de vieux États sans doute!.... si vieux qu'ils vont tomber en décomposition s'ils ne se débarrassent de ce surplus de population comme nous le faisons. De très vieux États!.... très... très vieux! Dites-moi, Tish, trouveriez-vous sage qu'un vieillard essayât de faire la roue sur les pieds et les mains comme le font les enfants? Et si vous lui demandiez pourquoi il se livre à ces enfantillages et qu'il vous répondît qu'en imitant les très jeunes enfants il redeviendra enfant lui-même, cela ne vous ferait-il pas rire? L'histoire ancienne abonde en événements de ce genre, qui ont eu lieu il y a plusieurs milliers d'années, et chaque exemple prouve qu'un vieil État qui joue au Koom-Posh tombe bientôt dans le Glek-Nas. Alors par horreur de lui-même, il demande à grands cris un maître, comme un vieillard qui radote demande un garde-malade, et après une succession plus ou moins longue de maîtres ou de gardes-malades, ce vieil État meurt et disparaît de l'histoire. Un très vieil État jouant au Koom-Posh est comme un vieillard qui démolit la maison à laquelle il est habitué et qui s'est tellement épuisé à la renverser que, tout ce qu'il peut faire pour la rebâtir, c'est d'édifier une hutte branlante dans laquelle lui et ses successeurs crient d'une voix lamentable: Comme le vent souffle!.... Comme les murs tremblent!....

—Mon cher Taë, je tiens compte de vos préjugés peu éclairés que tout écolier instruit dans un Koom-Posh pourrait aisément contredire, quoiqu'il pût ne pas être doué de cette connaissance si précoce que vous me montrez de l'histoire ancienne.

—Moi savant!.... pas le moins du monde. Mais un écolier, élevé dans votre Koom-Posh, demanderait-il à son bisaïeul ou à sa bisaïeule de se tenir la tête en bas et les pieds en l'air? Et si les pauvres vieillards hésitaient, leur dirait-il: Que craignez-vous? Voyez comme je le fais!

—Taë, je dédaigne de discuter avec un enfant de votre âge. Je vous répète que je tiens compte en cela du manque de cette culture que le Koom-Posh peut seul donner.

—Et moi, à mon tour,—dit Taë, avec cet air de bon ton gracieux mais hautain qui caractérise sa race,—je tiens compte de ce que vous n'avez pas été élevé parmi les Vril-ya, et je vous supplie de me pardonner si j'ai manqué de respect pour les opinions et les habitudes d'un si aimable.... Tish!

J'aurais dû faire remarquer plus tôt que mon hôte et sa famille m'appelaient familièrement Tish; c'est un nom poli et usuel, signifiant par métaphore un petit barbare, et littéralement une petite Grenouille; ses enfants l'emploient sous forme de caresse pour les Grenouilles apprivoisées qu'ils élèvent dans leurs jardins.

Nous avions atteint les bords d'un lac et Taë s'arrêta pour me montrer les ravages faits dans les champs environnants.

—L'ennemi est certainement sous les eaux de ce lac,—dit Taë.—Remarquez les bandes de poissons réunies près des bords. Les grands et les petits, qui sont habituellement leur proie, tous oublient leurs instincts en présence de l'ennemi commun. Ce reptile doit certainement appartenir à la classe des Krek-a, classe plus féroce qu'aucune autre et qu'on dit appartenir aux rares espèces encore vivantes parmi celles qui habitaient le monde avant la création des Ana. L'appétit du Krek est insatiable, il se nourrit également de végétaux et d'animaux, mais ses mouvements sont trop lents pour que les élans au pied léger aient rien à craindre de lui. Son met favori est l'An s'il peut le surprendre; c'est pour cela que les Ana le détruisent sans pitié dès qu'il pénètre sur leur domaine. J'ai entendu dire que quand nos ancêtres défrichèrent cette contrée, ces monstres et d'autres semblables abondaient, et comme le vril n'était pas encore découvert beaucoup des nôtres furent dévorés. Il fut impossible de détruire tout à fait ces bêtes avant cette découverte, qui fait la puissance et la civilisation de notre race; mais quand nous fûmes familiarisés avec l'usage du vril, toutes les créatures hostiles à notre race furent promptement détruites. Cependant une fois par an ou à peu près, un de ces énormes reptiles quitte les districts sauvages et inhabités, et je me souviens qu'une jeune Gy qui se baignait dans ce lac fut dévorée par l'un d'eux. Si elle avait été à terre et armée de sa baguette il n'aurait pas même osé se montrer; car ce reptile, comme tous les animaux sauvages, a un instinct merveilleux qui le met en garde contre tout être porteur d'une baguette à vril. Comment ils enseignent à leurs petits à l'éviter sans l'avoir jamais vue, c'est un de ces mystères dont vous pouvez demander l'explication à Zee, car je ne le connais pas[8]. Tant que je resterai là, le monstre ne sortira pas de sa cachette; mais nous l'en ferons sortir en lui offrant un leurre.

[8] Par cet instinct, le reptile ressemble à nos oiseaux et à nos animaux sauvages, qui ne se risquent pas à portée d'un homme armé d'un fusil. Quand les premiers fils électriques furent installés, les perdrix les heurtaient dans leur vol et tombaient blessées. Maintenant, les plus jeunes générations de perdrix ne s'exposent jamais à pareil accident.

—Ne sera-ce pas bien difficile?

—Pas du tout. Asseyez-vous là-bas sur ce rocher à environ cent pas du lac, je vais me retirer à quelque distance. Bientôt le reptile vous verra ou vous sentira, et, s'apercevant que vous n'êtes pas armé de vril, il s'avancera pour vous dévorer. Aussitôt qu'il sera hors de l'eau, il est à moi.

—Voulez-vous dire que je dois servir d'appât à ce terrible monstre qui pourrait m'engloutir en une seconde! Je vous prie de m'excuser.

L'enfant se mit à rire.

—Ne craignez rien,—dit-il,—asseyez-vous seulement et restez tranquille.

Au lieu d'obéir, je fis un bond et j'allais m'enfuir à toutes jambes, quand Taë me toucha légèrement l'épaule et fixa ses yeux sur les miens: je fus cloué au sol. Toute volonté m'abandonna. Soumis aux gestes de l'enfant, je le suivis vers le rocher qu'il m'avait indiqué et m'y assis en silence. Quelques-uns de mes lecteurs ont vu quelque chose des effets vrais ou faux de l'électro-biologie. Aucun professeur de cette science incertaine n'était parvenu à dominer un seul de mes mouvements ou une seule de mes pensées, mais je n'étais plus qu'une machine dans les mains de ce terrible enfant. Il étendit ses ailes, prit son essor, et s'abattit dans un bouquet de bois qui couronnait une colline peu éloignée.

J'étais seul; je tournai les yeux avec une sensation d'horreur indescriptible vers le lac, et, comme enchaîné par un charme, je les tins fixés sur l'eau. Au bout de dix à quinze minutes, qui me parurent des siècles, la surface calme de l'eau, étincelant sous la lumière des lampes, commença à s'agiter vers le centre. Au même moment, les bandes de poissons réunis près des bords commencèrent à manifester leur terreur à l'approche de l'ennemi en sautant hors de l'eau; leur course produisait une sorte de bouillonnement circulaire. Je les voyais fuir précipitamment çà et là, quelques-uns même se lancèrent sur le rivage. Un sillon long, sombre, onduleux, s'avançait sur l'eau de plus en plus près du bord, jusqu'à ce que l'énorme tête du reptile sortît, ses mâchoires armées de crocs formidables, et ses yeux ternes fixés d'un air affamé sur l'endroit où je me trouvais. Il posa ses pieds de devant sur le rivage, puis sa large poitrine, couverte d'écailles, comme d'une armure, des deux côtés, et, au milieu, laissant voir une peau ridée d'un jaune terne et venimeux; bientôt il fut tout entier hors de l'eau; il était long de cent pieds au moins de la tête à la queue. Encore un pas de ces pieds effroyables et il était sur moi. Je n'étais séparé de cette horrible mort que par quelques secondes quand, tout à coup, une sorte d'éclair traversa l'air, la foudre éclata, et, en moins de temps qu'il n'en faut à un homme pour respirer, enveloppa le monstre; puis, au moment où l'éclair s'éteignait, je vis devant moi une masse noire, carbonisée, déformée, quelque chose de gigantesque, mais dont les contours avaient été détruits par la flamme, et qui s'en allait rapidement en cendres et en poussière. Je demeurai assis sans voix et glacé de terreur: ce qui avait été de l'horreur était maintenant une sorte de crainte respectueuse.

Je sentis la main de l'enfant se poser sur ma tête, la peur me quitta.... le charme était rompu, je me levai.

—Vous voyez avec quelle facilité les Vril-ya détruisent leurs ennemis,—me dit Taë.

Puis, s'approchant du rivage, il contempla les restes défigurés du monstre et dit tranquillement:—

—J'ai détruit des animaux plus grands, mais aucun avec tant de plaisir que celui-ci. Oui, c'est un Krek; quelles souffrances n'a-t-il pas dû infliger pendant sa vie!

Il prit alors les pauvres poissons qui s'étaient jetés à terre et les remit avec bonté dans leur élément.


XIX.

Pour retourner à la ville, Taë me fit prendre un chemin plus long que celui que nous avions pris en venant; il voulait me montrer ce que j'appellerai familièrement la Station d'où partent les émigrants et les voyageurs qui se rendent chez une autre tribu. J'avais déjà exprimé le désir de voir les véhicules des Vril-ya. Je vis qu'ils étaient de deux sortes, les uns pour les voyages par terre, les autres pour les voyages aériens: les premiers étaient de toutes tailles et de toutes formes, quelques-uns n'étaient pas plus grands qu'une de nos voitures ordinaires, d'autres étaient de véritables maisons mobiles à un étage et contenant plusieurs chambres meublées suivant les idées de confort et de luxe des Vril-ya. Les véhicules aériens étaient faits de matières légères, ne ressemblant pas du tout à nos ballons, mais plutôt à nos bateaux de plaisance, avec une barre et un gouvernail, de larges ailes ou palettes, et une machine mue par le vril. Tous les véhicules, soit pour terre, soit pour air, étaient également mus par ce puissant et mystérieux agent.

Je vis un convoi prêt à partir, mais il contenait peu de voyageurs; il transportait surtout des marchandises et se dirigeait vers un État voisin; car il se fait beaucoup de commerce entre les différentes tribus de Vril-ya. Je puis faire observer ici que leur monnaie courante ne consiste pas en métaux précieux, trop communs chez eux pour cet usage. La petite monnaie, dont on se sert ordinairement, est faite avec un coquillage fossile particulier, reste peu abondant de quelque déluge primitif ou de quelque autre convulsion de la nature, dans laquelle l'espèce s'est perdue. Ce coquillage est petit, plat comme l'huître, et il se polit comme une pierre précieuse. Cette monnaie circule parmi toutes les tribus Vril-ya. Leurs affaires les plus considérables se font à peu près comme les nôtres, au moyen de lettres de change et de plaques minces de métal qui remplacent nos billets de banque. Permettez-moi de profiter de cette occasion pour dire que les impôts, dans la tribu que je voyais, étaient très considérables, comparés à la population. Mais je n'ai jamais entendu dire que personne en murmurât, car ils étaient consacrés à des objets d'utilité universelle et nécessaires même à la civilisation de la tribu. La dépense à faire pour éclairer un si grand territoire, pour pourvoir aux besoins des émigrants, maintenir en état les édifices publics où l'on satisfaisait aux divers besoins intellectuels de la nation, depuis la première éducation des enfants, jusqu'au Collège des Sages, toujours occupés à essayer de nouvelles expériences; tout cela demandait des fonds considérables. Je dois ajouter encore une dépense qui me parut singulière. J'ai déjà dit que tout le travail manuel était fait par les enfants jusqu'à ce qu'ils atteignissent l'âge du mariage. L'État paie ce travail et à un prix beaucoup plus élevé que celui même que nous payons aux États-Unis. Suivant leurs théories, chaque enfant, mâle ou femelle, quand il atteint l'époque du mariage et sort, par conséquent, de l'âge du travail, doit avoir acquis assez de fortune pour vivre dans l'indépendance le reste de ses jours. Comme tous les enfants, quelle que soit la fortune des parents, doivent servir également, tous sont payés suivant leur âge ou la nature de leurs services. Quand les parents gardent un enfant à leur service, ils doivent payer au trésor public le même prix que l'État paye aux enfants qu'il emploie, et cette somme est remise à l'enfant quand son travail expire. Cette habitude sert sans doute à rendre la notion de l'égalité familière et agréable, et on peut dire que les enfants forment une démocratie, avec autant de vérité qu'on peut ajouter que les adultes forment une aristocratie. La politesse exquise et la délicatesse des manières des Vril-ya, la générosité de leurs sentiments, la liberté absolue qu'ils ont de suivre leurs goûts, la douceur de leurs relations domestiques, où ils font preuve d'une générosité qui ne se défie jamais des actes ni des paroles du prochain; tout cela fait des Vril-ya la noblesse la plus parfaite, qu'un disciple politique de Platon ou de Sidney ait jamais pu rêver pour une république aristocratique.


XX.

À partir de l'expédition que je viens de raconter, Taë me fit de fréquentes visites. Il s'était pris d'affection pour moi et je le lui rendais cordialement. Comme il n'avait pas encore douze ans et qu'il n'avait pas commencé le cours d'études scientifiques par lequel l'enfance se termine chez ce peuple, mon intelligence était moins inférieure à la sienne qu'à celle des membres plus âgés de sa race, surtout des Gy-ei, et, par-dessus tout, à celle de l'admirable Zee. Chez les Vril-ya, les enfants, sur l'esprit desquels pèsent tant de devoirs actifs et de graves responsabilités, ne sont pas très gais; mais Taë, avec toute sa sagesse, avait beaucoup de cette bonne humeur et de cette gaieté qui distinguent souvent des hommes de génie dans un âge assez avancé. Il trouvait dans ma société le même plaisir qu'un enfant du même âge, dans notre monde, éprouve dans la compagnie d'un chien favori ou d'un singe. Il s'amusait à m'apprendre les habitudes de son pays, comme certain neveu que j'ai s'amuse à faire marcher son caniche sur ses pattes de derrière ou à le faire sauter dans un cerceau. Je me prêtais avec complaisance à ces expériences, mais je ne réussis jamais aussi bien que le caniche. J'avais grande envie d'apprendre à me servir des ailes dont les plus jeunes Vril-ya se servent avec autant d'adresse et de facilité que nous de nos bras ou de nos jambes, mais mes essais furent suivis de contusions assez graves pour me faire renoncer à ce projet.

Ces ailes, comme je l'ai déjà dit, sont très grandes, tombent jusqu'aux genoux et, au repos, elles sont rejetées en arrière de façon à former un manteau fort gracieux. Elles sont faites des plumes d'un oiseau gigantesque qui est commun dans les rochers de ce pays; ces plumes sont blanches, quelquefois rayées de rouge. Les ailes sont attachées aux épaules par des ressorts d'acier légers mais solides; quand elles sont étendues, les bras glissent dans des coulisses pratiquées à cet effet et formant comme une forte membrane centrale. Quand les bras se lèvent, une doublure tubulaire de la veste ou de la tunique s'enfle par des moyens mécaniques, se remplit d'air, qu'on peut augmenter ou diminuer par le mouvement des bras, et sert à soutenir tout le corps comme sur des vessies. Les ailes et l'appareil, assez semblable à un ballon, sont fortement chargés de vril, et quand le corps flotte, il semble avoir beaucoup perdu de son poids. Je trouvai toujours facile de m'élancer du sol; même quand les ailes étaient étendues, il était difficile de ne pas s'élever; mais c'était là que commençaient la difficulté et le danger. J'étais tout à fait impuissant à me servir de mes ailes, quoique sur terre on me regarde comme un homme singulièrement alerte et adroit aux exercices du corps et que je sois excellent nageur. Je ne pouvais faire que des efforts confus et maladroits. J'obéissais à mes ailes au lieu de leur commander, et quand, par un violent effort musculaire, et, je dois le dire franchement, avec cette force que donne une excessive frayeur, j'arrêtais leur mouvement et les ramenais contre mon corps, il me semblait que ni les ailes ni les vessies n'avaient plus la force de me soutenir, comme quand on laisse échapper l'air d'un ballon, et je tombais précipité à terre. Quelques mouvements spasmodiques me préservaient d'être mis en pièces, mais ne me sauvaient pas des contusions ni de l'étourdissement d'une lourde chute. J'aurais cependant persévéré dans mes tentatives, sans les avis et les ordres de la savante Zee, qui avait eu l'obligeance d'assister à mes essais et qui, la dernière fois, en volant au-dessous de moi, me reçut dans ma chute sur ses grandes ailes étendues et m'empêcha de me briser la tête sur le toit de la pyramide d'où j'avais pris mon vol.

—Je vois,—dit-elle,—que vos tentatives sont vaines, non par la faute des ailes et du reste de l'appareil, ni par suite d'aucune imperfection ou d'aucune mauvaise conformation de votre corps, mais à cause de la faiblesse naturelle et par suite irrémédiable de votre volonté. Sachez que l'empire de la volonté sur les effets de ce fluide que les Vril-ya ont maîtrisé ne fut jamais atteint par ceux qui le découvrirent, ni par une seule génération; il s'est accru peu à peu comme les autres facultés de notre race, en se transmettant des pères aux enfants, de sorte qu'il est devenu comme un instinct. Un petit enfant, chez nous, vole aussi naturellement et aussi spontanément qu'il marche. Il se sert de ses ailes artificielles avec autant de sécurité qu'un oiseau se sert de ses ailes naturelles. Je n'avais pas assez pensé à cela quand je vous ai permis de tenter une expérience qui me séduisait, car je désirais vous avoir comme compagnon. J'abandonne maintenant ces essais. Votre vie me devient chère.

Ici la voix et le visage de la jeune Gy s'adoucirent et je me sentis plus alarmé que je ne l'avais été dans mes tentatives aériennes.

Pendant que je parle des ailes, je ne dois pas omettre de rapporter une coutume des Gy-ei, qui me paraît charmante et qui indique bien la tendresse de leurs sentiments. Tant qu'elle est jeune fille, la Gy porte des ailes, elle se joint aux Ana dans leurs jeux aériens, elle s'aventure seule dans les régions éloignées du monde souterrain: par la hardiesse et la hauteur de son vol elle l'emporte sur les Ana, aussi bien que par la grâce de ses mouvements. Mais à partir du jour du mariage, elle ne porte plus d'ailes, elle les suspend de ses propres mains au-dessus de la couche nuptiale, pour ne les reprendre que si les liens du mariage sont rompus par la mort ou le divorce.

Quand les yeux et la voix de Zee s'adoucirent ainsi, et à cette vue j'éprouvai je ne sais quel pressentiment qui me fit frissonner, Taë, qui nous accompagnait dans notre vol et qui, comme un enfant, s'était amusé de ma maladresse, plus qu'il n'avait été touché de mes frayeurs et du danger que je courais, se balançait au-dessus de nous sur ses ailes étendues et planait immobile et calme dans l'atmosphère toujours lumineuse; il entendit les tendres paroles de Zee, se mit à rire tout haut, et s'écria:—

—Si le Tish ne peut apprendre à se servir de ses ailes, tu pourras encore être sa compagne, Zee; tu suspendras les tiennes.


XXI.

J'avais depuis longtemps remarqué chez la savante et forte fille de mon hôte ce sentiment de tendre protection que, sur terre comme sous terre, le Tout-Puissant a mis au cœur de la femme. Mais jusqu'à ce moment je l'avais attribué à cette affection pour les jouets favoris que les femmes de tout âge partagent avec les enfants. Je m'aperçus alors avec peine que le sentiment avec lequel Zee daignait me regarder était bien différent de celui que j'inspirais à Taë. Mais cette découverte ne me donna aucune des sensations de plaisir qui chatouillent la vanité de l'homme quand il s'aperçoit de l'opinion flatteuse que le beau sexe a de lui; elle ne me fit éprouver au contraire que la peur. Cependant de toutes les Gy-ei de la tribu, si Zee était la plus savante et la plus forte, c'était aussi, sans contredit, la plus douce et la plus aimée. Le désir d'aider, de secourir, de protéger, de soulager, de rendre heureux semblait remplir tout son être. Quoique les misères diverses qui naissent de la pauvreté et du crime soient inconnues dans le système social des Vril-ya, toutefois aucun savant n'a encore découvert dans le vril une puissance qui pût bannir le chagrin de la vie. Or, partout où le chagrin se montrait, on était sûr de trouver Zee dans son rôle de consolatrice. Une Gy ne pouvait-elle s'assurer l'amour de l'An pour lequel elle soupirait? Zee allait la trouver et employait toutes les ressources de sa science, tous les charmes de sa sympathie, à soulager cette douleur qui a tant besoin de s'épancher en confidences. Dans les rares occasions où une maladie grave attaquait l'enfance ou la jeunesse, et dans les cas, moins rares, où les rudes et aventureuses occupations des enfants causaient quelque accident douloureux ou quelque blessure, Zee abandonnait ses études ou ses jeux pour se faire médecin et garde-malade. Elle prenait pour but habituel de ses promenades aériennes les frontières où des enfants montaient la garde pour surveiller les explosions des forces hostiles de la nature et repousser l'invasion des animaux féroces, de façon à pouvoir les prévenir des dangers que sa science devinait ou prévoyait, ou les secourir si quelque mal les atteignait. Ses études mêmes étaient dirigées par le désir et la volonté de faire le bien. Était-elle informée de quelque nouvelle invention dont la connaissance pût être utile à ceux qui exerçaient un art ou un métier? Elle s'empressait de la leur communiquer et de la leur expliquer. Quelque vieillard du Collège des Sages était-il embarrassé et fatigué d'une recherche pénible? Elle se consacrait patiemment à l'aider, s'occupait pour lui des détails, l'encourageait par un sourire plein d'espérance, l'excitait par ses idées lumineuses; elle devenait en un mot pour lui un bon génie visible qui donnait la force et l'inspiration. Elle montrait la même tendresse pour les créatures inférieures. Je l'ai souvent vue rapporter chez elle des animaux malades ou blessés et les soigner comme un père pourrait soigner un enfant. Plus d'une fois assis sur le balcon, ou jardin suspendu, sur lequel s'ouvrait ma fenêtre, je l'ai vue s'élever dans l'air sur ses ailes brillantes. Tout à coup des groupes d'enfants qui l'apercevaient au-dessus d'eux s'élançaient vers elle en la saluant de cris joyeux, se groupaient et jouaient autour d'elle, l'entourant comme d'un cercle de joie innocente. Quand je me promenais avec elle dans les rochers et les vallées de la campagne, les élans la sentaient ou la voyaient de loin, ils venaient la rejoindre en bondissant et en demandant une caresse de sa main, et ils la suivaient jusqu'à ce qu'elle les renvoyât par un léger murmure musical qu'elle les avait habitués à comprendre. Il est de mode parmi les jeunes Gy-ei de porter sur la tête un cercle ou diadème, garni de pierres semblables à des opales qui forment quatre pointes ou rayons en formes d'étoiles. Les pierres sont ordinairement sans éclat, mais si on les touche avec la baguette du vril elles jettent une flamme brillante qui voltige et qui éclaire sans brûler. Cette couronne leur sert d'ornement dans les fêtes, et de lampe quand elles voyagent au delà des régions artificiellement éclairées et se trouvent dans l'obscurité. Parfois, quand je voyais la figure pensive et majestueuse de Zee illuminée par l'auréole de ce diadème, je ne pouvais croire qu'elle fût une créature mortelle et je courbais mon front, comme devant une apparition céleste. Mais jamais mon cœur n'éprouva pour ce type superbe de la plus noble beauté féminine le moindre sentiment d'amour humain. Peut-être cela vient-il de ce que dans notre race l'orgueil de l'homme domine assez ses passions pour que la femme perde à ses yeux tous ses charmes de femme dès qu'il la sent de tous points supérieure à lui-même. Mais par quelle étrange fascination cette fille incomparable d'une race qui, dans sa puissance et sa félicité, mettait toutes les autres races au rang des barbares, avait-elle daigné m'honorer de sa préférence? Je passais parmi les miens pour avoir bonne mine, mais les plus beaux hommes de ma race auraient paru insignifiants à côté du type de beauté sereine et grandiose qui caractérise les Vril-ya.

Il est probable que la nouveauté, la différence même qui existait entre moi et les hommes qu'elle était habituée à voir avaient tourné vers moi les pensées de Zee. Le lecteur verra plus loin que cette cause pouvait suffire à expliquer la prédilection que me témoigna une autre Gy, à peine sortie de l'enfance et à tous égards inférieure à Zee. Mais tous ceux qui réfléchiront à la tendresse de caractère de la fille d'Aph-Lin comprendront que la principale source de l'attrait qu'elle ressentait pour moi était son désir instinctif de secourir, de soulager, de protéger les faibles et, par sa protection, de les soutenir et de les élever. Aussi, quand je regarde en arrière, est-ce ainsi que je m'explique cette unique faiblesse, indigne de son grand cœur et qui abaissa la fille des Vril-ya jusqu'à ressentir une affection de femme pour un être aussi inférieur à elle-même que l'était l'hôte de son père. Quoi qu'il en soit, la pensée que j'avais inspiré une pareille affection me remplissait de terreur. J'étais effrayé de ses perfections mêmes, de son pouvoir mystérieux et des ineffaçables différences qui séparaient sa race de la mienne. À cette terreur se mêlait, je dois le confesser, la crainte, plus matérielle et plus vile des périls auxquels devait m'exposer la préférence qu'elle m'accordait.

Pouvait-on supposer un instant que les parents et la famille de cet être supérieur vissent sans indignation et sans dégoût la possibilité d'une union entre elle et un Tish? Ils ne pouvaient ni la punir, elle, ni l'enfermer, ni l'empêcher d'agir. Dans la vie domestique, pas plus que dans la vie politique, ils n'admettent l'emploi de la force. Mais ils pouvaient guérir sa folie par un éclair de vril à mon adresse.

Dans ce péril, heureusement, ma conscience et mon honneur ne me reprochaient rien. Mon devoir, si la préférence de Zee continuait à se manifester, devenait bien clair. Il me fallait avertir mon hôte, avec toute la délicatesse qu'un homme bien élevé doit montrer quand il confie à un autre la moindre faveur dont une femme a daigné l'honorer. Je serais ainsi délivré de toute responsabilité; l'on ne pourrait me soupçonner d'avoir volontairement contribué à faire naître les sentiments de Zee: la sagesse de mon hôte lui suggérerait sans doute un moyen de me tirer de ce pas difficile. En prenant cette résolution j'obéissais à l'instinct ordinaire des hommes honnêtes et civilisés, qui, tout capables d'erreur qu'ils soient, préfèrent le droit chemin toutes les fois qu'il est évidemment contre leur goût, leur intérêt et leur sécurité de prendre le mauvais.


XXII.

Comme on a pu le voir, Aph-Lin n'avait pas essayé de me mettre en rapports fréquents et libres avec ses compatriotes. Tout en comptant sur ma promesse de ne rien révéler du monde que j'avais quitté, et encore plus sur celle des gens auxquels il avait recommandé de ne pas me questionner, comme Zee l'avait fait pour Taë, cependant il n'était pas assuré, que si l'on me laissait communiquer avec des personnes que mon aspect surprendrait, j'eusse la force de résister à leurs questions. Quand je sortais, je n'étais donc jamais seul; j'étais accompagné par un des membres de la famille de mon hôte ou par mon jeune ami Taë. Bra, la femme d'Aph-Lin, sortait rarement au delà des jardins qui entouraient la maison; elle aimait à lire les œuvres de la littérature ancienne, où étaient racontées quelques aventures romanesques qu'on ne trouvait pas dans les livres modernes, ainsi que la peinture d'existences extraordinaires à ses yeux et intéressantes pour son imagination. Cette peinture, qui ressemblait assez à notre vie sur la terre avec nos douleurs, nos fautes, nos passions, lui faisait le même effet qu'à nous les Contes de Fées ou les Mille et une Nuits. Mais son amour de la lecture n'empêchait pas Bra de s'acquitter de ses devoirs de maîtresse de maison dans l'intérieur le plus riche de toute la ville. Elle faisait chaque jour la ronde dans toutes les chambres, afin de voir si les automates et les autres machines étaient en bon ordre; si les nombreux enfants qu'Aph-Lin employait, soit à son service particulier, soit à un service public, recevaient les soins qui leur étaient dus. Bra s'occupait aussi des comptes de toute la propriété, et son grand plaisir était d'aider son mari dans les affaires qui se rapportaient à son office de grand administrateur du Département des Lumières. Toutes ces occupations la retenaient beaucoup chez elle. Les deux fils achevaient leur éducation au Collège des Sages. L'aîné, qui avait une vive passion pour la mécanique, surtout en ce qui touchait les horloges et les automates, s'était décidé en faveur de cette profession et travaillait, en ce moment, à construire une boutique ou un magasin où il pût exposer et vendre ses inventions. Le plus jeune préférait l'agriculture et les travaux de la campagne, et, quand il ne suivait pas les cours du Collège, où il étudiait surtout les théories agricoles, il se consacrait aux applications pratiques qu'il en faisait sur le domaine paternel. On voit par là combien l'égalité des rangs est complètement établie chez ce peuple. Un boutiquier jouit exactement de la même considération qu'un grand propriétaire foncier. Aph-Lin était le membre le plus riche de la communauté; son fils aîné préférait le commerce à toute autre profession, et ce choix ne passait nullement pour dénoter un manque d'élévation dans les idées. Il avait examiné ma montre avec un grand intérêt; le travail en était nouveau pour lui; et il fut enchanté quand je lui en fis cadeau. Peu de temps après, il me rendit mon présent avec intérêts en m'offrant une montre qui était son œuvre et qui marquait à la fois les heures qu'indiquait la mienne et les divisions du temps en usage chez les Vril-ya. J'ai encore cette montre qui a été fort admirée des meilleurs horlogers de Londres et de Paris. Elle est en or, les chiffres et les aiguilles en diamants, et elle joue en sonnant les heures un air favori des Vril-ya. Elle n'a besoin d'être remontée que tous les dix mois et elle ne s'est jamais dérangée depuis que je l'ai. Ces deux frères étant ainsi occupés, mes compagnons ordinaires, quand je sortais, étaient mon hôte ou sa fille. Pour exécuter l'honorable dessein que j'avais formé, je commençai à m'excuser quand Zee m'invita à sortir seul avec elle, et je saisis une occasion où la savante jeune fille faisait une conférence au Collège des Sages pour demander à Aph-Lin de me conduire à sa maison de campagne. Cette maison était à quelque distance de la ville et, comme Aph-Lin n'aimait pas à marcher et que j'avais renoncé à voler, nous nous dirigeâmes vers notre destination dans un bateau aérien appartenant à mon hôte. Un enfant de huit ans à son service nous conduisit. Nous étions couchés, mon hôte et moi, sur des coussins et je trouvai ce mode de locomotion très doux et très confortable.

—Aph-Lin,—dis-je,—j'espère ne pas vous déplaire, si je vous demande la permission de voyager pendant quelque temps et de visiter d'autres tribus de votre illustre race. J'ai aussi un vif désir de voir ces nations qui n'adoptent pas vos coutumes et que vous considérez comme sauvages. Je serais très content de voir en quoi elles peuvent différer des races que nous regardons comme civilisées dans notre monde.

—Il est tout à fait impossible que vous fassiez seul un pareil voyage,—me dit Aph-Lin.—Même parmi les Vril-ya vous seriez exposé à de grands dangers. Certaines particularités de forme et de couleur et le phénomène extraordinaire des touffes de poils hérissés qui vous couvrent les joues, vous faisant reconnaître comme étranger à notre race et à toutes les races barbares connues jusqu'ici, attireraient l'attention du Collège des Sages dans toutes les tribus de Vril-ya et il dépendrait du caractère personnel de l'un des sages que vous fussiez reçu d'une façon aussi hospitalière que parmi nous ou disséqué séance tenante dans l'intérêt de la science. Sachez que quand le Tur vous a amené chez lui et pendant que Taë vous faisait dormir pour vous guérir de vos douleurs et de vos fatigues, les Sages appelés par le Tur étaient partagés sur la question de savoir si vous étiez un animal inoffensif ou malfaisant. Pendant votre sommeil, on a examiné vos dents, et elles ont montré clairement que vous n'étiez pas seulement herbivore, mais carnassier. Les animaux carnassiers de votre taille sont toujours détruits comme naturellement dangereux et sauvages. Nos dents, comme vous l'avez sans doute observé[9], ne sont pas celles des animaux qui déchirent la chair. Certains philosophes et Zee avec eux soutiennent, il est vrai, que, dans les siècles passés, les Ana faisaient leur proie des animaux et qu'alors leurs dents étaient faites pour cet usage. Mais s'il en est ainsi elles se sont transformées par l'hérédité et se sont adaptées au genre de nourriture dont nous nous contentons aujourd'hui. Les barbares même, qui adoptent les institutions turbulentes et féroces du Glek-Nas, ne dévorent pas la chair comme des bêtes sauvages. Dans le cours de cette discussion, on proposa de vous disséquer; mais Taë vous réclama et le Tur, étant par ses fonctions l'ennemi de toute nouvelle expérience, qui déroge à notre habitude de ne tuer que quand cela est indispensable au bonheur de la communauté, m'envoya chercher, car mon rôle, comme l'homme le plus riche du pays, est d'offrir l'hospitalité aux étrangers venus d'un pays éloigné. On me laissa le soin de décider si vous étiez un étranger que je pusse admettre ou non avec sécurité dans ma maison. Si j'avais refusé de vous recevoir, on vous aurait remis au Collège des Sages, et je n'aime pas à penser à ce qui aurait pu vous arriver en pareil cas. Outre ce danger, vous pourriez rencontrer un enfant de quatre ans, entré récemment en possession de sa baguette de vril et qui, dans la frayeur que lui causerait l'étrangeté de votre aspect, pourrait vous réduire en une pincée de cendres. Taë lui-même fut sur le point d'en faire autant quand il vous vit pour la première fois; mais son père arrêta sa main. Je dis en conséquence que vous ne pouvez voyager seul; mais avec Zee vous seriez en sûreté, et je ne doute pas qu'elle veuille bien vous accompagner dans un voyage chez les tribus voisines des Vril-ya.... pour les sauvages, non! Je le lui demanderai.

[9] Je ne l'avais jamais observé; et, l'eussé-je fait, je ne suis pas assez physiologiste pour avoir remarqué la différence.

Comme mon but principal était d'échapper à Zee, je m'écriai aussitôt:—

—Non, je vous en prie, n'en faites rien! Je renonce à mon projet. Vous en avez dit assez sur les dangers que je pouvais courir pour m'arrêter; et je ne puis m'empêcher de penser qu'il n'est pas convenable pour une jeune Gy douée d'autant d'attraits que votre fille de voyager en un pays étranger avec un aussi faible protecteur qu'un Tish de ma force et de ma taille.

Avant de me répondre, Aph-Lin laissa entendre le son doux et sifflant qui est le seul rire que se permette un An d'âge mûr.

—Pardonnez-moi la gaieté peu polie, mais momentanée, que m'inspire une observation faite sérieusement par mon hôte. Je n'ai pu m'empêcher de rire à l'idée de Zee, qui aime tant à protéger que les enfants la surnomment la Gardienne, ayant besoin d'un protecteur contre les dangers résultant de l'admiration audacieuse des hommes. Sachez que nos Gy-ei, tant qu'elles ne sont pas mariées, voyagent seules au milieu des autres tribus, pour voir si elles trouveront un An qui leur plaise mieux que ceux de leur propre tribu. Zee a déjà fait trois voyages semblables, mais jusqu'ici son cœur est resté libre.

L'occasion que je cherchais s'offrait à moi, et je dis en baissant les yeux et d'une voix tremblante:—

—Voulez-vous, mon cher hôte, me promettre de me pardonner, si je dis quelque chose qui puisse vous offenser?

—Dites la vérité, et je ne pourrai être offensé; ou, si je le suis, ce sera à vous et non à moi de pardonner.

—Eh bien! alors, aidez-moi à vous quitter. Malgré le plaisir que j'aurais eu à voir toutes vos merveilles, à jouir du bonheur qui appartient à votre pays, laissez-moi retourner dans le mien.

—Je crains qu'il n'y ait de graves raisons qui m'en empêchent; dans tous les cas, je ne puis rien faire sans la permission du Tur et il ne me l'accordera probablement pas. Vous ne manquez pas d'intelligence; vous pouvez, bien que je ne le pense pas, nous avoir caché la puissance destructive à laquelle est arrivé votre peuple; bref, vous pouvez nous causer quelque danger; et, si le Tur est de cet avis, son devoir serait de vous supprimer, ou de vous enfermer dans une cage pour le reste de vos jours. Mais pourquoi désirer quitter un peuple que vous avez la politesse de déclarer plus heureux que le vôtre?

—Oh! Aph-Lin, ma réponse est simple. De peur que, sans le vouloir, je trahisse votre hospitalité; de peur que, par un de ces caprices que dans notre monde on attribue proverbialement à l'autre sexe et dont une Gy elle-même n'est pas exempte, votre adorable fille daigne me regarder quoique Tish, comme si j'étais un An civilisé, et.... et.... et....

—Vous faire la cour pour vous épouser,—ajouta Aph-Lin gravement et sans le moindre signe de déplaisir ou de surprise.

—Vous l'avez dit.

—Ce serait un malheur,—répondit mon hôte après un instant de silence,—et je sens que vous avez bien agi en m'avertissant. Comme vous le dites, il n'est pas rare qu'une jeune Gy montre un goût que les autres trouvent étrange; mais il n'existe pas de moyen de forcer une Gy à changer ses résolutions. Tout ce que nous pouvons faire, c'est d'employer le raisonnement, et l'expérience nous prouve que le Collège entier des Sages essaierait en vain de raisonner avec une Gy en matière d'amour. Je suis désolé pour vous, parce qu'un tel mariage serait contre l'A-glauran, ou bien de la communauté, car les enfants qui en naîtraient altéreraient la race; ils pourraient même venir au monde avec des dents de carnassiers; on ne peut permettre une chose pareille: on ne peut rien contre Zee; mais vous, comme Tish, on peut vous détruire. Je vous conseille donc de résister à ses sollicitations; de lui dire clairement que vous ne pouvez répondre à son amour. Cela arrive très souvent. Plus d'un An, ardemment aimé d'une Gy, la repousse et met fin à ses persécutions en en épousant une autre. Vous pouvez en faire autant.

—Non, puisque je ne puis épouser une autre Gy, sans mettre en danger le bien de la communauté et l'exposer au péril d'élever des enfants carnivores.

—C'est vrai. Tout ce que je puis dire, et je le dis avec tout l'intérêt dû à un Tish et le respect dû à un hôte, mais je le dis franchement, c'est que si vous cédez, vous serez réduit en cendres. Je vous laisse le soin de trouver le meilleur moyen de vous défendre. Vous feriez peut-être bien de dire à Zee qu'elle est laide. Cette assurance, venant de la bouche de l'An qu'elle aime, suffit d'ordinaire à refroidir la Gy la plus ardente. Nous voici arrivés à ma maison de campagne.


XXIII.

Je conviens que ma conversation avec Aph-Lin et l'extrême froideur avec laquelle il avouait son impuissance à contrôler les dangereux caprices de sa fille et parlait du péril d'être réduit en cendres, où l'amoureuse flamme de Zee exposait ma trop séduisante personne, m'enleva tout le plaisir que j'aurais éprouvé en d'autres circonstances à visiter la propriété de mon hôte, à admirer la perfection merveilleuse des machines au moyen desquelles étaient accomplis tous les travaux. La maison avait un aspect tout différent du bâtiment sombre et massif qu'habitait Aph-Lin dans la ville et qui ressemblait aux rochers dans lesquels la cité avait été taillée. Les murs de la maison de campagne étaient composés d'arbres plantés à une petite distance les uns des autres, et les interstices remplis par cette substance métallique et transparente qui tient lieu de verre aux Ana. Ces arbres étaient couverts de fleurs, et l'effet en était charmant sinon de très bon goût. Nous fûmes reçus sur le seuil par des automates qui avaient l'air vivant. Ils nous conduisirent dans une chambre; je n'en avais jamais vu de semblable, mais dans les jours d'été j'en avais souvent rêvé une pareille. C'était un bosquet, moitié chambre, moitié jardin. Les murs n'étaient qu'une masse de plantes grimpantes en fleurs. Les espaces ouverts, que nous appelons fenêtres et dont les panneaux métalliques étaient baissés, commandaient divers points de vue; quelques-uns donnaient sur un vaste paysage avec ses lacs et ses rochers, les autres sur des espaces plus resserrés ressemblant à nos serres et remplis de gerbes de fleurs. Tout autour de la chambre se trouvaient des plates-bandes de fleurs, mêlées de coussins pour le repos. Au milieu étaient un bassin et une fontaine de ce liquide brillant que j'ai comparé au naphte. Il était lumineux et d'une couleur vermeille; son éclat suffisait pour éclairer la chambre d'une lumière douce sans le secours des lampes. Tout le tour de la fontaine était tapissé d'un lichen doux et épais, non pas vert (je n'ai jamais vu cette couleur dans la végétation de ce pays), mais d'un brun doux sur lequel les yeux se reposent avec le même plaisir que nos yeux sur le gazon vert du monde supérieur. À l'extérieur et sur les fleurs (dans la partie que j'ai comparée à nos serres) se trouvaient des oiseaux innombrables, qui chantaient, pendant que nous étions dans la chambre, les airs qu'on leur enseigne d'une façon si merveilleuse. Il n'y avait point de toit. Le chant des oiseaux, le parfum des fleurs et la variété du spectacle offert aux yeux, tout charmait les sens, tout respirait un repos voluptueux. Quelle maison, pensais-je, pour une lune de miel, si une jeune épouse Gy n'était pas armée d'une façon si formidable non seulement des droits de la femme, mais de la force de l'homme! Mais quand on pense à une Gy si grande, si savante, si majestueuse, si au-dessus du niveau des créatures auxquelles nous donnons le nom de femmes, telle enfin que l'est Zee, non! même quand je n'aurais pas eu peur d'être réduit en cendres, ce n'est pas à elle que j'aurais rêvé dans ce bosquet si bien fait pour les songes d'un poétique amour.

Les automates reparurent et nous servirent un de ces délicieux breuvages qui sont les vins innocents des Vril-ya.

—En vérité,—dis-je,—vous avez une charmante résidence, et je ne comprends guère comment vous ne vous fixez pas ici au lieu d'habiter une des sombres maisons de la cité.

—Je suis forcé d'habiter la ville, comme responsable envers la communauté de l'administration de la Lumière, et je ne puis venir ici que de temps en temps.

—Mais si je vous ai bien compris, cette charge ne vous rapporte aucun honneur et vous donne au contraire quelque peine, pourquoi donc l'avez-vous acceptée?

—Chacun de nous obéit sans observation aux ordres du Tur. Il a dit: Aph-Lin est chargé des fonctions de Commissaire de la Lumière. Je n'avais plus le choix. Mais comme j'occupe cette charge depuis longtemps, les soins qu'elle exige et qui, d'abord, me furent pénibles, sont devenus sinon agréables, du moins supportables. Nous sommes tous formés par l'habitude; les différences mêmes entre nous et les sauvages ne sont que le résultat d'habitudes transmises, qui par l'hérédité deviennent une partie de nous-mêmes. Vous voyez qu'il y a des Ana qui se résignent même au fardeau de la suprême magistrature; personne ne le ferait si les devoirs n'en devenaient légers, ou si l'on n'était obéi sans murmure.

—Mais si les ordres du Tur vous paraissaient contraires à la justice ou à la raison?

—Nous ne nous permettons pas de supposer de telles choses, et tout va comme si tous et chacun se gouvernaient d'après des coutumes remontant à un temps immémorial.

—Quand le premier magistrat meurt ou se retire, comment lui donnez-vous un successeur?

—L'An qui a rempli les fonctions de premier magistrat pendant longtemps est regardé comme la personne la plus capable de comprendre les devoirs de sa charge, et c'est lui qui nomme ordinairement son successeur.

—Son fils, peut-être?

—Rarement; car ce n'est pas une charge que personne ambitionne et un père hésite naturellement à l'imposer à son fils. Mais si le Tur lui-même refuse de faire un choix de peur qu'on ne lui attribue quelque sentiment de malveillance envers la personne choisie, trois des membres du Collège des Sages tirent au sort lequel d'entre eux aura le droit d'élire le nouveau Tur. Nous regardons le jugement d'un An d'intelligence ordinaire comme meilleur que celui de trois ou davantage, quelque sages qu'ils soient; car entre trois il y aurait probablement des discussions; et, là où on discute, la passion obscurcit le jugement. Le plus mauvais choix fait par un homme qui n'a aucun motif de choisir mal est meilleur que le meilleur choix fait par un grand nombre de gens qui ont beaucoup de motifs de ne pas choisir bien.

—Vous renversez dans votre politique les maximes adoptées dans mon pays.

—Êtes-vous, dans votre pays, tous satisfaits de vos gouvernants?

—Tous! certainement non; les gouvernants qui plaisent le mieux aux uns sont sûrement ceux qui déplaisent le plus aux autres.

—Alors notre système est meilleur que le vôtre.

—Pour vous, peut-être; mais suivant notre système on ne pourrait pas réduire un Tish en cendres parce qu'une femme l'aurait forcé à l'épouser, et comme Tish, je soupire après le monde où je suis né.

—Rassurez-vous, mon cher petit hôte; Zee ne peut pas vous forcer à l'épouser. Elle ne peut que vous séduire. Ne vous laissez pas séduire. Venez, nous allons faire le tour du domaine.

Nous visitâmes d'abord une cour entourée de hangars, car quoique les Ana n'élèvent pas d'animaux pour la nourriture, ils en ont un certain nombre qu'ils élèvent pour leur lait, et d'autres pour leur laine. Les premiers ne ressemblent en rien à nos vaches, ni les seconds à nos moutons, ni, à ce qu'il me semble, à aucune des espèces de notre monde. Ils se servent du lait de trois espèces: l'une qui ressemble à l'antilope, mais beaucoup plus grande et presque de la taille du chameau; les deux autres espèces sont plus petites, elles diffèrent l'une de l'autre, mais ne ressemblent à aucun animal que j'aie vu sur terre. Ce sont des animaux à poil luisant et aux formes arrondies; leur couleur est celle du daim tacheté, et ils paraissent fort doux avec leurs grands yeux noirs. Le lait de ces trois espèces diffère de goût et de valeur. On le coupe ordinairement avec de l'eau et on le parfume avec le jus d'un fruit savoureux; de lui-même, d'ailleurs, il est délicat et nourrissant. L'animal, dont la laine leur sert pour leurs vêtements et d'autres usages, ressemble plus à la chèvre italienne qu'à toute autre créature, mais il est plus grand et n'a pas de cornes; il n'exhale pas non plus l'odeur désagréable de nos chèvres. Sa laine n'est pas épaisse, mais très longue et très fine; elle est de couleurs variées, jamais blanche, mais plutôt couleur d'ardoise ou de lavande. Pour les vêtements on l'emploie teinte suivant le goût de chacun. Ces animaux sont parfaitement apprivoisés, et les enfants qui les soignaient (des filles pour la plupart) les traitaient avec un soin et une affection extraordinaires.

Nous allâmes ensuite dans de grands magasins remplis de grains et de fruits. Je puis remarquer ici que la principale nourriture de ces peuples se compose, d'abord, d'une espèce de grain dont l'épi est plus gros que celui de notre blé et dont la culture produit sans cesse des variétés d'un goût nouveau; et, ensuite, d'un fruit assez semblable à une petite orange, qui est dur et amer quand on le récolte. On le serre dans les magasins et on l'y laisse plusieurs mois, il devient alors tendre et succulent. Son jus, d'une couleur rouge foncé, entre dans la plupart de leurs sauces. Ils ont beaucoup de fruits de la nature de l'olive et ils en extraient de l'huile délicieuse. Ils ont une plante qui ressemble un peu à la canne à sucre, mais le jus en est moins doux et il possède un parfum délicat. Ils n'ont point d'abeilles ni aucun insecte qui amasse du miel, mais ils se servent beaucoup d'une gomme douce, qui suinte d'un conifère assez semblable à l'araucaria. Leur sol est très riche en racines et en légumes succulents, que leur culture tend à perfectionner et à varier à l'infini. Je ne me souviens pas d'avoir pris un seul repas parmi ce peuple, même tout à fait en famille, dans lequel on ne servit pas quelqu'une de ces délicates nouveautés. Enfin, comme je l'ai déjà remarqué, leur cuisine est si exquise, si variée, si fortifiante, qu'on ne regrette pas d'être privé de viande. Du reste, la force physique des Vril-ya prouve que, pour eux du moins, la viande n'est pas nécessaire à la production des fibres musculaires. Ils n'ont pas de raisins; les boissons qu'ils tirent de leurs fruits sont inoffensives et rafraîchissantes. Leur principale boisson est l'eau, dans le choix de laquelle ils sont très délicats, et ils distinguent tout de suite la plus légère impureté.

—Mon second fils prend grand plaisir à augmenter nos produits,—me dit Aph-Lin, comme nous quittions les magasins,—et par conséquent il héritera de ces terres qui constituent la plus grande partie de ma fortune. Un semblable héritage serait un grand souci et une véritable affliction pour mon fils aîné.

—Y a-t-il parmi vous beaucoup de fils qui regardent l'héritage d'une fortune considérable comme un souci et une affliction?

—Sans doute; il y a peu de Vril-ya qui ne regardent une fortune très au-dessus de la moyenne comme un pesant fardeau. Nous devenons un peu indolents quand notre enfance est terminée, et nous n'aimons pas à avoir trop de souci; or, une grande fortune cause beaucoup de souci. Par exemple, elle nous désigne pour les fonctions publiques que nul parmi nous ne désire, et que nul ne peut refuser. Elle nous force à nous occuper de nos concitoyens plus pauvres, afin de prévenir leurs besoins et de les empêcher de tomber dans la misère. Il y a parmi nous un vieux proverbe qui dit: «Les besoins du pauvre sont la honte du riche....»

—Pardonnez-moi si je vous interromps un instant. Vous avouez donc que, même parmi les Vril-ya, quelques-uns des citoyens connaissent l'indigence et ont besoin de secours?

—Si par besoin vous entendez le dénuement qui domine dans un Koom-Posh, je vous répondrai que cela n'existe pas chez nous, à moins qu'un An, par quelque accident extraordinaire, ait perdu toute sa fortune, ne puisse pas ou ne veuille pas émigrer, qu'il ait épuisé les secours empressés de ses parents et de ses amis, ou bien qu'il les refuse.

—Eh bien, dans ce cas ne l'emploie-t-on pas pour remplacer un enfant ou un automate, n'en fait-on pas un ouvrier ou un domestique?

—Non, nous le regardons alors comme un malheureux qui a perdu la raison et nous le plaçons, aux frais de l'État, dans un bâtiment public où on lui prodigue tous les soins et tout le luxe nécessaires pour adoucir son état. Mais un An n'aime pas à passer pour fou, et des cas semblables se présentent si rarement que le bâtiment dont je parle n'est plus aujourd'hui qu'une ruine, et le dernier habitant qu'il y ait eu est un An que je me souviens d'avoir vu dans mon enfance. Il ne semblait pas s'apercevoir de son manque de raison et il écrivait des glaubs (poésies). Quand j'ai parlé de besoins, j'ai voulu dire ces désirs que la fortune d'un An peut ne pas lui permettre de satisfaire, comme les oiseaux chantants d'un prix élevé, ou une plus grande maison, ou un jardin à la campagne; et le moyen de satisfaire ces désirs c'est d'acheter à l'An qui les forme les choses qu'il vend. C'est pourquoi les Ana riches comme moi sont obligés d'acheter beaucoup de choses dont ils n'ont pas besoin et de mener un grand train de maison, quand ils préféreraient une vie plus simple. Par exempte, la grandeur de ma maison de ville est une source de soucis pour ma femme et même pour moi; mais je suis forcé de l'avoir si grande qu'elle en est incommode pour nous, parce que, comme l'An le plus riche de la tribu, je suis désigné pour recevoir les étrangers venus des autres tribus pour nous visiter, ce qu'ils font en foule deux fois par an, à l'époque de certaines fêtes périodiques et quand nos parents dispersés dans les divers États viennent se réunir à nous quelque temps. Cette hospitalité sur une si vaste échelle n'est pas de mon goût et je serais plus heureux si j'étais moins riche. Mais nous devons tous accepter le lot qui nous est assigné dans ce court voyage que nous appelons la vie. Après tout, qu'est-ce que cent ans, environ, comparés aux siècles que nous devons traverser? Heureusement j'ai un fils qui aime la richesse. C'est une rare exception à la règle générale et je confesse que je ne puis le comprendre.

Après cette conversation je cherchai à revenir au sujet qui continuait à peser sur mon cœur.... je veux dire aux chances que j'avais d'échapper à Zee. Mais mon hôte refusa poliment de renouveler la discussion et demanda son bateau aérien. En revenant, nous rencontrâmes Zee, qui s'apercevant de notre départ, à son retour du Collège des Sages, avait déployé ses ailes et s'était mise à notre recherche.

Sa belle, mais pour moi peu attrayante physionomie s'illumina en nous voyant, et, s'approchant du bateau les ailes étendues, elle dit à Aph-Lin d'un ton de reproche:—

—Oh! père, n'as-tu pas eu tort d'exposer la vie de ton hôte dans un véhicule auquel il est si peu accoutumé? Il aurait pu, par un mouvement imprudent, tomber par-dessus le bord, et hélas! il n'est pas comme nous, il n'a pas d'ailes. Ce serait la mort pour lui. Cher!—ajouta-t-elle en m'abordant et parlant d'une voix douce, ce qui ne m'empêchait pas de trembler,—ne pensais-tu donc pas à moi quand tu exposais ainsi une vie qui est devenue pour ainsi dire une partie de la mienne? Ne sois plus aussi téméraire à moins que tu ne sois avec moi. Quelle frayeur tu m'as causée!

Je regardai Aph-Lin, espérant du moins qu'il réprimanderait sa fille, pour avoir exprimé son inquiétude et son affection en des termes qui, dans notre monde, seraient toujours regardés comme inconvenants dans la bouche de toute jeune fille parlant à un autre qu'à son fiancé, fût-il du même rang qu'elle.

Mais les droits des femmes sont si bien établis en ce pays et, parmi ces droits, les femmes revendiquent si absolument le privilège de faire leur cour aux hommes, qu'Aph-Lin n'aurait pas plus pensé à réprimander sa fille qu'à désobéir au Tur. Chez ce peuple, comme il me l'avait dit, la coutume est tout.

—Zee—répondit-il doucement,—le Tish ne courait aucun danger, et mon opinion est qu'il peut très bien prendre soin de lui-même.

—J'aimerais mieux qu'il me laissât me charger de ce soin. Oh! ma chère âme, c'est à la pensée du danger que tu courais que j'ai senti pour la première fois combien je t'aimais!

Jamais homme ne se trouva dans une plus fausse position. Ces paroles étaient prononcées assez haut pour que le père de Zee les entendît, ainsi que l'enfant qui nous conduisait. Je rougis de honte pour eux et pour elle et ne pus m'empêcher de répondre avec dépit:—

—Zee, ou vous vous moquez de moi, ce qui est inconvenant vis-à-vis l'hôte de votre père, ou les paroles que vous venez de m'adresser sont malséantes dans la bouche d'une jeune Gy, même en s'adressant à un An, si ce dernier ne lui a pas fait la cour avec l'autorisation de ses parents. Mais combien elles sont plus inconvenantes encore, adressées à un Tish qui n'a jamais essayé de gagner vos affections et qui ne pourra jamais vous regarder avec d'autres sentiments que ceux du respect et de la crainte.

Aph-Lin me fit à la dérobée un signe d'approbation, mais ne dit rien.

—Ne soyez pas si cruel!—s'écria Zee, sans baisser la voix.—L'amour véritable est-il maître de lui-même? Supposez-vous qu'une jeune Gy puisse cacher un sentiment qui l'élève? De quel pays venez-vous donc?

Ici Aph-Lin s'interposa doucement.

—Parmi les Tish-a,—dit-il,—les droits de ton sexe ne paraissent pas être établis, et dans tous les cas mon hôte pourra causer plus librement avec toi, quand il ne sera pas gêné par la présence d'autrui.

Zee ne répondit rien à cette observation, mais me lançant un regard de tendre reproche, elle agita ses ailes et s'envola vers la maison.

—J'avais compté, du moins, sur quelque assistance de mon hôte,—dis-je avec amertume,—dans les dangers auxquels sa fille m'expose.

—J'ai fait tout ce que je pouvais faire. Contrarier une Gy dans ses amours, c'est affermir sa résolution. Elle ne permet à aucun conseiller de se mettre entre elle et l'objet de son affection.


XXIV.

En descendant du bateau aérien, Aph-Lin fut abordé dans le vestibule par un enfant qui venait le prier d'assister aux obsèques d'un ami qui avait depuis peu quitté ce bas monde.

Je n'avais jamais vu aucun cimetière dans le pays et, heureux de saisir même cette triste occasion d'éviter un entretien avec Zee, je demandai à Aph-Lin s'il me serait permis d'assister à l'enterrement de son parent, à moins que cette cérémonie ne fût regardée comme trop sacrée pour qu'on y admît un être d'une race différente.

—Le départ d'un An pour un monde meilleur,—me répondit mon hôte,—alors que, comme mon parent, il a vécu assez longtemps dans celui-ci pour n'y plus goûter de plaisir, est plutôt une fête animée d'une joie tranquille qu'une cérémonie sacrée, et vous pouvez m'accompagner si vous voulez.

Précédés par le jeune messager, nous nous rendîmes à une des maisons de la grande rue et, entrant dans l'antichambre, nous fûmes conduits à une salle du rez-de-chaussée, où nous trouvâmes plusieurs personnes réunies autour d'une couche sur laquelle était étendu le défunt. C'était un vieillard qui, me dit-on, avait dépassé sa cent trentième année. À en juger par le calme sourire de son visage, il était mort sans souffrances. Un des fils, qui se trouvait maintenant le chef de la famille et qui semblait encore dans toute la vigueur de l'âge, bien qu'il eût beaucoup plus de soixante-dix ans, s'avança vers Aph-Lin avec un visage joyeux et lui dit que la veille de sa mort son père avait vu en songe sa Gy déjà morte, qu'il était pressé d'aller la rejoindre et de redevenir jeune sous le sourire plus proche de la Bonté Suprême.

Pendant qu'ils s'entretenaient ainsi, mon attention fut attirée par un objet noir et métallique placé à l'autre bout de la chambre. Cet objet avait vingt pieds de long environ et était étroit proportionnellement à sa largeur: il était fermé de tous côtés, sauf le dessus, où l'on voyait de petits trous ronds au travers desquels scintillait une lueur rouge. De l'intérieur s'exhalait un parfum doux et pénétrant. Pendant que je me demandais à quoi pouvait servir cette machine, toutes les horloges de la ville se mirent à sonner l'heure avec leur solennel carillon. Quand ce bruit cessa, une musique d'un caractère plus joyeux, mais cependant calme et douce, emplit la chambre et les pièces voisines. Tous les assistants se mirent à chanter en chœur sur cet accompagnement. Les paroles de cet hymne étaient fort simples. Elles n'exprimaient ni adieux, ni regrets, mais semblaient plutôt souhaiter la bienvenue dans ce monde meilleur au défunt qui y précédait les chanteurs. Dans leur langue, ils appellent l'hymne des funérailles le Chant de la Naissance. Alors le corps couvert de longues draperies fut soulevé avec tendresse par six parents et porté vers l'objet noir que j'ai décrit. Je m'avançai pour voir ce qui allait arriver. On souleva une trappe ou coulisse à l'un des bouts de la machine, le corps fut déposé à l'intérieur sur une planche, la porte refermée, on toucha un ressort sur le côté, un certain sifflement se fit entendre; aussitôt l'autre bout de la machine s'ouvrit et une petite poignée de cendres tomba dans une coupe préparée à l'avance pour les recevoir. Le fils du défunt prit cette coupe et dit (j'appris plus tard que ces paroles étaient une formule consacrée):—

—Voyez combien le Créateur est grand! Il a donné à ce peu de cendres une forme, une vie, une âme. Il n'a pas besoin de ces cendres pour rendre l'âme, la forme et la vie au bien-aimé que nous rejoindrons bientôt.

Tous les assistants s'inclinèrent en mettant la main sur leur cœur. Alors une petite fille ouvrit une porte dans le mur et j'aperçus dans un enfoncement, sur des étagères, plusieurs coupes semblables à celle que j'avais vue sauf qu'elles avaient toutes des couvercles. Une Gy s'approcha alors du fils, en tenant à la main un couvercle qu'elle plaça sur la coupe et qui s'y adapta au moyen d'un ressort. Sur le côté se trouvaient gravés le nom du défunt et ces mots: «Il nous fut prêté» (ici la date de la naissance). «Il nous fut retiré» (ici la date de la mort).

La porte se ferma avec un bruit musical, et tout fut terminé.


XXV.

—Et c'est là,—dis-je, l'esprit tout plein du spectacle auquel je venais d'assister,—c'est là votre manière habituelle d'enterrer vos morts?

—C'est notre coutume invariable,—me répondit Aph-Lin.—Comment faites-vous dans votre monde?

—Nous enterrons le corps entier dans le sol?

—Quoi! dégrader ainsi le corps que vous avez aimé et respecté, la femme sur le sein de laquelle vous avez dormi! vous l'abandonnez aux horreurs de la corruption!

—Mais, si l'âme est immortelle, qu'importe que le corps se décompose dans la terre ou soit réduit par cette effroyable machine, mue, je n'en doute pas, par la puissance du vril, en une petite pincée de cendres?

—Votre réponse est judicieuse,—dit mon hôte,—et il n'y a pas à discuter une question de sentiment. Mais pour moi, votre coutume est horrible et répugnante, elle doit servir, ce me semble, à entourer la mort d'idées sombres et hideuses. C'est quelque chose aussi, selon moi, de pouvoir conserver un souvenir de celui qui a été notre ami ou notre parent, dans la maison que nous habitons. Nous sentons ainsi qu'il vit encore, quoique invisible à nos yeux. Mais nos sentiments en ceci, comme en toutes choses, sont créés par l'habitude. Un An sage ne peut pas plus qu'un État sage changer une coutume sans les délibérations les plus graves, suivies de la conviction la plus sincère. C'est ainsi que le changement cesse d'être un caprice, et qu'une fois accompli, il l'est pour tout de bon.

Quand nous rentrâmes chez lui, Aph-Lin appela quelques enfants et les envoya chez ses amis pour les prier de venir ce jour-là, aux Heures Oisives, afin de fêter le départ de leur parent rappelé par la Bonté Suprême. Cette réunion fut la plus nombreuse et la plus gaie que j'ai jamais vue pendant mon séjour chez les Ana, et elle se prolongea fort tard pendant les Heures Silencieuses.

Le banquet fut servi dans une salle réservée pour les grandes occasions. Ce repas différait des nôtres et ressemblait assez à ceux dont nous lisons la description dans les écrits qui nous retracent l'époque la plus luxueuse de l'empire romain. Il n'y avait pas une seule grande table, mais un grand nombre de petites tables, destinées chacune à huit convives. On prétend que, au delà de ce nombre, la conversation languit et l'amitié se refroidit. Les Ana ne rient jamais tout haut, comme je l'ai déjà dit; mais le son joyeux de leurs voix aux différentes tables prouvait la gaieté de leur conversation. Comme ils n'ont aucune boisson excitante et mangent très sobrement, quoique délicats dans le choix de leurs mets, le banquet ne dura pas longtemps. Les tables disparurent à travers le plancher et la musique commença pour ceux qui l'aimaient. Beaucoup, cependant, se mirent à se promener: les plus jeunes s'envolèrent, car la salle était à ciel ouvert, et formèrent des danses aériennes; d'autres erraient dans les appartements, examinant les curiosités dont ils étaient remplis, ou se formaient en groupes pour jouer à divers jeux; le plus en vogue est une sorte de jeu d'échecs compliqué qui se joue à huit. Je me mêlai à la foule, sans pouvoir prendre part aux conversations, grâce à la présence de l'un ou de l'autre des fils de mon hôte, toujours placé à côté de moi, pour empêcher qu'on ne m'adressât des questions embarrassantes. Les gens me remarquaient peu: ils s'étaient habitués à mon aspect, en me voyant souvent dans les rues, et j'avais cessé d'exciter une vive curiosité.

À mon grand contentement, Zee m'évitait et cherchait évidemment à exciter ma jalousie par ses attentions marquées envers un jeune An, très beau garçon et qui (tout en baissant les yeux et en rougissant suivant la coutume modeste des Ana quand une femme leur parle, et en paraissant aussi timide et aussi embarrassé que la plupart des jeunes filles du monde civilisé, excepté en Angleterre et en Amérique) était évidemment séduit par la belle Gy et prêt à balbutier un modeste oui si elle l'en avait prié. Espérant de tout mon cœur qu'elle y viendrait, et de plus en plus rebelle à l'idée d'être réduit en cendres, depuis que j'avais vu avec quelle rapidité un corps humain peut être transformé en une pincée de poussière, je m'amusai à examiner les manières des autres jeunes gens. J'eus la satisfaction de remarquer que Zee n'était pas seule à revendiquer les plus précieux droits de la femme. Partout ou je portai les yeux, partout où j'écoutai une conversation, il me semblait que c'était la Gy qui témoignait de l'empressement et l'An qui se montrait timide et qui résistait. Les jolis airs d'innocence que se donne un An quand on le courtise ainsi, la dextérité avec laquelle il évite de répondre directement aux déclarations, ou tourne en plaisanterie les compliments flatteurs qu'on lui adresse, feraient honneur à la coquette la plus accomplie. Mes deux chaperons furent soumis à ces influences séductrices, et tous deux s'en tirèrent de façon à faire honneur à leur tact et à leur sang-froid.

Je dis au fils aîné, qui préférait la mécanique à l'administration d'une grande propriété et qui était d'un tempérament éminemment philosophique:—

—Je suis surpris qu'à votre âge, entouré de tous les objets qui peuvent enivrer les sens, de musique, de lumière, de parfums, vous vous montriez assez froid pour que cette jeune Gy si passionnée vous quitte les larmes aux yeux à cause de votre cruauté.

—Aimable Tish,—répondit le jeune An avec un soupir,—le plus grand malheur de la vie, c'est d'épouser une Gy quand on en aime une autre?

—Oh! vous êtes amoureux d'une autre?

—Hélas! oui!

—Et elle ne répond pas à votre amour?

—Je ne sais. Quelquefois un regard, un mot, me le fait espérer; mais elle ne m'a jamais dit qu'elle m'aimait.

—Ne lui avez-vous jamais murmuré à l'oreille que vous l'aimiez?

—Fi!... À quoi pensez-vous? D'où venez-vous donc? Puis-je trahir ainsi l'honneur de mon sexe? Pourrais-je être assez peu viril, assez dépourvu de pudeur pour avouer mon amour à une Gy qui n'a point devancé mon aveu par le sien?

—Je vous demande pardon; je ne croyais pas que la modestie de votre sexe fût poussée si loin chez vous. Mais un An ne dit-il jamais à une Gy: Je vous aime, si elle ne le lui a dit la première?

—Je ne puis dire qu'aucun An ne l'ait jamais fait, mais celui qui se conduit ainsi est déshonoré aux yeux des Ana, et les Gy-ei le méprisent en secret. Aucune Gy bien élevée ne l'écouterait; elle regarderait cet aveu comme une usurpation audacieuse des droits de son sexe et un outrage à la modestie du nôtre. C'est bien fâcheux,—continua le jeune An,—car celle que j'aime n'a certainement fait la cour à aucun autre, et je ne puis m'empêcher de penser que je lui plais. Quelquefois je soupçonne qu'elle ne me fait pas la cour parce qu'elle craint que je n'exige quelque convention déraisonnable au sujet de l'abandon de ses droits. S'il en est ainsi, elle ne m'aime pas réellement, car lorsqu'une Gy aime, elle abandonne tous ses droits.

—Cette jeune Gy est-elle ici?

—Oh! oui. La voilà là-bas assise près de ma mère.

Je regardai dans la direction indiquée et j'aperçus une Gy habillée de vêtements d'un rouge brillant, ce qui chez ce peuple indique qu'une Gy préfère encore le célibat. Elle porte du gris, teinte neutre, pour indiquer qu'elle cherche un époux; du pourpre foncé, si elle veut faire entendre qu'elle a fait un choix; du pourpre et orange, si elle est fiancée ou mariée; du bleu clair, quand elle est divorcée ou veuve et désire se remarier. Le bleu clair est naturellement très rare.

Au milieu d'un peuple chez qui la beauté est si universellement répandue, il est difficile de distinguer une femme plus belle que les autres. La Gy choisie par mon ami me parut posséder la moyenne des charmes mais son visage avait une expression qui me plaisait beaucoup plus que celui de la plupart des Gy-ei; elle paraissait moins hardie, moins pénétrée des droits de la femme. Je remarquai qu'en causant avec Bra elle jetait de temps en temps un regard de côté vers mon jeune ami.

—Courage,—lui dis-je,—la jeune Gy vous aime.

—Oui, mais si elle ne veut pas me le dire, en suis-je plus heureux?

—Votre mère connaît votre amour?

—Peut-être bien. Je ne le lui ai jamais avoué. Il serait peu viril de confier une pareille faiblesse à sa mère. Je l'ai dit à mon père; il se peut qu'il l'ait répété à sa femme.

—Voulez-vous me permettre de vous quitter un moment et de me glisser derrière votre mère et votre bien-aimée? Je suis sûr qu'elles parlent de vous. N'hésitez pas. Je vous promets de ne pas me laisser questionner jusqu'au moment où je vous rejoindrai.

Le jeune An mit sa main sur son cœur, me toucha légèrement la tête, et me permit de le quitter. Je me glissai sans être remarqué derrière sa mère et sa bien-aimée et j'entendis leur conversation.

C'était Bra qui parlait.

—Il n'y a aucun doute à cet égard,—disait-elle,—ou bien mon fils, qui est d'âge à se marier, sera entraîné par une de ses nombreuses prétendantes, ou il se joindra aux émigrants qui s'en vont au loin, et nous ne le verrons plus. Si vous l'aimez réellement, ma chère Lo, vous devriez vous déclarer.

—Je l'aime beaucoup, Bra; mais je ne sais si je pourrai jamais gagner son affection; il a tant de passion pour ses inventions et ses horloges; et je ne suis pas comme Zee, je suis si sotte que je crains de ne pouvoir entrer dans ses goûts favoris, et alors il se fatiguera de moi, et au bout des trois ans il divorcera et je ne pourrais jamais en épouser un autre.... non, jamais.

—Il n'est pas nécessaire de connaître le mécanisme d'une horloge pour savoir devenir si nécessaire au bonheur d'un An, qu'il abandonnerait plutôt toutes ses mécaniques que de renvoyer sa Gy. Vous voyez, ma chère Lo,—continua Bra,—que précisément parce que nous sommes le sexe le plus fort, nous gouvernons l'autre à condition de ne jamais laisser voir notre force. Si vous étiez supérieure à mon fils dans la construction des horloges et des automates, comme sa femme vous devriez toujours lui laisser croire que la supériorité est de son côté; l'An accepte tacitement la supériorité de la Gy en tout, excepté dans les choses de sa vocation. Mais si elle le dépasse dans ces choses-là ou si elle affecte de ne pas admirer son talent, il ne l'aimera pas longtemps; peut-être même divorcera-t-il. Mais quand une Gy aime réellement, elle apprend bien vite à aimer tout ce qui est agréable à l'An.

La jeune Gy ne répondit rien à ce discours, Elle baissa les yeux d'un air rêveur, puis un sourire se glissa sur ses lèvres, elle se leva sans rien dire, et, traversant la foule, elle s'approcha de l'An qui l'aimait. Je la suivis, mais je me tins à quelque distance en l'observant. Je fus surpris, jusqu'au moment où je me souvins de la tactique modeste des Ana, de voir l'indifférence avec laquelle le jeune homme paraissait recevoir les avances de Lo. Il fit mine de s'éloigner, mais elle le suivit, et peu de temps après, je les vis étendre leurs ailes et s'élancer dans l'espace lumineux.

Au même instant, je fus accosté par le magistrat suprême, qui se mêlait à la foule sans aucune marque particulière de déférence ou d'honneur. Je n'avais pas revu ce haut dignitaire depuis le jour où j'étais entré dans son domaine, et me rappelant les paroles d'Aph-Lin à propos du terrible doute qu'il avait exprimé sur la question de savoir si je devais ou non être disséqué, je me sentis frissonner en regardant son visage tranquille.

—J'entends beaucoup parler de vous, étranger, par mon fils Taë,—dit le Tur, en posant poliment la main sur ma tête inclinée.—Il aime beaucoup votre société, et j'espère que les mœurs de notre peuple ne vous déplaisent pas.

Je murmurai une réponse inintelligible, qui devait exprimer ma reconnaissance pour toutes les bontés dont m'avait comblé le Tur et mon admiration pour ses compatriotes; mais le scalpel à disséquer brillait devant mes yeux et arrêtait les mots dans ma gorge. Une voix plus douce dit tout à coup:—

—L'ami de mon frère doit m'être cher.

En levant les yeux, j'aperçus une jeune Gy qui pouvait avoir seize ans, debout à côté du magistrat et me regardant avec bonté. Elle n'avait pas atteint toute sa taille, et n'était pas beaucoup plus grande que moi (cinq pieds dix pouces environ), et grâce à cette petitesse relative, je trouvai que c'était la plus jolie Gy que j'eusse encore vue. Je suppose que quelque chose dans mon regard trahit ma pensée, car sa physionomie devint encore plus douce.

—Taë me dit,—reprit-elle,—que vous n'avez pas appris à vous servir de nos ailes. Cela me fait de la peine, car j'aurais aimé à voler avec vous.

—Hélas!—répondis-je,—je ne puis espérer de jouir jamais de ce bonheur. Zee m'a assuré que le don de se servir des ailes avec sécurité était héréditaire et qu'il faudrait des siècles avant qu'un être de ma race pût planer dans les airs comme un oiseau.

—Que cette pensée ne vous désole pas trop,—me répondit l'aimable Princesse,—car, après tout, un jour viendra où, Zee et moi, nous déposerons nos ailes pour toujours. Peut-être quand ce jour arrivera, serions-nous toutes heureuses que l'An que nous choisirons ne possédât pas d'ailes.

Le Tur nous avait quittés et se perdait dans la foule. Je commençais à me sentir à l'aise avec la charmante sœur de Taë et je l'étonnai un peu par la hardiesse de mon compliment en répondant que l'An qu'elle choisirait ne se servirait jamais de ses ailes pour fuir loin d'elle. Il est tellement contre l'usage qu'un An adresse un tel compliment à une Gy jusqu'à ce qu'elle lui ait déclaré son amour, que la jeune fille resta un instant muette d'étonnement. Mais elle n'avait pas l'air mécontent. Enfin, reprenant son sang-froid, elle m'invita à l'accompagner dans un salon moins encombré pour écouter le chant des oiseaux. Je suivis ses pas pendant qu'elle glissait devant moi et elle me mena dans une salle où il n'y avait presque personne. Une fontaine de naphte jaillissait au milieu; des divans moelleux étaient rangés tout autour, et tout un côté de la pièce, dépourvu de murs, donnait accès dans une volière remplie d'oiseaux, qui chantaient en chœur. La Gy s'assit sur l'un des divans et je me plaçai près d'elle.

—Taë m'a dit qu'Aph-Lin avait fait une loi[10] pour sa maison afin d'éviter qu'on vous questionnât sur le pays d'où vous venez ou sur la raison qui vous a porté à nous visiter. Est-ce vrai?

[10] Littéralement: a dit: On est prié dans cette maison. Les mots synonymes de lois sont évités par ce peuple singulier, comme impliquant une idée de contrainte. Si le Tur avait décidé que son Collège des Sages devait disséquer, le décret aurait porté ceci: On prie, pour le bien de la communauté, que le Tish carnivore soit prié de se soumettre à la dissection.

—Oui.

—Puis-je, du moins, sans manquer à cette loi, vous demander si les Gy-ei de votre pays sont d'une couleur pâle comme la vôtre et si elles ne sont pas plus grandes?

—Je ne pense pas, ô belle Gy, enfreindre la loi d'Aph-Lin, à laquelle je suis plus obligé que tout autre de me soumettre, en répondant à des questions aussi inoffensives. Les Gy-ei de mon pays sont beaucoup plus blanches et elles sont ordinairement plus petites que moi d'au moins une tête.

—Elles ne peuvent être aussi fortes que les Ana parmi nous. Mais je pense que leur force en vril, supérieure à la vôtre, compense une si grande différence de taille.

—Elles ne se servent pas de la force du vril comme vous l'entendez. Mais cependant elles sont très puissantes dans mon pays et un An n'a pas grande chance de mener une heureuse vie s'il n'est pas plus ou moins gouverné par sa Gy.

—Voilà un mot plein de sentiment,—dit la sœur de Taë d'un ton à demi triste, à demi pétulant.—Vous n'êtes pas marié sans doute?

—Non.... certainement non.

—Ni fiancé?

—Ni fiancé.

—Est-il possible qu'aucune Gy ne vous ait demandé en mariage?

—Dans mon pays, ce n'est pas la Gy qui fait cette demande: c'est l'An qui parle le premier.

—Quel étrange renversement des lois de la nature,—dit la jeune fille,—et quel manque de modestie dans votre sexe! Mais vous n'avez jamais demandé une Gy.... vous n'en avez jamais aimé une plus que l'autre?

Je me sentais embarrassé par ces questions ingénues.

—Pardonnez-moi,—répondis-je,—mais je crois que nous commençons à dépasser les limites fixées par Aph-Lin. Je vais répondre à votre dernière question, mais, je vous en prie, ne m'en faites pas d'autres. J'ai ressenti une fois la préférence dont vous parlez. Je fis ma demande et la jeune Gy m'aurait accepté de grand cœur, mais ses parents refusèrent leur consentement.

—Ses parents!.... Voulez-vous dire sérieusement que les parents peuvent intervenir dans le choix fait par leurs filles?

—Oui, vraiment, ils le peuvent et ils le font assez souvent.

—Je n'aimerais pas à vivre dans ce pays,—dit simplement la Gy;—mais j'espère que vous n'y retournerez jamais.

Je baissai la tête en silence. La Gy la releva doucement avec sa main droite et me regarda avec tendresse.

—Restez avec nous,—dit-elle,—restez avec nous et soyez aimé.

Je tremble encore en pensant à ce que j'aurais pu répondre, au danger que je courais d'être réduit en cendres, quand la clarté de la fontaine de naphte fut obscurcie par l'ombre de deux ailes, et Zee, descendant par le plafond ouvert, se posa près de nous. Elle ne dit pas un mot, mais prenant mon bras dans sa puissante main, elle m'emmena, comme une mère emmène un enfant méchant, et me conduisit à travers les appartements vers l'un des corridors; de là, par une de ces machines qu'ils préfèrent aux escaliers, nous montâmes à ma chambre. Arrivés là, Zee souffla sur mon front, toucha ma poitrine de sa baguette, et je tombai dans un profond sommeil.

Quand je m'éveillai, quelques heures plus tard, et que j'entendis la voix des oiseaux dans la chambre voisine, le souvenir de la sœur de Taë, de ses doux regards, et de ses paroles caressantes me revint à l'esprit; et il est si impossible à un homme né et élevé dans notre monde de se débarrasser des idées inspirées par la vanité et l'ambition, que je me mis d'instinct à bâtir de hardis châteaux en l'air.

—Tout Tish que je suis,—me disais-je,—tout Tish que je suis, il est clair que Zee n'est pas la seule Gy que je puisse captiver. Évidemment je suis aimé d'une Princesse, la première jeune fille de ce pays, la fille du Monarque absolu dont ils cherchent si inutilement à déguiser l'autocratie par le titre républicain de premier magistrat. Sans la soudaine arrivée de cette horrible Zee, cette Altesse Royale m'aurait certainement demandé ma main, et quoiqu'il puisse très bien convenir à Aph-Lin, qui n'est qu'un ministre subordonné, un Commissaire des Lumières, de me menacer de la destruction si j'accepte la main de sa fille, cependant un Souverain, dont la parole fait loi, pourrait forcer la communauté à abroger la coutume qui défend les mariages avec les races étrangères et qui, après tout, est contraire à leur égalité tant vantée. Il n'est pas à supposer que sa fille, qui parle avec tant de dédain de l'intervention des parents, n'ait pas assez d'influence sur son royal père pour me sauver de la combustion à laquelle Aph-Lin prétend me condamner. Et si j'étais honoré d'une si haute alliance, qui sait.... peut-être le Monarque me désignerait-il pour son successeur? Pourquoi non? Peu de gens parmi cette race d'indolents philosophes se soucient du fardeau d'une telle grandeur. Tous seraient peut-être heureux de voir le pouvoir suprême remis entre les mains d'un étranger accompli, qui a l'expérience d'une vie plus remuante; et une fois au pouvoir quelles réformes j'introduirais! Que de choses j'ajouterais avec mes souvenirs d'une autre civilisation à cette vie réellement agréable mais trop monotone. J'aime la chasse. Après la guerre, la chasse n'est-elle pas le plaisir des rois? Quelles étranges sortes de gibier abondent dans ce monde inférieur! Quel plaisir on doit éprouver à voir tomber sous ses coups des animaux que depuis le Déluge on ne connaît plus sur la terre! Comment m'y prendrais-je? Au moyen de ce terrible vril, dans le maniement duquel je ne ferai jamais, dit-on, de grands progrès. Non, mais à l'aide d'un bon fusil à culasse, que ces ingénieux mécaniciens non seulement sauront faire, mais perfectionneront; je suis sûr d'en avoir vu un au Musée. Je crois d'ailleurs que comme roi absolu je serai peu favorable au vril, excepté en cas de guerre. À propos de guerre, il est parfaitement ridicule de resserrer un peuple si intelligent, si riche, si bien armé, dans un territoire insignifiant, suffisant pour dix ou douze mille familles. Cette restriction n'est-elle pas une pure lubie philosophique, en opposition avec les aspirations de la nature humaine, comme l'utopie qui, dans le monde supérieur, a été essayée en partie par feu M. Robert Owen, et qui a si complètement échoué. Naturellement nous n'irions pas faire la guerre aux nations voisines aussi bien armées que nos sujets; mais dans ces régions habitées par des races qui ne connaissent pas le vril et qui ressemblent, par leurs institutions démocratiques, à mes concitoyens d'Amérique. On pourrait les envahir sans offenser les nations Vril-ya, nos alliées, s'approprier leur territoire, s'étendant peut-être jusqu'aux régions les plus éloignées du monde intérieur, et régner ainsi sur un empire où le soleil ne se couche jamais. J'oubliais dans mon enthousiasme qu'il n'y a pas de soleil dans ces régions. Quant à leurs préjugés bizarres contre l'habitude d'accorder de la gloire et de la renommée à un individu remarquable, parce que la poursuite des honneurs excite des contestations, stimule les passions mauvaises, et trouble la félicité de la paix, cette doctrine est opposée aux instincts mêmes de la créature, non seulement humaine, mais de la brute, qui, si elle peut s'apprivoiser, devient sensible aux louanges et à l'émulation. Quel renom entourerait un roi qui agrandirait ainsi son empire! On ferait de moi un demi-dieu.

Je pensai aussi que c'était un autre préjugé fanatique que de vouloir régler cette vie sur la vie future, à laquelle nous croyons fermement, nous autres Chrétiens, mais dont nous ne tenons jamais compte. Je décidai donc qu'une philosophie éclairée me forçait à détruire une religion païenne, si superstitieusement contraire aux idées modernes et à la vie pratique. En rêvant à ces divers projets, je sentais que j'aurais très volontiers usé, pour réveiller mes esprits, d'un bon grog au whisky. Non pas que je sois un buveur de spiritueux, mais pourtant il y a des moments où un léger excitant alcoolique, accompagné d'un cigare, donne plus de vivacité à l'imagination. Oui, certainement, parmi ces herbes et ces fruits il doit en exister un dont on puisse extraire une agréable boisson alcoolique, et avec une côtelette d'élan (ah! quelle insulte à la science de rejeter la nourriture animale que nos plus grands médecins s'accordent à recommander au suc gastrique de l'humanité!) on passerait une heure agréable. Puis, au lieu de ces drames antiques joués par des enfants, certainement, quand je serai roi, j'organiserai un opéra moderne avec un corps de ballet pour lequel on pourra trouver, parmi les nations dont je ferai la conquête, des jeunes femmes moins formidables que ces Gy-ei, par la taille et par leur force, qui ne seront pas armées du vril, et ne voudront pas vous forcer à les épouser.

J'étais si complètement absorbé par ces idées de réforme sociale, politique, morale, et par le désir de répandre sur les races du monde inférieur les bienfaits de la civilisation du monde supérieur, que je ne m'aperçus de la présence de Zee qu'en l'entendant pousser un profond soupir et, levant les yeux, je la vis près de mon lit.

Je n'ai pas besoin de dire que, suivant les coutumes de ce peuple, une Gy peut sans manquer au décorum visiter un An dans sa chambre, mais qu'on regarderait un An comme effronté et immodeste au suprême degré, s'il entrait dans la chambre d'une Gy avant d'en avoir obtenu la permission formelle. Heureusement j'avais encore sur moi les vêtements que je portais quand Zee m'avait déposé sur mon lit. Cependant je me sentis très irrité aussi bien que choqué de sa visite et je lui demandai rudement ce qu'elle voulait.

—Parle doucement, mon bien-aimé, je t'en supplie,—dit-elle,—car je suis bien malheureuse. Je n'ai pas dormi depuis que je t'ai quitté.

—La conscience de votre honteuse conduite envers moi, l'hôte de votre père, était bien faite pour bannir le sommeil de vos paupières. Où était l'affection que vous prétendez avoir pour moi; où était cette politesse dont se vantent les Vril-ya, quand prenant avantage de la force physique, qui distingue votre sexe dans cet étrange pays, et de ce pouvoir détestable et impie que le vril donne à vos yeux et à vos doigts, vous m'avez exposé à l'humiliation, vos visiteurs réunis, devant Son Altesse Royale.... je veux dire, devant la fille de votre premier magistrat.... en m'emmenant au lit, comme un enfant méchant, et en me plongeant dans le sommeil, sans me demander mon consentement?

—Ingrat! Me reprocher ce témoignage de mon amour! Penses-tu que sans parler de la jalousie, qui accompagne l'amour jusqu'au moment béni où nous sommes sûres d'avoir gagné le cœur que nous poursuivons, je pouvais demeurer indifférente aux périls que te faisaient courir les audacieuses avances de cette sotte petite fille?

—Permettez! Puisque vous parlez de périls, il convient peut-être de vous dire que vous m'exposez au plus grand des dangers ou que vous m'y exposeriez si je me laissais aller à croire à votre amour et à accepter vos avances. Votre père m'a dit clairement que dans ce cas on me réduirait en cendres, avec aussi peu de remords que Taë a détruit l'autre jour le grand reptile, par un seul éclair de sa baguette.

—Que cette crainte ne t'arrête pas,—s'écria Zee en se jetant à genoux et en saisissant ma main dans la sienne.—Il est bien vrai que nous ne pouvons pas nous marier comme se marient des êtres de la même race; il est vrai que notre amour doit être aussi pur que celui qui, selon notre croyance, existe entre les amants qui se réunissent au delà des limites de cette vie. Mais n'est-ce pas un assez grand bonheur que de vivre ensemble, unis de cœur et d'esprit? Écoute.... je viens de parler à mon père, il consent à notre union à ces conditions. J'ai assez d'influence sur le Collège des Sages pour être certaine qu'ils prieront le Tur de ne pas intervenir dans le libre choix d'une Gy, pourvu que son mariage avec un étranger ne soit que l'union de leurs âmes. Oh! crois-tu donc que le véritable amour ait besoin d'une grossière union? Je ne désire pas seulement vivre près de toi, dans cette vie, pour y prendre part à tes douleurs et à tes joies; je demande un lien qui m'unisse à toi pour toujours dans le monde des immortels. Me refuseras-tu?

Tandis qu'elle disait ces mots, elle s'était agenouillée et toute l'expression de sa physionomie s'était transformée, et, si elle était encore majestueuse, elle n'avait plus rien de sévère: une lumière divine, comme l'auréole d'un être immortel, illuminait sa beauté mortelle. Mais j'étais plus disposé à la vénérer avec crainte comme un ange qu'à l'aimer comme une femme. Après une pause embarrassée, je balbutiai une réponse évasive qui exprimait ma gratitude et cherchai, aussi délicatement que je le pus, à lui faire comprendre combien ma position serait humiliante au milieu de son peuple dans le rôle d'un mari à qui ne serait jamais accordé le nom de père.

—Mais,—dit Zee,—cette communauté ne constitue pas le monde entier. Non, et d'ailleurs toutes les populations de ce monde ne font pas partie de la ligue des Vril-ya. Pour l'amour de toi, je renoncerai à mon pays et à mon peuple. Nous fuirons ensemble vers quelque région où tu sois en sûreté. Je suis assez forte pour te porter sur mes ailes à travers les déserts qui nous en séparent. Je suis assez habile pour ouvrir un chemin parmi les rochers et y creuser des vallées où nous établirons notre habitation. La solitude et une cabane avec toi seront ma société et mon univers. Ou préférerais-tu rentrer dans ton monde, au-dessus de celui-ci, exposé à des saisons incertaines et éclairé par ces globes changeants qui, d'après le tableau que tu nous en as tracé, président à l'inconstance de ces régions sauvages? S'il en est ainsi, dis un mot, et je t'ouvrirai un chemin pour y retourner, pourvu que je sois avec toi, quand même je devrais là comme ici n'être l'associée que de ton âme, ton compagnon de voyage jusqu'au pays où il n'y a plus ni mort ni séparation.

Je ne pouvais m'empêcher d'être profondément ému par cette tendresse à la fois si pure et si passionnée; Zee prononçait ces mots d'une voix qui aurait adouci les plus rudes sons de la plus rude langue. Et, pendant un instant, il me vint à l'esprit que je pourrais profiter du secours de Zee pour m'ouvrir une route prompte et sûre vers le monde supérieur. Mais un moment de réflexion suffit pour me montrer combien il serait bas et honteux de profiter de tant de dévouement pour l'entraîner hors d'un pays et d'une famille où j'avais été reçu avec tant d'hospitalité, vers un autre monde qui lui serait si antipathique. Je prévoyais bien aussi que, malgré son amour platonique et spirituel, je ne pourrais renoncer à l'affection plus humaine d'une compagne moins élevée au-dessus de moi. À ce sentiment de mes devoirs envers la Gy s'unissait le sentiment de mes devoirs envers mon pays. Pouvais-je me hasarder à introduire dans le monde supérieur un être doué d'un pouvoir si terrible, qui pouvait d'un seul mouvement de sa baguette réduire en moins d'une heure la ville de New-York et son glorieux Koom-Posh en une pincée de cendres? Si je lui enlevais sa baguette, sa science lui permettrait facilement d'en construire une autre; et tout son corps était chargé des éclairs mortels qui armaient la légère machine. Si redoutable aux cités et aux populations du monde supérieur, pourrait-elle être pour moi une compagne convenable, au cas où son affection serait sujette au changement ou empoisonnée par la jalousie? Ces pensées, qu'il me faut tant de mots pour exprimer, passèrent rapidement dans mon esprit et décidèrent ma réponse.

—Zee,—dis-je de la voix la plus douce que je pus trouver, et pressant avec respect mes lèvres sur cette main dans l'étreinte de laquelle disparaissait ma main captive,—Zee, je ne puis trouver de mots pour vous dire combien je suis touché et honoré par un amour si désintéressé et si prêt à tous les sacrifices. Ma meilleure réponse sera une entière franchise. Chaque pays a ses habitudes. Les habitudes du vôtre ne me permettent pas de vous épouser; celles de mon pays sont également opposées à une union entre des races si différentes. D'autre part, bien que je ne manque pas de courage parmi les miens, ou au milieu des dangers qui me sont familiers, je ne puis, sans un frisson d'horreur, penser à construire notre demeure nuptiale dans un si horrible chaos, où tous les éléments, le feu, l'eau, et les gaz méphitiques sont en guerre les uns contre les autres; où, tandis que vous seriez occupée à fendre des rochers ou à verser du vril dans les lampes, je serais dévoré par un krek, que vos opérations auraient fait sortir de son repaire. Moi, simple Tish, je ne mérite pas l'amour d'une Gy si brillante, si docte, si puissante que vous. Non, je ne mérite pas cet amour, car je ne puis y répondre.

Zee laissa tomber ma main, se redressa, et se détourna pour cacher son émotion; puis elle glissa sans bruit vers la porte et se retourna sur le seuil. Tout à coup et comme saisie d'une nouvelle pensée, elle revint vers moi et me dit tout bas:—

—Tu m'as dit que tu me parlerais avec une entière franchise. Réponds donc avec une entière franchise à cette question: Si tu ne peux m'aimer, en aimes-tu une autre?

—Certainement non.

—Tu n'aimes pas la sœur de Taë?

—Je ne l'avais jamais vue avant hier au soir.

—Ce n'est pas une réponse. L'amour est plus prompt que le vril. Tu hésites. Ne crois pas que la jalousie seule me pousse à t'avertir. Si la fille du Tur te déclare son amour.... si dans son ignorance elle confie à son père une préférence qui puisse lui faire supposer qu'elle te courtisera, il n'aura pas d'autre choix que de demander ta destruction immédiate, puisqu'il est chargé de veiller au bien de la communauté, qui ne peut permettre à une fille des Vril-ya de s'unir à un fils des Tish-a, par un mariage qui ne se borne pas à l'union des âmes. Hélas! il n'y aurait plus alors d'espoir pour toi. Elle n'a pas des ailes assez fortes pour t'emporter dans les airs; elle n'est pas assez savante pour te créer une demeure dans les déserts. Crois-moi, mon amitié seule parle et non ma jalousie.

Sur ces mots, Zee me quitta. En me rappelant ses paroles je perdis toute idée de succéder au trône des Vril-ya, j'oubliai toutes les réformes politiques, sociales et morales que je voulais introduire comme Monarque Absolu.


XXVI.

Après ma conversation avec Zee, je tombai dans une profonde mélancolie. La curiosité avec laquelle j'avais étudié jusque-là la vie et les habitudes de ce peuple merveilleux cessa tout à coup. Je ne pouvais chasser de mon esprit l'idée que j'étais au milieu d'une race qui, tout aimable et toute polie qu'elle fût, pouvait me détruire d'un instant à l'autre sans scrupule et sans remords. La vie pacifique et vertueuse d'un peuple qui m'avait d'abord paru auguste, par son contraste avec les passions, les luttes et les vices du monde supérieur, commençait à m'oppresser, à me paraître ennuyeuse et monotone. La sereine tranquillité de l'atmosphère même me fatiguait. J'avais envie de voir un changement, fût-ce l'hiver, un orage, ou l'obscurité. Je commençais à sentir que quels que soient nos rêves de perfectibilité, nos aspirations impatientes vers une sphère meilleure, plus haute, plus calme, nous, mortels du monde supérieur, nous ne sommes pas faits pour jouir longtemps de ce bonheur même que nous rêvons et auquel nous aspirons.

Dans cette société des Vril-ya, c'était chose merveilleuse de voir comment ils avaient réussi à unir et à mettre en harmonie, dans un seul système, presque tous les objets que les divers philosophes du monde supérieur ont placés devant les espérances humaines, comme l'idéal d'un avenir chimérique. C'était un état dans lequel la guerre, avec toutes ses calamités, était impossible, un état dans lequel la liberté de tous et de chacun était assurée au suprême degré, sans une seule de ces animosités qui, dans notre monde, font dépendre la liberté des luttes continuelles des partis hostiles. Ici, la corruption qui avilit nos démocraties était aussi inconnue que les mécontentements qui minent les trônes de nos monarchies. L'égalité n'était pas un nom, mais une réalité. Les riches n'étaient pas persécutés, parce qu'ils n'étaient pas enviés. Ici, ces problèmes sur les labeurs de la classe ouvrière, encore insolubles dans notre monde et qui créent tant d'amertume entre les différentes classes, étaient résolus par le procédé le plus simple: ils n'avaient pas de classe ouvrière distincte et séparée. Les inventions mécaniques, construites sur des principes qui déjouaient toutes nos recherches, mues par un moteur infiniment plus puissant et plus gouvernable que tout ce que nous avons pu obtenir de la vapeur ou de l'électricité, aidées par des enfants dont les forces n'étaient jamais excédées, mais qui aimaient leur travail comme un jeu et une distraction, suffisaient à créer une richesse publique si bien employée au bien commun que jamais un murmure ne se faisait entendre. Les vices qui corrompent nos grandes villes n'avaient ici aucune prise. Les amusements abondaient, mais ils étaient tous innocents. Aucune fête ne poussait à l'ivresse, aux querelles, aux maladies. L'amour existait avec toutes ses ardeurs, mais il était fidèle dès qu'il était satisfait. L'adultère, le libertinage, la débauche étaient des phénomènes si inconnus dans cet État, que pour trouver même les noms qui les désignaient on eût été obligé de remonter à une littérature hors d'usage, écrite il y a plusieurs milliers d'années. Ceux qui ont étudié sur notre terre les théories philosophiques savent que tous ces écarts étranges de la vie civilisée ne font que donner un corps à des idées qui ont été étudiées, mises aux voix, ridiculisées, contestées, essayées quelquefois d'une façon partielle, et consignées dans des œuvres d'imagination, mais qui ne sont jamais arrivées à un résultat pratique. Le peuple que je décris ici avait fait bien d'autres progrès vers la perfection idéale. Descartes a cru sérieusement que la vie de l'homme sur cette terre pouvait être prolongée, non jusqu'à atteindre ici-bas une durée éternelle, mais jusqu'à ce qu'il appelle l'âge des patriarches, qu'il fixait modestement entre cent et cent cinquante ans. Eh bien! ce rêve des sages s'accomplissait ici, était même dépassé; car la vigueur de l'âge mûr se prolongeait même au delà de la centième année. Cette longévité était accompagnée d'un bienfait plus grand que la longévité même, celui d'une bonne santé inaltérable. Les maladies qui frappent notre race étaient facilement guéries par le savant emploi de cette force naturelle, capable de donner la vie et de l'ôter, qui est inhérente au vril. Cette idée n'est pas inconnue sur la terre, bien qu'elle n'ait guère été professée que par des enthousiastes ou des charlatans et qu'elle ne repose que sur les notions confuses du mesmérisme, de la force odique, etc. Laissant de côté l'invention presque insignifiante des ailes, qu'on a essayées sans jamais réussir depuis l'époque mythologique, je passe à cette question délicate posée depuis peu comme essentielle au bonheur de l'humanité, par les deux influences les plus turbulentes et les plus puissantes de ce monde, la Femme et la Philosophie. Je veux dire, les Droits de la Femme.

Les jurisconsultes s'accordent à prétendre qu'il est inutile de discuter des droits là où il n'existe pas une force suffisante pour les faire valoir; et sur terre, pour une raison ou pour l'autre, l'homme, par sa force physique, par l'emploi des armes offensives ou défensives, peut généralement, quand les choses en viennent à une lutte personnelle, maîtriser la femme. Mais parmi ce peuple il ne peut exister aucun doute sur les droits de la femme, parce que, comme je l'ai déjà dit, la Gy est plus grande et plus forte que l'An; sa volonté est plus résolue, et la volonté étant indispensable pour la direction du vril, elle peut employer sur l'An, plus fortement que l'An sur elle, les mystérieuses forces que l'art emprunte aux facultés occultes de la nature. Ainsi tous les droits que nos philosophes féminins sur la terre cherchent à obtenir sont accordés comme une chose toute naturelle dans cet heureux pays. Outre cette force physique, les Gy-ei ont, du moins dans leur jeunesse, un vif désir d'acquérir les talents et la science et, en cela, elles sont supérieures aux Ana; c'est donc à elles qu'appartiennent les étudiants, les professeurs, en un mot la portion instruite de la population.

Naturellement, comme je l'ai fait voir, les femmes établissent dans ce pays leur droit de choisir et de courtiser leur époux. Sans ce privilège, elles mépriseraient tous les autres. Sur terre nous craindrions, non sans raison, qu'une femme, après nous avoir ainsi poursuivi et épousé, ne se montrât impérieuse et tyrannique. Il n'en est pas de même des Gy-ei: une fois mariées elles suspendent leurs ailes, et aucun poète ne pourrait arriver à dépeindre une compagne plus aimable, plus complaisante, plus docile, plus sympathique, plus oublieuse de sa supériorité, plus attachée à étudier les goûts et les caprices relativement frivoles de son mari. Enfin parmi les traits caractéristiques qui distinguent le plus les Vril-ya de notre humanité, celui qui contribue le plus à la paix de leur vie et au bien-être de la communauté, c'est la croyance universelle à une Divinité bienfaisante et miséricordieuse, et à l'existence d'une vie future auprès de laquelle un siècle ou deux sont des moments trop courts pour qu'on les perde à des pensées de gloire, de puissance, ou d'avarice; une autre croyance ajoute à leur bonheur: persuadés qu'ils ne peuvent connaître de la Divinité que Sa bonté suprême, du monde futur que son heureuse existence, leur raison leur interdit toute discussion irritante sur des questions insolubles. Ils assurent ainsi à cet État situé dans les entrailles de la terre, ce qu'aucun État ne possède à la clarté des astres, toutes les bénédictions et les consolations d'une religion, sans aucun des maux, sans aucune des calamités qu'engendrent les guerres de religion.

Il est donc incontestable que l'existence des Vril-ya est, dans son ensemble, infiniment plus heureuse que celle des races terrestres, et que, réalisant les rêves de nos philanthropes les plus hardis, elle répond presque à l'idée qu'un poète pourrait se faire de la vie des anges. Et cependant si on prenait un millier d'êtres humains, les meilleurs et les plus philosophes qu'on puisse trouver à Londres, à Paris, à Berlin, à New-York, et même à Boston, et qu'on les plaçât au milieu de cette heureuse population, je suis persuadé qu'en moins d'une année ils y mourraient d'ennui, ou essayeraient une révolution par laquelle ils troubleraient la paix de la communauté et se feraient réduire en cendres à la requête du Tur.

Assurément je ne veux pas glisser dans ce récit quelque sotte satire contre la race à laquelle j'appartiens. J'ai au contraire tâché de faire comprendre que les principes qui régissent le système social des Vril-ya l'empêchent de produire ces exemples de grandeur humaine qui remplissent les annales du monde supérieur. Dans un pays où on ne fait pas la guerre, il ne peut y avoir d'Annibal, de Washington, de Jackson, de Sheridan. Dans un État où tout le monde est si heureux qu'on ne craint aucun danger et qu'on ne désire aucun changement, on ne peut voir ni Démosthène, ni Webster, ni Sumner, ni Wendel Holmes, ni Butler. Dans une société où l'on arrive à un degré de moralité qui exclut les crimes et les douleurs, d'où la tragédie tire les éléments de la crainte et de la pitié, où il n'y a ni vices, ni folies, auxquels la comédie puisse prodiguer les traits de sa satire comique, un tel pays perd toute chance de produire un Shakespeare, un Molière, une Mrs. Beecher Stowe. Mais si je ne veux pas critiquer mes semblables en montrant combien les motifs, qui stimulent l'activité et l'ambition des individus dans une société de luttes et de discussions, disparaissent ou s'annulent dans une société qui tend à assurer à ses citoyens une félicité calme et innocente qu'elle présume être l'état des puissances immortelles; je n'ai pas non plus l'intention de représenter la république des Vril-ya comme la forme idéale de la société politique, vers laquelle doivent tendre tous nos efforts. Au contraire, c'est parce que nous avons si bien combiné, à travers les siècles, les éléments qui composent un être humain, qu'il nous serait tout à fait impossible d'adopter la manière de vivre des Vril-ya, ou de régler nos passions d'après leur façon de penser; c'est pour cela que je suis arrivé à cette conviction: Ce peuple, qui non seulement a appartenu à notre race, mais qui, d'après les racines de sa langue, me paraît descendre de quelqu'un des ancêtres de la grande famille Aryenne, source commune de toutes les civilisations de notre monde; ce peuple qui, d'après ses traditions historiques et mythologiques, a passé par des transformations qui nous sont familières, forme maintenant une espèce distincte avec laquelle il serait impossible à toute race du monde supérieur de se mêler. Je crois de plus que, s'ils sortaient jamais des entrailles de la terre, suivant l'idée traditionnelle qu'ils se font de leur destinée future, ils détruiraient pour la remplacer la race actuelle des hommes.

Mais, dira-t-on, puisque plus d'une Gy avait pu concevoir un caprice pour un représentant aussi médiocre que moi de la race humaine, dans le cas où les Vril-ya apparaîtraient sur la terre, nous pourrions être sauvés de la destruction par le mélange des races. Tel espoir serait téméraire. De semblables mésalliances seraient aussi rares que les mariages entre les émigrants Anglo-Saxons et les Indiens Peaux-Rouges. D'ailleurs, nous n'aurions pas le temps de nouer des relations familières. Les Vril-ya, en sortant de dessous terre, charmés par l'aspect d'une terre éclairée par le soleil, commenceraient par la destruction, s'empareraient des territoires déjà cultivés, et détruiraient sans scrupules tous les habitants qui essayeraient de résister à leur invasion. Quand je considère leur mépris pour les institutions du Koom-Posh, ou gouvernement populaire, et la valeur de mes bien-aimés compatriotes, je crois que si les Vril-ya apparaissaient d'abord en Amérique, et ils n'y manqueraient pas, puisque c'est la plus belle partie du monde habitable, et disaient: «Nous nous emparons de cette portion du globe; citoyens du Koom-Posh, allez-vous-en et faites place pour le développement de la race des Vril-ya,» mes braves compatriotes se battraient, et au bout d'une semaine il ne resterait plus un seul homme qui pût se rallier au drapeau étoilé et rayé des États-Unis.

Je voyais fort peu Zee, excepté aux repas, quand la famille se réunissait, et elle était alors silencieuse et réservée. Mes craintes au sujet d'une affection que j'avais si peu cherchée et que je méritais si peu se calmaient, mais mon abattement augmentait de jour en jour. Je mourais d'envie de revenir au monde supérieur; mais je me mettais en vain l'esprit à la torture pour trouver un moyen. On ne me permettait jamais de sortir seul, de sorte que je ne pouvais même visiter l'endroit par lequel j'étais descendu, pour voir s'il ne me serait pas possible de remonter dans la mine. Je ne pouvais pas même descendre de l'étage où se trouvait ma chambre, pendant les Heures Silencieuses, quand tout le monde dormait. Je ne savais pas commander à l'automate qui, cruelle ironie, se tenait à mes ordres, debout contre le mur; je ne connaissais pas les ressorts par lesquels on mettait en mouvement la plate-forme qui servait d'escalier. On m'avait volontairement caché tous ces secrets. Oh! si j'avais pu apprendre à me servir des ailes, dont les enfants se servaient si bien, j'aurais pu m'enfuir par la fenêtre, arriver aux rochers, et m'enlever par le gouffre dont les parois verticales refusaient de supporter un pas humain.


XXVII.

Un jour, pendant que j'étais seul à rêver tristement dans ma chambre, Taë entra par la fenêtre et vint s'asseoir près de moi. J'étais toujours heureux des visites de cet enfant, dans la société duquel je me sentais moins humilié que dans celle des Ana, dont les études étaient plus complètes et l'intelligence plus mûre. Comme on me permettait de sortir avec lui et que je désirais revoir l'endroit par lequel j'étais descendu dans le monde souterrain, je me hâtai de lui demander s'il avait le temps de m'accompagner dans une promenade à la campagne. Sa physionomie me parut plus sérieuse que de coutume, quand il me répondit:—

—Je suis venu vous chercher.

Nous fûmes bientôt dans la rue et nous n'étions pas loin de la maison, quand nous rencontrâmes cinq ou six jeunes Gy-ei, qui revenaient des champs, avec des corbeilles pleines de fleurs, et chantaient en chœur en marchant. Une jeune Gy chante plus qu'elle ne parle. Elles s'arrêtèrent en nous voyant, s'approchèrent de Taë avec une gaieté familière, et de moi avec cette galanterie polie qui distingue les Gy-ei dans leurs rapports avec le sexe faible.

Et je puis dire ici que, malgré la franchise de la Gy quand elle courtise un An, rien dans ses manières ne peut être comparé aux manières libres et bruyantes de ces jeunes Anglo-Saxonnes, auxquelles on accorde l'épithète distinguée de fast (à la mode), vis-à-vis des jeunes gens pour lesquels elles ne professent pas le moindre amour. Non: la conduite des Gy-ei envers les Ana en général ressemble beaucoup à celle des hommes très bien élevés, dans les salons de notre monde supérieur, envers une femme qu'ils respectent, mais à laquelle ils ne font pas la cour; respectueux, complimenteurs, d'une politesse exquise, ce que l'on peut appeler chevaleresques.

Sans doute je fus un peu embarrassé par les nombreuses politesses par lesquelles ces jeunes et courtoises Gy-ei s'adressaient à mon amour-propre. Dans le monde d'où je venais, un homme se serait trouvé offensé, traité avec ironie, et blagué (si un mot d'argot aussi vulgaire peut être employé sur l'autorité des romanciers populaires qui s'en servent aussi librement), quand une jeune Gy fort jolie me fit compliment sur la fraîcheur de mon teint, une autre sur le choix des couleurs de mes vêtements, une troisième, avec un timide sourire, sur les conquêtes que j'avais faites à la soirée d'Aph-Lin. Mais je savais déjà que de tels propos étaient ce que les Français appellent des banalités, et ne signifiaient, dans la bouche des jeunes filles, que le désir de déployer cette aimable galanterie que sur la terre la tradition et une coutume arbitraire ont réservée au sexe mâle. Et, de même que, chez nous, une jeune fille bien élevée et habituée à de pareils compliments, sent qu'elle ne peut sans inconvenance y répondre ou en paraître trop charmée, de même moi, qui avais appris les bonnes manières chez un des Ministres de ce peuple, je ne pus que sourire et prendre un air gracieux en repoussant avec timidité les compliments dont on m'accablait. Pendant que nous causions ainsi, la sœur de Taë nous avait aperçus, paraît-il, d'une des chambres supérieures du Palais Royal, car elle arriva bientôt près de nous de toute la vitesse de ses ailes.

Elle s'approcha de moi et me dit, avec cette inimitable déférence, que j'ai appelée chevaleresque, et pourtant avec une certaine brusquerie de ton que Sir Philip Sidney aurait traitée de rustique dans la bouche d'une personne qui s'adressait au sexe faible:—

—Pourquoi ne venez-vous jamais nous voir?

Pendant que je délibérais sur la réponse à faire à cette question inattendue, Taë dit promptement et d'un ton sévère:—

—Ma sœur, tu oublies que l'étranger est du même sexe que moi. Il n'est pas convenable pour nous, si nous voulons conserver notre réputation et notre modestie, de nous abaisser à courir après ta société.

Ce discours fut reçu avec des marques d'approbation par toutes les Gy-ei présentes; mais la sœur de Taë parut déconcertée. Pauvre enfant!.... et une Princesse encore!

En ce moment une ombre passa entre le groupe et moi; en me retournant, je vis le magistrat principal s'avancer vers moi de ce pas tranquille et majestueux particulier aux Vril-ya. En le regardant, je fus saisi de la même terreur que lors de ma première rencontre avec lui. Sur son front, dans ses yeux, il y avait ce même je ne sais quoi indéfinissable qui me faisait reconnaître en lui une race qui devait être fatale à la nôtre; cette même expression étrange de sérénité exempte de tous les soucis et de toutes les passions ordinaires; on y lisait la conscience d'un pouvoir suprême et ce mélange de pitié et d'inflexibilité qu'on trouve chez un juge qui prononce un arrêt. Je frissonnai et, m'inclinant, je serrai le bras de Taë et m'éloignai sans rien dire. Le Tur se plaça sur notre chemin, me regarda un instant sans parler, puis tourna tranquillement ses regards vers sa fille, et, avec un salut grave adressé à elle et aux autres Gy-ei, passa au milieu du groupe et s'éloigna sans avoir prononcé un mot.


XXVIII.

Quand Taë et moi nous fûmes seuls sur la grande route qui s'étend entre la cité et le gouffre par lequel j'étais descendu dans ce monde privé de la clarté du soleil et des étoiles, je dis à demi-voix:—

—Mon cher enfant, mon ami, il y a dans la physionomie de votre père quelque chose qui m'effraye. Il me semble voir la mort en contemplant sa sereine tranquillité.

Taë ne répondit pas tout de suite. Il semblait agité et paraissait se demander par quels mots il pourrait m'adoucir une mauvaise nouvelle.

—Personne ne craint la mort parmi les Vril-ya,—dit-il enfin.—La craignez-vous?

—La crainte de la mort est innée dans l'âme des hommes de ma race. Nous pouvons en triompher à la voix du devoir, de l'honneur, ou de l'amour. Nous pouvons mourir pour une vérité, pour notre patrie, pour ceux qui nous sont plus chers que nous-mêmes. Mais, si la mort me menace ici, maintenant, où sont les motifs qui peuvent contrebalancer la terreur qui accompagne l'idée de la séparation du corps et de l'âme?

Taë parut surpris, et sa voix était pleine de tendresse quand il me répondit:—

—Je rapporterai à mon père ce que vous venez de me dire. Je le supplierai d'épargner votre vie.

—Il a donc décrété ma mort?

—C'est la faute ou la folie de ma sœur,—dit Taë, avec quelque pétulance.—Elle a parlé ce matin à mon père, et après leur conversation, il m'a fait appeler, comme chef des enfants chargés de détruire les êtres qui menacent la communauté, et il m'a dit: «Prends ta baguette de vril, et va chercher l'étranger qui t'est devenu cher. Que sa fin soit prompte et exempte de douleur.»

—Et,—dis-je en tremblant et en m'éloignant de l'enfant,—c'est donc pour m'assassiner que vous m'avez emmené à la campagne? Non, je ne puis le croire. Je ne puis vous croire capable d'un tel crime!

—Ce n'est pas un crime de tuer ceux qui menacent les intérêts de l'État; ce serait un crime de détruire le moindre petit insecte qui ne nous ferait aucun mal.

—Si vous voulez dire que je menace les intérêts de l'État parce que votre sœur m'honore de cette sorte de préférence qu'un enfant peut montrer pour un jouet singulier, il n'est pas nécessaire pour cela de me tuer. Laissez-moi retourner vers le peuple que j'ai quitté, par le gouffre qui m'a permis d'entrer dans votre monde. Avec un peu d'aide de votre part, j'en puis venir à bout. Grâce à vos ailes vous pourrez attacher la corde, que vous avez sans doute gardée, au rocher qui m'a servi pour descendre. Faites cela, je vous en prie; aidez-moi à remonter à l'endroit d'où je suis venu, et je disparaîtrai de votre monde pour toujours et aussi sûrement que si j'étais mort.

—Le gouffre par lequel vous êtes descendu?.... Regardez; nous sommes juste à l'endroit où il s'ouvrait. Que voyez-vous?.... Le roc solide et compact. Le gouffre a été fermé par les ordres d'Aph-Lin, aussitôt que des rapports furent établis entre vous et lui, pendant votre sommeil, et qu'il apprit de votre propre bouche ce qu'est le monde d'où vous veniez. Ne vous souvenez-vous pas du jour où Zee me pria de ne pas vous questionner sur vous-même ou sur votre pays? En vous quittant, ce jour-là, Aph-Lin m'aborda et me dit: «Il ne faut laisser aucun chemin ouvert entre le monde de l'étranger et le nôtre, ou les malheurs et les chagrins du sien pourraient descendre parmi nous. Prends avec toi les enfants de ta bande, frappez les parois de la caverne de vos baguettes de vril jusqu'à ce que la chute des rochers ferme toute issue par laquelle la clarté de nos lampes puisse être aperçue.»

Pendant que l'enfant parlait, je regardais avec effroi les rocs noirs qui se dressaient devant mes yeux.

D'énormes masses irrégulières de granit, montrant par des taches de feu où elles avaient été frappées, s'élevaient du sol à la voûte de la caverne, pas une crevasse!

—Tout espoir est donc perdu,—murmurai-je en m'asseyant sur le bord de la route,—et je ne reverrai plus le soleil.

Je me couvris la figure de mes deux mains et je priai Celui dont j'avais si souvent oublié la présence sous ce ciel qui manifeste sa puissance. Je sentis qu'il était présent dans les profondeurs de la terre et au milieu du monde des tombeaux. Je relevai les yeux, calmé et fortifié par ma prière, et, regardant l'enfant avec un tranquille sourire, je lui dis:—

—Si tu dois me tuer, frappe maintenant.

Taë secoua doucement la tête.

—Non,—dit-il,—l'ordre de mon père n'est pas si absolu qu'il ne me laisse aucun choix. Je lui parlerai et peut-être pourrai-je te sauver. Quelle étrange chose que tu aies cette crainte de la mort que nous pensions être le partage des êtres inférieurs, auxquels la connaissance d'une autre vie n'est pas accordée. Chez nous les enfants même n'ont pas cette peur. Dis-moi, mon cher Tish,—continua-t-il après un moment de silence,—redouterais-tu moins de passer de cette forme de vie à la forme qu'on trouve de l'autre côté de cet instant qu'on appelle la mort, si je t'accompagnais dans ce voyage? Si tu le désires, je demanderai à mon père qu'il me soit permis de te suivre. Je suis de ceux qui doivent émigrer un jour, quand ils seront en âge de le faire, dans un pays inconnu. Je partirais aussi volontiers pour les régions inconnues de l'autre monde. La Bonté Suprême est aussi présente dans celui-là que dans celui-ci. Où ne la trouve-t-on pas?

—Enfant,—dis-je en voyant à la figure de Taë qu'il parlait sérieusement,—tu commettrais un crime en me tuant; mais celui que je commettrais ne serait pas moindre si je te disais: Donne-toi la mort. La Bonté Suprême choisit son moment pour nous donner la vie et pour nous la reprendre. Partons. Si après que tu auras parlé à ton père, il décide ma mort, fais-le-moi savoir aussitôt que tu le pourras, afin que je puisse m'y préparer.

Nous retournâmes à la ville, ne conversant que par intervalles et à bâtons rompus. Nous ne pouvions nous comprendre l'un l'autre et j'éprouvais pour le bel enfant à la douce voix, qui marchait à mes côtés, le même sentiment qu'éprouve un condamné à mort en marchant à côté du bourreau qui le conduit à l'échafaud.


XXIX.

Vers le milieu des Heures Silencieuses, qui forment les nuits des Vril-ya, je fus réveillé du sommeil agité auquel je venais seulement de m'abandonner, par une main posée sur mon épaule. Je tressaillis; Zee était debout à mes côtés.

—Chut!—dit-elle à voix basse,—que personne ne nous entende. Penses-tu que j'aie cessé de veiller sur toi parce que je n'ai pu obtenir ton amour? J'ai vu Taë. Il n'a rien obtenu de son père qui avait déjà conféré avec les trois sages qu'il appelle en conseil lorsque quelque question l'embarrasse, et par leur conseil il a ordonné que tu sois mis à mort à l'heure où le monde se réveille. Je veux te sauver. Lève-toi et habille-toi.

En disant ces mots, Zee me montra, sur une table près de mon lit, les vêtements que je portais à mon arrivée et que j'avais échangés contre le costume plus pittoresque des Vril-ya. La jeune Gy se dirigea alors vers la fenêtre et sortit sur le balcon, pendant que tout étonné je passais rapidement mes vêtements. Je la rejoignis sur le balcon; son visage était pâle et rigide. Elle me prit par la main et me dit doucement:—

—Vois comme l'art des Vril-ya a brillamment illuminé ce monde. Demain, il sera obscur pour moi.

Sans attendre ma réponse, elle me ramena dans la chambre, puis dans le corridor, et nous descendîmes dans le vestibule. Nous passâmes le long des rues désertes et de la route qui conduisait aux rochers. Dans ce monde où il n'y a ni jour, ni nuit, les Heures Silencieuses sont d'une solennité inexprimable, tant la vaste étendue illuminée par l'art des mortels est dénuée de tout bruit, de tout signe de vie. Malgré la légèreté de nos pas, le bruit qu'ils faisaient semblait choquer l'oreille et troubler l'harmonie de l'universel repos. Je devinais que Zee, sans me le dire, s'était décidée à m'aider à retourner vers le monde supérieur et que nous nous dirigions vers le lieu où j'étais descendu. Son silence me gagnait et m'empêchait de parler. Nous approchions du gouffre. Il avait été rouvert; il ne présentait pas, il est vrai, le même aspect qu'au moment de ma descente, mais, au milieu du mur massif que m'avait montré Taë, on avait frayé un nouveau passage, et le long de ses flancs carbonisés brillaient encore quelques étincelles; de petits tas de cendres se refroidissaient en tombant. Je ne pouvais cependant en levant les yeux pénétrer l'obscurité que jusqu'à une faible hauteur; je demeurais épouvanté, me demandant comment je pourrais accomplir cette difficile ascension.

Zee devina ma pensée.

—Ne crains rien,—dit-elle, avec un faible sourire,—ton retour est assuré. J'ai commencé ce travail avec les Heures Silencieuses et quand tout le monde dormait. Sois sûr que je ne me suis pas arrêtée jusqu'à ce que la route te fût ouverte. Je t'accompagnerai encore un peu de temps. Nous ne nous séparerons que lorsque tu me diras:—Va, je n'ai plus besoin de toi.

Mon cœur tressaillit de remords à ces mots.

—Ah!—m'écriai-je,—que je voudrais que tu fusses de ma race ou que je fusse de la tienne, je ne dirais jamais: Je n'ai plus besoin de toi!

—Sois béni pour ces paroles, je m'en souviendrai quand tu seras parti,—me répondit tendrement la Gy.

Pendant ce court dialogue, Zee s'était détournée, le corps incliné et la tête penchée sur sa poitrine. Elle se releva alors de toute sa hauteur et se plaça devant moi. Elle avait allumé le cercle qui entourait sa tête et il étincelait comme une couronne d'étoiles. Son visage, tout son corps, et l'atmosphère environnante étaient éclaires par la lumière de ce diadème.

—Maintenant,—dit-elle,—passe tes bras autour de moi, pour la première et la dernière fois. Allons, courage, et attache-toi fermement à moi.

Tandis qu'elle parlait, ses vêtements se gonflèrent, ses ailes s'étendirent. Je me serrai contre elle et elle m'emporta au travers du terrible gouffre. La lumière étoilée de sa couronne éclairait les ténèbres autour de nous. Le vol de la Gy s'élevait, doux et puissant, comme celui d'un ange qui s'envole vers le ciel emportant une âme qu'il vient d'arracher à la mort.

Enfin j'entendis à distance le murmure des voix humaines, le bruit du travail humain. Nous fîmes halte sur le sol d'une des galeries de la mine, et au delà je voyais briller de loin en loin la lumière faible et pâle des lampes de mineurs. Je relâchai mon étreinte. La Gy m'embrassa sur le front, avec passion, mais comme une mère pourrait le faire, et me dit, pendant que les larmes coulaient de ses yeux:—

—Adieu pour toujours. Tu ne veux pas me laisser entrer dans ton monde, tu ne pourras jamais revenir dans le nôtre. Avant que les miens aient secoué le sommeil, les rochers se seront refermés et ne seront rouverts ni par moi, ni par personne, avant des siècles dont on ne peut encore prévoir le nombre. Pense à moi quelquefois avec tendresse. Quand j'atteindrai la vie qui s'étend au delà de cette courte portion de la durée, je te chercherai. Là aussi, peut-être, la place assignée à ton peuple sera séparée de moi par des rochers et des gouffres, et peut-être n'aurai-je plus le pouvoir de m'ouvrir un chemin pour te retrouver comme j'en ai ouvert un pour te perdre.

Elle se tut. J'entendis le bruit de ses ailes, semblable à celui que font les ailes du cygne, et je vis les rayons de feu de son diadème disparaître dans l'obscurité.

Je m'assis un moment, rêvant avec tristesse; puis je me levai et me dirigeai lentement vers l'endroit où j'entendais des voix. Les mineurs que je rencontrai m'étaient étrangers et d'une autre nation que la mienne. Ils se retournèrent pour me regarder avec quelque surprise, mais voyant que je ne pouvais leur répondre dans leur langue, ils se remirent à l'ouvrage et me laissèrent passer sans plus m'inquiéter. Enfin j'arrivai à l'ouverture de la mine, sans être troublé par d'autres questions, si ce n'est par un surveillant qui me connaissait et qui heureusement était trop occupé pour causer avec moi. J'eus soin de ne pas retourner à mon premier logement, où je n'aurais pu échapper aux questions, et où mes réponses auraient paru peu satisfaisantes. Je regagnai sain et sauf mon pays, où je suis depuis longtemps paisiblement établi; je me lançai dans les affaires, d'où je me suis retiré, il y a trois ans, avec une fortune raisonnable. Je n'ai guère eu l'occasion ou la tentation de raconter les voyages et les aventures de ma jeunesse. J'ai été, comme tant d'autres, déçu dans mes espérances d'amour et de bonheur domestique; souvent, dans la solitude de mes nuits je pense à la jeune Gy et je me demande comment j'ai pu repousser un tel amour, de quelques périls qu'il me menaçât, de quelques difficultés qu'il fût entouré. Seulement, plus je pense à un peuple qui se développe lentement dans des régions qui s'étendent hors de notre vue et sont regardées comme inhabitables par les sages de notre terre, à cette puissance qui dépasse toutes nos forces combinées, et à ces vertus qui deviennent de plus en plus contraires à notre vie politique et sociale, à mesure que notre civilisation fait des progrès, plus je prie Dieu que des siècles s'écoulent avant l'apparition de nos inévitables destructeurs. Cependant mon médecin m'ayant dit franchement que j'étais atteint d'une maladie qui, sans me faire beaucoup souffrir, sans me faire sentir ses progrès, peut à tout moment m'être fatale, j'ai cru que mon devoir envers mes semblables m'obligeait à écrire ce récit pour les avertir de la venue de la Race Future.

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