La Russie en 1839, Volume II
The Project Gutenberg eBook of La Russie en 1839, Volume II
Title: La Russie en 1839, Volume II
Author: marquis de Astolphe Custine
Release date: June 20, 2008 [eBook #25850]
Language: French
Credits: Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)
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LA RUSSIE EN 1839
PAR
LE MARQUIS DE CUSTINE
«Respectez surtout les étrangers, de quelque qualité, de quelque rang qu'ils soient, et si vous n'êtes pas à même de les combler de présents, prodiguez-leur au moins des marques de bienveillance, puisque de la manière dont ils sont traités dans un pays dépend le bien et le mal qu'ils en disent en retournant dans le leur.»
(Extrait des conseils de Vladimir Monomaque à ses enfants en 1126. Histoire de l'Empire de Russie, par Karamsin, t. II, p. 205.)
TOME DEUXIÈME
PARIS LIBRAIRIE D'AMYOT, ÉDITEUR 6, RUE DE LA PAIX
1843
LA LETTRE ONZIÈME.
Rapprochement des dates: 14 juillet 1789: prise de la Bastille: 14 juillet 1839: mariage du petit-fils de M. de Beauharnais.—Chapelle de la cour.—Première impression produite par la physionomie de l'Empereur.—Conséquences du despotisme pour le despote.—Portrait de l'Empereur Nicolas.—Caractère de sa physionomie.—L'Impératrice.—Son air souffrant.—Esclavage de tous.—L'Impératrice n'a pas la liberté d'être malade.—Danger des voyages pour les Russes.—Abords du palais.—Mon entrée à la cour.—Accident risible.—Chapelle Impériale.—Magnificence des décorations et des costumes.—Entrée de la famille Impériale.—Fautes d'étiquette réparées: par qui?—M. de Pahlen tient la couronne sur la tête du marié.—Réflexion.—Émotion de l'Impératrice.—Portrait du jeune duc de Leuchtenberg.—Son impatience.—Pruderie du langage actuel.—Ce qui la cause.—Musique de la chapelle Impériale.—Vieux chants grecs arrangés autrefois par des compositeurs italiens.—Effet merveilleux de cette musique.—Te Deum.—L'archevêque.—L'Empereur lui baise la main.—Impassibilité du duc de Leuchtenberg.—Son air défiant.—Position fausse.—Souvenir de la terreur.—Talisman de M. de Beauharnais.—C'est moi qui le possède.—Point de foule, on ne sait ce que c'est en Russie.—Immensité des places publiques.—Tout paraît petit dans un pays où l'espace est sans bornes.—La colonne d'Alexandre.—L'amirauté.—L'église de Saint-Isaac.—Place qui est une plaine.—Le sentiment de l'art manque aux Russes.—Quelle eût été l'architecture propre à leur climat et à leur pays.—Le génie de l'Orient plane sur la Russie.—Le granit ne résiste pas aux hivers de Pétersbourg.—Char de triomphe.—Profanation de l'art antique.—Architectes russes.—Prétentions du despotisme à vaincre la nature.—Ouragan au moment du mariage.—L'Empereur.—Expressions diverses de son visage.—Caractère particulier de sa physionomie.—Ce que signifie le mot acteur en grec.—L'Empereur est toujours dans son rôle.—Quel attachement il inspire.—La cour de Russie.—L'Empereur est à plaindre.—Sa vie agitée.—L'Impératrice y succombe.—Influence de cette frivolité sur l'éducation de leurs enfants.—Ma présentation.—Nuances de politesse.—Mot de l'Empereur.—Le son de sa voix.—L'Impératrice.—Son affabilité.—Son langage.—Fête à la cour.—Surprise des courtisans en rentrant dans ce palais fermé depuis l'incendie.—Influence de l'air de la cour.—Courtisans à tous les étages de cette société.—Ils ne sont pas moins à plaindre que tous les autres hommes.—Danses de cour.—La polonaise.—La grande galerie.—Admiration des esprits positifs pour le despotisme.—Conditions imposées à chaque gouvernement.—La France n'a pas l'esprit de son gouvernement.—Le plaisir n'est pas le but de l'existence.—Autre galerie.—Souper.—Le khan des Kirguises.—La Reine de Géorgie.—Sa figure.—Le malheur ridicule perd ses droits.—L'apparence trompe, moins qu'on ne le croit.—Habit de cour russe.—Coiffure nationale.—Elle enlaidit les laides et embellit les belles.—Le Genevois à la table de l'Empereur.—Trait de politesse de ce prince.—La petite table.—Imperturbable sang-froid d'un Suisse.—Effet du soleil couchant vu par une fenêtre.—Nouvelle merveille des nuits du Nord.—Description.—La ville et le palais font contraste.—Rencontre inattendue.—L'Impératrice.—Autre point de vue sur la cour intérieure du palais.—Elle est remplie d'un peuple muet d'admiration.—Joie menteuse.—Conspiration contre la vérité.—Mot de madame de Staël.—Plaisirs désintéressés du peuple.—Philosophie du despotisme.
Ce 14 juillet 1839. (Cinquante ans jour pour jour après la prise de la Bastille, 14 juillet 1789.)
Remarquez d'abord ces dates dont le rapprochement me paraît assez curieux. Le commencement de nos révolutions et le mariage du fils d'Eugène de Beauharnais ont eu lieu le même jour à cinquante ans de distance.
Je reviens de la cour après avoir assisté dans la chapelle Impériale à toutes les cérémonies grecques du mariage de la grande-duchesse Marie avec le duc de Leuchtenberg. Tout à l'heure, je vous les décrirai de mon mieux et en détail, mais avant tout, je veux vous parler de l'Empereur.
Au premier abord, le caractère dominant de sa physionomie est la sévérité inquiète, expression peu agréable, il faut l'avouer, malgré la régularité de ses traits. Les physionomistes prétendent, à juste titre, que l'endurcissement du cœur peut nuire à la beauté du visage. Néanmoins, chez l'Empereur Nicolas cette disposition peu bienveillante paraît être le résultat de l'expérience plus que l'œuvre de la nature. Ne faut-il pas qu'un homme soit torturé par une longue et cruelle souffrance pour que sa physionomie nous fasse peur, malgré la confiance involontaire qu'inspire ordinairement une noble figure?
Un homme chargé de diriger dans ses moindres détails une machine immense, craint incessamment de voir quelque rouage se déranger; celui qui obéit ne souffre que selon la mesure matérielle du mal qu'il ressent; celui qui commande souffre d'abord comme les autres hommes, puis l'amour-propre et l'imagination centuplent pour lui seul le mal commun à tous. La responsabilité est la punition du souverain absolu.
S'il est le mobile de toutes les volontés, il devient le foyer de toutes les douleurs: plus on le redoute, plus je le trouve à plaindre.
Celui qui peut tout, qui fait tout, est accusé de tout: soumettant le monde à ses ordres suprêmes, il voit jusque dans les hasards une ombre de révolte; persuadé que ses droits sont sacrés, il ne reconnaît d'autres bornes à sa puissance que celles de son intelligence et de sa force, et il s'en indigne. Une mouche qui vole mal à propos dans le palais Impérial, pendant une cérémonie, humilie l'Empereur. L'indépendance de la nature lui paraît d'un mauvais exemple; tout être qu'il ne peut assujettir à ses lois arbitraires, devient à ses yeux un soldat qui se révolte contre son sergent au milieu de la bataille; la honte en rejaillit sur l'armée et jusque sur le général: l'Empereur de Russie est un chef militaire, et chacun de ses jours est un jour de bataille.
Pourtant de loin en loin des éclairs de douceur tempèrent le regard impérieux ou Impérial du maître; alors l'expression de l'affabilité fait tout à coup ressortir la beauté native de cette tête antique. Dans le cœur du père et de l'époux l'humanité triomphe par instants de la politique du prince. Quand le souverain se repose du joug qu'il fait peser sur toutes les têtes il paraît heureux. Ce combat de la dignité primitive de l'homme contre la gravité affectée du souverain, me semble bien curieux à observer. C'est à quoi j'ai passé la plus grande partie de mon temps dans la chapelle.
L'Empereur est plus grand que les hommes ordinaires de la moitié de la tête; sa taille est noble quoiqu'un peu raide; il a pris dès sa jeunesse l'habitude russe de se sangler au-dessus des reins, au point de se faire remonter le ventre dans la poitrine, ce qui a dû produire un gonflement des côtes; cette proéminence peu naturelle nuit à la santé comme à la grâce du corps; l'estomac bombé excessivement sous l'uniforme, finit en pointe et retombe par-dessus la ceinture.
Cette difformité volontaire qui nuit à la liberté des mouvements, diminue l'élégance de la tournure et donne de la gêne à toute la personne. On dit que lorsque l'Empereur se desserre les reins, les viscères, reprenant tout à coup, pour un moment, leur équilibre dérangé, lui font éprouver une prostration de force extraordinaire. On peut déplacer le ventre, on ne peut pas le détruire.
Il a le profil grec; le front haut, mais déprimé en arrière, le nez droit et parfaitement formé, la bouche très-belle, le visage noble, ovale, mais un peu long, l'air militaire et plutôt allemand que slave.
Sa démarche, ses attitudes sont volontairement imposantes.
Il s'attend toujours à être regardé, il n'oublie pas un instant qu'on le regarde; même vous diriez qu'il veut être le point de mire de tous les yeux. On lui a trop répété ou trop fait supposer qu'il était beau à voir et bon à montrer aux amis et aux ennemis de la Russie.
Il passe la plus grande partie de sa vie en plein air pour des revues ou pour de rapides voyages; aussi, pendant l'été, l'ombre de son chapeau militaire dessine-t-elle, à travers son front hâlé, une ligne oblique qui marque l'action du soleil sur la peau dont la blancheur s'arrête à l'endroit protégé par la coiffure; cette ligne produit un effet singulier, mais qui n'est pas désagréable, parce qu'on en devine aussitôt la cause.
En examinant attentivement la belle figure de cet homme dont la volonté décide de la vie de tant d'hommes, j'ai remarqué avec une pitié involontaire qu'il ne peut sourire à la fois des yeux et de la bouche: désaccord qui dénote une perpétuelle contrainte, et me fait regretter toutes les nuances de grâce naturelle qu'on admirait dans le visage moins régulier peut-être, mais plus agréable de son frère l'Empereur Alexandre. Celui-ci, toujours charmant, avait quelquefois l'air faux; l'Empereur Nicolas est plus sincère, mais habituellement il a l'expression de la sévérité, quelquefois même cette sévérité va jusqu'à lui donner l'air dur et inflexible; s'il est moins séduisant, il a plus de force, mais aussi est-il bien plus souvent obligé d'en faire usage; la grâce assure l'autorité en prévenant les résistances. Cette adroite économie dans l'emploi du pouvoir est un secret ignoré de l'Empereur Nicolas. Il est toujours l'homme qui veut être obéi; d'autres ont voulu être aimés.
L'Impératrice a la taille la plus élégante; et malgré son excessive maigreur, je trouve à toute sa personne une grâce indéfinissable. Son attitude, loin d'être orgueilleuse, comme on me l'avait annoncé, exprime l'habitude de la résignation. En entrant dans la chapelle, elle était fort émue, elle m'a paru mourante: une convulsion nerveuse agite les traits de son visage, elle lui fait même quelquefois branler la tête; ses yeux creux, bleus et doux trahissent des souffrances profondes, supportées avec un calme angélique; son regard plein de sentiment a d'autant plus de puissance qu'elle pense moins à lui en donner: détruite avant le temps, elle n'a pas d'âge, et l'on ne saurait, en la voyant, deviner ses années; elle est si faible qu'on dirait qu'elle n'a pas ce qu'il faut pour vivre: elle tombe dans le marasme, elle va s'éteindre, elle n'appartient plus à la terre; c'est une ombre. Elle n'a jamais pu se remettre des angoisses qu'elle ressentit le jour de son avènement au trône: le devoir conjugal a consumé le reste de sa vie.
Elle a donné trop d'idoles à la Russie, trop d'enfants à l'Empereur. «S'épuiser en grands-ducs: quelle destinée!…» disait une grande dame polonaise qui ne se croit pas obligée d'adorer en paroles ce qu'elle hait dans le cœur.
Tout le monde voit l'état de l'Impératrice; personne n'en parle; l'Empereur l'aime; a-t-elle la fièvre, est-elle au lit, il la soigne lui-même; il veille près d'elle, prépare ses boissons, les lui fait avaler comme une garde-malade; dès qu'elle est sur pied, il la tue de nouveau à force d'agitation, de fêtes, de voyages, d'amour; mais sitôt que le danger est déclaré, il renonce à ses projets; il a horreur des précautions qui préviendraient le mal; femme, enfants, serviteurs, parents, favoris, en Russie tout doit suivre le tourbillon Impérial en souriant jusqu'à la mort.
Tout doit s'efforcer d'obéir à la pensée du souverain; cette pensée unique fait la destinée de tous; plus une personne est placée près de ce soleil des esprits, et plus elle est esclave de la gloire attachée à son rang; l'Impératrice en meurt.
Voilà ce que chacun sait ici et ce que personne ne dit, car, règle générale, personne ne profère jamais un mot qui pourrait intéresser vivement quelqu'un; ni l'homme qui parle, ni l'homme à qui l'on parle ne doivent avouer que le sujet de leur entretien mérite une attention soutenue ou réveille une passion vive. Toutes les ressources du langage sont épuisées à rayer du discours l'idée et le sentiment, sans toutefois avoir l'air de les dissimuler, ce qui serait gauche. La gêne profonde qui résulte de ce travail prodigieux, prodigieux surtout par l'art avec lequel il est caché, empoisonne la vie des Russes. Un tel tourment sert d'expiation à des hommes qui se dépouillent volontairement des deux plus grands dons de Dieu: l'âme et la parole qui la communique; autrement dit, le sentiment et la liberté.
Plus je vois la Russie, plus j'approuve l'Empereur lorsqu'il défend aux Russes de voyager, et rend l'accès de son pays difficile aux étrangers. Le régime politique de la Russie ne résisterait pas vingt ans à la libre communication avec l'Occident de l'Europe. N'écoutez pas les forfanteries des Russes; ils prennent le faste pour l'élégance, le luxe pour la politesse, la police et la peur pour les fondements de la société. À leur sens, être discipliné c'est être civilisé; ils oublient qu'il y a des sauvages de mœurs très-douces et des soldats fort cruels; malgré toutes leurs prétentions aux bonnes manières, malgré leur instruction superficielle et leur profonde corruption précoce, malgré leur facilité à deviner et à comprendre le positif de la vie, les Russes ne sont pas encore civilisés. Ce sont des Tatares enrégimentés, rien de plus.
Ceci ne veut pas dire qu'on doive les mépriser; plus ils ont conservé de rudesse dans l'âme sous les formes adoucies du langage social, et plus je les trouve redoutables. En fait de civilisation, ils se sont jusqu'à présent contentés de l'apparence; mais si jamais ils peuvent se venger de leur infériorité réelle, ils nous feront cruellement expier nos avantages.
Ce matin, après m'être habillé à la hâte pour me rendre à la chapelle Impériale, seul dans ma voiture, je suivais, à travers les places et les rues qui conduisent au palais, la voiture de l'ambassadeur de France, et j'examinais avec curiosité tout ce qui se trouvait sur mon passage. J'ai remarqué les abords du palais et les troupes qui ne me parurent pas assez magnifiques pour leur réputation; cependant les chevaux sont superbes; la place immense qui sépare la demeure du souverain du reste de la ville était traversée en sens divers par les voitures de la cour, par des hommes en livrée et par des soldats en uniformes de toutes couleurs. Les Cosaques sont les plus remarquables. Malgré l'affluence il n'y avait pas foule tant l'espace est vaste.
Dans les États nouveaux il y a du vide partout, surtout quand leur gouvernement est absolu; l'absence de liberté crée la solitude et répand la tristesse. Il n'y a de peuplés que les pays libres.
Il m'a paru que les équipages des personnes de la cour avaient bon air sans être véritablement soignés, ni élégants. Les voitures, mal peintes, encore plus mal vernies, sont d'une forme peu légère et attelées de quatre chevaux; les traits de ces attelages sont démesurément longs.
Un cocher conduit les chevaux du timon; un petit postillon, vêtu en robe persane longue comme l'armiak[1] du cocher, est planté tout au bout de l'attelage, sur ou plutôt dans une selle creuse, épaisse, rembourrée et relevée par devant et par derrière comme un oreiller; cet enfant nommé, je crois, d'après l'allemand: le vorreiter et en russe le faleiter, est toujours juché, remarquez bien ceci, sur le cheval de droite de la volée; c'est le contraire de l'usage suivi dans tous les autres pays, où le postillon monte à gauche afin d'avoir la main droite libre pour diriger le cheval de trait; cette manière d'atteler m'a frappé par sa singularité: la vivacité, le nerf des chevaux russes, qui tous ont de la race, si tous n'ont de la beauté; la dextérité des cochers, la richesse des habits, tout l'ensemble du spectacle annonce des splendeurs que nous ne connaissons plus; c'est encore une puissance que la cour de Russie; la cour de tous les autres pays, même la plus brillante, n'est plus qu'un spectacle.
J'étais préoccupé de cette différence et d'une foule de réflexions que me suggérait la nouveauté des objets en présence desquels je me trouvais, lorsque ma voiture s'arrête sous un péristyle grandiose, où l'on descend à couvert au milieu des mille bruits divers d'une foule dorée, toute composée de courtisans très-raffinés dans leur air. Ceux-ci étaient accompagnés de leurs vassaux très-sauvages en apparence comme en réalité; le costume des valets est presque aussi éclatant que celui des maîtres. Les Russes ont un grand goût pour ce qui reluit, et c'est surtout dans les solennités de cour que leur luxe en ce genre se déploie.
En descendant de voiture, à la hâte pour ne pas me séparer des personnes qui s'étaient chargées de moi, je m'aperçus à peine d'un coup assez violent que je me donnai à la jambe contre le marchepied, où l'éperon de ma botte fut au moment de s'accrocher; mais figurez-vous mon angoisse lorsqu'un instant après cet accident, en posant le pied sur la première marche du superbe escalier du palais d'hiver, je vis que je venais de perdre un de mes éperons, et, ce qui était bien pis, que l'éperon en se détachant avait emporté avec lui le talon de la botte dans lequel il était fixé! J'étais donc à moitié déchaussé d'un pied. Près de paraître pour la première fois devant un homme qu'on dit aussi minutieux qu'il est supérieur et puissant, cet accident me parut un vrai malheur. Les Russes sont moqueurs, et l'idée de leur prêter à rire dès mon début m'était singulièrement désagréable. Que faire? retourner sous le péristyle pour y chercher le débris de ma chaussure; à quoi bon? des voitures avaient déjà passé sur ce fragment de botte. Retrouver le talon perdu, ce serait un miracle impossible à espérer; d'ailleurs qu'en ferais-je? le porterais-je à la main pour entrer dans le palais? Que résoudre? Fallait-il quitter l'ambassadeur de France et m'en retourner chez moi? mais dans un pareil moment c'eût été déjà faire scène; d'un autre côté, me montrer dans l'état où j'étais, c'était me perdre dans l'esprit du maître et de ses courtisans, et je n'ai nulle philosophie contre un ridicule auquel je suis venu m'exposer volontairement. En ce genre, c'est bien assez de supporter l'inévitable… Les désagréments qu'on s'attire à plaisir à mille lieues de chez soi me paraissent insupportables. Il est si facile de ne pas aller, que lorsqu'on va gauchement on est impardonnable.
J'aspirais en rougissant à me cacher dans la foule, mais, je vous le répète, il n'y a jamais foule en Russie, surtout sur un escalier comme celui du nouveau palais d'hiver, qui ressemble à quelque décoration de l'opéra de Gustave. Ce palais est, je crois, la plus grande et la plus magnifique habitation de souverain qu'il y ait au monde. Je sentis ma timidité naturelle s'accroître par la confusion où me jetait un accident risible, mais tout à coup je me fis un courage de ma peur elle-même, et je me mis à boiter le plus légèrement que je pus à travers des salles immenses et des galeries pompeuses dont je maudissais l'éclat et la longueur, puisque cette pompe sans désordre m'ôtait tout espoir d'échapper aux regards investigateurs des courtisans. Les Russes sont froids, fins, moqueurs, spirituels et naturellement peu sensibles comme tous les ambitieux. Ils sont de plus défiants envers les étrangers dont ils redoutent les jugements, parce qu'ils nous croient peu bienveillants pour eux; ceci les rend d'avance hostiles, dénigrants et secrètement caustiques, quoiqu'en apparence ils soient hospitaliers et polis.
J'arrivai enfin, non sans effort, au fond de la chapelle Impériale; là, j'ai tout oublié, même moi et mon sot embarras; d'ailleurs dans ce lieu la foule était épaisse et personne n'y pouvait voir ce qui manquait à ma chaussure. La nouveauté du spectacle qui m'attendait m'a rendu mon sang-froid et mon empire sur moi-même. Je rougissais du trouble auquel venait de m'exposer ma vanité de courtisan déconcerté; simple voyageur, je rentrais dans mon rôle et je retrouvais l'impassibilité de l'observateur philosophe.
Encore un mot sur mon costume: il avait été l'objet d'une consultation grave; quelques-uns des jeunes gens attachés à la légation française m'avaient conseillé l'habit de garde national; je craignais que cet uniforme ne déplût à l'Empereur: je me décidai pour celui d'officier d'état-major, avec les épaulettes de lieutenant-colonel, qui sont celles de mon grade.
On m'avait averti que cet habit paraîtrait nouveau, et qu'il deviendrait, de la part des princes de la famille Impériale et de l'Empereur lui-même, le sujet d'une foule de questions qui pourraient m'embarrasser. Jusqu'à présent personne n'a encore eu le temps de s'occuper d'une si petite affaire.
Les cérémonies du mariage grec sont longues et majestueuses: tout est symbolique dans l'église d'Orient. Il m'a semblé que les splendeurs de la religion rehaussaient le lustre des solennités de la cour.
Les murs, les plafonds de la chapelle, les habillements des prêtres et de leurs acolytes, tout étincelait d'or et de pierreries: il y avait là des richesses à étonner l'imagination la moins poétique. Ce spectacle vaut les descriptions les plus fantastiques des Mille et une Nuits; c'est de la poésie comme Lalla Rhook, comme la lampe merveilleuse: c'est de cette poésie orientale où la sensation domine le sentiment et la pensée.
La chapelle Impériale n'est pas d'une grande dimension; elle était remplie par les représentants de tous les souverains de l'Europe et presque de l'Asie; par quelques étrangers tels que moi, admis à entrer à la suite du corps diplomatique, par les femmes des ambassadeurs, enfin par les grandes charges de la cour; une balustrade nous séparait de l'enceinte circulaire où s'élève l'autel. Cet autel est semblable à une table carrée, assez basse. On remarquait dans le chœur, les places réservées à la famille Impériale. Au moment de notre arrivée elles étaient vides.
J'ai vu peu de choses à comparer pour la magnificence et la solennité à l'entrée de l'Empereur dans cette chapelle étincelante de dorures. Il a paru, s'avançant avec l'Impératrice et suivi de toute la cour: aussitôt mes regards et ceux des assistants se sont fixés sur lui; nous avons ensuite admiré sa famille, les deux jeunes époux brillaient entre tous. Un mariage d'inclination sous des habits brodés et dans des lieux si pompeux, c'est une rareté qui mettait le comble à l'intérêt de la scène. Voilà ce que tout le monde disait autour de moi; mais moi je ne crois pas à cette merveille et je ne puis m'empêcher de voir une intention politique dans tout ce qu'on fait et dit ici. L'Empereur s'y trompe peut-être lui-même; il croit faire acte de tendresse paternelle, tandis qu'au fond de sa pensée l'espoir de quelqu'avantage à venir a décidé son choix. Il en est de l'ambition comme de l'avarice: les avares calculent toujours, même lorsqu'ils croient céder à des sentiments désintéressés.
Quoique la cour fût nombreuse et que la chapelle soit petite, il n'y avait point de confusion. J'étais debout au milieu du corps diplomatique, près de la balustrade qui nous séparait du sanctuaire. Nous n'étions point assez pressés pour ne pas pouvoir distinguer les traits et les mouvements de chacun des personnages que le devoir ou la curiosité réunissaient là. Le silence du respect n'était troublé par aucun désordre. Un soleil éclatant illuminait l'intérieur de la chapelle, où la température s'élevait, m'a-t-on dit, à trente degrés. On voyait à la suite de l'Empereur en longue robe dorée, et en bonnet pointu également orné de broderies d'or un khan tatare, moitié tributaire, moitié indépendant de la Russie. Ce petit souverain esclave a pensé, d'après la position équivoque que lui fait la politique conquérante de ses protecteurs, qu'il serait à propos de venir prier l'Empereur de toutes les Russies d'admettre parmi ses pages un fils de douze ans qu'il amène à Pétersbourg, afin d'assurer à cet enfant un sort convenable. Cette puissance déchue, qui servait de relief à la puissance triomphante, m'a rappelé les pompes de Rome.
Les premières dames de la cour de Russie et les femmes des ambassadeurs de toutes les cours, parmi lesquelles j'ai reconnu mademoiselle Sontag, aujourd'hui comtesse de Rossi, garnissaient le tour de la chapelle; dans le fond, terminé en une rotonde éclatante de peinture, était rangée toute la famille Impériale. La dorure des lambris, embrasée par les rayons d'un soleil ardent, formait une espèce d'auréole sur la tête des souverains et de leurs enfants. La parure et les diamants des femmes brillaient d'un éclat magique au milieu de tous les trésors de l'Asie, étalés sur les murs du sanctuaire où la magnificence royale semblait défier la majesté du Dieu qu'elle honorait sans s'oublier elle-même. Tout cela est beau, c'est surtout étonnant pour nous, si nous nous rappelons le temps encore peu éloigné où le mariage de la fille d'un Czar aurait été à peu près ignoré en Europe, et où Pierre Ier publiait qu'il avait le droit de laisser sa couronne à qui bon lui semblerait. Que de progrès en peu de temps!
Quand on réfléchit aux conquêtes diplomatiques et autres de cette puissance, naguère encore comptée pour peu dans les affaires du monde civilisé, on se demande si ce qu'on voit est un rêve. L'Empereur lui-même ne me semblait pas très-accoutumé à ce qui se passait devant lui, car à chaque instant il quittait son prie-Dieu et faisait quelques pas de côté et d'autre pour venir redresser les fautes d'étiquette de ses enfants ou de son clergé. Ceci m'a prouvé qu'en Russie la cour même est en progrès. Son gendre n'était pas à la place convenable, il le faisait reculer ou avancer de deux pieds; la grande-duchesse, les prêtres eux-mêmes, les grandes charges, tout semblait soumis à sa direction minutieuse quoique suprême; j'aurais trouvé plus digne de laisser aller les choses comme elles pouvaient, et j'aurais voulu qu'une fois dans la chapelle il ne pensât plus qu'à Dieu, laissant chaque homme s'acquitter de ses fonctions sans rectifier scrupuleusement la moindre faute de discipline religieuse ou de cérémonial de cour. Mais dans ce singulier pays l'absence de liberté se révèle partout; on la retrouve même au pied des autels. Ici l'esprit de Pierre-le-Grand domine tous les esprits.
Il y a pendant la messe du mariage grec un moment où les deux époux boivent ensemble dans la même coupe. Plus tard, accompagnés du prêtre officiant, ils font trois fois le tour de l'autel en se tenant par la main pour signifier l'union conjugale et pour marquer la fidélité avec laquelle ils doivent marcher toujours du même pas dans la vie. Tous ces actes sont d'autant plus imposants qu'ils rappellent des usages de la primitive église.
Ces cérémonies accomplies, une couronne fut tenue pendant fort longtemps au-dessus de la tête de chacun des deux mariés. La couronne de la grande-duchesse, par son frère le grand-duc héritier, dont l'Empereur lui-même, quittant son prie-Dieu une fois de plus, eut soin de rectifier la pose avec un mélange de bonhomie et de minutie que j'avais peine à m'expliquer; la couronne du duc de Leuchtenberg était tenue par le comte de Pahlen, ambassadeur de Russie à Paris, et fils de l'ami trop fameux et trop zélé d'Alexandre. Ce souvenir, banni de tous les discours et peut-être de toutes les pensées des Russes d'aujourd'hui, n'a cessé de me préoccuper pendant que le comte de Pahlen, avec la noble simplicité qui lui est naturelle, s'acquittait d'une charge enviée sans doute de tout ce qui aspire aux faveurs de cour. Il était censé appeler, par la fonction qu'il remplissait dans cette cérémonie sainte, la protection du ciel sur la tête du mari de la petite-fille de Paul Ier. Ce rapprochement était bien étrange; mais, je le répète, personne, je crois, n'y pensait, tant la politique en ce pays a d'effet rétroactif.
La flatterie défait et refait jusqu'au passé au profit de l'intérêt du jour. Il paraît qu'ici le tact n'est nécessaire qu'à ceux qui n'ont pas le pouvoir. Si la mémoire du fait qui m'occupait eût été présente à l'esprit de l'Empereur, il eût chargé quelqu'autre personne de tenir la couronne sur la tête de son gendre. Mais dans un pays où l'on n'écrit ni ne parle rien n'est si loin de l'événement du jour que l'histoire de la veille; aussi le pouvoir a-t-il des inadvertances, des naïvetés qui prouvent qu'il s'endort dans une sécurité quelquefois trompeuse. La politique russe n'est entravée dans sa marche ni par les opinions ni même par les actions; la faveur du maître est tout; tant qu'elle dure, elle tient lieu de mérite, de vertu et, qui plus est, d'innocence à l'homme sur lequel elle se répand; de même qu'en se retirant, elle le prive de tout. Chacun admirait avec une sorte d'anxiété l'immobilité des bras qui soutenaient les deux couronnes. Cette scène dura longtems et elle dut être bien fatigante pour les acteurs.
La jeune mariée est pleine de grâce, de pureté; elle est blonde, elle a les yeux bleus; son teint délicat et fin brille de tout l'éclat de la première jeunesse, l'expression de son visage est la candeur spirituelle. Cette princesse et sa sœur, la grande-duchesse Olga, m'ont paru les deux plus belles personnes de la cour: heureux accord des avantages du rang et des dons de la nature.
Quand l'évêque officiant présenta les mariés à leurs augustes parents, ceux-ci les embrassèrent avec une cordialité touchante. L'instant d'après l'Impératrice se jeta dans les bras de son mari: effusion de tendresse qui aurait pu être mieux placée dans une chambre que dans une chapelle; mais en Russie les souverains sont chez eux partout, même dans la maison de Dieu. D'ailleurs l'attendrissement de l'Impératrice semblait tout à fait involontaire, la manifestation n'en pouvait donc avoir rien de choquant. Malheur à ceux qui trouveraient ridicule l'émotion produite par un sentiment vrai. Une telle explosion de sensibilité est communicative. La cordialité allemande ne se perd jamais; il faut avoir de l'âme pour conserver sur le trône la faculté de l'abandon.
Avant la bénédiction deux pigeons gris avaient été lâchés selon l'usage dans la chapelle: au bout d'un moment ils se sont posés sur une corniche dorée qui faisait saillie tout juste au dessus de la tête des deux époux, et là ils n'ont fait que se becqueter pendant toute la messe.
Les pigeons sont bien heureux en Russie: on les révère comme le symbole sacré du Saint-Esprit, et il est défendu de les tuer; heureusement que le goût de leur chair déplaît aux Russes.
Le duc de Leuchtenberg est un jeune homme grand, fort et bien fait; les traits de son visage n'ont rien de distingué, ses yeux sont beaux, mais il a la bouche saillante et de forme peu régulière; sa taille est belle sans noblesse, l'uniforme lui sied et supplée à l'élégance qui manque à sa personne; c'est plutôt un sous-lieutenant bien découplé qu'un prince. Pas un seul parent de son côté n'était venu à Pétersbourg pour assister à la cérémonie.
Pendant la messe il paraissait singulièrement impatient de se trouver seul avec sa femme; et les yeux de l'assemblée entière se dirigèrent par un mouvement spontané vers le groupe des deux pigeons perchés au-dessus de l'autel.
Je n'ai ni le cynisme de Saint-Simon, ni son génie d'expression, ni la gaieté naïve des écrivains du bon vieux temps; dispensez-moi donc des détails, quelque divertissants qu'ils pussent vous paraître.
Dans le siècle de Louis XIV on avait une liberté de langage qui tenait à la certitude de n'être entendu que par des gens qui vivaient et parlaient tous de la même manière; il y avait une société et point de public. Aujourd'hui il y a un public, et il n'y a point de société. Chez nos pères chaque conteur dans son cercle pouvait être vrai sans conséquence; aujourd'hui que toutes les classes sont mêlées on manque de bienveillance et dès lors de sécurité. La franchise d'expression paraîtrait de mauvais ton à des personnes qui n'ont pas toutes appris le français dans le même vocabulaire. Quelque chose de la susceptibilité bourgeoise a passé dans le langage de la meilleure compagnie de France; plus le nombre des esprits auxquels on s'adresse grandit et plus on doit prendre un air grave en parlant; une nation veut être respectée plus qu'une société intime quelqu'élégante qu'on la suppose.
En fait de décence de langage, une foule est plus exigeante qu'une cour: plus la hardiesse aurait de témoins et plus elle deviendrait inconvenante. Tels sont mes motifs pour me dispenser de vous dire ce qui a fait sourire plus d'un grave personnage et peut-être plus d'une vertueuse dame, ce matin dans la chapelle Impériale. Mais je ne pouvais passer tout à fait sous silence un incident qui contrastait d'une manière par trop singulière avec la majesté de la scène et le sérieux obligé des spectateurs.
Il vient un moment, pendant la longue cérémonie du mariage grec, où tout le monde doit tomber à genoux. L'Empereur, avant de se prosterner comme les autres, jeta d'abord sur l'assemblée un regard de surveillance peu gracieux. Il me parut qu'il voulait s'assurer que personne ne restait debout: précaution superflue, car, bien qu'il y eût parmi les étrangers des catholiques et des protestants, il n'était venu sans doute à la pensée de pas un d'entre eux de ne pas se conformer extérieurement à tous les rites de l'église grecque[2].
La possibilité d'un doute à cet égard justifie ce que je vous ai dit plus haut, et m'autorise à vous répéter que la sévérité inquiète est devenue l'expression habituelle de la physionomie de l'Empereur.
Aujourd'hui que la révolte est, pour ainsi dire, dans l'air, l'autocratie elle-même redouterait-elle quelque atteinte à sa puissance? Cette crainte fait un contraste désagréable et même effrayant avec l'idée qu'elle conserve de ses droits. Le pouvoir absolu devient par trop redoutable quand il a peur.
En voyant le tremblement nerveux, la faiblesse et la maigreur de l'Impératrice, de cette femme si gracieuse, je me rappelais ce qu'elle avait dû souffrir pendant la révolte de l'avènement au trône, et je me dis tout bas: «l'héroïsme se paie!!…» C'est de la force, mais une force qui épuise la vie.
Je vous ai dit que tout le monde était tombé à genoux, et l'Empereur après tout le monde: les époux sont mariés; la famille Impériale, la foule se relève; à ce moment les prêtres et le chœur entonnent le Te Deum, tandis qu'au dehors des décharges d'artillerie annoncent à la ville la consécration du mariage. L'effet de cette musique céleste accompagnée par des coups de canon, par le tintement des cloches et par les acclamations lointaines du peuple, est inexprimable. Tout instrument de musique est banni de l'église grecque, et les seules voix d'hommes y célèbrent les louanges du Seigneur. Cette sévérité du rite oriental est favorable à l'art, à qui elle conserve toute sa simplicité, et elle produit des effets de chant vraiment célestes. Je croyais entendre au loin le battement des cœurs de soixante millions de sujets; orchestre vivant qui suivait, sans le couvrir, le chant de triomphe des prêtres. J'étais ému: la musique peut faire tout oublier pour un moment, même le despotisme.
Je ne puis comparer ces chœurs sans accompagnement qu'aux Miserere de la semaine sainte dans la chapelle Sixtine à Rome, excepté que la chapelle du pape n'est plus que l'ombre de ce qu'elle était jadis. C'est une ruine de plus dans les ruines de Rome.
Au milieu du siècle dernier, à l'époque où l'école italienne brillait de tout son éclat, les vieux chants grecs furent refondus, sans être gâtés, par des compositeurs venus de Rome à Pétersbourg; ces étrangers produisirent un chef-d'œuvre, parce que tout leur esprit et toute leur science furent appliqués à respecter l'œuvre de l'antiquité. Leur travail est devenu une composition classique et l'exécution est digne de la conception: les voix de soprane ou d'enfants de chœur, car nulle femme ne fait partie de la musique de la chapelle Impériale, chantent avec une justesse parfaite: les basses-tailles sont fortes, graves et pures. Je ne me souviens pas d'en avoir entendu d'aussi belles ni d'aussi basses.
Pour un amateur de l'art, la musique de la chapelle Impériale vaut seule le voyage de Pétersbourg; les piano, les forte, les nuances les plus fines de l'expression sont observées avec un profond sentiment, avec un art merveilleux et un ensemble admirable: le peuple russe est musical; on n'en peut douter quand on a entendu ses chants d'église. J'écoutais sans oser respirer et j'appelais de tous mes vœux notre savant ami Meyerbeer pour m'expliquer des beautés que je sentais profondément sans les comprendre; il les aurait comprises en s'en inspirant, car sa manière d'admirer les modèles, c'est de les égaler.
Pendant ce Te Deum, au moment où deux chœurs se répondent, le tabernacle s'ouvre et l'on voit les prêtres coiffés de leurs tiares étincelantes de pierreries, vêtus de leurs robes d'or, sur lesquelles se détachent majestueusement leurs barbes d'argent: il y en a qui tombent jusqu'à la ceinture; les assistants sont aussi brillants que les officiants. Cette cour est magnifique et le costume militaire y reluit de tout son éclat. Je voyais avec admiration le monde apporter à Dieu l'hommage de toutes ses pompes, de toutes ses richesses. La musique sacrée était écoutée, par un auditoire profane, avec un silence, un recueillement qui rendraient beaux des chants moins sublimes. Dieu est là, et sa présence sanctifie même la cour; le monde n'est plus que l'accessoire, la pensée dominante est le ciel.
L'archevêque officiant ne déparait pas la majesté de cette scène. S'il n'est pas beau, il est vieux; sa petite figure est celle d'une belette souffrante, mais sa tête est blanchie par l'âge; il a l'air fatigué, malade; un prêtre vieux et faible ne peut être ignoble. À la fin de la cérémonie, l'Empereur est venu s'incliner devant lui et lui baiser la main avec respect. Jamais l'Autocrate ne manque une occasion de donner l'exemple de la soumission, quand cet exemple peut lui profiter. J'admirais ce pauvre archevêque qui paraissait mourant au milieu de sa gloire, cet Empereur à la taille majestueuse, au visage noble, qui s'abaissait devant le pouvoir religieux: et plus loin, les deux jeunes époux, la famille, la foule, enfin toute la cour qui remplissait et animait la chapelle: il y avait là le sujet d'un tableau.
Avant la cérémonie, je crus que l'archevêque allait tomber en défaillance; la cour l'avait fait attendre longtemps au mépris du mot de Louis XVIII: «l'exactitude est la politesse des rois.»
Malgré l'expression rusée de sa physionomie, ce vieillard m'inspirait de la pitié à défaut de respect: il était si débile, il soutenait la fatigue avec tant de patience que je le plaignais. Qu'importe que cette patience fût puisée dans la piété ou dans l'ambition? elle était cruellement éprouvée.
Quant à la figure du jeune duc de Leuchtenberg j'avais beau faire effort pour m'habituer à elle, elle ne me plaisait pas plus à la fin de la cérémonie qu'au commencement. Ce jeune homme a une belle tournure militaire, voilà tout: il me prouve ce que je savais: c'est que de nos jours les princes sont moins rares que les gentilshommes. Le jeune duc m'eût paru mieux placé dans la garde de l'Empereur que dans sa famille. Nulle émotion ne s'est manifestée sur sa physionomie à aucun moment de ces cérémonies qui pourtant m'ont paru touchantes à moi spectateur indifférent. J'avais apporté là de la curiosité, j'y ai senti du recueillement, et le gendre de l'Empereur, le héros de la scène, avait l'air étranger à ce qui se passait autour de lui. Il n'a point de physionomie. Il paraissait embarrassé de sa personne plus qu'intéressé à ce qu'il faisait. On voit qu'il compte peu sur la bienveillance d'une cour où le calcul règne plus absolument que dans toute autre cour, et où sa fortune inattendue doit lui faire plus d'envieux que d'amis. Le respect ne s'improvise pas; je hais toute position qui n'est pas simple et ne puis me défendre d'une sévérité quelquefois injuste pour l'homme qui accepte, par quelque motif que ce soit, une telle position. Ce jeune prince a cependant une légère ressemblance avec son père dont le visage était intelligent et gracieux; malgré l'uniforme russe, où tous les hommes sont gênés, tant on y est serré, il m'a paru que sa démarche était légère comme celle d'un Français: il ne se doutait guère, en passant devant moi, qu'il y avait là un homme qui portait sur sa poitrine un souvenir précieux pour tous deux, mais surtout pour le fils d'Eugène Beauharnais. C'est le talisman arabe que M. de Beauharnais, le père du vice-roi d'Italie et le grand-père du duc de Leuchtenberg, a donné à ma mère en passant devant la chambre qu'elle habitait aux Carmes, au moment où il partait pour l'échafaud.
La cérémonie religieuse terminée dans la chapelle grecque devait être suivie d'une seconde bénédiction nuptiale par un prêtre catholique dans une des salles du palais consacrée, pour aujourd'hui seulement, à ce pieux usage. Après ces deux mariages les époux et leur famille devaient se mettre à table; moi n'ayant la permission d'assister ni au mariage catholique, ni au banquet, je suivis le gros de la cour et je sortis pour venir respirer un air moins étouffant en me félicitant du peu d'effet qu'avait produit ma botte emportée. Pourtant quelques personnes m'en ont parlé en riant, voilà tout. En bien comme en mal, rien de ce qui ne regarde que nous-mêmes n'est aussi important que nous le pensons.
Au lieu de me reposer je vous écris. Voilà comme je vis en voyage.
Au sortir du palais j'ai retrouvé ma voiture sans peine; je vous le répète: il n'y a de grande affluence nulle part en Russie; l'espace y est toujours trop vaste pour ce qu'on y fait. C'est l'avantage d'un pays où il n'y a pas de nation. La première fois qu'il y aura presse à Pétersbourg on s'y écrasera; dans une société arrangée comme l'est celle-ci la foule ce serait la révolution.
Le vide qui règne ici partout fait paraître les monuments trop petits pour les lieux; ils se perdent dans l'immensité. La colonne d'Alexandre passe pour être plus haute que celle de la place Vendôme à cause des dimensions de son piédestal; le fût est d'un seul morceau de granit: et c'est le plus grand de tous ceux qui aient jamais été travaillés de main d'homme: eh bien! cette immense colonne élevée entre le palais d'hiver et le demi-cercle de bâtiments qui termine une des extrémités de la place fait à l'œil l'effet d'un pieu; et les maisons qui bordent cette place semblent si plates et si basses qu'elles ont l'air d'une palissade. Figurez-vous une enceinte où cent mille hommes manœuvreraient sans la remplir et sans qu'elle fût peuplée à l'œil: rien n'y peut paraître grand. Cette place ou plutôt ce champ de Mars russe est fermée par le palais d'hiver dont les façades viennent d'être rebâties sur les plans de l'ancien palais de l'Impératrice Elisabeth. Celui-ci du moins repose les yeux des roides et mesquines imitations de tant de monuments d'Athènes et de Rome: il est dans le goût de la régence, c'est du Louis XIV dégénéré, mais très-grand. Le côté de la place opposé au palais d'hiver est terminé en demi-cercle et clos par des bâtiments où l'on a établi plusieurs ministères: ces édifices sont pour la plupart construits dans le style grec antique. Singulier goût!… des temples élevés à des commis! Le long de la même place se trouvent les bâtiments de l'Amirauté; ceux-ci sont pittoresques, leurs petites colonnes, leurs aiguilles dorées, leurs chapelles font un bon effet. Une allée d'arbres orne la place en cet endroit et la rend moins monotone. Vers l'une des extrémités de ce champ immense, du côté opposé à la colonne d'Alexandre, s'élève l'église de Saint-Isaac avec son péristyle colossal, et sa coupole d'airain encore à moitié cachée sous les échafaudages de l'architecte; plus loin on voit le palais du Sénat et d'autres édifices toujours en forme de temples païens quoiqu'ils servent d'habitation au ministre de la guerre; puis dans un angle avancé que forme cette longue place, à son extrémité vers la Néva, on voit ou du moins on cherche à voir la statue de Pierre-le-Grand, supportée par son rocher de granit qui disparaît dans l'immensité comme un caillou sur la grève. La statue du héros a été rendue trop fameuse par l'orgueil charlatan de la femme qui la fit ériger; cette statue est bien au-dessous de sa réputation. Avec les édifices que je viens de vous nommer, il y aurait de quoi bâtir une ville entière, et pourtant ils ne meublent pas la grande place de Pétersbourg: c'est une plaine non de blé, mais de colonnes. Les Russes ont beau imiter avec plus ou moins de bonheur tout ce que l'art a produit de plus beau dans tous les temps et dans tous les pays, ils oublient que la nature est la plus forte. Ils ne la consultent jamais assez et elle se venge en les écrasant. Les chefs-d'œuvre n'ont été produits que par des hommes qui écoutaient et sentaient la nature. La nature est la pensée de Dieu, l'art est le rapport de la pensée humaine avec la puissance qui a créé le monde et qui le perpétue. L'artiste répète à la terre ce qu'il entend dans le ciel: il n'est que le traducteur de Dieu; ceux qui font d'eux-mêmes produisent des monstres.
Chez les anciens, les architectes entassaient les monuments dans des lieux escarpés et resserrés où le pittoresque du site ajoutait à l'effet des œuvres de l'homme. Les Russes qui croient reproduire l'antiquité, et qui ne font que l'imiter maladroitement, dispersent au contraire leurs bâtisses soi-disant grecques et romaines dans des champs sans limites, où l'œil les aperçoit à peine. L'architecture propre à un tel pays, ce n'était pas la colonnade du Parthénon, la coupole du Panthéon, c'était la tour de Pékin. C'est à l'homme de bâtir des montagnes dans une contrée à laquelle la nature a refusé tout mouvement de terrain: avec leur passion pour le style païen, les Russes construisent à rez de terre des frontons et des colonnades sans penser que sur un sol plat et nu, on a peine à distinguer des édifices si peu élevés. Aussi est-ce toujours des steppes de l'Asie qu'on se souvient dans ces cités où l'on a prétendu reproduire le forum romain[3]. Ils auront beau faire; la Moscovie tiendra toujours de l'Asie plus que de l'Europe. Le génie de l'Orient plane sur la Russie, qui abdique quand elle marche à la suite de l'Occident.
Le demi-cercle d'édifices qui correspond au palais Impérial produit, du côté de la place, l'effet d'un amphithéâtre antique manqué; il faut le regarder de loin; on n'y voit de près qu'une décoration recrépie tous les ans pour réparer les ravages de l'hiver. Les anciens bâtissaient avec des matériaux indestructibles sous un ciel conservateur; ici, avec un climat qui détruit tout, on élève des palais de bois, des maisons de planches et des temples de plâtre; aussi les ouvriers russes passent-ils leur vie à rebâtir pendant l'été ce que l'hiver a démoli; rien ne résiste à l'influence de ce climat; les édifices, même ceux qui paraissent le plus anciens, sont refaits d'hier; la pierre dure ici autant que le mortier et la chaux durent ailleurs. Le fût de la colonne d'Alexandre, ce prodigieux morceau de granit, est déjà lézardé par le froid; à Pétersbourg il faut employer le bronze pour soutenir le granit, et, malgré tant d'avertissements, on ne se lasse pas d'imiter dans cette ville les monuments des pays méridionaux. On peuple les solitudes du pôle de statues, de bas-reliefs soi-disant historiques, sans penser que dans ce pays les monuments vont encore moins loin que le souvenir. Les Russes font toutes sortes de choses; mais on dirait qu'avant même de les avoir terminées, ils se disent: quand quitterons-nous tout cela? Pétersbourg est comme l'échafaudage d'un édifice; l'échafaudage tombera quand le monument sera parfait. Ce chef-d'œuvre, non d'architecture, mais de politique, c'est la nouvelle Byzance, qui dans la secrète et profonde pensée des Russes, est la future capitale de la Russie et du monde.
En face du palais, une immense arcade perce le demi-cercle de bâtiments imités de l'antique; elle sert d'issue à la place; et conduit à la rue Morskoë; au-dessus de cette voûte énorme s'élève pompeusement un char à six chevaux de front, en bronze, conduits par je ne sais quelle figure allégorique ou historique. Je ne crois pas qu'on puisse voir ailleurs rien d'aussi mauvais goût que cette colossale porte cochère ouverte sous une maison, et toute flanquée d'habitations dont le voisinage bourgeois ne l'empêche pas d'être traitée d'arc de triomphe, grâce aux prétentions monumentales des architectes russes. J'irai bien à regret regarder de près ces chevaux dorés, et la statue et le char; mais fussent-ils d'un beau travail, ce dont je doute, ils sont si mal placés que je ne les admirerais pas. Dans les monuments, c'est d'abord l'harmonie de l'ensemble qui engage le curieux à examiner les détails; sans la beauté de la conception, qu'importe la finesse de l'exécution; d'ailleurs l'une et l'autre manquent également aux productions de l'art russe. Jusqu'à présent cet art n'est que de la patience; il consiste à imiter tant bien que mal, pour le transporter chez soi sans choix ni goût, ce qui a été inventé ailleurs. Quand on veut reproduire l'architecture antique, on ne devrait se permettre que la copie et encore dans des sites analogues. Tout cela est mesquin, quoique colossal; car en architecture ce n'est pas la dimension des murailles qui fait la grandeur, c'est la sévérité du style. Je ne puis assez m'étonner de la passion qu'on a ici pour les constructions aériennes. Sous un climat si rigoureux, qu'a-t-on à faire des portiques, des arcades, des colonnades, des péristyles d'Athènes et de Rome?
La sculpture en plein air me fait ici l'effet des plantes exotiques qu'il faudrait rentrer tous les automnes; rien ne convient moins que ce faux luxe aux habitudes ni au génie de ce peuple, ni à son sol, ni à son climat. Dans un pays où il y a quelquefois 80 degrés de différence entre la température de l'hiver et celle de l'été, on devrait renoncer à l'architecture des beaux climats. Mais les Russes ont pris l'habitude de traiter la nature même en esclave, et de compter le temps pour rien. Imitateurs obstinés, ils prennent leur vanité pour du génie et se croient appelés à reproduire chez eux, tout à la fois et sur une plus grande échelle, les monuments du monde entier. Cette ville avec ses quais de granit est une merveille, mais le palais de glace où l'Impératrice Catherine a donné une fête était une merveille aussi; il a duré ce que durent les flocons de neige, ces roses de Sibérie.
Ce que j'ai vu jusqu'à présent dans les créations des souverains de la
Russie, ce n'est pas l'amour de l'art, c'est l'amour-propre de l'homme.
Entre autres fanfaronnades, j'entends dire à beaucoup de Russes que leur climat s'adoucit. Dieu serait-il complice de l'ambition de ce peuple avide? Voudrait-il lui livrer jusqu'au ciel, jusqu'à l'air du Midi? Verrons-nous Athènes en Laponie, Rome à Moscou, et les richesses de la Tamise dans le golfe de Finlande? L'histoire des peuples se réduit-elle à une question de latitude et de longitude? Le monde assistera-t-il toujours aux mêmes scènes jouées sur d'autres théâtres?
Tandis que ma voiture, au sortir du palais, traversait rapidement le carré long formé par l'immense place que je viens de vous décrire, un vent violent soulevait des flots de poussière; je n'apercevais plus qu'à travers un voile mouvant les équipages qui sillonnaient rapidement dans tous les sens le rude pavé de la ville. La poussière de l'été est un des fléaux de Pétersbourg; c'est au point qu'elle me fait désirer la neige de l'hiver. Je n'ai eu que le temps de rentrer chez moi avant que l'orage éclatât; il vient d'épouvanter par des pronostics plus ou moins significatifs tous les superstitieux de la ville; les ténèbres en plein jour, une température étouffante, les coups de foudre qui redoublent et n'amènent point d'eau, un vent à emporter les maisons, une tempête sèche: tel est le spectacle que le ciel nous a donné pendant le banquet nuptial. Les Russes se rassurent en disant que l'orage a duré peu et que l'air est déjà plus pur qu'il n'était avant cette crise. Je raconte ce que je vois sans y prendre part; je n'apporte ici d'autre intérêt que celui d'un curieux attentif, mais étranger par le cœur à ce qui se passe sous ses yeux. Il y a entre la France et la Russie une muraille de la Chine: la langue et le caractère slave. En dépit des prétentions inspirées aux Russes par Pierre-le-Grand, la Sibérie commence à la Vistule.
Hier au soir, à sept heures, je suis retourné au palais avec plusieurs autres étrangers. Nous devions être présentés à l'Empereur et à l'Impératrice.
On voit que l'Empereur ne peut oublier un seul instant ce qu'il est, ni la constante attention qu'il excite; il pose incessamment, d'où il résulte qu'il n'est jamais naturel, même lorsqu'il est sincère; son visage a trois expressions dont pas une n'est la bonté toute simple. La plus habituelle me paraît toujours la sévérité. Une autre expression, quoique plus rare, convient peut-être mieux encore à cette belle figure, c'est la solennité; une troisième, c'est la politesse, et dans celle-ci se glissent quelques nuances de grâce qui tempèrent le froid étonnement causé d'abord par les deux autres. Mais, malgré cette grâce, quelque chose nuit à l'influence morale de l'homme, c'est que chacune de ces physionomies qui se succèdent arbitrairement sur la figure est prise ou quittée complètement, et sans qu'aucune trace de celle qui disparaît reste pour modifier l'expression nouvelle. C'est un changement de décoration à vue et que nulle transition ne prépare; on dirait d'un masque qu'on met et qu'on dépose à volonté. N'allez pas vous méprendre au sens que je donne ici à ce mot de masque; je l'emploie selon l'étymologie. En grec, hypocrite voulait dire acteur; l'hypocrite était un homme qui se masquait pour jouer la comédie. Je veux donc dire que l'Empereur est toujours dans son rôle, et qu'il le remplit en grand acteur.
Hypocrite ou comédien sont des mots malsonnants, surtout dans la bouche d'un homme qui prétend être impartial et respectueux. Mais il me semble que pour des lecteurs intelligents, les seuls auxquels je m'adresse, les paroles ne sont rien en elles-mêmes, et que l'importance des mots dépend du sens qu'on veut leur donner. Ce n'est pas à dire que la physionomie de ce prince manque de franchise, elle ne manque que de naturel: ainsi le plus grand des maux que souffre la Russie, l'absence de liberté, se peint jusque sur la face de son souverain: il a beaucoup de masques, il n'a pas un visage. Cherchez-vous l'homme? vous trouvez toujours l'Empereur.
Je crois qu'on peut tourner cette remarque à sa louange: il fait son métier en conscience. Avec une taille qui dépasse celle des hommes ordinaires comme son trône domine les autres sièges, il s'accuserait de faiblesse s'il était un instant tout bonnement, et s'il laissait voir qu'il vit, pense et sent comme un simple mortel. Sans paraître partager aucune de nos affections, il est toujours chef, juge, général, amiral, prince enfin; rien de plus, rien de moins[4]. Il se trouvera bien las vers la fin de sa vie; mais il sera placé haut dans l'esprit de son peuple et peut-être du monde, car la foule aime les efforts qui l'étonnent, elle s'enorgueillit en voyant la peine qu'on prend pour l'éblouir.
Les personnes qui ont connu l'Empereur Alexandre font de ce prince un éloge tout contraire: les qualités et les défauts des deux frères étaient opposés; ils n'avaient nulle ressemblance et ils n'éprouvaient nulle sympathie l'un pour l'autre. En ce pays la mémoire de l'Empereur défunt n'est guère honorée; mais cette fois l'inclination s'accorde avec la politique pour faire oublier le règne précédent. Pierre-le-Grand est plus près de Nicolas qu'Alexandre, et il est plus à la mode aujourd'hui. Si les ancêtres des Empereurs sont flattés, leurs prédécesseurs immédiats sont toujours calomniés.
L'Empereur actuel n'oublie la majesté suprême que dans ses rapports de famille. C'est là qu'il se souvient que l'homme primitif a des plaisirs indépendants de ses devoirs d'état; du moins j'espère pour lui que c'est ce sentiment désintéressé qui l'attache à son intérieur; ses vertus domestiques l'aident sans doute à gouverner en lui assurant l'estime du monde, mais il les pratiquerait, je le crois, sans calcul.
Chez les Russes le pouvoir souverain est respecté comme une religion dont l'autorité reste indépendante du mérite personnel de ses prêtres; les vertus du prince étant superflues, elles sont donc sincères.
Si je vivais à Pétersbourg je deviendrais courtisan, non par amour du pouvoir, non par avidité, ni par puérile vanité, mais dans le désir de découvrir quelque chemin pour arriver au cœur de cet homme unique et différant de tous les autres hommes: l'insensibilité n'est pas chez lui un vice de nature, c'est le résultat inévitable d'une position qu'il n'a pas choisie et qu'il ne peut quitter.
Abdiquer un pouvoir disputé, c'est quelquefois une vengeance; abdiquer un pouvoir absolu, ce serait une lâcheté.
Quoi qu'il en soit, la singulière destinée d'un Empereur de Russie m'inspire un vif intérêt de curiosité d'abord, de charité ensuite; comment ne pas compatir aux peines de ce glorieux exil?
J'ignore si l'Empereur Nicolas avait reçu de Dieu un cœur susceptible d'amitié; mais je sens que l'espoir de témoigner un attachement désintéressé à un homme auquel la société refuse des semblables pourrait tenir lieu d'ambition. Le souverain absolu est de tous les hommes celui qui moralement souffre le plus de l'inégalité des conditions, et ses peines sont d'autant plus grandes que, enviées du vulgaire, elles doivent paraître irrémédiables à celui qui les subit.
Le danger même donnerait à mon zèle l'attrait de l'enthousiasme. Quoi! dira-t-on, de l'attachement pour un homme qui n'a plus rien d'humain, dont la physionomie sévère inspire un respect toujours mêlé de crainte, dont le regard ferme et fixe, en excluant la familiarité, commande l'obéissance, et dont la bouche quand elle sourit ne s'accorde jamais avec l'expression des yeux; pour un homme enfin qui n'oublie pas un instant son rôle de prince absolu! Pourquoi non? Ce désaccord, cette dureté apparente n'est pas un tort, c'est un malheur. Je vois là une habitude forcée, je n'y vois pas un caractère; et moi qui crois deviner cet homme que vous calomniez par votre crainte et par vos précautions comme par vos flatteries, moi qui pressens ce qu'il lui en coûte pour faire son devoir de souverain, je ne veux pas abandonner ce malheureux dieu de la terre à l'implacable envie, à l'hypocrite soumission de ses esclaves. Retrouver son prochain même dans un prince, l'aimer comme un frère, c'est une vocation religieuse, une œuvre de miséricorde, une mission sainte et que Dieu doit bénir.
Plus on voit ce que c'est que la cour, plus on compatit au sort de l'homme obligé de la diriger, surtout la cour de Russie. Elle me fait l'effet d'un théâtre où les acteurs passeraient leur vie en répétitions générales. Pas un ne sait son rôle et le jour de la représentation n'arrive jamais parce que le directeur n'est jamais satisfait du jeu de ses sujets. Acteurs et directeurs tous perdent ainsi leur vie à préparer, à corriger, à perfectionner sans cesse leur interminable comédie de société, qui a pour titre: «de la civilisation du Nord.» Si c'est fatiguant à voir, jugez de ce que cela doit coûter à jouer!… J'aime mieux l'Asie, il y a plus d'accord. À chaque pas que vous faites en Russie, vous êtes frappé des conséquences de la nouveauté dans les choses et dans les institutions et de l'inexpérience des hommes. Tout cela se cache avec grand soin; mais un peu d'attention suffit au voyageur pour apercevoir tout ce qu'on ne veut pas lui montrer.
L'Empereur, par son sang même, est Allemand plus qu'il n'est Russe. Aussi la beauté de ses traits, la régularité de son profil, sa tournure militaire, sa tenue naturellement un peu raide, rappellent-elles l'Allemagne plus qu'elles ne caractérisent la Russie. Sa nature germanique a dû le gêner longtemps pour devenir ce qu'il est maintenant, un vrai Russe. Qui sait? il était peut-être né un bonhomme!… Vous figurez-vous alors ce qu'il a dû souffrir pour se réduire à paraître uniquement le chef des Slaves? N'est pas despote qui veut; l'obligation de remporter une continuelle victoire sur soi-même pour régner sur les autres expliquerait l'exagération du nouveau patriotisme de l'Empereur Nicolas.
Loin de m'inspirer de l'éloignement, toutes ces choses m'attirent. Je ne puis m'empêcher de m'intéresser à un homme redouté du reste du monde, et qui n'en est que plus à plaindre.
Pour échapper autant que possible à la contrainte qu'il s'impose, il s'agite comme un lion en cage, comme un malade pendant la fièvre; il sort à cheval, à pied, il passe une revue, fait une petite guerre, voyage sur l'eau, donne une fête, exerce sa marine; tout cela le même jour; le loisir est ce qu'on redoute le plus à cette cour; d'où je conclus que nulle part on ne s'ennuie davantage. L'Empereur voyage sans cesse; il parcourt au moins quinze cents lieues dans une saison, et il n'admet pas que tout le monde n'ait pas la force de faire ce qu'il fait. L'Impératrice l'aime; elle craint de le quitter, elle le suit tant qu'elle peut, et elle meurt à la peine; elle s'est habituée à une vie toute extérieure. Ce genre de dissipation, devenu nécessaire à son esprit, tue son corps.
Une absence si complète de repos doit nuire à l'éducation des enfants, qui exige du sérieux dans les habitudes des parents. Les jeunes princes ne vivent pas assez isolés pour que la frivolité d'une cour toujours en l'air, l'absence de tout conversation intéressante et suivie, l'impossibilité de la méditation, n'influent pas d'une manière fâcheuse sur leur caractère. Quand on pense à la distribution de leur temps, on doute même de l'esprit qu'ils montrent; comme on craindrait pour l'éclat d'une fleur si sa racine n'était pas dans le terrain qui lui convient. Tout est apparence en Russie, ce qui fait qu'on se défie de tout.
J'ai été présenté ce soir, non par l'ambassadeur de France, mais par le grand-maître des cérémonies de la cour. Tel était l'ordre qu'avait donné l'Empereur et dont j'ai été instruit par M. l'ambassadeur de France. Je ne sais si les choses se sont passées selon l'usage ordinaire, mais c'est ainsi que j'ai été nommé à LL. MM.
Tous les étrangers admis à l'honneur d'approcher de leurs personnes étaient réunis dans un des salons qu'elles devaient traverser pour aller ouvrir le bal. Ce salon se trouve avant la grande galerie nouvellement rebâtie et dorée, et que la cour n'avait pas vue depuis le jour de l'incendie. Arrivés à l'heure indiquée, nous attendîmes assez longtemps l'apparition du maître. Nous étions peu nombreux.
Il y avait près de moi quelques Français, un Polonais, un Genevois et plusieurs Allemands. Le côté opposé du salon était occupé par un rang de dames russes réunies là pour faire leur cour.
L'Empereur nous accueillit tous avec une politesse recherchée et délicate. On reconnaissait du premier coup d'œil un homme obligé et habitué à ménager l'amour-propre des autres. Chacun se sentit classé d'un mot, d'un regard, dans la pensée royale, et dès lors dans l'esprit de tous.
Pour me faire connaître qu'il me verrait sans déplaisir parcourir son empire, l'Empereur me fit la grâce de me dire qu'il fallait aller au moins jusqu'à Moscou et à Nijni, afin d'avoir une juste idée du pays. «Pétersbourg est russe, ajouta-t-il, mais ce n'est pas la Russie.»
Ce peu de mots fut prononcé d'un son de voix qu'on ne peut oublier tant il a d'autorité, tant il est grave et ferme. Tout le monde m'avait parlé de l'air imposant, de la noblesse des traits et de la taille de l'Empereur; personne ne m'avait averti de la puissance de sa voix; cette voix est bien celle d'un homme né pour commander. Il n'y a là ni effort ni étude; c'est un don développé par l'habitude de s'en servir.
L'Impératrice, quand on l'approche, a une expression de figure très-séduisante, et le son de sa voix est aussi doux, aussi pénétrant que la voix de l'Empereur est naturellement impérieuse.
Elle me demanda si je venais à Pétersbourg en simple voyageur. Je lui répondis que oui. «Je sais que vous êtes un curieux, reprit-elle.
—Oui, Madame, répliquai-je, c'est la curiosité qui m'amène en Russie, et cette fois du moins je ne me repentirai pas d'avoir cédé à la passion de parcourir le monde.
—Vous croyez? reprit-elle avec une grâce charmante.
—Il me semble qu'il y a des choses si étonnantes en ce pays que pour les croire il faut les avoir vues de ses yeux.
—Je désire que vous voyiez beaucoup et bien.
—Ce désir de Votre Majesté est un encouragement.
—Si vous pensez du bien, vous le direz, mais inutilement; on ne vous croira pas: nous sommes mal connus et l'on ne veut pas nous connaître mieux.»
Cette parole me frappa dans la bouche de l'Impératrice, à cause de la préoccupation qu'elle décelait. Il me parut aussi qu'elle marquait une sorte de bienveillance pour moi exprimée avec une politesse et une simplicité rares.
L'Impératrice inspire dès le premier abord autant de confiance que de respect; à travers la réserve obligée du langage et des habitudes de la cour, on voit qu'elle a du cœur. Ce malheur lui donne un charme indéfinissable; elle est plus qu'Impératrice, elle est femme.
Elle m'a paru extrêmement fatiguée; sa maigreur est effrayante. Il n'y a personne qui ne dise que l'agitation de la vie qu'elle mène la consumera, et que l'ennui d'une vie plus calme la tuerait.
La fête qui suivit notre présentation est une des plus magnifiques que j'aie vues de ma vie. C'était de la féerie, et l'admiration et l'étonnement qu'inspirait à toute la cour chaque salon de ce palais renouvelé en un an, mêlait un intérêt dramatique aux pompes un peu froides des solennités ordinaires. Chaque salle, chaque peinture était un sujet de surprise pour les Russes eux-mêmes, qui avaient assisté à la catastrophe et n'avaient point revu ce merveilleux séjour depuis qu'à la parole du dieu le temple est ressorti de ses cendres. Quel effort de volonté! pensais-je à chaque galerie, à chaque marbre, à chaque peinture que je voyais. Le style de ces ornements, bien qu'ils fussent refaits d'hier, rappelait le siècle où le palais fut fondé; ce que je voyais me semblait déjà ancien; on copie tout en Russie, même le temps. Ces merveilles inspiraient à la foule une admiration contagieuse; en voyant le triomphe de la volonté d'un homme, et en écoutant les exclamations des autres hommes, je commençais moi-même à m'indigner moins du prix qu'avait coûté le miracle. Si je ressens cette influence au bout de deux jours de séjour, combien ne devons-nous pas d'indulgence à des hommes qui sont nés et qui passent leur vie dans l'air de cette cour!… c'est-à-dire en Russie; car c'est toujours l'air de la cour qu'on y respire d'un bout de l'empire à l'autre. Je ne parle pas des serfs; et ceux-ci mêmes ressentent, par leurs rapports avec le seigneur, quelque influence de la pensée souveraine qui seule anime l'empire; le courtisan, qui est leur maître, est pour eux l'image du maître suprême; l'Empereur et la cour apparaissent aux Russes partout où il y a un homme qui obéit à un homme qui commande.
Ailleurs le pauvre est un mendiant ou un ennemi; en Russie il est toujours un courtisan, il s'y trouve des courtisans à tous les étages de la société; voilà pourquoi je dis que la cour est partout; et qu'il y a entre les sentiments des seigneurs russes et des gentilshommes de la vieille Europe, la différence qu'il y a entre la courtisanerie et l'aristocratie: entre la vanité et l'orgueil, l'un tue l'autre: au reste, le véritable orgueil est rare partout presque autant que la vertu. Au lieu d'injurier les courtisans comme Beaumarchais et tant d'autres l'ont fait, il faut plaindre ces hommes qui, quoi qu'on en dise, ressemblent à tous les hommes. Pauvres courtisans!… ils ne sont pas les monstres des romans ou des comédies modernes ni des journaux révolutionnaires; ils sont tout simplement des êtres faibles, corrompus et corrupteurs, autant mais pas plus que d'autres qui sont moins exposés à la tentation. L'ennui est la plaie des riches; toutefois l'ennui n'est pas un crime: la vanité, l'intérêt sont plus vivement excités dans les cours que partout ailleurs, et ces passions y abrègent la vie. Mais si les cœurs qu'elles agitent sont plus tourmentés, ils ne sont pas plus pervers que ceux des autres hommes, car ils n'ont point cherché, ils n'ont pas choisi leur condition. La sagesse humaine aurait fait un grand pas si l'on parvenait à faire comprendre à la foule combien elle doit de pitié aux possesseurs des faux biens qu'elle envie.
J'en ai vu qui dansaient à la place même où ils avaient pensé périr sous les décombres et où d'autres hommes étaient morts; morts pour amuser la cour au jour fixé par l'Empereur.
Tout cela me paraissait plus extraordinaire encore que beau; d'irrésistibles réflexions philosophiques attristent pour moi toutes les fêtes, toutes les solennités russes: ailleurs la liberté fait naître une gaieté favorable aux illusions, ici le despotisme inspire inévitablement la méditation, qui chasse le prestige, car lorsqu'on se laisse aller à penser on ne se laisse guère éblouir.
L'espèce de danse la plus en usage dans ce pays aux grandes fêtes ne dérange pas le cours des idées: on se promène d'un pas solennel et réglé par la musique; chaque homme mène par la main une femme; des centaines de couples se suivent ainsi processionnellement à travers des salles immenses, en parcourant tout un palais, car le cortége passe de chambre en chambre et serpente au milieu des galeries et des salons au gré du caprice de l'homme qui le conduit: c'est là ce qu'on appelle danser la polonaise. C'est amusant à voir une fois: mais je crois que, pour les gens destinés à danser cela toute leur vie, le bal doit devenir un supplice.
La polonaise de Pétersbourg m'a reporté au congrès de Vienne, où je l'avais dansée en 1814 à la grande redoute. Nulle étiquette n'était observée alors dans ces fêtes européennes; chacun marchait au hasard au milieu de tous les souverains de la Terre. Mon sort m'avait placé entre l'Empereur de Russie (Alexandre) et sa femme, qui était une princesse de Bade. Je suivais la marche du cortège, assez gêné de me sentir malgré moi auprès de personnages si augustes. Tout à coup la file des couples dansants s'arrête, sans qu'on sache pourquoi; la musique continuait. L'Empereur, impatienté, passe la tête par-dessus mon épaule, et s'adressant à l'Impératrice, lui dit du ton le plus brusque: «Avancez donc!» L'Impératrice se retourne, et apercevant derrière moi l'Empereur qui dansait avec une femme pour laquelle il affichait depuis quelques jours une grande passion, elle répondit avec une expression indéfinissable: «Toujours poli!» L'autocrate se mordit les lèvres en me regardant. Le cortège recommença de marcher et la danse continua.
J'ai été ébloui de l'éclat de la grande galerie, elle est aujourd'hui entièrement dorée; elle n'était que peinte en blanc avant l'incendie. Ce désastre a servi le goût qu'a l'Empereur pour les magnificences… royales… ce mot ne dit pas assez: divines approcherait davantage de l'idée que le pouvoir souverain se fait de lui-même en Russie.
Les ambassadeurs de l'Europe entière avaient été invités là pour admirer les merveilleux résultats de ce gouvernement, d'autant plus amèrement critiqué par le vulgaire, qu'il est plus envié, plus admiré des hommes politiques: esprits essentiellement pratiques et qui doivent être frappés d'abord de la simplicité des rouages du despotisme. Un palais, l'un des plus grands du monde, rebâti en un an: quel sujet d'admiration pour des hommes habitués à respirer l'air des cours!
Jamais les grandes choses ne s'obtiennent sans de grands sacrifices; l'unité du commandement, la force, l'autorité, la puissance militaire s'achètent ici par l'absence de la liberté: tandis que la liberté politique et la richesse industrielle ont coûté à la France son antique esprit chevaleresque et la vieille délicatesse de sentiment qu'on appelait autrefois l'honneur national. Cet honneur est remplacé par d'autres vertus moins patriotiques mais plus universelles: par l'humanité, par la religion, par la charité. Tout le monde convient qu'en France aujourd'hui il y a plus de religion qu'au temps où le clergé était tout-puissant. Vouloir conserver des avantages qui s'excluent, c'est perdre ceux qui sont propres à chaque situation. Voilà ce qu'on ne veut pas reconnaître chez nous où l'on s'expose à tout détruire en voulant tout garder. Chaque gouvernement a des nécessités qu'il doit accepter et respecter sous peine d'anéantissement.
Nous voulons être commerçants comme les Anglais, libres comme les Américains, inconséquents comme les Polonais du temps de leurs diètes, conquérants comme les Russes: ce qui équivaut à n'être rien. Le bon sens d'une nation consiste à pressentir d'abord, puis à choisir son but selon son génie, et à ne reculer devant aucun des sacrifices nécessaires pour atteindre ce but indiqué par la nature et par l'histoire.
La France manque de bon sens dans les idées, et de modération dans les désirs.
Elle est généreuse, elle est même résignée: mais elle ne sait pas employer et diriger ses forces. Elle va au hasard. Un pays où depuis Fénelon on n'a fait que parler politique n'est encore aujourd'hui ni gouverné ni administré. On ne rencontre que des hommes qui voient le mal et qui le déplorent: quant au remède, chacun le cherche dans ses passions, et par conséquent personne ne le trouve: car les passions ne persuadent que ceux qui les ont.
Pourtant c'est encore à Paris qu'on mène la plus douce vie: on s'y amuse de tout en frondant tout; à Pétersbourg on s'ennuie de tout en louant tout: au surplus le plaisir n'est pas le but de l'existence; il ne l'est pas même pour les individus, à plus forte raison pour les nations.
Ce qui m'a paru plus admirable encore que la salle de danse du palais d'hiver toute dorée qu'elle est, c'est la galerie où fut servi le souper. Elle n'est pas encore entièrement terminée, mais ce soir les lustres en papier blanc destinés à éclairer provisoirement la nef royale, avaient une forme fantastique qui ne me déplaisait pas. Cette illumination improvisée pour le jour du mariage ne répondait pas sans doute à l'ameublement de ce palais magique, mais elle produisait la clarté du soleil: c'était assez pour moi. Grâce aux progrès de l'industrie on ne sait plus en France ce que c'est qu'une bougie; il me semble qu'il y a encore de véritables chandelles de cire en Russie. La table du souper était éclatante; dans cette fête tout me semblait colossal, tout était innombrable, et je ne savais ce qu'il fallait admirer le plus de l'effet de l'ensemble ou de la grandeur et de la quantité des objets considérés séparément. Mille personnes étaient assises à la fois à cette table servie dans une seule salle.
Parmi ces mille personnes plus ou moins brillantes d'or et de diamants se trouvait le khan des Kirguises que j'avais vu le matin à la chapelle: il était accompagné de son fils et de leur suite; j'ai remarqué aussi une vieille Reine de Géorgie détrônée depuis trente ans. Cette pauvre femme languit sans honneur à la cour de ses vainqueurs. Elle m'inspirerait une profonde pitié si elle ne ressemblait un peu trop à une figure échappée du cabinet de Curtius. Son visage est basané comme celui d'un homme habitué aux fatigues des camps et elle est ridiculement habillée. Nous nous laissons trop aisément aller à rire du malheur quand il nous apparaît sous une forme déplaisante. On voudrait que l'infortune embellît surtout une Reine de Géorgie; il n'en est pas ainsi, au contraire; et les cœurs deviennent bien vite injustes envers ce qui déplaît aux yeux: cette manière de se dispenser de la pitié n'est pas généreuse; mais je l'avoue, je n'ai pu garder mon sérieux en voyant une tête royale coiffée d'une espèce de shako d'où pendait un voile fort singulier; le reste de la personne répondait à la coiffure, et tandis que toutes les dames de la cour étaient en robes à queue, cette Reine d'Orient avait une jupe courte toute surchargée de broderies. Elle faisait rire et elle faisait peur, tant il y avait de mauvais goût dans son ajustement, d'ennui et en même temps de courtisanerie dans sa physionomie, de laideur dans ses traits, de disgrâce dans sa personne. Encore une fois on ne va pas si loin pour se croire obligé de plaindre des gens qui déplaisent.
L'habit national des dames russes à la cour est imposant et vieux de forme. Elles portent sur la tête une espèce de fortification d'une riche étoffe: cette coiffure ressemble à la forme d'un chapeau d'homme dont on aurait diminué la hauteur et retranché le fond qui reste ouvert par-dessus pour laisser voir à nu le derrière de la tête. Ce diadème, haut de plusieurs pouces, encadre agréablement le visage sans le couvrir: il est ordinairement brodé de pierres précieuses et placé au-dessus du front qu'il laisse à découvert. C'est un ornement ancien; il donne à toute la parure un air de noblesse et d'originalité qui sied à merveille aux belles personnes et qui enlaidit singulièrement les laides. Par malheur celles-ci sont en nombre à la cour de Russie, d'où l'on ne se retire guère qu'à la mort: tant les vieilles gens ont d'attache pour les charges qu'ils y remplissent! En général, je vous le répète, la beauté des femmes est rare à Pétersbourg, mais dans le grand monde, la grâce et le charme suppléent le plus souvent à la régularité des traits, à la pureté des formes. Il y a pourtant quelques Géorgiennes qui réunissent les deux avantages. Ces astres brillent au milieu des femmes du Nord comme des étoiles dans la profonde obscurité des nuits méridionales. La forme de la robe de cour, avec ses longues manches et sa queue traînante, donne à toute la personne un aspect oriental qui rend l'ensemble d'un cercle fort imposant.
Un incident assez singulier m'a donné la mesure de la parfaite politesse de l'Empereur.
Pendant le bal un maître des cérémonies avait indiqué à ceux des étrangers qui paraissaient pour la première fois à cette cour la place qui leur était réservée à la table du souper. «Quand vous verrez le bal interrompu, nous avait-il dit à chacun, vous suivrez la foule jusque dans la galerie, là vous trouverez une grande table servie, et alors vous vous dirigerez vers la droite, où vous vous assiérez aux premières places que vous verrez libres.»
Il n'y avait qu'une seule et même table de mille couverts pour le corps diplomatique, les étrangers et toutes les personnes de la cour. Mais en entrant dans la salle, se trouvait à droite et en avant une petite table ronde à huit places.
Un Genevois, jeune homme instruit et spirituel, avait été présenté le soir même, en uniforme de garde national, habit qui d'ordinaire n'est pas agréable aux yeux de l'Empereur; néanmoins ce jeune Suisse paraissait parfaitement à son aise; soit suffisance naturelle, soit aisance républicaine, soit enfin simplicité de cœur, il semblait ne songer ni aux personnes qui l'entouraient ni à l'effet qu'il pouvait produire sur elles. J'enviais sa parfaite sécurité que j'étais loin de partager. Nos manières, quoique fort différentes, eurent le même succès; l'Empereur nous traita également bien l'un et l'autre.
Une personne expérimentée et spirituelle m'avait recommandé d'un ton moitié sérieux, moitié railleur, d'avoir le regard respectueux et l'air timide, si je voulais plaire au maître. Ce conseil était bien superflu, car pour entrer dans la hutte d'un charbonnier et faire connaissance avec lui, j'éprouverais une sorte d'embarras physique: tant la sauvagerie m'est naturelle!! Ce n'est pas pour rien qu'on a du sang allemand; j'eus donc tout naturellement la dose d'embarras et de réserve requise pour rassurer l'inquiète Majesté du Czar qui serait aussi grand qu'il veut le paraître, s'il était moins préoccupé de l'idée qu'on va lui manquer de respect. Nouvelle preuve de ma remarque qu'à cette cour on passe sa vie en répétitions générales! Cette inquiétude de l'Empereur n'est pourtant pas toujours dominante. Voici une preuve de la dignité naturelle de ce prince.
Je vous ai dit que le Genevois, loin de partager ma modestie surannée, n'était rien moins qu'inquiet. Il est jeune et il a l'esprit de son temps: c'est tout simple; aussi admirais-je avec une sorte d'envie son air d'assurance chaque fois que l'Empereur lui parlait.
L'affabilité de Sa Majesté fut bientôt mise par le jeune Suisse à une épreuve plus décisive. Au moment de passer dans la salle du festin, le républicain se dirigeant vers la droite, selon l'instruction qu'il a reçue, fait d'abord attention à la petite table ronde et s'y assied intrépidement tout seul de sa personne, car cette table était vide. Un moment après, la foule des convives étant placée, l'Empereur, suivi de quelques officiers de son étroite intimité, vient s'asseoir à la même table ronde en face du bienheureux garde national de Genève. Je dois vous dire que l'Impératrice n'était pas à cette petite table. Le voyageur reste à sa place avec l'imperturbable sécurité que j'avais déjà tant admirée en lui et qui dans cette circonstance devenait une grâce d'état.
Une place manquait, car l'Empereur ne s'était pas attendu à ce neuvième convive. Mais avec une politesse dont l'élégance parfaite équivaut à la délicatesse d'un bon cœur, il ordonna tout bas à un homme de service d'apporter une chaise et un couvert de plus; ce qui fut exécuté sans bruit et sans trouble.
Placé à l'une des extrémités de la grande table, je me trouvais très-près de celle de l'Empereur, dont le mouvement ne put m'échapper ni par conséquent échapper à celui qui en était l'objet. Mais ce bienheureux jeune homme, loin de se troubler en s'apercevant qu'il s'était placé là contre l'intention du maître, soutint imperturbablement la conversation du souper avec ses deux plus proches voisins. Je me disais, il a peut-être du tact, il ne veut pas faire événement, et sans doute il n'attend que le moment où se lèvera l'Empereur pour aller à lui et pour lui adresser un mot d'explication. Point du tout!… À peine le souper fini, mon homme, loin de s'excuser, semble trouver tout naturel l'honneur qu'il vient de recevoir. Le soir en rentrant chez lui, il aura mis tout bonnement sur son journal «souper avec l'Empereur.» Néanmoins Sa Majesté abrégea le plaisir; et se levant avant les personnes placées à la grande table, elle se mit à se promener derrière nous, tout en exigeant qu'on restât assis. Le grand-duc héritier accompagnait son père: j'ai vu ce jeune prince s'arrêter debout derrière la chaise d'un grand seigneur anglais, le marquis ***, et plaisanter avec le jeune lord ***, fils de ce même marquis. Les étrangers, restant assis comme tout le monde devant le prince et devant l'Empereur, leur répondaient le dos tourné et continuaient de manger.
Cet échantillon de la politesse anglaise vous prouve que l'Empereur de Russie a plus de simplicité dans les manières que n'en ont bien des particuliers maîtres de maison.
Je ne m'attendais guère à éprouver dans ce bal un plaisir tout à fait étranger aux personnes et aux objets qui m'entouraient; je veux parler de l'impression que m'ont toujours causée les grands phénomènes de la nature. La température du jour s'était élevée à 30 degrés, et, malgré la fraîcheur du soir, l'atmosphère du palais pendant la fête était étouffante. En sortant de table, je me réfugiai au plus vite dans l'embrasure d'une fenêtre ouverte. Là, complètement distrait de ce qui m'environnait, je fus tout à coup saisi d'admiration à la vue d'un de ces effets de lumière dont on ne jouit que dans le Nord et pendant la magique clarté des nuits du pôle. Plusieurs étages de nuages orageux très-noirs, très-lourds, partageaient le ciel par zones; il était minuit et demi; les nuits qui recommencent pour Pétersbourg sont encore si courtes qu'à peine a-t-on le temps de les remarquer; à cette heure, l'aube du jour apparaissait déjà dans la direction d'Archangel; le vent de terre était tombé, et, dans les intervalles qui séparaient les bandes de nuages immobiles, on voyait le fond du ciel semblable, tant le blanc en était vif et brillant, à des lames d'argent séparées par de massives guirlandes de broderie. Cette lumière se réfléchissait sur la Néva sans courant, car le golfe, encore agité par l'orage du jour, repoussait l'eau dans le lit du fleuve et donnait à la vaste nappe de cette rivière endormie l'apparence d'une mer de lait ou d'un lac de nacre.
La plus grande partie de Pétersbourg avec ses quais et les aiguilles de ses chapelles s'étendait devant mes yeux; c'était une véritable composition de Breughel de Velours. Les teintes de ce tableau ne peuvent se rendre par des paroles; l'église de Saint-Nicolas avec ses pavillons pour clochers, se détachait en bleu de lapis sur un ciel blanc; les restes d'une illumination éteinte par l'aurore, brillaient encore sous le portique de la Bourse, monument grec qui termine avec une pompe théâtrale une des îles de la Néva, dans l'endroit où le fleuve se partage en deux bras principaux; les colonnes éclairées du monument, dont le mauvais style disparaissait à cette heure et à cette distance, se répétaient dans l'eau du fleuve blanc où elles dessinaient un fronton et un péristyle d'or renversés; tout le reste de la ville était d'un bleu cru comme le toit colorié de l'église de Saint-Nicolas, et comme le lointain des paysages des vieux peintres; ce tableau fantastique, peint sur un fond d'outremer, encadré par une fenêtre dorée, contrastait d'une manière tout à fait surnaturelle avec la lumière des lustres et la pompe de l'intérieur du palais. On eût dit que la ville, le ciel, la mer, que la nature entière voulaient concourir aux splendeurs de cette cour et solenniser la fête donnée à sa fille par le souverain de ces immenses régions. L'aspect du ciel avait quelque chose de si étonnant qu'avec un peu d'imagination on aurait pu croire que des déserts de la Laponie à la Crimée, du Caucase et de la Vistule au Kamtschatka le roi du ciel répondait par quelque signe à l'appel du roi de la terre. Le ciel du Nord est riche en présages. Tout cela était extraordinaire et même beau.
J'étais absorbé dans une contemplation de plus en plus profonde, lorsque je fus réveillé par une voix de femme douce et pénétrante. «Que faites-vous donc là? me dit-elle.—Madame, j'admire; je ne sais faire que cela aujourd'hui.»
C'était l'Impératrice. Elle se trouvait seule avec moi dans l'embrasure de cette fenêtre qui ressemblait à un pavillon ouvert sur la Néva. «Moi, j'étouffe, reprit Sa Majesté, c'est moins poétique; mais vous avez bien raison d'admirer ce tableau, car il est magnifique.» Elle se mit à regarder avec moi:
«—Je suis sûre, ajouta-t-elle, que vous et moi nous sommes les seuls ici à remarquer cet effet de lumière.
—Tout ce que je vois est nouveau pour moi, madame, et je ne me consolerai jamais de n'être pas venu en Russie dans ma jeunesse.
—On est toujours jeune de cœur et d'imagination.» Je n'osais répondre, car l'Impératrice aussi bien que moi n'a plus que cette jeunesse-là, et c'est ce que je ne voulais pas lui faire sentir; elle ne m'aurait pas laissé le temps et je n'aurais pas eu la hardiesse de lui dire combien elle a de dédommagements pour se consoler de la marche du temps. En s'éloignant elle me dit avec la grâce qui la distingue essentiellement: «Je me souviendrai d'avoir souffert et admiré avec vous.» Puis elle ajouta: «Je ne pars pas encore, nous nous reverrons ce soir.»
Je suis lié intimement avec une famille polonaise qui est celle de la femme qu'elle aime le mieux. La baronne ***, née comtesse ***, cette dame élevée en Prusse avec la fille du roi, a suivi la princesse en Russie et ne l'a jamais quittée; elle s'est mariée à Pétersbourg où elle n'a d'autre état que celui d'amie de l'Impératrice. Une telle constance de sentiment les honore toutes deux. La baronne *** aura dit du bien de moi à l'Empereur et à l'Impératrice, et ma timidité naturelle, flatterie d'autant plus fine quelle est involontaire, a complété mon succès.
En sortant de la salle du souper pour passer dans la galerie du bal, je m'approchai encore d'une fenêtre. Elle ouvrait sur la cour intérieure du palais; j'eus là un spectacle d'un tout autre genre, mais aussi peu attendu, aussi surprenant que le lever de l'aurore dans le beau ciel de Pétersbourg. C'est la vue de la grande cour du palais d'hiver; elle est carrée comme celle du Louvre. Pendant le bal, toute cette enceinte s'était remplie peu à peu de peuple; les lueurs du crépuscule devenaient de plus en plus distinctes, et le jour paraissait; en voyant cette foule muette d'admiration, ce peuple immobile, silencieux, et pour ainsi dire fasciné par les splendeurs du palais de son maître, humant avec un respect timide, avec une sorte de joie animale les émanations du royal festin, j'éprouvai une impression de plaisir. Enfin j'avais trouvé de la foule en Russie; je ne voyais là-bas que des hommes; pas un pouce de terrain ne paraissait, tant la presse était grande… Néanmoins dans les pays despotiques tous les divertissements du peuple me paraissent suspects quand ils concourent à ceux du prince; la crainte et la flatterie des petits, l'orgueil et l'hypocrite générosité des grands, sont les seuls sentiments que je crois réels entre des hommes qui vivent sous le régime de l'autocratie russe.
Au milieu des fêtes de Pétersbourg, je ne puis oublier le voyage en Crimée de l'Impératrice Catherine et les façades de villages figurées de distance en distance en planches et en toiles peintes, à un quart de lieue de la route, pour faire croire à la souveraine triomphante que le désert s'était peuplé sous son règne. Des préoccupations semblables possèdent encore les esprits russes; chacun masque le mal et figure le bien aux yeux du maître. C'est une permanente conjuration de sourires conspirant contre la vérité en faveur du contentement d'esprit de celui qui est censé vouloir et agir pour le bien de tous; l'Empereur est le seul homme de l'Empire qui soit vivant; car manger ce n'est pas vivre!…
Il faut convenir pourtant que ce peuple restait là presque volontairement; rien ne me semblait le forcer à venir sous les fenêtres de l'Empereur pour sembler s'amuser; il s'amusait donc, mais du seul plaisir de ses maîtres; il s'amusait moult tristement, comme dit Froissart. Toutefois, les coiffures des femmes, les belles robes de drap et les éclatantes ceintures de laine ou de soie des hommes vêtus à la russe, c'est-à-dire à la persane, la diversité des couleurs, l'immobilité des personnes me faisaient l'illusion d'un immense tapis de Turquie jeté d'un bout de la cour à l'autre par ordre du magicien qui préside ici à tous les miracles. Un parterre de têtes, tel était le plus bel ornement du palais de l'Empereur pendant la première nuit des noces de sa fille; ce prince pensait là-dessus comme moi, car il fit remarquer complaisamment aux étrangers cette foule sans acclamations, qui témoignait par sa présence seule de la part qu'elle prenait au bonheur de ses maîtres. C'était l'ombre d'un peuple à genoux devant des dieux invisibles. Leurs Majestés sont les divinités de cet Élysée dont les habitants, pliés à la résignation, se forgent une félicité admirative toute composée de privations et de sacrifices.
Je m'aperçois que je parle ici comme les radicaux parlent à Paris; démocrate en Russie, je n'en suis pas moins, en France, un aristocrate obstiné; c'est qu'un paysan des environs de Paris, un petit bourgeois de chez nous, est plus libre que ne l'est un seigneur en Russie. Il faut voyager pour apprendre à quel point le cœur humain est sujet aux effets d'optique. Cette expérience confirme l'observation de madame de Staël, qui disait qu'en France «on est toujours ou le jacobin ou l'ultra de quelqu'un.»
Je suis rentré chez moi étourdi de la grandeur et de la magnificence de l'Empereur, et plus étonné encore de l'admiration désintéressée du peuple pour des biens qu'il n'a pas, qu'il n'aura jamais et qu'il n'ose même pas regretter. Si je ne voyais tous les jours combien la liberté enfante d'ambitieux égoïstes, j'aurais peine à croire que le despotisme pût faire tant de philosophes désintéressés.
LETTRE DOUZIÈME.
Note.—Agitation de la vie à Pétersbourg.—Point de foule.—L'Empereur vraiment Russe.—L'Impératrice: son affabilité.—Importance qu'on attache en Russie à l'opinion des étrangers.—Comparaison de Paris et de Pétersbourg.—Définition de la politesse.—Fête au palais Michel.—La grande-duchesse Hélène.—Sa conversation.—Éclat des bals où les hommes sont en uniforme.—Illumination ingénieuse.—Verdure éclairée.—Musique lointaine.—Bosquet dans une galerie.—Jet d'eau dans la salle de bal.—Plantes exotiques.—Décoration toute en glaces.—Salle de danse.—Asile préparé pour l'Impératrice.—Résultat de la démocratie.—Ce qu'en penseront nos neveux.—Conversation intéressante avec l'Empereur.—Tour de son esprit.—La Russie expliquée.—Travaux qu'il entreprend au Kremlin.—Sa délicatesse.—Anecdote plaisante en note.—Politesse anglaise.—Le bal de l'Impératrice pour la famille d'***.—Portrait d'un Français.—M. de Barante.—Le grand chambellan.—Inadvertance d'un de ses subordonnés.—Dure réprimande de l'Empereur.—Difficulté qu'on trouve à voir les choses en Russie.
NOTE.
La lettre qu'on va lire a été portée de Pétersbourg à Paris par une personne sûre, et l'ami à qui elle était adressée me l'a conservée à cause de quelques détails qui lui ont paru curieux. Si le ton est plus louangeur que celui des lettres que je gardais, c'est parce qu'une trop grande sincérité aurait pu en certaine occurrence compromettre la personne obligeante qui m'avait offert de porter ma relation. Je me suis donc cru obligé dans cette lettre, mais seulement dans celle-ci, d'outrer le bien et d'atténuer le mal: ceci est un aveu, mais le moindre déguisement serait une faute dans un ouvrage dont le prix tient uniquement à l'exactitude scrupuleuse de l'écrivain. La fiction gâte le récit d'un voyage, par la même raison qu'un fait réel encadré et par conséquent plus ou moins dénaturé dans une œuvre d'imagination, la dépare.
Je désire donc que cette lettre soit lue avec un peu plus de précaution que les autres, et surtout qu'on n'en passe pas les notes qui lui servent de correctif.
Pétersbourg, ce 19 juillet 1839.
Le croirez-vous? il y a cinq jours que j'ai reçu votre lettre du 1er juillet, et, sans exagération, je n'ai pas eu le temps d'y répondre. Je n'aurais pu le prendre que sur mes nuits: mais avec les mortelles chaleurs de Laponie qui nous accablent, ne pas dormir serait dangereux.
Il faut être Russe et même Empereur pour résister à la fatigue de la vie de Pétersbourg en ce moment: le soir, des fêtes telles qu'on n'en voit qu'en Russie, le matin des félicitations de cour, des cérémonies, des réceptions ou bien des solennités publiques, des parades sur mer et sur terre: un vaisseau de 120 canons lancé dans la Néva devant toute la cour doublée de toute la ville: voilà ce qui absorbe mes forces et occupe ma curiosité. Avec des jours ainsi remplis, la correspondance devient impossible.
Quand je vous dis que la ville et la cour réunies ont vu lancer un vaisseau dans la Néva, le plus grand vaisseau qu'elle ait porté, ne vous figurez pas pour cela qu'il y eût foule à cette fête navale. L'espace est ce qui manque le moins aux Russes et ce qui leur nuit le plus; les quatre ou cinq cent mille hommes qui habitent Pétersbourg sans le peupler, se perdent dans la vague enceinte de cette ville immense dont le cœur est de granit et d'airain, le corps de plâtre et de mortier, et dont les extrémités sont de bois peint et de planches pourries. Ces planches sont plantées en guise de murailles, autour d'un marais désert[5]. Colosse aux pieds d'argile, cette ville d'une magnificence fabuleuse, ne ressemble à aucune des capitales du monde civilisé, quoique pour la bâtir on les ait copiées toutes: mais l'homme a beau aller chercher ses modèles au bout du monde, le sol et le climat sont ses maîtres, ils le forcent à faire du nouveau, même quand il ne voudrait que reproduire l'antique. J'ai vu le congrès de Vienne, mais je ne me souviens d'aucune réunion comparable pour la richesse des pierreries, des habits, pour la variété, le luxe des uniformes, ni pour la grandeur et l'ordonnance de l'ensemble, à la fête donnée par l'Empereur le soir du mariage de sa fille, dans ce même palais d'hiver brûlé il y a un an et qui renaît de ses cendres à la voix d'un seul homme.
Pierre-le-Grand n'est pas mort! Sa force morale vit toujours, agit toujours: Nicolas est le seul souverain russe qu'ait eu la Russie depuis le fondateur de sa capitale.
Vers la fin de la soirée donnée à la cour pour célébrer les noces de la grande-duchesse Marie, comme je me tenais à l'écart selon mon usage, l'Impératrice m'a fait chercher dans tout le bal pendant un quart d'heure par des officiers de service qui ne me trouvaient pas. J'étais absorbé par la beauté du ciel, et j'admirais la nuit, appuyé contre la fenêtre où l'Impératrice m'avait laissé. Depuis le souper je n'avais quitté cette place qu'un instant pour me trouver sur le passage de Leurs Majestés; mais n'ayant pas été aperçu j'étais retourné dans l'espèce de tribune d'où je contemplais à loisir le poétique spectacle d'un lever de soleil sur une grande ville pendant un bal de cour. Les officiers qui me cherchaient par ordre m'aperçurent enfin dans ma cachette, et se hâtèrent de me mener près de l'Impératrice qui m'attendait. Elle eut la bonté de me dire devant toute la cour: «M. de Custine, il y a bien longtemps que je vous demande, pourquoi me fuyez-vous?
—Madame, je me suis placé deux fois sur le passage de Votre Majesté, elle ne m'a pas vu.
—C'est votre faute, car je vous cherchais depuis que je suis rentrée dans la salle de bal. Je tiens à ce que vous voyiez ici toutes choses en détail, afin que vous emportiez de la Russie une opinion qui puisse rectifier celle des sots et des méchants.
—Madame, je suis loin de m'attribuer ce pouvoir; mais si mes impressions étaient communicatives, bientôt la France regarderait la Russie comme le pays des fées.
—Il ne faut pas vous en tenir aux apparences, vous devez juger le fond des choses car vous avez tout ce qu'il faut pour cela. Adieu, je ne voulais que vous dire bonsoir, la chaleur me fatigue; n'oubliez pas de vous faire montrer dans le plus grand détail mes nouveaux appartements, ils ont été refaits sur les idées de l'Empereur. Je donnerai des ordres pour qu'on vous fasse tout voir.»
En sortant elle me laissa l'objet de la curiosité générale et de la bienveillance apparente des assistants.
Cette vie de la cour est si nouvelle pour moi qu'elle m'amuse: c'est un voyage dans l'ancien temps; je me crois à Versailles et reculé d'un siècle. La politesse et la magnificence, c'est ici le naturel; vous voyez combien Pétersbourg est loin de notre Paris actuel. Il y a du luxe à Paris, de la richesse, de l'élégance même; mais il n'y a plus ni grandeur ni urbanité: depuis la première révolution nous habitons un pays conquis où les spoliateurs et les spoliés se sont abrités ensemble, comme ils ont pu. Pour être poli, il faut avoir quelque chose à donner: la politesse est l'art de faire aux autres les honneurs des avantages qu'on possède, de son esprit, de ses richesses, de son rang, de son crédit et de tout autre moyen de plaisir: être poli, c'est savoir offrir et accepter avec grâce: mais quand personne n'a rien d'assuré, personne ne peut rien donner. En France, aujourd'hui rien ne s'échange de gré à gré, tout s'arrache à l'intérêt, à l'ambition ou à la peur. La conversation même tombe à plat, dès qu'un secret calcul ne l'anime pas. L'esprit n'a de valeur que d'après le parti qu'on en peut tirer.
La sécurité dans les conditions est la première base de l'urbanité dans les rapports de la société et la source des saillies de l'esprit dans la conversation.
A peine reposés du bal de la cour, nous avons eu hier une autre fête au palais Michel chez la grande-duchesse Hélène, belle-sœur de l'Empereur, femme du grand-duc Michel et fille du prince Paul de Wurtemberg qui habite Paris. Elle passe pour l'une des personnes les plus distinguées de l'Europe, sa conversation est extrêmement intéressante. J'ai eu l'honneur de lui être présenté avant le bal; dans ce premier moment elle ne m'a dit qu'un mot; mais pendant la soirée, elle m'a donné plusieurs fois l'occasion de causer avec elle. Voici ce que j'ai retenu de ses gracieuses paroles:
«On m'a dit que vous aviez à Paris et à la campagne une société fort agréable.
—Oui, Madame, j'aime les personnes d'esprit, et leur conversation est mon plus grand plaisir; mais j'étais loin de penser que Votre Altesse impériale pût savoir ce détail.
—Nous connaissons Paris et nous savons qu'il s'y trouve peu de gens qui comprennent bien le temps actuel, tout en conservant le souvenir du temps passé. C'est sans doute de ces esprits-là qu'on rencontre chez vous. Nous aimons par leurs ouvrages plusieurs des personnes que vous voyez habituellement, surtout madame Gay et sa fille, madame de Girardin.
—Ces dames sont bien spirituelles et bien distinguées; j'ai le bonheur d'être leur ami.
—Vous avez là pour amis des esprits fort supérieurs.»
Rien n'est si rare que de se croire obligé d'être modeste pour les autres, c'est pourtant une nuance de sentiment que j'éprouvai en ce moment. Vous me direz que de toutes les modesties c'est celle qui coûte le moins à manifester. Égayez-vous là-dessus tant qu'il vous plaira, il n'en est pas moins vrai qu'il me semblait que j'aurais manqué de délicatesse en livrant trop crûment mes amis à une admiration dont mon amour-propre eût profité. À Paris, j'aurais dit tout net ce que je pensais, à Pétersbourg, je craignais d'avoir l'air de me faire valoir moi-même sous prétexte de rendre justice aux autres. La grande-duchesse insista: elle reprit:
«Nous lisons avec grand plaisir les livres de madame Gay, que vous en semble?
—Il me semble, Madame, qu'on y retrouve la société d'autrefois peinte par une personne qui la comprend.
—Pourquoi madame de Girardin n'écrit-elle plus?
—Madame de Girardin est poëte, Madame, et pour un poëte, se taire c'est travailler.
—J'espère que telle est la cause de son silence, car avec cet esprit d'observation et ce beau talent poétique il serait dommage qu'elle ne fît plus que des ouvrages éphémères[6].»
Dans cet entretien, je devais m'imposer la loi de ne faire qu'écouter et répondre; mais je m'attendais à ce que d'autres noms prononcés par la grande-duchesse vinssent encore flatter mon orgueil patriotique et mettre ma réserve d'ami à de nouvelles épreuves.
Mon attente fut trompée; la grande-duchesse qui passe sa vie dans le pays du tact par excellence, sait mieux que moi sans doute ce qu'il faut dire et ce qu'il faut taire; craignant également la signification de mes paroles et celle de mon silence, elle ne prononça pas un mot de plus sur notre littérature contemporaine.
Il est certains noms dont le son seul troublerait l'égalité d'âme et l'uniformité de pensée imposée despotiquement à tout ce qui veut vivre à la cour de Russie.
Voilà ce que je vous prie d'aller lire à mesdames Gay et de Girardin: je n'ai pas la force de recommencer ce récit dans une autre lettre, ni matériellement le temps d'écrire à personne. Mais, une fois pour toutes, je veux vous décrire les fêtes magiques auxquelles j'assiste ici chaque soir.
Chez nous les bals sont déparés par le triste habit des hommes, tandis que les uniformes variés et brillants des officiers russes donnent un éclat particulier aux salons de Pétersbourg. En Russie, la magnificence de la parure des femmes se trouve en accord avec l'or des habits militaires: et les danseurs n'ont pas l'air d'être les garçons apothicaires ou les clercs de procureur de leurs danseuses.
La façade extérieure du palais Michel, du côté du jardin, est ornée dans toute sa longueur d'un portique à l'italienne. Hier, on avait profité d'une chaleur de 26 degrés pour illuminer les entre-colonnements de cette galerie extérieure par des groupes de lampions d'un effet original. Ces lampions étaient de papier et ils avaient la forme de tulipes, de lyres, de vases… C'était élégant et nouveau.
A chaque fête que donne la grande-duchesse Hélène, elle imagine, m'a-t-on dit, quelque chose d'inconnu ailleurs; une telle réputation doit lui peser, car elle est difficile à soutenir. Aussi cette princesse, si belle, si spirituelle et qui est célèbre en Europe pour la grâce de ses manières et l'intérêt de sa conversation, m'a-t-elle paru moins naturelle et plus contrainte que les autres femmes de la famille Impériale. C'est un lourd fardeau à porter dans une cour que le renom d'une femme bel esprit. Celle-ci est une personne élégante, distinguée, mais elle a l'air de s'ennuyer: peut-être eût-elle vécu plus heureuse, si, née avec du bon sens, peu d'esprit et point d'instruction, elle fût restée une princesse allemande renfermée dans le cercle monotone des événements d'une petite souveraineté. L'obligation de faire les honneurs de la littérature française à la cour de l'Empereur Nicolas m'épouvante pour la grande-duchesse Hélène.
La lumière des groupes de lampions se reflétait d'une manière pittoresque sur les colonnes du palais et jusque sur les arbres du jardin. Il était rempli de peuple. Dans les fêtes de Pétersbourg le peuple sert d'ornement, comme une collection de plantes rares embellit une serre chaude. Du fond des massifs plusieurs orchestres exécutaient des symphonies militaires et se répondaient au loin avec une harmonie admirable. Des groupes d'arbres illuminés à feux couverts produisaient un effet charmant: rien n'est fantastique comme la verdure éclairée pendant une belle nuit. Hier il a recommencé à faire presque noir durant près d'une heure: de onze heures et demie à minuit et demi.
L'intérieur de la grande galerie où l'on dansait était tapissé avec un luxe merveilleux; quinze cents caisses et pots de fleurs des plus rares formaient un bosquet odorant. On voyait à l'une des extrémités de la salle, au plus épais d'un taillis de plantes exotiques, un bassin d'eau fraîche et limpide d'où jaillissait une gerbe sans cesse renaissante. Ces jets d'eau éclairés par des faisceaux de bougies, brillaient comme une poussière de diamants et rafraîchissaient l'air toujours agité par d'énormes branches de palmiers humides de pluie et de bananiers luisants de rosée, dont le vent de la valse secouait les perles sur la mousse du bosquet odorant. On aurait dit que toutes ces plantes étrangères, dont la racine était cachée sous un tapis de verdure, croissaient là dans leur terrain, et que le cortège des danseuses et des danseurs du Nord se promenait par enchantement sous les forêts des tropiques. On croyait rêver. Ce n'était pas seulement du luxe, c'était de la poésie. L'éclat de cette magique galerie était centuplé par une profusion de glaces que je n'avais encore vue nulle part. Les fenêtres donnant sur le portique dont je vous ai décrit l'ingénieuse illumination, restaient ouvertes à cause de la chaleur excessive de cette nuit d'été; mais, hors celles qui servaient d'issues, toutes les baies étaient cachées par d'énormes écrans dorés, à glaces d'un seul morceau, et le pied des écrans disparaissait dans des corbeilles de fleurs; les dimensions de ces miroirs encadrés de dorures et rehaussés d'un nombre immense de bougies, m'ont paru prodigieuses. On croyait voir les portes d'un palais de fées. Ces glaces s'adaptaient comme des pièces de marqueterie à l'embrasure de la croisée qu'elles étaient destinées à dissimuler; c'étaient des rideaux de diamant bordés d'or. Remarquez que la hauteur de la galerie est considérable, et que les jours dont elle est percée sont extrêmement larges. Les glaces remplissaient ces ouvertures sans toutefois intercepter entièrement l'air, car on avait laissé entre les écrans et les châssis ouverts un intervalle de plusieurs pouces, qui ne paraissait pas et qui suffisait cependant pour rafraîchir la température. Sur le panneau opposé à la galerie du jardin, on avait également appliqué des glaces à cadres dorés, de même grandeur que celles des croisées correspondantes. Cette salle est longue comme la moitié du palais. Vous pouvez vous figurer l'effet d'une telle magnificence. On ne savait où l'on était; les limites avaient disparu; tout devenait espace, lumière, dorure, fleurs, reflet, illusion: le mouvement de la foule et la foule elle-même se multipliaient à l'infini. Chacun des acteurs de cette scène en valait cent, tant les glaces produisaient d'effet. Ce palais de cristal sans ombres est fait pour une fête; il me paraissait que le bal fini, la salle allait disparaître avec les danseurs. Je n'ai rien vu de plus beau, mais le bal ressemblait à d'autres bals et ne répondait pas à la décoration extraordinaire de l'édifice. Je m'étonnais que ce peuple de danseurs n'imaginât pas quelque chose de nouveau à jouer sur un théâtre si différent de tous les lieux où l'on a coutume de danser et de s'ennuyer sous le prétexte de se réjouir. J'aurais voulu voir là des quadrilles, des surprises, des apparitions, des ballets, des théâtres mobiles. Il me semble qu'au moyen âge l'imagination avait plus de part aux divertissements de cour. Je n'ai vu danser au palais Michel que des polonaises, des valses et de ces contredanses dégénérées qu'on appelle des quadrilles dans le français-russe; même les mazourkes qu'on danse à Pétersbourg sont moins gaies et moins gracieuses que les vraies danses de Varsovie. La gravité russe ne pourrait s'accommoder de la vivacité, de la verve et de l'abandon des danses vraiment polonaises.
Sous les ombrages parfumés de la galerie que je vous ai décrite, l'Impératrice venait se reposer après chaque polonaise; elle trouvait là un abri contre la chaleur du jardin illuminé dont l'air, pendant cette orageuse nuit d'été, était tout aussi étouffant que celui de l'intérieur du palais.
Dans cette fête, j'ai eu le loisir de comparer les deux pays, et mes observations n'étaient pas à l'avantage de la France. La démocratie doit nuire à l'ordonnance d'une grande assemblée; la fête du palais Michel s'embellissait de tous les hommages, de tous les soins dont la souveraine était l'objet. Il faut une reine aux divertissements élégants, mais l'égalité a tant d'autres avantages qu'on peut bien lui sacrifier le luxe des plaisirs; c'est ce que nous faisons en France avec un désintéressement méritoire; seulement je crains que nos arrière-neveux n'aient changé d'avis quand le temps sera venu de jouir des perfectionnements préparés pour eux par des grands-pères trop généreux. Qui sait alors si ces générations, détrompées, ne diront pas en parlant de nous: «Séduits par une éloquence fausse, ils furent vaguement fanatiques et nous ont rendus positivement misérables?»
Quoi qu'il en puisse être de cet avenir américain tant promis à l'Europe, je ne saurais assez vous faire admirer la fête du palais Michel. Admirez donc de toutes vos forces, et ce que je vous décris et ce que je ne puis vous peindre.
Avant l'heure du souper l'Impératrice assise sous son dais de verdure exotique me fit signe de m'approcher d'elle: à peine avais-je obéi que l'Empereur vint près du bassin magique dont la gerbe d'eau jaillissante nous éclairait de ses diamants en nous rafraîchissant de ses émanations embaumées. Il me prit par la main pour me mener à quelques pas du fauteuil de sa femme, et là il voulut bien causer avec moi plus d'un quart d'heure sur des choses intéressantes; car ce prince ne vous parle pas comme beaucoup d'autres princes, seulement pour qu'on voie qu'il vous parle.
Il me dit d'abord quelques mots sur la belle ordonnance de la fête. Je lui répondis «qu'avec une vie aussi active que la sienne, je m'étonnais qu'il pût trouver du temps pour tout et même pour partager les plaisirs de la foule.
—Heureusement, reprit-il, que la machine administrative est fort simple dans mon pays: car avec des distances qui rendent tout difficile, si la forme du gouvernement était compliquée, la tête d'un homme n'y suffirait pas.»
J'étais surpris et flatté de ce ton de franchise; l'Empereur qui, mieux que personne, entend ce qu'on ne lui dit pas, continua en répondant à ma pensée: «Si je vous parle de la sorte, c'est parce que je sais que vous pouvez me comprendre: nous continuons l'œuvre de Pierre-le-Grand.
—Il n'est pas mort, Sire, son génie et sa volonté gouvernent encore la
Russie.»
Quand on cause en public avec l'Empereur, un grand cercle de courtisans se forme à une distance respectueuse. De là personne ne peut entendre ce que dit le maître sur lequel s'arrêtent cependant tous les regards.
Ce n'est pas le prince qui vous embarrasse quand il vous fait l'honneur de vous parler, c'est sa suite.
L'Empereur reprit: «Cette volonté est bien difficile à faire exécuter: la soumission vous fait croire à l'uniformité chez nous, détrompez-vous; il n'y a pas de pays où il y ait autant de diversité de races, de mœurs, de religion et d'esprit qu'en Russie. La variété reste au fond, l'uniformité est à la superficie: et l'unité n'est qu'apparente. Vous voyez là près de nous vingt officiers: les deux premiers seuls sont Russes, les trois suivants sont des Polonais réconciliés, une partie des autres sont Allemands, il y a jusqu'à des khans de Kirguises qui m'amènent leurs fils pour les faire élever parmi mes cadets: en voici un,» me dit-il en me montrant du doigt un petit singe chinois dans son bizarre costume de velours tout chamarré d'or; cet enfant de l'Asie était coiffé d'un haut bonnet droit, pointu, à grands rebords arrondis et retroussés, semblable à la coiffure d'un escamoteur.
«Là deux cent mille enfants sont élevés et instruits à mes frais avec cet enfant.
—Sire, tout se fait en grand en Russie: tout y est colossal.
—Trop colossal pour un homme.
—Quel homme fut jamais plus près de son peuple?
—Vous parlez de Pierre-le-Grand?
—Non, Sire.
—J'espère que vous ne vous bornerez pas à voir Pétersbourg: quel est votre plan de voyage dans mon pays?
—Sire, je désire partir aussitôt après la fête de Péterhoff.
—Pour aller?
—A Moscou et à Nijni.
—C'est bien; mais vous vous y prenez trop tôt: vous quitterez Moscou avant mon arrivée, cependant j'aurais été bien aise de vous y voir.
—Sire, ce mot de Votre Majesté me fera changer de projet.
—Tant mieux, nous vous montrerons les nouveaux travaux que nous faisons au Kremlin. Mon but est de rendre l'architecture de ces vieux édifices plus conformé à l'usage qu'on en fait aujourd'hui; le palais trop petit devenait incommode pour moi: vous assisterez aussi à une cérémonie curieuse dans la plaine de Borodino: j'y dois poser la première pierre d'un monument que je fais élever en commémoration de cette bataille.»
Je gardais le silence et sans doute l'expression de mon visage devint sérieuse. L'Empereur fixa ses yeux sur moi, puis il reprit d'un ton de bonté et avec une nuance de délicatesse et même de sensibilité qui me toucha: «le spectacle des manœuvres au moins vous intéressera.—Sire, tout m'intéresse en Russie.»
J'ai vu le vieux marquis D** qui n'a qu'une jambe, danser la polonaise avec l'Impératrice; tout estropié qu'il est il peut marcher cette danse qui n'est qu'une procession solennelle. Il est venu ici avec ses fils: ils voyagent vraiment en grands seigneurs: un yacht à eux les a portés de Londres jusqu'à Pétersbourg où ils se sont fait envoyer des chevaux anglais et des voitures anglaises en grand nombre. Leurs équipages sont les plus élégants s'ils ne sont les plus riches de Pétersbourg: on traite ici ces voyageurs avec une bienveillance marquée: ils vivent dans l'intimité de la famille Impériale; le goût de la chasse et les souvenirs du voyage de l'Empereur à Londres quand il était grand-duc ont établi entre lui et le marquis D*** cette espèce de familiarité qui me paraît devoir être plus agréable aux princes qu'aux particuliers devenus l'objet d'une telle faveur. Où l'amitié est impossible l'intimité me semble gênante. On dirait quelquefois à voir les manières des fils du marquis envers les personnes de la famille Impériale qu'ils pensent là-dessus comme moi. Si la franchise gagne les hommes de cour, où la louange se réfugiera-t-elle et la politesse avec elle[7]?
Vous ne sauriez vous faire une idée de l'agitation de la vie que nous menons ici: le spectacle seul de tant de mouvement serait pour moi une fatigue.
Le jeune *** est à Pétersbourg, nous nous rencontrons partout, et avec plaisir: c'est le type du Français actuel, mais vraiment bien élevé. Il me paraît enchanté de tout: ce contentement est si naturel, qu'il est communicatif, aussi je crois que ce jeune homme plaît autant qu'il veut plaire; il voyage bien, il a de l'instruction, recueille beaucoup de faits qu'il suppute mieux qu'il ne les classe, car à son âge on chiffre plus qu'on n'observe. Il est très-fort sur les dates, les mesures, les nombres et quelques autres données positives, ce qui fait que sa conversation m'intéresse et m'instruit. Mais quelle conversation variée que celle de notre ambassadeur! Que d'esprit de trop pour les affaires, et combien la littérature le regretterait si le temps qu'il donne à la politique n'était encore une étude dont les lettres profiteront plus tard. Jamais homme ne fut mieux à sa place, et ne parut moins occupé de son rôle; de la capacité sans importance: voilà aujourd'hui, ce me semble, la condition du succès pour tout Français occupé d'affaires publiques. Personne, depuis la Révolution de Juillet, n'a rempli aussi bien que M. de Barante la charge difficile d'ambassadeur de France à Pétersbourg.
Je joins ici le cérémonial observé pour toutes les fêtes du mariage de la grande-duchesse Marie. Cette lecture vous ennuiera comme celle de tout cérémonial. Mais il n'y a rien que de curieux dans un pays si éloigné du nôtre. La Russie est tellement inconnue chez nous, que les descriptions qu'on nous en fait nous intéressent toujours. La ressemblance de certaines choses m'étonne autant que la différence de certaines autres, et la comparaison entre deux pays séparés par une telle distance, et rapprochés par une influence mutuelle, ne peut manquer de piquer vivement la curiosité[8].
Le grand chambellan est mort avant le mariage. Cette charge vient d'être donnée au comte Golowkin, ancien ambassadeur de Russie en Chine, où il n'a pu pénétrer. Ce seigneur est entré en fonctions à l'occasion des fêtes du mariage, et il a moins d'expérience que n'en avait son prédécesseur. Un jeune chambellan, nommé par lui, vient d'encourir la colère de l'Empereur, et d'exposer son chef à une réprimande un peu sévère. C'était au bal de la grande-duchesse Hélène.
L'Empereur causait avec l'ambassadeur d'Autriche. Le jeune chambellan reçoit de la grande-duchesse Marie l'ordre d'aller inviter, de sa part, cet ambassadeur à danser avec elle. Dans son zèle, le pauvre débutant, rompant le cercle que je vous ai décrit, arrive intrépidement jusqu'à la personne de l'Empereur pour dire devant Sa Majesté elle-même à l'ambassadeur d'Autriche: «Monsieur le comte, madame la duchesse de Leuchtenberg vous prie à danser pour la première polonaise.»
L'Empereur, choqué de l'ignorance du nouveau chambellan, lui dit très-haut: «Vous venez d'être nommé à votre charge, Monsieur, apprenez donc à la remplir: d'abord ma fille ne s'appelle pas la duchesse de Leuchtenberg; elle s'appelle la grande-duchesse Marie[10]; ensuite vous devez savoir qu'on ne vient pas m'interrompre quand je cause avec quelqu'un[11].
Le nouveau chambellan qui recevait cette dure réprimande de la bouche même du maître, était malheureusement un pauvre gentilhomme polonais. La rigidité de l'Empereur ne se contenta pas de ce peu de mots: il fit appeler le grand chambellan, et lui recommanda d'être à l'avenir plus circonspect dans ses choix.
Cette scène rappelle ce qui se passait assez souvent à la cour de l'Empereur Napoléon. Les Russes achèteraient bien cher un passé de quelques siècles!
J'ai quitté le bal du palais Michel de fort bonne heure; en sortant, je m'arrêtai sur l'escalier, où j'aurais voulu demeurer: c'était un bois d'orangers en fleurs. Je n'ai rien vu de plus magnifique, de mieux ordonné que cette fête; mais je ne connais rien de si fatigant que l'admiration prolongée, surtout quand elle ne porte ni sur les phénomènes de la nature, ni sur les ouvrages de l'art.
Je vous quitte pour aller dîner chez un officier russe, le jeune comte de ***, qui m'a mené ce matin au cabinet de minéralogie, le plus beau, je crois, de l'Europe; car les mines de l'Oural sont d'une richesse incomparable. On ne peut rien voir seul ici; une personne du pays est toujours avec vous pour vous faire les honneurs des établissements publics, et il y a dans l'année peu de jours favorables pour les bien voir. L'été, on replâtre les édifices dégradés par le froid; l'hiver, on va dans le monde, on danse, quand on ne gèle pas. Vous croirez que j'exagère, si je vous dis qu'on ne voit guère mieux la Russie à Pétersbourg qu'en France. Dégagez cette observation de sa forme paradoxale, vous aurez la vérité pure. Il est certain qu'il ne suffit pas de venir dans ce pays pour le connaître. Sans protection, vous n'auriez l'idée de rien, et souvent la protection vous tyrannise et vous expose à prendre des idées fausses[12].
LETTRE TREIZIÈME.
Ton des femmes de la cour.—Races diverses.—Les Finois.—Une représentation en gala à l'Opéra.—Entrée de l'Empereur et de sa cour dans la loge Impériale.—Aspect imposant de ce prince.—Son avènement au trône.—Courage de l'Impératrice.—Récit de cette scène par l'Empereur lui-même.—Nobles sentiments.—Révolution subite opérée dans son caractère.—Supercherie des conspirateurs.—Second portrait de l'Empereur.—Suite de sa conversation.—Maladie de l'Impératrice.—Opinion de l'Empereur sur les trois gouvernements: républicain, despotique, représentatif.—Sincérité de son langage.—Fête chez la duchesse d'Oldenbourg.—Bal magnifiquement champêtre.—Souper.—Bonhomie obligée des diplomates.—Parquet en plein air.—Luxe de fleurs exotiques.—Lutte des Russes contre la nature.—Mot d'un courtisan de l'Impératrice Catherine.—L'amie de l'Impératrice.—De quoi se compose une foule populaire en Russie.—L'Empereur cause avec moi à plusieurs reprises.—Affabilité souveraine.—Belles paroles de l'Empereur.—Quel est l'homme de l'empire qui m'inspire le plus de confiance.—Pourquoi.—L'aristocratie est le seul rempart de la liberté.—Résumé de mes jugements divers sur l'Empereur.—Esprit des courtisans.—Grands seigneurs sous le despotisme.—Parallèle de l'autocratie et de la démocratie.—Moyens divers pour arriver au même but.—Problème insoluble.—Restriction en faveur de la France.—Le spectacle en gala.—Les artistes à Pétersbourg.—Tout vrai talent est national.
Pétersbourg, ce 21 juillet 1839.
Plusieurs des dames de la cour, mais en petit nombre, ont une réputation de beauté méritée, d'autres en ont une usurpée à force de coquetterie, d'agitation et de recherche, le tout imité de l'anglais, car les Russes du grand monde passent leur vie à chercher au loin les types de la mode; ils se trompent quelquefois dans le choix de leurs modèles; cette méprise produit alors une élégance fort étrange: l'élégance sans goût. Un Russe abandonné à lui-même passerait sa vie dans les transes de la vanité mécontente; il se croirait un barbare: rien ne nuit au naturel et, par conséquent, à l'esprit d'un peuple, comme cette préoccupation continuelle de la supériorité sociale des autres nations. Être humble, rougir de soi à force de fatuité, c'est une des bizarreries de l'amour-propre humain. J'ai déjà eu le temps de m'apercevoir que ce phénomène n'est pas rare en Russie où l'on peut étudier le caractère du parvenu dans toutes les castes et à tous les rangs.
En général, dans les diverses classes de la nation, la beauté est moins commune chez les femmes qu'elle ne l'est chez les hommes, ce qui n'empêche pas qu'on ne trouve parmi ceux-ci un grand nombre de physionomies plates et dénuées d'expression. Les races finoises ont les pommettes des joues saillantes, les yeux petits, ternes, enfoncés, le visage écrasé; on dirait que tous ces hommes, à leur naissance, sont tombés sur le nez; ils ont aussi la bouche difforme, et l'ensemble de leur figure, vrai masque d'esclave, est sans aucune expression. Le portrait que je vous fais là ressemble aux Finois, non aux Slaves.
J'ai rencontré beaucoup de personnes marquées de petite vérole, chose rare aujourd'hui dans le reste de l'Europe et qui atteste la négligence de l'administration russe sur un point important.
A Pétersbourg, les races sont tellement mêlées qu'on n'y peut avoir une idée de la vraie population de la Russie: les Allemands, les Suédois, les Livoniens, les Finois qui sont des espèces de Lapons descendus des hauteurs du pôle, les Kalmoucks et d'autres races tatares ont confondu leur sang avec celui des Slaves dont la beauté primitive s'est altérée peu à peu parmi les habitants de la capitale, ce qui me fait penser souvent à la justesse du mot de l'Empereur: «Pétersbourg est russe, mais ce n'est pas la Russie.»
J'ai vu à l'Opéra ce qu'on appelle une représentation en gala. La salle magnifiquement éclairée m'a paru grande et d'une belle forme. On ne connaît ici ni galeries ni balcons; il n'y a pas à Pétersbourg de bourgeoisie à placer pour gêner les architectes dans leur plan; les salles de spectacle peuvent donc être bâties sur des dessins simples et réguliers comme les théâtres d'Italie, où les femmes qui ne sont pas du grand monde vont au parterre.
Par une faveur particulière j'avais obtenu pour cette représentation un fauteuil au premier rang du parterre. Les jours de gala, ces fauteuils sont réservés aux plus grands seigneurs, c'est-à-dire aux plus grandes charges de la cour; nul n'y est admis qu'en uniforme, dans le costume de son grade et de sa place.
Mon voisin de droite, voyant à mon habit que j'étais étranger, m'adressa la parole en français avec la politesse hospitalière qui distingue à Pétersbourg les hommes des classes élevées et, jusqu'à un certain point, les hommes de toutes les classes, car ici tous sont polis: les grands par vanité pour faire preuve de bonne éducation; les petits par peur.
Après quelques mots de conversation insignifiante, je demandai à mon obligeant inconnu ce qu'on allait représenter: «C'est un ouvrage traduit du français, me répondit-il: le Diable boiteux.»
Je me creusais la tête inutilement pour savoir quel drame avait pu être traduit sous ce titre. Jugez de mon étonnement quand j'appris que la traduction était une pantomime calquée librement sur notre ballet du Diable boiteux.
Je n'ai pas beaucoup admiré le spectacle; j'étais surtout occupé des spectateurs. La cour arriva enfin; la loge Impériale est un brillant salon qui occupe le fond de la salle, et ce salon est encore plus éclairé que le reste du théâtre qui l'est beaucoup.
L'entrée de l'Empereur m'a paru imposante. Quand il approche du devant de sa loge, accompagné de l'Impératrice et suivi de leur famille et de la cour, le public se lève en masse. L'Empereur en grand uniforme d'un rouge éclatant est singulièrement beau. L'uniforme des Cosaques ne va bien qu'aux hommes très-jeunes; celui-ci sied mieux à un homme de l'âge de Sa Majesté; il rehausse la noblesse de ses traits et de sa taille. Avant de s'asseoir, l'Empereur salue l'assemblée avec la dignité pleine de politesse qui le caractérise. L'Impératrice salue en même temps; mais ce qui m'a paru un manque de respect envers le public, c'est que leur suite même salue. La salle tout entière rend aux deux souverains révérence pour révérence, et, de plus, les couvre d'applaudissements et de hourras.
Ces démonstrations exagérées avaient un caractère officiel qui diminuait beaucoup de leur prix. La belle merveille qu'un Empereur applaudi chez lui par un parterre de courtisans choisis! En Russie la vraie flatterie, ce serait l'apparence de l'indépendance. Les Russes n'ont pas découvert ce moyen détourné de plaire: à la vérité, l'emploi en pourrait parfois devenir périlleux, malgré l'ennui que la servilité des sujets doit causer au prince.
La soumission obligée qu'il rencontre habituellement est cause que l'Empereur actuel n'a éprouvé que deux jours en sa vie la satisfaction de mesurer sa puissance personnelle sur la foule assemblée, et c'était dans des émeutes. Il n'y a d'homme libre en Russie que le soldat révolté.
Vu du point où je me trouvais, et qui faisait à peu près le milieu entre les deux théâtres, la scène et la cour, l'Empereur me paraissait digne de commander aux hommes, tant il avait un grand air, tant sa figure est noble et majestueuse. Aussitôt je me suis rappelé sa conduite au moment où il est monté sur le trône, et cette belle page d'histoire m'a distrait du spectacle auquel j'assistais.
Ce que vous allez lire m'a été dit il y a peu de jours par l'Empereur lui-même; si je ne vous ai pas raconté cette conversation dans ma dernière lettre, c'est parce que les papiers qui contiendraient de pareils détails ne peuvent se confier à la poste russe ni même à aucun voyageur.
Le jour où Nicolas parvint au trône fut celui où la rébellion éclata dans la garde; à la première nouvelle de la révolte des troupes, l'Empereur et l'Impératrice descendirent seuls dans leur chapelle, et là, tombant à genoux sur les degrés de l'autel, ils se jurèrent l'un à l'autre, devant Dieu, de mourir en souverains s'ils ne pouvaient triompher de l'émeute.
L'Empereur jugeait le mal sérieux, car il venait d'apprendre que l'archevêque avait déjà tenté en vain d'apaiser les soldats. En Russie, lorsque le pouvoir religieux échoue, le désordre est redoutable.
Après avoir fait le signe de la croix, l'Empereur partit pour aller maîtriser les rebelles par sa seule présence et par l'énergie calme de sa physionomie. Il m'a raconté lui-même cette scène en des termes plus modestes que ceux dont je viens de me servir; malheureusement je les ai oubliés parce qu'au premier abord je fus un peu troublé du tour inattendu que prenait notre conversation: je vais la reprendre au moment dont le souvenir m'est présent.
«Sire, Votre Majesté avait puisé sa force à la vraie source.
—J'ignorais ce que j'allais faire et dire, j'ai été inspiré.
—Pour avoir de pareilles inspirations, il faut les mériter.
—Je n'ai rien fait d'extraordinaire; j'ai dit aux soldats: Retournez à vos rangs, et au moment de passer le régiment en revue, j'ai crié: A genoux! Tous ont obéi. Ce qui m'a rendu fort c'est que l'instant d'auparavant je m'étais résigné à la mort. Je suis reconnaissant du succès; je n'en suis pas fier, car je n'y ai aucun mérite.»
Telles furent les nobles expressions dont se servit l'Empereur pour me raconter cette tragédie contemporaine.
Vous pouvez juger par là de l'intérêt des sujets qui fournissent à sa conversation avec les étrangers qu'il veut bien honorer de sa bienveillance; il y a loin de ce récit aux banalités de cour. Ceci doit vous faire comprendre l'espèce de pouvoir qu'il exerce sur nous comme sur ses peuples et sur sa famille. C'est le Louis XIV des Slaves.
Des témoins oculaires m'ont assuré qu'on le voyait grandir à chaque pas qu'il faisait en s'avançant au-devant des mutins. De taciturne, mélancolique et minutieux qu'il avait paru dans sa jeunesse, il devint un héros sitôt qu'il fut souverain. C'est le contraire de la plupart des princes qui promettent plus qu'ils ne tiennent.
Celui-ci est tellement dans son rôle que le trône est pour lui ce qu'est la scène pour un grand acteur. Son attitude devant la garde rebelle était si imposante, dit-on, que l'un des conjurés s'est approché de lui quatre fois pour le tuer pendant qu'il haranguait sa troupe et quatre fois le courage a manqué à ce misérable, comme au Cimbre de Marius.
Le moyen qu'avaient employé les conspirateurs pour soulever l'armée était un mensonge ridicule: on avait répandu le bruit que Nicolas usurpait la couronne contre son frère Constantin, lequel s'acheminait, disait-on, vers Pétersbourg pour défendre ses droits les armes à la main. Voici le moyen qu'on avait pris pour décider les révoltés à crier sous les fenêtres du palais: Vive la constitution! Les meneurs leur avaient persuadé que ce mot constitution était le nom de la femme de Constantin. Vous voyez qu'une idée de devoir était au fond du cœur des soldats, puisqu'ils croyaient que l'Empereur Nicolas usurpait la couronne, et qu'on n'a pu les entraîner à la rébellion que par une supercherie.
Le fait est que Constantin n'a refusé le trône que par faiblesse: il craignait d'être empoisonné. Dieu sait, et peut-être quelques hommes savent si son abdication le sauva du péril qu'il crut éviter.
C'était donc dans l'intérêt de la légitimité que les soldats trompés se révoltèrent contre leur souverain légitime.
On a remarqué que pendant tout le temps que l'Empereur resta devant les troupes, il ne mit pas une seule fois son cheval au galop, tant il avait de calme; mais il était très-pâle. Il faisait l'essai de sa puissance, et le succès de l'épreuve lui assura l'obéissance de sa nation.
Un tel homme ne peut être jugé d'après la mesure qu'on applique aux hommes ordinaires. Sa voix grave et pleine d'autorité, son regard magnétique et fortement appuyé sur l'objet qui l'attire, mais rendu souvent froid et fixe par l'habitude de réprimer ses passions plus encore que de dissimuler ses pensées, car il est franc; son front superbe, ses traits qui tiennent de l'Apollon et du Jupiter, sa physionomie peu mobile, imposante, impérieuse, sa figure plus noble que douce, plus monumentale qu'humaine, exerce sur quiconque approche de sa personne un pouvoir souverain. Il devient l'arbitre des volontés d'autrui, parce qu'on voit qu'il est maître de sa propre volonté.
Voici ce que j'ai encore retenu de la suite de notre entretien:
«L'émeute apaisée, Sire, Votre Majesté a dû rentrer au palais dans une disposition bien différente de celle où elle était avant d'en sortir, car elle venait de s'assurer, avec le trône, l'admiration du monde et la sympathie de toutes les âmes élevées.
—Je ne le croyais pas; on a beaucoup trop vanté ce que j'ai fait alors.»
L'Empereur ne me dit pas qu'en revenant auprès de sa femme, il la retrouva atteinte d'un tremblement de la tête, maladie nerveuse dont elle n'a jamais pu se guérir entièrement. Cette convulsion est à peine sensible; même elle ne l'est pas du tout les jours où l'Impératrice est calme et en bonne santé; mais, dès qu'elle souffre moralement ou physiquement, le mal revient et il augmente. Il faut que cette noble femme ait bien lutté contre l'inquiétude pendant que son mari s'exposait si audacieusement aux coups des assassins. En le voyant reparaître, elle l'embrassa sans parler; mais l'Empereur, après l'avoir rassurée, se sentit faiblir à son tour; redevenu homme un instant, il se jeta dans les bras d'un de ses plus fidèles serviteurs qui se trouvait présent à cette scène et s'écria: «Quel commencement de règne!»
Je publierai ces détails; il est bon de les faire connaître pour apprendre aux hommes obscurs à moins envier la fortune des grands.
Quelque inégalité apparente que les législateurs aient établie entre les diverses conditions des hommes civilisés, l'équité de la Providence se sauve dans une égalité secrète et que rien ne peut anéantir: celle qui naît des peines morales, lesquelles croissent ordinairement dans la même proportion que les privations physiques diminuent. Il y a moins d'injustice dans ce monde que les instituteurs des nations n'y en ont mis et que le vulgaire n'en aperçoit; la nature est plus équitable que ne l'est la loi humaine.
Ces réflexions me passaient rapidement par l'esprit tandis que je causais avec l'Empereur: elles firent naître pour lui dans mon cœur un sentiment qu'il serait, je crois, un peu surpris d'inspirer, une indéfinissable pitié. J'eus soin de dissimuler le plus possible cette émotion, dont je n'aurais pas osé lui avouer la nature ni lui expliquer la cause, et je répliquai à ce qu'il me disait sur l'exagération des louanges que lui avait values sa conduite pendant l'émeute.
«Ce qu'il y a de certain, Sire, c'est qu'un des principaux motifs de ma curiosité, avant de venir en Russie, était le désir de m'approcher d'un prince qui exerce un tel pouvoir sur les hommes.
—Les Russes sont bons, mais il faut se rendre digne de gouverner un tel peuple.
—Votre Majesté a deviné ce qui convenait à la Russie mieux qu'aucun de ses prédécesseurs.
—Le despotisme existe encore en Russie, puisque c'est l'essence de mon gouvernement; mais il est d'accord avec le génie de la nation.
—Sire, vous arrêtez la Russie sur la route de l'imitation, et vous la rendez à elle-même.
—J'aime mon pays, et je crois l'avoir compris; je vous assure que lorsque je suis bien las de toutes les misères du temps, je cherche à oublier le reste de l'Europe en me retirant vers l'intérieur de la Russie.
—Pour vous retremper à votre source?
—Précisément! Personne n'est plus Russe de cœur que je le suis. Je vais vous dire une chose que je ne dirais pas à un autre; mais je sens que vous me comprendrez, vous.»
Ici l'Empereur s'interrompt et me regarde attentivement; je continue d'écouter sans répliquer; il poursuit:
«Je conçois la république, c'est un gouvernement net et sincère, ou qui du moins peut l'être; je conçois la monarchie absolue, puisque je suis le chef d'un semblable ordre de choses, mais je ne conçois pas la monarchie représentative. C'est le gouvernement du mensonge, de la fraude, de la corruption; et j'aimerais mieux reculer jusqu'à la Chine, que de l'adopter jamais.
—Sire, j'ai toujours regardé le gouvernement représentatif comme une transaction inévitable dans certaines sociétés, à certaines époques, mais ainsi que toutes les transactions, elle ne résout aucune question: elle ajourne les difficultés.»
L'Empereur semblait me dire: parlez. Je continuai:
«C'est une trêve signée entre la démocratie et la monarchie sous les auspices de deux tyrans fort bas: la peur et l'intérêt; et prolongée par l'orgueil de l'esprit qui se complaît dans la loquacité et par la vanité populaire qui se paie de mots. Enfin, c'est l'aristocratie de la parole substituée à celle de la naissance, car c'est le gouvernement des avocats.
—Monsieur, vous parlez avec vérité, me dit l'Empereur en me serrant la main; j'ai été souverain représentatif[13] et le monde sait ce qu'il m'en a coûté pour n'avoir pas voulu me soumettre aux exigences de CET INFÂME gouvernement (je cite littéralement). Acheter des voix, corrompre des consciences, séduire les uns afin de tromper les autres; tous ces moyens je les ai dédaignés comme avilissants pour ceux qui obéissent autant que pour celui qui commande et j'ai payé cher la peine de ma franchise; mais, Dieu soit loué, j'en ai fini pour toujours avec cette odieuse machine politique. Je ne serai plus roi constitutionnel. J'ai trop besoin de dire ce que je pense pour consentir jamais à régner sur aucun peuple par la ruse et par l'intrigue.»
Le nom de la Pologne qui se présentait incessamment à nos esprits n'a pas été prononcé dans ce curieux entretien.
L'effet qu'il a produit sur moi fut grand; je me sentais subjugué: la noblesse des sentiments que l'Empereur venait de me montrer, la franchise de ses paroles me paraissait donner un grand relief à sa toute-puissance, j'étais ébloui je l'avoue!! Un homme qui, malgré mes idées d'indépendance, se faisait pardonner d'être souverain absolu de soixante millions d'hommes, était à mes yeux un être au-dessus de la nature, mais je me défiais de mon admiration, j'étais comme les bourgeois de chez nous lorsqu'ils se sentent près de se laisser prendre à la grâce, à l'adresse des hommes d'autrefois; leur bon goût les porte à s'abandonner à l'attrait qu'ils éprouvent, mais leurs principes résistent; ils demeurent roides et paraissent le plus insensibles qu'ils peuvent; c'est une lutte semblable que je soutenais. Il n'est pas dans ma nature de douter de la parole humaine au moment où je l'entends. Un homme qui parle est pour moi l'instrument de Dieu: ce n'est qu'à force de réflexion et d'expérience que je reconnais la possibilité du calcul et de la feinte. Vous appellerez cela de la niaiserie, c'en est peut-être, mais je me complais dans cette faiblesse d'esprit parce qu'elle tient à de la force d'âme; ma bonne foi me fait croire à la sincérité d'autrui, même à celle d'un Empereur de Russie.
La beauté de celui-ci est encore pour lui un moyen de persuasion: car cette beauté est morale autant que physique. J'en attribue l'effet à la vérité des sentiments qui se peignent habituellement sur sa physionomie, encore plus qu'à la régularité des traits de son visage. C'est à une fête chez la duchesse d'Oldenbourg que j'eus avec l'Empereur cette intéressante conversation. C'était un bal singulier et qui mérite encore de vous être décrit.
La duchesse d'Oldenbourg, née princesse de Nassau, est alliée de très-près à l'Empereur par son mari; elle avait voulu donner une soirée à l'occasion du mariage de la grande-duchesse Marie; mais ne pouvant renchérir sur les magnificences des fêtes précédentes ni rivaliser de richesse avec la cour, elle imagina d'improviser un bal champêtre dans sa maison des îles.
L'archiduc d'Autriche arrivé depuis deux jours pour assister aux fêtes de Pétersbourg, les ambassadeurs du monde entier (singuliers acteurs pour jouer une pastorale), toute la Russie enfin et tous les plus grands seigneurs étrangers se sont réunis en prenant un air de bonhomie dans un jardin parsemé de promeneurs et d'orchestres cachés parmi des bosquets lointains.
L'Empereur donne le ton de chaque fête: le mot d'ordre de ce jour-là était: naïveté décente ou l'élégante simplicité d'Horace.
Telle fut toute la soirée la disposition dominante de tous les esprits, y compris le corps diplomatique; je croyais lire une églogue, non de Théocrite ou de Virgile, mais de Fontenelle.
On a dansé en plein air jusqu'à onze heures du soir, puis, quand des flots de rosée eurent assez inondé les têtes et les épaules des femmes jeunes et vieilles qui assistaient à ce triomphe de la volonté humaine contre le climat, on rentra dans le petit palais qui sert ordinairement d'habitation d'été à la duchesse d'Oldenbourg.
Au centre de la villa (en russe datcha) se trouve une rotonde tout éblouissante de dorures et de bougies: le bal continua dans cette salle, tandis que la foule non dansante inondait le reste de l'habitation. La lumière partait du centre, et dardait ses traits au dehors. On eût dit du soleil dont les rayons émergents portent en tous sens la chaleur et la vie dans les profondes solitudes de l'Empyrée. Cette éblouissante rotonde était à mes yeux l'orbite où tournait l'astre Impérial dont l'éclat illuminait tout le palais.
Au premier étage, on avait dressé des tentes sur des terrasses pour y mettre la table de l'Empereur et celle des personnes invitées au souper. Il régnait dans cette fête, moins nombreuse que les précédentes, un désordre si magnifiquement ordonné, qu'elle m'a plus diverti que toutes les autres. Sans parler de la gêne comique, exprimée par certaines physionomies obligées d'affecter pour un temps la simplicité champêtre, c'était une soirée tout à fait originale, une espèce de Tivoli Impérial où l'on se sentait presque libre, quoiqu'en présence d'un maître absolu. Le souverain qui s'amuse ne paraît plus un despote; ce soir-là, l'Empereur s'amusait.
Je vous ai dit que jusqu'à l'heure d'entrer dans la rotonde, on avait dansé en plein air: heureusement que les excessives chaleurs de cette année avaient favorisé la duchesse dans son plan. Sa maison d'été est située dans la plus jolie partie des îles; c'est donc là qu'au milieu d'un jardin éblouissant de fleurs en pots, mais qui toutes paraissaient venues naturellement sur un gazon anglais, autre merveille, elle avait fait établir une salle de danse à découvert: c'était un superbe parquet de salon posé sur une pelouse, et entouré d'élégantes balustrades toutes garnies de fleurs. Cette salle originale, à laquelle le ciel servait de plafond, ressemblait assez au tillac d'un vaisseau pavoisé pour une fête maritime: on y accédait d'un côté par quelques marches qui partaient de la pelouse; de l'autre, par un perron adapté au vestibule de la maison, et déguisé sous des berceaux de fleurs exotiques. En ce pays, le luxe des fleurs rares supplée à la rareté des arbres. Les hommes qui l'habitent, et qui sont venus de l'Asie pour s'emprisonner dans les glaces du Nord, se souviennent du luxe oriental de leur première patrie; ils font ce qu'ils peuvent pour suppléer à la stérilité de la nature qui ne laisse venir en pleine terre que des pins et des bouleaux. L'art produit ici en serres chaudes une infinité d'arbustes et de plantes; et comme tout est factice, la peine n'est pas plus grande pour faire croître des fleurs d'Amérique que des violettes et des lilas de France. Ce n'est pas la fécondité primitive du sol qui orne et varie les habitations de luxe à Pétersbourg, c'est la civilisation qui met à profit les richesses du monde entier, afin de déguiser la pauvreté de la terre et l'avarice du ciel polaire. Ne vous étonnez donc plus des vanteries des Russes; la nature n'est pour eux qu'un ennemi de plus, vaincu par leur opiniâtreté; au fond de tous leurs divertissements, il y a la joie et l'orgueil du triomphe.
L'Impératrice, toute délicate qu'elle est, le cou nu, la tête découverte, a dansé chaque polonaise sur l'élégant parquet du bal magnifiquement champêtre que lui donnait sa cousine. En Russie, chacun poursuit sa carrière jusqu'au bout de ses forces. Le devoir d'une Impératrice est de s'amuser à la mort. Celle-ci remplira sa charge comme les autres esclaves remplissent la leur; elle dansera tant qu'elle pourra.
Cette princesse allemande, victime d'une frivolité qui doit lui paraître pesante comme les chaînes aux prisonniers, jouit en Russie d'un bonheur rare dans tous les pays, dans toutes les conditions, et unique dans la vie d'une Impératrice: elle a une amie.
Je vous ai déjà parlé de cette dame. C'est la baronne de ***, née comtesse de ***. Depuis le mariage de l'Impératrice, ces deux femmes, dont les destinées sont si différentes, ne se sont presque jamais quittées. La baronne, d'un caractère sincère, d'un cœur dévoué, n'a point profité de sa faveur, l'homme qu'elle a épousé est un des officiers de l'armée auxquels l'Empereur doit le plus, car le baron *** lui a sauvé la vie le jour de l'émeute de l'avènement au trône, en s'exposant pour lui avec un dévouement non calculé. Rien ne peut payer un tel acte de courage, aussi ne le paie-t-on pas.
D'ailleurs, en fait de reconnaissance, les princes ne comprennent que celle qu'ils inspirent, encore n'y tiennent-ils guère, car ils prévoient toujours l'ingratitude. La reconnaissance les déconcerte dans leurs calculs d'esprit plus qu'elle ne les console dans leurs peines de cœur. C'est une leçon qu'ils n'aiment pas à recevoir; il leur paraît plus commode et plus simple de mépriser le genre humain en masse. Ceci s'applique à tous les hommes puissants, mais surtout aux plus puissants.
Le jardin devenait sombre, une musique lointaine répondait à l'orchestre du bal, et chassait harmonieusement la tristesse de la nuit; tristesse trop naturelle dans ces bois monotones, sous ce climat ennemi de la joie. Le désert recommence aux îles où les marais et les pins de la Finlande encadrent les parcs les plus élégants.
Un bras détourné de la Néva coule lentement, car ici toute eau paraît dormante, devant les fenêtres de la petite maison de prince qu'habite la duchesse d'Oldenbourg. Ce soir-là, cette rivière était couverte de barques remplies de curieux, et le chemin fourmillait de piétons: foule sans nom, composé indéfinissable de bourgeois aussi esclaves que les paysans, d'ouvriers serfs, courtisans des courtisans qui se pressaient à travers les voitures des princes et des grands pour contempler la livrée du maître de leurs maîtres.
Ce spectacle me paraissait piquant et original. En Russie, les noms sont les mêmes qu'ailleurs, mais les choses sont tout autres. Je m'échappais souvent de l'enceinte destinée au bal pour aller sous les arbres du parc rêver à la tristesse d'une fête dans un tel pays. Cependant mes méditations étaient courtes, car ce jour-là l'Empereur voulait continuer à s'emparer de mon esprit. Avait-il démêlé dans le fond de ma pensée quelque prévention peu favorable, et qui pourtant n'était que le résultat de ce que j'avais entendu dire de lui avant de lui être présenté, ou trouvait-il divertissant de causer quelques instants avec un homme différent de ceux qui lui passent tous les jours devant les yeux; ou bien Madame de *** avait-elle influé favorablement pour moi sur son esprit? je ne saurais m'expliquer nettement à moi-même la vraie cause de tant de grâce.
L'Empereur n'est pas seulement habitué à commander aux actions, il sait régner sur les cœurs; peut-être a-t-il voulu conquérir le mien; peut-être les glaces de ma timidité servaient-elles de stimulant à son amour-propre; l'envie de plaire lui est naturelle. Forcer l'admiration, c'est encore se faire obéir. Peut-être avait-il le désir d'essayer son pouvoir sur un étranger; peut-être enfin était-ce l'instinct d'un homme longtemps privé de la vérité, et qui croit rencontrer une fois un caractère véridique. Je vous le répète, j'ignore ses vrais motifs; mais ce que je sais, c'est que ce soir-là je ne pouvais me trouver sur son passage, ni même dans un coin retiré de l'enceinte où il se tenait, sans qu'il m'obligeât à venir causer avec lui.
En me voyant rentrer dans le bal il me dit:
«Qu'avez-vous vu ce matin?
—Sire, j'ai vu le cabinet d'histoire naturelle et le fameux Mammouth de
Sibérie.
—C'est un morceau unique dans le monde.
—Oui, Sire; il y a bien des choses en Russie qu'on ne trouve point ailleurs.
—Vous me flattez.
—Sire, je respecte trop Votre Majesté pour oser la flatter, mais je ne la crains peut-être plus assez, et je lui dis ingénument ma pensée, même quand la vérité ressemble à un compliment.
—Ceci en est un très-délicat, Monsieur; les étrangers nous gâtent.
—Sire, Votre Majesté a voulu que je fusse à mon aise avec elle, elle a réussi comme à tout ce qu'elle entreprend: elle m'a corrigé, du moins pour un temps, de ma timidité naturelle.»
Forcé d'éviter toute allusion aux grands intérêts politiques du jour, je désirais ramener la conversation vers un sujet qui m'intéressait au moins autant; j'ajoutai donc: «Je reconnais, chaque fois qu'elle me permet de m'approcher d'elle, le pouvoir qui a fait tomber ses ennemis à ses pieds le jour de son avènement au trône.
—On a contre nous dans votre pays des préventions dont il est plus difficile de triompher que des passions d'une armée révoltée.
—Sire, on vous voit de trop loin; si Votre Majesté était plus connue elle serait mieux appréciée, et elle trouverait chez nous comme ici beaucoup d'admirateurs. Le commencement de son règne lui a déjà valu de justes louanges; elle s'est encore élevée à la même hauteur à l'époque du choléra, et même plus haut; car à cette seconde émeute Votre Majesté a déployé la même autorité, mais tempérée par le plus noble dévouement à l'humanité; la force ne lui manque jamais dans le danger.
—Les moments dont vous me retracez le souvenir ont été les plus beaux de ma vie, sans doute; néanmoins ils m'ont paru les plus affreux.
—Je le comprends, Sire; pour dompter la nature en soi et dans les autres il faut un effort…
—Un effort terrible, interrompit l'Empereur avec une expression qui me saisit, et c'est plus tard qu'on s'en ressent.
—Oui; mais on a été sublime.
—Je n'ai pas été sublime; je n'ai fait que mon métier: en pareille circonstance nul ne peut savoir ce qu'il dira. On court au-devant du péril sans se demander comment on s'en tirera.
—C'est Dieu qui vous a inspiré, Sire, et si l'on pouvait comparer deux choses aussi dissemblables que poésie et gouvernement, je dirais que vous avez agi comme les poëtes chantent: en écoutant la voix d'en haut.
—Il n'y avait nulle poésie dans mon fait.»
Je m'aperçus que ma comparaison n'avait pas paru flatteuse parce qu'elle n'avait pas été comprise dans le sens du mot poëte en latin; à la cour on a coutume de regarder la poésie comme un jeu d'esprit; il aurait fallu entamer une discussion afin de prouver qu'elle est la plus pure et la plus vive lumière de l'âme; j'aimai mieux garder le silence: mais l'Empereur ne voulant pas sans doute, en s'éloignant de moi, me laisser le regret d'avoir pu lui déplaire, me retint encore longtemps au grand étonnement de la cour; il reprit la conversation avec une bonté charmante.
«Quel est décidément votre plan de voyage? me dit-il.
—Sire, après la fête de Péterhoff je compte partir pour Moscou, d'où j'irai voir la foire de Nijni, mais à temps pour être de retour à Moscou avant l'arrivée de Votre Majesté.
—Tant mieux, je serais bien aise que vous pussiez examiner en détail mes travaux du Kremlin: mon habitation y était trop petite; j'en fais construire une plus convenable et je vous expliquerai moi-même tous mes plans pour l'embellissement de cette partie de Moscou, que nous regardons comme le berceau de l'Empire. Mais vous n'avez pas de temps à perdre, car vous avez d'immenses espaces à parcourir; les distances, voilà le fléau de la Russie.
—Sire, ne voue en plaignez pas; ce sont des cadres à remplir, ailleurs la terre manque aux hommes: elle ne vous manquera jamais.
—Le temps me manque.
—L'avenir est à vous.
—On me connaît bien peu quand on me reproche mon ambition: loin de chercher à étendre notre territoire, je voudrais pouvoir resserrer autour de moi la population de la Russie tout entière. C'est uniquement sur la misère et la barbarie que je veux faire des conquêtes: améliorer le sort des Russes, ce serait mieux que de m'agrandir. Si vous saviez quel bon peuple est le peuple russe!!… comme il a de la douceur, comme il est naturellement aimable et poli!… Vous le verrez à Péterhoff; mais c'est surtout ici au premier janvier que je voudrais vous le montrer.» Puis, revenant à son thème favori: «Mais il n'est pas facile, poursuivit-il, de se rendre digne de gouverner une telle nation.
—Votre Majesté a déjà fait beaucoup pour la Russie.
—Je crains quelquefois de n'avoir pas fait tout ce que j'aurais pu faire.»
Ce mot chrétien, parti du fond du cœur, me toucha aux larmes; il me fit d'autant plus d'impression que je me disais tout bas: l'Empereur est plus fin que moi; s'il avait un intérêt quelconque à dire cela, il sentirait qu'il ne faut pas le dire. Il m'a donc montré là tout simplement un beau et noble sentiment, le scrupule d'un souverain consciencieux. Ce cri d'humanité sortant d'une âme que tout a dû contribuer à enorgueillir, m'attendrit subitement. Nous étions en public, je cherchai à déguiser mon émotion; mais lui, qui répond à ce qu'on pense plus qu'à ce qu'on dit (et c'est surtout à cette sagacité puissante que tient le charme de sa conversation, l'efficacité de sa volonté), il s'aperçut de l'impression qu'il venait de produire et que je cherchais à dissimuler, et, se rapprochant de moi au moment de s'éloigner, il me prit la main avec un air de bienveillance, et me la serra en me disant «Au revoir.»
L'Empereur est le seul homme de l'Empire avec lequel on puisse causer sans craindre les délateurs: il est aussi le seul jusqu'à présent en qui j'aie reconnu des sentiments naturels et un langage sincère. Si je vivais en ce pays, et que j'eusse un secret à cacher, je commencerais par aller le lui confier.
Tout prestige, toute étiquette et toute flatterie à part, il me paraît un des premiers hommes de la Russie. À la vérité, aucun des autres ne m'a jugé digne de me parler avec autant de franchise que l'Empereur en a mis dans ses conversations avec moi.
S'il a, comme je le pense, plus de fierté que d'amour-propre, plus de dignité que d'arrogance, il devrait être satisfait de l'impression générale des divers portraits que je vous ai successivement tracés de lui, et surtout de l'impression que m'a causée son langage. À la vérité, je me défends de toute ma force contre l'attrait qu'il exerce. Certes, je ne suis rien moins que révolutionnaire, mais je suis révolutionné; voilà ce que c'est que d'être né en France et que d'y vivre. Je trouve encore une meilleure raison pour vous expliquer la résistance que je crois devoir opposer à l'influence de l'Empereur sur moi. Aristocrate par caractère autant que par conviction, je sens que l'aristocratie seule peut résister aux séductions comme aux abus du pouvoir absolu. Sans aristocratie il n'y a que tyrannie dans les monarchies, comme dans les démocraties, le spectacle du despotisme me révolte malgré moi, et blesse toutes les idées de liberté qui ont leur source dans mes sentiments intimes et dans mes croyances politiques. Nul aristocrate ne peut se soumettre sans répugnance à voir passer le niveau despotique sur les peuples; c'est pourtant ce qui arrive dans les démocraties pures comme dans les monarchies absolues.
Au surplus, il me semble que si j'étais souverain j'aimerais la société des esprits qui reconnaîtraient en moi l'homme à travers le prince, surtout si, dépouillé de mes titres et réduit à moi-même, j'avais encore le droit d'être jugé un homme sincère, ferme et probe. Interrogez-vous sérieusement, et dites-moi si, de tout ce que je vous ai raconté de l'Empereur Nicolas depuis mon arrivée en Russie, il résulte que ce prince soit au-dessous de l'idée que vous vous étiez formée de son caractère avant d'avoir lu mes lettres.
Nos fréquents entretiens en public m'ont valu ici de nombreuses connaissances et reconnaissances. Plusieurs personnes que j'avais rencontrées ailleurs, se jettent à ma tête; mais seulement depuis qu'elles m'ont vu l'objet de la bienveillance particulière du maître; notez que ces personnes sont des premières de la cour; mais c'est l'habitude des gens du monde, et surtout des hommes en place, d'être économes de tout, excepté de calculs ambitieux. Pour conserver, en vivant à la cour, des sentiments au-dessus du vulgaire, il faudrait être doué d'une âme très-noble; or, les âmes nobles sont rares.
On ne peut trop le répéter, il n'y a pas de grand seigneur en Russie, parce qu'il n'y a pas de caractères indépendants, excepté les âmes d'élite, qui sont en trop petit nombre pour que le monde obéisse à leurs instincts: c'est la fierté qu'inspire la haute naissance, qui rend l'homme indépendant plus que la richesse, plus que le rang qu'on acquiert par industrie: or, sans indépendance, point de grand seigneur.
Ce pays, si différent du nôtre à bien des égards, se rapproche cependant de la France sous un rapport: il manque de hiérarchie sociale. Grâce à cette lacune dans le corps politique, l'égalité universelle existe en Russie comme elle existe en France; aussi dans l'un et l'autre pays la masse des hommes a-t-elle l'esprit inquiet: chez nous elle s'agite avec éclat, en Russie les passions politiques sont concentrées. En France chacun peut arriver à tout en partant de la tribune; en Russie, en partant de la cour: le dernier des hommes, s'il sait plaire au maître, peut devenir demain le premier après l'Empereur. La faveur de ce dieu est un appât qui fait faire des prodiges aux ambitieux comme le désir de la popularité produit chez nous des métamorphoses miraculeuses. On devient flatteur profond à Pétersbourg de même qu'orateur sublime à Paris. Quel talent d'observation n'a-t-il pas fallu aux courtisans russes pour découvrir qu'un moyen de plaire à l'Empereur est de se promener l'hiver sans redingote dans les rues de Pétersbourg! Cette flatterie au climat a coûté la vie à plus d'un ambitieux. Ambitieux est même trop dire, car ici on flatte avec désintéressement. Deux fanatismes, deux passions plus analogues qu'elles ne le paraissent, l'orgueil populaire et l'abnégation servile du courtisan font des prodiges: l'une élève la parole au comble de l'éloquence, l'autre donne la force du silence; mais toutes deux marchent au même but. Voilà donc sous le despotisme sans bornes les esprits aussi émus, aussi tourmentés que sous la république, avec cette différence que l'agitation muette des sujets de l'autocratie trouble plus profondément les âmes à cause du secret que l'ambition est forcée de s'imposer pour réussir sous un gouvernement absolu. Chez nous, les sacrifices, pour être profitables, doivent être publics; ici, au contraire, ils doivent rester ignorés. Le souverain tout-puissant ne déteste rien tant qu'un sujet publiquement dévoué: tout zèle qui va au delà d'une obéissance aveugle et servile lui devient importun et suspect; les exceptions ouvrent la porte aux prétentions: les prétentions se transforment en droits; et sous un despote, un sujet qui se croit des droits est un rebelle.
Le maréchal Paskiewitch pourrait attester la vérité de ces remarques: on n'ose l'écraser, mais on l'annule tant qu'on peut.
Avant ce voyage mes idées sur le despotisme m'avaient été suggérées par l'étude que j'avais faite des sociétés autrichienne et prussienne. Je ne songeais pas que ces États ne sont despotiques que de nom, et que les mœurs y servent de correctif aux institutions: je me disais: Là, des peuples gouvernés despotiquement me paraissent les plus heureux hommes de la terre; le despotisme mitigé par la douceur des habitudes n'est donc pas une chose aussi détestable que nos philosophes nous le disent; je ne savais pas encore ce que c'est que la rencontre d'un gouvernement absolu et d'une nation d'esclaves.
C'est en Russie qu'il faut venir pour voir le résultat de cette terrible combinaison de l'esprit et de la science de l'Europe avec le génie de l'Asie: je la trouve d'autant plus redoutable qu'elle peut durer, parce que l'ambition et la peur, passions qui ailleurs perdent les hommes en les faisant trop parler, engendrent ici le silence. Ce silence violent produit un calme forcé, un ordre apparent plus fort et plus affreux que l'anarchie, parce que le malaise qu'il cause paraît éternel.
Je n'admets que bien peu d'idées fondamentales en politique, attendu qu'en fait de gouvernement je crois à l'efficacité des circonstances plus qu'à celle des principes; mais mon indifférence ne va pas jusqu'à tolérer des institutions qui me paraissent nécessairement exclure la dignité des caractères.
Peut-être qu'une justice indépendante et qu'une aristocratie forte mettraient du calme dans les esprits russes, de l'élévation dans les âmes, du bonheur dans le pays; mais je ne crois pas que l'Empereur songe à ce moyen d'améliorer la condition de ses peuples: quelque supérieur qu'un homme puisse être, il ne renonce pas volontairement à faire par lui-même le bien d'autrui.
De quel droit d'ailleurs reprocherions-nous à l'Empereur de Russie son amour de l'autorité? La révolution n'est-elle pas aussi tyrannique à Paris que le despotisme l'est à Saint-Pétersbourg?
Toutefois nous nous devons à nous-mêmes de faire ici une restriction pour constater la différence qu'il y a entre l'état social des deux pays. En France, la tyrannie révolutionnaire est un mal de transition; en Russie, la tyrannie du despotisme est une révolution permanente.
Vous êtes bien heureux que je me sois distrait du sujet de cette lettre, je l'avais commencée pour vous décrire le théâtre illuminé, la représentation en gala et pour vous analyser la traduction, pantomime (expression russe) d'un ballet français. Si je m'en étais souvenu vous auriez ressenti le contrecoup de mon ennui, car cette solennité dramatique m'a fatigué sans m'éblouir en dépit des habits dorés des spectateurs; mais aussi la danse de l'Opéra de Pétersbourg sans mademoiselle Taglioni est raide et froide comme toutes les danses des théâtres européens quand elles ne sont pas exécutées par les premiers talents du monde, et la présence de la cour ne réchauffe personne, ni acteurs ni spectateurs. Vous savez que devant le souverain il n'est pas permis d'applaudir.
Les arts, disciplinés comme ils le sont à Pétersbourg, produisent des intermèdes de commande, bons pour amuser des soldats pendant les entr'actes des exercices militaires. C'est plus ou moins magnifique: c'est royal, Impérial…; ce n'est pas amusant. Ici les artistes s'enrichissent; ils ne s'inspirent pas: la richesse et l'élégance sont utiles aux talents; mais ce qui leur est indispensable, c'est le bon goût et la liberté d'esprit du public qui le juge.
Les Russes ne sont pas encore arrivés au point de civilisation où l'on peut réellement jouir des arts. Jusqu'à présent leur enthousiasme en ce genre est pure vanité; c'est une prétention, ainsi que leurs passions pour l'architecture grecque et pour le fronton et la colonne classique. Que ce peuple rentre en lui-même, qu'il écoute son génie primitif, et, s'il a reçu du ciel le sentiment des arts; il renoncera aux copies pour produire ce que Dieu et la nature attendent de lui; jusque-là toutes ses magnificences à la suite ne vaudront jamais, pour le petit nombre de Russes vrais amateurs du beau qui végètent à Pétersbourg, un séjour à Paris ou un voyage en Italie.
La salle de l'Opéra est bâtie sur le dessin des salles de Milan et de Naples; mais celles-ci sont plus nobles et d'un effet plus harmonieux que tout ce que j'ai vu jusqu'à présent dans ce genre en Russie.
LETTRE QUATORZIÈME.
Population de Pétersbourg.—Ce qu'il faut croire des récits des Russes.—L'attelage à quatre chevaux.—Solitude des rues.—Profusion de colonnes.—Caractère de l'architecture sous le despotisme.—Architectes français.—Place du Carrousel à Paris.—Place du Grand-Duc à Florence.—Perspective Newski.—Pavé de bois.—Vrai caractère d'une ville slave.—La débâcle.—Crise naturelle périodique.—Intérieur des habitations.—Le lit russe.—Coucher des gens de service.—Visite au prince ***.—Cabinet de verdure dans les salons.—Beauté du peuple slave.—Le regard des hommes de cette race.—Leur aspect original.—Cochers russes.—Leur adresse.—Leur silence.—Les voitures.—Les harnais.—Petit postillon.—Condition des cochers et des chevaux de remise.—Hommes qui meurent de froid.—Propos d'une dame russe à ce sujet.—Valeur qu'a la vie dans ce pays.—Le feldjæger.—Ce qu'il représente.—Effets du despotisme sur l'imagination.—Ce qu'a de poétique un tel gouvernement.—Contraste entre les hommes et les choses.—Caractère slave.—Architecture pittoresque des églises.—Les voitures et les équipages russes.—Flèches de la citadelle et de l'Amirauté.—Clochers innombrables.—Description de l'ensemble de Pétersbourg.—Il est beau malgré le mauvais style de l'architecture.—Aspect particulier de la Néva.—Contradiction dans les choses.—Beautés du crépuscule.—La nature belle même près du pôle.—Idée religieuse.—Races teutoniques antipathiques aux Russes.—Le gouvernement des Slaves en Pologne.—Quelques traits de ressemblance entre les Russes et les Espagnols.—Influence des races dans l'histoire.—Chaleur de l'été de cette année.—Approvisionnements de bois pour l'hiver.—Charrettes qui le transportent.—La peur est silencieuse.—Adresse du peuple russe.—Son temps d'épreuves.—Rareté du combustible à Pétersbourg.—Dilapidation des forêts.—Charrettes russes.—Mauvais ustensiles.—Les Romains du Nord.—Rapports des peuples avec leurs gouvernements.—Barques de foin sur la Néva.—Le badigeonneur russe.—Laideur et malpropreté des femmes dans les basses classes.—Beauté des hommes.—Rareté des femmes à Pétersbourg.—Souvenir des mœurs asiatiques.—Tristesse inévitable d'une ville militaire.
Pétersbourg, ce 22 juillet 1839.
La population de Pétersbourg est de quatre cent cinquante mille âmes sans la garnison, à ce que disent les Russes bons patriotes; mais des gens bien informés et qui, conséquemment, passent ici pour malintentionnés, m'assurent qu'elle n'atteint pas à quatre cent mille, y compris la garnison. Ce qu'il y a de certain, c'est que cette ville de palais, avec ses immenses espaces vides qu'on appelle des places, ressemble à des parties de champs clos de planches. Les petites maisons de bois dominent dans les quartiers éloignés du centre.
Les Russes, sortis d'une agglomération de peuplades longtemps nomades et toujours guerrières, n'ont pas encore complètement oublié la vie du bivouac. Tous les peuples fraîchement arrivés de l'Asie campent en Europe comme les Turcs. Pétersbourg est l'état-major d'une armée et non la capitale d'une nation. Toute magnifique qu'est cette ville militaire, elle paraît nue à l'œil d'un homme de l'Occident.
Les distances sont le fléau de la Russie, m'a dit l'Empereur; c'est une remarque dont on peut vérifier la justesse dans les rues même de Pétersbourg: aussi n'est-ce pas par luxe qu'on s'y promène en voiture à quatre chevaux conduits par un cocher et un postillon. Là une visite est une excursion. Les chevaux russes, pleins de feu et de nerf, n'ont pas autant de force musculaire que les nôtres; la rudesse des pavés les fatigue: deux chevaux auraient de la peine à traîner longtemps dans les rues de Pétersbourg une voiture ordinaire; l'attelage de quatre est donc un objet de première nécessité pour quiconque veut aller un peu dans le monde.
Parmi les gens du pays, tous n'ont pas le droit d'avoir quatre chevaux à leur voiture; on n'accorde cette permission qu'à des personnes d'un certain rang.
Pour peu que vous vous éloigniez du centre de la ville, vous vous perdez dans des terrains vagues, bordés de baraques qui semblent destinées à loger des ouvriers rassemblés là provisoirement pour quelque grand travail. Ce sont des magasins de fourrages, des hangars remplis d'habillements et de toutes sortes d'approvisionnements pour les soldats: on se croit au moment d'une revue ou à la veille d'une foire qui n'arrive jamais. L'herbe croît dans ces soi-disant rues, toujours désertes, parce qu'elles sont trop spacieuses pour la population qui les parcourt.
Tant de péristyles ont été ajoutés aux maisons, tant de portiques ornent les casernes qui représentent des palais, un tel luxe de décorations d'emprunt a présidé à la construction de cette capitale provisoire, que je compte moins d'hommes que de colonnes sur les places de Pétersbourg, toujours silencieuses et tristes, à cause de leur grandeur et surtout de leur imperturbable régularité. L'équerre et le cordeau s'accordent si bien avec la manière de voir des souverains absolus, que les angles droits sont l'écueil de l'architecture despotique. L'architecture vivante, passez-moi l'expression, ne se commande pas; elle naît pour ainsi dire d'elle-même, et sort comme involontairement du génie et des besoins d'un peuple. Faire une grande nation, c'est créer immanquablement une architecture: je ne serais pas étonné si l'on venait à prouver qu'il y a eu autant d'architectures originales que de langues mères.
Au reste, la manie de la symétrie n'est pas particulière aux Russes. C'est chez nous un héritage de l'Empire. Sans ce mauvais goût des architectes parisiens, il y a longtemps que nous aurions un plan raisonnable pour orner et terminer notre monstrueuse place du Carrousel; mais la nécessité des parallèles arrête tout.
Lorsque des artistes de génie réunirent successivement leurs efforts pour faire de la place du Grand-Duc à Florence une des plus belles choses du monde, ils n'étaient pas tyrannisés par la passion des lignes droites et des monuments symétriques, ils concevaient le beau dans sa liberté, hors des carrés longs et des carrés parfaits. À défaut du sentiment de l'art et des libres créations de la fantaisie s'exerçant sur les données populaires qu'elles représentent, une justesse de coup d'œil mathématique a présidé à la création de Pétersbourg. Aussi ne peut-on oublier un instant, en parcourant cette patrie des monuments sans génie, que c'est une ville née d'un homme et non d'un peuple. Les conceptions y paraissent étroites, quoique les dimensions y soient énormes. C'est que tout peut se commander, hors la grâce, sœur de l'imagination.
La principale rue de Pétersbourg est la Perspective Newski, l'une des trois avenues qui aboutissent au palais de l'Amirauté. Ces trois lignes, formant patte d'oie, divisent régulièrement en cinq parties la ville méridionale, qui prend la forme d'un éventail comme Versailles. Cette ville, en partie plus moderne que le port, créé près des îles par Pierre Ier, s'est étendue sur la rive gauche de la Néva, malgré la volonté de fer du fondateur; cette fois la peur de l'inondation l'a emporté sur la peur de la désobéissance, et la tyrannie de la nature a vaincu le despotisme de l'homme.
Cette Perspective Newski mérite de vous être décrite avec quelque détail. C'est une belle rue longue d'une lieue, large comme nos boulevards, et dans plusieurs parties de laquelle on a planté des arbres aussi malheureux que ceux de Paris: elle sert de promenade et de rendez-vous à tous les désœuvrés de la ville. À la vérité, il y en a peu, car ici on ne remue guère pour remuer, chaque pas que chacun fait ayant son but indépendant du plaisir. Porter un ordre, faire sa cour, obéir à un maître quel qu'il soit, voilà ce qui met en mouvement la plus grande partie de la population de Pétersbourg et de l'Empire.
D'abominables cailloux en tête de chat servent de pavés à ce boulevard, appelé la Perspective. Mais ici du moins ainsi que dans quelques autres des principales rues, on a incrusté au milieu des pierres des blocs de bois qui font glissoirs pour les roues des voitures; ces belles voies au rez du pavé sont formées par une marqueterie en dés et quelquefois en octogones de sapins profondément encaissés. Elles consistent chacune en deux bandes larges de deux à trois pieds et séparées par une raie de cailloux ordinaires sur laquelle marche le limonier: deux de ces voies, c'est-à-dire quatre bandes de bois longent la Perspective Newski, l'une à droite, l'autre à gauche de la rue, sans toucher aux maisons, dont elles sont encore séparées par des dalles; ces dernières terrasses sont de pierre et servent de trottoirs aux piétons. Ces beaux promenoirs diffèrent beaucoup des misérables trottoirs en planches qui déshonorent encore aujourd'hui quelques-unes des rues écartées. Il y a donc quatre lignes de dalles dans cette belle et vaste perspective qui s'étend, tout en se dépeuplant insensiblement; en s'enlaidissant et en s'attristant graduellement, jusqu'aux limites indéterminées de la ville habitable, c'est-à-dire jusque vers les confins de la barbarie asiatique dont Pétersbourg est toujours assiégé; car on retrouve le désert à l'extrémité de ses rues les plus somptueuses. Un peu au delà du pont d'Aniskoff vous rencontrez une rue qu'on appelle la rue Jelognaia, laquelle conduit à un désert nommé la place d'Alexandre. Je doute que l'Empereur Nicolas ait jamais vu cette rue. La superbe ville, créée par Pierre-le-Grand, embellie par Catherine II, tirée au cordeau par tous les autres souverains, à travers une lande spongieuse et presque toujours submergée; se perd enfin dans un horrible mélange d'échoppes et d'ateliers, amas confus d'édifices sans nom, vastes places sans dessin et que le désordre naturel et la saleté innée du peuple de ce pays laissent depuis cent ans s'encombrer de débris de toutes choses, d'immondices de tous genres. Ces ordures s'entassent d'année en année dans les villes russes pour protester contre la prétention des princes allemands, qui se flattent de policer foncièrement les nations slaves. Le caractère primitif de ces peuples, quelque défiguré qu'il soit par le joug qu'on lui impose, se fait jour au moins dans quelque coin de leurs villes de despotes et de leurs maisons d'esclaves; et si même ils ont de ces choses qu'on appelle des villes et des maisons, ce n'est pas parce qu'ils les aiment ou qu'ils en sentent le besoin, c'est parce qu'on leur a dit qu'il faut les avoir ou plutôt les subir pour marcher de front avec les vieilles races de l'Occident civilisé; c'est surtout parce que, s'ils s'avisaient de discuter contre les hommes qui les conduisent et les instruisent militairement, ces hommes étant tout à la fois leurs caporaux et leurs pédagogues, on les renverrait à coups de fouet dans leur patrie d'Asie. Ces pauvres oiseaux exotiques mis en cage par la civilisation européenne sont les victimes de la manie ou, pour mieux dire, de l'ambition profondément calculée des Czars, conquérants du monde à venir, et qui savent bien qu'avant de nous subjuguer il faut nous imiter.
Une horde de Kalmoucks qui campent sous des baraques autour d'un amas de temples antiques, une ville grecque improvisée pour des Tatares comme une décoration de théâtre, décoration magnifique, mais sans goût, préparée pour servir de cadre à un drame réel et terrible, voilà ce qu'on aperçoit du premier coup d'œil à Saint-Pétersbourg.
Je vous ai parlé du malheur des arbres condamnés à servir d'ornement à la Perspective Newski: ces pauvres bouleaux malingres vivent tout juste assez pour ne pas mourir; ils seront bientôt aussi à plaindre que les ormes des boulevards et des champs Élysées de Paris, que nous voyons lentement dépérir, piqués au cœur par les boutiquiers qu'ils offusquent, desséchés par le gaz et à demi enterrés dans le bitume: triste spectacle offert pendant la belle saison aux habitués de Tortoni et du cirque olympique. Les arbres de Pétersbourg n'ont pas un meilleur sort: l'été la poussière les ronge, l'hiver la neige les ensevelit, puis le dégel les écorche, les coupe, les déracine.
La nature et l'histoire ne sont pour rien dans la civilisation russe; rien n'est sorti du sol ni du peuple: il n'y a pas eu de progrès, un beau jour tout fut importé de l'étranger. Dans ce triomphe de l'imitation il y a plus de métier que d'art; c'est la différence d'une gravure à un dessin.
Rien, dit-on, ne peut donner l'idée du bouleversement des rues de Pétersbourg à la fonte des neiges. Durant les quinze jours qui suivent la débâcle la Néva charrie des blocs de glace; tous les ponts sont enlevés, les communications sont pendant quelques jours interrompues entre les deux principales parties de la ville; plusieurs quartiers restent isolés. On m'a conté la mort d'une personne considérable causée par l'impossibilité de faire venir son médecin durant ces jours désastreux. Alors les rues ressemblent à des lits de torrents furieux où l'inondation élève en passant ses barricades annuelles. Peu de crises politiques causeraient autant de dommages que cette révolte annuelle de la nature contre une civilisation incomplète et impossible.
Depuis qu'on m'a décrit le dégel de Pétersbourg, je ne me plains plus du pavé, tout détestable qu'il est, car il est à refaire tous les ans. C'est un triomphe de volonté que de circuler onze mois en voiture dans une ville ainsi labourée par les zéphyrs du pôle.
Passé midi, la Perspective Newski, la grande place du palais, les quais, les ponts sont traversés par une assez grande quantité de voitures de diverses sortes et de formes singulières; ce mouvement égaie un peu la tristesse habituelle de cette ville, la plus monotone des capitales de l'Europe.
L'intérieur des habitations est également triste, parce que, malgré la magnificence de l'ameublement entassé à l'anglaise dans certaines pièces destinées à recevoir du monde, on entrevoit dans l'ombre une saleté domestique, un désordre naturel et profond qui rappelle l'Asie.
Le meuble dont on use le moins dans une maison russe, c'est le lit. Des femmes de service couchent dans des soupentes, pareilles à celles des anciennes loges de portiers en France, tandis que les hommes se roulent sur l'escalier, dans les vestibules, et même, dit-on, dans le salon sur des coussins qu'ils jettent à terre pour la nuit.
Ce matin j'ai fait une visite au prince ***. C'est un grand seigneur, ruiné, infirme, malade, hydropique; il souffre au point de ne pouvoir se lever, et néanmoins il n'a pas de quoi se coucher, je veux dire qu'il n'a pas ce qu'on appelle un lit dans les pays où la civilisation date de loin. Il loge dans la maison de sa sœur, qui est absente. Seul, au fond de ce palais nu, il passe la nuit sur une banquette de bois, recouverte d'un tapis et de quelques oreillers. Ceci ne peut être attribué au goût particulier d'un homme: dans toutes les maisons russes où je suis entré, j'ai vu que le paravent est nécessaire au lit des Slaves, comme le musc l'est à leur personne: profonde malpropreté qui n'exclut pas toujours l'élégance apparente. Quelquefois on a un lit de parade, objet de luxe dont on fait montre par respect pour la mode européenne, mais dont on ne fait pas d'usage.
Il y a un ornement particulier aux habitations de quelques Russes élégants: c'est un petit jardin factice dans un coin du salon. Trois longues caisses à fleurs enserrent une fenêtre, et forment une salle de verdure (altana), espèce de kiosque qui rappelle ceux des jardins. Les caisses sont surmontées d'une palissade ou balustrade en bois des îles ou en bois doré, faisant barrière à hauteur d'homme. Ce petit boudoir découvert s'entoure de lierre et d'autres plantes grimpantes qui serpentent le long du treillage, et produisent un effet agréable au milieu d'un vaste appartement rempli de dorure et obstrué de meubles; ainsi dans un salon brillant la vue est récréée par un peu de verdure et de fraîcheur, choses de luxe pour ce pays. Là se tient la maîtresse de la maison, assise devant une table; près d'elle on voit quelques chaises, deux ou trois personnes au plus peuvent entrer à la fois dans cette retraite peu profonde, mais pourtant assez secrète pour plaire à l'imagination.
L'effet de cette espèce de bosquet de chambre m'a paru agréable, et l'idée en est raisonnable, dans un pays où le mystère doit présider à toute conversation intime. Je crois cet usage importé de l'Asie.
Je ne serais pas surpris si on introduisait un jour dans quelque maison de Paris le jardin artificiel des salons russes. Il ne déparerait pas la demeure des femmes d'État les plus à la mode en France aujourd'hui. Je me réjouirais de cette innovation, ne fût-ce que pour faire pièce aux anglomanes, à qui je ne pardonnerai jamais le mal qu'ils ont fait au bon goût et au véritable esprit français.
Les Slaves, lorsqu'ils sont beaux, ont une taille svelte, élégante, et qui cependant donne l'idée de la force; ils ont tous les yeux coupés en amandes; et le regard fourbe et furtif des peuples de l'Asie. Leurs yeux, qu'ils soient noirs ou bleus, sont toujours transparents, ils ont de la vivacité, du mouvement et beaucoup de charme parce qu'ils rient.
Ce peuple, sérieux par nécessité plus que par nature, n'ose guère rire que du regard; mais à force de paroles réprimées, ce regard, animé par le silence, supplée à l'éloquence, tant il donne de passion à la physionomie. Il est presque toujours spirituel, quelquefois doux, lent, plus souvent triste jusqu'à la férocité; il tient de celui de la bête fauve prise au piège.
Ces hommes nés pour guider un char, ont de la race, ainsi que les chevaux qu'ils conduisent: leur aspect étrange et la légèreté de leurs bêtes rendent les rues de Pétersbourg amusantes à parcourir. Ainsi, grâce à ses habitants et malgré ses architectes, cette ville ne ressemble à aucune des villes européennes.
Les cochers russes sont assis droits sur leurs siéges; ils mènent leurs chevaux toujours grand train, mais avec beaucoup de sûreté, quoiqu'un peu rudement: la justesse, la promptitude de leur coup d'œil est admirable; et, soit qu'ils conduisent à deux ou à quatre chevaux, ils ont toujours deux rênes pour chaque cheval, et les tiennent à pleines mains, avec force, les bras tendus en avant, très-loin du corps; nul embarras ne les arrête. Bêtes et hommes à demi sauvages parcourent précipitamment la ville avec un air de liberté inquiétant; mais la nature les a rendus prestes, adroits; aussi, malgré l'extrême audace de ces cochers, les accidents sont-ils rares dans les rues de Pétersbourg. Souvent ces hommes n'ont pas de fouet; quand ils en ont un, il est si court qu'ils ne peuvent s'en servir. Ne faisant pas non plus usage de la voix, ils ne mènent que des rênes et du frein. Vous pouvez parcourir Pétersbourg pendant des heures sans entendre un seul cri. Si les piétons ne se rangent pas assez vite, le faleiter (postillon de volée qui monte le cheval de droite des attelages à quatre chevaux) pousse un petit glapissement, assez semblable aux gémissements aigus d'une marmotte relancée dans son gîte; à ce bruit menaçant, qui veut dire: Rangez-vous! tout s'écarte, et la voiture a passé, comme par magie, sans ralentir son train.
Les équipages sont en général dépourvus de goût et mal tenus; les voitures, mal lavées, mal peintes, encore plus mal vernies, n'ont pas de véritable élégance: si l'on en fait venir une d'Angleterre, elle ne résiste que peu de temps aux pavés de Pétersbourg et au train des chevaux russes. Les harnais solides, légers et gracieux sont faits d'excellent cuir; en somme, malgré la négligence des gens d'écurie, et le peu d'invention des ouvriers, l'ensemble des équipages a un caractère original et pittoresque qui remplace jusqu'à un certain point le soin minutieux dont on se pique ailleurs; et comme les grands seigneurs vont toujours à quatre chevaux, les cérémonies de la cour ont bon air, même vues de la rue.
On n'attelle quatre chevaux de front que pour les voyages et les longues courses hors de la ville; dans Pétersbourg les chevaux vont toujours deux à deux; les traits de volée sont démesurément longs; l'enfant qui les mène est costumé à la persane de même que le cocher: cet habit, nommé armiak, ne convient pourtant qu'à l'homme assis sur son siége; il n'est pas commode pour enfourcher un cheval, mais malgré ce désavantage le postillon russe est leste et hardi.
Je ne saurais vous peindre le sérieux, la fierté silencieuse, l'adresse, l'imperturbable témérité de ces petits polissons slaves; leur insolence et leur habileté font ma joie chaque fois que je me promène dans la ville; voilà pourquoi je vous parle d'eux souvent et en détail; enfin, et c'est chose plus rare ici qu'ailleurs, ils ont l'air heureux.
Il est dans la nature de l'homme d'éprouver du contentement à bien faire ce qu'il fait; les cochers et les postillons russes étant des plus habiles du monde peuvent se trouver satisfaits de leur condition, quelque dure qu'elle soit d'ailleurs.
Il faut dire aussi que ceux qui sont au service des seigneurs se piquent d'élégance et paraissent bien soignés, mais les chevaux de remise et leurs tristes conducteurs me font pitié, tant leur vie est dure: ils demeurent dans la rue depuis le matin jusqu'au soir, à la porte de la personne qui les loue ou sur les places que la police leur assigne. Les bêtes toujours attelées, et les hommes toujours sur le siége, mangent à leur poste, sans l'abandonner un instant. Pauvres chevaux!… je plains moins les hommes; le Russe a le goût de la servitude. On donne aux chevaux des auges portatives, posées sur des tréteaux: ainsi vous trouvez votre voiture prête chaque fois que vous voulez sortir sans qu'il soit nécessaire de la commander.
Cependant les cochers ne vivent de cette manière que pendant l'été, pour l'hiver ils ont des hangars bâtis au milieu des places les plus fréquentées. On allume de grands feux autour de ces abris à portée des spectacles, des palais et de tous les lieux où se donnent des fêtes, et c'est là que se réchauffent les domestiques; néanmoins il ne se passe guère de nuit de bal au mois de janvier sans qu'un homme ou deux meurent de froid dans la rue; les précautions mêmes prouvent le danger plutôt qu'elles ne l'écartent, et les dénégations obstinées des Russes me confirment la vérité du fait que je vous rapporte.
Une femme, plus sincère que les autres, m'a répondu aux questions réitérées que je lui adressais à ce sujet: «C'est possible, mais je n'en ai jamais entendu parler.» Dénégation qui vaut un aveu précieux. Il faut venir ici pour savoir jusqu'où l'homme riche peut porter le dédain pour la vie de l'homme pauvre, et pour apprendre en général le peu de valeur qu'a la vie aux yeux de l'homme condamné à vivre sous l'absolutisme.
En Russie l'existence est pénible pour tout le monde; l'Empereur n'y est guère moins rompu à la fatigue que le dernier des serfs. On m'a montré son lit: la dureté de cette couche étonnerait nos laboureurs. Ici tous les hommes sont forcés de se répéter une vérité sévère: c'est que le but de la vie n'est pas sur la terre, et que le moyen de l'atteindre n'est pas le plaisir.
L'inexorable image du devoir et de la soumission vous apparaît à chaque instant et ne vous permet pas d'oublier la rude condition de l'existence humaine: le travail et la douleur! Il n'est permis de subsister en Russie qu'en sacrifiant tout à l'amour de la patrie terrestre, sanctifié par la foi en la patrie céleste.
Si par moment, au milieu d'une promenade publique, la rencontre de quelques oisifs me fait illusion en me persuadant qu'il pourrait y avoir en Russie comme ailleurs, des hommes qui s'amuseraient pour s'amuser, des hommes pour qui le plaisir serait une affaire, je suis détrompé à l'instant par la vue du feldjæger qui passe silencieusement au grand galop dans sa téléga. Le feldjæger est l'homme du pouvoir; il est la parole du maître; télégraphe vivant, il va porter un ordre à un autre homme aussi ignorant que lui de la pensée qui les fait mouvoir: cet autre automate l'attend à cent, à mille, à quinze cents lieues dans les terres. La téléga sur laquelle chemine l'homme de fer, est de toutes les voitures de voyage la plus incommode. Figurez-vous une petite charrette à deux bancs de cuir sans ressorts et sans dossier; aucun autre équipage ne peut servir dans les chemins de traverse auxquels aboutissent toutes les grandes routes commencées jusqu'à ce jour à travers ce vague et sauvage empire. Le premier banc est réservé au postillon ou au cocher qui change à chaque relais, le second au courrier qui voyage jusqu'à la mort, laquelle vient de bonne heure pour les hommes voués à ce dur métier.
Ceux que je vois rapidement traverser dans toutes les directions les belles rues de la ville me représentent aussitôt les solitudes où ils vont s'enfoncer: je les suis en imagination, et au bout de leur course m'apparaît la Sibérie, le Kamtchatka, le désert salé, la muraille de la Chine, la Laponie, la mer Glaciale, la Nouvelle-Zemble, la Perse, le Caucase; ces noms historiques, presque fabuleux, produisent sur ma pensée l'effet d'un lointain vaporeux dans un grand paysage; mais vous pouvez vous imaginer combien ce genre de rêverie attriste l'âme!… Néanmoins l'apparition de ces courriers sourds, aveugles et muets, est un aliment poétique incessamment fourni à l'esprit de l'étranger. Cet homme, né pour vivre et mourir sur sa charrette, répand à lui seul un intérêt mélancolique sur les moindres scènes de la vie; rien de prosaïque ne peut subsister dans l'esprit en présence de tant de souffrances et de tant de grandeur. Il faut convenir que si le despotisme rend malheureux les peuples qu'il opprime, il a été inventé pour le plaisir des voyageurs qu'il jette dans un étonnement toujours nouveau. Sous la liberté, tout se publie et s'oublie, car tout est vu d'un coup d'œil; sous le gouvernement absolu, tout se cache, mais tout se devine, de là un vif intérêt: on retient, on remarque les moindres circonstances, une secrète curiosité anime la conversation rendue plus piquante par le mystère, et par l'absence même d'intérêt apparent; là l'esprit est paré de ses voiles comme la beauté chez les musulmans; si les habitants d'un pays ainsi gouverné ne peuvent s'y amuser de bon cœur, un étranger ne s'y peut déplaire de bonne foi. Moins on jugerait le fond des choses, et plus l'apparence devrait intéresser. Moi je pense un peu trop à ce que je ne vois pas pour être tout à fait satisfait de ce que je vois; néanmoins, tout en m'affligeant, le spectacle me paraît attachant.
La Russie n'a point de passé, disent les amateurs de l'antiquité. C'est vrai, mais l'avenir et l'espace y servent de pâture aux imaginations les plus ardentes. Le philosophe est à plaindre en Russie, le poëte peut et doit s'y plaire.
Il n'y a de poëtes vraiment malheureux que ceux qui sont condamnés à languir sous le régime de la publicité. Quand tout le monde peut tout dire, le poëte n'a plus qu'à se taire. La poésie est un mystère qui sert à exprimer plus que la parole; elle ne saurait subsister chez les peuples qui ont perdu la pudeur de la pensée. La vision, l'allégorie, l'apologue, c'est la vérité poétique; or, dans les pays de publicité, cette vérité-là est tuée par la réalité, toujours trop grossière au gré de la fantaisie.
Il faut que la nature ait mis un sentiment profondément poétique dans l'âme des Russes, peuple moqueur et mélancolique, pour qu'ils aient trouvé le moyen de donner un aspect original et pittoresque à des villes bâties par des hommes entièrement dépourvus d'imagination, et cela dans le pays le plus plat, le plus triste, le plus monotone, et le plus nu de la terre. Des plaines éternelles, de sombres et plates solitudes: voilà la Russie. Cependant si je pouvais vous montrer Pétersbourg, ses rues et ses habitants tels que je les vois, je vous ferais un tableau de genre à chaque ligne. Tant le génie de la nation slave a puissamment réagi contre la stérile manie de son gouvernement. Ce gouvernement antinational n'avance que par évolutions militaires: il rappelle la Prusse sous son premier roi.
Je vous ai décrit une ville sans caractère, plutôt pompeuse qu'imposante, plus vaste que belle, remplie d'édifices sans style, sans goût, sans signification historique. Mais pour être complet, c'est-à-dire vrai, il fallait en même temps faire mouvoir à vos yeux, dans ce cadre prétentieux et ridicule, des hommes naturellement gracieux, et qui avec leur génie oriental, ont su s'approprier une ville bâtie pour un peuple qui n'existe nulle part; car Pétersbourg a été fait par des hommes riches, et dont l'esprit s'était formé en comparant, sans étude approfondie, les divers pays de l'Europe. Cette légion de voyageurs plus ou moins raffinés, plus expérimentés que savants, était une nation artificielle, un choix d'esprits intelligents et habiles recrutés chez toutes les nations du monde: ce n'était pas le peuple russe, celui-ci est narquois comme l'esclave qui se console de son joug en s'en moquant tout bas; superstitieux, fanfaron, brave et paresseux comme le soldat; poétique, musical et réfléchi comme le berger; car les habitudes des races nomades seront longtemps dominantes parmi les Slaves; tout cela ne s'accorde ni avec le style des édifices ni avec le plan des rues de Pétersbourg, il y a évidemment scission ici entre l'architecte et l'habitant. Les ingénieurs européens sont venus dire aux Moscovites comment ils devaient construire et orner une capitale digne de l'admiration de l'Europe et ceux-ci, avec leur soumission militaire, ont cédé à la force du commandement. Pierre-le-Grand a bâti Pétersbourg contre les Suédois bien plus que pour les Russes; mais le naturel du peuple s'est fait jour malgré son respect pour les caprices du maître, et malgré sa défiance de soi-même; et c'est à cette désobéissance involontaire que la Russie doit son cachet d'originalité: rien n'a pu effacer le caractère primitif des habitants; ce triomphe des facultés innées contre une éducation mal dirigée, est un spectacle intéressant pour tout voyageur capable de l'apprécier.
Heureusement pour le peintre et pour le poëte que les Russes sont essentiellement religieux: leurs églises, au moins, sont à eux; la forme immuable des édifices pieux fait partie du culte et la superstition défend ces forteresses religieuses contre la manie des figures de mathématique en pierres de taille, des carrés longs, des surfaces planes et des lignes droites; enfin contre l'architecture militaire plutôt que classique qui donne à chacune des villes de ce pays l'air d'un camp destiné à durer quelques semaines pendant les grandes manœuvres.
On reconnaît également le génie d'un peuple nomade dans les chariots, les voitures, les harnais et les attelages russes. Figurez-vous des essaims, des nuées de drowskas rasant la terre. Vous vous rappelez ce que je vous ai dit ailleurs de cette voiture mouche. Elle est si petite qu'elle disparaît entièrement sous l'homme: représentez-vous-la roulant entre de longues files de maisons bien alignées, très-basses, mais au-dessus desquelles on découvre les aiguilles d'une multitude d'églises et de quelques monuments célèbres: si cet ensemble n'est pas beau, il est au moins étonnant. Ces flèches dorées ou peintes rompent les lignes monotones des toits de la ville; elles percent les airs de dards tellement aigus qu'à peine l'œil peut-il distinguer le point où leur dorure s'éteint dans la brume d'un ciel polaire. La flèche de la citadelle, racine et berceau de Pétersbourg, et celle de l'Amirauté revêtue de l'or des ducats de Hollande offerts au Czar Pierre par la république des Provinces-Unies, sont les plus remarquables. Ces aigrettes monumentales, imitées des parures asiatiques, dont sont ornés, dit-on, les édifices de Moscou, me paraissent d'une hauteur et d'une hardiesse vraiment extraordinaires. On ne conçoit pas qu'elles se soutiennent en l'air: c'est un ornement vraiment russe: figurez-vous donc un assemblage immense de dômes accompagnés des quatre campaniles obligés chez les Grecs modernes pour faire une église. Imaginez-vous une multitude de coupoles argentées, dorées, azurées, étoilées et les toits des palais peints en vert d'émeraude ou d'outremer, les places ornées, de statues de bronze en l'honneur des principaux personnages historiques de la Russie et des Empereurs: bordez ce tableau d'un fleuve immense qui, les jours de calme, sert de miroir, et les jours de tempête, de repoussoir à tous les objets; joignez-y le pont de bateaux de Troïtza jeté sur le point le plus large de la Néva, entre le champ de Mars, où la statue de Suwarrow se perd dans l'espace, et la citadelle où dorment dans leurs tombeaux dépouillés d'ornements Pierre-le-Grand et sa famille[14]; enfin rappelez-vous que la nappe d'eau de la Néva toujours pleine, coule à rez de terre et respecte à peine au milieu de la ville une île toute bordée d'édifices à colonnes grecques, supportés par leurs fondements de granit et bâtis d'après des dessins de temples païens; si vous saisissez bien cet ensemble, vous comprendrez comment Pétersbourg est une ville infiniment pittoresque, malgré le mauvais goût de son architecture d'emprunt, malgré la teinte marécageuse des campagnes qui l'environnent, malgré l'absence totale d'accidents dans le terrain et la pâleur des beaux jours d'été sous le terne climat du Nord.
Le peu de mouvement du fleuve aux approches de son embouchure où très-souvent la mer le force de s'arrêter et même de rebrousser chemin, ajoute encore à la singularité de la scène.
Ne me reprochez pas mes contradictions, je les ai aperçues avant vous sans vouloir les éviter, car elles sont dans les choses; ceci soit dit une fois pour toutes. Comment vous donner l'idée réelle de ce que je vous dépeins si ce n'est en me contredisant à chaque mot? Si j'étais moins sincère je vous paraîtrais plus conséquent: considérez que dans l'ordre physique comme dans l'ordre moral, la vérité n'est qu'un assemblage de contrastes tellement criants qu'on dirait que la nature et la société n'ont été créées que pour faire tenir ensemble des éléments qui sans elles devraient s'abhorrer et s'exclure.
Rien n'est triste comme le ciel de Pétersbourg à midi; mais si le jour est sans éclat sous cette latitude, les soirs, les matins y sont superbes, c'est alors qu'on voit se répandre dans l'air et sur la glace des eaux presque sans rivages qui continuent le ciel, certaines gerbes de lumière, des jets, des bouquets de feu que je n'avais encore aperçus nulle part.
Le crépuscule qui dure ici les trois quarts de la vie est riche en accidents admirables; le soleil d'été, un moment submergé vers minuit, nage longtemps à l'horizon au niveau de la Néva et des basses terres qui la bordent; il darde dans le vide des lueurs d'incendie qui rendraient belle la nature la plus pauvre; ce qu'on éprouve à cet aspect ce n'est pas l'enthousiasme que produit la couleur des paysages de la zone torride, c'est l'attrait d'un rêve, c'est l'irrésistible pouvoir d'un sommeil plein de souvenirs et d'espérances. La promenade des îles à cette heure-là est une véritable idylle. Sans doute il manque beaucoup de choses à ces sites pour en faire de beaux tableaux bien composés, mais la nature a plus de puissance que l'art sur l'imagination de l'homme; son aspect ingénu suffit sous toutes les zones au besoin d'admiration qu'il a dans l'âme: et comment placerait-il mieux ce sentiment? Dieu, aux environs du pôle, a beau réduire la terre au dernier degré d'aplatissement et de nudité, malgré cette misère, le spectacle de la création sera toujours pour l'œil de l'homme le plus éloquent interprète des desseins du Créateur. Les têtes chauves n'ont-elles pas leur beauté? quant à moi je trouve les sites des environs de Pétersbourg plus que beaux, ils ont un caractère de tristesse sublime, et qui équivaut bien pour la profondeur de l'impression à la richesse et à la variété des paysages les plus célèbres de la terre. Ce n'est pas une œuvre pompeuse, artificielle, une invention agréable, c'est une profonde solitude, une solitude terrible et belle comme la mort. D'un bout de ses plaines, d'un rivage de ses mers à l'autre, la Russie entend la voix de Dieu que rien n'arrête, et qui dit à l'homme enorgueilli de la mesquine magnificence de ses pauvres villes: Tu as beau faire, je suis toujours le plus grand! souvent un visage dénué de beauté a plus d'expression, plus de physionomie, et se grave dans notre Souvenir d'une manière plus ineffaçable que des traits réguliers qui ne peignent ni passion ni sentiment. Tel est l'effet de nos préoccupations d'immortalité que ce qui intéresse surtout l'habitant de la terre, c'est ce qui lui parle d'autre chose que de la terre. Admirez la puissance des dons primitifs chez les nations: pendant plus de cent ans les Russes bien élevés, les grands seigneurs, les savants, les puissants du pays ont été mendier des idées et copier des modèles dans toutes les sociétés de l'Europe; eh bien! cette ridicule fantaisie de princes et de courtisans n'a pas empêché le peuple de rester original[15].
Cette race spirituelle est trop fine de sa nature, elle a le tact trop délicat pour se pouvoir confondre avec les peuples teutoniques. La bourgeoise Allemagne est encore aujourd'hui plus étrangère à la Russie que ne l'est l'Espagne avec ses peuples de sang arabe. La lenteur, la lourdeur, la grossièreté, la timidité, la gaucherie, sont antipathiques au génie des Slaves. Ils supporteraient mieux la vengeance et la tyrannie; les vertus germaniques elles-mêmes sont odieuses aux Russes; aussi en peu d'années ceux-ci, malgré leurs atrocités religieuses et politiques, ont-ils fait plus de progrès dans l'opinion à Varsovie, que les Prussiens, malgré les rares et solides qualités qui distinguent la race allemande; je ne dis pas que ceci soit un bien, je le note comme un fait: tous les frères ne s'aiment pas, mais tous se comprennent.
Quant à l'analogie que je crois découvrir sur certains points entre les Russes et les Espagnols, elle s'explique par les rapports qui ont pu exister originairement entre les tribus arabes et quelques-unes des hordes qui passèrent de l'Asie en Moscovie. L'architecture mauresque a du rapport avec la byzantine, type de la vraie architecture moscovite. Le génie des peuples asiatiques errants en Afrique ne saurait être contraire à celui des autres nations de l'Orient à peine établies en Europe: l'histoire s'explique par l'influence progressive des races, ce sont des fatalités sociales comme les caractères sont des fatalités personnelles.
Sans la différence de religion, sans les mœurs diverses des peuples, je me croirais ici dans une des plaines les plus élevées et les plus stériles de la Castille. A la vérité il y fait une chaleur d'Afrique; depuis vingt ans la Russie n'a pas vu un été aussi brûlant.
Malgré une chaleur des tropiques, je vois déjà les Russes faire leur provision de bois. Des bateaux chargés de bûches de bouleaux, le seul chauffage dont on fasse usage ici où le chêne est un arbre de luxe, obstruent les nombreux et larges canaux qui coupent en tous sens cette ville bâtie sur le modèle d'Amsterdam, car dans les principales rues de Pétersbourg coule un bras de la Néva; cette eau disparaît l'hiver sous la neige, et l'été sous la quantité de barques qui se pressent le long des quais pour déposer à terre leurs approvisionnements.
Ce bois est d'avance scié très-court; puis au sortir des bateaux, on le place sur des voitures assez singulières. Ces charrettes d'une simplicité primitive consistent en deux gaules qui font brancards et qui sont destinées à lier le train de devant avec celui de derrière: on entasse sur ces longues perches très-rapprochées l'une de l'autre, car la voie du char est étroite, un rang de bûches montées comme une muraille à la hauteur de sept ou huit pieds. Vu de côté, cet échafaudage est une maison qui marche. On lie le bois sur la charrette avec une chaîne: si la chaîne vient à se lâcher dans les secousses du pavé, le conducteur la resserre chemin faisant avec une corde et un bâton qu'il emploie en forme de tourniquet, sans arrêter ni même ralentir son cheval. On voit l'homme pendu à son pan de bois pour en relier avec effort toutes les parties: on dirait d'un écureuil qui se balance à sa corde dans une cage, ou à sa branche dans une forêt, et pendant cette opération silencieuse, la muraille de bois continue silencieusement son chemin dans la rue qu'elle suit sans encombres, car sous ce gouvernement violent, tout se passe sans heurt, ni paroles, ni bruit. C'est que la peur inspire à l'homme une mansuétude calculée, plus sûre que la douceur naturelle.
Je n'ai pas vu un seul de ces chancelants édifices s'écrouler pendant les scabreux, et souvent les longs trajets qu'on leur fait faire à travers la ville.
Le peuple russe est souverainement adroit: c'est contre le vœu de la nature que cette race d'hommes a été poussée près du pôle par les révolutions humaines et qu'elle y est retenue par les nécessités politiques. Qui pénétrerait plus avant dans les vues de la Providence, reconnaîtrait peut-être que la guerre contre les éléments est la rude épreuve à laquelle Dieu a voulu soumettre cette nation marquée par lui pour en dominer un jour beaucoup d'autres. La lutte est l'école de la Providence.
Le combustible devient rare en Russie. Le bois se paie à Pétersbourg aussi cher qu'à Paris. Il est telle maison ici dont le chauffage coûte, par hiver, de neuf à dix mille francs. En voyant la dilapidation des forêts, on se demande avec inquiétude de quel bois se chauffera la génération qui suivra celle-ci.
Pardonnez-moi la plaisanterie: je pense souvent que ce serait une mesure de prudence de la part des peuples qui jouissent d'un beau climat que de fournir aux Russes de quoi faire bon feu chez eux. Ils regretteraient moins le soleil.
Les charrettes destinées à emporter les immondices de la ville sont petites et incommodes; avec une telle machine un homme et un cheval ne peuvent faire que peu d'ouvrage en un jour. Généralement les Russes manifestent leur intelligence plutôt par la manière d'employer de mauvais ustensiles que par le soin qu'ils mettent à perfectionner ceux qu'ils ont. Doués de peu d'invention, ils manquent, le plus souvent, des mécaniques appropriées au but qu'ils veulent atteindre. Ce peuple, qui a tant de grâce et de facilité, est dépourvu de génie créateur. Encore une fois, les Russes sont les Romains du Nord. Les uns et les autres ont tiré leurs sciences et leurs arts de l'étranger. Ils ont de l'esprit, mais c'est un esprit imitateur, et par conséquent plus ironique que fécond; cet esprit contrefait tout, il n'imagine rien.
La moquerie est le trait dominant du caractère des tyrans et des esclaves. Toute nation opprimée a l'esprit tourné au dénigrement, à la satire, à la caricature; elle se venge de son inaction et de son abaissement par des sarcasmes. Reste à calculer et à formuler le rapport qui existe entre les nations et les constitutions qu'elles se donnent ou qu'elles subissent. Mon opinion est que chaque nation policée a pour gouvernement le seul qu'elle puisse avoir. Je ne prétends pas vous imposer ni même vous exposer ce système. C'est un travail que je laisse à de plus dignes et à de plus savants que moi; mon but aujourd'hui est moins ambitieux, c'est de vous décrire ce qui me frappe dans les rues et sur les quais de Pétersbourg.
En quelques endroits la Néva est toute couverte de barques de foin. Ces rustiques édifices sont plus grands que bien des maisons; et leur aspect me paraît pittoresque et ingénieux comme tout ce que les Slaves ne doivent qu'à eux-mêmes. Ces barques, habitées par les hommes qui les conduisent, sont tendues de tapis de paille, espèce de sparterie qui, toute grossière qu'elle est, donne un air de pavillon oriental, de jonque chinoise au mobile édifice: ce n'est qu'à Pétersbourg que j'ai vu des murailles de foin tapissées de paillassons, et des familles sortir de dessous ce foin comme des bêtes s'élancent de leurs tanières.
Le métier de badigeonneur devient important dans une ville où l'intérieur des maisons reste en proie à des fourmilières de vermine, tandis que l'extérieur est régulièrement dégradé par les hivers. En Russie, il faut recrépir chaque année tout édifice qu'on veut préserver d'une prompte destruction.
La manière dont le badigeonneur russe fait son métier est curieuse: il n'a que trois mois par an pour travailler au dehors des maisons. Vous jugez que le nombre des ouvriers doit être considérable: on en rencontre à chaque coin de rue. Ces hommes, assis au péril de leur vie sur une planchette mal attachée à une grande corde flottante, se balancent comme des insectes contre les édifices qu'ils reblanchissent. Quelque chose de semblable a lieu chez nous, où des ouvriers se pendent aussi aux nœuds d'une corde pour monter et descendre le long des maisons. Mais en France les badigeonneurs toujours en petit nombre, sont bien moins téméraires que les Russes. En tout lieu l'homme apprécie sa vie ce qu'elle vaut.
Figurez-vous des centaines d'araignées pendues au fil de leurs toiles déchirées par l'orage, et qu'elles s'empressent de réparer avec une dextérité, une activité merveilleuse, et vous aurez l'idée du travail des badigeonneurs dans les rues de Pétersbourg pendant le court été du Nord. Les maisons n'ont guère plus de trois étages; elles sont blanches, mais leur apparence est trompeuse, car on les croirait propres. Moi qui sais la vérité sur l'intérieur, je passe devant ces brillantes façades avec un respectueux dégoût.
En province, on badigeonne les villes où l'Empereur doit passer: est-ce un honneur rendu au souverain, ou veut-on lui faire illusion sur la misère du pays?
En général, les Russes portent avec eux une odeur désagréable, et dont on s'aperçoit même de loin. Les gens du monde sentent le musc, et les gens du peuple le chou aigre, mêlé d'une exhalaison d'oignons et de vieux cuirs gras parfumés. Ces senteurs ne varient pas.
Vous pouvez conclure de là que les trente mille sujets de l'Empereur qui viennent au 1er janvier lui offrir leurs félicitations jusque dans son palais, et les six ou sept mille que nous verrons demain se presser dans l'intérieur du château de Péterhoff pour fêter leur Impératrice, doivent laisser sur leur passage un parfum redoutable.
De toutes les femmes du peuple que j'ai rencontrées jusqu'ici dans les rues, pas une seule ne m'a semblé belle; et le plus grand nombre d'entre elles m'a paru d'une laideur remarquable et d'une malpropreté repoussante. On s'étonne en pensant que ce sont là les épouses et les mères de ces hommes aux traits si fins, si réguliers, aux profils grecs, à la taille élégante et souple, qu'on aperçoit même parmi les dernières classes de la nation. Rien de si beau que les vieillards, de si affreux que les vieilles femmes russes. J'ai vu peu de bourgeoises. Une des singularités de Pétersbourg, c'est que le nombre des femmes relativement à celui des hommes y est moindre que dans les capitales des autres pays; on m'assure qu'elles forment tout au plus le tiers de la population totale de la ville.