La sagesse et la destinée
LXXXIII
On dira peut-être que le bien a ses défaites et ses déceptions, comme le mal; mais les défaites et les déceptions du bien, au lieu d'assombrir et de chagriner la pensée, l'éclairent et la tranquillisent. Un acte de vertu peut tomber dans le vide; mais c'est surtout alors qu'il nous apprend à mesurer les profondeurs de l'âme et de la vie. Il y tombe souvent comme une pierre plus lumineuse que nos pensées. Quand une combinaison méchante de Mme Rogron échoue devant l'innocence de Pierrette, son âme se rétrécit encore davantage; mais quand une des bontés de Titus descend sur un ingrat, l'inutilité du pardon, l'inutilité de l'amour, lui apprend à porter ses regards au delà du pardon, au delà de l'amour. Il n'est pas désirable que l'homme s'enferme en quelque chose, fût-ce dans le bien même. Que le dernier geste de la vertu soit toujours le geste d'un ange qui entr'ouvre une porte.
Il faudrait bénir ces défaites. Si le hasard voulait qu'à chaque fois que nous pardonnons, notre ennemi devînt notre frère, nous mourrions sans savoir ce qu'éclaire en nous une clémence imprudente qu'on ne regrette pas. Nous mourrions sans avoir eu l'occasion de mesurer les forces qui entourent notre vie, à l'aide de la force la plus grande qui se trouve dans notre âme. L'inutilité d'un acte de bonté, l'inefficacité apparente d'une pensée élevée ou simplement loyale, jette sur une foule de choses un rayon d'une autre nature que celui qu'y pourrait projeter toute l'utilité du bien. Certes, il y aurait une grande joie à constater le triomphe invariable de l'amour; mais il y a une joie plus grande encore à aller au travers de cette illusion jusqu'à la vérité. «L'homme, a dit un penseur que la mort nous enleva trop tôt, l'homme a trop souvent, tout le long de l'histoire, placé sa dignité dans les erreurs, et la vérité lui a paru d'abord une diminution de lui-même. La vérité ne vaut pas toujours le rêve, mais elle a cela pour elle qu'elle est vraie. Dans le domaine de la pensée il n'y a rien de plus moral que la vérité.»
Et cette vérité n'a rien d'amer, aucune vérité n'est amère pour le sage. Il a pu désirer lui aussi que la vertu transportât des montagnes et qu'un acte d'amour adoucît à jamais l'âme de tous ses frères. Mais aujourd'hui, il apprend à préférer qu'il n'en soit pas ainsi. Et ce n'est pas pour les satisfactions qu'y cueille son orgueil. Il ne se juge pas meilleur que l'univers, mais il s'y croit moins important. Il ne cultive plus la passion de justice qu'il trouve dans son âme pour les fruits spirituels qu'elle rapporte, mais par respect pour tout ce qui existe, et pour les fleurs inattendues qu'elle fait naître en son intelligence. Il ne maudit pas l'ingrat, il ne maudit même pas l'ingratitude; il ne se dit pas: «Je suis meilleur que cet homme», ou «Je ne tomberai pas dans ce vice.» Mais l'ingratitude lui apprend qu'il y a dans le bienfait des joies plus spacieuses, moins personnelles et plus conformes à la vie générale que celles qu'il attendait de la reconnaissance. Il aime mieux essayer de comprendre ce qui est, que de s'efforcer de croire ce qu'il désire. Il a vécu longtemps comme le pauvre transporté brusquement du fond de sa cabane dans un palais immense. À son réveil, il cherchait avec inquiétude, dans les salles trop vastes, les misérables souvenirs de son étroite chambre. Où donc étaient l'âtre et le lit, la table, l'écuelle et l'escabeau? Il retrouva, tremblant encore à ses côtés, l'humble flambeau de ses veillées, mais sa lueur n'atteignait pas les hautes voûtes; et seul, le pilier le plus proche semblait chanceler par moments dans les battements impuissants des petites ailes de la lumière. Mais peu à peu ses yeux s'accoutumèrent à la nouvelle demeure. Il parcourut les salles innombrables, et il se réjouit de tout ce que le flambeau n'éclairait point, aussi profondément que de tout ce qu'il éclairait. Il eût voulu d'abord des portes un peu plus basses, des escaliers moins larges, des galeries où ne se perdissent pas les regards. Mais à mesure qu'il marchait, il comprenait la beauté et la grandeur de ce qui n'était pas d'accord avec ses rêves. Il fut heureux de constater que tout ne tournait pas, comme dans sa cabane, autour de la table et du lit. Il se félicita que le palais n'eût pas été bâti à la taille des médiocres habitudes de sa misère. Il sut admirer ce qui contredisait son désir, en élargissant sa vision. Tout ce qui existe console et raffermit le sage, car la sagesse consiste à rechercher et à admettre tout ce qui existe.
LXXXIV
Elle admet même les Rogron. Elle s'intéresse à la vie plus encore qu'à la justice ou à la vertu, et s'il arrive qu'une grande vertu trop abstraite se trouve en présence d'une vie qui ne s'agite qu'entre d'étroites murailles, elle aimera mieux pencher son attention sur la petite vie que sur la grande vertu immobile, orgueilleuse et solitaire.
Surtout, elle ne méprise rien; il n'y a qu'une chose au monde qui est tout à fait méprisable et c'est le mépris même. Trop souvent ceux qui pensent sont enclins à mépriser ceux qui passent dans la vie sans penser. Certes, la pensée a une grande importance, et il faut tâcher avant tout de penser autant que possible et du mieux possible; mais il y a quelque exagération à croire qu'un peu plus ou un peu moins d'aptitude à manier un certain nombre d'idées générales mette une barrière définitive entre deux hommes. À tout prendre, entre le plus grand des penseurs et le petit bourgeois de province, il n'y a bien souvent que la différence d'une vérité qui trouve par moment sa formule, à une vérité qui ne se formule jamais d'une manière appréciable. C'est beaucoup; c'est un fossé profond, ce n'est pas un abîme. Plus la pensée s'élève, plus lui paraît arbitraire et fugitive la limite entre ce qui ne pense pas encore et ce qui pense toujours. Le petit bourgeois est plein de préjugés, de passions qui semblent ridicules, d'idées étroites, mesquines et souvent assez basses; cependant, mettez-le à côté du sage dans les circonstances essentielles de la vie; devant la douleur, devant la mort, devant l'amour, devant l'héroïsme réel, il arrivera plus d'une fois que le sage se tournera vers son humble compagnon, comme vers le dépositaire d'une vérité aussi humaine, aussi sûre que la sienne.
Il y a des moments où le sage reconnaît la vanité de ses trésors spirituels; où il s'aperçoit que quelques habitudes, quelques mots, à peine le séparent des autres hommes, et où il doute de la valeur de ces mots. Ce sont les moments les plus féconds de la sagesse. Penser, c'est souvent se tromper, et le penseur qui s'égare a fréquemment besoin, pour retrouver sa route, de revenir au lieu où sont restés fidèlement assis, autour d'une vérité silencieuse mais nécessaire, ceux qui ne pensent guère. Ils gardent le foyer de la tribu; les autres en promènent les torches, et quand la torche se met à vaciller dans un air raréfié, il est prudent de se rapprocher du foyer. On croirait qu'il ne change pas de place, ce foyer, c'est qu'il avance en même temps que les mondes, et sa petite flamme marque l'heure réelle de l'humanité. On sait exactement ce que la force inerte doit au penseur, mais on ne tient pas compte de ce que le penseur doit à la force d'inertie. Un monde où il n'y aurait que des penseurs perdrait peut-être la notion de plus d'une vérité indispensable. En réalité, le penseur ne continue de penser juste que s'il ne perd jamais contact avec ceux qui ne pensent pas.
Il est facile de dédaigner; il est moins aisé de comprendre; et pourtant, pour le sage véritable, il n'est pas un dédain qui ne finisse tôt ou tard par se changer en compréhension. Toute pensée qui passe avec dédain au-dessus du grand groupe muet, toute pensée qui ne reconnaît pas mille soeurs, mille frères endormis dans ce groupe, n'est trop souvent qu'un rêve néfaste ou stérile. Il est bon de se rappeler parfois que dans l'atmosphère spirituelle, comme dans l'atmosphère extérieure, il faut, sans doute, bien plus d'azote que d'oxygène pour qu'elle demeure respirable.
LXXXV
Je comprends que des penseurs comme Balzac se soient plus à décrire des petites vies de ce genre. Rien n'est plus éternellement semblable à elles-mêmes que ces petites vies; et, cependant, de siècle en siècle, rien ne change plus profondément que l'atmosphère où elles baignent. Gestes identiques sous des cieux différents, mais cieux qu'on ne verrait pas différents si les gestes n'étaient pas identiques. Un grand acte héroïque absorbe notre regard en l'acte même; mais des paroles et des mouvements insignifiants appellent notre attention sur l'horizon qui les entoure, et le point lumineux de la sagesse humaine ne se trouve-t-il pas toujours à l'horizon? À voir les choses selon le sentiment et la raison de la nature, la médiocrité générale de ces vies ne saurait être vraiment médiocre, par cela même qu'elle est si générale.
Au reste, il est bien inutile d'insister sur ceci: on ne connaît jamais une âme que jusqu'à la hauteur où l'on est arrivé à connaître la sienne; et il n'est pas un être, si petit qu'il paraisse d'abord, qui n'émerge de l'ombre, à mesure que l'ombre où nous sommes diminue. Ce n'est pas ce qu'on voit qu'il est nécessaire d'agrandir pour l'aimer; c est ce qu'on n'aime pas qu'il est nécessaire d'éclairer en élevant la flamme jusqu'à ce qu'elle parvienne au niveau de l'amour. Qu'un rayon sorte chaque jour de notre âme, c'est tout ce que nous devons souhaiter. Il ira se poser n'importe où. Il n'est pas un objet sur lequel viennent s'abattre un regard, une pensée, qui ne contienne plus de trésors qu'ils n'en pourront illuminer; il n'est si petite chose en ce monde qui ne soit bien plus vaste que toute la clarté qu'une âme peut lui prêter.
LXXXVI
N'est-ce pas dans les destinées ordinaires que se trouve, dégagé d'une foule de détails qui énervent l'attention, l'essentiel des destinées humaines? Une grande lutte morale sur les hauteurs, c'est un très beau spectacle; un observateur attentif admirera longtemps un arbre prodigieux sur un plateau désert, mais au bout de sa contemplation, il rentrera dans la forêt où les arbres ne sont pas merveilleux mais innombrables. Il est probable que l'immense forêt n'est faite que de troncs et de branches médiocres, mais n'est-elle pas profonde, et n'a-t-elle pas raison, puisqu'elle est la forêt? Le dernier mot n appartiendra jamais à l'exceptionnel, et ce qu'on appelle le sublime ne devrait être qu'une conscience plus lucide et plus pénétrante de ce qu'il y a de plus normal. Il est salutaire de regarder souvent ceux qui combattent sur les sommets; mais il est nécessaire aussi de ne pas oublier ceux qui semblent dormir dans la plaine.
En voyant ce qui arrive à ceux qui sommeillent ainsi, en voyant combien il faut avoir lutté soi-même pour distinguer leur bonheur plus étroit du bonheur de ceux qui combattent à l'écart, on attache peut-être un peu moins d'importance à la lutte, mais on l'aime davantage. Plus la récompense est discrète, plus elle est désirable; non qu'on aime à jouir en secret, comme un courtisan peu loyal, des faveurs du bonheur, mais les joies qu'il nous accorde ainsi, sans l'annoncer aux autres, sont peut-être les seules qu'il n'ait pas dérobées à la part de nos frères. Alors on ne regarde plus ces derniers pour se dire: «Combien je suis loin de ces hommes» mais on peut s'avouer enfin avec simplicité: «À mesure que je m'élève, il me semble que je m'éloigne moins de mes compagnons les plus nombreux et les plus humbles, et je compte les pas que je fais vers un idéal incertain, aux pas qui me rapprochent de ceux que j'avais méprisés, dans l'ignorance et dans la vanité des premiers jours.»
LXXXVII
Au fond, qu'est-ce qu'une petite vie? Nous appelons ainsi une vie qui s'ignore, une vie qui s'épuise sur place entre quatre ou cinq personnages, une vie dont les sentiments, les pensées, les passions, les désirs s'attachent à des objets insignifiants. Mais pour celui qui la regarde, par le fait même qu'il la regarde, toute vie devient grande. Une vie n'est ni grande ni petite en elle-même, elle est regardée plus ou moins grandement, voilà tout; et une existence qui semble haute et vaste à tous les hommes est une existence qui a pris l'habitude de jeter sur elle-même un regard étendu. Si vous ne vous regardez jamais vivre, vous vivrez nécessairement à l'étroit; mais celui qui vous regarde vivre ainsi, trouvera, dans la médiocrité même de l'angle où vous vous agitez, une sorte d'élément d'horizon, un point d'appui plus ferme, d'où sa pensée s'élèvera avec une force plus humaine et plus sûre.
On croit au premier abord, qu'il n'y a tout autour de nous qu'existences engourdies, fermées et monotones, et que rien ne relie à notre âme, à un sentiment permanent, à un intérêt éternel, à une humanité inépuisable, la vie d'une vieille fille, d'un magistrat à l'intelligence rétrécie, d'un avare prisonnier de son or. Mais que quelqu'un s'avance au milieu d'elles, l'oeil ouvert et l'oreille tendue, comme Balzac par exemple, et le sentiment né dans un pauvre salon de province s'étendra aussi loin, agitera toute la vie humaine jusqu'en des sources aussi profondes, aussi puissantes, que l'auguste passion qui dans l'histoire d'un grand roi rayonne du haut d'un trône. «Il y a telles petites tempêtes, dit à ce propos Balzac, dans la plus admirable de ses histoires des humbles, le Curé de Tours, il y a telles petites tempêtes qui développent dans les âmes autant de passions qu'il en aurait fallu pour diriger les plus grands intérêts sociaux. N'est-ce pas une erreur de croire que le temps ne soit rapide que pour les coeurs en proie aux vastes projets qui troublent la vie et la font bouillonner? Les heures de l'abbé Troubert coulaient aussi animées, s'enfuyaient chargées de pensées aussi soucieuses, étaient ridées par des espérances et des désespoirs aussi profonds que pouvaient l'être les heures cruelles de l'ambitieux, du joueur et de l'amant. Dieu seul est dans le secret de l'énergie que nous coûtent les triomphes actuellement remportés sur les hommes, sur les choses, et sur nous-mêmes. Si nous ne savons pas toujours où nous allons, nous connaissons bien les fatigues du voyage. Seulement, s'il est permis à l'historien de quitter le drame qu'il raconte pour prendre pendant un moment le rôle des critiques, s'il vous convie à jeter un coup d'oeil sur les existences de ces vieilles filles et des deux abbés, afin d'y chercher la cause du malheur qui les viciait dans leur essence, il vous sera peut-être démontré qu'il est nécessaire à l'homme d'éprouver certaines passions pour développer en lui des qualités qui donnent à sa vie de la noblesse, en étendent le cercle, et assoupissent l'égoïsme naturel à toutes les créatures.»
Il dit vrai. Il ne faut pas toujours aimer la lumière pour elle-même, mais pour ce qu'elle éclaire. Un grand feu sur les cimes, c'est parfait, mais il y a peu d'hommes sur les cimes, et une petite flamme au milieu d'une foule fera souvent besogne plus utile. Au reste, c'est dans les petites vies que les grandes voient le mieux leur substance, et c'est en regardant des sentiments étroits qu'on finit par élargir les siens. Non que les sentiments étroits prennent un aspect répugnant, mais ils paraissent de moins en moins en harmonie avec la grandeur de la vérité qui nous pénètre. Il est permis de rêver une vie meilleure que la vie ordinaire, mais il n'est pas permis, je pense, d'édifier ce rêve avec des éléments qui ne se trouvent pas dans l'existence quotidienne. On prétend qu'il est bon de regarder plus haut que la vie; mais peut-être est-il meilleur encore d'accoutumer son âme à regarder droit devant elle, et à ne compter, pour y poser enfin ses désirs et ses songes, sur d'autres sommets que ceux qui se distinguent nettement des nuages qui illuminent l'horizon.
LXXXVIII
Tout ceci nous ramène au point que nous avons quitté depuis longtemps. Nous nous étions arrêtés au destin extérieur, mais il est d'autres larmes que celles qu'arrachent à nos yeux les douleurs du dehors. Le sage que nous aimons doit vivre au milieu de toutes les passions humaines; car les passions de notre coeur sont les seuls aliments dont la sagesse puisse longtemps se nourrir sans danger. Nos passions, ce sont les ouvriers que la nature nous envoie pour nous aider à construire le palais de notre conscience, c'est-à-dire de notre bonheur; et l'homme qui n'admet pas ces ouvriers et croit pouvoir soulever seul toutes les pierres de l'existence n'aura jamais pour abriter son âme qu'une cellule étroite, froide et nue.
Être sage, ce n'est point n'avoir pas de passions; mais c'est apprendre à purifier celles qu'on a. Tout dépend de la position que l'on prend sur l'escalier des jours. Pour l'un, les défaillances et les infirmités morales sont des marches qu'on descend; pour l'autre elles représentent des degrés que l'on monte. Il se peut que le sage fasse encore bien des choses que fait celui qui n'est pas sage; mais les passions de celui-ci l'enfoncent davantage dans l'instinct; au lieu que celles du sage finissent toujours par éclairer un coin perdu de sa conscience. Il ne faut pas qu'il aime comme un fou, par exemple; mais s'il aime comme un fou, il deviendra probablement plus sage que s'il n'eût jamais aimé que sagement. Ce n'est pas la sagesse, mais l'orgueil sous sa forme la plus inutile qui prospère dans l'immobilité et dans le vide. Il ne suffit pas de savoir ce qu'il faut faire, ou de prévoir avec certitude ce que les héros auraient fait. Cela peut s'apprendre extérieurement en quelques heures. Il ne suffit pas d'avoir l'intention de vivre noblement et de se retirer ensuite dans sa cellule pour y cultiver cette intention. La sagesse que vous aurez acquise de la sorte ne sera pas plus capable de diriger ou d'embellir réellement votre âme que les conseils d'autrui ne sont capables de la diriger ou de l'embellir. «Il faut, dit un proverbe hindou, chercher la fleur qui doit s'épanouir dans le silence qui suit l'orage, pas avant.»
LXXXIX
Plus on avance de bonne foi dans les sentiers de l'existence, plus on croit à la vérité, à la beauté et à la profondeur des lois les plus humbles et les plus quotidiennes de la vie. On apprend à les admirer justement parce qu'elles sont si générales, si uniformes, si quotidiennes. On cherche et on attend de moins en moins l'extraordinaire: car on ne tarde pas à reconnaître que ce qu'il y a de plus extraordinaire dans le vaste mouvement paisible et monotone de la nature, ce sont les exigences enfantines de notre ignorance et de notre vanité. On ne demande plus aux heures qui passent des événements étranges et merveilleux, car les événements merveilleux n'arrivent qu'à ceux qui n'ont pas encore confiance en eux-mêmes ou dans la vie. On n'attend plus, les bras croisés, l'occasion d'un acte surhumain, car on sent qu'on existe dans tous les actes humains. On ne demande plus que l'amour, l'amitié et la mort se présentent à nous, parés d'ornements imaginaires, entourés de coïncidences et de présages prodigieux, on sait les accueillir dans leur simplicité et dans leur nudité réelles. On se convainc enfin qu'on peut trouver l'équivalent de l'héroïsme et de tout ce qui constitue aux yeux des faibles, des inconscients et des inquiets, le sublime et l'exceptionnel, dans l'existence bravement et complètement acceptée. On ne se croit plus le fils unique et préféré de l'univers; mais on augmente sa conscience, on éclaire son sourire et sa sérénité de tout ce qu'on enlève à son orgueil.
Quand nous sommes arrivés à ce point, les aventures miraculeuses d'une sainte Thérèse ou d'un Jean de la Croix, l'extase des mystiques, les incidents surnaturels des amours légendaires, l'étoile d'un Alexandre ou d'un Napoléon, nous paraissent de bien puériles illusions, comparés à la bonne et saine loyauté d'une sagesse humaine et sincère, qui ne songe pas à s'élever au-dessus des hommes pour éprouver ce qu'ils n'éprouvent pas, mais sait trouver dans ce que tous éprouveront toujours, ce qui est nécessaire pour élargir le coeur et la pensée. Ce n'est pas en voulant être autre chose qu'un homme qu'on devient un homme véritable. Que d'êtres usent ainsi leur vie à attendre l'apparition d'une comète invraisemblable, qui ne songent jamais à regarder les autres astres parce qu'ils sont vus de tous et qu'ils sont innombrables! Le désir de l'extraordinaire est souvent le grand mal des âmes ordinaires. Il faudrait se dire, au contraire, que plus ce qui nous arrive nous paraît normal, général, uniforme, plus nous parvenons à discerner et à aimer les profondeurs et les joies de la vie dans cette généralité même, plus nous nous rapprochons de la tranquillité et de la vérité de la grande force qui nous anime. Il n'est rien de moins extraordinaire que l'océan, par exemple, puisqu'il couvre les deux tiers de notre globe; et pourtant il n'est rien de plus vaste. Il n'y a pas dans l'homme, une pensée, un sentiment, un acte de beauté ou de grandeur qui ne puisse s'affirmer dans la simplicité de l'existence la plus normale; et tout ce qui n'y peut trouver place appartient encore aux mensonges de la paresse, de l'ignorance ou de la vanité.
XC
Est-ce à dire que le sage ne doit attendre de la vie rien de plus que les autres hommes, qu'il faut aimer la médiocrité, se contenter de peu, limiter ses désirs et borner son bonheur de peur de ne pas être heureux? Au contraire, la sagesse qui renonce trop facilement à quelque espoir humain est maladive et boiteuse. L'homme a plus d'un désir légitime qui se passe fort bien de l'approbation d'une raison trop sévère. Mais il ne faut pas se croire malheureux tant qu'on ne possède qu'un bonheur qui ne semble pas extraordinaire à ceux qui nous entourent. Plus on est sage, moins on a de peine à se persuader qu'on possède un bonheur. Il est bon de se convaincre que ce qu'il y a de plus enviable en un bonheur humain ce sont ses moments les plus simples. Le sage apprend à animer et à aimer la substance silencieuse de la vie. Il n'y a de joie fidèle qu'en cette substance silencieuse, et ce ne sont jamais les bonheurs extraordinaires qui osent accompagner nos pas jusqu'au tombeau.
Il importe d'accueillir et d'embrasser aussi fraternellement que les autres le jour qui s'approche et s'éloigne sans faire un geste inaccoutumé de joie ou d'espérance. Il a parcouru, pour venir jusqu'à nous, les mêmes espaces et les mêmes univers que le jour qui nous trouve sur un trône ou dans le lit d'un grand amour. Peut-être cache-t-il sous son manteau des heures moins éclatantes, mais plus humblement dévouées. On compte le même nombre de minutes éternelles dans une semaine qui passe sans rien dire que dans celle qui s'avance en poussant de longs cris. Au fond, tout ce qu'une heure semble nous dire, c'est nous-mêmes qui nous le disons. L'heure est une voyageuse hésitante et timide, qui se réjouit ou s'attriste selon le sourire ou l'oeil morne de l'hôte qui l'accueille. Ce n'est pas elle qui doit nous apporter notre bonheur; c'est nous qui sommes chargés de rendre heureuse l'heure qui vient chercher un refuge dans notre âme. Il est sage celui qui a toujours quelque chose de paisible à lui dire sur le seuil. Il faut accumuler en soi les causes de bonheur les plus simples. C'est pourquoi, ne négligeons aucune occasion d'être heureux. Tâchons d'éprouver d'abord le bonheur selon les hommes, pour lui préférer ensuite, en connaissance de cause, le bonheur selon nous-mêmes. Il en est de ceci comme de l'amour. Il faut avoir aimé profondément pour savoir de quelle manière il faudrait qu'on aimât alors qu'on n'aime plus. Il est bon d'être heureux par moments d'une manière visible, pour apprendre à être heureux d'une manière invisible; et peut-être n'est-il nécessaire de prêter l'oreille aux heures qui parlent haut dans leur ivresse, que pour apprendre peu à peu le langage de celles qui ne parlent jamais qu'à voix basse. Elles seules sont nombreuses, inépuisables, incapables de trahir ou de fuir à cause de leur nombre, et le sage ne devrait compter que sur elles. Être heureux, c'est s'exercer à voir le sourire caché et les ornements mystérieux des heures incalculables et anonymes, et ces ornements ne se trouvent qu'en nous.
XCI
Mais rien ne serait plus opposé à la sagesse dont nous parlons ici qu'une prudence basse, et mieux vaudrait encore s'agiter inutilement autour d'un bonheur quelconque, que d'attendre en dormant au coin du feu un bonheur idéal qui ne viendra jamais. Sur le toit de celui qui ne sort pas de sa maison, ne descendent d'habitude que les joies dont personne n'a voulu. Aussi, n'appelons-nous pas sage celui qui, dans le domaine des sentiments, par exemple, ne va pas infiniment au delà de ce que la raison lui permet, ou de ce que l'expérience lui conseille d'attendre. Aussi, n'appelons-nous pas sage l'ami qui ne se livre point à son ami parce qu'il prévoit la fin de l'amitié, ou l'amant qui ne se donne pas tout entier, de peur de s'anéantir dans l'amour.
Il faut se dire qu'ici, vingt aventures malheureuses n'enlèvent que les parties périssables de notre énergie du bonheur, et l'on peut s'avouer que toute sagesse n'est, en somme, qu'une sorte d'énergie purifiée du bonheur. Être sage, c'est avant tout apprendre à être heureux, pour apprendre en même temps à attacher une importance de moins en moins grande à ce que le bonheur est en soi. Il importe que l'homme soit, aussi longtemps que possible, aussi heureux que possible; car ceux qui sortent enfin d'eux-mêmes par la porte du bonheur sont mille fois plus libres que ceux qui sortent par celle de la tristesse. La joie du sage éclaire en même temps son coeur et toute son âme, au lieu que la tristesse n'éclaire bien souvent que le coeur. L'homme qui n'a pas été heureux ressemble un peu au voyageur qui n'aurait jamais voyagé que de nuit.
Et puis, on trouve dans le bonheur une humilité plus profonde et plus noble, plus pure et bien plus étendue que celle qu'on trouve dans le malheur. Il y a une humilité que l'on doit mettre au nombre des vertus parasites, avec l'abnégation stérile, la pudeur, la chasteté arbitraire, le renoncement aveugle, la soumission obscure, l'esprit de pénitence et tant d'autres, qui détournèrent si longtemps au profit d'un étang endormi, autour duquel tous nos souvenirs errent encore, les eaux vives de la morale humaine. Je ne parle pas d'une humilité basse, qui n'est trop souvent qu'un calcul, ou, à prendre les choses au mieux, une timidité de l'orgueil et une sorte de prêt usuraire que la vanité d'aujourd'hui consent à la vanité de demain. Mais le sage lui-même s'imagine parfois qu'il est salutaire de se diminuer un peu à ses propres yeux, et de ne pas s'avouer les mérites qu'il a souvent le droit de se reconnaître lorsqu'il se compare à d'autres hommes. Une telle humilité, bien qu'elle soit sincère, enlève à notre loyauté intime, qu'il faut toujours respecter par-dessus tout, ce qu'elle peut ajouter à la douceur de notre attitude dans la vie. En tout cas, elle décèle une certaine timidité de conscience, et la conscience du sage ne doit avoir aucune pudeur, aucune timidité.
Mais, à côté de cette humilité trop personnelle, existe une humilité générale, une humilité haute et ferme qui se nourrit de tout ce qu'apprennent notre esprit, notre âme et notre coeur. Une humilité qui nous montre exactement ce que l'homme peut attendre et espérer, une humilité qui ne nous diminue que pour rendre plus grand tout ce que nous voyons, une humilité qui nous enseigne que l'importance de l'homme ne se trouve pas dans ce qu'il est, mais dans ce qu'il peut apercevoir, dans ce qu'il tâche d'admettre et de comprendre. Il est vrai que la douleur nous ouvre aussi le domaine de cette humilité, mais elle ne le fait guère que pour nous conduire trop directement à je ne sais quelle porte d'espérance, sur le seuil de laquelle nous perdons bien des jours; au lieu que le bonheur, n'ayant pas autre chose à faire au bout de quelques heures, nous en fait parcourir en silence les sentiers les plus inaccessibles. C'est quand le sage est aussi heureux que possible, qu'il devient aussi peu exigeant, aussi peu orgueilleux qu'on peut l'être. C'est lorsqu'il sait qu'il possède enfin tout ce qu'il est permis à l'homme de posséder, qu'il commence à comprendre que ce qui fait la valeur de tout ce qu'il possède ne se trouve que dans la manière dont il envisage ce que l'homme ne pourra jamais posséder. Aussi n'est-ce guère qu'au sein d'un bonheur prolongé qu'on acquiert une vue indépendante de la vie. Il ne faut pas être heureux pour être heureux, mais pour apprendre à voir distinctement ce que nous cacherait toujours l'attente vaine et trop passive du bonheur.
XCII
Mais, laissons ce sujet pour nous rapprocher de ce que nous disions tout à l'heure. Dans le royaume de notre coeur qui est, pour presque tous les hommes, le royaume où se récolte la substance même de la vie, il n'y a pas d'économies inutiles. Il serait préférable de n'y rien faire que de n'y faire les choses qu'à demi, et c'est toujours ce qu'on n'a pas osé risquer que l'on perd sûrement. Une passion ne nous enlève véritablement que ce que nous croyons lui dérober, et nous sommes toujours diminués de la part que nous pensons avoir retenue pour nous-mêmes. D'ailleurs, il y a, dans notre âme, certaines retraites si profondes, que l'amour seul ose en descendre les degrés, et c'est l'amour aussi qui en rapporte des joyaux imprévus, dont nous n'apercevons l'éclat que dans le bref moment où nos mains s'ouvrent pour les offrir à des mains bien-aimées. On dirait, en effet, que nos mains, en s'ouvrant pour donner, répandent parfois une clarté spéciale, qui perce des corps plus opaques que ne font les rayons mystérieux qu'on vient de découvrir.
XCIII
À quoi bon s'affliger longtemps de ses erreurs ou de ses pertes? Quoi qu'il arrive, aux dernières minutes de l'heure la plus triste, au bout de la semaine, à la fin de l'année, il y aura toujours lieu de sourire pour l'homme de bonne foi lorsqu'il rentrera en lui-même. Il apprend peu à peu à regretter sans larmes. Il est le père de famille qui, vers le soir, et le travail fini, revient à la maison. Il se peut que les enfants pleurent, jouent à des jeux dévastateurs ou dangereux, aient dérangé les meubles, brisé un verre, renversé une lampe; ira-t-il se désespérer? Certes, il eût été préférable, au point de vue de la morale théorique, qu'ils se fussent tenus bien tranquilles, qu'il eussent appris à lire ou à écrire, mais quel père raisonnable, au milieu des reproches les plus vifs, pourra s'empêcher de sourire en détournant la tête? Il ne déplore pas ces manifestations un peu folles de la vie. Rien n'est perdu, tant qu'il peut revenir, tant qu'il porte sur lui la clef du logis protecteur. Les bienfaits de notre descente en nous-mêmes se trouvent moins dans l'examen de ce que notre âme, notre esprit, notre coeur, ont entrepris ou achevé durant notre absence, que dans cette descente même. Et si les heures sont passées sans dénouer sur notre seuil leurs ceintures mystérieuses, si les salles sont vides comme au jour du départ, si nul de ceux qui devaient travailler n'a remué les mains, la sonorité des pas du retour nous apprend, en tout cas, quelque chose sur l'étendue, sur l'attente, sur la fidélité de la demeure.
XCIV
Il n'y a de jours médiocres qu'en nous-mêmes, mais il y aurait toujours place pour la destinée la plus haute dans les jours les plus médiocres, car une telle destinée se déroule bien plus complètement en nous qu'à la surface de l'Europe. Le lieu d'une destinée, ce n'est pas l'étendue d'un empire, mais l'étendue d'une âme. Notre destinée véritable se trouve dans notre conception de la vie, dans l'équilibre qui finit par s'établir entre les questions insolubles du ciel et les réponses incertaines de notre âme. À mesure que ces questions s'étendent, elles deviennent plus paisibles, et tout ce qui arrive au sage agrandit ces questions et apaise ces réponses.
Ne parlez pas de destinée tant qu'un événement vous réjouit ou vous attriste sans rien changer à la manière dont vous admettez l'univers. La seule chose qui nous reste après le passage de l'amour, de la gloire, de toutes les aventures, de toutes les passions humaines, c'est un sentiment de plus en plus profond de l'infini; et si cela ne nous est pas resté, il ne nous reste rien. J'entends un sentiment, et non pas seulement un ensemble de pensées, car les pensées ne sont ici que les marches innombrables qui nous mènent peu à peu au sentiment dont je parle. Il n'y a aucun bonheur dans le bonheur lui-même, tant qu'il ne nous aide pas à songer à autre chose; tant qu'il ne nous aide pas à comprendre en quelque sorte la joie mystérieuse que l'univers éprouve à exister.
Arrivé à une certaine hauteur, tout événement apaisera le sage, car l'événement qui l'afflige d'abord selon les hommes, finit aussi bien que les autres par ajouter son poids au grand sentiment de la vie. Il est bien difficile d'enlever une satisfaction à celui qui a appris à transformer toute chose en un sujet d'étonnement désintéressé; il est difficile de lui enlever une satisfaction, sans que de l'idée même qu'il peut se passer de cette satisfaction ne naisse immédiatement une pensée plus haute qui l'enveloppe d'une lumière protectrice. Une belle destinée est celle où pas une aventure, heureuse ou malheureuse, n'est passée sans nous faire réfléchir, sans élargir la sphère où notre âme se meut, sans augmenter la tranquillité de notre adhésion à la vie. Aussi pouvons-nous dire que notre destinée se trouve bien plus réellement dans la façon dont nous sommes capables de regarder un soir le ciel et ses étoiles indifférentes, les hommes qui nous entourent, la femme qui nous aime et les mille pensées qui s'agitent en nous, que dans l'accident qui nous arrache notre amour, nous prépare une entrée triomphale ou nous élève sur un trône.
XCV
Quelqu'un disait un jour à une femme, qui lui semblait l'être le plus admirable, le plus comblé des dons les plus divers, y compris la jeunesse et la beauté physique, qu'il fût possible de trouver: «Qu'allez-vous faire? Qui pourrez-vous aimer? Je ne vois pas d'issue; il n'y a pas de destinée qui soit à la hauteur d'une âme telle que la vôtre.» Qu'en savait-il? Ce n'est pas la destinée, mais l'âme qui doit avoir de la hauteur. Sans doute, qu'il songeait, selon l'habitude des hommes, à un trône, à des triomphes, à des aventures merveilleuses. Mais celui pour qui ces choses représentent la destinée d'un être, n'a pas la moindre idée de ce que c'est qu'une destinée. Et d'abord, pourquoi dédaigner aujourd'hui? Dédaigner aujourd'hui, c'est prouver qu'on n'a pas compris hier. Dédaigner aujourd'hui, c'est se déclarer étranger; et qu'espérez-vous faire en ce monde si vous y passez comme un étranger? Aujourd'hui a sur hier qui n'est plus, l'avantage d'exister et d'être fait pour nous. Aujourd'hui, quel qu'il soit, en sait plus long qu'hier, et, par conséquent, est plus vaste et plus beau.
Croyez-vous que la femme dont je parle eût eu une destinée plus belle à Venise, à Florence, ou à Rome? Elle y eût assisté à des fêtes éclatantes, et sa beauté s'y fût promenée en des paysages parfaits. Elle y eût vu, peut-être, des princes, des rois et une foule d'élite à ses pieds; et peut-être eût-elle pu, par un de ses sourires, augmenter le bonheur d'un grand peuple, adoucir ou ennoblir la pensée d'une époque. Aujourd'hui, toute sa vie s'écoulera probablement entre quatre ou cinq âmes qui connaissent son âme et qui l'aiment. Il se peut qu'elle ne sorte pas de sa maison, et que son existence, sa pensée et sa force ne laissent aucune trace distincte et permanente parmi les hommes. Il se peut que toute sa beauté, toute sa puissance, toute son énergie morale demeurent ensevelies en elle-même et dans le coeur de quelques-uns de ceux qui l'approchèrent. Il est possible aussi que son âme trouve une issue. De nos jours, les grandes portes qui donnent accès à une vie utile et mémorable ne roulent plus sur leurs gonds avec le même fracas qu'autrefois. Elles sont peut-être moins monumentales, mais leur nombre est plus grand et elles s'ouvrent sur des sentiers plus silencieux parce qu'ils mènent plus loin.
Mais, en supposant même que tout demeure dans l'ombre, aura-t-elle manqué sa destinée parce qu'aucun rayon n'aura franchi le seuil de sa demeure? Une destinée ne peut-elle être belle et complète en elle-même? Une âme vraiment forte qui jette un regard en arrière s'arrêtera-t-elle aux triomphes dont elle fut l'objet, si ces triomphes n'ont pas servi à la faire réfléchir sur la vie, à augmenter en elle la noble humilité de l'existence humaine, à lui faire aimer davantage le silence et la méditation dans lesquelles on récolte les fruits mûris en quelques heures à la chaleur des passions que la gloire, l'amour, l'enthousiasme font bouillonner? À la fin de ces fêtes et de ces actions héroïques, bienfaisantes ou harmonieuses, que lui restera-t-il, hormis quelques pensées, quelques souvenirs, quelque augmentation de conscience, en un mot, et un sentiment plus apaisé, plus étendu aussi, puisqu'il lui a fallu s'étendre à plus de choses, de la situation de l'homme sur cette terre? Au moment où les vêtements éclatants de l'amour, de la puissance ou de la gloire tombent autour de nous pour l'heure du repos,—et cette heure ne sonne-t-elle pas chaque soir, et chaque fois que nous nous trouvons seuls?—qu'emportons-nous dans la retraite, où le bonheur de toute vie finit par se peser au poids de la pensée, au poids de la confiance acquise, au poids de la conscience? Notre destinée véritable se trouve-t-elle dans ce qui passe autour de nous ou dans ce qui demeure dans notre âme? «Quelque puissants que soient les rayonnements de la gloire ou du pouvoir dont jouit un homme, dit un penseur, son âme a bientôt fait justice des sentiments que lui procure toute action extérieure, et il s'aperçoit promptement de son néant réel, en ne trouvant rien de changé, rien de nouveau, rien de plus grand dans l'exercice de ses facultés physiques. Les rois, eussent-ils la terre à eux, sont condamnés, comme les autres hommes, à vivre dans un petit cercle dont ils subissent les lois, et leur bonheur dépend des impressions personnelles qu'ils y éprouvent.»
Qu'ils y éprouvent et dont ils se souviennent, ajoutons-nous, parce qu'elles les ont améliorés, car les âmes dont nous nous occupons ici, de toutes les aventures de leur vie, ne retiennent jamais que celles qui les rendirent un peu plus grandes, un peu meilleures. Est-il donc impossible de trouver n'importe où, dans n'importe quel silence, la seule matière inaltérable qui reste au fond du creuset de la plus noble existence extérieure, et puisque nous ne possédons une chose qu'autant qu'elle nous accompagne dans l'obscurité et le silence, sera-t-elle moins fidèle au silence et à l'obscurité parce qu'elle y est née?
Mais n'allons pas plus loin dans ces chemins qui pourraient nous conduire à une sagesse trop théorique. Si une belle destinée extérieure n'est pas indispensable, il est néanmoins nécessaire de l'espérer et de faire ce qu'on peut pour l'obtenir, comme si on y attachait la plus grande importance. Le grand devoir du sage est de frapper à tous les temples, à toutes les demeures de la gloire, de l'activité, du bonheur, de l'amour. Si rien ne s'ouvre après un grave effort, après une longue attente, peut-être aura-t-il trouvé dans l'effort et dans l'attente mêmes l'équivalent de la clarté et des émotions qu'il cherchait. «Agir, dit quelque part Barrès, c'est annexer à notre réflexion de plus vastes champs d'expériences.» Agir, pourrait-on ajouter, c'est penser plus vite et plus complètement que la pensée ne peut le faire. Agir, ce n'est plus penser avec le cerveau seul, c'est faire penser tout l'être. Agir, c'est fermer dans le rêve, pour les ouvrir dans la réalité, les sources les plus profondes de la pensée. Mais agir, ce n'est pas nécessairement triompher. Agir, c'est aussi essayer, attendre, patienter. Agir, c'est aussi écouter, se recueillir, se taire.
Il y aurait eu, il est vrai, pour la femme, dont nous parlons ici, il y aurait eu à Athènes, Florence, ou à Rome, certains motifs d'exaltation et certaines occasions de beauté ou d'héroïsme qu'elle ne retrouvera pas aujourd'hui. Il y aurait eu aussi, pour elle, l'effort et le souvenir de ses actions; force vive et précieuse, car l'effort que nous faisons, et le souvenir de ce que nous avons fait, transforment souvent en nous plus de choses que la pensée la plus haute, qui moralement ou intellectuellement, vaudrait mille de ces efforts ou de ces souvenirs. Oui, et c'est cela seul qu'il faudrait envier à une destinée agitée et brillante, à savoir qu'elle étend et éveille un certain nombre de sentiments et d'énergies qui ne seraient jamais sortis de leur sommeil ou de l'enclos d'une existence trop paisible. Mais savoir ou soupçonner que ces sentiments ou ces énergies dorment en nous, n'est-ce pas déjà réveiller ce qu'ils ont de meilleur, n'est-ce déjà pas regarder un moment la belle destinée extérieure des hauteurs où elle ne parviendra qu'à la fin de ses jours, et récolter d'avance la fleur d'une moisson qu'elle ne pourra cueillir qu'après bien des orages?
XCVI
Hier soir, relisant Saint-Simon, où il semble que l'on voie, du haut d'une tour, s'agiter dans la plaine des centaines de destinées humaines, j'ai compris ce que l'instinct de l'homme appelle une belle destinée. Peut-être Saint-Simon ignore-t-il lui-même ce qu'il aime et ce qu'il admire en quelques-uns des héros qu'il entoure d'une sorte de respect résigné et inconscient. Mille vertus sont mortes qu'il vénérait, et mille qualités qu'il prônait en ses grands hommes nous paraissent aujourd'hui bien petites. Mais sans qu'il s'en occupe spécialement, et bien qu'il désapprouve au fond l'idée qui les anime; quatre ou cinq visages graves, bienveillants et admirables, passent, à son insu pour ainsi dire, dans la foule éclatante qui ruisselle autour du trône du grand roi. C'est Fénelon, ce sont les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers; c'est Monsieur le Dauphin. Ils ne sont pas plus heureux que la plupart des hommes. Ils ne remportent aucun succès définitif, aucune victoire retentissante. Ils vivent comme les autres, dans le trouble et dans l'attente de ce qu'on n'appelle, je pense, le bonheur, que parce qu'on l'attend. Fénelon encourt la disgrâce de cet esprit assez médiocre, mais avisé et perspicace, orgueilleux, ombrageux et solennel, grand dans les petites choses et petit dans les grandes, qu'était Louis XIV. Il est condamné, persécuté, exilé. Les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers, malgré l'importance de leurs charges, vivent à la Cour dans une sorte de retraite prudente et volontaire. Monsieur le Dauphin ne jouit pas de la faveur royale. Il est en butte aux intrigues d'une cabale puissante et envieuse, qui parvient à briser sa jeune gloire militaire. Il est enveloppé de disgrâces, de contretemps et de malheurs qui semblent irréparables à cette Cour vaniteuse et servile, car les disgrâces et les malheurs prennent les proportions que les moeurs du moment leur accordent. Il meurt enfin, quelques jours après Madame la Dauphine, qu'il avait uniquement et follement aimée. Il meurt, peut-être empoisonné comme elle, et tombe en quelque sorte foudroyé, à l'heure même où les premiers rayons d'une faveur que l'on n'espérait plus venaient dorer les marches de son palais.
Voilà donc les tristesses, les mécomptes, les désappointements et les troubles que parcoururent ces existences. Et pourtant, lorsque l'on considère leur petit groupe silencieux et uni, au milieu de l'éclat intermittent et capricieux des autres, ces quatre destinées semblent vraiment belles et enviables. Une lumière commune les accompagne en toutes leurs vicissitudes. Elle sort de la grande âme de Fénelon. Fénelon est fidèle à de hautes pensées d'admiration, de sainteté, de justice, de douceur et d'amour; et les trois autres sont fidèles à leur maître et à leur ami.
Qu'importe, ici, que les idées mystiques de Fénelon ne soient plus les nôtres? Qu'importe aussi que les pensées que nous croyons les plus profondes et les meilleures et sur lesquelles nous établissons notre bonheur moral et toutes les certitudes de notre vie, tombent en ruine derrière nous, et fassent sourire un jour ceux qui auront trouvé des pensées qu'ils s'imagineront plus humaines et plus définitives? Ce qui compte, ce qui ennoblit et éclaire notre vie, c'est bien moins nos pensées que les sentiments qu'elles éveillent en nous. La pensée est peut-être le but; mais il en est de ce but comme du but de bien des voyages: c'est le trajet, ce sont les étapes, c'est ce qu'on rencontre sur la route, c'est ce qui nous arrive par surcroît, qui nous intéresse le plus. Ce qui demeure ici, comme en toutes choses, c'est la sincérité d'un sentiment humain. Une pensée, nous ne savons jamais si elle ne nous trompe pas; mais l'amour dont nous l'avons aimée retombera sur nous, sans qu'une seule goutte de sa clarté ou de sa force se perde dans l'erreur. Ce qui constitue, ce qui nourrit l'être idéal que chacun de nous s'efforce de former en lui-même, ce n'est pas tant l'ensemble des idées qui en dessinent le contour, que la passion pure, la loyauté, le désintéressement dont nous enveloppons ces idées. La manière dont nous aimons ce que nous croyons être une vérité a plus d'importance que la vérité même. Ne devient-on pas meilleur par l'amour que par la pensée? Aimer loyalement une grande erreur vaut souvent mieux que de servir petitement une grande vérité.
Cette passion, cet amour peut d'ailleurs se trouver dans le doute comme dans la foi. Il y a des doutes aussi passionnés, aussi généreux que les plus belles convictions. Ce qu'a de meilleur une pensée qui nous paraît très haute, très pure ou profondément incertaine, c'est qu'elle nous offre l'occasion d'aimer quelque chose sans réserve. Que je me donne à un homme, à un Dieu, à une patrie, à un univers, à une erreur, le métal précieux qu'on trouvera un jour au fond des cendres de l'amour ne proviendra pas de l'objet de cet amour, mais de l'amour lui-même. Ce qui laisse une trace qui ne s'efface pas, c'est la simplicité, l'ardeur, la fermeté d'un attachement sincère. Tout passe, se transforme, se perd peut-être, hormis le rayonnement de cette profondeur, de cette fermeté, de cette fécondité de notre coeur.
«Jamais homme ne posséda son âme en paix comme celui-là» dit Saint-Simon, parlant de l'un d'eux environné d'intrigues, de colères et de pièges. Et plus loin, c'est la «sage tranquillité» d'un autre, et cette «sage tranquillité» pénètre ce qu'il appelle «tout le petit troupeau». C'est, en effet, le petit troupeau de la fidélité aux meilleures pensées, le petit troupeau de l'amitié, de la loyauté, du respect de soi-même et de la satisfaction intérieure, qui passe dans une lumière simple et paisible au milieu des vanités, des ambitions, des mensonges, et des trahisons de Versailles.
Ce ne sont pas des saints au sens trop ordinaire de ce mot. Ils ne se sont pas retirés au fond des déserts ou des forêts, ils n'ont pas cherché un égoïste abri en d'étroites cellules. Ce sont des sages; ils ne sortent pas de la vie; ils demeurent dans la réalité. Ne croyons pas que leur piété les sauve, et que le refuge de leur âme ne se trouve qu'en Dieu. Il ne suffit pas d'aimer Dieu et de le servir du mieux que l'on peut, pour que l'âme humaine s'affermisse et se tranquillise. On ne parvient à aimer Dieu qu'avec l'intelligence et les sentiments qu'on a acquis et développés au contact des hommes. L'âme humaine reste profondément humaine malgré tout. On peut lui apprendre à aimer bien des choses invisibles, mais une vertu, un sentiment complètement et simplement humain, la nourrira toujours plus efficacement que la passion ou la vertu la plus divine. Lorsque nous rencontrons une âme vraiment tranquille et saine, soyons sûrs qu'elle doit sa santé et sa tranquillité à des vertus humaines. S'il était permis de lire dans le secret des coeurs qui ne sont plus, peut-être verrait-on que la source de paix où Fénelon allait boire chaque soir en son exil, se trouvait bien plus dans sa fidélité à Mme Guyon malheureuse, dans son amour pour le Dauphin méconnu et persécuté, que dans l'attente d'une récompense éternelle; dans sa conscience humainement tendre, humainement loyale, humainement irréprochable en un mot, que dans ses espérances de chrétien.
XCVIII
Admirable sécurité du «petit troupeau»! Aucune vertu n'allume ici des feux éblouissants sur la montagne, toutes les flammes restent dans l'âme et dans le coeur. Et pas d'autre héroïsme que celui de la confiance, de la sincérité et de l'amour qui se souviennent et qui patientent. Il est des êtres dont la vertu sort à certains moments avec un bruit de portes qu'on ouvre et qu'on referme. Il en est d'autres en qui elle demeure comme une servante silencieuse qui ne quitte pas la maison; et ceux qui viennent du dehors et qui ont froid la trouvent toujours laborieuse et attentive au coin du feu.
Peut-être faut-il, dans une belle vie, moins d'heures héroïques que de semaines graves, uniformes et pures. Peut-être une âme droite et absolument juste est-elle plus précieuse qu'une âme tendre et dévouée. Si l'on doit en espérer un peu moins d'abandon, un peu moins d'enthousiasme dans les aventures excessives de l'existence, on peut se reposer sur elle avec plus de confiance et plus de certitude dans les circonstances ordinaires; et quel homme, à tout prendre, si étrange, si troublée, si glorieuse que soit sa vie, ne la passe presque tout entière dans des circonstances ordinaires? Que sont, lorsqu'on y réfléchit, et surtout lorsqu'on y est mêlé, les instants les plus décisifs des événements les plus resplendissants? N'est-on pas étonné de voir évoluer, dans le grand tourbillon de l'heure la plus sublime, toutes les habitudes et toutes les réflexions de l'heure la plus calme? Il faut toujours en revenir à une vie normale: là se trouve le sol ferme et le roc primitif. On n'a pas à m'arracher chaque jour à la mort, au déshonneur, au désespoir, mais peut-être est-il indispensable que je puisse me dire, à chaque heure attristée de chaque jour, qu'une âme qui s'est approchée de mon âme existe quelque part, silencieuse, fidèle, insensible à tout ce qui ne lui semble pas conforme à la vérité, invariable, inébranlable.
Il est, certes, excellent de faire çà et là une action héroïque ou extrêmement généreuse, mais il est plus louable encore, et cela demande une force plus constante, de ne jamais se laisser tenter par une pensée inférieure, et de mener une vie moins hautaine, mais plus également sûre. Mettons parfois, dans nos méditations, notre désir de perfection morale au niveau de la vérité quotidienne, pour reconnaître qu'il est plus facile de taire par moments un grand bien que de ne jamais faire le moindre mal, de faire quelquefois sourire que de ne jamais faire pleurer.
XCIX
Ils avaient les uns dans les autres, ils avaient surtout en eux-mêmes, leur refuge, «leur rocher ferme», comme dit Saint-Simon, et la partie inébranlable de ce rocher avait exactement l'étendue de ce qui était irréprochable dans leur coeur.
Mille choses forment les assises du «rocher ferme», mais son plateau central n'est-il pas toujours là où se trouve ce qui nous semble irréprochable en nous? Il est vrai que ce goût de l'irréprochable est souvent bien grossier, et qu'il n'est pas de scélérat qui ne monte un instant chaque soir sur de misérables débris qu'il croit irréprochables. Mais je parle ici d'une vertu un peu plus haute que la vertu strictement nécessaire, et l'être le plus ordinaire sait très bien ce qu'est une vertu qui n'est pas ordinaire. La beauté morale la plus imprévue a ceci de particulier, que l'homme le plus borné ne peut jamais sincèrement prétendre qu'il ne la saisit pas, et l'acte le plus sublime est aussi celui que l'on comprend le plus facilement. Il n'est peut-être pas indispensable de s'élever à la hauteur de ce qu'il nous est donné d'admirer, mais il est nécessaire de ne s'endormir jamais dans les profondeurs de ce qu'on ne peut s'empêcher de blâmer.
Mais revenons au refuge de nos sages. Dans la vie, bien des bonheurs, bien des malheurs ne sont dus qu'au hasard; mais la paix intérieure ne dépend jamais du hasard. Je sais qu'il est des âmes bâtisseuses, qu'il en est d'autres amies des ruines, et qu'il en est enfin qui errent toute leur vie d'abris en abris, sous des toits étrangers. Mais s'il est difficile de transformer l'instinct d'une âme, il n'est pas inutile que celles qui ne bâtissent pas sachent la joie que les autres éprouvent à remettre sans cesse les pierres sur les pierres. Pensées, attachements, amours, convictions, déceptions, doutes même, tout leur sert, et ce que la tempête brise en l'arrachant devient plus commode à manier pour reconstruire un peu plus loin un édifice moins orgueilleux, mais mieux approprié aux exigences de la vie.
Quelles tristesses, quels regrets, ou quelles désillusions peuvent encore ébranler la maison de celui qui n'a pas rejeté ce qu'il y a de sage et de solide dans les tristesses, les regrets, et les désillusions, tandis qu'il choisissait les pierres de sa demeure? Et puis, pour nous servir d'une autre image, n'est-il pas vrai de dire qu'il en est des racines du bonheur intérieur comme de celles des grands arbres? Ce sont les chênes que la tempête tourmente le plus souvent qui finissent par avoir les plus puissantes et les plus nourricières attaches dans le sol éternel; et le destin qui nous secoue injustement ne sait pas plus ce qui a lieu dans l'âme, que le vent ne se doute de ce qui passe sous terre.
C
Il est intéressant de surprendre ici la puissance et l'attrait mystérieux du bonheur véritable. Quand l'un de ceux qui font partie du «petit troupeau» passe à travers la foule heureuse et triomphante qui encombre d'intrigues, de salutations, de petites amours, de petites victoires, les escaliers de marbre et les appartements magnifiques de Versailles, il se fait parfois une sorte de silence dans le tumultueux récit de Saint-Simon. Sans qu'il ait besoin de le faire remarquer, il semble qu'on mesure un moment ces maigres vanités, ces satisfactions éclatantes mais provisoires, ces mensonges qui parlent haut mais qui tremblent dans l'ombre, à la hauteur normale d'une âme tranquille et porte. Il arrive à peu près ce qui a lieu quand au milieu d'enfants qui jouent à des jeux défendus, arrachent ou écrasent des fleurs, se prennent à voler des fruits, torturent sournoisement un animal inoffensif, un prêtre ou un vieillard s'avance qui ne songe cependant pas à les gronder. Les jeux sont brusquement interrompus; il y a un réveil de conscience effaré; et les regards gênés s'arrêtent malgré eux sur le devoir, sur la réalité et sur la vérité.
Mais les hommes, d'habitude, ne s'attardent pas plus longtemps que les enfants à suivre des yeux le vieillard, le prêtre ou la réflexion qui s'éloigne. N'importe, ils ont vu; car l'âme humaine, en dépit des yeux qui se détournent ou se ferment trop volontairement, est plus noble que la plupart des hommes ne le désirent pour leur tranquillité, et entrevoit sans peine ce qui est supérieur à l'instant inutile auquel on tâche de l'intéresser. On a beau chuchoter le long de la route du sage qui disparaît, il a tracé, sans le savoir, dans les erreurs et dans les vanités, un sillon qui s'effacera moins vite qu'on ne croit. Il reverdira surtout à l'heure inattendue des larmes. Une âme un peu plus pure, un peu plus vivante que les autres, pleure bien rarement dans le récit de Saint-Simon, sans qu'elle aille pleurer auprès de l'un de ceux qu'elle vit passer ainsi dans le silence un peu inquiet et l'étonnement presque malveillant qui accompagnent dans le monde les pas d'une vie irréprochable.
On ne s'interroge guère sur le bonheur durant les jours où l'on se croit heureux; mais vienne l'instant de la souffrance, et l'on n'a pas de peine à se rappeler le lieu où se cache une paix qui ne dépend pas d'un rayon de soleil, d'un baiser refusé ou d'une improbation royale. Nous n'allons pas alors à ceux qui sont heureux à la manière dont nous le fûmes, nous savons enfin ce qui subsiste de ce bonheur après que le hasard a fait le moindre signe d'impatience. Si vous voulez apprendre où se cache la félicité la plus sûre, ne perdez pas de vue les démarches des misérables en quête de consolations. La douleur ressemble à la baguette divinatoire dont se servaient jadis les chercheurs de trésors ou d'eaux vives; elle indique à celui qui la porte l'entrée de la demeure où respire la paix la plus profonde. Et cela est si vrai, que nous devrions nous demander, parfois, si nous pouvons avoir confiance en la qualité de notre quiétude, en la tranquillité, en la sincérité de notre assentiment aux grandes lois de l'existence, en la stabilité de notre joie, tant que l'instinct des affligés ne les pousse pas à frapper à notre porte, tant qu'ils ne semblent pas reconnaître, endormi sur le seuil, le beau rayon ferme et paisible de la lampe qui ne s'éteint jamais.
Oui, ceux-là seuls ont le droit de se croire à l'abri, chez qui tous ceux qui pleurent voudraient venir pleurer. Il y a ainsi, de par le monde, des êtres dont nous n'apercevons le sourire intérieur qu'à partir du moment où les larmes qui lavent nos regards jusqu'en leurs plus mystérieuses sources, nous ont appris à discerner la présence d'un bonheur qui ne naît pas de la bienveillance ou de l'éclat d'une heure, mais de l'acceptation agrandie de la vie. Ici, comme en bien des choses, c'est le désir et la nécessité qui aiguisent nos sens. L'abeille qui a faim trouve le miel caché aux plus profondes cavernes; et l'âme qui pleure définitivement aperçoit la joie qui se dissimule dans la retraite ou le silence le plus impénétrable.
CI
Sitôt que la conscience s'éveille et se met à vivre dans un être, c'est une destinée qui commence. Il ne s'agit pas ici de la conscience appauvrie et passive de la plupart des âmes, mais de la conscience active qui accepte l'événement, quel qu'il soit, comme une reine, alors même qu'on l'a jetée dans une prison, sait accepter un don. S'il ne vous arrive rien, votre conscience peut déjà créer un très grand événement en constatant, d'une certaine façon, l'absence de tout événement. Mais peut-être n'y a-t-il pas un homme à qui n'arrivent plus de choses qu'il n'en faut pour alimenter la conscience la plus avide, la plus infatigable.
J'ai en ce moment sous les yeux la biographie d'une de ces âmes puissantes et passionnées, à côté de laquelle toutes les aventures qui font le bonheur ou le malheur des hommes semblent avoir passé sans détourner la tête. Il s'agit de la femme de génie la plus étrange, la plus incontestable, de la première moitié de ce siècle, Emily Brontë. Elle ne nous a laissé qu'un livre, un roman, intitulé: Wuthering Heights, titre bizarre que l'on pourrait traduire ainsi: Les sommets orageux.
Emily était la fille d'un clergyman anglais, le révérend Patrick Brontë, l'être le plus nul, le plus immobile, le plus prétentieux, le plus égoïste qu'on puisse imaginer. Deux choses lui semblaient importantes dans la vie: la pureté de son profil grec et la sécurité de ses digestions. Quant à la pauvre mère d'Emily, elle parut vivre tout entière dans l'admiration de ce profil et dans le respect de ces digestions conjugales. Au reste, à quoi bon rappeler ici son existence, puisqu'elle mourut deux ans après la naissance d'Emily? Ajoutons, néanmoins, ne fût-ce que pour prouver une fois de plus que dans la vie médiocre, la femme est presque toujours supérieure à l'homme qu'elle a dû accepter, ajoutons que longtemps après la mort de l'épouse si soumise du vaniteux et végétatif clergyman, on trouva une liasse de lettres où celle qui s'était toujours tue, jugeait très nettement l'indifférence, la fatuité et l'égoïsme de son mari. Il est vrai que pour apercevoir un défaut dans les autres il ne faut pas en être exempt, tandis que pour découvrir une vertu il est peut-être nécessaire d'en posséder le germe. Tels étaient les parents d'Emily. Autour d'elle, quatre soeurs et un frère regardaient couler gravement les mêmes heures uniformes. Toute la famille vivait, et toute l'existence d'Emily se passa dans le sombre, le désolé, le solitaire, misérable et stérile petit village de Haworth, au milieu des bruyères du Yorkshire.
Il n'y eut jamais d'enfance ni de jeunesse plus abandonnées, plus attristées, plus monotones que celles d'Emily et de ses quatre soeurs. Pas une de ces petites aventures heureuses ou quelque peu inattendues qui, agrandies et embellies ensuite par les années, forment au fond de l'âme le seul trésor inépuisable de la mémoire souriante de la vie. Depuis le premier jour jusqu'au dernier, le lever, les soins du ménage, les leçons, le travail aux côtés d'une vieille tante, les repas, les promenades, la main dans la main, et presque toujours silencieuses, des graves petites filles sur la bruyère en fleurs ou couverte de neige. Au logis, l'indifférence absolue d'un père qu'on ne voyait presque jamais, qui prenait ses repas dans sa chambre, et ne descendait que le soir pour lire à haute voix, dans la salle commune du presbytère, les accablants débats du Parlement anglais. Au dehors, le silence du cimetière qui entourait la maison, le grand désert sans arbres, et les collines ravagées du printemps à l'hiver par le terrible vent du nord.
Les hasards de la vie—car il n'est pas de vie où les hasards ne fassent quelque effort-arrachèrent trois ou quatre fois Emily à ce désert qu'elle avait appris à aimer, et à considérer, ainsi qu'il arrive à ceux qui restent trop longtemps aux mêmes lieux, comme le seul endroit où le ciel, la terre, les plantes fussent réels et admirables. Mais au bout de quelques semaines d'absence elle languissait, ses beaux yeux ardents s'éteignaient, et l'une ou l'autre de ses soeurs devait la ramener en hâte à la solitaire maison du pasteur.
En 1843,—elle avait alors vingt-cinq ans,-elle y rentra pour ne plus la quitter qu'à la mort. Aucun événement, aucun sourire, aucun espoir d'amour dans toute son existence avant ce retour définitif. Pas même le souvenir de l'un de ces malheurs, de l'une de ces déceptions, qui permettent à tant d'êtres trop faibles ou trop peu exigeants en face de la vie, de s'imaginer que la fidélité passive à ce qui s'est détruit soi-même est un acte de vertu, que l'inaction dans les larmes est une excuse à l'inaction, et qu'on a fait tout ce qu'il y avait à faire, quand on a tiré de sa souffrance toutes les tristesses et toutes les résignations qu'on y pouvait trouver.
Ici, il n'y avait même pas de quoi attacher aux parois vierges et lisses d'une âme sans passé, le souvenir ou la résignation. Rien avant cette dernière étape, rien après, si ce n'est de pauvres et désolantes aventures de garde-malade, auprès d'un frère dont l'existence fut brisée par la paresse et par une grande passion malheureuse, d'un frère à peu près fou, alcoolique incorrigible et mangeur d'opium. Puis, comme elle allait accomplir sa vingt-neuvième année, par une après-midi de décembre, dans le parloir blanchi à la chaux du petit presbytère et tandis qu'elle peignait ses longs cheveux noirs au coin du feu, le peigne tomba dans les flammes, elle n'eut pas la force de le ramasser, et la mort, plus silencieuse encore que sa vie, vint l'enlever sans violence aux pâles étreintes des deux soeurs que le sort lui avait laissées.
CII
«Je n'aperçois pour toi, sur les grands genoux du destin, ni un signe d'amour, ni une étincelle de gloire, ni une heure souriante!» s'écrie, dans un beau mouvement de tristesse Miss Mary Robinson qui nous raconte cette existence. En effet, vue du dehors, il n'y a pas de vie plus morne, plus incolore, plus vaine, plus glacée que celle d'Emily Brontë.
Mais de quel côté envisager la vie pour découvrir sa vérité, pour la juger, pour l'approuver et pour l'aimer? Si nous détournons un instant les regards du petit presbytère isolé dans la lande pour les reporter sur l'âme de notre héroïne, nous voyons un autre spectacle. Il est rare que l'on puisse surprendre ainsi la vie d'une âme dans un corps qui n'eut pas d'aventures, mais il est moins rare qu'on ne pense qu'une âme ait une vie personnelle à peu près indépendante des incidents de la semaine ou de l'année. Il y a dans Wuthering Heights, qui est le tableau des passions, des désirs, des réalisations, des réflexions, et de l'idéal de cette âme, sa véritable histoire en un mot, plus d'énergie, plus de passion, plus d'aventures, plus d'ardeur, plus d'amour qu'il n'en faudrait pour animer et pour apaiser tour à tour vingt existences héroïques, vingt destinées heureuses ou malheureuses.
Aucun événement ne s'arrêta jamais au seuil de sa demeure; mais il n'est pas un événement auquel elle avait droit qui n'ait eu lieu dans son coeur avec une force, une beauté, une précision et une ampleur incomparables. Il ne lui arrive rien, semble-t-il, mais tout ne lui arrive-t-il pas plus personnellement et plus réellement qu'à la plupart des êtres, puisque tout ce qui se produit autour d'elle, tout ce qu'elle aperçoit et tout ce qu'elle entend, se transforme chez elle en pensées, en sentiments, en amour indulgent, en admiration, en adoration pour la vie?
Qu'importe qu'un événement tombe sur notre toit ou sur le toit voisin? L'eau que verse un nuage est à qui la recueille, et le bonheur, la beauté, l'inquiétude salutaire ou la paix qui se trouvent dans un geste du hasard n'appartiennent qu'à celui qui a appris à réfléchir. Elle n'eut jamais d'amour, elle n'entendit pas une seule fois retentir sur la route les pas merveilleux de l'amant, et cependant elle, qui mourut vierge à vingt-neuf ans, a connu l'amour, a parlé de l'amour, en a pénétré les plus incroyables secrets, au point que ceux qui ont le plus aimé se demandent parfois quel nom donner encore à leur passion quand ils apprennent d'elle les paroles, les élans, les mystères d'un amour à côté duquel tout semble accidentel et pâle.
Où a-t-elle entendu, si ce n'est dans son coeur, ces paroles inégalables de l'amante qui parle à sa nourrice de celui que tous autour d'elle persécutent et détestent et qu'elle seule adore. «Mes grandes misères en ce monde ont été ses misères. Toutes je les ai observées et les ai ressenties depuis le commencement. Ma pensée, quand je vis, c'est lui-même. Si tout le reste périssait et que lui seul demeurât, je continuerais d'exister, et si tout le reste demeurait et qu'il fût anéanti, l'univers ne serait plus pour moi qu'un immense étranger, et je n'en ferais plus partie. Mon amour pour l'autre dont tu parles, est comme le feuillage des forêts; le temps le changera comme l'hiver change les arbres, mais mon amour pour lui ressemble aux rocs éternels et souterrains. Ils sont la source de peu de satisfactions visibles, mais ils sont nécessaires.—Je suis lui-même. Il est toujours, toujours, dans ma pensée, non pas comme un plaisir, pas plus que je ne suis toujours un plaisir pour moi-même. Je ne l'aime pas parce qu'il me semble beau, mais parce qu'il est plus moi que tout moi-même, et de quelque matière que soient faites nos âmes, la sienne et la mienne ne sont que la même âme….»
Elle tourne autour des réalités extérieures de l'amour avec une innocence qui peut nous faire sourire; mais où a-t-elle appris ces réalités intérieures qui touchent à tout ce que la passion a de plus profond, de plus illogique, de plus inattendu, de plus invraisemblable et de plus éternellement vrai? Il semble qu'il eût fallu vivre durant trente ans dans les chaînes les plus ardentes des plus ardents baisers pour arriver à savoir ce qu'elle sait, pour oser nous montrer avec cette certitude, avec cette exactitude infaillibles, dans le délire des deux amants prédestinés de Wuthering Heights, les mouvements les plus contradictoires de la douceur qui voudrait faire souffrir et de la cruauté qui voudrait rendre heureux, de la béatitude qui demande la mort et de la détresse qui s'attache à la vie, de la répulsion qui désire, et du désir ivre de répulsion, de l'amour plein de haine, et de la haine qui chancelle sous la poids de l'amour….
CIII
Et cependant, nous le savons, car rien n'est caché dans cette pauvre vie, elle n'aima personne et personne ne l'aima. Il est donc vrai que le dernier mot d'une existence est un mot que le destin chuchote au plus secret de notre coeur? Il est donc vrai qu'il y a une vie intérieure, aussi réelle, aussi expérimentée, aussi minutieuse que la vie du dehors? Il est donc vrai qu'on peut vivre sur place, qu'on peut aimer, qu'on peut haïr sans que l'on ait quelqu'un à repousser ou quelqu'un à attendre? Il est donc vrai que l'âme suffit à tout, qu'à une certaine hauteur c'est toujours elle qui décide? Il est donc vrai que les circonstances ne sont tristes ou infécondes que pour ceux dont la conscience dort encore?
Tout ce que nous cherchons par les chemins, amour, bonheur, beauté, aventures, ne se donnait-il pas rendez-vous dans le coeur d'Emily? Pas un jour ne lui apporta une de ces joies, une de ces émotions ou l'un de ces sourires que les yeux peuvent voir, que les mains peuvent toucher, et cependant elle eut une destinée complète, rien ne dormit en elle, il y eut toujours de la clarté, de l'allégresse silencieuse, de la confiance, de la curiosité, de l'animation et de l'espérance dans son coeur.
Elle fut heureuse, il n'est pas permis d'en douter. En nous ouvrant son âme, elle peut nous montrer la même récolte impérissable que les meilleurs des hommes qui connurent les bonheurs les plus divers, les plus longs, les plus vifs et les plus parfaits. Si elle n'eut rien de ce qui passe dans l'amour, dans la douleur, dans l'angoisse, dans la passion, dans la joie, elle eut tout ce qui reste des émotions humaines après qu'elles ne sont plus. Lequel aura véritablement possédé quelque chose, de l'aveugle qui habite un palais féerique ou de celui qui n'est entré qu'une fois dans ce palais, mais qui y est entré les yeux ouverts?
«Vivre, ne pas vivre.» Ne nous laissons pas égarer par les mots. Il est parfaitement possible d'exister sans réfléchir, mais il n'est pas possible de réfléchir sans vivre. L'essence heureuse ou malheureuse d'un événement se trouve dans l'idée qu'on en tire: pour les forts, dans l'idée qu'ils en tirent eux-mêmes; pour les faibles, dans l'idée que les autres en tirent. Il se peut que mille événements physiques viennent à votre rencontre, le long de votre route vers le tombeau, et qu'aucun d'eux ne trouve en vous la force qu'il lui faudrait pour se transformer en événement moral. C'est seulement alors que l'homme doit se dire: «Je n'ai peut-être pas vécu.»
CIV
Aussi est-il permis d'affirmer que le bonheur intime de notre héroïne, comme celui de tout être, est exactement représenté par sa morale et par sa conception de l'univers. Voilà la clairière qu'il faudrait toujours mesurer à la fin d'une vie, dans la forêt des accidents, pour estimer l'étendue d'un bonheur. Et qui pourrait encore verser les petites larmes des déceptions, des inquiétudes et des tristesses quotidiennes qui sont seules douloureuses, puisque, au lieu de rafraîchir, elles aigrissent les regards, qui pourrait encore les verser sur les hauteurs de la compréhension et de l'apaisement où s'éleva l'âme d'Emily Brontë?
On comprend alors qu'elle ne pleure pas comme la plupart des femmes qui errent toute leur vie de petites joies brisées en petites joies brisées. Une joie brisée n'accable que lorsqu'on la promène sans raison, comme le bûcheron qui ne déposerait jamais son fardeau de bois mort. Mais le bois mort n'est pas fait pour être promené sur nos épaules, il est fait pour être allumé et transformé en flammes éclatantes. À voir les flammes qui jaillissent dans l'âme d'Emily, on ne songe pas plus longtemps qu'elle n'y songe elle-même, aux tristesses du bois mort. Il n'y a pas de malheur sans horizon, il n'y a pas de tristesse sans remède, pour celui qui, tout en souffrant et tout en s'affligeant comme les autres, apprend à suivre, au fond de la tristesse et au fond du malheur, le grand geste de la nature, qui est le seul geste réel. «Le sage ne peut jamais absolument dire qu'il souffre, parce qu'il domine sa vie, écrivait une femme admirable et qui avait souffert; il la juge à vol d'oiseau, et s'il souffre aujourd'hui, c'est qu'il a tourné sa pensée vers la partie inachevée de son âme.»
Emily agite sous nos yeux, à côté de l'amour, de la bonté et de la loyauté, la méchanceté, la haine, la vengeance la plus tenace et la plus prévoyante perfidie, et n'a même pas besoin de pardonner, car pardonner ce n'est encore comprendre qu'à demi. Elle regarde, elle admet et elle aime. Elle admet et aime le bien comme le mal, car le mal après tout c'est le bien qui se trompe. Elle nous apprend—non pas en d'arbitraires formules de moraliste, mais à la manière dont les années et les hommes nous enseignent les vérités que nous avons qualité pour accueillir—l'impuissance finale de la méchanceté devant la vie, l'apaisement de tout dans la nature et dans la mort, «qui n'est que le triomphe de la vie sur une de ses formes particulières». Elle nous montre l'inutilité du mensonge le plus habile et le plus plein de force et de génie, devant la vérité la plus faible et la plus ignorante, et les déceptions de la haine qui sème sans le savoir le bonheur et l'amour dans l'avenir qu'elle croyait dévaster. La première peut-être, elle nous parle de la grande loi de l'hérédité pour nous enseigner l'indulgence; et quand, à la fin de son oeuvre, elle va, au cimetière du village, visiter l'éternelle demeure de ses héros, l'herbe est aussi verte sur la tombe des bourreaux que sur celle des martyrs, et elle s'étonne que quelqu'un puisse s'imaginer qu'un songe malfaisant vienne troubler le repos de ceux qui dorment ainsi dans le sein de la terre indifférente et pacifique.
CV
Je sais bien qu'il s'agit d'un être de génie, mais de tels êtres ne font que nous montrer, avec un peu plus d'éclat, ce qui peut avoir lieu, ce qui a lieu dans tous les êtres, sinon ce n'est plus génie, mais extravagance ou folie. Plus on va, mieux on voit qu'il n'y a guère de génie dans l'extraordinaire et que la véritable supériorité est formée des éléments que tous les jours offrent à tous les hommes. Au reste, il n'est pas question de littérature en ce moment. Ce n'est pas sa littérature, mais sa vie intérieure qui console Emily, car il y a souvent une littérature très éblouissante sans qu'on y trouve la moindre activité morale. Emily se fût tue, n'eût jamais tenu une plume, qu'il y eût eu en elle la même puissance, la même vitalité, la même abondance d'amour, le même sourire intérieur de l'être qui a l'air de savoir où il va, la même certitude élargie de l'âme qui a su faire sa paix sur les hauteurs avec les grandes incertitudes et les grandes misères de ce monde. Nous l'aurions ignoré, voilà tout.
Elle nous enseigne plus d'une chose, cette humble vie. Ce n'est pas qu'il la faille donner en exemple à ceux qui sont enclins à la résignation; ils pourraient s'y tromper. Il semble qu'elle s'écoule tout entière dans l'attente, et tout le monde n'a pas le droit d'attendre. Emily mourut vierge à vingt-neuf ans, et on a tort de mourir vierge. Le premier devoir de tout être n'est-il pas d'offrir à sa destinée tout ce qu'on peut offrir à une destinée humaine? Mieux vaut une oeuvre inachevée qu'une vie incomplète. Il est bon de négliger les satisfactions vaniteuses ou inutiles, mais il n'est pas sage d'écarter presque volontairement les principales chances d'un bonheur essentiel. Il n'est pas interdit à l'âme malheureuse de nourrir de nobles regrets. Avoir une vue quelque peu étendue de la tristesse de son existence, c'est déjà essayer dans l'ombre les ailes qui nous aideront un jour à planer sur toute cette tristesse.
Peut-être manque-t-il un effort dans la vie d'Emily. Elle avait toutes les audaces, toutes les passions, toutes les indépendances dans son âme; mais dans sa vie, toutes les timidités, tous les silences, toutes les inactions, toutes les restrictions, toutes les abstentions et tous les préjugés qu'elle méprisait dans sa pensée. Trop souvent, c'est l'histoire des âmes trop pensives. Il est bien difficile de juger une existence en soi, et pour Emily Brontë notamment, il y aurait beaucoup à dire sur le dévouement avec lequel elle sacrifia les meilleures années de sa jeunesse à un frère indigne, mais malheureux. On ne peut donc parler ici que d'une façon très générale, mais qu'il est long, qu'il est étroit chez presque tous les êtres, le chemin qui conduit de leur âme à leur vie! Il en est de nos pensées d'audace, de justice, de loyauté et d'amour comme des glands du chêne dans la forêt: mille et dix mille s'égarent et pourrissent dans la mousse, avant qu'un seul arbre ne naisse. «Elle avait, disait en parlant d'une autre femme la femme dont je citais tout à l'heure une parole, elle avait une belle âme, une belle intelligence, un coeur sensible, mais tout cela n'arrivait dans la vie qu'après avoir passé par un caractère très étroit. Je remarque presque toujours le même défaut de clairvoyance, et surtout le même manque de retour sur soi-même. Quand un être veut nous montrer sa vie, il commence par nous dire sa manière de voir, de comprendre, de sentir; on voit alors une noble nature d'âme; puis, à mesure qu'on pénètre avec lui dans son existence, il nous énumère ses actes, ses douleurs et ses joies, et dans tout cela, il n'y a plus trace de l'âme qu'on avait aperçue un instant à travers les principes et les idées. Dès qu'il y a action, les instincts interviennent, le caractère s'impose, et l'âme, c'est-à-dire la partie supérieure de l'être, nous semble anéantie, on dirait une princesse qui aime mieux vivre dans une misère sordide que d'endurcir ses mains à des besognes ordinaires.»
CVI
Hélas! rien n'est fait, tant qu'on n'a pas appris à endurcir ses mains, tant qu'on n'a pas appris à transformer l'or et l'argent de ses pensées en une clef qui n'ouvre plus la porte d'ivoire de nos songes, mais la porte même de notre maison, en une coupe qui ne tient pas seulement l'eau merveilleuse de nos rêves, mais qui ne laisse pas fuir l'eau très réelle qui tombe sur notre toit, en une balance qui ne se contente pas de peser vaguement ce que nous allons faire dans l'avenir, mais qui nous marque avec exactitude le poids de ce que nous avons fait aujourd'hui. L'idéal le plus haut n'est qu'un idéal provisoire tant qu'il ne pénètre pas familièrement tous nos membres, tant qu'il n'a pas trouvé moyen de se glisser pour ainsi dire jusqu'à l'extrémité de nos doigts. Il y a des êtres en qui le retour sur soi ne profite qu'à leur intelligence. Il en est d'autres en qui ce même retour ajoute toujours quelque chose à leur caractère. Les uns sont clairvoyants tant qu'il n'est pas question d'eux-mêmes, tant qu'il n'est pas question d'agir; les yeux des autres s'illuminent surtout quand il s'agit d'entrer dans la réalité, quand il s'agit d'un acte. On dirait qu'il y a une conscience intellectuelle, éternellement assise, éternellement couchée sur un trône immobile, et qui ne communique avec la volonté que par la voie d'ambassadeurs infidèles ou tardifs, et une conscience morale toujours debout sur ses deux pieds, toujours prête à marcher. Il est vrai que celle-ci dépend peut-être de la première, n'est peut-être que la première, qui, fatiguée d'un long repos, ayant appris dans ce repos tout ce qu'elle peut apprendre, se décide à se lever enfin, à descendre les marches inactives, à sortir dans la vie. Tout est bien, pourvu qu'elle ne s'attarde point jusqu'au jour où ses membres refusent de la porter.
Qui nous dira s'il n'est pas préférable d'agir parfois contre sa pensée que de n'oser jamais agir selon ses pensées? L'erreur active est rarement irrémédiable; les choses et les hommes se chargent de la redresser tôt, mais que peuvent-ils contre l'erreur passive qui évite tout contact avec la réalité? Au demeurant, tout ceci ne veut pas dire qu'il faille modérer notre conscience intellectuelle et craindre de la trop nourrir en attendant notre conscience morale. N'ayons pas peur d'avoir un idéal trop admirable pour qu'il puisse s'adapter à la vie. Il faut un fleuve de bonne volonté pour mettre en mouvement le moindre acte de justice ou d'amour. Il faut que nos idées soient dix fois supérieures à notre conduite pour que notre conduite soit simplement honnête. Il faut vouloir énormément le bien pour éviter un peu le mal. Aucune force en ce monde n'est sujette à déchet plus énorme que l'idée qui doit descendre dans l'existence quotidienne; c'est pourquoi il est nécessaire d'être héroïque dans ses pensées pour être tout au plus acceptable ou inoffensif dans ses actions.
CVII
Approchons-nous une dernière fois des destinées obscures. Elles nous apprennent que, même au sein de grands malheurs physiques, il n'y a rien d'irréparable, et que se plaindre du destin c'est presque toujours se plaindre de l'indigence de son âme.
On raconte, dans l'histoire romaine, qu'un sénateur gaulois, Julius Sabinus, s'étant révolté contre l'empereur Vespasien, fut vaincu. Il lui eût été facile de fuir chez les Germains, mais ne pouvant emmener sa jeune femme, appelée Éponine, il n'eut pas le coeur de l'abandonner. Il semble qu'aux jours d'angoisse et de malheur on reconnaisse enfin la valeur unique et véritable de la vie; il ne renonça donc pas à la vie. Il possédait une villa sous laquelle s'étendaient de vastes souterrains connus de lui seul et de deux affranchis. Il fit incendier cette villa et le bruit se répandit qu'il s'était empoisonné et que son corps avait été dévoré par les flammes. Éponine elle-même y fut trompée, dit Plutarque, dont je reprends ici le récit tel qu'il est complété par l'historien des Antonins, le comte de Champagny; et quand Martialis l'affranchi lui annonça le suicide de son mari, elle demeura trois jours et trois nuits prosternée contre terre et refusant toute nourriture. Sabinus, instruit de cette douleur, en eut pitié, et fit dire à Éponine qu'il vivait. Elle continua comme de raison à porter le deuil de son mari et à le pleurer le jour, devant le public, mais elle le visita de nuit dans sa retraite. Pendant sept mois, elle descendit chaque nuit aux enfers pour y retrouver son mari. Elle essaya même de l'en faire sortir, lui rasa la barbe et les cheveux, entoura sa tête de bandelettes, le déguisa, le fit emporter dans un paquet de vêtements et le conduisit dans sa ville natale. Mais bientôt ce séjour lui sembla trop dangereux, elle ramena son mari dans le souterrain, elle, tantôt habitant la campagne et passant ses nuits avec lui, tantôt retournant à la ville et se faisant voir aux femmes ses amies. Elle devint grosse, et, grâce à un onguent dont elle s'oignit, jamais femme, même aux bains qui se prenaient en commun, ne s'aperçut de sa grossesse. Quand le moment de l'enfantement fut venu, elle descendit dans le souterrain, et seule, sans une sage-femme, comme la lionne met bas dans sa tanière, elle mit au monde deux jumeaux. Elle les nourrit de son lait, elle les vit grandir; elle soutint son mari pendant neuf ans dans cette retraite et dans ces ténèbres. Sabinus fut découvert pourtant, et amené à Rome. Il méritait certes la clémence de Vespasien; Éponine, présentant à l'empereur ses deux fils, qu'elle avait élevés sous terre: «Je les ai mis au monde, dit-elle, et je les ai élevés afin que nous fussions plus nombreux pour implorer ta grâce.» Les assistants pleuraient; César fut pourtant inflexible, et la courageuse Gauloise fut réduite à demander à mourir avec son époux. «J'ai vécu, dit-elle, plus heureuse avec lui dans les ténèbres, que tu ne l'as jamais été, ô César! à la face du soleil et au milieu des splendeurs de ton empire.»
CVIII
Quel coeur oserait en douter, quel coeur hésiterait à aimer des ténèbres illuminées d'un tel amour? Sans doute plus d'une heure s'écoula pour eux, affreuse ou misérable, au fond de leur repaire; mais qui, parmi ceux-là mêmes qui n'estiment que les plus petites satisfactions de l'existence, n'aimerait mieux aimer d'une pareille ardeur au fond d'une sorte de tombeau, que de n'aimer jamais que froidement dans la chaleur et à la lumière du soleil? L'admirable cri d'Éponine est le cri de tous ceux qui connurent l'amour et le cri de tous ceux dont l'âme sut trouver un intérêt, une curiosité, un espoir, un devoir dans la vie. La flamme qui l'animait au fond de ses ténèbres est la flamme même qui anime le sage au fond des heures uniformes. L'amour est le soleil inconscient de notre âme, mais les rayons les plus purs, les plus chauds, les plus stables de ce soleil, ressemblent étonnamment à ceux qu'une âme passionnée de justice, de grandeur, de beauté et de vérité s'efforce de multiplier en elle. Le bonheur qui se trouvait là, par hasard, dans le coeur d'Eponine, ne peut-on l'introduire dans tout coeur de bonne volonté? Tout ce qu'il y avait de plus consolant dans son amour, l'oubli de soi, la transfiguration des regrets en sourires, des plaisirs auxquels on renonce en bonheurs que le coeur éternise, l'intérêt que l'on prend aux plus pâles lueurs de chaque jour lorsqu'elles éclairent une chose qu'on admire, l'immersion dans une lumière et dans une allégresse que nous pouvons étendre à volonté, puisqu'il nous suffit d'adorer davantage; tout cela et mille forces aussi douces, aussi secourables, ne peut-il se trouver dans la vie plus ardente de notre coeur, de notre âme et de notre pensée? L'amour d'Éponine était-il autre chose qu'une sorte d'éclair involontaire, inattendu, immérité de cette vie? L'amour ne pense pas toujours; bien souvent il n'a besoin d'aucune réflexion, d'aucun retour sur lui-même, pour jouir de tout ce qu'il y a de meilleur dans la pensée, mais ce qu'il y a de meilleur dans l'amour n'en est pas moins semblable à ce qu'il y a de meilleur dans la pensée. Éponine, parce qu'elle aimait, ne voyait que le visage lumineux de ses souffrances; mais réfléchir, méditer, regarder plus loin que sa peine, et agir plus joyeusement qu'il ne faudrait selon l'ordre apparent du destin, n'est-ce pas faire volontairement et sûrement ce que l'amour ne fait qu'à son insu par un hasard heureux? Chacune des souffrances d'Éponine allumait une torche aux creux du souterrain, et de même pour l'âme accoutumée à la retraite, toute douleur qui la fait rentrer en elle-même n'allume-t-elle pas de grandes consolations? Et puisque, avec notre noble Éponine, nous sommes au temps des persécutions, ne pourrait-on pas dire qu'une telle douleur est pareille au bourreau païen, qui, touché par l'admiration ou la grâce, au milieu des tortures qu'il inflige, s'agenouille soudain aux pieds de sa victime, l'encourage tendrement, veut souffrir avec elle, et lui demande enfin, dans un baiser, le chemin de son ciel?
CIX
En quelque lieu que nous allions, le fleuve de la vie coule avec abondance sous les voûtes célestes. Il passe entre les murs d'une prison, bien que le soleil n'en éclaire pas les flots, comme il passe au pied d'un palais de gloire et de bonheur. Pour nous, ce qui importe, ce n'est pas l'étendue, la profondeur ou la violence du fleuve qui appartient à tous et qui coule toujours, mais la pureté et la capacité de la coupe que nous y plongerons. Tout ce que nous pouvons absorber de la vie prend nécessairement la forme de cette coupe, et cette coupe de son côté a été moulée sur nos sentiments et sur nos pensées, en un mot, sur le sein de notre destinée intime, comme la coupe du sculpteur d'autrefois fut moulée sur le sein d'une déesse. On a la coupe qu'on s'est faite, on a presque toujours celle qu'on apprit à désirer. Nous ne pourrions nous plaindre du destin que sous un seul rapport, c'est qu'il ne nous eût pas donné l'idée ou le désir d'une coupe plus vaste, plus parfaite. Oui, il n'y a d'inégalité que dans le désir, mais cette inégalité-là ne nous devient sensible que dans le moment même où elle commence à s'effacer. Apprendre que notre désir pourrait être plus beau, n'est-ce pas déjà l'embellir? n'est-ce pas soulever d'une aspiration nouvelle le sein de notre destinée, et, par le fait même, élargir les bords de la coupe idéale et docile, dont le métal ne se fige définitivement qu'à l'heure froide et inflexible de la mort?
Il n'a pas à se plaindre celui qui attend un sentiment plus ardent et plus généreux. Il n'a pas à se plaindre celui qui attend le désir d'un peu plus de bonheur, d'un peu plus de beauté, d'un peu plus de justice. Il en est de ceci comme on dit qu'il en est de la félicité des élus. Chacun d'eux est vêtu d'allégresse et a le vêtement qui convient à sa taille. Il ne peut désirer une béatitude plus étendue que celle qu'il possède, car dans le désir même qui la désirerait, il la posséderait. Si j'envie noblement le bonheur de ceux qui sont à même de plonger à l'endroit le plus lumineux du grand fleuve, un vase plus éclatant et plus lourd que le mien, j'ai, sans que je le sache, une part excellente à tout ce qu'ils y puisent, et mes lèvres se posent à côté de leurs lèvres sur les bords de la coupe.
CX
«Qui pourrez-vous aimer?» disait-on, avant ces digressions à la femme dont vous vous souvenez peut-être. On eût pu demander la même chose à Emily Brontë, à bien d'autres; et il y a, de par le monde, une foule d'âmes de bonne volonté qui perdent les meilleures années de l'amour à se poser, au sujet de leur avenir sentimental, des questions de ce genre.
Au reste, dans l'empire du destin, c'est autour de l'image de l'amour que se pressent la plupart des plaintes, des regrets, des attentes oisives, des craintes vaniteuses, des espérances disproportionnées. Il y a beaucoup d'orgueil, beaucoup de fausse poésie et beaucoup de mensonges au fond de tout ceci. En général, c'est parmi les âmes qui ont fait le moins d'efforts pour se comprendre que l'on trouve le plus d'âmes incomprises. En général, c'est l'idéal le plus débile, le plus étroit et le plus arbitraire qui se nourrit le plus abondamment d'appréhensions, de déceptions, d'exigences et de petits mépris. Nous craignons surtout que l'on froisse ou que l'on méconnaisse les vertus, les pensées, les qualités et les beautés morales que nous ne possédons encore qu'en imagination. Il en est des mérites de ce genre comme des biens matériels, l'espoir s'attache le plus obstinément à ceux qu'on n'aura probablement jamais la force d'acquérir. Ainsi, le fourbe qui médite de se corriger est assez étonné qu'on ne rende pas à la loyauté qui s'éveille un moment dans son coeur, un hommage immédiat et extraordinaire. Mais quand nous sommes réellement purs, désintéressés et sincères, quand nos pensées s'élèvent habituellement et simplement au-dessus de la vanité ou de l'égoïsme instinctif, nous nous soucions beaucoup moins que ceux qui sont autour de nous nous approuvent, nous comprennent, nous admirent. Épictète, Marc-Aurèle, Antonin le Pieux, ne se sont jamais plaints de n'être pas compris. Ils ne pensaient pas avoir en eux quelque chose d'inouï ou d'incompréhensible. Au contraire, ils croyaient que le meilleur de leur vertu se trouvait tout juste dans ce que tous pouvaient admettre sans effort. Ce que l'on méconnaît, non sans raison; car il y a presque toujours une raison supérieure dans l'inertie générale d'un sentiment; ce que l'on méconnaît, ce sont les vertus maladives auxquelles nous attachons trop d'importance, et toute vertu est maladive à laquelle nous attachons une grande importance et pour laquelle nous exigeons une attention respectueuse. Une vertu maladive est souvent plus funeste qu'un vice bien portant; en tout cas, elle s'éloigne davantage de la vérité, et il n'y a rien à espérer loin de la vérité. À mesure que notre idéal s'améliore, il admet un plus grand nombre de réalités; à mesure que notre âme grandit, elle appréhende moins de ne pas rencontrer une autre âme à sa taille; car une âme qui grandit est une âme qui se rapproche de la vérité, et non loin de la vérité tout participe de la grandeur de la vérité même.
Au milieu des célestes lumières, presque uniformes en leurs éblouissements, arrivé à la troisième sphère, Dante ne voyant rien bouger autour de lui, se demande tout à coup s'il demeure immobile ou s'il s'avance encore vers le siège de Dieu. Il regarde alors Béatrice, et comme elle lui paraît plus belle, il reconnaît qu'il s'est rapproché de son but. Et nous aussi, c'est à l'augmentation de la curiosité, de l'amour, du respect et de l'admiration pour tout ce qui nous accompagne dans la vie que nous pouvons compter les pas que nous faisons sur la route de la vérité.
CXI
D'habitude, l'homme sort de sa maison à la recherche de la joie, de la beauté, de la vérité, de l'amour, et ne rentre entièrement satisfait que s'il peut dire à ses enfants qu'il n'a rien rencontré. Il y a bien de l'orgueil à se dire mécontent; et la plupart n'accusent la vie et l'amour que parce qu'ils s'imaginent que la vie et l'amour leur doivent quelque chose de plus que ce qu'ils peuvent leur accorder eux-mêmes. Il est vrai qu'il faut pour l'amour comme pour tout le reste un idéal aussi élevé que possible, mais tout idéal qui ne répond pas à une forte réalité intérieure n'est qu'un mensonge oisif, stérile, obséquieux. Il suffit de deux ou trois idéals inaccessibles pour paralyser une vie. C'est une erreur de croire que la hauteur d'une âme se mesure à celle de ses aspirations ou de ses rêves. Les faibles ont, en général, des rêves bien plus beaux, bien plus nombreux que les forts, car toute leur énergie, toute leur activité s'évapore dans leurs songes. La hauteur d'un rêve habituel n'entre en ligne de compte, quand il s'agit d'évaluer notre hauteur morale, qu'autant que ce rêve soit l'ombre prolongée d'une vie antérieure et d'une volonté déjà très fermes, très expérimentées et très humaines. Alors il est permis de le planter un instant au milieu de la plaine inondée du soleil des réalités extérieures, comme on plante un bâton à côté d'un clocher que l'on veut mesurer à son ombre, afin de déterminer le rapport entre l'ombre de l'heure et la tour éternelle.
CXII
Il semble naturel qu'un noble coeur attende un grand amour, mais il est bien plus nature] encore qu'il aime en attendant, et que pendant qu'il aime il ne croie pas attendre. Dans l'amour comme dans la vie, il est presque toujours fort inutile d'attendre; c'est en aimant qu'on apprend à aimer, et c'est avec les soi-disant désillusions des petites amours, qu'on nourrira le plus simplement et le plus sûrement la flamme inébranlable du grand amour qui viendra peut-être éclairer le reste de la vie.
On est souvent injuste envers les désillusions. On leur donne un visage chagrin, pâle, découragé; elles sont, au contraire, les premiers sourires de la vérité. Vous êtes un homme de bonne volonté, vous aspirez à être juste, utile, sage et heureux, mais si une désillusion vous attriste, c'est donc que vous regrettez le mensonge dans lequel vous étiez? Aimez-vous mieux vivre dans le monde de vos erreurs et de vos rêves, que dans celui de la réalité? Les meilleures heures des meilleures volontés se perdent trop souvent autour de la lutte d'un beau songe contre une loi inévitable, dont elles n'aperçoivent la beauté qu'après que le beau songe a épuisé leurs forces. Si l'amour, par exemple, vous a déçu, pensez-vous qu'il vous eût été salutaire de croire, durant toute votre vie, que l'amour est ce qu'il n'est pas, ce qu'il ne peut pas être? Croyez-vous qu'une illusion de ce genre ne fausse pas les plus importants de vos actes, et ne voile pas longtemps une partie de la vérité que vous voulez atteindre? Et si vous espérez faire de grandes choses et que la désillusion vous remette à votre place parmi les choses du second ordre, est-il juste de maudire jusqu'à la fin de vos jours l'envoyé de la vérité? N'est-ce pas, tout compte fait, la vérité même que votre illusion recherchait, si elle était sincère? Apprenons à nous faire de nos désillusions une troupe d'amies mystérieuses et fidèles, de conseillères incorruptibles. Si l'une d'elles, plus cruelle que les autres, nous abat un instant, ne nous disons pas en sanglotant: la vie n'est pas aussi belle que nos rêves; disons-nous: il manquait quelque chose à nos rêves puisqu'ils n'ont pas été approuvés par la vie. En somme, toute la force tant vantée des âmes fortes n'est faite que de désillusions qu'elles ont bien accueillies. Chaque déception, chaque amour méconnu, chaque espoir anéanti, ajoute un certain poids au poids de votre vérité, et plus les illusions tombent autour de vous, plus noblement, plus sûrement apparaît la grande réalité, comme le soleil qu'on aperçoit plus clairement entre les branches dépouillées de la forêt d'hiver.
CXIII
Si vous cherchez un grand amour, croyez-vous qu'il soit possible de trouver une âme aussi belle que vos rêves si vos rêves seuls sortent à sa recherche? Est-il juste de n'offrir que des désirs, des souhaits et des songes sans forme, et d'exiger en retour des paroles précises et des actes décisifs? Pourtant, c'est ce que nous faisons presque tous. Et si un hasard, trop heureux pour n'être pas inespéré, nous mettait enfin en présence de l'être qui réalisât exactement notre idéal, aurions-nous le droit de nous imaginer que nos aspirations paresseuses et confuses fussent restées longtemps d'accord avec sa réalité active et bien déterminée?
On n'a quelque chance de trouver son idéal hors de soi qu'après l'avoir autant qu'il est possible accompli en soi-même. Espérez-vous reconnaître et retenir une âme loyale, profonde, aimante, fidèle, inépuisable, une âme vaste, vive, spontanée, indépendante, courageuse, bienveillante et généreuse, si vous ne savez pas aussi bien qu'elle ce qu'est la loyauté, l'amour, la fidélité, la pensée, la vie, la spontanéité, l'indépendance, le courage, la bienveillance, la générosité? Et comment le savoir si vous n'avez pas aimé ces choses et vécu longtemps parmi elles, comme elle les a aimées, comme elle y a vécu?
Il n'est rien de plus exigeant, de plus maladroit, de plus aveugle que la bonté, la beauté, la perfection morale à l'état de désir. Si vous voulez trouver l'âme idéale, commencez par ressembler vous-même à l'idéal que vous cherchez. Il n'y a pas d'autre moyen de l'obtenir. À mesure que vous vous rapprocherez réellement de cet idéal, vous verrez qu'il est juste et heureux qu'il soit presque toujours bien différent de ce que vos espérances indistinctes attendaient. À mesure que votre idéal se réalisera au contact de la vie, il s'étendra, s'adoucira, s'assouplira et s'améliorera. Alors vous découvrirez sans peine dans ce que vous aimez, ce qui est vraiment beau, ce qui est solidement bon, ce qui est éternellement vrai en vous-même, car rien ne nous avertit du bien qui est autour de nous, si ce n'est le bien qui est dans notre coeur. Alors, enfin, vous attacherez moins d'importance à des imperfections qui ne blesseront plus en vous la vanité, l'égoïsme ou l'ignorance, c'est-à-dire à des imperfections qui ne seront plus pareilles aux vôtres, car c'est le mal qui est en nous qui supporte avec le moins de patience le mal qui se trouve dans autrui.
CXIV
Ayons confiance dans l'amour comme nous avons confiance dans la vie, puisque nous sommes faits pour avoir confiance et que la pensée la plus funeste en toutes choses est celle qui tend à se défier de la réalité. J'ai vu plus d'une vie brisée par l'amour, mais si ce n'eût été l'amour, il est probable que l'amitié, l'apathie, l'incertitude, l'hésitation, l'indifférence, l'inaction eussent brisé ces mêmes vies. L'amour ne brise dans un coeur que les objets fragiles, et s'il y brise tout, c'est que tout y était trop fragile. Il n'est personne qui n'ait pu croire sa vie brisée plus d'une fois, mais ceux dont elle fut vraiment brisée doivent souvent leur malheur à je ne sais quelle vanité des ruines.
Assurément il y a, dans l'amour, comme dans le reste de notre destinée, bien des hasards heureux ou malheureux. Il est possible qu'à sa première sortie dans l'existence, un être dont le coeur et l'esprit sont pleins de toutes les énergies, de toutes les tendresses, de toutes les bonnes aspirations humaines, rencontre sans l'avoir cherchée, l'âme qui réalise, dans l'ivresse d'un bonheur permanent, tous les voeux de l'amour, les plus hauts comme les plus humbles, les plus vastes en même temps que les plus délicats, les plus éternels et les plus fugitifs, les plus puissants et les plus doux. Il peut se faire qu'il trouve immédiatement le coeur auquel il pourra donner et qui recevra sans cesse le meilleur de lui-même. Il peut arriver qu'il atteigne d'emblée, l'âme peut-être unique, toujours pleine de désirs, qui saura recevoir jusqu'au tombeau mille fois plus que tout ce qu'on lui donne, et qui rendra toujours mille fois plus que tout ce qu'elle aura reçu. Car l'amour qui résiste aux années est fait de ces échanges délicieusement inégaux; et c'est ce qu'on y donne que l'on possède enfin et ce qu'on y reçoit qu'on n'est plus seul à posséder.
CXV
Il est parfois des destinées aussi parfaitement heureuses, mais si tout homme a plus ou moins le droit d'en espérer une pareille, il aurait tort d'emprisonner sa vie dans cet espoir. Il ne peut que se préparer à être digne un jour d'un amour de ce genre, et à mesure qu'il s'y préparera, son attente deviendra plus patiente. Il eût été également possible que l'être dont nous parlions tout à l'heure passât et repassât, de sa jeunesse à sa vieillesse, le long du mur derrière lequel son bonheur l'attendait dans un silence trop profond. Mais de ce que son bonheur se trouvait de ce côté-ci de la muraille, s'ensuit-il qu'il n'y ait que malheur et désespoir de l'autre? N'est-ce pas un bonheur que d'avoir acquis le droit de passer ainsi à côté du bonheur? N'est-il pas préférable de ne sentir, entre soi et le grand amour qu'on espère, qu'une sorte de hasard pour ainsi dire transparent et peut-être fragile, que d'en être à jamais séparé par tout ce qui est inhumain, inutile et indigne en nous-mêmes? Il est heureux celui qui peut cueillir et emporter la fleur, mais il n'est pas à plaindre autant qu'on le suppose, celui qui marche jusqu'au soir dans le noble parfum de la fleur invisible. Une vie est-elle manquée, a-t-elle perdu toute valeur et toute utilité parce qu'elle n'est pas aussi heureuse qu'elle eût pu l'être? Ce qu'il y aurait eu de meilleur dans l'amour que vous regrettez, n'est-ce pas vous qui l'eussiez apporté, et si, comme il est dit plus haut, l'âme ne possède enfin que ce qu'elle peut donner, n'est-ce déjà pas posséder un peu que de guetter sans cesse l'occasion de donner? Oui, il n'y a pas, je pense, sur cette terre, de plus désirable bonheur qu'un admirable et long amour, mais si vous ne trouvez pas cet amour, ce que vous avez fait afin de vous en rendre digne ne sera pas perdu pour la paix de votre coeur, pour la tranquillité plus courageuse et plus pure du reste de votre vie.
CXVI
Et puis, on peut toujours aimer. Aimez admirablement de votre côté et vous aurez presque toutes les joies d'un amour admirable. Même dans l'amour le plus parfait, le bonheur des deux amants les plus unis n'est pas exactement le même, et c'est bien certainement le meilleur qui aime le mieux, et celui qui aime le mieux qui est le plus heureux. C'est moins pour le bonheur de l'autre, que pour votre propre bonheur que vous devez vous rendre digne de l'amour. Ne vous imaginez point que dans les heures malheureuses d'un amour inégal, ce soit le plus juste, le plus sage, le plus généreux, le plus noblement passionné qui souffre le plus. Le meilleur n'est presque jamais la victime qu'il faut plaindre. On n'est complètement victime que lorsqu'on est victime de ses propres fautes, de ses propres torts, de ses propres injustices. Quelque imparfait que vous soyez, vous pouvez suffire à l'amour d'un être merveilleux, mais l'être merveilleux ne suffira pas à votre amour si vous n'êtes point parfait. Il est à souhaiter que la fortune introduise un jour dans votre demeure, la femme parée de tous les dons de l'intelligence et du coeur, que vous avez eu l'occasion d'admirer, en passant, dans l'histoire des grandes héroïnes de la gloire, du bonheur et de l'amour; mais vous n'en saurez rien si vous n'avez pas appris à reconnaître et à aimer ces dons dans la vie réelle; et la vie réelle, pour tout homme, qu'est-ce donc, après tout, sinon sa propre vie? C'est votre loyauté qui s'épanouira dans la loyauté de l'amante; c'est votre vérité qui s'apaisera dans sa vérité, et c'est la force de votre caractère qui jouira seul de la force qui se trouve dans le sien. Mais une vertu de l'être aimé, qui ne rencontre pas, au seuil de notre coeur, une vertu qui lui ressemble un peu, ne sait à quelles mains confier l'allégresse qu'elle apporte.
CXVII
Et quel que soit votre destin sentimental, ne perdez pas courage. Surtout n'allez pas croire que n'ayant pas connu le bonheur de l'amour, vous ignorerez jusqu'au bout le grand bonheur de l'existence humaine. Que le bonheur prenne la forme d'un fleuve, d'une rivière souterraine, d'un torrent ou d'un lac, il n'a qu'une seule et même source aux lieux secrets de notre coeur, et le plus malheureux des hommes peut se faire une idée du plus grand des bonheurs.
Il y a dans l'amour, il est vrai, une ivresse qu'il ne connaîtra pas, mais cette ivresse ne laisserait, au fond d'un coeur grave et sincère, qu'une grande mélancolie, si l'on ne trouvait pas dans l'amour véritable, quelque chose de plus sûr, de plus profond, de plus inébranlable que l'ivresse; et ce qu'il y a de plus sûr, de plus profond, de plus inébranlable dans l'amour est aussi ce qu'il y a de plus sûr, de plus profond, de plus inébranlable dans une noble vie.
Il n'est pas donné à tout homme d'être héroïque, admirable, victorieux, génial ou simplement heureux dans les choses extérieures; mais le moins favorisé parmi nous peut être juste, loyal, doux, fraternel, généreux; le moins doué peut s'accoutumer à regarder autour de soi sans malveillance, sans envie, sans rancune, sans tristesse inutile; le plus déshérité peut prendre je ne sais quelle silencieuse part, qui n'est pas toujours la moins bonne, à la joie de ceux qui l'environnent, le moins habile peut savoir jusqu'à quel point il pardonne une offense, excuse une erreur, admire une parole et une action humaines; et le moins aimé peut aimer et respecter l'amour.
En agissant de la sorte, il se penche sur la source où les heureux viennent se pencher aussi, plus souvent qu'on ne croit, aux heures ardentes du bonheur, afin de s'assurer qu'ils sont vraiment heureux. Tout au fond des félicités de l'amour comme au fond de l'humble vie du juste auquel le hasard n'a pas voulu sourire, il n'est d'inaltérable et d'immobile que la justice, la confiance, la bienveillance, la sincérité, la générosité. L'amour donne un peu plus d'éclat à ces points lumineux; et c'est pourquoi il faut chercher l'amour. Le plus grand avantage de l'amour, c'est qu'il ouvre nos yeux à certaines vérités pacifiques et douces. Le plus grand avantage de l'amour, c'est qu'il nous donne l'occasion d'aimer et d'admirer, dans un objet unique, ce que nous n'aurions eu ni l'idée ni la force d'aimer et d'admirer en mille objets divers; c'est qu'il nous élargit ainsi le coeur pour l'avenir. Mais à la base du plus merveilleux amour, il n'y a jamais qu'une félicité très simple, une tendresse et une adoration très compréhensibles, une confiance, une sécurité et une sincérité très accessibles, une admiration et un abandon très humains, que la bonne volonté malencontreuse pourrait connaître aussi dans sa vie attristée, si elle avait un peu moins d'amertume, un peu moins d'impatience, un peu plus d'initiative, un peu plus d'énergie.
End of Project Gutenberg's La sagesse et la destinée, by Maurice Maeterlinck