La Tête-Plate
CHAPITRE XVIII
L'AMOUR D'UNE CLALLOME
Par une brumeuse matinée du mois de septembre, un homme, vêtu et armé en trappeur du Nord-Ouest, explorait seul la base du mont Sainte-Hélène. Ses recherches avaient sans doute un but fort important pour lui, car il marchait à petits pas, étudiant attentivement tous les plis du terrain, suivant toutes les sentes, sondant toutes les fondrières, allant en avant, à droite, à gauche, et revenant même plusieurs fois sur ses pas, avec la patience et la persistance d'un limier qui quête une piste. Parfois un éclair de joie brillait dans ses yeux sombres; il s'arrêtait brusquement ou courait vers une de ces nombreuses et profondes fissures dont des eaux torrentielles ont labouré les flancs du pic; mais bientôt l'éclair s'éteignait, un nuage de désappointement passait sur le front du chasseur et il frappait, avec colère, le sol de son mocassin.
Après cinq ou six heures de laborieuses et inutiles investigations, il s'arrêta et s'assit au pied d'une aiguille de basalte, en promenant autour de lui un regard plus empreint de fatigue que de découragement.
Bientôt il posa son fusil à son côté droit, croisa les bras sur sa poitrine et se plongea dans une absorbante rêverie.
—Ne trouverai-je donc plus cette ravine? pensait-il, plus de deux jours je fouille la montagne, et rien, rien! je ne puis découvrir la crevasse où j'ai ramassé cette pépite d'or! Encore si un tremblement de terre l'avait fait disparaître. Mais non, non. En revenant des Montagnes Rocheuses j'ai interrogé les voyageurs sur ma route. Aucune secousse ne s'est fait sentir dans ces régions durant mon absence. La crevasse existe toujours quelque part dans les environs, et avec elle la mine d'or; car elle renferme assurément un filon aurifère Le caillou que j'ai recueilli ne pouvait être unique de son espèce. Mes connaissances géologiques me le disent. Où est son gisement? voilà le problème. Quoi! je serais allé chercher et j'aurais même avec moi la plupart de mes hommes depuis le lac Jasper jusqu'à l'embouchure de la Colombie, afin d'exploiter à la hâte cette mine, et elle échapperait à mes perquisitions, et il faudrait abandonner mon projet d'expulser les Anglais du Canada! Oh! non, Dieu ne le permettra pas!… Dieu! quel nom sur mes lèvres altérées de vengeance! car on ne peut pas toujours se mentir à soi-même, et c'est plutôt l'assouvissement d'une vengeance personnelle que l'affranchissement de mon pays que je désire. Mais que ce soit l'un ou l'autre, je satisferai cette passion. Oui, je le jure! Deux Anglais ont flétri mon bonheur, détruit mon Repos; l'un à porté l'adultère dans ma couche, l'autre a suborné ma file; j'ai tué ces deux misérables, et ma femme et ma fille sont mortes dans les affres du désespoir, et j'ai abandonné les enfants de cette dernière; mais la race entière des Anglais paiera pour tous ces crimes qu'elle a provoqués! C'est Villefranche, l'ex-notaire, l'ex-tabellion de Montréal qui le dit, c'est Poignet-d'Acier, l'impitoyable franc-trappeur du Nord-Ouest, qui tiendra cette parole!
Il se leva, les sourcils contractés, les prunelles en feu, et recommença son examen de la localité.
Le succès ne répondit pas davantage à son attente.
—Encore si j'avais avec moi Nick Whiffles ou Oli-Tahara! murmura-t-il. Mais ce qu'est devenu le premier après notre séparation, je l'ignore; quant au second, depuis qu'il s'éloigna pour chasser les chevaux sauvages, je ne l'ai pas revu non plus. Il a fallu que les vils émissaires que cette Compagnie de la baie d'Hudson avait lâchés après moi, à ma sortie du fort.
Caoulis, vinssent me relancer dans l'endroit où j'attendais le Dompteur-de-Buffles! Ce n'était pas assez, probablement, de m'avoir forcé à quitter si brusquement le gisement aurifère dont j'ai oublié de marquer la place! Les Anglais! les infâmes Anglais partout je les rencontre, partout ils me barrent la voie, partout ils resserrent le cercle de fer dans lequel ils voudraient me broyer! Me broyer, moi! Non, non! Ils n'y réussiront pas! Et l'heure n'est pas éloignée où je prendrai une éclatante revanche!
Le temps s'était éclairci, le soleil avait percé les nuages, et ses rayons torréfiant descendaient perpendiculairement sur la contrée. Villefranche se réfugia sous un magnolia pour manger un morceau de pemmican et attendre que la grande chaleur du midi fût passée. Après avoir satisfait son appétit, il jeta un coup scrutateur autour de lui, renouvela l'amorce de ses armes et s'étendit l'ombre du magnolia.
Dans cette position, le sommeil ne tarda guère s'emparer de ses sens.
Poignet-d'Acier était loin de se douter qu'une nombreuse troupe de
Peaux-Rouges avait surveillé ses derniers mouvements.
Quand ils le virent endormi, sur l'ordre d'un chef, quatre Indiens se détachèrent de la bande et se glissèrent, sans plus faire de bruit que des couleuvres, jusqu'à l'arbre sous lequel reposait paisiblement Villefranche. Se jeter sur l'aventurier, lui lier les mains et les pieds, fut ensuite, pour les Peaux-Rouges, l'affaire d'un moment.
En s'éveillant en sursaut, le capitaine se trouva garrotté, au pouvoir de ses assaillants, qui poussèrent un hurlement pour annoncer leur victoire au gros de la troupe.
Poignet-d'Acier avait l'esprit trop fortement trempé pour manifester quelque trouble, même dans une situation aussi critique. Il regarda ses adversaires, et reconnut qu'ils étaient de la famille des Clallomes. Quoique cette découverte le rassurât, il cacha ses nouvelles impressions avec autant de soin qu'il avait dissimulé son émoi, si toutefois il en avait éprouvé, en s'éveillant subitement entre les mains des sauvages.
Le reste du parti était accouru, il l'entourait, en ayant l'air plus curieux qu'hostile.
—Que veulent mes frères, les braves Clallomes, au chef Blanc? demanda-t-il froidement.
—Le Visage-Pâle l'apprendra avant que la lune ait renouvelé sa face, répondit un des Indiens, qu'à ses nombreuses coquilles de aiqua il était facile de reconnaître pour un sagamo ou sachem.
—Mon frère consentirait-il à ouvrir ma tunique? reprit Poignet-d'Acier.
Il trouvera sous ma chemise de chasse un gus-ke-pi-ta-gun [24].
[Note 24: Amulette, sac à médecine secrète.]
Le sachem adhéra à sa prière, et, écartant les vêtements qui couvraient la poitrine de Villefranche, il mit à jour un sachet en peau de requin, grand comme une pièce d'un franc.
—Que mon frère regarde dans ce sac à médecine! continua le capitaine.
L'Indien considéra un instant le sachet avec une attention respectueuse, puis il desserra le cordon qui le fermait comme une bourse de cuir, et en retira une coquille aplatie et ronde, avec étoiles concentriques, alternativement blanches et brunes à la circonférence, blanches et bleues, bleues et rouges au milieu.
C'était l'amulette que Ouaskèma avait envoyée à Villefranche par Oli-Tahara; le sauf-conduit, si je puis me servir de ce terme, sur lequel il comptait pour se faire rendre la liberté.
Un moment il put croire à l'autorité de ce symbole révéré chez les
Clallomes, car à sa vue ils parurent frappés de crainte et reculèrent.
Mais, sans s'émouvoir, le sachem remit la coquille dans le gus-ke-pi-ta-gun, le replaça au cou de Poignet-d'Acier et dit:
—Mon frère le visage-pâle est un grand chef, Hias-soch-a-la-ti-yah le protège. Les braves Clallomes ne lui feront aucun mal. Mais mon frère doit les accompagner.
Cette déclaration surprit Villefranche au plus haut degré, tant elle était en désaccord avec les usages des Clallomes, qui regardent la coquille étoilée comme la marque de l'omnipotence.
Il arrêta un regard inquisiteur sur le visage du sagamo.
—Ouaskèma a commandé à ses guerriers de lui amener le chef blanc, et ils le lui amèneront, répondit-il. Si mon frère leur promet de les suivre, ils couperont ses liens.
Poignet-d'Acier soupçonnait déjà l'Indienne d'avoir ordonné son arrestation. Elle seule pouvait neutraliser la vertu de la coquille étoilée. Et, quoique le motif qui l'avait poussée à cet acte ne lui parût pas bien clair, il se décida aussitôt à obéir, car il se souvenait qu'elle lui avait dit connaître une mine d'or, et il compta sur la passion qu'il lui avait inspirée pour se la faire indiquer.
—Je promets à mes frères de les suivre, répondit-il.
Les cordes qui l'attachaient furent immédiatement tranchées, et
Villefranche, environné des Clallomes se mit en route vers l'Ouest.
Ils descendirent la Caoulis en canots, passèrent devant le fort de ce nom, traversèrent le rio Columbia, près de l'île Walker et abordèrent, le lendemain, sur la rive méridionale, au pied de la roche des Cercueils.
Cette roche a été ainsi appelée parce que son sommet est occupé par un cimetière clallome. Les morts sont enveloppés dans des nattes de jonc et déposés au fond des canots qui leur ont appartenu, la tête tournée vers le cours de l'eau. Les objets dont ils ont usé pendant leur vie, comme couvertes, écuelles, plats, paniers, étoffes, colliers, coquilles, sont placés à côté d'eux dans ces canots. Sur la poitrine du défunt on étale aussi ses armes et le crochet en défense de phoque qui lui servait à extirper les bulbes de kamassas. La quille des canots est percée de petits trous pour l'écoulement des eaux pluviales; et ils sont élevés sur des piquets et recouverts d'écorce de bouleau, afin que les cadavres soient à l'abri des bêtes fauves et des oiseaux de proie.
Les Clallomes et Villefranche tournèrent la roche des Cercueils et entrèrent dans un village indien.
—Que mon frère attende ici! dit le chef en montrant au capitaine une hutte ouverte devant laquelle une squaw plaçait dans son berceau un enfant nouveau-né.
Le marmot vagissait douloureusement, et, certes, la torture à laquelle on le soumettait pouvait bien lui arracher des cris. Sa mère l'avait étendu sur une mince tablette de bois, peinte de couleurs brillantes et garnie de mousse argentée ou mousse d'Espagne. A cette tablette en étaient fixée, par deux courroies, une autre beaucoup plus petite. La squaw rabattit la seconde planchette sur le front de l'enfant au-dessus des arcades sourcilières et l'assujettit fortement au corps du berceau. Elle procédait ainsi à l'aplatissement du crâne. Ensuite, sans prendre garde aux plaintes déchirantes du pauvre petit, elle acheva de fixer ses membres à la première planchette, l'entoura d'une peau, jeta le tout sur son dos, comme une hotte, et alla vaquer à d'autres occupations. L'enfant devait rester trois ans dans cette position, pendant lesquels on augmenterait graduellement la pression sur sa tête. Au bout de ce temps, la laideur pour nous, la beauté pour sa tribu serait complète.
—Ce qui prouve qu'il ne faut pas disputer des goûts et que tout est affaire de convention dans ce monde, murmura Villefranche qui avait pris une sorte de plaisir philosophique à examiner les détails de cette opération. Et, ajouta-t-il, dans son for intérieur, en serait-il du moral comme du physique? Tel sentiment réputé bon ici est odieux plus loin. Quel plus grand crime pour nous que le parricide? Pourtant, chez certaines peuplades, les fils tuent leurs pères quand ces derniers sont devenus perclus par l'âge. Chez d'autres, ce sont les parents qui tuent leurs enfants. Ceux-ci vantent la monogamie; ceux-là font de la polygamie un article de foi religieuse. Il en est pour qui l'adresse à voler semble une vertu, comme il en est qui la punissent sévèrement. Enfin, il n'existe peut-être pas dans le genre humain de principe honoré par une société qui ne trouve sa contre-partie également honoré par une autre!
Il en était là de ces désespérantes réflexions, quand Ouaskèma parut.
D'un mot, elle écarta une foule de squaws et de babouins indiens curieusement attroupés devant le Visage-Pâle; puis elle pénétra dans la hutte et la ferma avec le morceau d'écorce tenant lieu de porte.
Coiffée d'un léger chapeau de fibres de cèdre entrelacées qui cachait la dépression de son front, et vêtue d'une tunique en peau d'oie sauvage, retenue sous son cou par une griffe d'ours, et dont l'éclatante blancheur contrastait vivement avec l'opulente chevelure noire flottant sur ses épaules, la vierge clallome était vraiment superbe à voir.
Des bracelets en coquillages ornaient ses bras nus et les chevilles de ses pieds, chaussés de courts mocassins, élégamment brodés avec de la rassade.
Un épervier, dessiné aussi par des broderies en rassade, sur sa poitrine, indiquait le haut rang qu'elle occupait dans sa tribu.
Arrivée d'un air fier à la cabane, elle y était entrée presque timidement, les paupières baissées, le pas mal assuré. Les battements de son sein, qui soulevait par mouvements irréguliers son vêtement, disaient assez que Ouaskèma était en proie à une violente émotion.
L'agitation de la jeune fille n'échappa point à la pénétration de
Poignet-d'Acier.
Debout dans la hutte, il l'examinait flegmatiquement. Ce n'était pas un captif qui attend, en tremblant, l'arrêt de son juge, mais un homme, certain de sa supériorité qui n'a qu'un geste à faire pour être obéi. Néanmoins, si exempt que Villefranche se crût des petites passions qui contrôlent nos actes, sa vanité était flattée par l'impression qu'il produisait sur cette magnifique créature, souveraine d'une puissante tribu indienne.
Il y eut une minute de silence; puis la Tête-Plate leva sur le chasseur ses grands yeux noirs et dit, d'un ton où perçait une certaine hésitation:
—Mon frère, le brave chef blanc ne peut être indisposé contre Ouaskèma car Ouaskèma demande, à chaque soleil, au Grand Esprit de chasser les ennemis de son chemin et de pousser les plus belles pièces de gibier à portée de sa vaillante carabine.
—Et pour me prouver ses bonnes intentions à mon égard, ma soeur me fait traîner ici par ses guerriers, répliqua le capitaine avec un accent sarcastique.
—Mon frère sait que mes guerriers n'ont pas violenté sa volonté! dit la
Clallome.
—C'est vrai, repartit Villefranche moins amèrement. Mais pourquoi ma soeur m'a-t-elle fait venir ici?
La Tête-Plate rougit, rabaissa ses regards vers le sol et répondit par une interrogation:
—N'est-ce pas mon frère qui a sauvé une fois de plus la vie à Ouaskèma?
—La vie!
—Il l'a tirée, avec Merellum, de la prison du fort Caoulis. Merellum l'a dit à Ouaskèma.
—Qui donc le lui avait raconté?
—Un trappeur blanc. Celui que les Visages-Pâles appellent Louis-le-Bon, et qui a ramené Merellum au village clallome.
—La Petite-Hirondelle est ici s'écria Poignet-d'Acier avec une expression de contentement dont il ne fut pas maître.
Ouaskèma, la vierge clallome, fronça les sourcils. Sa jalousie venait de se réveiller et de lui brûler le coeur comme un fer rouge.
Cependant elle se contint.
—La Petite-Hirondelle est ici, répliqua-t-elle.
—Ah! je voudrais la voir dit Villefranche sans s'inquiéter de l'irritation sourde qui commençait gronder dans le sein de la Tête-Plate.
—Mon frère la verra, dit-elle avec aigreur.
Et, d'un ton radouci, car le capitaine avait fait un geste de mépris:
—Mais, avant, j'ai à parler à mon frère; que ses oreilles soient ouvertes à mon discours:
—J'écoute, dit tranquillement Poignet-d'Acier.
—J'ai commença l'Indienne d'une voix lente et passionnée en fixant ses prunelles ardentes sur l'aventurier, j'ai dit au chef blanc que je l'aimais et le chef blanc a repoussé, mon amour. Cependant je n'aurai jamais d'autre époux que lui. Hias-soch-a-la-ti-yah me l'a défendu. Pourquoi donc le chef blanc fuit-il Ouaskèma? N'est-elle pas la plus belle des vierges qui habitent sur les bords du grand lac salé? N'a-t-elle pas la puissance qu'aiment les hommes forts et les charmes que recherchent les hommes faibles? Quatre fois deux cents guerriers lui obéissent. Ses cabanes sont remplies de ces peaux magnifiques dont les Visages-Pâles sont avides. Elle possède dans son coeur, d'autres trésors plus précieux encore, ces trésors qui font la joie des blancs comme des Peaux-Rouges. Mieux que pas un, elle sait tirer une flèche, darder un saumon, construire un canot, dresser une tente, préparer la viande d'animal, la chair de poisson, cuire les racines de kamassas et de ouappatou. A la guerre, et à la chasse, à la pêche, comme dans le wigwam, Ouaskèma l'emporte sur toutes les squaws. Mon frère doit-il la dédaigner? doit-il rejeter ses soupirs, voir, sans en être ému, les larmes qui coulent sur ses joues? La laissera-t-il, vierge désolée et solitaire, consumer tristement sa jeunesse dans les larmes et les gémissements? N'aura-t-il pas pitié de la pauvre Clallome dont le coeur n'a jamais battu, ne battra jamais que pour lui? Je t'aime, mon frère! je te le crie! le Grand Esprit te le dit par ma bouche: laisse-toi toucher! Ouvre tes bras à la fiancée qu'il t'a destinée; accepte sa tendresse, son pouvoir; commande mon peuple, fais-le servir à tes desseins quels qu'ils soient; mais, toi, sois mon maître, sois l'époux de la plus aimante, de la plus dévouée des femmes!
En prononçant ces mots, avec une exaltation fiévreuse, Ouaskèma, la vierge clallome, le visage inondé de pleurs, le corps frémissant, était tombée aux pieds de Poignet-d'Acier et tendait vers lui des mains suppliantes.
CHAPITRE XIX
LA CHASSE A LA BALEINE
Pendant que Ouaskèma parlait, des sentiments contraires se croisaient dans l'esprit de Villefranche, quoique son visage demeurât impassible. D'abord, je l'ai déjà dit, l'expression éloquente de cet amour naïf et profond caressait sa vanité. Il n'est pas d'homme qui ne prenne plaisir à être aimé par une femme jeune, intelligente et forte, et si le coeur du capitaine n'était plus susceptible d'un retour de tendresse, il n'était pas complètement fermé aux témoignages de sympathie que sa personne inspirait. Les propositions de l'indienne avaient d'ailleurs un caractère sérieux et important, Souveraine d'une tribu de Clallomes qui comptait sept à huit mille individus, elle transmettait sa puissance à celui qui l'épouserait. Et cette puissance, habilement exploitée, pouvait devenir considérable entre les mains d'un chef adroit et redouté comme l'était Poignet-d'Acier. Qui l'empêcherait d'étendre peu à peu son empire sur toute la nombreuse famille chinouke? Et qui s'opposerait à ce qu'il s 'emparât de toute la Colombie et y fondât un puissant royaume où il appellerait insensiblement l'émigration des blancs? Alors il ferait la loi aux Anglais; alors il pourrait, à son gré, exercer la vengeance qu'il couvait depuis si longtemps déjà dans son sein. Une fois éclose, son ambition prenait des ailes; il s'allierait aux Yankees, déclarerait ouvertement la guerre à la Grande-Bretagne et proclamerait l'indépendance des provinces britanniques de l'Amérique Septentrionale. Ses aspirations n'avaient plus de bornes, car s'il possédait les passions qui sont les grands ressorts de l'âme et les talents qui sont les rouages moteurs des actes, il manquait des principes qui, comme des balanciers, servent à régler les mouvements. Le mariage, même avec une Tête-Plate, ne l'effrayait pas. La plupart des trappeurs blancs, une fois dans le désert, n'épousent-ils pas plutôt cinq ou six squaws qu'une? L'idée d'une telle union l'ennuyait cependant. C'était l'ombre du tableau. Si Ouaskèma eût été moins enflammée pour lui, peut-être que non-seulement il eût accepté avec joie ses offres, mais les eût recherchées. Bizarre contradiction de la nature humaine! la violence de son amour l'importunait tout en le flattant. Agé de quarante-cinq ans environ, il n'en portrait pas trente. Bien que son coeur fût desséché et rongé par de cuisants soucis, il lui répugnait d'associer ses dégoûts, ses désenchantements aux ivresses, aux fraîches illusions de cette jeune fille, enthousiaste et confiante, dont il était sûr, quoi qu'il arrivât, de faire le malheur. Néanmoins, avant de se décider, il résolut de ruser pour gagner du temps et méditer cette affaire. Composant son visage, il tendit la main à l'Indienne, la releva et lui dit d'un ton dont la douceur la trompa complètement:
—Ma soeur a la beauté et le parfum de la rose des prairies, le courage et l'agilité de la panthère, la suavité d'un rayon de miel; le chasseur blanc est son ami, elle le sait; sans cela il ne serait pas ici. Le chasseur blanc; est fier de l'honneur qu'elle lui fait. Il le prouvera. Mais ma soeur pense-t-elle que ses braves guerriers accepteraient le chasseur blanc pour leur chef?
—Et qui donc oserait résister à Ouaskèma? s'écria-t-elle avec hauteur. Le Grand Esprit, Hias-soch-a-la-ti-yah n'a-t-il pas déclaré que mon frère serait l'époux de la vierge clallome? N'est-ce pas lui ajouta-t-elle avec un éclair de bonheur, qui souffle maintenant à mon frère ces paroles plus agréables au coeur de Ouaskèma que l'onde d'une source à ses lèvres, après une longue course dans la vallée des sables?
—Ma soeur, reprit Villefranche, consentira-t-elle me montrer le lieu où elle a vu des cailloux jaunes qui reluisent au soleil?
A cette demande, le front de la Tête-Plate se rembrunit. Son instinct de femme lui révéla à demi l'intention du capitaine.
—L'épouse est l'esclave du mari, dit-elle tristement.
Le ton de cette réponse était si différent du premier, que Villefranche devina qu'il avait commis une imprudence. Voulant, autant que possible la réparer, il dit aussitôt:
—Ma soeur n'ignore pas que je commande un grand nombre de trappeurs blancs, tous jaloux d'avoir ces cailloux jaunes qui brillent au soleil. Si la noble Ouaskèma joint sa destinée à la mienne, je devrai me séparer de ces vieux compagnons. C'est pourquoi je voudrais leur donner en souvenir de moi.
La réplique était adroite. Sans doute elle satisfit la jeune fille, car son visage se rasséréna et elle dit en se penchant nonchalamment vers Villefranche:
—Que mon frère me pardonne un doute injurieux! Je le mènerai à l'endroit ou Il y a des cailloux jaunes qui étincellent au soleil, dès que nous aurons terminé une chasse à la baleine, que les intrépides Clallomes ont résolu d'entreprendre.
Cette promesse comblait les voeux de Poignet d'Acier; dans son contentement, il attira vivement l'Indienne à lui et la baisa au front.
Son mouvement avait eu une apparence si spontanée, si chaleureuse, que Ouaskèma palpita et s'inclina voluptueusement sous l'étreinte en la prenant pour un gage d'amour passionné.
—A présent, je suis à mon frère, et nul ne me l'enlèvera! s'écria-t-elle dans son enivrement.
Craignant une surprise de ses sens, Poignet d'Acier repoussa doucement la jeune fille; et, après quelques moments de silence, ils se mirent à causer avec plus de calme. Ouaskèma désirait que la cérémonie du mariage fût fixée au lendemain; mais le capitaine avait ses raisons pour en différer l'accomplissement. Il objecta qu'il serait, auparavant, obligé de prendre congé de ses gens, et enfin ils convinrent qu'elle aurait lieu au retour de la mine aurifère. Ces arrangements terminés, Villefranche voulut voir Merellum, pour laquelle il éprouvait une affection toute particulière. Les soupçons de Ouaskèma s'étaient dissipés. Elle courut chercher la petite fille qu'elle élevait, du reste, comme son enfant propre. Je vous laisse penser si la rencontre fut touchante. A la vue de Merellum, Villefranche sentit fondre la glace qui enveloppait son coeur. Ses idées franchirent le temps et l'espace pour se reporter à ces paisibles mais courtes années de félicité pure, où, notaire riche et considéré, à Montréal, l'avenir lui apparaissait sous des couleurs si agréables et si harmonieuses. Les caresses de la Petite-Hirondelle lui rappelaient les caresses de sa propre fille, son Adèle, belle, aimante et bonne, et qui s'était donnée misérablement après avoir été séduite et abandonnée de son suborneur [25]. Chassant ce terrible souvenir, il revenait au foyer domestique, s'oubliait causer avec sa femme en surveillant les gracieux ébats de leur enfant, qui jouait, insoucieuse et babillarde, sur un moelleux tapis, dans un appartement bien chauffé, par une de ces froides soirées d'hiver, où la bise siffle âprement au dehors en poussant devant elle d'épais tourbillons de neige. Il répondait délicieusement aux embrassades d'Adèle, qui avait brusquement quitté ses joujoux pour sauter à son cou, et il souriait non moins délicieusement aux perspectives de bonheur futur que sa femme faisait miroiter à ses yeux. Adèle recevrait une brillante instruction, elle serait la fleur des salons de Montréal; puis on lui donnerait un mari, haut placé dans le monde, puis les petits-enfants…
[Note 25: Voir la Huronne.]
A ce point, Villefranche tressaillit, son visage s'altéra. Il éloigna rudement Merellum, qui avait grimpé sur ses genoux, et s'amusait à natter sa longue barbe.
—Qu'as-tu donc, petit oncle? demanda l'enfant étonnée de ce changement soudain dans les manières du capitaine.
—Rien… laisse-moi, dit-il en se levant.
La Petite-Hirondelle se prit à pleurer, il sortit de la cabane et alla rejoindre Ouaskèma, qui les avait laissés seuls pour donner quelques ordres à ses guerriers.
L'Indienne vint peu de temps après prévenir Poignet-d'Acier que les principaux chefs de la tribu l'attendaient pour partager un grand festin de viande de mouton des montagnes et de chair d'esturgeon.
Il se rendit aussitôt à l'invitation, car il avait besoin de se distraire des cruelles préoccupations qui, de nouveau, s'étaient emparées de son esprit.
Le banquet avait été préparé sous une hutte oblongue formée avec des pieux, recouverts d'écorce de bouleau. Quand Villefranche entra, une quinzaine de Clallomes, nus, sauf un jupon de filaments de cèdre serré autour des reins, étaient accroupis sur leurs talons, le long des parois de la butte. Ils avaient le corps hideusement bariolé de peintures. Une odeur âcre et écoeurante remplissait l'enceinte, envahie par des flots de vapeur grisâtre. L'odeur et la vapeur provenaient de trois vases en écorce dans lesquels des squaws jetaient des cailloux, rougis au feu, pour cuire les mets.
Poignet-d'Acier fut placé à la droite d'Ouaskèma, qui, plongeant dans un de ces vases une sorte de poche en bois, la retira pleine d'un liquide visqueux et la lui présenta avec ces mots:
—Mon frère, voici ton mets.
C'était de la graisse d'ours.
L'estomac de Villefranche était habitué à l'étrange nourriture des sauvages. Il avala la cuillerée, remplit à son tour la poche, et la passa à son voisin en lui disant aussi:
—Mon frère, voici ton mets.
De la sorte, l'ustensile fit le tour des convives qui se précipitèrent ensuite sur les autres aliments, gibier et Poisson, et les dévorèrent avec une gloutonnerie dont les gens civilisés ne sauraient se faire une idée. Ils ne se servaient ni de fourchettes ni de couteaux; mais chacun d'eux était armé d'un bâton ou d'un os pointu, avec lequel ils enlevaient en un clin d'oeil les morceaux à leur convenance et les portaient à leurs mâchoires, qui ne cessèrent de fonctionner que quand quantité d'aliments apprêtés pour le repas eut été engloutie.
Leur goinfrerie suspendue, mais non assouvie, par la disparition totale des vivres, ils se levèrent et commencèrent à vociférer et à danser autour de Ouaskèma et de Poignet-d'Acier, en s'accompagnant de tambourins faits avec des peaux d'élan.
Puis un autmoin se détacha de la ronde, s'avança au milieu du cercle, et chanta le chant de la pêche:
«Braves Clallomes, aiguisez vos harpons, préparez vos canots, la
baleine vous attend.
«Et la baleine n'attendra pas longtemps les braves Clallomes.
«Leurs harpons sont aiguisés, leurs canots sont prêts, ils vont poursuivre la baleine.
«Et la baleine fuit déjà devant les braves Clallomes.
«Mais ils ont fixé des outres aux dards, les voici qui en lancent la pointe dans le corps de la baleine.
«Et le sang de la baleine rougit les eaux du lac salé.
«Deux fois cinq harpons ont percé la baleine qui plonge deux fois deux fois.
«Et deux fois deux fois, la baleine revient au-dessus de l'eau.
«Les braves Clallomes poussent leur cri de victoire; leur sagamo
lance alors son long dard sur le flan de la baleine.
«Et la baleine beugle de douleur, entraînant derrière elle le chef
et son canot.
«Les braves Clallomes la suivent, l'entourent et la poussent sur
le rivage en répétant leur chant de triomphe
«Et la baleine meurt, et les braves Clallomes ont abondance d'huile
et de chair pour leurs provisions d'hiver.»
Il cessa sa mélopée; puis les danses recommencèrent de plus belle, et se prolongèrent fort avant dans la nuit.
Le lendemain matin, une grande animation régnait dans le village indien: les hommes réparaient ou fabriquaient des armes; les femmes disposaient en paquets les ustensiles de ménage ou radoubaient des embarcations; les enfants eux-mêmes, allaient, venaient de ci de là aidant les uns et les autres dans la mesure de leurs forces.
Sur le milieu du jour, une vingtaine de canots, montés par dix ou douze hommes chaque, quittèrent le rivage, tandis que les squaws s'acheminaient avec leur progéniture vers l'océan Pacifique.
Les premiers se rendaient à la pêche à la baleine, les autres devaient se transporter par terre à l'embouchure de la rivière Nahelem et y attendre les pêcheurs. Chacun d'eux était muni d'un court harpon, en os ou silex affilé, au manche duquel était retenue, par une petite corde, une outre de peau remplie d'air. Des lances, des arcs et des flèches complétaient l'armement de l'équipage.
Poignet-d'Acier faisait partie de l'expédition. Ouaskèma aurait voulu qu'il s'installât dans le canot où elle était elle-même; mais les usages de la tribu le lui avaient défendu; car les Clallomes n'avaient pas encore adopté Villefranche, et il n'est point permis chez eux, à un étranger, de s'asseoir dans le bateau des sagamos.
A vrai dire, le capitaine se souciait médiocrement de cet honneur. Il préférait de beaucoup être seul avec de simples Peaux-Rouges, qui lui laisseraient la liberté de réfléchir tout à son aise sur sa situation et de prendre une détermination irrévocable.
Favorisée par une bonne brise d'est, la flottille doubla, le soir même, le cap Adams, à l'estuaire du rio Columbia. On débarqua sur la grève pour passer la nuit.
A l'aurore, la petite flotte remit à la mer. Le temps était beau, et il ventait du nord-ouest. Les vagues hurlaient, en se pressant tumultueusement sur la barre de sable qui bouche l'entrée du fleuve. Des goélands, aux grandes ailes grisâtres, rasaient la cime écumeuse des lames que le reflux chassait avec des sifflements sourds contre les canots. Malgré, la sérénité du ciel, la houle était si violente, que jamais pilote européen n'eût osé affronter l'océan sur une embarcation même dix fois plus grande que les canots des Clallomes. Et Villefranche, tout hardi qu'il fût, craignait à chaque minute, de voir chavirer ou se briser le frêle tronc d'arbre creusé qui le portait-avec dix autres individus. Ceux-ci, cependant, paraissaient aussi tranquilles que s'ils eussent été dans leurs wigwams. Ils causaient et riaient, tout en pagayant avec une dextérité et un ensemble merveilleux. L'impétuosité des flots, leur grosseur ne les inquiétait point. Au lieu de se détourner, ils piquaient droit dans le paquet d'eau, le remontant au moment où on pouvait appréhender qu'il s'abattît sur l'esquif filaient à la crête aussi vivement que l'alcyon et ne perdaient pas d'une brasse le rang qu'ils avaient pris dans la disposition de l'escadre, qui figurait, en avançant, un fer de lance.
Le bateau de Ouaskèma, ou bateau des sagamos, orné, d'un épervier à la proue et couvert de peintures emblématiques, marchait en tête; celui de Villefranche, avec un autre, venait immédiatement derrière; trois les suivaient; puis quatre, puis cinq, puis six. Toute la journée, ils serrèrent la côte, à dix ou douze milles au large, mais sans découvrir une seule baleine. Au crépuscule, ils relâchèrent et campèrent au cap de la Luz, près de l'embouchure de la rivière Nahelem. Les femmes et les enfants n'étaient pas:-encore arrivés. Le lendemain, même insuccès. Le soir en regagnant leur poste de la veille, les Clallomes y trouvèrent ceux qu'ils attendaient. Mais Villefranche ne fut pas peu surpris d'apercevoir Nick-Whiffles au milieu des squaws et qui faisait de son mieux pour enjôler, suivant son expression, une de ces vipères à peau cuivrée.
—Eh bonjour, c'est-à-dire non, bonsoir, capitaine, s'écria le jovial trappeur en s'avançant à la rencontre de Poignet d'Acier. Enchanté de vous voir, capitaine. Comment ça va-t-il? Vous avez donc échappé aux vermines? Ça me fait grand plaisir, ô Dieu oui! Moi aussi je leur ai joué un tour de talons. Mais vous voilà en paix avec les Clallomes. Vous avez bien fait, capitaine. Ce sont de braves gens, les Clallomes! ils vous ont des brins de fillettes, hum! L'eau m'en monte à la bouche. On dit que vous allez vous marier ici, capitaine; ma foi, moi, j'en ferais bien tout autant, oui bien, je le jure, votre serviteur!
Villefranche attendit, en souriant, que le moulin paroles de Nick eût cessé de moudre des interrogations et des réponses pour lui demander le motif qui l'avait amené.
—Eh! je vous cherchais, je vous ai cherché partout, sur la butte Sainte-Hélène, ô Dieu oui! Mais ç'a été comme si je ne m'étais pas dérangé. Croiriez-vous que je n'ai même pu retrouver le ravin où votre pauvre diable d'engagé est mort. Est-ce drôle un peu, hein, capitaine?
Cette déclaration bannit une espérance que la vue du trappeur avait fait naître dans le cerveau de Poignet-d'Acier. Sans laisser paraître sa contrariété, lui dit d'un ton négligent:
—Vous avez quelque chose à me conter, Nick?
—O Dieu oui, capitaine. Je me suis croisé avec vos gens qui battent le pays pour vous déterrer, et qui craignent que ces reptiles de Peaux-Rouges…
—Alors, interrompit Villefranche, vous vous chargeriez volontiers d'un message pour le Bossu?
—Ce diable de petit monstre qui les commande en votre absence?
—Lui-même.
—Donnez, capitaine et je repars à l'instant, après avoir émoulu mes dents contre un morceau de n'importe quoi, car j'ai diantrement faim, et ces pies-grièches de sauvagesses ne me font pas l'effet d'adorer ma compagnie, ô Dieu non!
Poignet-d'Acier avait, dans son étui de fer-Blanc, tout ce qui est nécessaire pour écrire. Il fit une lettre et la remit à Nick, en lui disant:
—Est-ce que maintenant vous seriez des nôtres, mon camarade?
—Pour cela, non, capitaine, répondit fermement Whiffles. Je vous oblige parce que cela me fait plaisir. Mais de votre association je ne veux pas, quand même vous m offririez la première place, après vous. Je suis toujours assez riche et heureux lorsque j'ai ma liberté. Au revoir, capitaine. Oh! nous ne nous sommes pas dit notre dernier mot.
—Au revoir, mon ami! répliqua Villefranche en lui pressant affectueusement la main.
Nick Whiffles s'éloigna, le coeur aussi léger que l'esprit.
Ouaskèma le vit disparaître avec une vive satisfaction, car elle craignait qu'il n'intervint dans ses projets sur Poignet-d'Acier.
Le jour suivant, les canots étaient à une lieue du rivage et marchaient dans l'ordre que j'ai indiqué. Il n'y avait pas un nuage à la voûte céleste qui s'arrondissait sur l'Océan comme un dais d'azur. Nulle brise ne folâtrait égarée dans l'atmosphère. Le Pacifique, paisible et poli comme une glace, réfléchissait amoureusement les tièdes rayons du soleil. A l'arriére de l'escadre s'ébattaient une troupe de marsouins, dont les écailles humides miroitaient comme des pierreries. Tout à coup Ouaskèma se leva droit dans son canot, en étendant les bras en croix. Aussitôt les conversations cessèrent sur les autres embarcations, qui se déployèrent sur une seule ligne. Les Indiens pagayaient avec si peu de bruit qu'ils semblaient voguer par enchantement. En avant du canot des sagamos, un point noir, semblable à un flot, faisait tache sur la mer. C'est vers ce point que se dirigeait la flottille, un demi-mille de distance, elle opéra un quart de conversion, et alors Villefranche, distinguant parfaitement le point noir, reconnut que c'était le dos d'une baleine de l'espèce dite jubarte. Une colonne liquide qui ruissela à trois ou quatre mètres de hauteur de l'endroit où elle se tenait, le lui aurait prouvé un moment après si ses yeux ne l'eussent déjà averti. Les canots se divisèrent alors en deux files; l'une prit à droite du cétacé, l'autre à gauche. Elles s'en approchèrent jusqu'à vingt ou trente mètres. Puis, dans chaque canot, un tiers des hommes saisit les harpons munis d'outres, pendant que les autres poussaient toujours insensiblement l'esquif vers la baleine dont l'échine noirâtre et saillante, comme l'angle d'un toit était tout à fait visible. Elle pouvait mesurer cinquante pieds de long et demeurait immobile; à fleur d'eau, savourant sans doute la chaleur du soleil et bien loin de soupçonner qu'elle était entourée de mortels ennemis. Ceux-ci n'en étaient plus séparés que par un intervalle de deux brasses. Ouaskèma, toujours debout éleva les mains en l'air, les pouces repliés sur la paume, les autres doigts écartés. Aussitôt quatre harpons lancés de chaque côté du monstre s'enfoncèrent dans ses flancs. Surpris par cette attaque imprévue, il poussa une sorte de beuglement et plongea. Tous les canots se retirèrent immédiatement à force de pagaies, de peur d'être enveloppées dans le tourbillon occasionné par le plongeon soudain de la victime, qui fuyait rapidement, en laissant la surface de la mer une large traînée de sang. Les Clallomes lâchèrent des cris de joie, et, rompant l'ordre jusqu'alors observé, se mirent à sa poursuite à qui plus vite. Les traces de sang leur servaient de piste.
—Que mes frères suivent mon canot, dit Ouaskèma aux Indiens qui conduisaient l'embarcation de Poignet-d'Acier.
Et elle gagna le front, de la flottille.
Au bout d'un quart d'heure, des bouillonnements furieux et des oscillations successives de l'onde, se soulevant en vagues puissantes, annoncèrent la prochaine réapparition de la baleine. Les bateaux s'alignèrent de nouveau; les deux rangs à un intervalle de trente brasses au plus. Au milieu de cet intervalle bondit une masse d'écume qui retomba en rosée sur les équipages. Elle était accompagnée d'un grondement aussi assourdissant que celui d'une cataracte. Les embarcations furent sur-le-champ dispersées comme par une bourrasque du nord-est. Mais elles se rallièrent promptement. A travers les convulsions des flots, se montrèrent quelques outres, puis deux évents éjectant une bruine ensanglantée, et enfin un mufle gigantesque gueule épouvantable, garnie de longues barbes noires, qui aspira bruyamment l'air, se recacha, ressortit et s'engouffra encore, par un mouvement de bascule qui mettait tour à tour à nu sa tête, ses ailes et sa vaste queue. Les Indiens profitèrent de ce moment pour revenir sur la reine des eaux et darder une grêle de traits dans son corps. Elle exhala un rugissement plaintif et chercha encore à se réfugier au sein de son empire. Mais les forces l'abandonnaient, et la multitude de sacs gonflés de gaz dont son dos était chargé paralysait ses tentatives. Elle s'agita, se démena à droite, à gauche, vira sur elle-même comme sur un pivot, battit avec ses immenses nageoires les vagues convulsionnée, mugit de douleur et fila entre deux eaux avec la rapidité de la flèche. Malgré le calme des éléments, il semblait, sur son passage, que le Pacifique fut irrité par une violente tempête. Les Clallomes avaient rebroussé, se tenaient à distance et surveillaient attentivement les évolutions du colossal poisson. Ils recommencèrent la chasse, rattrapèrent leur proie alors qu'épuisée par la perte, de son sang, elle essayait de reprendre haleine, et l'assaillirent avec des vociférations infernales et un redoublement de vigueur.
Leur ardeur s'était aussi emparée de Villefranche. Brandissant un harpon, il arriva, un des premiers, sur la jubarte et voulut la tourner par derrière pour la frapper sous les ouïes. Mais, à cet instant, elle recula brusquement en faisant claquer sa queue comme un fouet.
Le canot de Poignet-d'Acier, touché par l'extrémité, vola en pièces.
Un cri déchirant s'échappa de la poitrine de Ouaskèma, qui se précipita à la mer…………………………………………………..
Le soir de ce jour, les guerriers clallomes festoyaient, à l'embouchure de la rivière Nahelem, avec le lard de la baleine qu'ils avaient tuée dans l'après-midi, puis remorquée à l'aide de la marée montante, près de leur cantonnement.
Tandis que les hommes se gorgeaient de ce mets dégoûtant, les femmes faisaient fondre la graisse dans une grande auge de bois, avec des cailloux rougis au feu, on emplissaient d'huile la vessie et les entrailles de la jubarte, on découpaient ses chairs en tranches pour les sécher et les conserver.
Et pendant ce temps-là aussi, agenouillée près de Villefranche qui gisait livide et décomposé sur un lit de branchages et de pelleteries, Ouaskèma s'occupait, avec l'assistance de deux autmoins, à lui remettre la cuisse gauche que le monstre marin lui avait cassée en l'atteignant du bout de sa terrible queue.
CHAPITRE XX
LE CARCAJOU
Le ciel était splendide, le soleil ardent comme le cratère d'un volcan.
Ouaskèma et Poignet-d'Acier descendirent d'un canot au pied du mont Sainte-Hélène. La joie, une joie profonde, sans mélange, rayonnait sur les traits de l'Indienne; le capitaine avait le visage pâle, amaigri et portait toutes les marques d'un homme qui relève dune longue et douloureuse maladie.
—Mon frère veut-il se soutenir à mon bras? demanda la Tête-Plate en l'enveloppant d'un regard enivré d'amour.
—Non, ma chère soeur, répliqua Villefranche d'un ton doux et mélancolique. Je me sens assez fort pour te suivre. D'ailleurs, cet endroit qui renferme les cailloux jaunes n'est pas loin, n'est-ce pas? Nous y serons bientôt?
—Le temps qu'il faut pour cuire des racines de kamassas, dit-elle.
—Ah! reprit-il, il me tarde d'être arrivé car après cela… quand j'aurai enfin cet or…
Il s'interrompit, craignant peut-être de faire une révélation inopportune, et ses yeux, qui s'étaient enflammés, se, tournèrent avec bienveillance sur la jeune fille.
—Après cela, dit-elle d'une voix palpitante, mon frère deviendra l'époux de la vierge clallome?
—Poignet-d'Acier lui doit la vie, s'écria-t-il en éludant la réponse directe que sollicitait cette question; Ouaskèma l'a arraché aux flots de la mer; pendant deux fois cent nuits elle l'a soigné et veillé sans relâche ni repos, avec la sollicitude d'une, femme aimante et dévouée. C'est à elle que le chef blanc doit d'être guéri de sa blessure. Son coeur n'est pas ingrat. Il n'oubliera jamais cc que sa soeur a fait pour lui.
—Ouaskèma est bien heureuse! dit tristement l'Indienne, à demi satisfaite par cette protestation équivoque, car, dans les âmes bien éprises, la passion a le don de seconde vue.
Ils marchèrent pendant un quart d'heure en silence.
La Clallome était distraite. Quelque pensée amère la préoccupait, car, de temps en temps, une larme roulait lentement sur ses joues et tombait à terre; mais Villefranche ne remarquait pas ces pleurs. Son coup d'oeil d'aigle ne cessait d'explorer la montagne, depuis son couronnement, aussi blanc et uni qu'un cône d'albâtre, jusqu'à sa base grisâtre et déchirée par mille fissures. Cependant, à mesure qu'ils avançaient, sa physionomie changeait, son teint se colorait, ses regards devenaient plus intenses.
—Ah! la ravine! fit-il tout à coup en s'élançant vers une étroite fondrière qui serpentait à leur droite.
—C'est là que sont les cailloux jaunes qui brillent au soleil, mon frère! lui cria Ouaskèma courant après lui.
Villefranche ne l'entendait pas. Il s'était jeté en bas du précipice. Son coeur battait violemment, ses tempes étaient baignées de sueur, ses jambes flageolaient sous lui.
Il s'appuya contre une pierre pour se remettre un peu. Au-dessus de cette pierre s'étendait un acacia charge de lianes et de convolvulus, et que le vent avait courbé de telle sorte que son tronc s'étendait horizontalement sur le ravin, à quelques pieds seulement du fond. Des halliers épais hérissaient ses racines.
Debout, fiévreux et frémissant sous l'arbre, Poignet-d'Acier cherchait à dompter l'émotion qui l'envahissait, quand sa vue tomba sur des fragments de pelleterie; puis sur des ossements, sur un crâne humain!
Il examina les lieux.
Jacques! dit-il sourdement. C'est ici qu'il est mort! Oui, dans cette excavation. A l'ombre de cet acacia. Les roches que j'avais amoncelées autour de son cadavre n'ont pu le préserver de la dent des loups. Voilà les débris de son squelette! Pauvre homme, bon, fidèle,… mais nul sans initiative… Qu'est-ce que cela?
Villefranche, qui venait d'apercevoir sur le sol un petit octangle de cuir fixé à un cordon, le ramassa.
Un scapulaire! reprit-il avec un sourire sarcastique. Il croyait à ces amulettes, lui, Jacques! Peut-être avait-il raison, ajouta-t-il ensuite d'un ton grave, car au moins ils jouissent du repos ici-bas ceux qui ont la foi!
Et après un moment de réflexion:
—Mais j'y songe, ce sachet, c'est le signe de reconnaissance des enfants de ma fille, d'Adèle! Jacques me l'a dit; je l'avais oublié…
—Mon frère c'est près de ce ruisseau, à ta gauche, que tu trouveras les cailloux jaunes qui brillent au soleil. Tiens, regarde, en voici un, dit alors une voix à l'oreille du capitaine.
Il se hâta de serrer dans sa poche le sachet et prit avidement une grosse pépite que lui tendait Ouaskèma.
Pour mieux la contempler, il fit quelques pas en avant et la jeune fille demeura sous l'acacia, dont les rameaux inférieurs effleuraient presque son chapeau d'écorce.
A cet instant, un animal étrange se glissait sournoisement à travers le feuillage. Il avait le corps couvert de poils roux, la tête noire, les yeux petits, flamboyants comme des émeraudes, les griffes longues, minces, l'apparence et les allures d'un gros chat.
Il arriva à deux pieds de Ouaskèma, s'arrêta, se replia sur lui-même, fit un bond et tomba, avec un rugissement d'une âpreté glaciale, sur de l'Indienne.
Elle poussa un cri de douleur que suivit immédiatement un coup de feu.
Comme s'il eût été mû par un ressort, Poignet-d'Acier tourna sur lui-même, sa carabine à l'épaule et prêt à tirer.
Au sommet du ravin, fuyait un homme monté sur un bison blanc, à la crinière noire comme l'ébène.
Oli-Tahara! murmura le capitaine en rabaissant son arme.
—Mon frère! dit une voix faible à côté de lui.
Villefranche tressaillit, reporta ses yeux sur le ravin.
Horrible spectacle!
Ouaskèma, la Vierge clallome, la Belle-aux-cheveux-noirs, était étendue sur la roche, dans une mare de sang. Près d'elle hurlait, en grinçant des dents et éraillant la pierre avec ses griffes, un hideux carcajou. L'animal avait été percé d'outre en outre par une balle, qui avait ensuite coupé l'artère jugulaire de la Tête-Plate.
Du bout de sa crosse, Poignet-d'Acier repoussa l'affreuse bête expirante et se pencha vers la pauvre Indienne, que la mort marquait déjà de son sceau indélébile.
—Mon frère, donne-moi ta main! balbutia Ouaskèma.
Et, quand il eut complu à son désir:
—Dans le monde des esprits nous nous reverrons, lui dit-elle…
Hias-soch-a-la-ti-yah l'avait dit: Ouaskèma ne pouvait avoir d'autre
époux que le chasseur blanc… La haut il tiendra sa promesse…
Ouaskèma est joyeuse de mourir ainsi… Que mon frère pense à la petite
Merellum…
Après ces mots, elle rendit l'âme.
Oli-Tahara, le Dompteur-de-Buffles, l'avait-il tuée sans intention, en voulant la préserver de la férocité du carcajou, ou bien la jalousie l'avait-elle poussé au meurtre?
FIN
Gigny (Yonne), octobre 1861.
________________________________________ Coulommiers.—Imp. P. Brodard et Gallois