La Tosca: Drame en cinq actes
ACTE IV
Une chambre au château Saint-Ange. A gauche, pan coupé. Alcôve richement décorée. Le lit au fond. Pan coupé, droite, large fenêtre avec bacon praticable. Au fond, milieu, porte d'entrée, premier plan droite, secrétaire ouvert. Premier plan gauche, console surmontée d'une glace. Au pied du lit, dans l'alcôve, un prie-Dieu, avec crucifix d'ivoire.; Au milieu, vers la gauche, une table couverte de sa nappe, et sur laquelle est servi un souper. Un canapé à droite de la table au milieu de la, scène. Il faut encore nuit, et la pièce n'est éclairée que par deux candélabres allumés placés sur console, et une lampe avec abat-jour sur la table. Au lever du rideau, la fenêtre est fermée. Un maître d'hôtel et un laquais font le service. Scarpia soupe, assis entre la table et la console, à laquelle il tourne le dos.
Scène première
SCARPIA, SCHIARRONE, Un maître d'hôtel, un laquais, COLOMETTI
Scarpia.—Ouvrez la fenêtre, Colometti. L'air de cette chambre est étouffant. (Colometti ouvre la fenêtre à droite toute grande.) Quelle heure est-il?... Schiarrone.
Schiarrone.—Excellence, on a chanté les matines.
Scarpia.—La ville me paraît fort calme.
Schiarrone.—Très calme, Excellence... M. le gouverneur a fait doubler les postes; et toute la garnison est sous les armes.
Scarpia.—Précautions inutiles. Cette victoire des Français a moins échauffé les têtes romaines que je ne l'aurais cru.
Schiarrone.—Plus d'étonnement que de joie, Excellence. Voilà, je crois le sentiment général.
Scarpia.—Le prisonnier est en chapelle?
Schiarrone.—Oui, Excellence, avec les moines blancs de la mort. Mais, à leurs saintes exhortations, pour qu'il se recommande à la miséricorde divine, il se borne à répondre qu'il n'a aucun pardon à demander à Dieu, n'ayant fait que son devoir d'honnête homme qui est de venir en aide à toute victime de la tyrannie.
Scarpia, découpant et se servant.—Voilà bien de mon jacobin!
Schiarrone.—...Et que si quelqu'un est coupable en cette affaire, ce n'est pas lui envers le ciel, mais le ciel envers lui.
Scarpia.—Affreux blasphème!... Et alors?
Schiarrone.—Alors les blancs se sont lassés de tant d'impiété, et l'ont laissé en repos... Il en a profité pour s'endormir.
Scarpia.—Belle préparation à la mort, et digne d'un chrétien!
Scène II
Les mêmes, SPOLETTA
Scarpia.—Eh bien, capitaine, M. le gouverneur?...
Spoletta.—Excellence, monseigneur rentrait à l'instant ayant passé la nuit au Palais Farnèse, où l'avait retenu l'indisposition de Sa Majesté. Il a paru fort satisfait de l'arrestation d'Angelotti, et m'a remis cet ordre écrit de sa main.
Scarpia, lisant.—Le chevalier Mario Cavaradossi devra être exécuté avant le lever du soleil. (il dépose l'acte sur la table.) J'ai réfléchi. Angelotti étant condamné à la potence a décidément droit à sa potence. Il est inutile de faire savoir qu'il nous a échappé par le poison, et que nous ne pendons qu'un cadavre. Ces morts volontaires sont d'un détestable exemple. Le criminel ne doit pas se dérober au châtiment. Donc, pour tous, Angelotti sera mort de la main du bourreau. La potence est prête?
Schiarrone.—On la dresse en ce moment, sous cette fenêtre, à la tête du pont.
Scarpia.—Vous laisserez le corps en vue jusqu'à l'heure de la grand'messe. Après quoi, vous le jetterez dans une fosse quelconque; et pas en terre sainte. Un suicidé n'a pas droit à la sépulture chrétienne, pas même à une croix sur sa tombe. Il boit.
Spoletta.—Il sera fait ainsi Excellence. Et l'autre?
Scarpia.—Pour le Cavaradossi, nous verrons. Où est la femme?
Spoletta.—Dans la chambre où Votre Excellence a donné ordre qu'on l'enfermât.
Scarpia, le verre à la main.—Et furieuse, toujours?...
Schiarrone.—Plus calme. Elle s'est fort inquiétée du chevalier d'abord; puis du lieu où elle se voyait transportée. Nous n'avons pas cru devoir le lui dire, n'ayant pas d'instructions à cet égard.
Scarpia, à Schiarrone.—Introduisez ici la Tosca... (Schiarrone sort. A Spoletta.) Vous, Spoletta, veillez à la pendaison du mort. La chose faite, je vous appellerai de cette fenêtre. Allez... (Aux laquais, se levant a la vue de la Tosca introduite par Schiarrone.) Et qu'on me laisse...
Le maître d'hôtel salue; le laquais emporte le plateau posé sur la console.
Scène III
SCARPIA, FLORIA
Elle entre silencieusement, pâle, et regarde autour d'elle, appuyée sur le dossier du canapé.
Scarpia, après un temps.—Vous voulez savoir où vous êtes, Tosca. Vous êtes, ainsi que le chevalier Cavaradossi, au château Saint-Ange, chez moi... Maintenant, j'estime qu'après une telle nuit vous êtes à bout de forces. Laissez-moi vous faire les honneurs de ce triste logis, et prenez votre part d'un souper qui serait meilleur, si j'avais prévu que je vous aurais cette nuit pour convive. (Floria, sans le regarder, fait un geste de refus méprisant. Il reprend, souriant.) Bon... N'allez pas rêver poison... Ce sont là mœurs d'un autre âge. Nous n'usons plus du poison.
Floria, sourdement.—Mais vous égorgez toujours!
Scarpia, froidement—Rarement, et les meurtrières seuls... Pour les rebelles et leurs complices, je les fais plus volontiers fusiller, ou pendre, à mon choix. (Mouvement de Floria.) Ce mot vous étonne... Vous êtes-vous figurée que le chevalier serait mis en jugement?
Floria, anxieuse.—Il ne sera plus jugé?...
Scarpia, souriant toujours.—Quelle folie... Un interrogatoire, des témoins et des plaidoiries!... Nous avons bien le temps de nous amuser à ces bagatelles!... Sa Majesté Catholique a simplifié la procédure... Venez ici, et voyez à la lueur des falots ces gens s'agiter là-bas à la tête du pont. Ils dressent un gibet à deux branches. A l'une ils accrocheront un mort: Angelotti... A l'autre, un vivant!...
Floria, épouvantée.—Mario?
Scarpia.—Vous l'avez dit!... Et il ne tiendrait qu'à moi d'embellir ce groupe en vous y associant. Mais à Dieu ne plaise que je prive les Romains de leur idole,—qui est aussi la mienne. Votre voiture est en bas qui vous attend. Toutes les portes du château vous sont ouvertes. Vous pouvez sortir, vous êtes libre!
Floria, avec un cri de joie.—Ah!
Elle s'élance vers la porte.
Scarpia.—Attendez!... (Elle s'arrête.) Le vrai sens de ce cri, je le devine. Ce n'est pas la joie de votre salut!... Mais cette pensée: «Je cours au Palais Farnèse, je force la porte de la reine, et je lui arrache la grâce de mon amant!» N'est-ce pas cela?
Floria.—Oui, c'est cela!
Scarpia, prenant l'ordre sur la table.—Malheureusement, l'order est formel. Le chevalier doit être exécuté avant le lever du soleil. Quand sa grâce m'arrivera, il sera pendu depuis une heure.
Floria.—Tu ferais cela?
Scarpia.—Ah! de bonne foi, ma chère... Je vous tiens quitte de votre peine; mais, de la sienne, non pas!
Floria.—Mais alors... alors... misérable!... Tu n'es même plus le bourreau... Tu es l'assassin!...
Scarpia.—Peut-être!... Cela dépend... Mais voyons... prenez place, je vous en prie, et acceptez au moins ce verre de vin d'Espagne. (Il le verse.) Nous causerons ainsi plus à l'aise du chevalier Cavaradossi, et de la meilleure façon de le tirer de ce mauvais pas.
Floria.—Je n'ai soif et faim que de sa liberté! Allons, au fait!... (Elle s'assied résolument en face de lui à la table, écartant le verre.) Combien?
Scarpia, se versant à boire.—Combien?
Floria.—Oui!... Question d'argent, je suppose?
Scarpia.—Fi donc, Tosca, vous me connaissez bien mal... Vous m'avez vu, féroce, implacable, dans l'exercice de mes devoirs; c'est qu'il y allait de mon honneur et de mon propre salut, la fuite d'Angelotti entraînant forcément ma disgrâce... Mais, le devoir accompli, je suis comme le soldat qui dépose sa colère avec ses armes; et vous n'ayez plus ici devant vous que le baron Scarpia, votre applaudisseur ordinaire, dont l'admiration va pour vous jusqu'au fanatisme... et même a pris cette nuit un caractère nouveau... Oui, jusqu'ici, je n'avais su voir en vous que l'interprète exquise de Cimarosa ou de Paisiello... Cette lutte m'a révélé la femme... La femme plus tragique, plus passionnée que l'artiste elle même, et cent fois plus admirable dans la réalité de l'amour et de ses douleurs que dans leur fiction! Ah! Tosca, vous avez trouvé là des accents, des cris, des gestes, des attitudes... Non, c'était prodigieux, et j'en étais ébloui au point d'oublier mon propre rôle, dans cette tragédie, pour vous acclamer en simple spectateur, et me déclarer vaincu!...
Floria, toujours inquiète, à mi-voix.—Plût à Dieu!
Scarpia.—Mais savez-vous ce qui m'a retenu de le faire... C'est qu'avec cet enthousiasme pour la femme affolante, grisante, que vous êtes, et si différente de toutes celles qui ont été miennes... une jalousie... une jalousie subite me mordait le cœur... Eh! quoi, ces colères et ces larmes au profit de ce chevalier qui, entre nous, ne justifie guère tant de passion? Ah! fi donc! Plus vous me conjuriez pour lui, plus je me fortifiais dans la volonté tenace de le garder en mon pouvoir, pour lui faire expier tant d'amour et l'en punir, oui, ma foi, l'en punir! Je lui veux tant de mal de son bonheur immérité. Je lui envie à ce point la possession d'une créature telle que vous,—que je ne saurais la lui pardonner qu'a une condition... C'est d'en avoir ma part.
Floria, debout, bondissant.—Toi!...
Scarpia, assis, la retenant par le bras.—Et je l'aurai!...
Floria, elle se dégage violemment, en éclatant de rire.—Imbécile!... J'aimerais mieux sauter par cette fenêtre!...
Scarpia, froidement, sans bouger.—Fais... Ton amant te suit!... Dis: «Oui, je le sauve... Non: je le tue!»
Floria, le regardant, épouvantée.—Ah! cynique scélérat! Cet horrible marché!... Et par l'épouvante et la force!...
Scarpia.—Bon, ma chère où prenez-vous la violence? Si le marché ne vous va pas, allez-vous-en, la porte est libre... Mais je vous en défie... Vous allez crier, m'insulter, invoquer la Vierge et les saints... Perdre le temps en paroles inutiles... Après quoi, n'ayant pas mieux à faire, vous direz: oui...
Floria.—Jamais... Je vais réveiller toute la ville et lui crier ton infamie.
Scarpia, de même, froidement, buvant une gorgée.—Cela ne réveillera pas le mort!... (Floria s'arrête court avec un geste de désespoir. Il reprend, souriant.) Tu me hais bien, n'est-ce pas?
Floria.—Ah! Dieu!
Scarpia, de même.—A la bonne heure!... Voilà comme je t'aime!... (Il repose sa coupe sur la table.) Une femme qui se donne, la belle affaire... J'en suis rassasié, de celles-là!... Mais ton mépris et ta colère à humilier... ta résistance à briser et à tordre dans mes bras!... Pardieu, c'est la saveur de la chose, et ta résignation me gâterait la fête!...
Floria.—Oh! démon!
Scarpia.—Démon, soit!... Comme tel, ce qui me charme, créature hautaine, c'est que tu sois à moi... avec rage et douleur! que je sente bien ton âme indignée se débattre... ton corps révolté frémir de son abandon forcé à mes détestables caresses, et de toute ta chair, esclave de la mienne! Quelle revanche de ton mépris, quelle vengeance de tes insultes, quel raffinement de volupté, que mon plaisir soit aussi ton supplice... Ah! tu me hais!... Moi, je te veux, et je me promets une diabolique joie de l'accouplement de mon désir et de ta haine!
Floria.—De quel accouplement pareil es-tu né, bête fauve, ce n'est pas une mamelle de femme qui t'a nourri de son lait!
Scarpia.—Va! va!... Poursuis!... Insulte-moi... Tu ne saurais trop... crache-moi tes mépris à la face, mords et déchire... Tout cela fouette mes désirs et ne les rend que plus avides de toi!...
Floria, se dérobant, épouvantée.—Ne m'approche pas! A l'aide, au secours... à moi!...
Scarpia.—Personne ne viendra!... Et tu perds le temps en cris inutiles!... Vois, l'horizon s'éclaire, et ton Mario n'a plus un quart d'heure à vivre!
Floria.—Ah! Dieu bon, Dieu grand, Dieu sauveur! Qu'il y ait un tel homme! et que tu le laisses faire! Tu ne le vois donc pas? Tu ne l'entends donc pas?
Scarpia, railleur.—Si tu ne comptes que sur lui!... Angelotti est à son gibet. (Elle recule effrayée.) Et c'est le tour de l'autre!... (Criant.) Spoletta!
Floria, s'élançant vers la fenêtre.—Non!... Non!... Sauvez-le!...
Scarpia.—Tu consens?...
Floria, glissant à reculons dans ses bras et tombant à ses pieds.—Pitié!... Grâce!... Ah! mon Dieu!... Vous êtes bien assez vengé!... pourtant!... Je suis assez punie, humiliée!... Je suis à vos pieds!... Je vous supplie... Je vous demande pardon... humblement pardon... de tout ce que j'ai dit!... humblement!... Grâce!... Grâce!...
Scarpia.—Allons, c'est convenu, n'est-ce pas?...
Il la relève en la serrant contre lui.
Floria, se dégageant avec un cri de dégoût.—Ah! non!... Non!... Je ne veux pas!... Je ne pourrais pas!... Je ne veux pas!...
Scène IV
Les mêmes, SPOLETTA, sur le seuil.
Soldats, derrière, dans l'antichambre.
Spoletta.—Dois-je aller prendre Cavaradossi?
Floria.—Oh! non! non!
Scarpia.—Attendez!... (Il vient à Floria, cramponnée au dossier du canapé.)—Tu as une minute pour te décide!
Floria, épuisée cramponnée au dossier du canapé.—C'est fini!... Tout est contre moi!... C'est fini!...
Scarpia, à son oreille.—Allons!...
Silence.
Floria, après un temps, avec effort, honteusement.—Oui!...
Elle fond en larmes, la face sur le dossier du canapé.
Scarpia, remontant.—Capitaine... j'ai changé d'avis... Le bourreau peut aller dormir. Nous ne pendrons pas le chevalier, qu'on le laisse en chapelle.
Spoletta se retourne vers les hommes qui l'accompagnaient, et qui, sur un mot de lui, se retirent. Il reste seul en vue.
Floria, bas, à Scarpia.—Je le veux libre, libre à instant.
Scarpia, de même.—Doucement, Tosca!... Il y faut plus de mystère!... Voici l'ordre du prince auquel je dois obéir. (Il présente le papier.)—Je n'ai que le choix du supplice; nous en profiterons... Mais pour tous, sauf pour cet homme qui m'est dévoué, le chevalier doit passer pour mort!...
Floria.—Et qui m'assure qu'après... vous le sauverez?...
Scarpia.—L'ordre que je vais donner ici, vous présente!... (A Spoletta.) Spoletta! fermez-cette porte... (Spoletta obéit.) Ecoutez bien!... Nous ne pendons plus le chevalier, nous le fusillons... (Mouvement de Floria qu'il arrête du geste.) sur la plate-forme du château, comme nous avons fusillé le comte Palmieri...
Spoletta.—Alors, Excellence, une exécution?...
Scarpia.—Simulée... Exactement comme vous avez fait pour Palmieri!
Spoletta.—Parfaitement, Excellence.
Scarpia.—Vous; prendrez douze hommes de votre compagnie dont vous chargerez les fusils vous-même... à poudre seulement, avec le plus grand soin...
Spoletta.—Oui, Excellence.
Scarpia.—Le chevalier, bien averti du rôle qu'il doit jouer, sera conduit sur la plate-forme, sans autres témoins que vous et vos hommes. Aux coups de feu, il tombera comme foudroyé... Vous ferez même constater qu'il est mort, et que le coup de grâce est inutile, et vous renverrez vos hommes. Après quoi, un manteau sur l'épaule, un chapeau sur les yeux, il sera conduit par vous hors du château, jusqu'à la voiture de madame, qui l'y attendra. Vous y prendrez place avec le chevalier, la voiture vous conduira jusqu'à la porte Angélique, que vous vous ferez ouvrir, par mon ordre, et quand la voiture aura franchi les murs sans accident, alors seulement, vous la laisserez suivre son chemin, et irez vous reposer... Le reste me regarde. Vous m'avez bien compris?
Spoletta.—Oui, Excellence!
Scarpia.—Les fusils?...
Spoletta.—Je les chargerai moi-même. Dois-je procéder immédiatement?...
Scarpia.—Non pas! Laissez le chevalier en chapelle et attendez.
Floria, à mi-voix.—Je veux le voir, et lui dire moi-même ce qui est convenu.
Scarpia.—Très bien!... (A Spoletta..) Madame est libre. Elle peut, circuler dans le château et en sortir à son gré. Postez un homme au bas de l'escalier. Il conduira madame à la chapelle. C'est seulement après son entretien avec Cavaradossi et tandis qu'elle regagnera sa voiture, que vous procéderez à l'exécution comme; je l'ai dit...
Spoletta.—C'est entendu, Excellence.
Scarpia.—Allez... N'oubliez rien, et qu'on me laisse seul jusqu'à ce que j'appelle.
Spoletta salue et sort, fermant la porte dont Scarpia tire le verrou.
Scène V
SCARPIA, FLORIA
Au bruit de la porte fermée et du verrou tiré, Floria tressaille et se lève en chancelant.
Scarpia, redescendant.—Est-ce bien cela?
Floria, faiblement et toute tremblante.—Non!...
Scarpia.—Quoi de plus?...
Floria, de même, avec effort.—Je veux un sauf-conduit qui, après la sortie de Rome, m'assure celle des Etats romains...
Scarpia.—C'est juste!... (Il va au secrétaire où il écrit debout. Floria gagne la table où elle prend d'une main tremblante le verre de vin d'Espagne, versé par Scarpia. Dans ce mouvement, et quand elle a déjà porté le verre à ses lèvres, elle aperçoit sur la table le couteau à découper à lame pointue, s'arrête, jette un coup d'œil à Scarpia qui lui tourne le dos en écrivant, et, attentive à ne pas être surprise dans ses mouvements, repose le verre lentement, attire le couteau à sa portée. Scarpia lisant tout haut ce qu'il vient d'écrire.) Ordre à tous de laisser sortir librement de la ville de Rome et des Etats romains la signora Tosca et le cavalier qui l'accompagne.—Vitellio Scarpia, régent de la police romaine. (Il revient à elle. Elle a repris le verre qu'elle vide d'un trait.) Etes-vous satisfaite?
Il lui passe le papier qu'elle lit debout, lui étant derrière elle, et tout près d'elle.
Floria, après avoir feint de lire, reposant le verre, ce qui rapproche sa main du couteau.—Oui... C'est bien.
Scarpia.—Alors... ce qui m'est dû!...
Il l'enlace d'un bras, et baise ardemment son épaule nue.
Floria.—Le voilà!...
Elle lui plonge le couteau dans le cœur.
Scarpia.—Ah! maudite!
Il tombe sur le canapé.
Floria, avec une joie et un rire féroces.—Enfin!... C'est fait!... Enfin!... Enfin!... Ah! c'est fait!...
Scarpia.—A moi!... Je suis mort!...
Floria.—J'y compte bien! Ah! bourreau! Tu m'auras torturée pendant toute une nuit, et je n'aurais pas mon tour?... (Elle se penche sur lui, les yeux dans les yeux.) Regarde-moi bien, bandit!... me repaître de ton agonie, et meurs de la main d'une femme, lâche! Meurs, bête féroce, meurs désespéré, enragé! Meurs!... Meurs!... Meurs!...
Scarpia, sur le meuble et reprend le couteau. Ils se regardent ainsi dossier du canapé, et d'une voix étouffée.—Au Secours!... A moi!...
Floria. remontant vers la porte où elle écoute.—Crie! Le sang t'étouffe! On ne t'entendra pas!... (Scarpia, par un dernier effort, se redresse presque debout. Elle bondit sur le meuble et reprend le couteau. Ils se regardent ainsi une seconde, lui suffoquant, elle menaçante. Après un effort inutile, il retombe sur le canapé de dos, en poussant un gémissement sourd, et de là glisse à terre. Elle repose le couteau sur le meuble, froidement.) A la bonne heure!... (Elle fait glisser le flambeau pour éclairer son visage. Il expire.) A présent, je te tiens quitte! (Sans le quitter des yeux, elle essuie ses doigts à la nappe, au bord extrême de la table. Puis, au bout de cette table, prend une carafe et mouille une serviette avec laquelle elle essuie une tache de sang sur sa robe; tord la serviette et la jette du côté de l'alcôve. Elle tourne la table et va à la glace qui est sur la console, là elle prend un des flambeaux à une seule bougie qui est sur la console et rajuste ses cheveux devant la glace.) Et c'est devant ça que tremblait toute une ville! (Roulement de tambour lointain. Trompettes battant la diane. Tressaillant.) La diane!... Le jour!... déjà?...
Elle remonte entre la table et le mort et souffle le candélabre à sa portée. Elle prend sur la table le sauf-conduit qu'elle glisse dans son sein. Elle tend l'oreille vers la porte du fond. Elle va sortir, puis, aperçoit la bougie allumée, va pour l'éteindre et se ravise. Elle rallume l'autre flambeau, les place à terre, l'un à gauche, l'autre à droite du mort, cherche autour d'elle, aperçoit le crucifix dans l'alcôve, le décroche, le pose sur la poitrine de Scarpia. Puis se relève et gagne la porte du fond qu'elle ouvre doucement; le vestibule est noir. Elle écoute et sort, refermant la porte sur elle au moment où les tambours de la citadelle battent à leur tour.
RIDEAU
ACTE V
PREMIER TABLEAU
La chapelle des condamnés à mort au château Saint-Ange. Fenêtre grillée au fond. Rétable à droite. Porte à gauche.
Scène première
MARIO, endormi, Un guichetier, un aide, deux carabiniers, SPOLETTA
Un sergent entre et descend vers Mario.
Spoletta, secouant doucement Mario pour le réveiller.—Chevalier!... Chevalier!...
Mario, se réveillant en sursaut.—Hein?... Plaît-il?... Ah! c'est vous, capitaine! Je dormais si bien... Le moment est-il venu?... Et ne me réveillez-vous d'un si bon sommeil que pour m'en faire connaître un autre plus profond?...
Spoletta, désignant la porte qui est restée entr'ouverte.—Non, monsieur, c'est quelqu'un qui voudrait...
Mario.—Oh! si celui-là est encore un de ces moines blancs qui veulent à tout prix me faire implorer la miséricorde de Dieu, pour avoir tenté de sauver Angelotti, je m'y refuse énergiquement. Je vous en prie, capitaine, épargnez-moi leurs instances inutiles et leurs chants lugubres. La mort est assez fâcheuse par elle-même sans qu'on l'attriste encore par de telles cérémonies.
Il s'étend de nouveau pour se rendormir.
Spoletta.—Les moines blancs sont partis, monsieur, sur l'ordre de Son Excellence, et pour une raison que vous saurez tout à l'heure. Ce n'est pas d'eux qu'il s'agit, mais d'une personne que vous verrez sans doute avec plus de plaisir.
Mario, vivement, sur son séant.—Floria?
Spoletta.—Oui, monsieur!
Mario, se tournant vers la porte.—Oui! qu'elle vienne! Où est-elle? Floria! Ma chérie... Mon amour!... Mais viens donc... Viens donc!
Sur un signe de Spoletta, le guichetier ouvre la porte toute grand à Floria.
Scène II
Les Mêmes, FLORIA
Floria, courant à lui, et, agenouillée, le prenant dans ses bras.—Tu m'as donc pardonné?
Mario.—Oh! ma chère âme! C'est à toi de me pardonner un mouvement de colère bien injuste, bien ingrat, que je me suis assez reproché. Et au moment de nous dire adieu...
Floria, bas à son oreille, avec un coup d'œil aux personnages qui, sur l'ordre muet de Spoletta, gagnent la porte.—Non!... Non!... Pas adieu!...
Mario.—Comment?
Floria, de même.—Tais-toi! Attends... Attends qu'ils Sortent. (En rapprochant son visage de celui de Mario, elle frôle le front de celui-ci qui n'est pas maître d'un petit mouvement de douleur. Vivement.) Tu Souffres?...
Mario, prenant sa main qu'il porte à ses lèvres.—Un peu, oui.
Floria.—Ah! mon amour, je vais pouvoir te soigner, te guérir!... Dans quelques instants, nous serons loin de cette horrible ville, et de tout péril! (Les voyant tous sortis, sauf Spoletta.) J'ai ta grâce!
Mario.—Ma grâce?
Floria.—Entière!...
Mario.—De Scarpia?
Floria.—De Scarpia! N'est-ce pas, capitaine, n'est-ce pas qu'il est sauvé?
Spoletta.—Son Excellence, monsieur, m'a effectivement donné des ordres qui confirment tout ce que dit madame.
Floria.—Tu vois!...
Mario, à Spoletta.—Et quels ordres?
Floria.—On doit faire semblant de te fusiller, pour l'apparence, tu comprends. Mais les fusils ne seront chargés qu'à poudre, à poudre seulement, et, pour plus de sûreté, c'est le capitaine qui doit les charger lui-même. N'est-ce pas, capitaine? Dites-le-lui bien; dites-le, il a l'air de ne pas me croire.
Spoletta.—Chargés de ma propre main, monsieur. C'est l'ordre formel de Son Excellence...
Floria.—Tu vois bien! Le capitaine te le dit. Alors, on te conduit sur la plate-forme, sans témoins... Les soldats tirent... tu tombes comme s'ils t'avaient tué. Le capitaine congédie ses hommes; les portes du château nous sont ouvertes; nous montons dans ma voiture et nous partons ensemble pour aller où nous voudrons! et libres, libres!... Quel bonheur!
Mario.—Est-ce possible?
Floria.—Tiens, le sauf-conduit (Elle le lui donne.) qui nous ouvre les portes du château, de la ville, et qui nous assure le passage jusqu'à l'a frontière.
Mario.—A toi?
Floria.—Et à toi? Lis donc: La, signora Tosca, et le cavalier qui l'accompagne.
Mario.—En effet. Et signé Scarpia?
Floria.—Tu vois bien!
Spoletta.—Et si vous m'en croyez, monsieur, vous avez tout intérêt à ne pas attendre le grand jour. Plus tôt nous agirons, mieux cela vaudra.
Floria, vivement.—Ah! je crois bien! Vite, vite, capitaine, tout de suite!
Spoletta, à Mario.—Mes hommes sont déjà sur la plate-forme. J'ai mis les fusils en lieu sûr. Je vais m'assurer que la place est déserte et je reviens vous prendre.
Floria.—Oui, oui, c'est cela, capitaine, allez vite! Ah! que je vous suis reconnaissante!
Spoletta sort.
Scène III
FLORIA, MARIO
Mario, dès que Spoletta est sorti, il saisit violemment la main de Tosca.—Malheureuse! De quel prix as-tu payé mon salut?
Floria.—D'un coup de couteau!
Mario.—Tu l'as tué?
Floria.—Ah! si je l'ai tué! (Avec une joie sauvage.) Oh! ça, oui, je l'ai bien tué!
Mario.—Et tu es la? Mais on va découvrir ce mort, tu es perdue.
Floria.—Non, mon Mario, non, je ne suis pas perdue. Devant moi il a donné l'ordre qu'on le laissât reposer! Il repose! Personne ne s'étonnera qu'ayant veillé toute la nuit il dorme jusqu'à l'heure du repas, midi, une heure. Nous avons donc six ou sept heures devant nous, quatre au pis aller. Et, dans quatre heures, nous serons à Civita-Vecchia où nous trouverons un navire en partance, un bateau, une barque?... Avant qu'on ait découvert ce mort nous serons loin, bien loin, hors d'atteinte, en pleine mer!...
Mario.—Ah! vaillante femme. Tu es bien une Romaine. Une vraie Romaine d'autrefois!
La porte s'ouvre.
Floria.—Spoletta!
Scène IV
Les mêmes, SPOLETTA, Soldats, au fond, dans le vestibule.
Spoletta.—Vous êtes prêt, monsieur?
Floria, joyeusement.—Oui, capitaine. Oui!... (Elle aperçoit les soldats et change de ton.) Oui, nous sommes prêts! (Bas à Spoletta, en tenant Mario serré dans ses bras, pour les soldats, témoins, comme si elle lui faisait ses derniers adieux.) Ne puis-je pas vous accompagner?
Spoletta, bas.—Oh! non, madame. Il vaut mieux ne pas vous montrer, et ne venir là qu'après les, coups de feu.
Floria, de même.—De ce côté, n'est-ce pas, la plate-forme?
Spoletta, de même.—De ce côté! Vingt marches à monter.
Floria, de même.—Bien! Ne me faites pas trop attendre.
Spoletta, de même.—C'est l'affaire de cinq minutes au plus!... (Haut à Mario.) Allons, monsieur.
Floria, dans les bras de Mario.—Joue bien ton, rôle! Tombe sur le coup... Et fais bien le mort.
Mario.—Sois tranquille!
Floria.—Va, va vite! Nous aurons le temps de nous embrasser en route!
Spoletta, aux soldats.—Portez armes!
Ils sortent avec Mario. Tous disparaissent.
Scène V
FLORIA, seule.
Silence d'un moment.
Floria.—Sûrement, avec les chevaux de poste que nous trouverons sur la route, nous pouvons être à Civita-Vecchia dans quatre heures!... Ah! Dieu! quand je verrai les côtes d'Italie s'effacer au loin! Quelle délivrance... (Silence.) Ah! je les entends marcher là-haut, sur la plate-forme... Ils s'arrêtent!... C'est le moment... Pourvu, maintenant, que l'on ne s'avise pas de réveiller l'autre, pour quelque affaire!... (Silence.) Eh bien, qu'est-ce qu'ils attendent?... Cela devrait être fait déjà!... Un retard peut tout perdre... Et puis, c'est odieux cette attente!... Cela serre le cœur... J'ai beau savoir que ce n'est qu'un jeu... la pensée qu'on va tirer sur lui!... Ah! mon Dieu! Mais allez donc, allez donc! Finissez donc!... (Détentions. Elle pousse un cri d'effroi involontaire.) Ah!... Je suis folle... C'est fait!... Allons, maintenant! Ah! son manteau que j'oubliais!
Elle prend le manteau et sort vivement par la gauche.
DEUXIEME TABLEAU
Plate-forme du château Saint-Ange, côté sud. Au fond, le parapet et les canons. Et, en perspective la ville, entre le colysée et le dôme de Saint-Pierre, éclairée par le soleil levant. Au premier plan, à gauche, un grand mur montant jusqu'aux frises. A droite, mur et grande échauguette qui sert de couronnement à un escalier praticable par où l'on vient de l'étage inférieur. Au deuxième plan, passage praticable entre l'échauguette et le parapet. Il fait à peine jour au lever du rideau, et la scène va s'éclairant de plus en plus.
Scène première
SPOLETTA, MARIO, Soldats, FLORIA
Mario est étendu, immobile, à gauche de la scène, en avant du grand mur. Les soldats sont à droite, au fond, entre le parapet et l'échauguette Spoletta, penché sur Mario, dont la tête est tournée du côté du mur. Un sergent, une lanterne à la main, attend.
Spoletta, après un temps, se relevant, aux soldats.—C'est inutile... Vous pouvez vous retirer.
Le sergent remonte et sort avec les hommes par la droite.
Floria, paraît sur le seuil de l'échauguette, le manteau sur le bras.—C'est bien cela... C'est la plate-forme!... (l'apercevant.) Ah! c'est vous?... Capitaine... vos hommes sont partis?
Spoletta.—A l'instant!
Floria.—Où est-il?
Spoletta.—Là!
Floria.—Ah!... bien! Voyez si le chemin est libre!... (Spoletta sort par la droite, deuxième plan. Elle va à Mario.) C'est moi... Ne bouge pas!... Un soldat qui passe... Attends!... (Elle suit des yeux le soldat.) Bien!... Il s'éloigne... (Elle redescend. Quatre hommes paraissent à droite, premier plan, conduits par un sergent, deux avec des lanternes. Vivement.) Reste encore... Voici des lumières!... (Les yeux toujours tournés vers le côté où les hommes ont disparu.) Reste encore... Ils pourraient te voir. Attends qu'ils aient tourné le mur... Là... bien, les voici qui disparaissent... le dernier... maintenant... bien! Tiens, voilà le manteau. (Elle le lui jette les yeux tournes vers le fond.) Jette-le sur tes épaules et lève-toi!... Vite! à présent!... Vite! vite donc! (Elle se retourne et le voit immobile.) Mais lève-toi donc!... Tu ne m'entends donc pas?... Mario!... Mario!... (Effrayée, elle court à lui.) Evanoui?... Mario!... (Elle retourne vivement le corps, la tête de Mario apparaît livide et son bras fouettant l'air vient retomber sur le sol avec un bruit mat.) Du Sang!... Mort!... Mon Mario!... Tué!... Tué!... Ils me l'ont tué! (Spoletta reparaît avec Schiarrone et les quatre porteurs, le sergent et des soldats. Elle bondit vers lui.) Assassin! Assassin... qui devais le sauver!
Spoletta.—Vous le faire croire et le fusiller, comme Palmieri! c'était l'ordre du maître!...
Floria.—Ah! le tigre! Et je ne peux plus le tuer!
Mouvement de tous.
Spoletta, Schiarrone et Un Officier.—Le tuer?
Floria,—Oui, je l'ai tué, votre Scarpia... Tué, tué, entendez-vous? D'un coup de couteau dans le cœur, et je voudrais encore l'y plonger et l'y tordre... Ah! vous fusillez... Moi, j'égorge! (Deux hommes, sur un geste de Spoletta s'élancent, par la gauche.) Oui, allez! Allez voir ce que j'ai fait de ce monstre... dont le cadavre assassine encore...
Schiarrone.—Misérable femme!
Spoletta, l'arrêtant.—Eh! Ne vois-tu pas que la douleur trouble sa cervelle et qu'elle nous conte ses rêveries!
Schiarrone.—Et si elle l'a tué, pourtant?
Spoletta.—Elle le payera trop peu de sa vie.
Floria.—Prends-la donc! Que je n'aie plus l'horreur de vous voir, bandits qui faites de telles choses, peuple pourri qui les accepte... soleil infâme qui les éclaire!
Voix confuses. Cris dehors. Roulement de tambours.
Spoletta, vivement.—Eh bien?
Un Officier.—C'est vrai!
Tous.—Oh!
Spoletta.—Frappé?
L'Officier,—Mort!
Cris de colère.
Spoletta, à Floria qui, pendant ce temps, a gagne le fond.—Ah! Démon!... je t'enserrai rejoindre ton amant!
Floria, debout sur le parapet.—J'y vais, canailles!
Elle se lance dans le Vide.
RIDEAU
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