La veille d'armes: Pièce en cinq actes
SCÈNE II
Les Mêmes, BRAMBOURG, à la barre.
FOLGOET. Monsieur Brambourg, n'est-ce pas?
BRAMBOURG. Oui, Monsieur le Président.
FOLGOET. Age, prénoms, qualité.
BRAMBOURG. Albert Brambourg, enseigne de vaisseau de première classe, vingt-huit ans, j'étais officier de quart en sous-ordre à bord de l'Alma.
FOLGOET. Vous n'êtes ni parent ni allié de l'accusé …, vous n'avez jamais été à son service, il n'a jamais été au vôtre?
BRAMBOURG. Non, Amiral.
FOLGOET. Vous jurez de parler sans haine et sans crainte … de dire toute la vérité, rien que la vérité.
BRAMBOURG. Je le jure.
FOLGOET. Si vous voulez bien déposer.
BRAMBOURG. Mes souvenirs sont extrêmement vagues … On a dû vous transmettre une note de l'hôpital à mon sujet …
FOLGOET. Nous savons que vous n'avez été recueilli que plusieurs heures après le naufrage, qu'un évanouissement prolongé s'en est suivi et que la mémoire des faits ne vous est revenue que peu à peu, confuse et fragmentaire. Alors, dites-nous tout de même ce que vous savez des circonstances qui ont précédé le combat à la suite duquel l'Alma a péri. Vous étiez de quart, je crois?
BRAMBOURG. En effet, Amiral, j'étais de quart.
FOLGOET. Eh bien, alors?
BRAMBOURG. Mais quelque temps avant que l'ennemi fût signalé, l'ordre m'a été donné de quitter la passerelle pour aller faire une ronde dans les fonds du navire et je n'étais pas encore remonté …
FOLGOET. Qui vous a donné cet ordre? l'officier de quart en premier?
BRAMBOURG. Non, amiral, le Commandant lui-même.
FOLGOET. Monsieur de Corlaix?
BRAMBOURG. Monsieur de Corlaix.
FOLGOET. Vous vous souvenez, Commandant, d'avoir donné cet ordre?
CORLAIX. Je m'en souviens parfaitement.
FOLGOET. Et le Coblenz n'était pas encore en vue quand vous avez quitté la passerelle?
BRAMBOURG. Autant qu'il m'en souvienne … non …
CORLAIX. Il n'était pas encore en vue.
FOLGOET. Et vous êtes revenu sur la passerelle?
BRAMBOURG. Pendant le combat.
FOLGOET. Que savez-vous sur le combat?
BRAMBOURG. Il a été très court.
FOLGOET. Où étiez-vous, Monsieur, quand l'Alma a chaviré?
BRAMBOURG. Je crois bien que j'étais sur le pont, Amiral. J'avais conduit moi-même à l'extérieur, un groupe de traînards. Nos hommes, et surtout ceux qui ne savaient pas nager, se cramponnaient au bâtiment et nous avions toutes les peines du monde à les persuader de se jeter à la mer. Ce que je sais le mieux, c'est que je me suis trouvé tout à coup dans l'eau, une vague a déferlé sur moi …
FOLGOET. Nous savons également tout cela. La seule chose que nous ne sachions pas et qu'il nous importerait de savoir c'est la sorte de signaux que le Coblentz a fait à l'Alma et que le Commandant de Corlaix a pris pour les réponses correctes des signaux de reconnaissance du jour et de l'heure. Vous n'avez pas vu les signaux du Coblentz, Monsieur?
BRAMBOURG. Quand le Coblentz et l'Alma ont échangé leur signaux, j'étais sûrement dans les fonds du navire, Amiral.
FOLGOET. En ce cas, Monsieur … ah! j'oubliais encore: M. le Commissaire due Gouvernement …
MORBRAZ [geste, il s'adresse à Brambourg]. D'après vos déclarations, Monsieur, vous avez quitté la passerelle dix bonnes minutes avant que le Coblentz fût en vue?
BRAMBOURG. Il me semble.
MORBRAZ. Dix minutes? Bon! C'est long comme un jour sans pain, dix minutes! Qu'avez-vous fait toute cette éternité-là?
BRAMBOURG. J'ai fait ma ronde.
MORBRAZ. Quelle ronde?
BRAMBOURG. Celle que j'avais reçu l'ordre de faire.
MORBRAZ. Je comprends bien … c'est vous qui ne comprenez pas! Je vous demande: quelle espèce de ronde? Oui, par où avez-vous passé?
BRAMBOURG. Voilà précisément ce dont je me souviens le plus mal, j'ai dû passer par la batterie d'abord … et puis par l'entrepont cuirassé.
MORBRAZ. C'est tout?
BRAMBOURG. Je n'avais pas à aller ailleurs.
LE DUC [se levant]. Commandant?
FOLGOET. Qui est-ce qui a parlé?
LE DUC. Amiral?
FOLGOET. Vous répondrez quand on vous questionnera.
LE DUC. Oui, Amiral.
LE GREFFIER. Asseyez-vous.
LE DUC [obéissant]. Oui, Amiral.
BRAMBOURG. Je vous demande pardon, Commandant. Je me rappelle maintenant qu'avant de faire ma ronde, je suis entré dans ma chambre au moment précis où cet homme [Il désigne Le Duc] sortait de la chambre voisine. [Rumeur ironique dans la foule.]
MORBRAZ. Ah!
BRAMBOURG. Ce détail m'avait échappé. Je me rappelle très bien, je reconnais la figure de cet homme … cela n'a d'ailleurs guère d'importance.
MORBRAZ. Je ne suis pas de votre avis. Votre chambre, où était-elle?
BRAMBOURG. A bâbord, dans la batterie.
MORBRAZ. A bâbord, voilà qui devient intéressant.
LUTZEN. Comment ça?
MORBRAZ. Bien sûr puisque c'est par bâbord que M. de Corlaix nous disait tout à l'heure avoir relevé le croiseur allemand.
BRAMBOURG. Je vois où vous voulez en venir, Monsieur le Commissaire du Gouvernement. Malheureusement, je n'ai fait qu'ouvrir la porte et la refermer; mon hublot était vissé, la tape de cuivre en place. Je ne pouvais rien voir à l'extérieur.
MORBRAZ. Péremptoire. Ensuite? Avez-vous commencé immédiatement cette fameuse ronde. [Un petit temps.] Rassemblez vos souvenirs.
BRAMBOURG. Ensuite, je suis entré dans la chambre voisine. [Rumeur ironique de la foule.]
MORBRAZ. Voici du nouveau.
BRAMBOURG. Oui. Et cela d'ailleurs, je ne l'avais pas oublié, mais il n'y a rien là qui concerne le procès.
MORBRAZ. Êtes-vous sûr? Pourquoi ne l'avez-vous pas dit tout de même?
BRAMBOURG. J'avais un motif pour me montrer discret sur ce point.
FOLGOET. Quel motif?
BRAMBOURG. Amiral …
FOLGOET. Je trouve étrange que vous hésitiez …
BRAMBOURG. J'ai hésité, Amiral, mais dès l'instant que vous insistez … Je prie le Conseil de guerre de tenir compte de mon hésitation. Le fait qu'on m'oblige de mentionner ne se rapporte d'aucune manière au procès, ma première intention n'était pas d'en rien dire ici. Au cours de ma ronde, je suis entré, en effet, chez 'un de mes camarades, chez Monsieur d'Artelles, mort dans la catastrophe. Monsieur d'Artelles était mon ami. [Exclamation étouffée qui part du banc de Madame de Corlaix. Folgoet murmure. Brambourg continue.] Je suis entré chez Monsieur d'Artelles dans le dessein de lui demander, et cela sans perdre une heure, d'aider à ma permutation. Je savais que cela lui était faisable. Je voulais en effet débarquer de l'Alma le plus promptement possible.
FOLGOET. Vous vouliez débarquer? Pourquoi?
BRAMBOURG. Je désirais n'être plus sous les ordres du Commandant de
Corlaix. Lui-même, d'ailleurs n'aurait rien objecté à ma permutation.
FOLGOET. [Geste vers Corlaix.]
……………………………………………….
CORLAIX [il incline la tête]. C'est exact.
FOLGOET [interroge du regard ses assesseurs.]
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LUTZEN. Vous auriez à vous plaindre de lui?
CORLAIX. Non, Amiral. Monsieur Brambourg servait irréprochablement, je n'ai jamais eu le moindre reproche à lui faire, et la veille même, j'aurais regretté qu'il permutât et lui-même n'y pensait probablement pas … c'est à peine quelques heures avant la catastrophe que nous avons eu, lui et moi, une sorte d'altercation d'ordre strictement privé.
FOLGOET. Strictement privé? En ce cas, je vous demande pardon … [Il s'adresse au Conseil de guerre]. Messieurs … nous pouvons nous en tenir là.
MORBRAZ. Il est certain qu'un fait d'ordre privé n'est pas de la compétence d'un tribunal … un fait d'ordre privé ça ne nous regarde pas. Mais, par exemple, ce qui nous regarde, ce sont les conséquences d'ordre public qui en résultent de ce fait d'ordre privé … [Geste de Folgoet. Morbraz continue.] Il n'en manque jamais de ces sacrées conséquences d'ordre public … il ne pleut …
FOLGOET. C'est indiscutable, mais je ne vois pas …
MORBRAZ. Parbleu, Monsieur le Président, moi non plus je ne vois pas … et c'est justement pourquoi je voudrais voir … excusez-moi d'insister, mais tout à l'heure, j'ai demandé au témoin quel avait été l'itinéraire de sa ronde et il m'a répondu: "batterie, entrepont cuirassé" tout sec; j'ai pu me contenter de cette réponse-là tout à l'heure, à présent je ne peux absolument pas … et je réclame des détails.
BRAMBOURG. Quels détails?
MORBRAZ. Tous les détails. Je n'ai pas l'intention de vous offenser, mon cher Monsieur, loin de là … Mais c'est mon métier d'ennuyer les gens … je vous ennuie, je regrette … mais un Commissaire du Gourvernement qui n'ennuierait pas les gens, ça passerait la mesure! Alors, récapitulons … Vous nous révélez tout d'un coup à brûle-pourpoint … Eh bien, je regrette de plus en plus, mais j'ai besoin de savoir toutes ces choses … de les savoir sans exception de la première à la dernière … Je suis Commissaire du Gouvernement, que voulez-vous! Donc, pour commencer, soyez bien gentil. Fouillez votre mémoire de haut en bas, et de tribord à bâbord, et retrouvez-moi tout ce que vous avez dit dans sa chambre à Monsieur l'enseigne de vaisseau d'Artelles, et ce que Monsieur l'enseigne de vaisseau d'Artelles vos a répondu.
FOLGOET. Somme toute, tout cela est assez logique. [A Brambourg.] Vous avez entendu la question, Monsieur?
BRAMBOURG. Monsieur le Président, il m'est impossible de me rappeler mot pour mot, surtout dans l'état où je suis, les termes d'une conversation déjà vieille de plus d'un mois.
MORBRAZ. A l'impossible nul n'est tenu. Vous avez oublié le mot à mot? On vous le passe! Ne dites pas les mots, dites les choses, nous nous en contenterons. Par exemple, dites-les toutes, ces choses! en détail, hein? ne sautez rien!
BRAMBOURG. Je ne demande pas mieux, mais c'est très très vague … J'ai frappé plusieurs fois à la porte de mon ami d'Artelles … Il allait se mettre au lit …
MORBRAZ. Fichtre! Ce qu'il a dû vous recevoir aimablement! Je ne m'étonne plus qu'on vous ait entendus crier si fort tous les deux!
BRAMBOURG [regarde Morbraz, hésite et continue]. D'Artelles m'ouvrit enfin, je le mis au courant de ma situation et je lui demandai de me rendre un service. On lui avait offert une permutation quelque temps auparavant. Il l'avait refusée. Je lui demandai de bien vouloir renouer l'affaire à mon compte. Il me promit de le faire.
MORBRAZ. Et puis?
BRAMBOURG. Et puis … c'est tout.
MORBRAZ. Vous êtes sûr? Je viens de vous dire qu'on vous a entendus crier tous les deux … crier comme des sourds … nous avons là des dépositions très précises sur ce point.
BRAMBOURG [geste vague.]………………………………..
MORBRAZ. Il était ouvert ou fermé le hublot de Monsieur d'Artelles?
BRAMBOURG. Je ne me souviens pas.
MORBRAZ. Encore un effort. Vous vous êtes bien souvenu que le vôtre était fermé!
BRAMBOURG. Naturellement! le mien.
MORBRAZ. Oui, oui, le vôtre, c'était le vôtre. Seulement, celui de Monsieur d'Artelles, c'était celui de Monsieur d'Artelles. Ne cherchez pas où j'en veux venir, c'est simple comme bonjour. J'ai beaucoup connu Monsieur d'Artelles, j'étais au courant de ses habitudes et je sais que ses hublots étaient toujours ouverts la nuit … par conséquent … j'y songe: elle était à bâbord comme la vôtre n'est-ce pas, la chambre de Monsieur d'Artelles?
BRAMBOURG. Oui.
MORBRAZ. Voyez ce que c'est que d'ennuyer les gens! Voilà que je trouve mon affaire! Vous êtes sorti de chez Monsieur d'Artelles à quatre heures vingt-cinq, quatre heures trente, n'est-ce pas?
BRAMBOURG. Je n'en sais rien! Comment voudriez-vous?
MORBRAZ. Oh! je pense bien que vous n'avez pas consulté les chronomètres du bord! Mais vous êtes remonté sur le pont à l'instant de l'ouverture du feu; donc à quatre heures trente, puisque c'est à quatre heures trente que le Coblentz vous a lancé sa torpille, vous aviez quitté Monsieur d'Artelles depuis cinq minutes tout au plus quand le Coblentz a lancé sa torpille.
BRAMBOURG. Tout au plus, oui.
MORBRAZ. Voyez ce que c'est d'ennuyer les gens! Cinq minutes avant d'envoyer sa torpille, le Coblentz ne pouvait pas être bien loin de l'Alma. Il naviguait tous feux clairs. Si donc vous regardé par le hublot de Monsieur d'Artelles, vous n'avez pas pu ne pas voir les feux du Coblentz. Et vous avez regardé par le hublot. Un hublot ouvert, on ne peut pas n'y pas donner un coup d'oeil.
BRAMBOURG. Je ne me souviens pas.
MORBRAZ. Vous avez regardé, je vous dis que vous avez regardé! Si vous ne vous souvenez pas, c'est que vous n'avez rien vu de remarquable. Si vous n'avez rien vu de remarquable, c'est que … parfaitement! c'est que le Commandant de Corlaix est coupable!
L'ESTISSAC. Ah bah! voilà une culpabilité à laquelle je ne m'attendais pas.
MORBRAZ. Moi non plus, Monsieur le défenseur! je ne m'y attentais pas. Elle n'en est pas moins évidente. Veuillez me faire l'honneur de suivre mon raisonnement. Voilà Monsieur [Geste vers Brambourg.] qui a regardé par un hublot à l'heure précise où le croiseur allemand Coblentz défilait devant le hublot, à l'heure précise aussi où le susdit croiseur _Coblentz-échangeait avec l'Alma les signaux de reconnaissance qui ont trompé le Commandant de Corlaix. Quels étaient ces signaux? D'après le Commandant de Corlaix: quatre feux rouges, quatre feux bleus … Vous ne trouvez pas cela quelque chose de remarquable? Moi, je le trouve. Monsieur, cependant [Geste vers Brambourg] n'en a rien vu … car il n'en a rien vu, puisqu'il n'en a gardé aucun souvenir. Quand on vous allume sous le nez quatre feux rouges, quatre feux bleus, vous vous en souvenez, que diable! si vous ne vous en souvenez pas, c'est qu'on ne vous a rien allumé du tout, et si on ne vous a rien allumé du tout, le Commandant de Corlaix est coupable! Merci, Monsieur, ça me suffit. Je n'ai plus rien à vous demander, ma conviction est faite.
FOLGOET. Monsieur le défenseur?
L'ESTISSAC. Je fais toutes mes réserves sur de telles preuves … le Conseil de guerre appréciera, mais je n'ai à demander à un témoin frappé d'amnésie.
FOLGOET [aux juges]. Messieurs …
LUTZEN. Monsieur le Président, je voudrais demander au témoin s'il a mesuré l'importance imprévue que sa déposition semble prendre.
[Brambourg d'un geste semble le regretter mais n'en pouvoir mais …
Exclamations dans la foule.]
FOLGOET. C'est intolérable! Sergent d'armes! un peu de silence!
LUTZEN [directement à Brambourg]. Je me permets d'insister, Monsieur … Après tout ce qui vient d'être dit, vous ne pouvez pas vous faire d'illusion. Si le prévenu est condamné, le poids de sa condamnation pèsera sur vous.
BRAMBOURG. Amiral, si le prévenu est condamné, j'en aurai certainement beaucoup de regrets, mais je ne peux pas dire que je me souvienne, je ne me souviens pas, Amiral.
[Vives exclamations.]
FOLGOET. Sergent d'armes.!
LUTZEN. J'en appelle à votre conscience, Monsieur, à votre conscience d'officier, d'officier français.
[Nouvelles exclamations plus violentes.]
FOLGOET. Sergent d'armes! Voulez-vous quinze jours de prison?
LUTZEN. Le problème est à présent bien posé ce me semble: Vous, qui avez regardé par un hublot de bâbord, avez-vous vu oui ou non?
BRAMBOURG. Je ne sais pas! je ne me souviens pas!
LUTZEN. Si vous ne vous souvenez pas, c'est que vous n'avez pas vu, vous êtes sûr de ne pas vous souvenir?
BRAMBOURG [qui hésite]. Il me semble bien …
MORBRAZ. Pardon! comment dites-vous, Monsieur! "Il vous semble" Diantre! faites-y attention! Nous ne sommes pas ici dans un roman psychologique! "Il vous semble" à vous? Eh bien à moi, il me semble que ça passe toute mesure. Bon sang, il me semble qu'ici l'honneur et la carrière d'un officier sont en train de se jouer à pile ou face. Et il me semble que l'honneur d'un officier ça doit peser lourd dans la conscience d'un autre officier, c'est votre avis, je suppose?
BRAMBOURG. Certes! c'est bien pourquoi!…
MORBRAZ. C'est bien pourquoi je vous prie instamment de peser vos paroles! Vous n'êtes pas l'ami de Monsieur, je sais: s'il est condamné, vous ne pleurerez pas! c'est entendu! Mais moi qui suis son ennemi, si fait! son ennemi! je dis bien et je répète: son ennemi puisque nous sommes lui accusé, moi accusateur … je suis donc son ennemi, mais je vous jure tout de même, foi de marin, que si je lui cassais les reins tout à l'heure, à Monsieur, en le faisant condamner aux maximum et qu'il me fût prouvé par la suite que je me suis trompé et qu'il était innocent, ah! ah!… j'aime mieux ne pas penser à cela parce que ça passerait la mesure de toutes les mesures des sacrés tonnerre de nom d'un chien … enfin … j'aimerais mieux crever, voilà, Monsieur! j'ai tout dit! A vous le crachoir!
BRAMBOURG [avec effort]. Je ne me souviens pas. Je ne suis sûr, absolument sûr de rien. Tout à l'heure, j'avais même oublié être entré dans la chambre avant de faire ma ronde. On m'a aidé, je m'en suis souvenu, qu'on m'aide encore, je supplie qu'on m'aide encore …
MORBRAZ. Essayons. Voyons, Monsieur, vous êtes dans la chambre de
Monsieur d'Artelles.
BRAMBOURG. Oui.
MORBRAZ. Devant le hublot.
BRAMBOURG. Oui.
MORBRAZ. Le hublot qui est ouvert.
BRAMBOURG. Oui.
MORBRAZ. C'est peut-être vous qui avez regardé. C'est vous. Vous regardez. On allume quatre feux rouges, quatre feux bleus. Vous les voyez …
BRAMBOURG. Attendez … non … non … je ne vois pas … je ne peux pas dire que je vois … je ne vois pas!
JEANNE. Il a vu!
[Sensation. Mouvement. Bruit.]
FOLGOET. Qui a parlé?
JEANNE. Moi, Amiral.
MORBRAZ. Madame de Corlaix!
JEANNE. Oui, Amiral … Monsieur … [geste vers Brambourg] Monsieur l'enseigne de vaisseau Brambourg a vu.
BRAMBOURG [qui se relève tout d'un coup]. Moi?
JEANNE. Il vous a dit tout à l'heure qu'après avoir quitté la passerelle de l'Alma sur l'ordre de mon mari, il n'avait pas pu voir les feux de reconnaissance du Coblentz. Il s'est trompé … Après avoir quitté la passerelle…. il est descendu dans la batterie … il est entré dans sa chambre, puis dans la chambre de M. d'Artelles toute voisine, et s'ouvrant à bâbord de l'Alma.
BRAMBOURG. Oui, c'est bien cela. Je l'ai dit.
JEANNE. Le hublot de la chambre de M. d'Artelles était ouvert … Par ce hublot … M. Brambourg a vu les feux du Coblentz … Presque aussitôt le Coblentz a allumé la première réponse, quatre feux rouges. Alors M. d'Artelles lui a demandé [geste]: "Vous qui êtes de quart est-ce que c'est bien le signal correct?" Monsieur [geste] a répondu: "Oui". [Violente stupeur de Brambourg qui retombe assis. Grand murmure dans la salle auquel succède un nouveau silence. Jeanne poursuit] M. d'Artelles a encore demandé: "Quelle est la réponse à l'autre question". Monsieur [geste] a dit "bleu". Comme il disait cela les quatre fanaux rouges ont été remplacés par quatre fanaux bleus … [Jeanne s'arrête et reprend haleine. Brusquement.] Après que le Coblentz eut tout éteint, comme M. d'Artelles disait à Monsieur [geste]: "Donc, c'est un navire français", Monsieur [geste] a dit: "français ou étranger. C'est un secret de polichinelle … les signaux de reconnaissance … nos camarades allemands ou autrichiens les voyaient journellement l'an dernier en Adriatique, de là à les interpréter …" Il a dit tout cela, il l'a dit, je le jure, et je l'ai entendu.
FOLGOET. Vous … vous Madame! Vous avez entendu?
CORLAIX. Eh bien, Jeanne?
JEANNE. Oui.
CORLAIX. Vous avez entendu la nuit du combat?
JEANNE. Oui, Amiral, j'ai entendu Monsieur … et j'ai vu aussi … oui, les signaux de reconnaissance … rouges … bleus … je les ai vus parce que j'étais là.
FOLGOET. Vous étiez là?
JEANNE. Oui, à bord … dans la chambre de … de M. d'Artelles.
FOLGOET. Dans la …
JEANNE. Son canonnier peut en témoigner, c'est lui qui m'a sauvée.
FOLGOET. Le Duc? [Le Duc hésite et regarde Jeanne. Jeanne a un geste.]
LE DUC. C'est la vérité, Amiral!
[Corlaix retombe accablé sur son banc et semblera ne plus rien entendre jusqu'à la fin de la scène.]
MORBRAZ [à Le Duc]. Pourquoi n'as-tu pas dit cela tout à l'heure bourgre d'âne.
LE DUC. Vous ne me l'avez pas demandé, Commandant.
FOLGOET. Monsieur?
BRAMBOURG. C'est exact, tout cela est exact et je suis heureux que Mme de Corlaix ait vu.
FOLGOET. Vous confirmez la déposition?
BRAMBOURG. Absolument.
FOLGOET. C'est bien, Monsieur, vous pouvez vous retirer. Le reste n'est plus que formalité. Je pense que Monsieur le Commissaire du Gouvernement abandonne l'accusation?
MORBRAZ. Avec une joie que je n'essaierai pas de dissimuler, Monsieur le
Président.
FOLGOET. Monsieur le Défenseur?
L'ESTISSAC. Je m'en voudrais d'ajouter un mot.
FOLGOET. La séance est levée.
[Sort le Conseil de guerre].
SCÈNE III
CORLAIX, JEANNE.
[Un temps. Corlaix lève enfin la tête, regarde sa femme qui n'a pas bougé toujours dans la même attitude humiliée. Il fait un grand effort sur lui-même, puis:]
CORLAIX [d'une voix très douce]. JEANNE? [Jeanne le regarde n'osant croire au pardon.] Vous voyez que Le Duc est parti. [Il se lève avec de grandes difficultés.] Vous allez être obligée de soutenir votre vieil ami …
JEANNE [vient tomber à ses genoux]. Pardon! Pardon!
[A l'extérieur, cris de la foule: Vive le Commandant de Corlaix! Vive le
Conseil de guerre!]
CORLAIX. Chut!… Vous m'avez rendu mon honneur de soldat!…
[Pendant que le rideau baisse, très doucement en lui caressant les cheveux.]
Ma petite fille … Ma pauvre petite fille!…