La vie des abeilles
[1] J'ai recommencé l'expérience aux premiers soleils de ce printemps ingrat. Elle m'a donné le même résultat négatif. D'autre part, un apiculteur de mes amis, observateur très habile et très sincère, à qui j'avais soumis le problème, m'écrit qu'il vient d'obtenir, en usant du même procédé, quatre communications irrécusables. Le fait demande à être vérifié et la question n'est pas résolue. Mais je suis convaincu que mon ami s'est laissé induire en erreur par son désir, très naturel, de voir réussir l'expérience.
X
Sans rien conclure de cette expérience incomplète, bien d'autres traits curieux nous obligent d'admettre qu'elles ont entre elles des rapports spirituels qui dépassent la portée d'un «oui» ou d'un «non» ou de ces relations élémentaires qu'un geste ou l'exemple déterminent. On pourrait citer, entre autres, la mouvante harmonie du travail dans la ruche, la surprenante division de la besogne, le roulement régulier qu'on y trouve. Par exemple, j'ai souvent constaté que les butineuses que j'avais marquées le matin, s'occupaient l'après-midi,—à moins que les fleurs ne fussent très abondantes,—à réchauffer ou à éventer le couvain, ou bien je les découvrais parmi la foule qui forme ces mystérieuses chaînes endormies au milieu desquelles travaillent les cirières et les sculpteuses. J'ai observé aussi que les ouvrières que je voyais recueillir le pollen durant un jour ou deux, n'en rapportaient point le lendemain et sortaient à la recherche exclusive du nectar, et réciproquement.
On pourrait citer encore, au point de vue de là division du travail, ce que le célèbre apiculteur français Georges de Layens appelle la répartition des abeilles sur les plantes mellifères. Chaque jour, dès la première heure de soleil, dès la rentrée des exploratrices de l'aurore, la ruche qui s'éveille apprend les bonnes nouvelles de la terre: «Aujourd'hui fleurissent les tilleuls qui bordent le canal»,—«le trèfle blanc éclaire l'herbe des routes»,—«le mélilot et la sauge des prés vont s'ouvrir»,—«les lys, les résédas ruissellent de pollen». Vite, il faut s'organiser, prendre des mesures, répartir la besogne. Cinq mille des plus robustes iront jusqu'aux tilleuls, trois mille des plus jeunes animeront le trèfle blanc. Celles-ci aspiraient hier le nectar des corolles, aujourd'hui, pour reposer leur langue et les glandes de leur jabot, elles iront recueillir le pollen rouge du réséda, celles-là le pollen jaune des grands lys, car vous ne verrez jamais une abeille récolter ou mêler des pollens de couleur ou d'espèce différentes; et l'assortiment méthodique dans les greniers, suivant les nuances et l'origine, de la belle farine parfumée est une des grandes préoccupations de la ruche. Ainsi sont distribués les ordres par le génie caché. Aussitôt, les travailleuses sortent en longues files et chacune d'elles vole droit à sa tâche. «Il semble, dit de Layens, que les abeilles soient parfaitement renseignées sur la localité, la valeur mellifère relative et la distance de toutes les plantes qui sont dans un certain rayon autour de la ruche.
«Si on note avec soin les diverses directions que prennent les butineuses, et si l'on va observer en détail la récolte des abeilles sur les diverses plantes d'alentour, on constate que les ouvrières se distribuent sur les fleurs proportionnellement à la fois au nombre des plantes d'une même espèce et à leur richesse mellifère. Il y a plus: elles estiment chaque jour la valeur du meilleur liquide sucré qu'elles peuvent récolter.
«Si par exemple, au printemps, après la floraison des saules, au moment où rien n'est encore fleuri dans les champs, les abeilles n'ont guère pour ressource que les premières fleurs des bois, on peut les voir visiter activement les anémones, les pulmonaires, les ajoncs et les violettes. Quelques jours plus tard, des champs de chou ou de colza viennent-ils à fleurir en assez grand nombre, on verra les abeilles abandonner presque complètement la visite des plantes des bois encore en pleine floraison, pour se consacrer à la visite des fleurs de chou ou de colza.
«Chaque jour, elles règlent ainsi leur distribution sur les plantes, de manière à récolter le meilleur liquide sucré dans le moins de temps possible.
«On peut donc dire que la colonie d'abeilles, aussi bien dans ses travaux de récolte que dans l'intérieur de la ruche, sait établir une distribution rationnelle du nombre d'ouvrières, tout en appliquant le principe de la division du travail.»
XI
Mais, dira-t-on, que nous importe que les abeilles soient plus ou moins intelligentes? Pourquoi peser ainsi, avec tant de soin, une petite trace de matière presque invisible, comme s'il s'agissait d'un fluide dont dépendissent les destinées de l'homme? Sans rien exagérer, je crois que l'intérêt que nous y avons est des plus appréciables. A trouver, hors de nous une marque réelle d'intelligence, nous éprouvons un peu de l'émotion de Robinson découvrant l'empreinte d'un pied humain sur la grève de son île. Il semble que nous soyons moins seuls que nous ne croyions l'être. Quand nous essayons de nous rendre compte de l'intelligence des abeilles, c'est en définitive le plus précieux de notre substance que nous étudions en elles, c'est un atome de cette matière extraordinaire qui, partout où elle s'attache, a la propriété magnifique de transfigurer les nécessités aveugles, d'organiser, d'embellir et de multiplier la vie, de tenir en suspens, d'une manière plus frappante, la force obstinée de la mort et le grand flot inconsidéré qui roule presque tout ce qui existe dans une inconscience éternelle.
Si nous étions seuls à posséder et à maintenir une parcelle de matière en cet état particulier de floraison ou d'incandescence que nous nommons l'intelligence, nous aurions quelque droit de nous croire privilégiés, de nous imaginer que la nature atteint en nous une sorte de but; mais voilà toute une catégorie d'êtres, les hyménoptères, où elle atteint un but à peu près identique. Cela ne décide rien si l'on veut, mais le fait n'en occupe par moins un rang honorable parmi la foule des petits faits qui contribuent à éclairer notre situation sur cette terre. Il y a là, d'un certain point de vue, une contre-épreuve de la partie la plus indéchiffrable de notre être, il y a là des superpositions de destinées que nous dominons d'un lieu plus élevé qu'aucun de ceux que nous atteindrons pour contempler les destinées de l'homme. Il y a là, en raccourci, de grandes et simples lignes que nous n'avons jamais l'occasion de démêler ni de suivre jusqu'au bout dans notre sphère démesurée. Il y a là l'esprit et la matière, l'espèce et l'individu, l'évolution et la permanence, le passé et l'avenir, la vie et la mort, accumulés dans un réduit que notre main soulève et que nous embrassons d'un coup d'œil; et l'on peut se demander si la puissance des corps et la place qu'ils occupent dans le temps et l'espace modifient autant que nous le croyons l'idée secrète de la nature, que nous nous efforçons de saisir dans la petite histoire de la ruche, séculaire en quelques jours, comme dans la grande histoire des hommes dont trois générations débordent un long siècle.
XII
Reprenons donc, où nous l'avions laissée l'histoire de notre ruche, pour écarter, autant que possible, un des plis du rideau de guirlandes au milieu duquel l'essaim commence à éprouver cette étrange sueur presque aussi blanche que la neige et plus légère que le duvet d'une aile. Car la cire qui naît ne ressemble pas à celle que nous connaissons tous: elle est immaculée, impondérable, elle paraît vraiment l'âme du miel, qui est lui-même l'esprit des fleurs, évoquée dans une incantation immobile, pour devenir plus tard entre nos mains, en souvenir, sans doute, de son origine où il y a tant d'azur, de parfums, d'espace cristallisé, de rayons sublimés, de pureté et de magnificence, la lumière odorante de nos derniers autels.
XIII
Il est fort difficile de suivre les diverses phases de la sécrétion et de l'emploi de la cire dans un essaim qui commence à bâtir. Tout se passe au profond de la foule, dont l'agglomération de plus en plus dense, doit produire la température favorable à cette exsudation qu est le privilège des plus jeunes abeilles. Huber, qui les étudia le premier avec une patience incroyable et au prix de dangers parfois sérieux, consacre à ces phénomènes plus de deux cent cinquante pages intéressantes, mais forcément confuses. Pour moi, qui ne fais pas un ouvrage technique, je me bornerai, en m'aidant au besoin de ce qu'il a si bien observé, à rapporter ce que chacun peut voir, qui recueille un essaim dans une ruche vitrée.
Avouons d'abord qu'on ne sait pas encore par quelle alchimie le miel se transforme en cire dans le corps plein d'énigmes de nos mouches suspendues. On constate seulement qu'au bout de dix-huit à vingt-quatre heures d'attente, dans une température si élevée qu'on croirait qu'une flamme couve au creux de la ruche, des écailles blanches et transparentes apparaissent à l'ouverture de quatre petites poches situées de chaque côté de l'abdomen de l'abeille.
Quand la plupart de celles qui forment le cône renversé ont ainsi le ventre galonné de lamelles d'ivoire, on voit tout à coup l'une d'elles, comme prise d'une inspiration subite, se détacher de la foule, grimper rapidement le long de la multitude passive, jusqu'au faîte intérieur de la coupole, où elle s'attache solidement tout en écartant à coups de tête les voisines qui gênent ses mouvements. Elle saisit alors avec les pattes et la bouche l'une des huit plaques de son ventre, la rogne, la rabote, la ductilise, la pétrit dans sa salive, la ploie et la redresse, l'écrase et la reforme avec l'habileté d'un menuisier qui manierait un panneau malléable. Enfin, lorsque la substance malaxée de la sorte lui paraît avoir les dimensions et la consistance voulues, elle l'applique au sommet du dôme, posant ainsi la première pierre ou plutôt la clef de voûte de la cité nouvelle, car il s'agit ici d'une ville à l'envers qui descend du ciel et ne s'élève pas du sein de la terre comme une ville humaine.
Cela fait, elle ajuste à cette clef de voûte suspendue dans le vide d'autres fragments de cire qu'elle prend à mesure sous ses anneaux de corne; elle donne à l'ensemble un dernier coup de langue, un dernier coup d'antennes; puis, aussi brusquement qu'elle est venue, elle se retire et se perd dans la foule.
Immédiatement, une autre la remplace, reprend le travail au point où elle l'avait laissé, y ajoute le sien, redresse ce qui ne paraît pas conforme au plan idéal de la tribu, disparaît à son tour, tandis qu'une troisième, une quatrième, une cinquième lui succèdent, en une série d'apparitions inspirées et subites, aucune n'achevant l'œuvre, toutes apportant leur part au labeur unanime.
XIV
Un petit bloc de cire encore informe pend alors au sommet de la voûte. Quand il parait de grosseur suffisante, on voit surgir de la grappe une autre abeille dont l'aspect diffère sensiblement de celle des fondatrices qui l'ont précédée. On pourrait croire, à voir la certitude de sa détermination et l'attente de celles qui l'entourent, que c'est une sorte d'ingénieur illuminé, qui tout à coup désigne dans le vide la place que doit occuper la première cellule, dont dépendront mathématiquement celles de toutes les autres. En tout cas, cette abeille appartient à la classe des ouvrières sculpteuses ou ciseleuses qui ne produisent pas de cire et se contentent de mettre en œuvre les matériaux qu'on leur fournit. Elle choisit donc l'emplacement de la première cellule, creuse un moment dans le bloc en ramenant vers les bords qui s'élèvent autour de la cavité, la cire qu'elle ôte dans le fond. Ensuite, comme l'avaient fait les fondatrices, elle abandonne soudain son ébauche, une ouvrière impatiente la remplace et reprend son œuvre qu'une troisième achèvera, pendant que d'autres entament autour d'elles, selon la même méthode de travail interrompu et successif, le reste de la surface et le côté opposé de la paroi de cire. On dirait qu'une loi essentielle de la ruche y divise l'orgueil de la besogne et que toute œuvre y doive être commune et anonyme pour qu'elle soit plus fraternelle.
XV
Bientôt le rayon naissant se devine. Il est encore lenticulaire, car les petits tubes prismatiques qui le composent, inégalement prolongés, s'accourcissent en une dégradation régulière du centre aux extrémités. À ce moment, il a à peu près l'apparence et l'épaisseur d'une langue humaine formée sur ses deux faces de cellules hexagones juxtaposées et adossées.
Dès que les premières cellules sont construites, les fondatrices fixent à la voûte un deuxième, puis à mesure, un troisième et un quatrième bloc de cire. Ces blocs s'échelonnent à intervalles réguliers et calculés de telle sorte que lorsque les rayons auront acquis toute leur force, ce qui n'a lieu que beaucoup plus tard, les abeilles auront toujours l'espace nécessaire pour circuler entre les parois parallèles.
Il faut donc que, dans leur plan, elles prévoient l'épaisseur définitive de chaque rayon, qui est de vingt-deux ou vingt-trois millimètres, et en même temps la largeur des rues qui les séparent et qui doivent avoir environ onze millimètres de large, c'est-à-dire le double de la hauteur d'une abeille, puisque, entre les rayons, elles auront à passer dos à dos.
D'ailleurs elles ne sont pas infaillibles et leur certitude ne paraît pas machinale. Dans des circonstances difficiles elles commettent parfois d'assez grosses erreurs. Il y a souvent trop d'espace entre les rayons ou trop peu. Elles y remédient alors du mieux qu'elles peuvent, soit en faisant obliquer le rayon trop rapproché, soit en intercalant dans la vide trop grand un rayon irrégulier. «Il leur arrive parfois de se tromper, dit à ce propos Réaumur, et c'est encore un des faits qui semblent prouver qu'elles jugent.»
XVI
On sait que les abeilles construisent quatre espèces de cellules. D'abord les cellules royales, qui sont exceptionnelles et ressemblent à un gland de chêne, ensuite les grandes cellules réservées à l'élevage des mâles et à l'emmagasinage des provisions quand les fleurs surabondent, puis les petites cellules qui servent de berceau aux ouvrières et de magasins ordinaires, et, normalement, occupent à peu près les huit dixièmes de la surface bâtie de la ruche. Enfin, pour relier sans désordre les grandes aux petites, elles édifient un certain nombre de cellules de transition. A part l'inévitable irrégularité de ces dernières, les dimensions du deuxième et du troisième type sont si bien calculées, qu'au moment de l'établissement du système décimal, lorsqu'on chercha dans la nature une mesure fixe qui pût servir de point de départ et d'étalon incontestable, Réaumur proposa l'alvéole de l'abeille[1].
Chacun de ces alvéoles est un tuyau hexagone posé sur une base pyramidale, et chaque rayon est formé de deux couches de ces tuyaux opposés par la base, de telle manière que chacun des trois rhombes ou losanges qui constituent la base pyramidale d'une cellule de l'avers forme en même temps la base également pyramidale de trois cellules du revers.
C'est dans ces tubes prismatiques qu'est emmagasiné le miel. Pour éviter que ce miel s'en échappe pendant le temps de sa maturation, ce qui arriverait inévitablement s'ils étaient strictement horizontaux comme ils paraissent l'être, les abeilles les relèvent légèrement selon un angle de quatre ou cinq degrés.
«Outre l'épargne de cire, dit Réaumur en considérant l'ensemble de cette merveilleuse construction, outre l'épargne de cire, qui résulte de la disposition des cellules, outre qu'au moyen de cet arrangement les abeilles remplissent le gâteau sans qu'il y reste aucun vide, il en revient encore des avantages par rapport à la solidité de l'ouvrage. L'angle du fond de chaque cellule, le sommet de la cavité pyramidale, est arc-bouté par l'arête que font ensemble deux pans de l'hexagone d'une autre cellule. Les deux triangles ou prolongements des pans hexagones qui remplissent un des angles rentrants de la cavité renfermée par les trois rhombes forment ensemble un angle plan par le côté où ils se touchent; chacun de ces angles, qui est concave en dedans de la cellule, soutient du côté de sa convexité une des lames employées à former l'hexagone d'une autre cellule, et cette lame, qui s'appuie sur cet angle, tient contre la force qui tendrait à les pousser en dehors; c'est ainsi que les angles se trouvent fortifiés. Tous les avantages que l'on pouvait demander par rapport à la solidité de chaque cellule lui sont procurés par sa propre figure et par la manière dont elles sont disposées les unes par rapport aux autres.»
[1] On rejeta, non sans motifs, cet étalon. Le diamètre des alvéoles est d'une régularité admirable, mais, comme tout ce qui est produit par un organisme vivant, il n'est pas mathématiquement invariable dans la même ruche. En outre, comme le fait remarquer M. Maurice Girard, les diverses espèces d'abeilles ont un apothème d'alvéole distinct, de sorte que l'étalon serait différent d'une ruche à l'autre, suivant l'espèce d'abeilles qui s'y trouve.
XVII
«Les géomètres savent, dit le Dr Reid, qu'il n'y a que trois sortes de figures que l'on puisse adopter pour diviser une surface en petits espaces semblables, de forme régulière et de même grandeur sans interstices.
«Ce sont le triangle équilatéral, le carré et l'hexagone régulier qui, en ce qui concerne la construction des cellules, l'emporte sur les deux autres figures, au point de vue de la commodité et de la résistance. Or, c'est justement la forme hexagone que les abeilles adoptent, comme si elles en connaissaient les avantages.
«De même, le fond des cellules se compose de trois plans qui se rencontrent en un point, et il a été démontré que ce système de construction permet de réaliser une économie considérable en fait de travail et de matériaux. Encore la question était-elle de savoir quel angle d'inclinaison des plans correspond à l'économie la plus grande, problème de hautes mathématiques qui a été résolu par quelques savants, entre autres Maclaurin dont on trouvera la solution dans le compte rendu de la Société royale de Londres[1]. Or, l'angle ainsi déterminé par le calcul correspond à celui que l'on mesure au fond des cellules.»
[1] Réaumur avait proposé au célèbre mathématicien Kœnig le problème suivant: «Entre toutes les cellules hexagonales à fond pyramidal composé de trois rhombes semblables et égaux, déterminer celle qui peut être construite avec le moins de matière?»—Kœnig trouva qu'une telle cellule avait son fond fait de trois rhombes dont chaque grand angle était de 109 degrés 26 minutes et chaque petit de 70 degrés 34 minutes. Or, un autre savant. Maraldi, ayant mesuré aussi exactement que possible les angles des rhombes construits par les abeilles, fixa les grands à 109 degrés 28 minutes et les petits à 70 degrés 32 minutes. Il n'y avait donc entre les deux solutions qu'une différence de 2 minutes. Il est probable que l'erreur, s'il y en a une, doit être imputée à Maraldi plutôt qu'aux abeilles, car aucun instrument ne permet de mesurer avec une précision infaillible les angles des cellules qui ne sont pas assez nettement définis.
Un autre mathématicien, Cramer, à qui l'on avait soumis le même problème, donna d'ailleurs une solution qui se rapproche encore davantage de celle des abeilles, soit 109 degrés 28 minutes et demie, pour les grands, et 70 degrés 31 minutes et demie pour les petits. Maclaurin, rectifiant Kœnig, donne 70 degrés 32 minutes et 109 degrés 28 minutes. M. Léon Lalanne, 109 degrés 28 minutes 16 secondes et 70 degrés 81 minutes 44 secondes. Voir sur cette question discutée: Maclaurin, Philos. Trans. of London 1743. Brougham, Rech. anal, et exper. sur les alv. des ab. L. Lalanne, Note sur l'Arch. des abeilles, etc.
XVIII
Certes, je ne crois pas que les abeilles se livrent à ces calculs compliqués, mais je ne crois pas davantage que le hasard ou la seule force des choses produise ces résultats étonnants. Pour les guêpes, par exemple, qui construisent comme les abeilles des gâteaux à cellules hexagones, le problème était le même et elles l'ont résolu d'une manière bien moins ingénieuse. Leurs rayons n'ont qu'une couche de cellules et ne possèdent pas le fond commun qui sert à la fois aux deux couches opposées du gâteau de l'abeille. De là, moins de solidité, plus d'irrégularité et une perte de temps, de matière et d'espace que l'on peut estimer au quart de l'effort et au tiers de l'espace nécessaires. Pareillement, les Trigones et les Mélipones, qui sont de véritables abeilles domestiques, mais d'une civilisation moins avancée, ne construisent leurs cellules d'élevage que sur un rang, et appuyent leurs gâteaux horizontaux et superposés sur d'informes et dispendieuses colonnes de cire. Quant à leurs cellules à provisions, ce sont de grandes outres assemblées sans ordre, et là où elles pourraient s'intersecter, par conséquent réaliser l'économie de substance et d'espace dont profitent les abeilles, les Mélipones, sans s'aviser de cette économie possible, insèrent maladroitement entre les sphères des cellules à parois planes. Aussi, quand on compare un de leurs nids à la cité mathématique de nos mouches à miel, on croirait voir une bourgade de huttes primitives à côté d'une de ces villes implacablement régulières, qui sont le résultat peut-être sans charmes, mais logique, du génie de l'homme qui lutte plus âprement qu'autrefois contre le temps, l'espace et la matière.
XIX
La théorie courante, d'ailleurs renouvelée de Buffon, soutient que les abeilles n'ont par du tout l'intention de faire des hexagones à base pyramidale, qu'elles veulent simplement creuser dans la cire des alvéoles ronds, mais que leurs voisines et celles qui travaillent sur l'autre face du gâteau, creusant en même temps, avec les mêmes intentions, les points où les alvéoles se rencontrent prennent forcément une forme hexagonale. C'est, ajoute-t-on, ce qui arrive pour les cristaux, pour les écailles de certains poissons, pour les bulles de savon, etc., c'est encore ce qui arrive dans l'expérience suivante que propose Buffon. «Qu'on remplisse, dit-il, un vaisseau de pois ou de quelque autre graine cylindrique et qu'on le ferme exactement après y avoir versé autant d'eau que les intervalles, entre les graines, peuvent en recevoir, qu'on fasse bouillir cette eau, tous ces cylindres deviendront des colonnes à six pans. On en voit clairement la raison qui est purement mécanique: chaque graine dont la figure est cylindrique tend, par son renflement, à occuper le plus d'espace possible dans un espace donné; elles deviennent donc toutes nécessairement hexagones par la compression réciproque. Chaque abeille cherche à occuper de même le plus d'espace possible dans un espace donné; il est donc nécessaire aussi, puisque le corps des abeilles est cylindrique, que leurs cellules soient hexagones par la même raison des obstacles réciproques.»
XX
Voilà des obstacles réciproques qui produisent une merveille, comme les vices des hommes, par la même raison, produisent une vertu générale, qui est suffisante pour que l'espèce humaine, souvent odieuse dans ses individus, ne le soit pas dans son ensemble. On pourrait d'abord objecter, comme l'ont fait Broughman, Kirby et Spence, et d'autres savants, que l'expérience des bulles de savon et des pois ne prouve rien, car dans l'un et l'autre cas, l'effet de la pression n'aboutit qu'à des formes très irrégulières et n'explique pas la raison d'être du fond prismatique des cellules.
On pourrait surtout répondre qu'il y a plus d'une manière de tirer parti des nécessités aveugles, que la guêpe cartonnière, le bourdon velu, les mélipones et les trigones du Mexique et du Brésil, bien que les circonstances et le but soient pareils, arrivent à des résultats fort différents et manifestement inférieurs. On pourrait dire encore que si les cellules de l'abeille obéissent à la loi des cristaux, de la neige, des bulles de savon ou des pois bouillis de Buffon, elles obéissent en même temps, par leur symétrie générale, par leur disposition sur deux couches opposées, par leur inclinaison calculée, etc., à bien d'autres lois qui ne se trouvent pas dans la matière.
On pourrait ajouter que tout le génie de l'homme est aussi dans la façon dont il tire parti de nécessités analogues, et que si cette façon nous semble la meilleure possible, c'est qu'il n'y a pas de juge au-dessus de nous. Mais il est bon que les raisonnements s'effacent devant les faits, et pour écarter une objection tirée d'une expériences rien ne vaut une autre expérience.
Afin de m'assurer que l'architecture hexagonale était réellement inscrite dans l'esprit de l'abeille, j'ai découpé et enlevé un jour, au centre d'un rayon, à un endroit où il y avait à la fois du couvain et des cellules pleines de miel, un disque de la grandeur d'une pièce de cent sous. Coupant ensuite le disque par le milieu de sa tranche ou de l'épaisseur de sa circonférence, au point où se joignaient les bases pyramidales des cellules, j'appliquai sur les bases de l'une des deux sections ainsi obtenues, une rondelle d'étain de même dimension et assez résistante pour que les abeilles ne pussent la déformer ni la faire fléchir. Puis je remis où je l'avais prise la section munie de la rondelle. L'une des faces du rayon n'offrait donc rien d'anormal puisque le dommage était ainsi réparé, mais sur l'autre se voyait une sorte de grand trou dont le fond était formé par la rondelle d'étain et qui tenait la place d'une trentaine de cellules. Les abeilles furent d'abord déconcertées, elles vinrent en foule examiner et étudier l'abîme invraisemblable et, plusieurs jours durant, s'agitèrent tout autour et délibérèrent sans prendre de décision. Mais comme je les nourrissais abondamment chaque soir, il vint un moment où elles n'eurent plus de cellules disponibles pour emmagasiner leurs provisions. Il est probable qu'alors les grands ingénieurs, les sculpteurs et les cirières d'élite recurent l'ordre de tirer parti du gouffre inutile.
Une lourde guirlande de cirières l'enveloppa pour entretenir la chaleur nécessaire, d'autres abeilles descendirent dans le trou et commencèrent par fixer solidement la rondelle de métal à l'aide de petites griffes de cire régulièrement échelonnées sur son pourtour et qui s'attachaient aux arêtes des cellules environnantes. Elles entreprirent alors, en les reliant à ces griffes, la construction de trois ou quatre cellules, dans le demi-cercle supérieur de la rondelle. Chacune de ces cellules de transition ou de réparation avait son dessus plus ou moins déformé pour se souder à l'alvéole contigu du rayon, mais sa moitié inférieure dessinait toujours sur rétain trois angles très nets d'où sortaient déjà trois petites lignes droites qui ébauchaient régulièrement la première moitié de la cellule suivante.
Au bout de quarante-huit heures, et bien que trois ou quatre abeilles au plus pussent travailler en même temps dans l'ouverture, toute la surface de l'étain était couverte d'alvéoles esquissés. Ces alvéoles étaient certes moins réguliers que ceux d'un rayon ordinaire; c'est pourquoi la reine, les ayant parcourus, sagement refusa d'y pondre, car il n'en serait sorti qu'une génération atrophiée. Mais tous étaient parfaitement hexagonaux; on n'y trouvait pas une ligne courbe, pas une forme, pas un angle arrondi. Pourtant, toutes les conditions habituelles étaient changées, les cellules n'étaient pas creusées dans un bloc selon l'observation de Huber, ou dans un capuchon de cire, selon celle de Darwin, circulaires d'abord et ensuite hexagonisées par la pression de leurs voisines. Il ne pouvait être question d'obstacles réciproques attendu qu'elles naissaient une à une et projetaient librement sur une sorte de table rase les petites lignes d'amorçage. Il parait donc bien certain que l'hexagone n'est pas le résultat de nécessités mécaniques, mais qu'il se trouve véritablement dans le plan, dans l'expérience, dans l'intelligence et la volonté de l'abeille. Un autre trait curieux de leur sagacité que je note à la rencontre, c'est que les godets qu'elles bâtirent sur la rondelle n'avaient pas d'autre fond que le métal même. Les ingénieurs de l'escouade présumaient évidemment que l'étain suffirait à retenir les liquides et avaient jugé inutile de l'enduire de cire. Mais, peu après, quelques gouttes de miel ayant été déposées dans deux de ces godets, ils remarquèrent probablement qu'il s'altérait plus ou moins au contact du métal. Ils se ravisèrent alors et recouvrirent d'une sorte de vernis diaphane toute la surface de l'étain.
XXI
Si nous voulions éclairer tous les secrets de cette architecture géométrique, nous aurions encore à examiner plus d'une question intéressante, par exemple la forme des premières cellules qui s'attachent au toit de la ruche, et qui est modifiée de manière à toucher ce toit par le plus grand nombre de points possible.
Il faudrait remarquer aussi, non pas tant l'orientation des grandes rues, déterminée par le parallélisme des rayons, que la disposition des ruelles et passages ménagés çà et là au travers ou autour des gâteaux pour assurer le trafic et la circulation de l'air, et qui sont habilement distribués de manière à éviter de trop longs détours ou un encombrement probable. Il faudrait enfin étudier la construction des cellules de transition, l'instinct unanime qui pousse les abeilles à augmenter, à un moment donné, les dimensions de leurs demeures, soit que la récolte extraordinaire demande de plus grands vases, soit qu'elles jugent la population assez forte ou que la naissance des mâles devienne nécessaire. Il faudrait admirer en même temps l'économie ingénieuse et l'harmonieuse certitude avec laquelle elles passent, dans ces cas, du petit au grand ou du grand au petit, de la symétrie parfaite à une asymétrie inévitable, pour revenir, dès que le permettent les lois d'une géométrie animée, à la régularité idéale, sans qu'une cellule soit perdue, sans qu'il y ait dans la suite de leurs édifices un quartier sacrifié, enfantin, hésitant et barbare, ou une zone inutilisable. Mais déjà je crains de m'être égaré dans bien des détails dénués d'intérêt pour un lecteur qui n'a peut-être jamais suivi des yeux un vol d'abeilles ou qui ne s'y est intéressé qu'en passant, comme nous nous intéressons tous en passant à une fleur, à un oiseau, à une pierre précieuse, sans demander autre chose qu'une distraite certitude superficielle, et sans nous dire assez que le moindre secret d'un objet que nous voyons dans la nature qui n'est pas humaine, participe peut-être plus directement à l'énigme profonde de nos fins et de nos origines, que le secret de nos passions les plus passionnantes et le plus complaisamment étudiées.
XXI
Pour ne pas alourdir cette étude, je passe également sur l'instinct assez surprenant qui les fait parfois amincir et démolir l'extrémité de leurs rayons quand elles veulent prolonger ou élargir ceux-ci; et, cependant, on conviendra que démolir pour reconstruire, défaire ce qu'on a fait pour le refaire plus régulièrement, suppose un singulier dédoublement de l'aveugle instinct de bâtir. Je passe encore sur des expériences remarquables que l'on peut faire pour les forcer de construire des rayons circulaires, ovales, tubulaires ou bizarrement contournés, et sur la manière ingénieuse dont elles parviennent à faire correspondre les cellules élargies des parties convexes aux cellules rétrécies des parties concaves du gâteau.
Mais avant de quitter ce sujet, arrêtons-nous, ne serait-ce qu'une minute, à considérer la façon mystérieuse dont elles concertent leur travail et prennent leurs mesures lorsqu'elles sculptent en même temps, et sans se voir, les deux faces opposées d'un rayon. Regardez par transparence un de ces rayons, et vous apercevrez, dessinés par des ombres aiguës dans la cire diaphane, tout un réseau de prismes, aux arêtes si nettes, tout un système de concordances si infaillibles, qu'on les croirait estampées dans l'acier.
Je ne sais si ceux qui n'ont jamais vu l'intérieur d'une ruche se représentent suffisamment la disposition et l'aspect des rayons. Qu'ils se figurent, pour prendre la ruche de nos paysans, où l'abeille est livrée à elle-même, qu'ils se figurent une cloche de paille ou d'osier; cette cloche est divisée de haut en bas par cinq, six, huit et parfois dix tranches de cire parfaitement parallèles et assez semblables à de grandes tranches de pain qui descendent du sommet de la cloche et épousent strictement la forme ovoïde de ses parois. Entre chacune de ces tranches est ménagé un intervalle d'environ onze millimètres dans lequel se tiennent et circulent les abeilles. Au moment où commence dans le haut de la ruche la construction d'une de ces tranches, le mur de cire qui en est l'ébauche, et qui sera plus tard aminci et étiré, est encore fort épais et isole complètement les cinquante ou soixante abeilles qui travaillent sur la face antérieure, des cinquante ou soixante qui cisèlent en même temps sa face postérieure, en sorte qu'il est impossible qu'elles se voient mutuellement, à moins que leurs yeux n'aient le don de percer les corps les plus opaques. Néanmoins, une abeille de la face antérieure ne creuse pas un trou, n'ajoute pas un fragment de cire qui ne corresponde exactement à une saillie ou à une cavité de la face postérieure et réciproquement. Comment s'y prennent-elles? Comment se fait-il que l'une ne creuse pas trop avant et l'autre pas assez?
Comment tous les angles des losanges coïncident-ils toujours si magiquement? Qu'est-ce qui leur dit de commencer ici et de s'arrêter là? Il faut nous contenter une fois de plus de la réponse qui ne répond pas: «C'est un des mystères de la ruche». Huber a essayé d'expliquer ce mystère en disant qu'à certains intervalles, par la pression de leurs pattes ou de leurs dents, elle provoquaient peut-être une légère saillie sur la face opposée du rayon, ou qu'elles se rendaient compte de l'épaisseur plus ou moins grande du bloc, par la flexibilité, l'élasticité ou quelque autre propriété physique de la cire, ou encore que leurs antennes semblent se prêter à l'examen des parties les plus déliées et les plus contournées des objets et leur servent de compas dans l'invisible, ou enfin que le rapport de toutes les cellules dérive mathématiquement de la disposition et des dimensions de celles du premier rang sans qu'il y ait besoin d'autres mesures. Mais on voit que ces explications ne sont pas suffisantes: les premières sont des hypothèses invérifiables; les autres déplacent simplement le mystère. Et s'il est bon de déplacer le plus souvent possible les mystères, encore faut-il ne pas se flatter qu'un changement de place suffise à les détruire.
XXIII
Quittons enfin les plateaux monotones et le désert géométrique des cellules. Voilà donc les rayons commencés et qui deviennent habitables. Bien que l'infiniment petit s'ajoute, sans espoir apparent, à l'infiniment petit, et que notre œil, qui voit si peu de chose, regarde sans rien voir, l'œuvre de cire qui ne s'arrête ni de jour ni de nuit s'étend avec une rapidité extraordinaire. La reine impatiente a déjà parcouru plus d'une fois les chantiers qui blanchissent dans l'obscurité, et, maintenant que les premières lignes des demeures sont achevées, elle en prend possession avec son cortège de gardiennes, de conseillères ou de servantes, car on ne saurait dire si elle est conduite ou suivie, vénérée ou surveillée. Arrivée à l'endroit qu'elle juge favorable ou que ses conseillères lui imposent, elle bombe le dos, se recourbe et introduit l'extrémité de son long abdomen fuselé dans l'un des godets vierges, pendant que toutes les petites têtes attentives, les petites têtes aux énormes yeux noirs des gardes de son escorte, l'enserrent d'un cercle passionné, lui soutiennent les pattes, lui caressent les ailes et agitent sur elle leurs fébriles antennes, comme pour l'encourager, la presser et la féliciter.
On reconnaît aisément l'endroit où elle se trouve à cette espèce de cocarde étoilée, ou plutôt à cette broche ovale dont elle est la topaze centrale et qui ressemble assez aux imposantes broches que portaient nos grand'-mères. Il est d'ailleurs remarquable, puisque s'offre l'occasion de le remarquer, que les ouvrières évitent toujours de tourner le dos à la reine. Sitôt qu'elle s'approche d'un groupe, toutes s'arrangent de façon à lui présenter invariablement les yeux et les antennes et marchent devant elle à reculons. C'est un signe de respect ou plutôt de sollicitude qui, pour invraisemblable qu'il paraisse, n'en est pas moins constant et tout à fait général. Mais revenons à notre souveraine. Souvent, pendant le léger spasme qui accompagne visiblement l'émission de l'œuf, une de ses filles la saisit dans ses bras, et front contre front, bouche contre bouche, semble lui parler bas. Elle, assez indifférente à ces témoignages un peu effrénés, prend son temps, ne s'émeut guère, tout à sa mission qui paraît être pour elle une volupté amoureuse plutôt qu'un travail. Enfin au bout de quelques secondes, elle se redresse avec calme, se déplace d'un pas, fait un quart de tour sur elle-même, et, avant d'y introduire la pointe de son ventre, plonge la tête dans la cellule voisine afin de s'assurer que tout y est en ordre, et qu'elle ne pond pas deux fois dans le même alvéole, tandis que deux ou trois abeilles de l'escorte empressée culbutent successivement dans la cellule abandonnée, pour voir si l'œuvre est accomplie, et entourer de leurs soins ou mettre en bonne place le petit œuf bleuâtre qu'elle vient d'y déposer. À partir de ce moment jusqu'aux premiers froids de l'automne, elle ne s'arrête plus, pondant pendant qu'on la nourrit et dormant—si tant est qu'elle dorme—en pondant. Elle représente dès lors la puissance dévorante de l'avenir qui envahit tous les coins du royaume. Elle suit pas à pas les malheureuses ouvrières qui s'épuisent à construire les berceaux que sa fécondité réclame. On assiste ainsi à un concours de deux instincts puissants dont les péripéties éclairent pour les montrer, sinon pour les résoudre, plusieurs énigmes de la ruche.
Il arrive, par exemple, que les ouvrières gagnent une certaine avance. Obéissant à leurs soucis de bonnes ménagères qui songent aux provisions des mauvais jours, elles s'empressent de remplir de miel les cellules conquises sur l'avidité de l'espèce. Mais la reine s'approche; il faut que les biens matériels reculent devant l'idée de la nature, et les ouvrières affolées déménagent en hâte le trésor importun.
Il arrive aussi que leur avance soit d'un rayon entier: alors, n'ayant plus sous les yeux celle qui représente la tyrannie des jours que personne ne verra, elles en profitent pour bâtir aussi vite que possible une zone de grandes cellules, de cellules à mâles, dont la construction est beaucoup plus facile et plus rapide. Arrivée à cette zone ingrate, la reine y dépose à regret quelques œufs, la franchit, et vient sur ses bords exiger de nouvelles cellules d'ouvrières. Les travailleuses obéissent, rétrécissent graduellement les alvéoles, et la poursuite recommence, jusqu'à ce que l'insatiable mère, fléau fécond et adoré, soit ramenée des extrémités de la ruche aux cellules du début, abandonnées dans l'entre-temps par la première génération qui vient d'éclore, et qui bientôt, de ce coin d'ombre où elle est née, va se répandre sur les fleurs des environs, peupler les rayons du soleil et animer les heures bienveillantes, pour se sacrifier à son tour à la génération qui déjà la remplace dans les berceaux.
XXIV
Et la reine abeille, à qui obéit-elle? A la nourriture qu'on lui donne; car elle ne prend pas elle-même ses aliments; elle est nourrie comme un enfant par les ouvrières mêmes que sa fécondité harasse. Et cette nourriture à son tour, que lui mesurent les ouvrières, est proportionnée à l'abondance des fleurs et au butin que rapportent les visiteuses des calices.—Ici donc, comme partout en ce monde, une portion du cercle plonge dans les ténèbres; ici donc, comme partout, c'est du dehors, d'une puissance inconnue que vient l'ordre suprême, et les abeilles se soumettent comme nous au maître anonyme de la roue qui tourne sur elle-même en écrasant les volontés qui la font mouvoir.
Quelqu'un à qui je montrais dernièrement, dans une de mes ruches de verre! le mouvement de cette roue aussi visible que la grande roue d'une horloge, quelqu'un qui voyait à nu l'agitation innombrable des rayons, le trémoussement perpétuel, énigmatique et fou des nourrices sur la chambre à couvain, les passerelles et les échelles animées que forment les cirières, les spirales envahissantes de la reine, l'activité diverse et incessante de la foule, l'effort impitoyable et inutile, les allées et venues accablées d'ardeur, le sommeil ignoré hormis dans des berceaux que déjà guette le travail de demain, le repos même de la mort éloigné d'un séjour qui n'admet ni malades ni tombeaux, quelqu'un qui regardait ces choses, l'étonnement passé, ne tardait pas à détourner ses yeux où se lisait je ne sais quel effroi attristé.
Il y a en effet dans la ruche, sous l'allégresse du premier abord, sous les souvenirs éclatants des beaux jours qui l'emplissent et en font la cassette des joyaux de l'été, sous le va-et-vient enivré qui la relie aux fleurs, aux eaux vives, à l'azur, à l'abondance si paisible de tout ce qui représente la beauté et le bonheur, il y a en effet, sous toutes ces délices extérieures, un spectacle qui est un des plus tristes qu'on puisse voir. Et nous autres aveugles qui n'ouvrons que des yeux obscurcis, quand nous regardons ces innocentes condamnées, nous savons bien que ce n'est pas elles seules que nous sommes près de plaindre, que ce n'est pas elles seules que nous ne comprenons point, mais une forme pitoyable de la grande force qui nous anime et nous dévore aussi.
Oui, si l'on veut, cela est triste, comme tout est triste dans la nature quand on la regarde de près. Il en sera ainsi tant que nous ne saurons pas son secret, ou si elle en a un. Et si nous apprenons un jour qu'elle n'en ait point ou que ce secret soit horrible, alors naîtront d'autres devoirs qui peut-être n'ont pas encore de nom. En attendant, que notre cœur répète s'il le désire: «Cela est triste», mais que notre raison se contente de dire: «Cela est ainsi». Notre devoir de l'heure est de chercher s'il n'y a rien derrière ces tristesses, et pour cela il ne faut pas en détourner les yeux, mais les regarder fixement et les étudier avec autant d'intérêt et de courage que si c'étaient des joies.—Il est juste qu'avant de nous plaindre, qu'avant de juger la nature, nous achevions de l'interroger.
XXV
Nous avons vu que les ouvrières, dès qu'elles ne se sentent plus serrées de près par la menaçante fécondité de la mère, se hâtent de bâtir des cellules à provisions dont la construction est plus économique et la capacité plus grande. Nous avons vu, d'autre part, que la mère préfère pondre dans les petites cellules et qu'elle en réclame sans cesse. Néanmoins, à leur défaut, et en attendant qu'on lui en fournisse, elle se résigne à déposer ses œufs dans les larges cellules qu'elle trouve sur son passage.
Les abeilles qui en naîtront seront des mâles ou faux-bourdons, bien que les œufs soient en tout pareils à ceux dont naissent les ouvrières. Or, au rebours de ce qui a lieu dans la transformation d'une ouvrière en reine, ce n'est pas la forme ou la capacité de l'alvéole qui détermine ici le changement, car d'un œuf pondu dans une grande cellule et transporté ensuite dans une cellule d'ouvrière sortira (j'ai réussi à opérer quatre ou cinq fois ce transfert qui est assez difficile à cause de la petitesse microscopique et de l'extrême fragilité de l'œuf) un mâle plus ou moins atrophié, mais incontestable. Il faut donc que la reine en pondant ait la faculté de reconnaître ou de déterminer le sexe de l'œuf qu'elle dépose, et de l'approprier à l'alvéole sur lequel elle s'accroupit. Il est rare qu'elle se trompe. Comment fait-elle? comment, parmi des myriades d'œufs que contiennent ses deux ovaires, sépare-t-elle les mâles des femelles, et comment descendent-ils à son gré dans l'oviducte unique?
Nous voici encore en présence d'une des énigmes de la ruche, et d'une des plus impénétrables. On n'ignore pas que la reine vierge n'est point stérile, mais qu'elle ne peut pondre que des œufs de mâles. Ce n'est qu'après la fécondation du vol nuptial qu'elle produit à son choix des ouvrières ou des faux-bourdons. A la suite du vol nuptial, elle est définitivement en possession, jusqu'à sa mort, des spermatozoaires arrachés à son malheureux amant. Ces spermatozoaires, dont le docteur Leuckart estime le nombre à vingt-cinq millions, sont conservés vivants dans une glande spéciale située sous les ovaires, à l'entrée de l'oviducte commun, et appelée spermathèque. On suppose donc que l'étroitesse de l'orifice des petites cellules et la manière dont la forme de cet orifice oblige la reine de se courber et de s'accroupir exerce sur la spermathèque une certaine pression, à la suite de laquelle les spermatozoaires en jaillissent et fécondent l'œuf au passage. Cette pression n'aurait pas lieu sur les grandes cellules, et la spermathèque ne s'entr'ouvrirait point. D'autres, au contraire, sont d'avis que la reine commande réellement aux muscles qui ouvrent ou ferment la spermathèque sur le vagin, et, de fait, ces muscles sont extrêmement nombreux, puissants et compliqués. Sans vouloir décider laquelle de ces deux hypothèses est la meilleure, car plus on va plus on observe, mieux on voit que l'on n'est qu'un naufragé sur l'océan jusqu'ici très inconnu de la nature, mieux on apprend qu'un fait est toujours prêt à surgir du sein d'une vague subitement plus transparente, qui détruit en un instant tout ce que l'on croyait savoir, j'avouerai cependant que je penche pour la seconde. D'abord, les expériences d'un apiculteur bordelais, M. Drory, montrent que si toutes les grandes cellules ont été enlevées de la ruche, la mère, le moment venu de pondre des œufs de mâles, n'hésite pas à les déposer dans des cellules d'ouvrières; et inversement elle pondra des œufs d'ouvrières dans des cellules de mâles, si l'on n'en a pas laissé d'autres à sa disposition.
Ensuite, les belles observations de M. Fabre sur les Osmies, qui sont des abeilles sauvages et solitaires de la famille des Gastrilégides, prouvent à l'évidence que non seulement l'Osmie connaît d'avance le sexe de l'œuf qu'elle pondra, mais que ce sexe est facultatif pour la mère qui le détermine suivant l'espace dont elle dispose, «espace fréquemment fortuit et non modifiable,» établissant ici un mâle, là une femelle. Je n'entrerai pas dans le détail des expériences du grand entomologiste français. Elles sont extrêmement minutieuses et nous entraîneraient trop loin. Mais quelle que soit l'hypothèse acceptée, l'une ou l'autre expliquerait fort bien, en dehors de toute intelligence de l'avenir, la propension de la reine à pondre dans des cellules d'ouvrières.
Il est probable que cette mère-esclave que nous sommes portés à plaindre, mais qui est peut-être une grande amoureuse, une grande voluptueuse, éprouve dans l'union du principe mâle et femelle qui s'opère dans son être, une certaine jouissance, et comme un arrière-goût de l'ivresse du vol nuptial unique dans sa vie. Ici encore, la nature, qui n'est jamais si ingénieuse ni si sournoisement prévoyante et diverse que lorsqu'il s'agit des pièges de l'amour, aurait eu soin d'étayer d'un plaisir l'intérêt de l'espèce. Au reste, entendons-nous et ne soyons pas dupe de notre explication. Attribuer ainsi une idée à la nature et croire que cela suffit, c'est jeter une pierre dans un de ces gouffres inexplorables que l'on trouve au fond de certaines grottes, et s'imaginer que le bruit qu'elle produira en y tombant répondra à toutes nos questions et nous révélera autre chose que l'immensité de l'abîme.
Quand on répète: la nature veut ceci, organise cette merveille, s'attache à cette fin, cela revient à dire qu'une petite manifestation de vie réussit à se maintenir, tandis que nous nous en occupons, sur l'énorme surface de la matière qui nous semble inactive et que nous appelons, évidemment à tort, le néant ou la mort. Un concours de circonstances qui n'avait rien de nécessaire a maintenu cette manifestation entre mille autres, peut-être aussi intéressantes, aussi intelligentes, mais qui n'eurent pas la même chance et disparurent à jamais sans avoir eu l'occasion de nous émerveiller. Il serait téméraire d'affirmer autre chose, et tout le reste nos réflexions, notre téléologie obstinée, nos espoirs et nos admirations, c'est au fond de l'inconnu, que nous choquons contre du moins connu encore, pour faire un petit bruit qui nous donne conscience du plus haut degré de l'existence particulière que nous puissions atteindre sur cette même surface muette et impénétrable, comme le chant du rossignol et le vol du condor leur révèlent aussi le plus haut degré d'existence propre à leur espèce. Il n'en reste pas moins, qu'un de nos devoirs les plus certains est de produire ce petit bruit chaque fois que l'occasion s'en présente, sans nous décourager parce qu'il est vraisemblablement inutile.
LIVRE IV
LES JEUNES REINES
I
Fermons ici notre jeune ruche où la vie reprenant son mouvement circulaire s'étale et se multiplie, pour se diviser à son tour dès qu'elle atteindra la plénitude de la force et du bonheur, et rouvrons une dernière fois la cité-mère afin de voir ce qui s'y passe après la sortie de l'essaim.
Le tumulte du départ apaisé, et les deux tiers de ses enfants l'ayant abandonnée sans esprit de retour, la malheureuse ville est comme un corps qui a perdu son sang: elle est lasse, déserte, presque morte. Pourtant, quelques milliers d'abeilles y sont restées, qui, inébranlées, mais un peu alanguies, reprennent le travail, remplacent de leur mieux les absentes, effacent les traces de l'orgie, resserrent les provisions mises au pillage, vont aux fleurs, veillent sur le dépôt de l'avenir, conscientes de la mission et fidèles au devoir qu'un destin précis leur impose.
Mais si le présent paraît morne, tout ce que l'œil rencontre est peuplé d'espérances. Nous sommes dans un de ces châteaux des légendes allemandes où les murs sont formés de milliers de fioles qui contiennent les âmes des hommes qui vont naître. Nous sommes dans le séjour de la vie qui précède la vie. Il y a là, de toutes parts en suspens dans les berceaux bien clos, dans la superposition infinie des merveilleux alvéoles à six pans, des myriades de nymphes, plus blanches que le lait, qui, les bras repliés et la tête inclinée sur la poitrine, attendent l'heure du réveil. A les voir dans leurs sépultures uniformes, innombrables et presque transparentes, on dirait des gnomes chenus qui méditent, ou des légions de vierges déformées par les plis du suaire, et ensevelies en des prismes hexagones multipliés jusqu'au délire par un géomètre inflexible.
Sur toute l'étendue de ces murs perpendiculaires qui renferment un monde qui grandit, se transforme, tourne sur lui-même, change quatre ou cinq fois de vêtements et file son linceul dans l'ombre, battent des ailes et dansent des centaines d'ouvrières, pour entretenir la chaleur nécessaire et aussi pour une fin plus obscure, car leur danse a des trémoussements extraordinaires et méthodiques qui doivent répondre à quelque but qu'aucun observateur n'a, je crois, démêlé.
Au bout de quelques jours, les couvercles de ces myriades d'urnes (on en compte, dans une forte ruche, de soixante à quatre-vingt mille), se lézardent, et deux grands yeux noirs et graves apparaissent, surmontés d'antennes qui palpent déjà l'existence autour d'elles, tandis que d'actives mâchoires achèvent d'élargir l'ouverture. Aussitôt, les nourrices accourent, aident à la jeune abeille à sortir de sa prison, la soutiennent, la brossent, la nettoient et lui offrent au bout de leur langue le premier miel de sa nouvelle vie. Elle, qui arrive d'un autre monde, est encore étourdie, un peu pâle, vacillante. Elle a l'air débile d'un petit vieillard échappé de la tombe. On dirait d'une voyageuse couverte de la poussière duveteuse des chemins inconnus qui mènent à la naissance. Du reste, elle est parfaite des pieds à la tète, sait immédiatement tout ce qu'il faut savoir, et, pareille à ces enfants du peuple qui apprennent pour ainsi dire en naissant qu'ils n'auront guère le temps de jouer ni de rire, elle se dirige vers les cellules closes et se met à battre des ailes et à s'agiter en cadence pour réchauffer à son tour ses sœurs ensevelies, sans s'attarder à déchiffrer l'étonnante énigme de son destin et de sa race.
II
Pourtant, les plus fatigantes besognes lui sont d'abord épargnées. Elle ne sort de la ruche que huit jours après sa naissance, pour accomplir son premier «vol de propreté» et remplir d'air ses sacs trachéens qui se gonflent, épanouissant tout son corps et la font, à partir de cette heure, l'épouse de l'espace. Elle rentre ensuite, attend encore une semaine, et alors s'organise, en compagnie de ses sœurs du même âge, sa première sortie de butineuse, au milieu d'un émoi très spécial que les apiculteurs appellent le soleil d'artifice. Il faudrait plutôt dire le soleil d inquiétude. On voit en effet qu'elles ont peur, elles qui sont filles de l'ombre étroite et de la foule, on voit qu'elles ont peur de l'abîme azuré et de la solitude infinie de la lumière, et leur joie tâtonnante est tissue de terreurs. Elles se promènent sur le seuil, elles hésitent, elles partent et reviennent vingt fois. Elles se balancent dans les airs, la tête obstinément tournée vers la maison natale, elles décrivent de grands cercles qui s'élèvent et qui, soudain, retombent sous le poids d'un regret, et leurs treize mille yeux interrogent, reflètent et retiennent à la fois tous les arbres, la fontaine, la grille, l'espalier, les toitures et les fenêtres des environs; jusqu'à ce que la route aérienne sur laquelle elles glisseront au retour soit aussi inflexiblement tracée dans leur mémoire que si deux traits d'acier la marquaient dans l'éther.
Voici un nouveau mystère. Interrogeons-le comme les autres, et s'il se tait comme eux son silence agrandira du moins de quelques arpents nébuleux, mais ensemencés de bonne volonté, le champ de notre ignorance consciente, qui est le plus fertile que notre activité possède. Comment les abeilles retrouvent-elles leur demeure, que, parfois, il est impossible qu'elles voient, qui souvent est cachée sous les arbres et dont l'entrée où elles abordent, n'est, en tout cas, qu'un point imperceptible dans l'étendue sans bornes? Comment se fait-il que transportées dans une boîte à deux ou trois kilomètres de la ruche, il est extrêmement rare qu'elles s'égarent?
La distinguent-elles à travers les obstacles? Est-ce à l'aide de points de repère qu'elles s'orientent, ou bien possèdent-elles ce sens particulier et mal connu que nous attribuons à certains animaux, aux hirondelles et aux pigeons, par exemple, et qu'on appelle le sens de la direction? Les expériences de J.-H. Fabre, de Lubbock et surtout celles de M. Romanes (Nature,29 octobre 1886) semblent établir qu'elles ne sont pas guidées par cet instinct étrange. D'autre part, j'ai plus d'une fois constaté qu'elles ne font guère attention à la forme ou à la couleur de la ruche. Elles paraissent s'attacher davantage à l'aspect coutumier du plateau sur lequel repose leur maison, à la disposition de l'entrée et de la planchette d'abordage[1]. Mais cela même est accessoire, et si, pendant l'absence des butineuses, on modifie de fond en comble la façade de leur demeure, elles n'y reviendront pas moins directement des profondeurs de l'horizon, et ne manifesteront quelque hésitation qu'au moment de franchir le seuil méconnaissable. Leur méthode d'orientation, autant que nos expériences permettent d'en juger, paraît plutôt basée sur un repérage extraordinairement minutieux et précis. Ce n'est pas la ruche qu'elles reconnaissent, c'est, à trois ou quatre millimètres près, sa position par rapport aux objets d'alentour. Et ce repérage est si merveilleux, si mathématiquement sûr et si profondément inscrit en leur mémoire, qu'après cinq mois d'hivernage dans une cave obscure, si l'on remet la ruche sur son plateau, mais un peu plus à droite ou à gauche qu'elle n'était, toutes les ouvrières, à leur retour des premières fleurs, aborderont d'un vol imperturbable et rectiligne au point précis qu'elle occupait l'année précédente, et ce ne sera qu'en tâtonnant qu'elles retrouveront enfin la porte déplacée. On croirait que l'espace a précieusement conservé tout l'hiver la trace indélébile de leurs trajectoires, et que leur petit sentier laborieux est resté gravé dans le ciel.
Aussi, quand on déplace une ruche, beaucoup d'abeilles se perdent-elles, à moins qu'il ne s'agisse d'un grand voyage et que tout le paysage qu'elles connaissent parfaitement jusqu'à trois ou quatre kilomètres à la ronde ne soit transformé, à moins encore qu'on n'ait soin de mettre une planchette, un débris de tuile, un obstacle quelconque devant le «trou de vol», qui les avertisse que quelque chose est changé, et leur permette de s'orienter à nouveau et de refaire leur point.
[1] La planchette d'abordage, qui n'est souvent que le prolongement du tablier ou plateau sur lequel est posée la ruche, forme une sorte de perron, de palier ou de repos, devant l'entrée principale ou trou de vol.
III
Cela dit, rentrons dans la cité qui se repeuple, où la multitude des berceaux ne cesse de s'ouvrir, où la substance même des murs se met en mouvement. Toutefois cette cité n'a pas encore de reine. Sur les bords d'un des rayons du centre, s'élèvent sept ou huit édifices bizarres qui font songer, parmi la plaine raboteuse des cellules ordinaires, aux protubérances et aux cirques qui rendent si étranges les photographies de la Lune. Ce sont des espèces de capsules de cire rugueuse ou de glands inclinés et parfaitement clos, qui occupent la place de trois ou quatre alvéoles d'ouvrières. Ils sont habituellement groupés sur un même point, et une garde nombreuse et singulièrement inquiète et attentive, veille sur la région où flotte on ne sait quel prestige. C'est là que se forment les mères. Dans chacune de ces capsules, avant le départ de l'essaim, un œuf, en tout pareil à ceux dont sortent les travailleuses a été déposé, soit par la mère elle-même, soit plus probablement, bien qu'on n'ait pu s'en assurer, par les nourrices qui l'y transportent de quelque berceau voisin.
Trois jours après, se dégage de l'œuf une petite larve à laquelle on prodigue une nourriture particulière et aussi abondante que possible; et voici que nous pouvons saisir un à un les mouvements d'une de ces méthodes magnifiquement vulgaires de la nature, que nous couvririons, s'il s'agissait des hommes, du nom auguste de la Fatalité. La petite larve, grâce à ce régime, prend un développement exceptionnel, et ses idées, en même temps que son corps, se modifient au point que l'abeille qui en naît semble appartenir à une race d'insectes entièrement différente.
Elle vivra quatre ou cinq ans au lieu de six ou sept semaines. Son abdomen sera deux fois plus long, sa couleur plus dorée et plus claire, et son aiguillon recourbé. Ses yeux ne compteront que huit ou neuf mille facettes au lieu de douze ou treize mille. Son cerveau sera plus étroit, mais ses ovaires deviendront énormes et elle possédera un organe spécial, la spermathèque, qui la rendra pour ainsi dire hermaphrodite. Elle n'aura aucun des outils d'une vie laborieuse: ni pochettes à sécréter la cire, ni brosses, ni corbeilles pour récolter le pollen. Elle n'aura aucune des habitudes, aucune des passions que nous croyons inhérentes à l'abeille. Elle n'éprouvera ni le désir du soleil, ni le besoin de l'espace, et mourra sans avoir visité une fleur. Elle passera son existence dans l'ombre et l'agitation de la foule, à la recherche infatigable de berceaux à peupler. En revanche, elle connaîtra seule l'inquiétude de l'amour. Elle n'est pas sûre d'avoir deux moments de lumière dans sa vie—car la sortie de l'essaim n'est pas inévitable,—peut-être ne fera-t-elle qu'une fois usage de ses ailes, mais ce sera pour voler à la rencontre de l'amant. Il est curieux de voir que tant de choses, des organes, des idées, des désirs, des habitudes, toute une destinée, se trouvent ainsi en suspens, non pas dans une semence—ce serait le miracle ordinaire de la plante, de l'animal et de l'homme,—mais dans une substance étrangère et inerte: dans une goutte de miel[1].
[1] Certains apidologues soutiennent qu'ouvrières et reines, après l'éclosion de l'œuf, reçoivent la même nourriture, une sorte de lait très riche en azote, que sécrète une glande spéciale dont est pourvue la tête des nourrices. Mais au bout de quelques jours les larves d'ouvrières sont sevrées et mises au régime plus grossier du miel et du pollen, au lieu que la future reine est gorgée jusqu'à son complet développement, du lait précieux qu'on a appelé «bouillie royale». Quoi qu'il en soit, le résultat et le miracle sont pareils.
IV
Environ une semaine s'est écoulée depuis le départ de la vieille reine. Les nymphes princières qui dorment dans les capsules ne sont pas toutes du même âge, car il est de l'intérêt des abeilles que les naissances royales se succèdent à mesure qu'elles décideront qu'un deuxième, qu'un troisième ou même qu'un quatrième essaim sortira de la ruche. Depuis quelques heures elles ont graduellement aminci les parois de la capsule la plus mûre, et bientôt la jeune reine, qui de l'intérieur rongeait eu même temps le couvercle arrondi, montre la tête, sort à demi, et, aidée des gardiennes qui accourent, qui la brossent, la nettoient, la caressent, elle se dégage et fait ses premiers pas sur le rayon. Comme les ouvrières qui viennent de naître, elle est pâle et chancelante, mais au bout d'une dizaine de minutes ses jambes s'affermissent, et inquiète, sentant qu'elle n'est pas seule, qu'il lui faut conquérir son royaume, que des prétendantes sont cachées quelque part, elle parcourt les murailles de cire, à la recherche de ses rivales. Ici, la sagesse, les décisions mystérieuses de l'instinct, de l'esprit de la ruche, ou de l'assemblée des ouvrières interviennent. Le plus surprenant, quand on suit de l'œil, dans une ruche vitrée, la marche de ces événements, c'est qu'on n'observe jamais la moindre hésitation, la moindre division. On ne trouve aucun signe de discorde ou de discussion. Une unanimité préétablie règne seule, c'est l'atmosphère de la ville, et chacune des abeilles paraît savoir d'avance ce que toutes les autres penseront. Cependant le moment est pour elles des plus graves: c'est, à proprement parler, la minute vitale de la cité. Elles ont à choisir entre trois ou quatre partis qui auront des conséquences lointaines, totalement différentes et qu'un rien peut rendre funestes. Elles ont à concilier la passion ou le devoir inné de la multiplication de l'espèce avec la conservation de la souche et de ses rejetons. Quelquefois elles se trompent, elles jettent successivement trois ou quatre essaims qui épuisent complètement la cité-mère et qui, trop faibles eux-mêmes pour s'organiser assez vite, surpris par notre climat qui n'est pas leur climat d'origine dont les abeilles gardent malgré tout la mémoire, succombent à l'entrée de l'hiver. Elles sont alors victimes de ce qu'on nomme, «la fièvre d'essaimage» qui est, comme la fièvre ordinaire, une sorte de réaction trop ardente de la vie, réaction qui dépasse le but, ferme le cercle et retrouve la mort.
V
Aucune des décisions qu'elles vont prendre ne paraît s'imposer, et l'homme, s'il reste simplement spectateur, ne peut prévoir celle qu'elles choisiront. Mais ce qui marque que ce choix est toujours raisonné, c'est qu'il peut l'influencer, le déterminer même, en modifiant certaines circonstances, en rétrécissant ou agrandissant par exemple l'espace qu'il accorde, en enlevant des rayons pleins de miel pour y substituer des rayons vides, mais garnis de cellules d'ouvrières.
Il s'agit donc qu'elles sachent non pas si elles jetteront tout de suite un deuxième et un troisième essaim—il n'y aurait là, pourrait-on dire, qu'une décision aveugle qui obéirait aux caprices ou aux sollicitations étourdies d'une heure favorable,—il s'agit qu'elles prennent dès l'instant et à l'unanimité, des mesures qui leur permettront de jeter un deuxième essaim trois ou quatre jours après la naissance de la première reine, et un troisième trois jours après la sortie de la jeune reine à la tête du deuxième essaim. On ne saurait nier qu'on rencontre ici tout un système, toute une combinaison de prévisions, qui embrassent un temps considérable, surtout si on le compare à la brièveté de leur vie.
VI
Ces mesures concernent la garde des jeunes reines encore ensevelies dans leurs prisons de cire. Je suppose que les abeilles jugent plus sage ne pas jeter un second essaim. Ici encore, deux partis sont possibles. Permettront-elles à la première née des vierges royales, à celle que nous avons vue éclore, de détruire ses sœurs ennemies, ou bien attendront-elles qu'elle ait accompli la dangereuse cérémonie du «vol nuptial» dont peut dépendre l'avenir de la nation? Souvent elles autorisent le massacre immédiat; souvent aussi elles s'y opposent, mais on comprend qu'il est difficile de démêler si c'est en prévision d'un deuxième essaimage, ou des périls du «vol nuptial», car on a plus d'une fois observé qu'après avoir décrété le deuxième essaimage, elles y renonçaient brusquement, et détruisaient toute la descendance prédestinée, soit que le temps fût devenu moins propice, soit pour toute autre cause que nous ne pouvons pénétrer. Mais prenons qu'elles aient jugé bon de renoncer à l'essaimage et d'accepter les risques du «vol nuptial». Quand notre jeune reine, poussée par son désir, s'approche de la région des grands berceaux, la garde s'ouvre à son passage. Elle, en proie à sa jalousie furieuse, se précipite sur la première capsule qu'elle rencontre, et des pattes, et des dents, s'évertue à déchirer la cire. Elle y parvient, arrache violemment le cocon qui tapisse la demeure, dénude la princesse endormie, et, si sa rivale est déjà reconnaissable, elle se retourne, introduit son aiguillon dans le godet, et frénétiquement le darde jusqu'à ce que la captive succombe sous les coups de l'arme venimeuse. Alors elle s'apaise, satisfaite par la mort qui met une borne mystérieuse à la haine de tous les êtres, rentre son aiguillon, s'attaque à une autre capsule, l'ouvre, pour passer outre si elle n'y trouve qu'une larve ou une nymphe imparfaite, et ne s'arrête qu'au moment où haletante, exténuée, ses ongles et ses dents glissent sans force sur les parois de cire.
Les abeilles autour d'elle, regardent sa colère sans y prendre part, s'écartent pour lui laisser le champ libre; mais, à mesure qu'une cellule est perforée et dévastée, elles accourent, en retirent et jettent hors de la ruche le cadavre, la larve encore vivante ou la nymphe violée, et se gorgent avidement de la précieuse bouillie royale qui remplit le fond de l'alvéole. Puis, quand leur reine épuisée abandonne sa fureur, elles achèvent elles-mêmes le massacre des innocentes, et la race et les maisons souveraines disparaissent.
C'est, avec l'exécution des mâles, qui d'ailleurs est plus excusable, l'heure affreuse de la ruche, la seule où les ouvrières permettent à la discorde et à la mort d'envahir leurs demeures. Et, comme il arrive souvent dans la nature, ce sont les privilégiées de l'amour qui attirent sur elles les traits extraordinaires de la mort violente.
Parfois, mais le cas est rare, car les abeilles prennent des précautions pour l'éviter, parfois deux reines éclosent simultanément. Alors, c'est au sortir du berceau le combat immédiat et mortel dont Huber a le premier signalé une particularité assez étrange: chaque fois que, dans leurs passes, les deux vierges aux cuirasses de chitine se mettent dans une position telle qu'en tirant leur aiguillon elles se perceraient réciproquement,—comme dans les combats de l'Iliade on dirait qu'un dieu ou une déesse, qui est peut-être le dieu ou la déesse de la race, s'interpose, et les deux guerrières, prises d'épouvantes qui s'accordent, se séparent et se fuient, éperdues, pour se rejoindre peu après, se fuir encore si le double désastre menace de nouveau l'avenir de leur peuple, jusqu'à ce que l'une d'elles réussisse à surprendre sa rivale imprudente ou maladroite, et à la tuer sans danger, car la loi de l'espèce n'exige qu'un sacrifice.
VII
Lorsque la jeune souveraine a ainsi détruit les berceaux ou tué sa rivale, elle est acceptée par le peuple, et il ne lui reste plus, pour régner véritablement et se voir traitée comme l'était sa mère, qu'à accomplir son vol nuptial, car les abeilles ne s'en occupent guère et lui rendent peu d'hommages tant qu'elle est inféconde. Mais souvent son histoire est moins simple, et les ouvrières renoncent rarement au désir d'essaimer une seconde fois.
Dans ce cas, comme dans l'autre, portée d'un même dessein, elle s'approche des cellules royales, mais, au lieu d'y trouver des servantes soumises et des encouragements, elle se heurte à une garde nombreuse et hostile qui lui barre la route. Irritée, et menée par son idée fixe, elle veut forcer ou tourner le passage, mais rencontre partout les sentinelles, qui veillent sur les princesses endormies. Elle s'obstine, elle revient à la charge, on la repousse de plus en plus âprement, on la maltraite même, jusqu'à ce qu'elle comprenne d'une manière informe que ces petites ouvrières inflexibles représentent une loi à laquelle l'autre loi qui l'anime doit céder.
Elle s'éloigne enfin, et sa colère inassouvie se promène de rayon en rayon, y faisant retentir ce chant de guerre ou cette plainte menaçante que tout apiculteur connaît, qui ressemble au son d'une trompette argentine et lointaine, et qui est si puissant dans sa faiblesse courroucée qu'on l'entend, surtout le soir, à trois ou quatre mètres de distance, à travers les doubles parois de la ruche la mieux close.
Ce cri royal a sur les ouvrières une influence magique. Il les plonge dans une sorte de terreur ou de stupeur respectueuse, et quand la reine le pousse sur les cellules défendues, les gardiennes qui l'entourent et la tiraillent s'arrêtent brusquement, baissent la tête, et attendent, immobiles, qu'il cesse de retentir. On croit d'ailleurs que c'est grâce au prestige de ce cri qu'il imite, que le Sphinx Atropos pénètre dans les ruches et s'y gorge de miel, sans que les abeilles songent à l'attaquer.
Deux ou trois jours durant, parfois cinq, ce gémissement outragé erre ainsi et appelle au combat les prétendantes protégées. Cependant celles-ci se développent, veulent voir à leur tour la lumière et se mettent à ronger les couvercles de leurs cellules. Un grand désordre menace la république. Mais le génie de la ruche, en prenant sa décision en a prévu toutes les conséquences, et les gardiennes bien instruites savent heure par heure ce qu'il faut faire pour parer aux surprises d'un instinct contrarié et pour mener au but deux forces opposées. Elles n'ignorent point que si les jeunes reines qui demandent à naître parvenaient à s'échapper, elles tomberaient aux mains de leur aînée déjà invincible, qui les détruirait une à une. Aussi, à mesure qu'une des emmurées amincit intérieurement les portes de sa tour, elles les recouvrent en dehors d'une nouvelle couche de cire, et l'impatiente s'acharne à son travail sans se douter qu'elle ronge un obstacle enchanté qui renaît de sa ruine. Elle entend en même temps les provocations de sa rivale, et, connaissant sa destinée et son devoir royal avant même qu'elle ait pu jeter un regard sur la vie et savoir ce que c'est qu'une ruche, elle y répond héroïquement du fond de sa prison. Mais comme son cri doit percer les parois d'une tombe, il est très différent, étouffa, caverneux, et l'éleveur d'abeilles qui s'en vient vers le soir, lorsque les bruits se couchent dans la campagne, et que s'élève le silence des étoiles, interroger l'entrée des cités merveilleuses, reconnaît et comprend ce qu'annonce le dialogue de la vierge qui erre et des vierges captives.
VIII
Cette réclusion prolongée est d'ailleurs favorable aux jeunes vierges, qui en sortent mûries, déjà vigoureuses et prêtes à prendre l'essor. D'autre part, l'attente a raffermi la reine libre et l'a mise à même d'affronter les périls du voyage. Le second essaim ou essaim secondaire quitte alors la demeure, ayant à sa tête la première née des reines. Immédiatement après son départ, les ouvrières restées dans la ruche délivrent une des prisonnières qui recommence les mêmes tentatives meurtrières, pousse les mêmes cris de colère, pour quitter la ruche à son tour, trois jours après, à la tête du troisième essaim, et ainsi de suite, en cas de fièvre d'essaimage, jusqu'à l'épuisement complet de la cité-mère.
Swammerdam cite une ruche qui, par ses essaims et les essaims de ses essaims, produisit ainsi trente colonies en une seule saison.
Cette multiplication extraordinaire s'observe surtout après les hivers désastreux, comme si les abeilles, toujours en contact avec les volontés secrètes de la nature, avaient conscience du danger qui menace l'espèce. Mais, en temps normal, cette fièvre est assez rare dans les ruchées fortes et bien gouvernées. Beaucoup n'essaiment qu'une fois, plusieurs même n'essaiment pas du tout.
D'habitude, après le deuxième essaim, les abeilles renoncent à se diviser davantage, soit qu'elles remarquent l'affaiblissement excessif de la souche, soit qu'un trouble du ciel leur dicte la prudence. Elles permettent alors à la troisième reine de massacrer les captives, et la vie ordinaire reprend et se réorganise avec d'autant plus d'ardeur que presque toutes les ouvrières sont très jeunes, que la ruche est appauvrie et dépeuplée, et qu'il y a de grands vides à remplir avant l'hiver.
IX
La sortie du deuxième et du troisième essaim ressemble à celle du premier, et toutes les circonstances sont pareilles, à cela près que les abeilles y sont moins nombreuses, que la troupe est moins circonspecte et n'a pas d'éclaireurs, et que la jeune reine, vierge, ardente et légère, vole beaucoup plus loin et dès la première étape entraîne tout son monde à une grande distance de la ruche. Joignez-y que cette deuxième et cette troisième émigration sont bien plus téméraires et que le sort de ces colonies errantes est assez hasardeux. Elles n'ont à leur tête, pour représenter l'avenir, qu'une reine inféconde. Tout leur destin dépend du vol nuptial qui va s'accomplir. Un oiseau qui passe, quelques gouttes de pluie, un vent froid, une erreur, et le désastre est sans remède. Les abeilles le savent si bien que, l'abri trouvé, malgré leur attachement déjà solide à leur demeure d'un jour, malgré les travaux commencés, souvent elles abandonnent tout pour accompagner leur jeune souveraine dans sa recherche de l'amant, pour ne pas la quitter des yeux, pour l'envelopper et la voiler de milliers d'ailes dévouées, ou se perdre avec elle quand l'amour l'égaré si loin de la ruche nouvelle, que la route encore inaccoutumée du retour vacille et se disperse, dans toutes les mémoires.
X
Mais la loi de l'avenir est si forte qu'aucune abeille n'hésite devant ces incertitudes et ces périls de mort. L'enthousiasme des essaims secondaires et tertiaires est égal à celui du premier. Lorsque la cité-mère a pris sa décision, chacune des jeunes reines dangereuses trouve une bande d'ouvrières pour suivre sa fortune et l'accompagner dans ce voyage, où beaucoup est à perdre et rien à gagner que l'espérance d'un instinct satisfait. Qui leur donne cette énergie, que nous n'avons jamais, à rompre avec le passé comme avec un ennemi? Qui choisit dans la foule celles qui doivent partir, et qui marque celles qui resteront? Ce n'est pas telle ou telle classe qui s'en va ou demeure,—par ici les plus jeunes, par là les plus âgées;—autour de chaque reine qui ne reviendra plus, se pressent de très vieilles butineuses, en même temps que de petites ouvrières qui affrontent pour la première fois le vertige de l'azur. Ce n'est pas davantage le hasard, l'occasion, l'élan ou l'affaissement passager d'une pensée, d'un instinct ou d'un sentiment qui augmente ou réduit la force proportionnelle de l'essaim. Je me suis, à maintes reprises, appliqué à évaluer le rapport du nombre des abeilles qui le composent à celui des abeilles qui demeurent; et bien que les difficultés de l'expérience ne permettent guère d'arriver à une précision mathématique, j'ai pu constater que ce rapport, si l'on tient compte du couvain, c'est-à-dire des naissances prochaines, était assez constant pour qu'il suppose un véritable et mystérieux calcul de la part du génie de la ruche.
XI
Nous ne suivrons pas les aventures de ces essaims. Elles sont nombreuses et souvent compliquées. Quelquefois, deux essaims se mêlent; d'autrefois, dans le branle-bas du départ, deux ou trois des reines prisonnières échappent à la surveillance des gardiennes et rejoignent la grappe qui se forme. Parfois encore, une des jeunes reines, environnée de mâles, profite du vol d'essaimage pour se faire féconder, et entraîne alors tout son peuple à une hauteur et à une distance extraordinaires. Dans la pratique de l'apiculture, on rend toujours à la souche ces essaims secondaires et tertiaires. Les reines se retrouvent dans la ruche, les ouvrières se rangent autour de leurs combats, et, lorsque la meilleure a triomphé, ennemies du désordre, avides de travail, elles expulsent les cadavres, ferment la porte aux violences de l'avenir, oublient le passé, remontent aux cellules, et reprennent le paisible sentier des fleurs qui les attendent.
XII
Afin de simplifier notre récit, renouons où nous l'avions coupée l'histoire de la reine à qui les abeilles permirent de massacrer ses sœurs dans leurs berceaux. Ce massacre, je l'ai dit, elles s'y opposent souvent, alors même qu'elles ne semblent pas nourrir l'intention de jeter un second essaim. Souvent aussi elles l'autorisent, car l'esprit politique des ruches d'un même rucher est aussi divers que celui des nations humaines d'un même continent. Mais il est certain qu'en l'autorisant elles commettent une imprudence. Si la reine périt ou s'égare dans son vol nuptial, il ne reste personne pour la remplacer, et les larves d'ouvrières ont passé l'âge de la transformation royale. Mais enfin, l'imprudence est faite, et voilà notre première éclose, souveraine unique et reconnue dans la pensée du peuple. Cependant elle est encore vierge. Pour devenir semblable à la mère qu'elle remplace, il faut qu'elle rencontre le mâle dans les vingt premiers jours qui suivent sa naissance. Si, pour une cause quelconque, cette rencontre est retardée, sa virginité devient irrévocable. Néanmoins, nous l'avons vu, quoique vierge elle n'est pas stérile. Nous rencontrons ici cette grande anomalie, cette précaution ou ce caprice étonnant de la nature qu'on nomme la parthénogenèse, et qui est commun à un certain nombre d'insectes, les Pucerons, les Lépidoptères du genre Psyché, les Hyménoptères de la tribu des Cynipides, etc. La reine-vierge est donc capable de pondre comme si elle avait été fécondée, mais de tous les œufs qu'elle pondra, dans les cellules grandes ou petites, ne naîtront que des mâles, et comme les mâles ne travaillent jamais, qu'ils vivent aux dépens des femelles, qu'ils ne vont même pas butiner pour leur propre compte et ne peuvent pourvoir à leur subsistance, c'est au bout de quelques semaines, après la mort des dernières ouvrières exténuées, la ruine et l'anéantissement total de la colonie. De la vierge sortiront des milliers de mâles, et chacun de ces mâles possédera des millions de ces spermatozoaires dont pas un n'a pu pénétrer dans son organisme. Cela n'est pas plus surprenant, si l'on veut, que mille autres phénomènes analogues, car au bout de peu de temps, quand on se penche sur ces problèmes, notamment sur ceux de la génération où le merveilleux et l'inattendu jaillissent de toutes parts et bien plus abondamment, bien moins humainement surtout que dans les contes de fées les plus miraculeux, la surprise est si habituelle qu'on en perd assez vite la notion. Mais le fait n'en était pas moins curieux à signaler. D'autre part, comment tirer au clair le but de la nature qui favorise ainsi les mâles, si funestes, au détriment des ouvrières, si nécessaires? Craint-elle que l'intelligence des femelles ne les porte à réduire outre mesure le nombre de ces parasites ruineux, mais indispensables au maintien de l'espèce? Est-ce par une réaction exagérée contre le malheur de la reine inféconde? Est-ce une de ces précautions trop violentes et aveugles qui ne voient pas la cause du mal, dépassent le remède, et pour prévenir un accident fâcheux amènent une catastrophe?—Dans la réalité—mais n'oublions pas que cette réalité n'est pas tout à fait la réalité naturelle et primitive, car dans la forêt originelle les colonies devaient être bien plus dispersées qu'elles ne le sont aujourd'hui,—dans la réalité, quand une reine n'est pas fécondée, ce n'est presque jamais faute de mâles, qui sont toujours nombreux et viennent de fort loin. C'est plutôt le froid ou la pluie qui la retiennent trop longtemps dans la ruche, et plus souvent encore ses ailes imparfaites qui l'empêchent d'accompagner le grand essor que demande l'organe du faux-bourdon. Néanmoins, la nature, sans tenir compte de ces causes plus réelles, se préoccupe passionnément de la multiplication des mâles. Elle brouille encore d'autres lois afin d'en obtenir, et l'on trouve parfois dans les nichées orphelines deux ou trois ouvrières pressées d'un tel désir de maintenir l'espèce, que, malgré leurs ovaires atrophiés, elles s'efforcent de pondre, voient leurs organes s'épanouir un peu sous l'empire d'un sentiment exaspéré, parviennent à déposer quelques œufs; mais de ces œufs, comme de ceux de la vierge-mère, ne sortent que des mâles.
XIII
Nous prenons ici sur le fait, dans son intervention, une volonté supérieure, mais peut-être imprudente, qui contrarie irrésistiblement la volonté intelligente d'une vie. De pareilles interventions sont assez fréquentes dans le monde des insectes. Il est curieux de les y étudier. Ce monde étant plus peuplé, plus complexe que les autres, souvent on y saisit mieux certains désirs de la nature, et on l'y surprend au milieu d'expériences qu'on pourrait croire inachevées. Elle a, par exemple, un grand désir général, qu'elle manifeste partout,—à savoir: l'amélioration de chaque espèce par le triomphe du plus fort. D'habitude la lutte est bien organisée. L'hécatombe des faibles est énorme, cela importe peu pourvu que la récompense du vainqueur soit efficace et sûre. Mais il est des cas où l'on dirait qu'elle n'a pas encore eu le temps de débrouiller ses combinaisons, où la récompense est impossible, où le sort du vainqueur est aussi funeste que celui des vaincus. Et pour ne pas quitter nos abeilles, je ne sache rien de plus frappant sous ce rapport que l'histoire des triongulins du Sitaris Colletis. On verra du reste que plusieurs détails de cette histoire ne sont pas aussi étrangers à celle de l'homme, qu'on serait tenté de le croire.
Ces triongulins sont les larves primaires d'un parasite propre à une abeille sauvage, obtusilingue et solitaire, la Collète ou Collétès, qui bâtit son nid en des galeries souterraines. Ils guettent l'abeille à l'entrée de ces galeries, et au nombre de trois, quatre, cinq, et souvent davantage, s'accrochent à ses poils, et s'installent sur son dos. Si la lutte des forts contre les faibles avait lieu à ce moment, il n'y aurait rien à dire et tout se passerait selon la loi universelle. Mais, on ne sait pourquoi, leur instinct veut, et par conséquent la nature ordonne qu'ils se tiennent tranquilles tant qu'ils sont sur le dos de l'abeille. Pendant qu'elle visite les fleurs, qu'elle maçonne et approvisionne ses cellules, ils attendent patiemment leur heure.—Mais sitôt qu'un œuf est pondu tous sautent dessus, et l'innocente Collète referme soigneusement la cellule bien pourvue de vivres, sans se douter qu'elle y emprisonne en même temps la mort de sa progéniture.
La cellule close, l'inévitable et salutaire combat de la sélection naturelle commence aussitôt entre les triongulins autour de l'œuf unique. Le plus fort, le plus habile, saisit son adversaire au défaut de la cuirasse, releva au-dessus de sa tête et le maintient ainsi dans ses mandibules des heures entières, jusqu'à ce qu'il expire. Mais pendant la bataille un autre triongulin resté seul ou déjà vainqueur de son rival, s'est emparé de l'œuf et l'a entamé. Il faut alors que le dernier vainqueur vienne à bout de ce nouvel ennemi, ce qui lui est facile, car le triongulin qui assouvit une faim prénatale, s'attache si obstinément à son œuf, qu'il ne songe pas à se défendre.
Enfin le voilà massacré et l'autre se trouve seul en présence de l'œuf si précieux et si bien gagné. Il plonge avidement la tête dans l'ouverture pratiquée par son prédécesseur et entreprend le long repas qui doit le transformer en insecte parfait, et lui fournir les outils nécessaires pour sortir de la cellule où il est séquestré. Mais la nature, qui veut cette épreuve de la lutte, a, d'autre part, calculé le prix de son triomphe avec une précision si avare, qu'un œuf suffit tout juste à la nourriture d'un seul triongulin. «De sorte, dit M. Mayet, à qui nous devons le récit de ces déconcertantes mésaventures, de sorte qu'à notre vainqueur manque toute la nourriture que son dernier ennemi a absorbée avant de mourir, et, incapable de subir, la première mue, il meurt à son tour, reste suspendu à la peau de l'œuf, ou va augmenter dans le liquide sucré le nombre des noyés.»
XIV
Ce cas, bien qu'il soit rarement aussi clair, n'est pas unique dans l'histoire naturelle. On y voit à nu la lutte entre la volonté consciente du triongulin qui entend vivre et la volonté obscure et générale de la nature, qui désire également qu'il vive et même qu'il fortifie et améliore sa vie plus que sa volonté propre ne le pousserait à le faire. Mais, par une inadvertance étrange, l'amélioration imposée supprime la vie même du meilleur, et le Sitaris Colletis aurait depuis longtemps disparu, si des individus, isolés par un hasard contraire aux intentions de la nature, n'échappaient ainsi à l'excellente et prévoyante loi qui exige partout le triomphe des plus forts.
Il arrive donc que la grande puissance qui nous semble inconsciente, mais nécessairement sage, puisque la vie qu'elle organise et qu'elle maintient lui donne toujours raison, il arrive donc qu'elle tombe dans l'erreur? Sa raison suprême, que nous invoquons quand nous atteignons les limites de la nôtre, aurait donc des défaillances? Et si elle en a, qui les redresse?
Mais revenons à son intervention irrésistible qui prend la forme de la parthénogenèse. Ne l'oublions point, ces problèmes que nous rencontrons dans un monde qui paraît très éloigné du nôtre, nous touchent de fort près. D'abord, il est probable qu'en notre propre corps qui nous rend si vains, tout se passe de la même façon. La volonté ou l'esprit de la nature opérant en notre estomac, en notre cœur et dans la partie inconsciente de notre cerveau, ne doit guère différer de l'esprit ou de la volonté qu'elle a mis dans les animaux les plus rudimentaires, les plantes et les minéraux mêmes. Ensuite, qui oserait affirmer que des interventions plus secrètes mais non moins dangereuses ne se produisent jamais dans la sphère consciente de l'homme? Dans le cas qui nous occupe, qui a raison, en fin de compte, de la nature ou de l'abeille? Qu'arriverait-il si celle-ci, plus docile ou plus intelligente, comprenant trop parfaitement le désir de la nature, le suivait à l'extrême, et puisqu'elle demande impérieusement des mâles, les multipliait à l'infini? Ne risquerait-elle pas de détruire son espèce? Faut-il croire qu'il y ait des intentions de la nature qu'il soit dangereux de saisir et funeste de suivre avec trop d'ardeur, et qu'un de ses désirs souhaite qu'on ne pénètre et qu'on ne suive pas tous ses désirs? N'est-ce point là, peut-être, un des périls que court la race humaine? Nous aussi nous sentons en nous des forces inconscientes, qui veulent tout le contraire de ce que notre intelligence réclame. Est-il bon que cette intelligence, qui pour l'ordinaire, après avoir fait le tour d'elle-même, ne sait plus où aller, est-il bon qu'elle rejoigne ces forces et y ajoute son poids inattendu?
XV
Avons-nous le droit de conclure du danger de la parthénogenèse que la nature ne sait pas toujours proportionner les moyens à la fin, que ce qu'elle entend maintenir se maintient parfois grâce à d'autres précautions qu'elle a prises contre ces précautions mêmes, et souvent aussi par des circonstances étrangères qu'elle n'a point prévues? Mais prévoit-elle, entend-elle maintenir quelque chose? La nature, dira-t-on, c'est un mot dont nous couvrons l'inconnaissable, et peu de faits décisifs autorisent à lui attribuer un but ou une intelligence. Il est vrai. Nous manions ici les vases hermétiquement clos qui meublent notre conception de l'univers. Pour n'y pas mettre invariablement l'inscription Inconnu qui décourage et impose le silence, nous y gravons, selon la forme et la grandeur, les mots: «Nature», «Vie», «Mort», «Infini», «Sélection», «Génie de l'Espèce», et bien d'autres, comme ceux qui nous précédèrent y fixèrent les noms de: «Dieu», de «Providence», de «Destin», de «Récompense», etc. C'est cela si l'on veut, et rien davantage. Mais si le dedans demeure obscur, du moins y avons-nous gagné que les inscriptions étant moins menaçantes nous pouvons approcher des vases, les toucher et y appliquer l'oreille avec une curiosité salutaire.
Mais quelque nom qu'on y attache, il est certain qu'à tout le moins l'un de ces vases, le plus grand, celui qui porte sur ses flancs le mot: «Nature», renferme une force très réelle, la plus réelle de toutes, et qui sait maintenir sur notre globe une quantité et une qualité de vie, énorme et merveilleuse, par des moyens si ingénieux que l'on peut dire sans exagération qu'ils passent tout ce que le génie de l'homme est capable d'organiser. Celte qualité et cette quantité se maintiendraient-elles par d'autres moyens? Est-ce nous qui nous trompons en croyant voir des précautions là où il n'y a peut-être qu'un hasard fortuné qui survit à un million de hasards malheureux?
XVI
Il se peut; mais ces hasards fortunés nous donnent pour lors des leçons d'admiration, qui égalent celles que nous trouverions au-dessus du hasard. Ne regardons pas seulement les êtres qui ont une lueur d'intelligence ou de conscience et qui peuvent lutter contre les lois aveugles, ne nous penchons même pas sur les premiers représentants nébuleux du règne animal qui commence: les Protozoaires. Les expériences du célèbre microscopiste M.H.J. Carter, F.R.S., montrent, en effet, qu'une volonté, des désirs, des préférences se manifestent déjà dans des embryons aussi intimes que les myxomycètes, qu'il y a des mouvements de ruse dans des infusoires privés de tout organisme apparent, tels que l'Amœba qui guette avec une sournoise patience les jeunes Acinètes à la sortie de l'ovaire maternel, parce qu'elle sait qu'à ce moment elles n'ont pas encore de tentacules vénéneuses. Or, l'Amœba ne possède ni système nerveux, ni organe d'aucune espèce que l'on puisse observer. Allons directement aux végétaux qui sont immobiles et semblent soumis à toutes les fatalités, et sans nous arrêter aux plantes carnivores, aux Droseras par exemple, qui agissent réellement comme les animaux, étudions plutôt le génie déployé par telles de nos fleurs les plus simples pour que la visite d'une abeille entraîne inévitablement la fécondation croisée qui leur est nécessaire. Voyons le jeu miraculeusement combiné du rostellum, des rétinacles, de l'adhérence et de l'inclinaison mathématique et automatique des pollinies dans l'Orchis Morio, l'humble orchidée de nos contrées[1]; démontons la double bascule infaillible, des anthères de la sauge, qui viennent toucher à tel endroit le corps de l'insecte visiteur, pour qu'à son tour il touche à tel endroit précis le stigmate d'une fleur voisine; suivons aussi les déclenchements successifs et les calculs du stigmate du Pedicularis Sylvatica; voyons à l'entrée de l'abeille tous les organes de ces trois fleurs se mettre en mouvement à la manière de ces mécaniques compliquées que l'on trouve dans nos foires villageoises, et qui entrent en branle quand un tireur habile a touché le point noir de la cible.
Nous pourrions descendre plus bas encore, montrer comme l'a fait Ruskin, dans ses Ethics of the Dust, les habitudes, le caractère et les ruses des cristaux, leurs querelles, ce qu'ils font quand un corps étranger vient troubler leurs plans, qui sont plus anciens que tout ce que notre imagination peut concevoir, la manière dont ils admettent ou rejettent l'ennemi; la victoire possible du plus faible sur le plus fort, par exemple le Quartz tout-puissant qui cède courtoisement à l'humble et sournois Épidote et lui permet de le surmonter, la lutte tantôt effroyable, tantôt magnifique du cristal de roche avec le fer, l'expansion régulière, immaculée, et la pureté intransigeante de tel bloc hyalin qui repousse d'avance toutes les souillures, et la croissance maladive, l'immoralité évidente de son frère, qui les accepte et se tord misérablement dans le vide; nous pourrions invoquer les étranges phénomènes de cicatrisation et de réintégration cristalline dont parle Claude Bernard, etc.... Mais, ici, le mystère nous est trop étranger. Tenons-nous à nos fleurs, qui sont les dernières figures d'une vie qui a encore quelque rapport à la nôtre. Il ne s'agit plus d'animaux ou d'insectes auxquels nous attribuons une volonté intelligente et particulière, grâce à laquelle ils survivent. A tort ou à raison, nous ne leur en accordons aucune. En tout cas, nous ne pouvons trouver en elles la moindre trace de ces organes où naissent et siègent d'habitude la volonté, l'intelligence, l'initiative d'une action. Par conséquent, ce qui agit en elles d'une manière si admirable, vient directement de ce qu'ailleurs nous appelons: la Nature. Ce n'est plus l'intelligence de l'individu, mais la force inconsciente et indivise, qui tend des pièges à d'autres formes d'elle-même. En induirons-nous que ces pièges soient autre chose que de purs accidents fixés par une routine accidentelle aussi? Nous n'en avons pas encore le droit. On peut dire qu'au défaut de ces combinaisons miraculeuses, ces fleurs n'eussent pas survécu, mais que d'autres, qui n'auraient pas eu besoin de la fécondation croisée, les eussent remplacées, sans que personne se fût aperçu de l'inexistence des premières, sans que la vie qui ondule sur la terre nous eût paru moins incompréhensible, moins diverse ni moins étonnante.
[1] Il est impossible de donner ici le détail de ce piège merveilleux décrit par Darwin. En voici le schème grossier: le pollen, dans l'Orchis Morio, n'est pas pulvérulent, mais aggloméré en forme de petites massues appelées Pollinies. Chacune de ces massues (elles sont deux) se termine à son extrémité inférieure par une rondelle visqueuse (le Rétinacle) renfermée dans une sorte de sac membraneux (le Rostellum) que le moindre contact fait éclater. Quand une abeille se pose sur la fleur, sa tête, en s'avançant pour pomper le nectar, effleure le sac membraneux qui se déchire et met à nu les deux rondelles visqueuses. Les Pollinies, grâce à la glu des rondelles, s'attachent à la tête de l'insecte qui, en quittant la fleur, les emporte comme deux cornes bulbeuses. Si ces deux cornes chargées de pollen demeuraient droites et rigides, au moment où l'abeille pénètre dans une orchidée voisine, elles toucheraient et feraient simplement éclater le sac membraneux de la seconde fleur, mais elles n'atteindraient pas le stigmate ou organe femelle qu'il s'agit de féconder, et qui est situé au-dessous du sac membraneux. Le génie de l'Orchis Morio a prévu la difficulté, et, au bout de trente secondes, c'est-à-dire dans le peu de temps nécessaire à l'insecte pour achever de pomper le nectar et se transporter sur une autre fleur, la tige de la petite massue se dessèche et se rétracte, toujours du même côté et dans le même sens; le bulbe qui contient le pollen s'incline, et son degré d'inclinaison est calculé de telle sorte qu'au moment où l'abeille entrera dans la fleur voisine il se trouvera tout juste au niveau du stigmate sur lequel il doit répandre sa poussière fécondante (Voir, pour tous les détails de ce drame intime du monde inconscient des fleurs, l'admirable étude de Ch. Darwin: De la fécondation des Orchidées par les insectes, et des bons effets du croisement, 1862.)
XVII
Et pourtant, il serait difficile de ne pas reconnaître que des actes qui ont tout l'aspect d'actes de prudence et d'intelligence, provoquent et soutiennent les hasards fortunés. D'où émanent-ils? Du sujet même ou de la force où il puise la vie? Je ne dirai pas «peu importe», au contraire: il nous importerait énormément de le savoir. Mais en attendant que nous l'apprenions, que ce soit la fleur qui s'efforce d'entretenir et de perfectionner la vie que la nature a mise en elle, ou la nature qui fasse effort pour entretenir et améliorer la part d'existence que la fleur a prise, que ce soit enfin le hasard qui finisse par régler le hasard; une multitude d'apparences nous invitent à croire que quelque chose d'égal à nos pensées les plus hautes sort par moments d'un fonds commun que nous avons à admirer sans pouvoir dire où il se trouve.
Il nous semble parfois qu'une erreur sorte de ce fonds commun. Mais bien que nous sachions fort peu de choses, nous avons maintes fois l'occasion de reconnaître que l'erreur est un acte de prudence qui passait la portée de nos premiers regards. Même dans le petit cercle que nos yeux embrassent, nous pouvons découvrir que si la nature paraît se tromper ici, c'est qu'elle juge utile de redresser là-bas son inadvertance présumée. Elle a mis les trois fleurs dont nous parlons, dans des conditions si difficiles, qu'elles ne peuvent se féconder elles-mêmes, mais c'est qu'elle juge profitable, sans que nous pénétrions pourquoi, que ces trois fleurs se fassent féconder par leurs voisines; et le génie qu'elle n'a pas montré à notre droite, elle le manifeste à notre gauche, en activant l'intelligence de ses victimes. Les détours de ce génie nous demeurent inexplicables, mais son niveau reste toujours le même. Il parait descendre dans une erreur, en admettant qu'une erreur soit possible, mais il remonte immédiatement dans l'organe chargé de la réparer. De quelque côté que nous nous tournions, il domine nos têtes. Il est l'océan circulaire, l'immense nappe d'eau sans étiage sur laquelle nos pensées les plus audacieuses, les plus indépendantes, ne seront jamais que des bulles soumises. Nous l'appelons aujourd'hui la nature, et demain nous lui trouverons peut-être un autre nom, plus terrible ou plus doux. En attendant, il règne à la fois et d'un esprit égal sur la vie et la mort, et fournit aux deux sœurs irréconciliables les armes magnifiques ou familières qui bouleversent et qui ornent son sein.
XVIII
Quant à savoir s'il prend des précautions pour maintenir ce qui s'agite à sa surface, ou s'il faut fermer le plus étrange des cercles en disant que ce qui s'agite à sa surface prend des précautions contre le génie même qui le fait vivre, voilà des questions réservées. Il nous est impossible de connaître si une espèce a survécu malgré les soins dangereux de la volonté supérieure, indépendamment de ceux-ci, ou enfin grâce à eux seuls.
Tout ce que nous pouvons constater, c'est que telle espèce subsiste, et que par conséquent la nature semble avoir raison sur ce point. Mais qui nous apprendra combien d'autres, que nous n'avons pas connues, sont tombées victimes de son intelligence oublieuse ou inquiète? Tout ce qu'il nous est donné de constater encore, ce sont les formes surprenantes et parfois ennemies que prend, tantôt dans l'inconscience, le fluide extraordinaire qu'on nomme la vie, qui nous anime en même temps que tout le reste, et qui est cela même qui produit nos pensées qui le jugent et notre petite voix qui s'efforce d'en parler.
LIVRE V
LE VOL NUPTIAL
I
Voyons maintenant de quelle manière a lieu la fécondation de la reine-abeille. Ici encore, la nature a pris des mesures extraordinaires pour favoriser l'union des mâles et des femelles issus de souches différentes; loi étrange, que rien ne l'obligeait de décréter, caprice, ou peut-être inadvertance initiale dont la réparation use les forces les plus merveilleuses de son activité. Il est probable que si elle avait employé à assurer la vie, à atténuer la souffrance, à adoucir la mort, à écarter les hasards affreux, la moitié du génie qu'elle prodigue autour de la fécondation croisée et de quelques autres désirs arbitraires, l'univers nous eût offert une énigme moins incompréhensible, moins pitoyable que celle que nous tâchons de pénétrer. Mais ce n'est pas dans ce qui aurait pu être, c'est dans ce qui est qu'il convient de puiser notre conscience, et l'intérêt que nous prenons à l'existence.
Autour de la reine virginale, et vivant avec elle dans la foule de la ruche, s'agitent des centaines de mâles exubérants, toujours ivres de miel, dont la seule raison d'être est un acte d'amour. Mais malgré le contact incessant de deux inquiétudes qui partout ailleurs renversent tous les obstacles, jamais l'union ne s'opère dans la ruche, et l'on n'a jamais réussi à rendre féconde une reine captive[1]. Les amants qui l'entourent ignorent ce qu'elle est, tant qu'elle demeure au milieu d'eux. Sans se douter qu'ils viennent de la quitter, qu'ils dormaient avec elle sur les mêmes rayons, qu'ils l'ont peut-être bousculée dans leur sortie impétueuse, ils vont la demander à l'espace, aux creux les plus cachés de l'horizon. On dirait que leurs yeux admirables, qui coiffent toute leur tète d'un casque fulgurant, ne la reconnaissent et ne la désirent que lorsqu'elle plane dans l'azur. Chaque jour, de onze heures à trois heures, quand la lumière est dans tout son éclat, et surtout lorsque midi déploie jusqu'aux confins du ciel ses grandes ailes bleues pour attiser les flammes du soleil, leur horde empanachée se précipite à la recherche de l'épouse plus royale et plus inespérée qu'en aucune légende de princesse inaccessible, puisque vingt ou trente tribus l'environnent, accourues de toutes les cités d'alentour, pour lui faire un cortège de plus de dix mille prétendants, et que parmi ces mille, un seul sera choisi, pour un baiser unique d'une seule minute, qui le mariera à la mort en même temps qu'au bonheur, tandis que tous les autres voleront inutiles autour du couple enlacé, et périront bientôt sans revoir l'apparition prestigieuse et fatale.
[1] Le professeur Mc Lain est récemment parvenu à féconder artificiellement quelques reines, mais à la suite d'une véritable opération chirurgicale, délicate et compliquée. Du reste, la fécondité de ces reines fut restreinte, et éphémère.
II
Je n'exagère pas cette surprenante et folle prodigalité de la nature. Dans les meilleures ruches on compte d'habitude quatre ou cinq cents mâles. Dans les ruches dégénérées ou plus faibles, on en trouve souvent quatre ou cinq mille, car plus une ruche penche à sa ruine, plus elle produit de mâles. On peut dire qu'en moyenne, un rucher composé de dix colonies, éparpille dans l'air, à un moment donné, un peuple de dix mille mâles, dont dix ou quinze au plus auront chance d'accomplir l'acte unique pour lequel ils sont nés.
En attendant, ils épuisent les provisions de la cité, et le travail incessant de cinq ou six ouvrières suffit à peine à nourrir l'oisiveté vorace et plantureuse de chacun de ces parasites qui n'ont d'infatigable que la bouche. Mais toujours la nature est magnifique, quand il s'agit des fonctions et des privilèges de l'amour. Elle ne lésine que les organes et les instruments du travail. Elle est particulièrement âpre à tout ce que les hommes ont appelé vertu. En revanche, elle ne compte ni les joyaux, ni les faveurs qu'elle répand sur la route des amants les moins intéressants. Elle crie de toutes parts: «Unissez-vous, multipliez, il n'est d'autre loi, d'autre but que l'amour»,—quitte à ajouter à mi-voix:—«Et durez après si vous le pouvez, cela ne me regarde plus». On a beau faire, on a beau vouloir autre chose, on retrouve partout cette morale si différente de la nôtre. Voyez encore, dans les mêmes petits êtres, son avarice injuste et son faste insensé. De sa naissance à sa mort, l'austère butineuse doit aller au loin, dans les fourrés les plus épais, à la recherche d'une foule de fleurs qui se dissimulent. Elle doit découvrir aux labyrinthes des nectaires, aux allées secrètes des anthères, le miel et le pollen cachés. Pourtant ses yeux, ses organes olfactifs, sont comme des yeux, des organes d'infirme, au prix de ceux des mâles. Ceux-ci seraient à peu près aveugles et privés d'odorat qu'ils n'en pâtiraient guère, qu'ils le sauraient à peine. Ils n'ont rien à faire, aucune proie à poursuivre. On leur apporte leurs aliments tout préparés et leur existence se passe à humer le miel à même les rayons, dans l'obscurité de la ruche. Mais ils sont les agents de l'amour, et les dons les plus énormes et les plus inutiles sont jetés à pleines mains dans l'abîme de l'avenir. Un sur mille, parmi eux, aura à découvrir, une fois dans sa vie, au profond de l'azur, la présence de la vierge royale. Un sur mille devra suivre, un instant dans l'espace, la piste de la femelle qui ne cherche pas à fuir. Il suffit. La puissance partiale a ouvert à l'extrême et jusqu'au délire, ses trésors inouïs. A chacun de ses amants improbables, dont neuf cent quatre-vingt-dix-neuf seront massacrés quelques jours après les noces mortelles du millième, elle a donné treize mille yeux de chaque côté de la tête, alors que l'ouvrière en a six mille. Elle a pourvu leurs antennes, selon les calculs de Cheshire, de trente-sept mille huit cents cavités olfactives, alors que l'ouvrière n'en possède pas cinq mille. Voilà un exemple de la disproportion qu'on observe à peu près partout entre les dons qu'elle accordée à l'amour, et ceux quelle marchande au travail, entre la faveur qu'elle répand sur ce qui donne essor à la vie dans un plaisir, et l'indifférence où elle abandonne ce qui se maintient patiemment dans la peine. Qui voudrait peindre au vrai le caractère de la nature, d'après les traits que l'on rencontre ainsi, il en ferait une figure extraordinaire qui n'aurait aucun rapport à notre idéal, qui doit cependant provenir d'elle aussi. Mais l'homme ignore trop de choses pour entreprendre ce portrait où il ne saurait mettre qu'une grande ombre avec deux ou trois points d'une lumière incertaine.
III
Bien peu, je pense, ont violé le secret des noces de la reine-abeille, qui s'accomplissent aux replis infinis et éblouissants d'un beau ciel. Mais il est possible de surprendre le départ hésitant de la fiancée, et le retour meurtrier de l'épouse.
Malgré son impatience, elle choisit son jour et son heure, et attend à l'ombre des portes qu'une matinée merveilleuse s'épanche dans l'espace nuptial, du fond des grandes urnes azurées. Elle aime le moment où un peu de rosée mouille d'un souvenir les feuilles et les fleurs, où la dernière fraîcheur de l'aube défaillante lutte dans sa défaite avec l'ardeur du jour, comme une vierge nue aux bras d'un lourd guerrier, où le silence et les roses de midi qui s'approche, laissent encore percer çà et là quelque parfum des violettes du matin, quelque cri transparent de l'aurore.
Elle paraît alors sur le seuil, au milieu de l'indifférence des butineuses qui vaquent à leurs affaires, ou environnée d'ouvrières affolées, selon qu'elle laisse des sœurs dans la ruche ou qu'il n'est plus possible de la remplacer. Elle prend son vol à reculons, revient deux ou trois fois sur la tablette d'abordage, et quand elle a marqué dans son esprit l'aspect et la situation exacte de son royaume qu'elle n'a jamais vu du dehors, elle part comme un trait au zénith de l'azur. Elle gagne ainsi des hauteurs et une zone lumineuse que les autres abeilles n'affrontent à aucune époque de leur vie. Au loin, autour des fleurs où flotte leur paresse, les mâles ont aperçu l'apparition et respiré le parfum magnétique qui se répand de proche en proche jusqu'aux ruchers voisins. Aussitôt les hordes se rassemblent et plongent à sa suite dans la mer d'allégresse dont les bornes limpides se déplacent. Elle, ivre de ses ailes, et obéissant à la magnifique loi de l'espèce qui choisit pour elle son amant et veut que le plus fort l'atteigne seul dans la solitude de l'éther, elle monte toujours, et l'air bleu du matin s'engouffre pour la première fois dans ses stigmates abdominaux et chante comme le sang du ciel dans les mille radicelles reliées aux deux sacs trachéens qui occupent la moitié de son corps et se nourrissent de l'espace. Elle monte toujours. Il faut qu'elle atteigne une région déserte que ne hantent plus les oiseaux qui pourraient troubler le mystère. Elle s'élève encore, et déjà la troupe inégale diminue et s'égrène sous elle. Les faibles, les infirmes, les vieillards, les mal venus, les mal nourris des cités inactives ou misérables, renoncent à la poursuite et disparaissent dans le vide. Il ne reste plus en suspens, dans l'opale infinie, qu'un petit groupe infatigable. Elle demande un dernier effort à ses ailes, et voici que l'élu des forces incompréhensibles la rejoint, la saisit, la pénètre et, qu'emportée d'un double élan, la spirale ascendante de leur vol enlacé tourbillonne une seconde dans le délire hostile de l'amour.
IV
La plupart des êtres ont le sentiment confus qu'un hasard très précaire, une sorte de membrane transparente, sépare la mort de l'amour, et que l'idée profonde de la nature veut que l'on meure dans le moment où l'on transmet la vie. C'est probablement cette crainte héréditaire qui donne tant d'importance à l'amour. Ici du moins se réalise dans sa simplicité primitive cette idée dont le souvenir plane encore sur le baiser des hommes. Aussitôt l'union accomplie, le ventre du mâle s'entr'ouvre, l'organe se détache, entraînant la masse des entrailles, les ailes se détendent et, foudroyé par l'éclair nuptial, le corps vidé tournoie et tombe dans l'abîme.
La même pensée qui tantôt, dans la parthénogenèse, sacrifiait l'avenir de la ruche à la multiplication insolite des mâles, sacrifie ici le mâle à l'avenir de la ruche.
Elle étonne toujours cette pensée; plus on l'interroge, plus les certitudes diminuent, et Darwin par exemple, pour citer celui qui de tous les hommes l'a le plus passionnément et le plus méthodiquement étudiée, Darwin sans trop se l'avouer, perd contenance à chaque pas et rebrousse chemin devant l'inattendu et l'inconciliable. Voyez-le, si vous voulez assister au spectacle noblement humiliant du génie humain aux prises avec la puissance infinie, voyez-le qui essaie de démêler les lois bizarres, incroyablement mystérieuses et incohérentes de la stérilité et de la fécondité des hybrides, ou celles de la variabilité des caractères spécifiques et génériques. A peine a-t-il formulé un principe que des exceptions sans nombre l'assaillent, et bientôt le principe accablé est heureux de trouver asile dans un coin et de garder, à titre d'exception, un reste d'existence.
C'est que dans l'hybridité, dans la variabilité (notamment dans les variations simultanées, appelées corrélation de croissance), dans l'instinct, dans les procédés de la concurrence vitale, dans la sélection, dans la succession géologique et dans la distribution géographique des êtres organisés, dans les affinités mutuelles, comme partout ailleurs, la pensée de la nature est tatillonne et négligente, économe et gâcheuse, prévoyante et inattentive, inconstante et inébranlable, agitée et immobile, une et innombrable, grandiose et mesquine dans le même moment et le même phénomène. Alors qu'elle avait devant elle le champs immense et vierge de la simplicité, elle le peuple de petites erreurs, de petites lois contradictoires, de petits problèmes difficiles qui s'égarent dans l'existence comme des troupeaux aveugles. Il est vrai que tout cela se passe dans notre œil qui ne reflète qu'une réalité appropriée à notre taille et à nos besoins, et que rien ne nous autorise à croire que ta nature perde de vue ses causes et ses résultats égarés.
En tout cas, il est rare qu'elle leur permette d'aller trop loin, de s'approcher de régions illogiques ou dangereuses. Elle dispose de deux forces qui ont toujours raison, et quand les phénomènes dépassent certaines bornes, elle fait signe à la vie ou à la mort qui viennent rétablir l'ordre et retracer la route avec indifférence.
V
Elle nous échappe de toutes parts, elle méconnaît la plupart de nos règles, et brise toutes nos mesures.—A notre droite, elle est bien au-dessous de notre pensée, mais voilà qu'à notre gauche, elle la domine brusquement comme une montagne. A tout moment, il semble qu'elle se trompe, aussi bien dans le monde de ses premières expériences que dans celui des dernières, je veux dire dans le monde de l'homme. Elle y sanctionne l'instinct de la masse obscure, l'injustice inconsciente du nombre, la défaite de l'intelligence et de la vertu, la morale sans hauteur qui guide le grand flot de l'espèce et qui est manifestement inférieure à la morale que peut concevoir et souhaiter l'esprit qui s'ajoute au petit flot plus clair qui remonte le fleuve. Pourtant, est-ce à tort que ce même esprit se demande aujourd'hui si son devoir n'est pas de chercher toute vérité, par conséquent les vérités morales aussi bien que les autres, dans ce chaos plutôt qu'en lui-même, où elles paraissent relativement si claires et si précises?
Il ne songe pas à renier la raison et la vertu de son idéal consacré par tant de héros et de sages, mais parfois il se dit que peut-être cet idéal s'est formé trop à part de la masse énorme dont il prétend à représenter la beauté diffuse. A bon droit, il a pu craindre jusqu'ici qu'en adaptant sa morale à celle de la nature, il n'eût anéanti ce qui lui paraît être le chef-d'œuvre de cette nature même. Mais à présent qu'il connaît un peu mieux celle-ci, et que quelques réponses encore obscures, mais d'une ampleur imprévue, lui ont fait entrevoir un plan et une intelligence plus vastes que tout ce qu'il pouvait imaginer en se renfermant en lui-même, il a moins peur, il n'a plus aussi impérieusement besoin de son refuge de vertu et de raison particulières. Il juge que ce qui est si grand ne saurait enseigner à se diminuer. Il voudrait savoir si le moment n'est pas venu de soumettre à un examen plus judicieux ses principes, ses certitudes et ses rêves.
Je le répète, il ne songe pas à abandonner son idéal humain. Cela même qui d'abord dissuade de cet idéal apprend à y revenir. La nature ne saurait donner de mauvais conseils à un esprit à qui toute vérité, qui n'est pas au moins aussi haute que la vérité de son propre désir, ne paraît pas assez élevée pour être définitive et digne du grand plan qu'il s'efforce d'embrasser. Rien ne change de place dans sa vie, sinon pour monter avec lui, et longtemps encore il se dira qu'il monte quand il se rapproche de l'ancienne image du bien. Mais dans sa pensée tout se transforme avec une liberté plus grande, et il peut descendre impunément dans sa contemplation passionnée, jusqu'à chérir autant que des vertus, les contradictions les plus cruelles et les plus immorales de la vie, car il a le pressentiment qu'une foule de vallées successives conduisent au plateau qu'il espère. Cette contemplation et cet amour n'empêchent pas qu'en cherchant la certitude, et alors même que ses recherches le mènent à l'opposé de ce qu'il aime, il ne règle sa conduite sur la vérité la plus humainement belle et se tienne au provisoire le plus haut. Tout ce qui augmente la vertu bienfaisante entre immédiatement dans sa vie; tout ce qui l'amoindrirait y demeure en suspens, comme ces sels insolubles qui ne s'ébranleront qu'à l'heure de l'expérience décisive. Il peut accepter une vérité inférieure, mais, pour agir selon cette vérité, il attendra,—durant des siècles, s'il est nécessaire,—qu'il aperçoive le rapport que cette vérité doit avoir à des vérités assez infinies pour envelopper et surpasser toutes les autres.
En un mot, il sépare l'ordre moral de l'ordre intellectuel, et n'admet dans le premier que ce qui est plus grand et plus beau qu'autrefois. Et s'il est blâmable de séparer ces deux ordres, comme on le fait trop souvent dans la vie, pour agir moins bien qu'on ne pense; voir le pire et suivre le meilleur, tendre son action au-dessus de son idée, est toujours salutaire et raisonnable, car l'expérience humaine nous permet d'espérer plus clairement de jour en jour, que la pensée la plus haute que nous puissions atteindre sera longtemps encore au-dessous de la mystérieuse vérité que nous cherchons. Au surplus, quand rien ne serait vrai de tout ce qui précède, il lui resterait une raison simple et naturelle pour ne pas encore abandonner son idéal humain. Plus il accorde de force aux lois qui semblent proposer l'exemple de l'égoïsme; de l'injustice et de la cruauté, plus, du même coup, il en apporte aux autres qui conseillent la générosité, la pitié, la justice, car dès l'instant qu'il commence d'égaliser et de proportionner plus méthodiquement les parts qu'il fait à l'univers et à lui-même, il trouve à ces dernières lois quelque chose d'aussi profondément naturel qu'aux premières, puisqu'elles sont inscrites aussi profondément en lui que les autres le sont dans tout ce qui l'entoure.
VI
Remontons aux noces tragiques de la reine. Dans l'exemple qui nous occupe, la nature veut donc, en vue de la fécondation croisée, que l'accouplement du faux-bourdon et de la reine abeille ne soit possible qu'en plein ciel. Mais ses désirs se mêlent comme un réseau et ses lois les plus chères ont à passer sans cesse à travers les mailles d'autres lois, qui l'instant d'après passeront à leur tour à travers celles des premières.
Ayant peuplé ce même ciel de dangers innombrables, de vents froids, de courants, d'orages, de vertiges, d'oiseaux, d'insectes, de gouttes d'eau qui obéissent aussi à des lois invincibles, il faut qu'elle prenne des mesures pour que cet accouplement soit aussi bref que possible. Il l'est, grâce à la mort foudroyante du mâle. Une étreinte y suffit, et la suite de l'hymen s'accomplit aux flancs mêmes de l'épouse.
Celle-ci, des hauteurs bleuissantes, redescend à la ruche tandis que frémissent derrière elle, comme des oriflammes, les entrailles déroulées de l'amant. Quelques apidologues prétendent qu'à ce retour gros de promesses, les ouvrières manifestent une grande joie. Büchner, entre autres, en trace un tableau détaillé. J'ai guetté bien des fois ces rentrées nuptiales et j'avoue n'avoir guère constaté d'agitation insolite, hors les cas où il s'agissait d'une jeune reine sortie à la tête d'un essaim et qui représentait l'unique espoir d'une cité récemment fondée et encore déserte. Alors toutes les travailleuses sont affolées et se précipitent à sa rencontre. Mais pour l'ordinaire, et bien que le danger que court l'avenir de la cité soit souvent aussi grand, il semble qu'elles l'oublient. Elles ont tout prévu jusqu'au moment où elles permirent le massacre des reines rivales. Mais arrivé là, leur instinct s'arrête; il y a comme un trou dans leur prudence. Elles paraissent donc assez indifférentes. Elles lèvent la tête, reconnaissent peut-être le témoignage meurtrier de la fécondation, mais encore méfiantes, ne manifestent pas l'allégresse que notre imagination attendait. Positives et lentes à l'illusion, avant de se réjouir, elles attendent probablement d'autres preuves. On a tort de vouloir rendre logiques et humaniser à l'extrême tous les sentiments de petits êtres si différents de nous. Avec les abeilles, comme avec tous les animaux qui portent en eux un reflet de notre intelligence, on arrive rarement à des résultats aussi précis que ceux qu'on décrit dans les livres. Trop de circonstances nous demeurent inconnues. Pourquoi les montrer plus parfaites qu'elles ne sont, en disant ce qui n'est pas? Si quelques-uns jugent qu'elles seraient plus intéressantes si elles étaient pareilles à nous-mêmes, c'est qu'ils n'ont pas encore une idée juste de ce qui doit éveiller l'intérêt d'un esprit sincère. Le but de l'observateur n'est pas d'étonner, mais de comprendre, et il est aussi curieux de marquer simplement les lacunes d'une intelligence et tous les indices d'un régime cérébral qui diffère du nôtre, que d'en rapporter des merveilles.
Pourtant, l'indifférence n'est pas unanime, et lorsque la reine haletante arrive sur la planchette d'abordage, quelques groupes se forment et l'accompagnent sous les voûtes, où le soleil, héros de toutes les fêtes de la ruche, pénètre à petits pas craintifs et trempe d'ombre et d'azur les murailles de cire et les rideaux de miel. Du reste, la nouvelle épousée ne se trouble pas plus que son peuple, et il n'y a point place pour de nombreuses émotions dans son étroit cerveau de reine pratique et barbare. Elle n'a qu'une préoccupation, c'est de se débarrasser au plus vite des souvenirs importuns de l'époux qui entravent sa démarche. Elle s'assied sur le seuil, et arrache avec soin les organes inutiles, que des ouvrières emportent à mesure et vont jeter au loin; car le mâle lui a donné tout ce qu'il possédait et beaucoup plus qu'il n'était nécessaire. Elle ne garde, dans sa spermathèque, que le liquide séminal où nagent les millions de germes qui, jusqu'à son dernier jour, viendront un à un, au passage des œufs, accomplir dans l'ombre de son corps l'union mystérieuse de l'élément mâle et femelle dont naîtront les ouvrières. Par un échange curieux, c'est elle qui fournit le principe mâle, et le mâle le principe femelle. Deux jours après l'accouplement, elle dépose ses premiers œufs, et aussitôt le peuple l'entoure de soins minutieux. Dès lors, douée d'un double sexe, renfermant en elle un mâle inépuisable, elle commence sa véritable vie, elle ne quitte plus la ruche, ne revoit plus la lumière, si ce n'est pour accompagner un essaim; et sa fécondité ne s'arrête qu'aux approches de la mort.
VII
Voilà de prodigieuses noces, les plus féeriques que nous puissions rêver, azurées et tragiques, emportées par l'élan du désir au-dessus de la vie, foudroyantes et impérissables, uniques et éblouissantes, solitaires et infinies. Voilà d'admirables ivresses où la mort, survenue dans ce qu'il y a de plus limpide et de plus beau autour de cette sphère: l'espace virginal et sans bornes, fixe dans la transparence auguste du grand ciel la seconde du bonheur, purifie dans la lumière immaculée ce que l'amour a toujours d'un peu misérable, rend inoubliable le baiser, et se contentant cette fois d'une dîme indulgente, de ses mains devenues maternelles, prend elle-même le soin d'introduire et d'unir pour un long avenir inséparable, dans un seul et même corps, deux petites vies fragiles.
La vérité profonde n'a pas cette poésie, elle en possède une autre que nous sommes moins aptes à saisir; mais que nous finirons peut-être par comprendre et aimer. La nature ne s'est pas souciée de procurer à ces deux «raccourcis d'atôme», comme les appellerait Pascal, un mariage resplendissant, une idéale minute d'amour. Elle n'a eu en vue, nous l'avons déjà dit, que l'amélioration de l'espèce par la fécondation croisée. Pour l'assurer, elle a disposé l'organe du mâle d'une façon si particulière qu'il lui est impossible d'en faire usage ailleurs que dans l'espace. Il faut d'abord que par un vol prolongé il dilate complètement ses deux grands sacs trachéens. Ces énormes ampoules qui se gorgent d'azur, refoulent alors les parties basses de l'abdomen et permettent l'exsertion de l'organe. C'est là tout le secret physiologique, assez vulgaire diront les uns, presque fâcheux affirmeront les autres, de l'essor admirable des amants, de l'éblouissante poursuite de ces noces magnifiques.
VIII
«Et nous, se demande un poète, devrons-nous donc toujours nous réjouir au-dessus de la vérité?»
Oui, à tout propos, à tout moment, en toutes choses, réjouissons-nous, non pas au-dessus de la vérité, ce qui est impossible puisque nous ignorons où elle se trouve, mais au-dessus des petites vérités que nous entrevoyons. Si quelque hasard, quelque souvenir, quelque illusion, quelque passion, n'importe quel motif en un mot, fait qu'un objet se montre à nous plus beau qu'il ne se montre aux autres, que d'abord ce motif nous soit cher. Peut-être n'est-il qu'erreur: l'erreur n'empêche point que le moment où l'objet nous paraît le plus admirable est celui où nous avons le plus de chance d'apercevoir sa vérité. La beauté que nous lui prêtons dirige notre attention sur sa beauté et sa grandeur réelles, qui ne sont point faciles à découvrir, et se trouvent dans les rapports que tout objet a nécessairement avec des lois, avec des forces générales et éternelles. La faculté d'admirer que nous aurons fait naître à propos d'une illusion ne sera pas perdue pour la vérité qui viendra tôt ou tard. C'est avec des mots, avec des sentiments, c'est dans la chaleur développée par d'anciennes beautés imaginaires, que l'humanité accueille aujourd'hui des vérités qui peut-être ne seraient pas nées, et n'auraient pu trouver un milieu favorable, si ces illusions sacrifiées n'avaient d'abord habité et réchauffé le cœur et la raison où les vérités vont descendre. Heureux les yeux qui n'ont pas besoin d'illusion pour voir que le spectacle est grand! Pour les autres, c'est l'illusion qui leur apprend à regarder, à admirer et à se réjouir. Et si haut qu'ils regardent, ils ne regarderont pas trop haut. Dès qu'on s'en approche, la vérité s'élève; dès qu'on l'admire on s'en rapproche. Et si haut qu'ils se réjouissent, ils ne se réjouiront jamais dans le vide ni au-dessus de la vérité inconnue et éternelle qui est sur toute chose comme de la beauté en suspens.
IX
Est-ce à dire que nous nous attacherons aux mensonges, à une poésie volontaire et irréelle, et que faute de mieux nous ne nous réjouirons qu'en eux? Est-ce à dire que dans l'exemple que nous avons sous les yeux,—il n'est rien en soi, mais nous nous y arrêtons parce qu'il en représente mille autres et toute notre attitude en face de divers ordres de vérités,—est-ce à dire que dans cet exemple nous négligerons l'explication physiologique pour ne retenir et ne goûter que l'émotion de ce vol nuptial, qui, quelle qu'en soit la cause, n'en est pas moins l'un des plus beaux actes lyriques de cette force tout à coup désintéressée et irrésistible à laquelle obéissent tous les êtres vivants et qu'on nomme l'amour? Rien ne serait plus puéril, rien ne serait plus impossible, grâce aux excellentes habitudes qu'ont prises aujourd'hui tous les esprits de bonne foi.
Ce menu fait de l'exsertion de l'organe de l'abeille mâle, qui ne peut avoir lieu qu'à la suite du gonflement des vésicules trachéennes, nous l'admettrons évidemment puisqu'il est incontestable. Mais si nous nous en contentions, si nous ne regardions plus rien par de là, si nous en induisions que toute pensée qui va trop loin ou trop haut a nécessairement tort et que la vérité se trouve toujours dans le détail matériel, si nous ne cherchions pas, n'importe où, dans des incertitudes souvent plus étendues que celles que la petite explication nous a forcé d'abandonner, par exemple dans l'étrange mystère de la fécondation croisée, dans la perpétuité de l'espèce et de la vie, dans le plan de la nature, si nous n'y cherchions pas une suite à cette explication, un prolongement de beauté et de grandeur dans l'inconnu, j'ose presque assurer que nous passerions notre existence à une plus grande distance de la vérité que ceux-là mêmes qui s'obstinent aveuglément dans l'interprétation poétique et tout imaginaire de ces noces merveilleuses. Ils se trompent évidemment sur la forme ou la nuance de la vérité, mais beaucoup mieux que ceux qui se flattent de la tenir tout entière dans la main, ils vivent sous son impression et dans son atmosphère. Ils sont préparés à la recevoir, il y a en eux un espace plus hospitalier, et s'ils ne la voient pas, ils tendent du moins les yeux vers le lieu de beauté et de grandeur où il est salutaire de croire qu'elle se trouve.
Nous ignorons la fin de la nature qui est pour nous la vérité qui domine toutes les autres. Mais, pour l'amour même de cette vérité, pour entretenir en notre âme l'ardeur de sa recherche, il est nécessaire que nous la croyions grande. Et si, un jour nous reconnaissons que nous avons fait fausse route, qu'elle est petite et incohérente, ce sera grâce à l'animation que nous avait donnée sa grandeur présumée que nous découvrirons sa petitesse, et cette petitesse, quand elle sera certaine, nous enseignera ce qu'il faut faire. En attendant, ce n'est pas trop, pour aller à sa recherche, que de mettre en mouvement tout ce que notre raison et notre cœur possèdent de plus puissant et de plus audacieux. Et quand le dernier mot de tout ceci serait misérable, ce ne sera pourtant pas une petite chose que d'avoir mis à nu la petitesse ou l'inanité du but de la nature.
X
"Il n'y a pas encore de vérité pour nous, me disait un jour un des grands physiologistes de ce temps, tandis que je me promenais avec lui dans la campagne, il n'y a pas encore de vérité, mais il y a partout trois bonnes apparences de vérité. Chacun fait son choix ou plutôt le subit, et ce choix qu'il subit ou qu'il fait souvent sans réfléchir et auquel il se tient, détermine la forme et la conduite de tout ce qui pénètre en lui. L'ami que nous rencontrons, la femme qui s'avance en souriant, l'amour qui ouvre notre cœur, la mort ou la tristesse qui le referment, ce ciel de septembre que nous regardons, ce jardin superbe et charmant, où l'on voit, comme dans la Psyché de Corneille, «des berceaux de verdure soutenus par des termes dorés,» le troupeau qui paît et le berger qui dort, les dernières maisons du village; l'océan entre les arbres, tout s'abaisse ou se redresse, tout s'orne ou se dépouille avant d'entrer en nous, selon le petit signe que lui fait notre choix. Apprenons à choisir l'apparence. Au déclin d'une vie où j'ai tant cherché la menue vérité et la cause physique, je commence à chérir, non pas ce qui éloigne d'elles, mais ce qui les précède, et surtout ce qui les dépasse un peu.
«Nous étions arrivés au sommet d'un plateau de ce pays de Caux, en Normandie, qui est souple comme un parc anglais, mais un parc naturel et sans limites. C'est l'un des rares points du globe où la campagne se montre complètement saine, d'un vert sans défaillance. Un peu plus au nord, l'âpreté la menace; un peu plus au sud, le soleil la fatigue et la hâle. Au bout d'une plaine qui s'étendait jusqu'à la mer, des paysans édifiaient une meule.
«Regardez, me dit-il: vus d'ici, ils sont beaux. Ils construisent cette chose si simple et si importante, qui est par excellence le monument heureux et presque invariable de la vie humaine qui se fixe: une meule de blé. La distance, l'air du soir, font de leurs cris de joie une sorte de chant sans paroles qui répond au noble chant des feuilles qui parlent sur nos têtes. Au-dessus d'eux, le ciel est magnifique, comme si des esprits bienveillants, munis de palmes de feu, avaient balayé toute la lumière du côté de la meule pour éclairer plus longtemps le travail. Et la trace des palmes est restée dans l'azur. Voyez l'humble église qui les domine et les surveille, à mi-côte, parmi les tilleuls arrondis et le gazon du cimetière familier qui regarde l'océan natal. Ils élèvent harmonieusement leur monument de vie sous les monuments de leurs morts qui firent les mêmes gestes et ne sont pas absents.
«Embrassez l'ensemble: aucun détail trop particulier, trop caractéristique, comme on en trouverait en Angleterre, en Provence ou en Hollande. C'est le tableau large, et assez banal pour être symbolique, d'une vie naturelle et heureuse. Voyez donc l'eurythmie de l'existence humaine dans ses mouvements utiles. Regardez l'homme qui mène les chevaux, tout le corps de celui qui tend la gerbe sur la fourche, les femmes penchées sur le blé et les enfants qui jouent.... Ils n'ont pas déplacé une pierre, remué une pelletée de terre pour embellir le paysage; ils ne font pas un pas, ne plantent pas un arbre, ne sèment pas une fleur qui ne soient nécessaires. Tout ce tableau n'est que le résultat involontaire de l'effort de l'homme pour subsister un moment dans la nature; et cependant, ceux d'entre nous qui n'ont d'autre souci que d'imaginer ou de créer des spectacles de paix, de grâce ou de pensée profonde, n'ont rien trouvé de plus parfait, et viennent simplement peindre ou décrire ceci quand ils veulent nous représenter de la beauté ou du bonheur. Voilà la première apparence que quelques-uns appellent la vérité.»
XI
«Approchons. Saisissez-vous le chant qui répondait si bien au feuillage des grands arbres? Il est formé de gros mots et d'injures; et quand le rire éclate c'est qu'un homme, qu'une femme lance une ordure ou qu'on se moque du plus faible, du bossu qui ne peut soulever son fardeau, du boiteux qu'on renverse, de l'idiot qu'on houspille.
«Je les observe depuis bien des années. Nous sommes en Normandie, la terre est grasse et facile. Il y a autour de cette meule un peu plus de bien-être que n'en suppose ailleurs une scène de ce genre. Par conséquent, la plupart des hommes sont alcooliques, beaucoup de femmes le sont aussi. Un autre poison que je n'ai pas besoin de nommer, corrode encore la race. On lui doit, ainsi qu'à l'alcool, ces enfants que vous voyez là. Ce nabot, ce scrofuleux, ce cagneux, ce bec-de-lièvre et cet hydrocéphale. Tous, hommes et femmes, jeunes et vieux, ont les vices ordinaires du paysan. Ils sont brutaux, hypocrites, menteurs, rapaces, médisants, méfiants, envieux, tournés aux petits profits illicites, aux interprétations basses, à l'adulation du plus fort. La nécessité les rassemble et les contraint de s'entr'aider, mais le vœu secret de tous est de s'entre-nuire dès qu'ils peuvent le faire sans danger. Le malheur d'autrui est le seul plaisir sérieux du village. Une grande infortune y est l'objet, longuement caressé, de délectations sournoises. Ils s'épient, se jalousent, se méprisent, se détestent. Tant qu'ils sont pauvres, ils nourrissent contre la dureté et l'avarice de leurs maîtres une haine recuite et renfermée, et, s'ils ont à leur tour des valets, ils profitent de l'expérience de la servitude pour surpasser la dureté et l'avarice dont ils ont souffert.
«Je pourrais vous faire le détail des mesquineries, des fourberies, des tyrannies, des injustices, des rancunes qui animent ce travail baigné d'espace et de paix. Ne croyez pas que la vue de ce ciel admirable, de la mer qui étale derrière l'église un autre ciel plus sensible qui coule sur la terre comme un grand miroir de conscience et de sagesse, ne croyez pas que cela les étende ou les élève. Ils ne l'ont jamais regardé. Rien ne remue et ne mène leurs pensées, sinon trois ou quatre craintes circonscrites: crainte de la faim, crainte de la force, de l'opinion et de la loi, et à l'heure de la mort, la terreur de l'enfer. Pour montrer ce qu'ils sont, il faudrait les prendre un à un. Tenez, ce grand à gauche qui a l'air jovial et lance de si belles gerbes. L'été dernier, ses amis lui cassèrent le bras droit dans une rixe d'auberge. J'ai réduit la fracture qui était mauvaise et compliquée. Je l'ai soigné longtemps, je lui ai donné de quoi vivre en attendant qu'il pût se remettre au travail. Il venait chez moi tous les jours. Il en a profité pour répandre au village qu'il m'avait surpris dans les bras de ma belle-sœur et que ma mère s'enivrait. Il n'est pas méchant, il ne m'en veut pas; au contraire, remarquez, son visage s'éclaire d'un bon sourire sincère en me voyant. Ce n'était pas la haine sociale qui le poussait. Le paysan ne hait pas le riche; il respecte trop la richesse. Mais je pense que mon bon porte-fourche ne comprenait point pourquoi je le soignais sans en tirer profit. Il soupçonne quelque manigance et n'entend pas être dupe. Plus d'un, plus riche ou plus pauvre, avait fait de même avant lui, ou pis. Il ne croyait pas mentir en répandant ses inventions, il obéissait à un ordre confus de la moralité environnante. Il répondait sans le savoir, et pour ainsi dire malgré lui, au désir tout-puissant de la malveillance générale.... Mais pourquoi achever un tableau connu de tous ceux qui ont vécu quelques années à la campagne. Voilà la seconde apparence que la plupart appellent la vérité. C'est la vérité de la vie nécessaire. Il est certain qu'elle repose sur les faits les plus précis, sur les seuls que tout homme puisse observer et éprouver.
XII
«Asseyons-nous sur ces gerbes, poursuivit-il, et regardons encore. Ne rejetons aucun des petits faits qui forment la réalité que j'ai dite. Laissons-les s'éloigner d'eux-mêmes dans l'espace. Ils encombrent le premier plan, mais il faut reconnaître qu'il y a derrière eux une grande force bien admirable qui maintient tout l'ensemble. Le maintient-elle seulement, ne l'élève-t-elle pas? Ces hommes que nous voyons ne sont plus tout à fait les animaux farouches de La Bruyère «qui avaient comme une voix articulée, et se retiraient la nuit dans des tanières, où ils vivaient de pain noir, d'eau et de racines....»
«La race me direz-vous, est moins forte et moins saine, c'est possible; l'alcool et l'autre fléau sont des accidents que l'humanité doit dépasser, peut-être des épreuves dont tels de nos organes, les organes nerveux par exemple, tireront bénéfice, car régulièrement nous voyons la vie profiter des maux qu'elle surmonte. Au surplus, un rien, qu'on peut trouver demain, suffira à les rendre inoffensifs. Ce n'est donc pas cela qui nous oblige à restreindre notre regard. Ces hommes ont des pensées, des sentiments que n'avaient pas encore ceux de La Bruyère.—«J'aime mieux la bête simple et toute nue, que l'odieuse demi-bête, murmurai-je.—» «Vous parlez ainsi selon la première apparence, celle des poètes, que nous avons vue, reprit-il; ne la mêlons pas à celle que nous examinons. Ces pensées et ces sentiments sont petits et bas, si vous voulez, mais ce qui est petit et bas est déjà meilleur que ce qui n'est pas. Ils n'en usent guère que pour se nuire et persister dans la médiocrité où ils sont; mais il en va souvent ainsi dans la nature. Les dons qu'elle accorde, on ne s'en sert d'abord que pour le mal, pour empirer ce qu'elle semblait vouloir améliorer; mais, au bout du compte, de tout ce mal résulte toujours un certain bien. Du reste, je ne tiens nullement à prouver le progrès; selon l'endroit d'où on le considère, c'est une chose très petite ou très grande. Rendre un peu moins servile, un peu moins pénible la condition humaine, c'est un point énorme, c'est peut-être l'idéal le plus sûr; mais, évaluée par l'esprit un instant détaché des conséquences matérielles, la distance entre l'homme qui marche à la tête du progrès et celui qui se traîne aveuglément à sa suite, n'est pas considérable. Parmi ces jeunes rustres dont le cerveau n'est hanté que d'idées informes, il en est plusieurs où se trouve la possibilité d'atteindre en peu de temps le degré de conscience où nous vivons tous deux. On est souvent frappé de l'intervalle insignifiant qui sépare l'inconscience de ces gens, que l'on s'imagine complète, de la conscience que l'on croit le plus élevée.
«D'ailleurs, de quoi est-elle faite cette conscience dont nous sommes si fiers? De beaucoup plus d'ombre que de lumière, de beaucoup plus d'ignorance acquise que de science, de beaucoup plus de choses dont nous savons qu'il faut renoncer à les connaître que de choses que nous connaissons. Pourtant, elle est toute notre dignité, notre plus réelle grandeur, et probablement le phénomène le plus surprenant de ce monde. C'est elle qui nous permet de lever le front en face du principe inconnu et de lui dire: Je vous ignore, mais quelque chose en moi vous embrasse déjà. Vous me détruirez peut-être, mais, si ce n'est pour former de mes débris un organisme meilleur que le mien, vous vous montrerez inférieur à ce que je suis, et le silence qui suivra la mort de l'espèce à laquelle j'appartiens vous apprendra que vous avez été jugé. Et si vous n'êtes même pas capable de vous soucier d'être jugé justement, qu'importe votre secret? Nous ne tenons plus à le pénétrer. Il doit être stupide et hideux. Vous avez produit, par hasard, un être que vous n'aviez pas qualité pour produire. Il est heureux pour lui que vous l'ayez supprimé par un hasard contraire, avant qu'il ait mesuré le fond de votre inconscience, plus heureux encore qu'il ne survive pas à la série infinie de vos expériences affreuses. Il n'avait rien à faire dans un monde où son intelligence ne répondait à aucune intelligence éternelle, où son désir du mieux ne pouvait arriver à aucun bien réel.
«Encore une fois, le progrès n'est pas nécessaire pour que le spectacle nous passionne. L'énigme suffit, et cette énigme est aussi grande, a autant d'éclat mystérieux en ces paysans qu'en nous-mêmes. On la trouve partout lorsqu'on suit la vie jusqu'en son principe tout-puissant. Ce principe, de siècle en siècle, nous modifions son épithète. Il en a eu qui étaient précises et consolantes. On a reconnu que ces consolations et cette précision étaient illusoires. Mais que nous l'appellions Dieu, Providence, Nature, Hasard, Vie, Destin, le mystère reste le même, et tout ce que nous ont enseigné des milliers d'années d'expérience, c'est à lui donner un nom plus vaste, plus proche de nous, plus flexible, plus docile à l'attente et à l'imprévu. C'est celui qu'il porte aujourd'hui; et c'est pourquoi il ne parut jamais plus grand. Voilà l'un des nombreux aspects de la troisième apparence, et c'est la dernière vérité.»
LIVRE VI
LE MASSACRE DES MALES
I
Après la fécondation des reines, si le ciel reste clair et l'air chaud, si le pollen et le nectar abondent dans les fleurs, les ouvrières, par une sorte d'indulgence oublieuse, ou peut-être par une prévoyance excessive, tolèrent quelque temps encore la présence importune et ruineuse des mâles.—Ceux-ci se conduisent dans la ruche comme les prétendants de Pénélope dans la maison d'Ulysse. Il y mènent, en faisant carrousse et chère lie, une oisive existence d'amants honoraires, prodigues et indélicats: satisfaits, ventrus, encombrant les allées, obstruant les passages, embarrassant le travail, bousculant, bousculés, ahuris, importants, tout gonflés d'un mépris étourdi et sans malice, mais méprisés avec intelligence et arrière-pensée, inconscients de l'exaspération qui s'accumule et du destin qui les attend. Ils choisissent pour y sommeiller à l'aise le coin le plus tiède de la demeure, se lèvent nonchalamment pour aller humer à même les cellules ouvertes le miel le plus parfumé, et souillent de leurs excréments les rayons qu'ils fréquentent. Les patientes ouvrières regardent l'avenir et réparent les dégâts, en silence. De midi à trois heures, quand la campagne bleuie tremble de lassitude heureuse sous le regard invincible d'un soleil de juillet ou d'août, ils paraissent sur le seuil. Ils ont un casque fait d'énormes perles noires, deux hauts panaches animés, un pourpoint de velours fauve et frotté de lumière, une toison héroïque, un quadruple manteau rigide et translucide. Ils font un bruit terrible, écartent les sentinelles, renversent les ventileuses, culbutent les ouvrières qui reviennent chargées de leur humble butin. Ils ont l'allure affairée, extravagante et intolérante de dieux indispensables qui sortent en tumulte vers quelque grand dessein ignoré du vulgaire. Un à un, ils affrontent l'espace, glorieux, irrésistibles, et vont tranquillement se poser sur les fleurs les plus voisines où ils s'endorment jusqu'à ce que la fraîcheur de l'après-midi les réveille. Alors ils regagnent la ruche dans le même tourbillon impérieux, et, toujours débordant du même grand dessein intransigeant, ils courent aux celliers, plongent la tête jusqu'au cou dans les cuves à miel, s'enflent comme des amphores pour réparer leurs forces épuisées, et regagnent à pas alourdis le bon sommeil sans rêve et sans soucis qui les recueille jusqu'au prochain repas.
II
Mais la patience des abeilles n'est pas égale à celle des hommes. Un matin, un mot d'ordre attendu circule par la ruche, et les paisibles ouvrières se transforment en juges et en bourreaux. On ne sait qui le donne; il émane tout à coup de l'indignation froide et raisonnée des travailleuses, et selon le génie de la république unanime, aussitôt prononcé, il emplit tous les cœurs. Une partie du peuple renonce au butinage pour se consacrer aujourd'hui à l'œuvre de justice. Les gros oisifs endormis en grappes insoucieuses sur les murailles mellifères sont brusquement tirés de leur sommeil par une armée de vierges irritées. Ils se réveillent, béats et incertains, ils n'en croient pas leurs yeux, et leur étonnement a peine à se faire jour à travers leur paresse comme un rayon de lune à travers l'eau d'un marécage. Ils s'imaginent qu'ils sont victimes d'une erreur, regardent autour d'eux avec stupéfaction, et, l'idée-mère de leur vie se ranimant d'abord en leurs cerveaux épais, ils font un pas vers les cuves à miel pour s'y réconforter. Mais il n'est plus, le temps du miel de mai, du vin-fleur des tilleuls, de la franche ambroisie de la sauge, du serpolet, du trèfle blanc, des marjolaines. Au lieu du libre accès aux bons réservoirs pleins qui ouvraient sous leur bouche leurs margelles de cire complaisantes et sucrées, ils trouvent tout autour une ardente broussaille de dards empoisonnés qui se hérissent. L'atmosphère de la ville est changée. Le parfum amical du nectar a fait place à l'âcre odeur du venin dont les mille gouttelettes scintillent au bout des aiguillons et propagent la rancune et la haine. Avant qu'il se soit rendu compte de l'effondrement inouï de tout son destin plantureux, dans le bouleversement des lois heureuses de la cité, chacun des parasites effarés est assailli par trois ou quatre justicières qui s'évertuent à lui couper les ailes, à scier le pétiole qui relie l'abdomen au thorax, à amputer les antennes fébriles, à disloquer les pattes, à trouver une fissure aux anneaux de la cuirasse pour y plonger leur glaive. Énormes, mais sans armes, dépourvus d'aiguillon, ils ne songent pas à se défendre, cherchent à s'esquiver ou n'opposent que leur masse obtuse aux coups qui les accablent. Renversés sur le dos, ils agitent gauchement, au bout de leurs puissantes pattes, leurs ennemies qui ne lâchent point prise, ou, tournant sur eux-mêmes, ils entraînent tout la groupe dans un tourbillon fou, mais bientôt épuisé. Au bout de peu de temps, ils sont si pitoyables, que la pitié, qui n'est jamais bien loin de la justice au fond de notre cœur, revient en toute hâte et demanderait grâce,—mais inutilement—aux dures ouvrières qui ne connaissent que la loi profonde et sèche de la nature. Les ailes des malheureux sont lacérées, leurs tarses arrachés, leurs antennes rongées, et leurs magnifiques yeux noirs, miroirs des fleurs exubérantes, réverbères de l'azur et de l'innocente arrogance de l'été, maintenant adoucis par la souffrance, ne reflètent plus que la détresse et l'angoisse de la fin. Les uns succombent à leurs blessures et sont immédiatement emportés par deux ou trois de leurs bourreaux aux cimetières lointains. D'autres, moins atteints, parviennent à se réfugier dans un coin où ils s'entassent et où une garde inexorable les bloque jusqu'à ce qu'ils y meurent de misère. Beaucoup réussissent à gagner la porte et à s'échapper dans l'espace en entraînant leurs adversaires, mais, vers le soir, pressés par la faim et le froid, ils reviennent en foule à l'entrée de la ruche implorer un abri. Ils y rencontrent une autre garde inflexible. Le lendemain, à leur première sortie, les ouvrières déblayent le seuil où s'annoncellent les cadavres des géants inutiles, et le souvenir de la race oisive s'éteint dans la cité jusqu'au printemps suivant.
III
Souvent le massacre a lieu le même jour dans un grand nombre de colonies du rucher. Les plus riches, les mieux gouvernées, en donnent le signal. Quelques jours après, les petites républiques moins prospères les imitent. Seules, les peuplades les plus pauvres, les plus chétives, celles dont la mère est très vieille et presque stérile, pour ne pas abandonner l'espoir de voir féconder la reine vierge qu'elles attendent et qui peut naître encore, entretiennent leurs mâles jusqu'à l'entrée de l'hiver. Alors vient la misère inévitable, et toute la tribu, mère, parasites, ouvrières, se ramasse en un groupe affamé et étroitement enlacé qui périt en silence, dans l'ombre de la ruche, avant les premières neiges.
Après l'exécution des oisifs dans les cités populeuses et opulentes, le travail reprend, mais avec une ardeur décroissante car le nectar se fait déjà plus rare. Les grandes fêtes et les grands drames sont passés. Le corps miraculeux enguirlandé de myriades d'âmes, le noble monstre sans sommeil, nourri de fleurs et de rosée, la glorieuse ruche des beaux jours de juillet, graduellement s'endort, et son haleine chaude, accablée de parfums, s'alentit et se glace. Le miel d'automne, pour compléter les provisions indispensables, s'accumule cependant dans les murailles nourricières, et les derniers réservoirs sont scellés du sceau de cire blanche incorruptible.—On cesse de bâtir, les naissances diminuent, les morts se multiplient, les nuits s'allongent et les jours s'accourcissent. La pluie et les vents incléments, les brumes du matin, les embûches de l'ombre trop prompte, emportent des centaines de travailleuses qui ne reviennent plus, et tout le petit peuple, aussi avide de soleil que les cigales de l'Attique, sent s'étendre sur lui la menace froide de l'hiver.
L'homme a prélevé sa part de la récolte. Chacune des bonnes ruches lui a offert quatre-vingts ou cent livres de miel, et les plus merveilleuses en donnent parfois deux cents, qui représentent d'énormes nappes de lumière liquéfiée, d'immenses champs de fleurs visitées, une à une, mille fois chaque jour. Maintenant il jette un dernier coup d'œil aux colonies qui s'engourdissent. Il enlève aux plus riches leurs trésors superflus pour les distribuer à celles qu'ont appauvries des infortunes, toujours imméritées, dans ce monde laborieux. Il couvre chaudement les demeures, ferme à demi les portes, enlève les cadres inutiles et livre les abeilles à leur grand sommeil hivernal. Elles se rassemblent alors au centre de la ruche, se contractent et se suspendent aux rayons qui renferment les urnes fidèles, d'où sortira, pendant les jours glacés, la substance transformée de l'été. La reine est au milieu, entourée de sa garde. Le premier rang des ouvrières se cramponne aux cellules scellées, un second rang les recouvre, recouvert à son tour d'un troisième, et ainsi de suite jusqu'au dernier qui forme l'enveloppe. Lorsque les abeilles de cette enveloppe sentent le froid les gagner, elles rentrent dans la masse et d'autres les remplacent à tour de rôle. La grappe suspendue est comme une sphère tiède et fauve, que scindent les murailles de miel, et qui monte ou descend, avance ou recule d'une manière insensible à mesure que s'épuisent les cellules où elle s'attache. Car, au contraire de ce que l'on croit généralement, la vie hiémale des abeilles est allentie mais non pas arrêtée[1]. Par le bruissement concerté de leurs ailes, petites sœurs survivantes des flammes ensoleillées, qui s'activent ou s'apaisent selon les fluctuations de la température du dehors, elles entretiennent dans leur sphère une chaleur invariable et égale à celle d'une journée de printemps. Ce printemps secret émane du beau miel qui n'est qu'un rayon de chaleur autrefois transmué, qui maintenant revient à sa forme première. Il circule dans la sphère comme un sang généreux. Les abeilles qui se tiennent sur les alvéoles débordants l'offrent à leurs voisines, qui le transmettent à leur tour. Il passe ainsi de griffes en griffes, de bouche en bouche, et gagne les extrémités du groupe, qui n'a qu'une pensée et une destinée éparse et réunie en des milliers de cœurs. Il tient lieu de soleil et de fleurs, jusqu'à ce que son frère aîné, le soleil véritable du grand printemps réel, glissant par la porte entr'ouverte ses premiers regards attiédis où renaissent les violettes et les anémones, réveille doucement les ouvrières pour leur montrer que l'azur a repris sa place sur le monde, et que le cercle ininterrompu qui joint la mort à la vie, vient de faire un tour sur lui-même et de se ranimer.