La vie simple
XIII
L'éducation pour la simplicité.
La vie simple étant surtout le produit d'une direction d'esprit, il est naturel que l'éducation doit avoir une grande influence dans ce domaine.
On ne pratique guère que deux manières d'élever les enfants:
La première consiste à élever ses enfants pour soi-même;
La deuxième consiste à les élever pour eux-mêmes.
Dans le premier cas, l'enfant est considéré comme un complément des parents. Il fait partie de leur avoir et occupe une place parmi les objets qu'ils possèdent. Tantôt cette place est la plus noble: quand les parents apprécient surtout la vie d'affections. Tantôt aussi, lorsque les intérêts matériels dominent, l'enfant vient en second, en troisième, en dernier lieu. En aucun cas, il n'est quelqu'un. Jeune, il gravite autour des parents, non seulement par l'obéissance, ce qui est légitime, mais par la subordination de toutes ses initiatives et de tout son être. À mesure qu'il avance en âge, cette subordination s'accentue et devient de la confiscation en s'étendant aux idées, aux sentiments, à tout. Sa minorité se perpétue. Au lieu d'évoluer lentement vers l'indépendance, l'homme progresse dans l'esclavage. Il est ce qu'on lui permet d'être, ce que le commerce, l'industrie de son père, ou encore ce que les croyances religieuses, les opinions politiques, les goûts esthétiques de son père, exigent qu'il soit. Il pensera, parlera, agira, se mariera, ou augmentera sa famille, dans le sens et dans la limite de l'absolutisme paternel. Cet absolutisme familial peut être pratiqué par des gens qui n'ont aucune volonté; il suffit qu'ils soient convaincus que le bon ordre exige que l'enfant soit la chose des parents. À défaut d'énergie ils s'empareront de lui par d'autres moyens, par les soupirs, les supplications, ou par de basses séductions. S'ils ne peuvent l'enchaîner, ils l'englueront et le prendront au piège. Mais il vivra en eux, par eux, pour eux, ce qui est la seule chose admissible.
Ce genre d'éducation n'est pas seulement pratiqué dans la famille mais aussi dans les grands organismes sociaux dont la fonction éducatrice principale consiste à mettre la main sur les nouveaux venus, afin de les enfermer de la façon la plus irrésistible dans les cadres existants. C'est la réduction, la trituration et l'absorption de l'individu dans un corps social, qu'il soit théocratique, communiste ou simplement bureaucratique et routinier. Vu du dehors, un pareil système semblerait être l'éducation simple par excellence. Ses procédés, en effet, sont absolument simplistes. Et si l'homme n'était pas quelqu'un, s'il n'était qu'un exemplaire de la race ce serait là l'éducation parfaite. De même que tous les animaux sauvages et tous les poissons et insectes du même genre et de la même espèce ont la même raie au même endroit, de même nous serions tous identiques, ayant mêmes goûts, même langue, même croyance et mêmes tendances. Mais l'homme n'est pas qu'un exemplaire de la race et c'est pour cela que ce genre d'éducation est loin d'être simple par ses effets. Les hommes varient tellement entre eux qu'il faut inventer des moyens innombrables pour réduire, endormir, éteindre la pensée individuelle. Et l'on n'y parvient qu'en partie, ce qui dérange tout perpétuellement. À chaque instant, par une fissure, la force intérieure d'initiative se fait jour avec violence et produit des explosions, des commotions, des désordres graves. Et là où rien ne se produit, où force reste à l'autorité extérieure, le mal gît au fond. Sous l'ordre apparent se cachent les révoltes sourdes, les tares contractées dans une existence anormale, l'apathie, la mort.
Le système est mauvais qui produit des fruits semblables et, quelque simple qu'il paraisse, au fond il engendre toutes les complications.
L'autre système est l'extrême opposé. Il consiste à élever les enfants pour eux-mêmes. Les rôles sont renversés: les parents sont là pour l'enfant. À peine est-il né qu'il devient le centre. La tête blanche des aïeux et la tête robuste du père s'inclinent devant cette tête bouclée. Son bégaiement est leur loi; un signe de lui suffit. Qu'il crie un peu fort dans son berceau, la nuit, il n'y a pas de fatigue qui tienne, il faut mettre toute la maison debout. Le dernier venu n'est pas long à s'apercevoir qu'il a la toute-puissance, et il ne marche pas encore qu'il a déjà le vertige du pouvoir. En grandissant cela ne fait que croître et embellir. Parents, grands-parents, domestiques, professeurs, tout le monde est à ses ordres. Il accepte les hommages et même l'immolation de son prochain; il traite en sujet récalcitrant quiconque ne se range pas sur son passage. Il n'y a que lui. Il est l'unique, le parfait, l'infaillible. On s'aperçoit trop tard qu'on s'est donné un maître et quel maître! oublieux des sacrifices, sans respect, sans pitié même. Il ne tient plus aucun compte de ceux à qui il doit tout et va par la vie sans loi ni frein.
Cette éducation a sa forme sociale, elle aussi. Elle fleurit partout où le passé ne compte pas, où l'histoire commence avec les vivants, où il n'y a ni tradition, ni discipline, ni respect, où ceux qui savent le moins ont le verbe le plus haut, où tous ceux qui ont à représenter l'ordre public s'inquiètent du premier venu dont la force consiste à crier fort et à ne respecter personne. Elle assure le règne des passions éphémères, le triomphe de l'arbitraire inférieur. Je compare ces deux éducations dont l'une est l'exaltation du milieu, l'autre l'exaltation de l'individu; l'une l'absolutisme de la tradition, l'autre la tyrannie des derniers venus, et je les trouve aussi funestes l'une que l'autre. Mais le plus funeste de tout c'est la combinaison des deux qui produit des êtres mi-partie automates, mi-partie despotes, oscillant sans cesse entre l'esprit moutonnier et l'esprit de révolte ou de domination.
Il ne faut élever les enfants ni pour eux-mêmes, ni pour les parents: car l'homme n'est pas plus destiné à être un personnage qu'un échantillon. Il faut les élever pour la vie. Leur éducation a pour but de les aider à devenir des membres actifs de l'humanité, des puissances fraternelles, de libres serviteurs de la cité. C'est compliquer la vie, la déformer, semer les germes de tous les désordres que de pratiquer une éducation qui s'inspire d'un autre principe.
Quand on veut résumer d'un mot la destinée de l'enfant, c'est le mot avenir qui monte aux lèvres. L'enfant est l'avenir. Ce mot dit tout: les peines passées, les efforts présents, les espérances. Or ce mot l'enfant est incapable d'en mesurer la portée au moment où l'éducation commence. Car à ce moment il est livré à la toute-puissance des impressions actuelles. Qui donc lui donnera les premiers éclaircissements et le mettra dans la voie qu'il doit suivre? Les parents, les éducateurs. Mais pour peu qu'ils réfléchissent, ils sentent que leur œuvre n'intéresse pas seulement eux et l'enfant, mais qu'ils exercent des pouvoirs et administrent des intérêts impersonnels. Il faut que l'enfant leur apparaisse constamment comme un futur citoyen. Sous l'influence de cette préoccupation ils auront deux soucis qui se compléteront l'un l'autre: le souci de la puissance initiale, individuelle, qui germe dans leur enfant et doit grandir, et la destination sociale de cette puissance. À aucun moment de leur action sur lui ils ne pourront oublier que ce petit être confié à leurs soins doit devenir lui-même et fraternel. Ces deux conditions, loin de s'exclure, ne se rencontrent jamais que combinées en une indissoluble union. Il est impossible d'être fraternel, d'aimer, de se donner, si l'on n'est pas maître de soi; et, réciproquement, nul ne peut se posséder, se saisir lui-même dans ce qu'il a de distinct, sans être descendu à travers les accidents de surface de son existence, jusqu'aux sources profondes de l'être, où l'homme se sent lié à l'homme par ce qu'il a d'intime.
Pour aider un enfant à devenir lui-même et fraternel, il faut le défendre contre l'action violente et pernicieuse des forces de désordre.
Ces forces sont extérieures et intérieures. Chacun au dehors est menacé non seulement par les dangers matériels, mais par l'ingérence violente des volontés étrangères; au dedans, par le sentiment exagéré de son moi et par toutes les fantaisies que ce sentiment entendre. Le danger extérieur est très grand qui peut naître de l'influence abusive des éducateurs. Le droit du plus fort s'introduit dans l'éducation avec une facilité extrême. Pour faire une éducation, il faut avoir renoncé à ce droit, c'est-à-dire fait abnégation du sentiment inférieur de notre personne qui nous transforme en ennemis d'autrui, même de nos enfants. Notre autorité n'est bonne que si elle s'inspire d'une autre, supérieure à nous-mêmes. Dans ce cas non seulement elle est salutaire, mais aussi indispensable, et devient la meilleure garantie à son tour contre le plus grand péril intérieur qui menace un être: celui de s'exagérer sa propre importance. Au commencement de la vie, la vivacité des impressions personnelles est si grande qu'il faut, pour rétablir l'équilibre, la soumettre à l'influence pacifiante d'une volonté calme et supérieure. Le propre de la fonction éducatrice est de représenter cette volonté auprès de l'enfant, d'une façon aussi continue, aussi désintéressée que possible. Les éducateurs représentent alors tout ce qu'il y a de respectable dans le monde. Ils donnent à l'être qui entre dans la vie l'impression de quelque chose qui le précède, le dépasse, l'enveloppe; mais ils ne l'écrasent pas; au contraire leur volonté et toutes les influences qu'ils lui transmettent, deviennent des éléments nutritifs de sa propre énergie. Pratiquer ainsi l'influence, c'est cultiver l'obéissance féconde, celle d'où naissent les caractères libres. L'autorité purement personnelle des parents, des maîtres, des institutions est à l'enfant ce que sont à une jeune plante les broussailles touffues sous lesquelles elle s'étiole et meurt. L'autorité impersonnelle, celle qui appartient à l'homme qui s'est soumis d'abord aux réalités vénérables devant lesquelles il veut plier la fantaisie individuelle d'un enfant, ressemble à l'atmosphère pure et lumineuse. Elle est certes active et nous influence à sa façon, mais elle nourrit et affermit notre vie propre. Sans cette autorité, point d'éducation. Surveiller, diriger, résister, telle est la fonction de l'éducateur: il doit apparaître à l'enfant non comme une barrière de fantaisie qu'à la rigueur on sauterait pourvu que le bond soit proportionné à la hauteur de l'obstacle; mais comme une muraille transparente à travers laquelle s'aperçoivent des réalités immuables, des lois, des bornes, des vérités contre lesquelles il n'y a aucune action possible. Ainsi naît le respect qui est en chacun la faculté de concevoir ce qui est plus grand que lui-même, le respect qui nous grandit et nous affranchit en nous rendant modestes. Voilà la loi de l'éducation pour la simplicité. Elle peut se résumer en ces mots: former des hommes libres et respectueux, des hommes qui soient eux-mêmes et fraternels.
Déduisons de ce principe quelques applications pratiques.
Par cela même que l'enfant est l'avenir, il faut le lier au passé par la piété. Nous lui devons de revêtir la tradition, des formes les plus pratiques et les plus susceptibles de créer une forte impression. De là la place exceptionnelle que doivent tenir dans une éducation et dans une maison, les anciens, le culte du souvenir, et par extension, l'histoire du foyer domestique. C'est surtout envers nos enfants que nous remplissons un devoir, lorsque nous assignons en toute chose la place d'honneur aux grands-parents. Rien ne parle avec autant de force à un enfant et ne développe davantage en lui les sentiments de modestie, que s'il voit son père et sa mère observer, en toute occasion, vis-à-vis d'un vieux grand-père, quelquefois infirme, une attitude de respect. Il y a là une leçon de choses perpétuelle à laquelle on ne résiste pas. Pour qu'elle ait sa force entière, il est nécessaire que, dans une maison, un accord tacite règne entre toutes les personnes adultes. Aux yeux de l'enfant elles sont toutes solidaires, tenues de se respecter, de s'entendre, sous peine de compromettre l'autorité éducatrice. Et, au nombre de ces personnes, il faut comprendre les domestiques. Un domestique est une grande personne et c'est le même sentiment de respect qui se trouve blessé lorsqu'un enfant manque d'égards pour un serviteur ou lorsqu'il en manque pour son père ou son grand-père. Aussitôt qu'il adresse une parole impolie ou arrogante à une personne plus âgée, il sort du chemin qu'un enfant ne doit point quitter, et pour peu que les parents négligent de l'avertir, ils s'apercevront bientôt à sa conduite envers eux-mêmes que l'ennemi est entré dans son cœur.
On se trompe si l'on croit que l'enfant est naturellement éloigné du respect, et en appuyant cette opinion sur les exemples si nombreux d'irrévérence que nous présente le jeune âge. Au fond le respect est un besoin pour l'enfant. Son être moral s'en nourrit. L'enfant aspire confusément à respecter et à admirer quelque chose. Mais lorsqu'on ne tire point partie de cette aspiration, elle se perd et se corrompt. Par notre manque de cohésion et de déférence mutuelle, nous, les grands, nous discréditons tous les jours aux yeux de l'enfant notre propre cause et celle de toutes les choses respectables. Nous lui inoculons le mauvais esprit dont les effets se tournent ensuite contre nous.
Cette triste vérité n'apparaît nulle part avec plus de force que dans les rapports entre maîtres et serviteurs tels que nous les avons créés. Nos fautes sociales, notre manque de simplicité et de bonté retombent sur la tête de nos enfants. Il y a certainement peu de bourgeois qui comprennent qu'il vaut mieux perdre plusieurs milliers de francs que de faire perdre à ses enfants le respect pour les domestiques, qui représentent dans nos maisons la catégorie des humbles. Rien n'est plus vrai pourtant. Maintenez tant que vous voudrez les conventions et les distances, cette sorte de délimitation des frontières sociales qui permet à chacun de rester à sa place et d'observer la hiérarchie. C'est une bonne chose, j'en suis persuadé, mais à condition de ne jamais oublier que ceux qui nous servent sont des hommes au même titre que nous. Vous imposez à vos domestiques des formules de langage et des attitudes, signes extérieurs du respect qu'ils vous doivent. Enseignez-vous aussi à vos enfants et employez-vous personnellement, des procédés qui font comprendre à vos serviteurs, que vous respectez leur dignité individuelle comme vous désirez qu'ils vous respectent? Vous avez là chez tous à toute heure un excellent terrain d'étude pour vous entraîner à la pratique du respect mutuel qui est une des conditions essentielles de la santé sociale. Je crains qu'on en profite trop peu. Vous exigez bien le respect, mais vous ne le pratiquez point. Aussi vous n'obtenez le plus souvent que de l'hypocrisie et vous avez pour résultat supplémentaire, très inattendu: d'avoir cultivé l'orgueil dans vos enfants. Ces deux facteurs combinés amassent de grosses difficultés pour cet avenir que vous devez sauvegarder. J'ai donc raison de dire que vous avez fait une perte sensible le jour où vous avez, par vos habitudes et vos pratiques, amené la diminution du respect.
Pourquoi ne le dirais-je pas? Il me semble que la plupart d'entre nous travaillent à cette diminution. Partout et dans presque toutes les classes sociales, je remarque qu'on entretient un assez mauvais esprit dans l'enfance, un esprit de mépris réciproque. Ici, on méprise quiconque a des mains calleuses et des habits de travail; là, on méprise quiconque ne porte pas le bourgeron. Les enfants élevés dans cet esprit-là feront un jour de tristes concitoyens. Tout cela manque absolument de cette simplicité qui fait que des hommes de bonne volonté aux divers degrés d'une société peuvent collaborer ensemble, sans être gênés par les distances accessoires qui les séparent.
Si l'esprit de caste fait perdre le respect, l'esprit de parti, quel qu'il soit, le fait perdre tout autant. Dans certains milieux on élève les enfants de telle sorte qu'ils ne vénèrent qu'une seule patrie, la leur, une seule politique, celle de leurs parents et maîtres, une seule religion, celle qu'on leur inculque. S'imagine-t-on vraiment former ainsi des êtres respectueux de la patrie, de la religion, de la loi? Est-il de bon aloi, le respect qui ne s'étend qu'à ce qui nous touche ou nous appartient? Singulier aveuglement des cliques et des coteries qui s'arrogent avec tant d'ingénue complaisance le titre d'écoles de respect et qui, hormis elles, ne respectent rien. Au fond elles disent: la patrie, la religion, la loi c'est nous! Un pareil enseignement engendre le fanatisme. Or si le fanatisme n'est pas l'unique ferment antisocial, il est certes l'un des pires et des plus énergiques.
Si la simplicité du cœur est une condition essentielle du respect, la simplicité de vie en est la meilleure école. Quelle que soit votre condition de fortune, évitez tout ce qui peut faire croire à vos enfants qu'ils sont plus que les autres. Lors même que votre situation vous permettrait de les habiller richement, songez au dommage que vous pouvez leur causer en excitant leur vanité. Préservez-les du malheur de jamais croire qu'il suffise d'être vêtu avec recherche pour posséder la distinction, et surtout n'augmentez pas de gaîté de cœur, par leur costume et leurs habitudes, les distances qui les séparent déjà de leurs semblables. Habillez-les simplement. Que si, au contraire, il vous fallait faire des efforts d'économie pour offrir à vos enfants le plaisir d'être vêtus avec élégance, je vous engagerais à réserver pour une meilleure cause votre esprit de sacrifice. Vous risqueriez de le voir mal récompensé. Vous semez votre argent, alors qu'il vaudrait mieux l'épargner pour des besoins sérieux; vous vous préparez pour plus tard une moisson d'ingratitude. Combien il est dangereux d'habituer vos fils et vos filles à un genre de vie qui dépasse vos moyens et les leurs! D'abord cela fait très mal à la bourse; en second lieu, cela développe l'esprit du mépris au sein même de la famille. Si vous habillez vos enfants comme de petits seigneurs et leur donnez à croire qu'ils vous sont supérieurs, quoi d'étonnant qu'ils finissent par vous dédaigner! Vous aurez nourri à votre table des déclassés. Or ce genre de produit coûte fort cher et ne vaut rien.
Il y a aussi une certaine façon d'instruire les enfants qui a pour résultat le plus clair de les amener à mépriser leurs parents, leur milieu, les mœurs et les labeurs au milieu desquels ils ont grandi. Une telle instruction est une calamité. Elle n'est bonne qu'à produire une légion de mécontents qui se séparent par le cœur de leur souche, de leur origine, de leurs affinités, de tout ce qui, en somme, fait l'étoffe première d'un homme. Une fois détachés de l'arbre robuste qui les a produits, le vent de leur ambition égarée les promène par la terre comme des feuilles mortes qui vont s'amasser en certains endroits, fermenter et pourrir les unes sur les autres.
La nature ne procède pas par sauts et par bonds, mais par évolution lente et sûre. Imitons-la dans notre façon de préparer une carrière à nos enfants. Ne confondons pas le progrès et l'avancement avec ces exercices violents qu'on appelle des sauts périlleux. N'élevons pas nos enfants de telle sorte qu'ils en viennent à mépriser les travaux, les aspirations et l'esprit de simplicité de la maison paternelle: ne les exposons pas à la tentation mauvaise d'avoir honte de notre pauvreté, s'ils parviennent jamais eux mêmes à la fortune. Une société est bien malade le jour où les fils de paysans commencent à se dégoûter des champs, où les fils des matelots désertent la mer, où les filles d'ouvriers dans l'espoir d'être prises pour des héritières, préfèrent marcher seules dans la rue qu'au bras de leurs braves parents. Une société est saine, au contraire, lorsque chacun de ses membres s'applique à faire à peu près ce que firent ses parents, mais mieux, et visant à s'élever, se contente d'abord des fonctions plus modestes en les remplissant avec conscience2.
[2] Ce serait ici le lieu de parler du travail en général, de son influence tonifiante sur l'éducation. Mais j'ai parlé de ce sujet dans mes ouvrages: Justice, Jeunesse, Vaillance; je me borne à y renvoyer le lecteur.
L'éducation doit former des hommes libres. Si vous voulez élever vos enfants pour la liberté, élevez-les simplement et ne craignez pas surtout de nuire ainsi à leur bonheur. Bien au contraire. Plus un enfant a de joujoux luxueux, de fêtes et de plaisirs recherchés, moins il s'amuse. Il y a là une indication sûre. Soyons sobres dans nos moyens de réjouir et de divertir la jeunesse et surtout ne créons pas à la légère des besoins factices. Nourriture, vêtement, logement, distractions, que tout cela soit aussi naturel et aussi peu compliqué que possible. Pour rendre aux enfants la vie agréable, certains parents leur donnent des habitudes de gourmandise et de paresse, leur font éprouver des excitations incompatibles avec leur âge, multiplient les invitations et les spectacles. Tristes présents que tout cela. Au lieu d'un homme libre vous élevez un esclave. Trop habitué au luxe, il s'en fatiguera, et pourtant lorsque pour l'une ou l'autre raison ses aises lui manqueront, il sera malheureux et vous avec lui: et, ce qui est pire, vous serez peut-être tous ensemble disposés dans les grandes occasions de la vie à sacrifier la dignité humaine, la vérité, le devoir, par pure lâcheté.
Élevons donc nos enfants simplement, je dirais presque durement; entraînons-les aux exercices fortifiants, aux privations même. Qu'ils soient de ceux qui soient mieux préparés à coucher sur la dure, à supporter des fatigues, qu'à savourer les plaisirs de la table et le confort d'un lit. Ainsi nous en ferons des hommes indépendants et solides sur lesquels on puisse compter, qui ne se vendront pas pour un peu de bien-être et qui néanmoins, plus que personne, auront la faculté d'être heureux.
Une vie trop facile amène une sorte de lassitude dans l'énergie vitale. On devient un blasé, un désillusionné, un jeune vieux, inamusable. Combien d'enfants et de jeunes gens sont aujourd'hui dans ce cas. Sur eux se sont posées, comme de tristes moisissures, les traces de nos décrépitudes, de notre scepticisme, de nos vices, et des mauvaises habitudes qu'ils ont contractées en notre compagnie. Que de retours sur nous-mêmes ces jeunesses fanées nous font faire! Que d'avertissements gravés sur ces fronts!
Ces ombres nous disent par le contraste même que le bonheur consiste à être un vrai vivant, actif, prime-sautier, vierge du joug des passions, des besoins factices, des excitations maladives, ayant gardé dans son corps la faculté de jouir de la lumière du jour, de l'air qu'on respire; et dans son cœur, la capacité d'aimer et d'éprouver avec puissance tout ce qui est généreux, simple et beau.
La vie factice engendre la pensée factice et la parole mal assurée. Des habitudes saines, des impressions fortes, le contact ordinaire avec la réalité amènent naturellement la parole franche. Le mensonge est un vice d'esclave, le refuge des lâches et des mous. Quiconque est libre et ferme est aussi franc du collier. Encourageons chez nos enfants l'heureuse hardiesse de tout dire sans mâcher leurs paroles! Que fait-on d'ordinaire? On refoule, on nivelle les caractères, en vue de l'uniformité qui pour le grand troupeau est synonyme du bon ton. Penser avec son esprit, sentir avec son cœur, exprimer le vrai moi, quelle inconvenance, quelle rusticité!—Oh! l'atroce éducation que celle qui consiste à perpétuellement étouffer en chacun de nous la seule chose qui lui donne sa raison d'être. De combien de meurtres d'âmes nous nous rendons coupables! Les unes sont assommées à coups de crosse, les autres doucement étouffées entre deux édredons! Tout conspire contre les caractères indépendants. Petit, on désire nous voir comme des images ou des poupées; grands, on nous aime à condition que nous soyons comme tout le monde, des automates: quand on en a vu un, on les connaît tous. C'est pour cela que le manque d'originalité et d'initiative nous a gagnés et que la platitude et la monotonie sont les marques distinctives de notre vie. La vérité nous affranchira: apprenons à nos enfants à être eux-mêmes, à donner leur son, sans fêlure ni sourdine. Faisons-leur de la loyauté un besoin, et dans leurs plus graves manquements, pourvu qu'ils les avouent, comptons-leur comme un mérite d'avoir été méchants à visage découvert.
À la franchise associons la naïveté dans notre sollicitude d'éducateurs. Ayons pour cette compagne de l'enfance, un peu sauvage, mais si gracieuse et si bienfaisante, tous les égards possibles. Ne l'effarouchons pas. Quand elle s'est enfuie d'un endroit, il est si rare qu'elle revienne jamais. La naïveté n'est pas seulement la sœur de la vérité, la gardienne des qualités propres de chacun, elle est encore une grande puissance éducatrice et révélatrice. Je vois autour de nous trop de gens soi-disant positifs, qui sont armés de lunettes terrifiantes et de grands ciseaux pour dénicher les choses naïves et leur rogner les ailes. Ils extirpent la naïveté de la vie, de la pensée, de l'éducation et la poursuivent même jusqu'aux régions du rêve. Sous prétexte de faire de leurs enfants des hommes, ils les empêchent d'être des enfants, comme si, avant les fruits mûrs de l'automne, il ne fallait pas les fleurs, les parfums, les chants, la féerie du printemps.
Je demande grâce pour tout ce qui est naïf et simple, non seulement pour ces gentillesses innocentes qui voltigent autour des têtes bouclées, mais aussi pour la légende, la naïve chanson, les récits du monde des merveilles et du mystère. Le sens du merveilleux est dans l'enfant la première forme de ce sens de l'infini sans lequel un homme est comme un oiseau privé d'ailes. Ne sevrons pas l'enfance du merveilleux, afin de lui garder la faculté de s'élever au-dessus du terre à terre et d'apprécier plus tard ces pieux et touchants symboles des âges disparus, où la vérité humaine a trouvé des expressions que notre aride logique ne remplacera jamais.
XIV
Conclusion.
Je pense avoir suffisamment indiqué l'esprit et les manifestations de la vie simple pour faire entrevoir qu'il y a là tout un monde oublié de force et de beauté. Ceux-là pourraient en faire la conquête qui auraient l'énergie suffisante pour se détacher des inutilités funestes dont notre existence est embarrassée. Ils ne tarderaient pas à s'apercevoir que, en renonçant à quelques satisfactions de surface, à quelques ambitions puériles, on augmente sa faculté d'être heureux et son pouvoir pour la justice. Ces résultats portent autant sur la vie privée que sur la vie publique. Il est incontestable que, en luttant contre la tendance fiévreuse de briller, en cessant de faire de la satisfaction de nos désirs le but de notre activité, en revenant aux goûts modestes, à la vie vraie, nous travaillerions à consolider la famille. Un autre esprit soufflerait dans nos maisons, créant des mœurs nouvelles et un milieu plus favorable à l'éducation de l'enfance. Peu à peu nos jeunes gens et nos jeunes filles se sentiraient dirigés vers un idéal plus élevé et en même temps plus réalisable. Cette transformation intérieure exercerait à la longue son influence sur l'esprit public. De même que la solidité d'un mur dépend du grain des pierres et du degré de consistance du ciment qui les agglutine, de même l'énergie de la vie publique dépend de la valeur individuelle des citoyens et de leur puissance de cohésion. Le grand desideratum de notre époque est la culture de l'élément social qui est l'individu humain. Tout dans l'organisation actuelle de la société nous ramène à cet élément. En le négligeant nous sommes exposés à perdre le bénéfice du progrès et même à faire tourner contre nous les efforts les plus persévérants. Au sein d'un outillage sans cesse perfectionné, s'il advient que l'ouvrier diminue de valeur, à quoi servent les engins dont il dispose? À empirer par leurs qualités même les fautes de celui qui les manie sans discernement ou sans conscience. Les rouages de la grande machine moderne sont infiniment délicats. La malveillance, l'impéritie, ou la corruption, peuvent y produire des troubles autrement redoutables que dans l'organisme plus ou moins rudimentaire de la société d'autrefois. Il nous faut donc veiller à la qualité de l'individu appelé, dans une mesure quelconque, à contribuer au fonctionnement de cette machine. Que cet individu soit à la fois solide et liant, qu'il s'inspire de la loi centrale de vie: être soi-même et fraternel. Tout en nous et hors de nous se simplifie et s'unifie sous l'influence de cette loi, qui est la même pour tous et à laquelle chacun doit ramener ses actions; car nos intérêts essentiels ne sont point contraires, ils sont identiques. En cultivant l'esprit de simplicité nous arriverions donc à donner à la vie publique une plus forte cohésion.
Les phénomènes de décomposition et de délabrement que nous y remarquons se ramènent tous à la même cause: manque de solidité et manque de cohésion. On ne dira jamais assez combien le triomphe des petits intérêts de caste, de coterie, de clocher, l'âpre recherche du bien-être personnel, sont contraires au bien social, et, par une conséquence fatale, détruisent le bonheur de l'individu. Une société dans laquelle chacun n'est préoccupé que de son bien-être individuel est le désordre organisé. Il ne sort pas d'autre enseignement des conflits irréductibles de nos égoïsmes intransigeants.
Nous ressemblons trop à ces gens qui ne se réclament de leur famille que pour lui demander des avantages, mais non pour lui faire honneur. À tous les degrés de l'échelle sociale, nous pratiquons la revendication. Nous nous prétendons tous créanciers, personne ne se reconnaît débiteur. Nos rapports avec nos concitoyens consistent à les inviter, sur un ton aimable ou arrogant, à s'acquitter envers nous de leurs dettes. On n'arrive à rien de bon avec cet esprit-là. Car au fond c'est l'esprit du privilège, cet éternel ennemi de la loi commune, cet obstacle sans cesse renaissant à une entente fraternelle.
Dans une conférence qu'il faisait en 1882, M. Renan disait qu'une nation est «une famille spirituelle», et il ajoutait: «L'essence d'une nation est que tous les individus aient beaucoup de choses en commun et aussi que tous aient oublié bien des choses». Il importe de savoir ce qu'il faut oublier et ce dont il faut se souvenir, non seulement dans le passé mais dans la vie de tous les jours. Ce qui nous divise encombre nos mémoires, ce qui nous unit s'en efface. Chacun, au point le plus lumineux de son souvenir, garde le sentiment vif, aigu, de sa qualité accessoire, qui est d'être un personnage, cultivateur, industriel, lettré, fonctionnaire, prolétaire, bourgeois, ou encore un sectaire politique ou religieux; mais sa qualité essentielle, qui est d'être un enfant du pays et un homme, se trouve reléguée dans l'ombre. C'est à peine s'il en garde une notion théorique. Il en résulte que ce qui nous occupe et nous dicte nos actions est précisément ce qui nous sépare des autres, et il ne reste presque pas de place pour cet esprit d'union qui est comme l'âme d'un peuple.
Il en résulte encore que nous entretenons de préférence les mauvais souvenirs dans l'esprit de nos semblables. Des hommes animés de l'esprit particulariste, exclusif, hautain, se froissent journellement les uns les autres. Ils ne peuvent se rencontrer sans réveiller le sentiment de leurs divisions et de leurs rivalités. Lentement il s'amasse ainsi dans leur souvenir une provision de mauvaise volonté réciproque, de méfiance, de rancune. Tout cela, c'est le mauvais esprit avec ses conséquences.
Il faut l'extirper de notre milieu. Souviens-toi, oublie! c'est ce qu'il faudrait nous dire tous les matins, dans toutes nos relations et toutes nos fonctions. Souviens-toi de l'essentiel, oublie l'accessoire! Comme on remplirait mieux ses devoirs de citoyen, si le plus humble et le plus élevé se nourrissaient de cet esprit! Comme on cultiverait les bons souvenirs dans l'esprit de son prochain en y semant des actions aimables; en lui épargnant les procédés dont il est obligé de dire malgré lui, la haine au cœur: «cela, je ne l'oublierai jamais!»
L'esprit de simplicité est un bien grand magicien. Il corrige les aspérités, il construit des ponts par-dessus les crevasses et les abîmes, il rapproche les mains et les cœurs. Les formes qu'il revêt dans le monde sont en nombre infini. Mais jamais il ne nous paraît plus admirable que lorsqu'il se fait jour à travers les barrières fatales des situations, des intérêts, des préjugés, triomphant des pires obstacles, permettant à ceux que tout semble séparer, de s'entendre, de s'estimer, de s'aimer. Voilà le vrai ciment social, et c'est avec ce ciment-là que se bâtit un peuple.
TABLE DES MATIÈRES
| Pages | ||
| I.— | La vie compliquée | 3 |
| II.— | L'esprit de simplicité | 23 |
| III.— | La pensée simple | 35 |
| IV.— | La parole simple | 39 |
| V.— | Le devoir simple | 79 |
| VI.— | Les besoins simples | 103 |
| VII.— | Le plaisir simple | 121 |
| VIII.— | L'esprit mercenaire et la simplicité | 145 |
| IX.— | La réclame et le bien ignoré | 167 |
| X.— | Mondanité et vie d'intérieur | 101 |
| XI.— | La beauté simple | 209 |
| XII.— | L'orgueil et la simplicité dans les rapports sociaux | 227 |
| XIII.— | L'éducation pour la simplicité | 251 |
| XIV.— | Conclusion | 281 |
145–08.—Coulommiers. Imp. Paul BRODARD.—P2–08.