La Vita Nuova (La Vie Nouvelle)
[1] Voi, che portate la sembianza umile....
[2] Se' tu volui c'hai trattata sovente.... Dans ce second sonnet, le poète donne la parole aux femmes à qui il s'était adressé dans le précédent.
CHAPITRE XXIII
Quelques jours après ceci, il m'advint dans certaines parties de ma personne une maladie douloureuse, dont je souffris terriblement pendant plusieurs jours, et elle me fit tomber dans une telle faiblesse qu'il me fallut rester semblable à ceux qui ne peuvent plus se mouvoir. Et, comme le neuvième jour je fus pris de douleurs intolérables, il me vint une pensée qui était celle de ma Dame. Et, quand j'eus suivi cette pensée pendant quelque temps, je revins à celle de ma vie misérable. Et, voyant combien la vie tient à peu de chose, même quand la santé est parfaite, je me mis à pleurer en dedans de moi-même sur tant de misère, et, dans mes soupirs, je me disais: «il faudra que cette divine Béatrice meure un jour!» Et je tombai alors dans un égarement tel que je fermai les yeux et commençai à m'agiter comme un frénétique, puis à divaguer.
Alors m'apparurent certains visages de femmes échevelées qui me disaient: «tu mourras aussi». Et après ces femmes vinrent d'autres visages étranges et horribles à voir qui me disaient: «tu es mort». Et mon imagination continuant à s'égarer, j'en vins à ce point que je ne savais plus où j'étais. Je croyais toujours voir des femmes échevelées, extrêmement tristes, et qui pleuraient. Et il me sembla que le soleil s'obscurcissait tellement que les étoiles se montraient d'une couleur qui me faisait juger qu'elles pleuraient. Et je croyais voir les oiseaux qui volaient dans l'air tomber morts, et qu'il y avait de grands tremblemens de terre.[1] Et au milieu de ma surprise et de mon effroi, je m'imaginai qu'un de mes amis venait me dire: «tu ne sais pas? Ton admirable Dame n'est plus de ce monde».
Alors, je me mis à pleurer à chaudes larmes. Et ce n'est pas seulement dans mon imagination que je pleurais, je versais de vraies larmes. En ce moment, je regardai le ciel, et je crus voir une multitude d'anges qui remontaient en suivant un petit nuage très blanc. Et ils chantaient d'un air de triomphe hosanna in excelsis, sans que j'entendisse autre chose.[2]
Il me sembla alors que mon coeur, qui était tout amour, me disait: il est vrai que notre Dame est étendue sans vie; et je crus aller voir ce corps qui avait logé cette âme bienheureuse et si pure. Et cette imagination fut si forte qu'elle me montra effectivement cette femme morte, et des femmes qui lui couvraient la tête d'un voile blanc. Et son visage avait une telle apparence de repos qu'il semblait dire: «Voici que je vois le commencement de la paix.» Et je sentais tant de douceur à la regarder que j'appelais la mort, et je disais: O douce mort, viens à moi, ne me repousse pas. Tu dois être bonne, puisque tu as habité ce corps. Viens à moi, car je te désire beaucoup: tu vois que je porte déjà ton empreinte.
Et il me sembla alors qu'après avoir vu remplir ces douloureux offices que l'on rend aux morts, je retournais dans ma chambre, et je regardais le ciel, et je disais à haute voix: «O âme bienheureuse, bienheureux est celui qui te voit!»
Et comme je disais ces mots au milieu de sanglots douloureux, et appelant la mort, une femme jeune et gentille qui se tenait près de mon lit, croyant que mes pleurs et mes plaintes s'adressaient à ma propre maladie, se mit tout effrayée à pleurer comme moi. Et les autres femmes qui étaient dans la chambre, attirées par ses pleurs et s'apercevant que je pleurais aussi, l'éloignèrent de moi: cette jeune femme était une de mes plus proches parentes.
Alors elles s'approchèrent toutes de mon lit et voulurent me réveiller, car elles croyaient que je rêvais, et elles me disaient: «Ne dors plus, ne te laisse pas décourager ainsi.» Et pendant qu'elles me parlaient, mon imagination se calma, au point que je voulais dire: «O Béatrice, sois bénie!» Et à peine avais-je prononcé Béatrice que j'ouvris les yeux en tressaillant, et je vis bien que je m'étais trompé. Et, tout en prononçant ce nom, ma voix était tellement brisée que ces femmes ne pouvaient me comprendre. Et quoique je me sentisse tout honteux, un avertissement de l'Amour me fit me retourner vers elles. Et alors elles se mirent à dire: «On dirait qu'il est mort.» Puis elles ajoutèrent entre elles: «Il faut le ranimer.» Et elles me dirent beaucoup de choses pour me remonter. Elles me demandaient de quoi j'avais eu peur. Et moi, ayant retrouvé un peu de force, et reconnaissant l'erreur de mon imagination, je leur répondis: «Je vais vous dire ce que j'ai eu.» Alors je commençai par le commencement, et je finis en leur disant ce que j'avais vu, mais sans prononcer le nom de ma bien-aimée. Et plus tard, guéri de ma maladie, je résolus de raconter ce qui m'était arrivé, parce qu'il m'a semblé que ce serait une chose intéressante.
Une femme jeune et compatissante,[3]
Ornée de toutes les grâces humaines,
Se trouvait là où j'appelais à chaque instant la mort.
Voyant mes yeux pleins d'angoisse
Et entendant mes paroles dépourvues de sens,
Elle s'effraya et se mit à pleurer à chaudes larmes.
Et d'autres femmes, attirées près de moi
Par celle qui pleurait ainsi,
L'éloignèrent et cherchèrent à me faire revenir à moi.
L'une me disait: il ne faut pas dormir,
Et une autre: pourquoi te décourager?
Alors je laissai cette étrange fantaisie
fit je prononçai le nom de ma Dame.
Ma voix était si douloureuse
Et tellement brisée par l'angoisse et les pleurs
Que mon coeur seul entendit ce nom résonner.
Et, la honte peinte sur mon visage,
L'Amour me fit me tourner vers elles.
Ma pâleur était telle
Qu'elles se mirent à parler de ma mort:
Il faut le remonter, disaient-elles doucement l'une à l'autre.
Et elles me répétaient:
«Qu'as-tu donc vu, que tu parais si abattu?»
Quand j'eus repris un peu de force
Je dis: «Mesdames, je vais vous le dire.
Tandis que je pensais à la fragilité de ma vie,
Et que je voyais combien sa durée tient à peu de chose,
L'Amour qui demeure dans mon coeur se mit à pleurer;
De sorte que mon âme fut si égarée
Que je disais en soupirant, dans ma pensée:
«Il faudra bien que ma Dame meure un jour!»
Et mon égarement devint tel alors
Que je fermai mes yeux appesantis;
Et mes esprits étaient tellement affaiblis
Qu'ils ne pouvaient plus s'arrêter sur rien.
Et alors mon imagination,
Incapable de distinguer l'erreur de la vérité,
Me fit voir des femmes désolées
Qui me disaient: «Tu mourras, tu mourras.»
Puis je vis des choses terribles.
Dans la fantaisie où j'entrais
Je ne savais pas où je me trouvais,
Et il me semblait voir des femmes échevelées
Qui pleuraient, et qui lançaient leurs lamentations
Comme des flèches de feu.
Puis je vis le soleil s'obscurcir peu à peu,
Et les étoiles apparaître,
Et elles pleuraient ainsi que le soleil.
Je voyais les oiseaux qui volaient dans l'air tomber
Et je sentais la terre trembler.
Alors m'apparut un homme pâle et défait
Qui me dit: «Qu'est-ce que tu fais là? Tu ne sais pas la nouvelle?
Ta Dame est morte, elle qui était si belle.»
Je levais mes yeux baignés de pleurs
Quand je vis (comme une pluie de manne)
Des anges se dirigeant vers le ciel,
Précédés d'un petit nuage
Derrière lequel ils criaient tous: hosanna!
S'ils avaient crié autre chose, je vous le dirais bien.
Alors l'Amour me dit: je ne te le cache plus,
Viens voir notre Dame qui est gisante.
Mon imagination, dans mon erreur,
Me mena voir ma Dame morte;
Et quand je l'aperçus
Je voyais des femmes la recouvrir d'un voile.
Et elle avait une telle apparence de repos
Qu'elle semblait dire: je suis dans la paix.
Et la voyant si calme
Je ressentis une telle douceur
Que je disais; O mort, désormais que tu me parais douce,
Et que tu dois être une chose aimable,
Puisque tu as habité dans ma Dame!
Tu dois avoir pitié et non colère.
Tu vois que je désire tant t'appartenir
Que je porte déjà tes couleurs.
Viens, c'est mon coeur qui t'appelle.
Puis, je me retirai, ne sentant plus aucun mal.
Et, quand je fus seul,
Je disais en regardant le ciel:
Heureux qui te voit, ô belle âme....
C'est alors que vous m'avez appelé,
Et grâce à vous ma vision disparut.[4]
NOTES:
[1]
. . . . . . . . . . O heavy hour!
Methink it should be now a huge éclipse
O sun and moon, and that th'affrighted globe
Should yawn in alteration....
(SHAKESPEARE, Otello, act. V.)
[2] Ce petit nuage très blanc était l'âme de Béatrice.
[3] Donna pietosa e di novella etate....
CHAPITRE XXIV
Après tous ces rêves, il arriva un jour que, me trouvant quelque part à songer, je sentis que mon coeur se mettait à trembler, comme si j'eusse été en présence de cette femme. Alors mon imagination me fit voir l'Amour. Il me semblait venir d'auprès d'elle, et parler à mon coeur d'un air joyeux. «Bénis le jour où je t'ai pris, disait-il, parce que tu dois le faire.» Et je me sentis le coeur si joyeux qu'il me sembla que ce n'était pas mon propre coeur, tant il était changé.
Et peu après ces paroles que mon coeur me disait dans la langue de l'Amour, je vis venir vers moi une femme charmante: c'était cette beauté célèbre dont mon meilleur ami[1] était très épris, et qui exerçait sur lui beaucoup d'empire. Elle avait nom Giovanna[2], mais à cause de sa beauté sans doute on l'appelait Primavera[3]. Et en regardant derrière elle je vis l'admirable Béatrice qui venait!
Ces dames s'approchèrent de moi l'une après l'autre, et il me sembla que l'Amour parlait dans mon coeur et disait: «C'est parce qu'elle est venue la première aujourd'hui qu'il faut l'appeler Primavera. C'est moi qui ai voulu qu'on l'appelât Prima verrà[4], parce qu'elle sera venue la première le jour où Béatrice se sera montrée après le délire de son fidèle. Et si l'on veut considérer son premier nom, autant vaut dire Primavera, parce que son nom Giovanna vient de Giovanni (saint Jean) celui qui a précédé la vraie lumière en disant: «Ego vox clamantis in deserto: parate viam Domini.»[5]
Et il me sembla qu'il (l'Amour) me disait encore quelques mots, c'est-à-dire: «Qui voudrait y regarder de tout près appellerait cette Béatrice l'Amour; à cause de la ressemblance qu'elle a avec moi.»
Alors moi, en y repensant, je me proposai d'écrire quelques vers à mon excellent ami (en taisant ce qu'il me paraissait convenir de taire), croyant que son coeur était occupé encore de la beauté de la belle Primavera[6]. Je fis donc le sonnet suivant:
J'ai senti se réveiller dans mon coeur[7]
Un esprit amoureux qui dormait;
Puis, j'ai vu venir de loin l'Amour
Si joyeux qu'à peine si je le reconnaissais.
Il disait: il faut maintenant que tu penses à me faire honneur.
Et il souriait à chacun des mots qu'il prononçait.
Et comme mon Seigneur se tenait près de moi,
Je regardai du côté d'où il venait
Et je vis Monna Vanna et Monna Rice[8]
Venir de mon côté,
L'une de ces merveilles après l'autre.
Et, comme je me le rappelle bien,
L'amour me dit: celle-ci est Primavera,
Et celle-là a nom Amour, tant elle me ressemble.[9]
NOTES:
[1] Guido Cavalcanti.
[2] Giovanna, Jeanne.
[3] Primavera, printemps.
[4] Prima verrà, elle viendra la première.
[5] Je suis celui qui crie dans le désert: préparez la voie du Seigneur.
[6] Il paraît que Guido, lorsque ce sonnet fut écrit, avait cessé d'être épris de Giovanna.
[7] Io mi sentii svegliar dentro allo care....
[8] Madonna Giovanna et Madonna Beatrice.
CHAPITRE XXV
Les gens qui veulent tout expliquer pourraient s'étonner de ce que je dis de l'Amour, comme s'il était une chose en soi et, non pas seulement comme une substance intellectuelle, mais comme une substance corporelle, ce qui serait faux au point de vue de la réalité: car l'amour n'est pas en soi une substance, mais un accident en substance.
J'ai parlé de lui comme s'il était un corps, et même un homme, dans trois circonstances: quand j'ai dit que je le voyais venir de loin. Comme, suivant Aristote, se mouvoir ne peut être que le fait d'un corps, il semble que je fais apparaître l'Amour comme un corps. Quand j'ai dit qu'il souriait, et même qu'il parlait, comme c'est là le propre de l'homme, le rire surtout, il semble que j'en ai fait un homme.[1]
Pour expliquer ceci, il faut d'abord savoir qu'autrefois on ne parlait pas de l'amour en langue vulgaire. Ont seulement parlé de l'amour quelques poètes en langue latine. Parmi nous, comme peut-être encore ailleurs, et comme chez les Grecs, ce n'était que les poètes lettrés et non vulgaires qui traitaient de semblables sujets. Et il n'y a pas beaucoup d'années qu'apparurent pour la première fois ces poètes vulgaires, c'est-à-dire qui dirent en vers vulgaires ce qu'on disait en vers latins; et nous en chercherions en vain, soit dans la langue de l'Oco[2], soit dans la langue du Si, avant cent cinquante ans.
Et ce qui fait que des écrivains inférieurs ont acquis quelque réputation, c'est qu'ils furent les premiers à se servir de la langue vulgaire. Et le premier poète vulgaire ne parla ainsi que pour se faire entendre d'une femme qui n'aurait pas compris des vers latins. Et ceci est contre ceux qui riment sur des sujets autres que des sujets amoureux, puisque ce mode de s'exprimer fut dès le commencement consacré seulement au parier d'amour.[3]
C'est ainsi que, comme on a accordé aux poètes une plus grande licence de parole qu'aux prosateurs, et que ces diseurs par rimes ne sont autres que des poètes vulgaires, il est juste et raisonnable de leur accorder plus de licence qu'aux autres écrivains vulgaires. Donc, si l'on accorde aux poètes des figures ou des expressions de rhétorique, il faut l'accorder à tous ceux qui parlent en vers.
Nous voyons donc que, si les poètes ont parlé des choses inanimées comme si elles avaient du sens et de la raison, et les ont fait parler ensemble, et non seulement de choses vraies mais de choses qui ne le sont pas (c'est-à-dire de choses qui ne le sont pas et de choses accidentelles comme si elles fussent des substances et des hommes), il convient que celui qui écrit par rimes en fasse autant, non sans raisons, mais avec des raisons qu'on puisse expliquer en prose.
Que les poètes aient fait ainsi que je viens de le dire se voit par Virgile, lequel dit que Junon, c'est-à-dire une déesse ennemie des Troyens, dit à Eole, maître des vents, dans le premier chapitre de l'Enéide: Eole, namque tibi, etc., et que celui-ci lui répondit: Tuus, O regina, quid optes, etc. Et, dans ce même poète, une chose qui n'est pas animée dit à une chose animée dans le troisième chapitre de l'Enéide: Dardanidae duri, etc. Dans Lucain la chose animée dit à la chose inanimée: Multum, Roma, tamen debes civilibus armis. Et dans Horace, l'homme parle à la science même comme à une autre personne. Et non seulement Horace parle, mais il le fait presque comme un interprète du bon Homère dans sa Poétique: dic mihi, Musa, virum. Suivant Ovide, l'Amour parle comme s'il était une personne humaine, au commencement du livre de Remedio d'amore: Bella mihi, video, bella parantur, ait. Et c'est par tout cela que peuvent paraître clairs différens passages de mon livre.
Et afin que les personnes incultes ne puissent se targuer de ce qui vient d'être dit, j'ajoute que les poètes ne parlent pas ainsi sans raisons, et que ceux qui riment ne doivent jamais parler ainsi sans avoir de bonnes raisons de le faire, parce que ce serait une grande honte à celui qui rimerait une chose sous vêtement de figure ou sous couleur de rhétorique, et puis, interrogé, ne saurait en expliquer les paroles de manière à leur donner un sens véritable. Et mon excellent ami[4] et moi nous en connaissons bien qui riment aussi sottement.
NOTES:
[1] Si, dans les vers passionnés de la Vita nuova nous reconnaissons le poète de la Divine Comédie, nous retrouvons ici l'auteur de Il Convito.
[2] Languedoc.
[3] Il Convito.
[4] Guido Cavalcanti.
CHAPITRE XXVI
Cette charmante femme dont il vient d'être question paraissait si aimable aux gens que, quand elle passait quelque part, on accourait pour la voir ce qui me comblait de joie, Et, quand elle s'approchait de quelqu'un, il venait au coeur de celui-ci un sentiment d'humilité tel qu'il n'osait pas lever les yeux ni répondre à son salut. Et ceux qui l'ont éprouvé peuvent en porter témoignage à ceux qui ne le croiraient pas. Elle s'en allait couronnée et vêtue de modestie, ne tirant aucune vanité de ce qu'elle voyait ou entendait dire. Beaucoup répétaient, quand elle était passée: «Ce n'est pas une femme, c'est un des plus beaux anges de Dieu.» D'autres disaient: «C'est une merveille; béni soit Dieu qui a fait une oeuvre aussi admirable».
Je dis qu'elle se montrait si aimable et ornée de toutes sortes de beautés que ceux qui la regardaient ressentaient au coeur une douceur candide et suave telle qu'ils ne sauraient le redire. Et on ne peut la regarder sans soupirer aussitôt. Tout ceci et bien d'autres choses admirables émanent d'elle merveilleusement et efficacement. Aussi, pensant à tout cela, et voulant reprendre le style de sa louange, je voulus dire tout ce qu'elle répandait d'excellent et d'admirable, afin que non seulement ceux qui peuvent la voir, mais les autres aussi, connaissent tout ce que les mots peuvent exprimer.
Ma Dame se montre si aimable[1]
Et si modeste quand elle vous salue
Que la langue vous devient muette et tremblante,
Et les yeux n'osent la regarder.
Elle s'en va revêtue de bonté et de modestie
En entendant les louanges qu'on lui adresse.
Elle semble être une chose descendue du ciel
Sur la terre pour y faire voir un miracle.
Elle est si plaisante à qui la regarde
Que les yeux en transmettent au coeur une douceur
Que ne peut comprendre qui ne l'a pas éprouvée.
Il semble que de son visage émane
Un esprit suave et plein d'amour
Qui va disant à l'âme: soupire![2]
NOTES:
[1] Tanto gentile e tanto onesta pare....
CHAPITRE XXVII
Je dis que ma Dame montrait tant de grâce que non seulement elle était un objet d'honneur et de louange, mais qu'à cause d'elle bien d'autres étaient louées et honorées. Ce que voyant, et voulant le faire connaître à ceux qui ne le voyaient pas, je résolus de l'exprimer d'une manière significative; et je dis dans le sonnet suivant l'influence que sa vertu exerçait sur les autres femmes.
Celui qui voit ma Dame au milieu des autres femmes
Voit parfaitement toute beauté et toute vertu.[1]
Celles qui vont avec elle doivent
Remercier Dieu de la grande grâce qui leur est faite.
Et sa beauté est douée d'une vertu telle
Qu'elle n'éveille aucune envie
Et qu'elle revêt les autres
De noblesse, d'amour et de foi.
A sa vue, tout devient modeste,
Et non seulement elle plaît par elle-même,
Mais elle fait honneur aux autres.
Et tout ce qu'elle fait est si aimable
Que personne ne peut se la rappeler
Sans soupirer dans une douceur d'amour.[2]
NOTES:
[1] Vede perfettamente ogni salute....
[2] Commentaire du ch. XXVII.
CHAPITRE XXVIII
Après cela, je me mis un jour à songer à ce que j'avais dit de ma Dame, c'est-à-dire dans les deux sonnets précédents, et, voyant dans ma pensée que je n'avais rien dit de l'influence qu'elle exerçait présentement sur moi, il me parut qu'il manquait quelque chose à ce que j'avais dit d'elle, et je me proposai d'exprimer comment je me sentais soumis à son influence, et ce que celle-ci me faisait éprouver.
L'amour m'a possédé si longtemps[1]
Et m'a tellement habitué à sa domination
Qu'après avoir été d'abord douloureux à supporter
Il est devenu d'une grande douceur pour mon coeur.
Aussi quand j'ai perdu tout mon courage
Et que mes esprits semblent m'abandonner,
Alors mon âme débile sent
Une telle douceur que mon visage pâlit.
Puis l'amour prend un tel pouvoir sur moi
Que mes soupirs se mêlent à mes paroles,
Et en sortant implorent
Ma Dame pour qu'elle me rende à moi-même.
Cela m'arrive toutes les fois qu'elle me voit,
Et à un point tel qu'on aurait de la peine à le croire.
NOTE:
[1] Si lungamente m'ha tenuto amore....
CHAPITRE XXIX
Quomodo sedet sola civitas plena populo? Fatta est quasi vidua domina gentium.[1]
Je pensais encore à la canzone qui précède, et je venais d'en écrire les derniers mots, quand le Seigneur de la justice appela cette beauté sous l'enseigne glorieuse de Marie, cette reine bénie pour qui cette bienheureuse Béatrice avait une telle adoration.[2] Et, bien que l'on aimât peut-être à savoir comment elle fut séparée de nous, je n'ai pas l'intention d'en parler ici, pour trois raisons: la première est que cela ne rentre pas dans le plan de cet écrit, si l'on veut bien se reporter à la préface (praemio) qui précède ce petit livre; la seconde est que, en fût-il autrement, ma plume serait inhabile à traiter un pareil sujet; la troisième est que, si je le faisais, il faudrait me louer moi-même, ce qui est tout à fait blâmable.[3]
Je laisse donc à un autre glossatore de faire ce récit. Cependant, comme dans ce qui précède il a été souvent question du nombre 9, ce qui n'a pas dû être sans raison, et que ce nombre paraît jouer un grand rôle dans son départ, il faut bien que j'en dise quelque chose, et ce sera tout à fait à propos. Je dirai d'abord comment eut lieu son départ, et puis je signalerai plusieurs raisons qui nous montreront que ce nombre 9 lui a toujours tenu fidèle compagnie.[4]
NOTES:
[1] Comment se fait-il que paraît déserte une ville si peuplée? La reine des nations est maintenant comme vide. (Lamentations de Jérémie.)
[3] Il Convito, trait. i, ch. I.
[4] 2. Qual numero pu a lei colanto amico. Ce mot amico ne doit pas être pris dans le sens de favorable. Il comporte plutôt l'idée de compagnie habituelle.
CHAPITRE XXX
Je dis que son âme très noble nous quitta à la première heure du neuvième jour du mois, suivant le style[1] d'Italie, et que suivant le style de Syrie[2] elle partit le neuvième jour de l'année dont le premier mois s'appelle Tilmin (ou Tisri), et correspond à notre mois d'octobre. Elle est donc partie, suivant notre style, dans cette année de notre indiction[3], c'est-à-dire des années du Seigneur où le nombre 9 s'est complété neuf fois dans le siècle où elle est venue au monde. Elle appartient donc au treizième siècle des Chrétiens.
Pourquoi ce nombre lui était si familier peut venir de ce que, suivant Ptolémée et suivant les vérités chrétiennes, il y a neuf cieux mobiles (au-dessous de l'Empyrée, seul immobile), et, suivant la commune opinion des astrologues, ces neuf cieux exercent ici-bas leurs influences suivant leurs propres conjonctions. Or, on dit que ce nombre lui était familier parce que, lors de son engendrement tous ces neuf cieux mobiles s'étaient parfaitement combinés. En voilà une raison. Mais en y regardant de plus près, et suivant une vérité incontestable, ce nombre 9 fut elle-même, je veux dire par similitude; et voici comment je l'entends.
Le nombre 3 est la racine de celui de 9, puisque sans l'aide d'aucun autre nombre, en se multipliant par lui-même, il fait 9, car il est clair que trois fois trois font 9.
Donc 3 est par lui-même le facteur de 9, et si le facteur des miracles est par lui-même 3, c'est-à-dire le Père, le Fils et le Saint-Esprit, lesquels sont trois et un, cette femme fut accompagnée du nombre 9, ce qui fait entendre qu'elle fut elle-même un 9, c'est-à-dire un miracle dont on ne trouve la racine que dans l'admirable Trinité.
On pourra encore en trouver une raison plus subtile; mais voilà ce que j'y vois et ce qu'il me plaît le plus d'y voir.[4]
NOTES:
[1] On appelle style la manière de compter dans le calendrier.
[2] Béatrice mourut le 9 juin 1290, c'est-à-dire le neuvième mois de l'année syriaque. Comme celle-ci commençait à partir du mois tismin on tisri, lequel est pour nous octobre, le neuvième mois, calculé suivant le style de Syrie, correspondait au mois de notre année, juin 1290 (Giuliani).
[3] Indiction, terme de chronologie. Révolution de quinze années, que l'on recommence toujours par une, lorsque le nombre de quinze est fini.
CHAPITRE XXXI
Après que cette noble créature eut été séparée du monde, toute cette ville demeura comme veuve et dépouillée de tout ce qui faisait son ornement. Et moi, pleurant encore dans la cité désolée, j'écrivis aux princes de la terre[1] au sujet de la condition nouvelle où elle allait se trouver, en partant de cette lamentation de Jérémie: «Quomodo sedet sola civitas...?» Et je le dis pour qu'on ne s'étonne pas que j'en aie fait le titre de ce qui devait suivre. Et si l'on voulait me reprocher de ne pas y avoir ajouté les mots qui suivent ce passage, c'est que mon intention avait d'abord été de ne les écrire qu'en langue vulgaire, et que ces paroles latines, si je les avais reproduites, n'auraient pas été conformes à mon intention. Et je sais bien que l'ami à qui j'adressais ceci préférait également que je l'écrivisse en vulgaire.
NOTE:
[1] Ces mots «princes de la terre» Scrivi a' principi della terra, doivent être pris dans le sens de «principaux de la ville». Voir au commentaire du ch. XXXI.
CHAPITRE XXXII
Après avoir pleuré quelque temps encore, mes yeux se trouvèrent fatigués à ce point que je ne pouvais arriver à épancher ma tristesse. Je pensai alors à essayer d'y parvenir en écrivant ma peine, et je voulus faire une canzone où je parlerais de celle qui m'avait abîmé dans la douleur.
Mes yeux, en exhalant les souffrances de mon coeur,[1]
Ont versé tant de larmes amères
Qu'ils en sont restés désormais épuisés.
Aujourd'hui, si je veux épancher la douleur
Qui me conduit peu à peu à la mort,
Il faut que je me lamente à haute voix.
Et comme je me souviens que c'est avec vous,
Femmes aimables, que j'aimais à parler
De ma Dame, quand elle vivait,
Je ne veux en parler
Qu'à des coeurs exquis comme sont les vôtres.
Je dirai ensuite en pleurant
Qu'elle est montée au ciel tout à coup,
Et a laissé l'Amour gémissant avec moi.
Béatrice s'en est allée dans le ciel.
Dans le royaume où les Anges jouissent de la paix,
Et elle y demeure avec eux.
Ce n'est ni le froid ni le chaud qui l'a enlevée
Comme les autres, Mesdames,
Ce n'est que sa trop grande vertu.[2]
Car l'éclat de sa bonté
A rayonné si haut dans le ciel
Que le Seigneur s'en est émerveillé,
Et qu'il lui est venu le désir
D'appeler à lui une telle perfection.
Et il l'a fait venir d'ici-bas
Par ce qu'il voyait que cette misérable vie
N'était pas digne «l'une chose aussi aimable.[3]
Son âme si douce et si pleine de grâce
S'est séparée de sa belle personne,
Et elle réside dans un lieu digne d'elle.
Celui qui parle d'elle sans pleurer
A un coeur de pierre.
Et quelque élevée que soit l'intelligence,
Elle ne parviendra jamais à la comprendre
Si elle ne s'appuie sur la noblesse du coeur,
Et elle ne trouvera pas de larmes pour elle.
Mais tristesse et douleur,
Soupirs et pleurs à en mourir,
Et renoncement à toute consolation
Sont le lot de celui qui regarde dans sa propre pensée
Ce qu'elle fut, et comment elle nous a été enlevée.
Je ressens toutes les angoisses des soupirs
Quand mon esprit opprimé
Me ramène la pensée de celle qui a déchiré mon coeur.
Et souvent, en songeant à la mort,
Il me vient un désir plein de douceur
Qui change la couleur de mon visage.
Quand je m'abandonne à mon imagination,
Je me sens envahi de toutes parts
Par tant de douleur que mon coeur en tressaille.
Et je deviens tel
Que, la honte me séparant du monde.
Je viens pleurer dans la solitude.
Et j'appelle Béatrice, et je dis:
Tu es donc morte à présent!
Et de l'appeler me réconforte.
Dès que je me trouve seul,
Mon coeur se fond en pleurs et en soupirs,
Et qui le verrait en aurait compassion.
Ce qu'est devenue ma vie
Depuis que ma Dame est entrée dans sa vie nouvelle,
Ma langue ne saurait le redire.
Aussi, Mesdames, ce que je suis devenu,
Je le voudrais que je ne saurais l'exprimer.
La vie amère qui me travaille
M'est devenue si misérable
Qu'il semble que chacun me dit: je t'abandonne,
Tant mon aspect est mourant.
Mais tel que je suis devenu, moi, ma Dame le voit,
Et j'espère encore d'elle quelque compassion.
O ma plaintive canzone, va-t'en en pleurant
Trouver les femmes et les jeunes filles
A qui tes soeurs[4] avaient coutume d'apporter de la joie;
Et toi, fille de la tristesse,
Va, pauvre affligée, et demeure auprès d'elles.[5]
NOTES:
[1] Gli occhi dolenti per pietà del care....
[2] Elle n'est pas morte de maladie comme les autres.
[3] Se reporter à la Canzone du ch. XIX.
[4] Ce sont les autres Canzoni.
CHAPITRE XXXVI
Comme je venais de composer ce sonnet, vint à moi quelqu'un qui tenait le second rang parmi mes amis, et il était le parent le plus rapproché de cette glorieuse femme[1]. Il se mit à causer avec moi et me pria de dire quelque chose d'une femme qui était morte. Et il feignit de parler d'une autre qui était morte récemment. De sorte que, m'apercevant bien que ce qu'il disait se rapportait à cette femme bénie, je lui dis que je ferais ce qu'il me demandait. Je me proposai donc de faire un sonnet dans lequel je me livrerais à mes lamentations, et de le donner à mon ami, afin qu'il parût que c'était pour lui que je l'avais fait.
Venez entendre mes soupirs,[2]
O coeurs tendres, car la pitié le demande.
Ils s'échappent désoles,
Et s'ils ne le faisaient pas
Je mourrais de douleur.
Car mes yeux me seraient cruels,
Plus souvent que je ne voudrais,
Si je cessais de pleurer ma Dame[3]
Alors que mon coeur se soulage en la pleurant.
Vous les entendrez souvent appeler
Ma douce Dame qui s'en est allée
Dans un monde digne de ses vertus,
Et quelquefois invectiver la vie
Dans la personne de mon âme souffrante
Qui a été abandonnée par sa Béatitude.[4]
NOTES:
[1] C'est ici le seul témoignage que nous rencontrions de quelque rapprochement entre Dante et quelqu'un de la famille de Béatrice. Ce serait le frère de celle-ci qui s'appelait Manette (Fraticelli).
[2] Venite a intendere li sospiri miei....
[3] Il y a ici deux variantes: lasso, hélas, on lascio, je laisse, je cesse.
[4] Commentaire du ch. XXXIII.
CHAPITRE XXXIV
Après que j'eus fait ce sonnet, en pensant qui était celui à qui je comptais l'envoyer comme si je l'eusse composé pour lui, je vis combien valait peu de chose le service que je rendais à celui qui était le plus proche parent de cette glorieuse femme. Aussi avant de le lui donner, je fis deux stances d'une canzone, l'une pour lui-même, l'autre pour moi, afin qu'elles parussent faites pour une personne donnée à ceux qui n'y regarderaient pas de près. Mais, pour qui y regardera attentivement, il paraîtra bien qu'il y a deux personnes qui parlent: l'une ne donne pas à cette femme le nom de sa Dame, tandis que l'autre le fait ouvertement. Je lui donnai cette canzone et ce sonnet en lui disant que c'était pour lui que je l'avais fait.
Toutes les fois, hélas, que me revient[1]
La pensée que je ne dois jamais revoir
La femme pour qui je souffre tant,
Une telle douleur vient s'amasser dans mon coeur
Que je dis: Mon âme,
Pourquoi ne t'en vas-tu pas?
Car les tourmens que tu auras à subir
Dans ce monde qui t'est déjà si odieux
Me pénètrent d'une grande frayeur.
Aussi, j'appelle la mort
Comme un doux et suave repos.
Je dis: Viens à moi, avec tant d'amour
Que je suis jaloux de ceux qui meurent.
Et dans mes soupirs se recueille
Une voix désolée
Qui va toujours demandant la mort.
C'est vers elle que se tournèrent tous mes désirs
Quand ma Dame
En subit l'atteinte cruelle.
Car sa beauté
En se séparant de nos yeux
Est devenue une beauté éclatante et spirituelle;
Et elle répand dans le ciel
Une lueur d'amour que les anges saluent,
Et elle remplit d'admiration
Leur sublime et pénétrante intelligence
Tant elle est charmante.
NOTE:
[1] Quantunque volte, lasso! mi rimembra....
CHAPITRE XXXV
Le jour qui complétait l'année où cette femme était devenue citoyenne de la vie éternelle, je me trouvais assis dans un endroit où, en mémoire d'elle, je dessinais un ange sur une tablette.[1] Pendant que je dessinais, comme je tournai les yeux, je vis près de moi plusieurs personnages qu'il convenait que je saluasse. Ils regardaient ce que je faisais et, d'après ce qui m'a été dit plus tard, ils étaient là depuis quelque temps avant que je ne les eusse aperçus. Quand je les vis, je me levai et je leur dis en les saluant[2]: «Il y avait là quelqu'un avec moi, et c'est pour cela que j'étais tout à ma pensée.» Et, quand ils furent partis, je me remis à mon oeuvre, c'est-à-dire à dessiner des figures d'anges. Et, tout en le faisant, il me vint à l'idée d'écrire quelques vers comme pour son anniversaire, et de les adresser à ceux qui étaient venus là près de moi.
Premier commencement.
A mon esprit était venue[3]
La gracieuse femme qui, à cause de son mérite,
Fut placée par le Seigneur
Dans le ciel de la paix où est Marie.
Second commencement.
A mon esprit était venue[4]
La gracieuse femme que l'amour pleure,
Au moment même où sa vertu secrète
Vous engagea à regarder ce que je faisais.
L'Amour qui la sentait dans mon esprit esprit
S'était réveillé dans mon coeur détruit,
Et disait à mes soupirs: sortez,
Et chacun sortait en gémissant.
Ils sortaient de mon sein en pleurant,
Avec une voix qui ramène souvent
Des larmes amères dans mes yeux attristés.
Mais ceux qui en sortaient le plus douloureusement
Étaient ceux qui disaient: ô âme noble,
Il y a un an que tu es montée au ciel.[5]
NOTES:
[1] Dante aimait beaucoup le dessin. Il était l'ami de Giotto, et l'on a dit qu'il avait travaillé dans l'atelier de Cimabue.
[2] Il faut toujours remarquer l'exquise politesse de ses manières.
[3] Era venuta nella mente mia....
[4] Il paraît s'être repris à deux fois pour écrire cette canzone, car le même vers est répété à chacun des commencemens.
CHAPITRE XXXVI
Quelque temps après, comme je me trouvais dans un endroit où je me rappelais le temps passé, je demeurais tout pensif, et mes réflexions étaient si douloureuses qu'elles me donnaient l'apparence d'un profond égarement. Alors, ayant conscience de mon trouble, je levai les yeux pour regarder si quelqu'un me voyait.
Et j'aperçus une femme jeune et très belle qui semblait me regarder d'une fenêtre, avec un air si compatissant qu'on eût dit que toutes les compassions se fussent recueillies en elle. Et alors, comme les malheureux qui, aussitôt qu'on leur témoigne quelque compassion, se mettent à pleurer, comme s'ils en ressentaient pour eux-mêmes, je sentis les larmes me venir aux yeux. Et, craignant de laisser voir ma propre faiblesse, je m'éloignai des yeux de cette femme, et je disais à part moi: il ne se peut pas que chez une femme aussi compatissante l'amour ne soit pas très noble. Je résolus alors de faire un sonnet qui s'adresserait à elle et raconterait ce que je viens de dire.
Mes yeux ont vu combien de compassion[1]
Se montrait sur votre visage
Quand vous regardiez l'état
Où ma douleur me met si souvent.
Alors je m'aperçus que vous pensiez
Combien ma vie est angoissée,
De sorte que vint à mon coeur la peur
De trop laisser voir la profondeur de mon découragement,
Et je me suis éloigné de vous en sentant
Les larmes qui montaient de mon coeur
Bouleversé par votre aspect.
Et je disais ensuite dans mon âme attristée:
Il est bien dans cette femme
Cet amour qui me fait pleurer ainsi.[2]
NOTES:
[1] Videro gli occhi miei quanta pietale....
CHAPITRE XXXVII
Il arriva ensuite que, partout où cette femme me voyait, son visage se recouvrait d'une expression compatissante, et prenait comme une couleur d'amour, ce qui me rappelait ma très noble dame à qui j'avais vu cette même pâleur. Et il est certain que souvent, quand je ne pouvais plus pleurer ni décharger mon coeur angoissé, j'allais voir cette femme compatissante, dont l'aspect tirait des larmes de mes yeux. Aussi, ai-je voulu m'adressera elle dans le sonnet suivant:
Couleur d'amour et signes de compassion[1]
Ne se sont jamais imprimés aussi merveilleusement
Sur le visage d'une femme,
Avec de doux regards et des pleurs douloureux,
Comme sur le vôtre quand vous voyez devant vous
Ma figure affligée.
Si bien que par vous me revient à l'esprit
Une frayeur telle que je crains que le coeur m'en éclate
Je ne puis empêcher mes yeux obscurcis
De vous regarder, souvent,
Quand ils ont envie de pleurer.
Et vous accroissez tellement ce désir
Qu'ils s'y consument tout entiers.
Mais devant vous ils ne savent plus pleurer.[2]
NOTES:
[1] Color d'amore, e di pietà sembianti....
[2] Commentaire de ch. XXXVII.
CHAPITRE XXXVIII
A force de regarder cette femme, j'en arrivai à ce point que mes yeux commencèrent à trouver trop de plaisir à la voir. Aussi, je m'en irritais souvent, et je me taxais de lâcheté, et je maudissais encore mes yeux pour leur sécheresse, et je leur disais dans ma pensée: vous faisiez habituellement pleurer ceux qui voyaient la douleur dont vous êtes pénétrés, et maintenant il semble que vous vouliez l'oublier pour cette femme qui vous regarde, mais ne vous regarde précisément que parce qu'elle pleure aussi la glorieuse femme que vous pleurez. Mais faites comme bon vous semblera: je vous la rappellerai souvent, maudits yeux dont la mort seule devait arrêter les larmes. Et, quand j'avais ainsi parlé à mes yeux, mes soupirs m'assaillaient encore plus grands et plus angoissans. Et afin que cette bataille, que je me livrais ainsi à moi-même, ne demeurât pas connue seulement du malheureux qui la subissait, je voulus en faire un sonnet qui décrivît cette horrible situation.
Les larmes amères que vous versiez,[1]
O mes yeux, depuis si longtemps,
Faisaient tressaillir les autres
De pitié, comme vous l'avez vu.
Il me semble aujourd'hui que vous l'oublieriez
Si j'étais de mon côté assez lâche
Pour ne pas chercher toute raison de venir vous troubler
En vous rappelant celle que vous pleuriez.
Votre sécheresse me donne à penser.
Elle m'épouvante tellement que c'est de l'effroi que me cause
Le visage d'une femme qui vous regarde.
Vous ne devriez jamais, si ce n'est après la mort,
Oublier notre Dame qui est morte.
Voilà ce que mon coeur dit; et puis il soupire.[2]
NOTES:
[1] L'amaro lagrimar che voi faceste....
[2] Commentaire du ch. XXXVIII.
CHAPITRE XXXIX
La vue de cette femme me mettait dans un état si extraordinaire que je pensais souvent à elle comme à une personne qui me plaisait trop; et voici comment je pensais à elle: cette femme est noble, belle, jeune et sage; et c'est peut-être par le vouloir de l'Amour qu'elle m'est apparue pour rendre le repos à ma vie. Et quelquefois j'y pensais si amoureusement que mon coeur s'y abandonnait avec le consentement de ma raison. Puis, après cela, ma raison venait me redire: O quelle est donc cette pensée qui vient si méchamment me consoler, et ne me laisse plus penser à autre chose? Puis se redressait encore une autre pensée qui disait: maintenant que l'amour t'a tant fait souffrir, pourquoi ne veux-tu pas te débarrasser d'une telle amertume? Tu vois bien que c'est un souffle qui t'apporte des désirs amoureux, et qui vient d'un côté aussi attrayant que les yeux de cette femme qui t'a témoigné tant de compassion? Et, après avoir bien souvent combattu en moi-même, j'ai voulu en dire quelques mots. Et comme c'était les pensées qui me parlaient pour elle qui l'emportaient, c'est à elle que j'ai cru devoir adresser ce sonnet.
Une pensée charmante s'en vient souvent,[1]
En me parlant de vous, demeurer en moi.
Elle me parle avec tant de douceur
Qu'elle y entraîne mon coeur.
Mon âme dit alors à mon coeur: qui donc
Vient consoler ainsi notre esprit,
Et dont le pouvoir est si grand
Qu'il ne laisse plus en nous d'autre pensée?
Et mon coeur répond: O âme pensive,
C'est un nouveau souffle d'amour
Qui m'apporte ses désirs;
Et il a tiré sa vie et son pouvoir
Des yeux de cette compatissante
Que nos souffrances avaient tellement émue.[2]
NOTES:
[1] Gentil pensiero che mi parla di vui....
CHAPITRE XL
Un jour, vers l'heure de none, il s'éleva en moi contre cet adversaire une puissante imagination qui me fit apparaître cette glorieuse Béatrice avec ce vêtement rouge sous lequel elle s'était montrée à moi pour la première fois. Alors, je me mis à penser à elle, et me reportant à l'ordre du temps passé je me souvins, et mon coeur commença à se repentir douloureusement du désir dont il s'était si lâchement laissé posséder pendant quelques jours, en dépit de la constance de la raison. Et rejetant tout désir coupable, mes pensées retournèrent à la divine Béatrice. Et depuis lors je commençai à penser à elle de tout mon coeur honteux, de sorte que je ne cessais de soupirer.
Et presque tous mes soupirs disaient en sortant ce qui se disait dans mon coeur, c'est-à-dire le nom de cette femme, et comment elle nous avait quittés. Et alors que se renouvelaient ces soupirs, se renouvelaient en même temps les pleurs interrompus, de sorte que mes yeux paraissaient être devenus deux choses qui ne souhaitaient plus que de pleurer. Et il arrivait que par la longue continuité de ces pleurs, ils finissaient par s'entourer de cette rougeur qui est le stigmate des pensées martyrisantes. Aussi furent-ils si bien compensés de leur sécheresse que désormais ils ne purent regarder personne sans que toutes ces pensées leur revinssent.
Aussi voulant que ces désirs coupables et ces vaines tentations fussent détruits de manière qu'il ne restât aucune signification de ce qui précède, j'ai voulu faire ce sonnet qui le fit bien comprendre.
Hélas, par la force des soupirs[1]
Qui naissent des pensées contenues dans mon coeur,
Mes yeux sont vaincus et ne sont plus capables
De regarder ceux qui les regardent.
Et ils sont devenus tels qu'ils semblent n'avoir plus que deux désirs:
Celui de pleurer, et celui de montrer leur douleur,
Et souvent ils pleurant tellement que l'Amour
Les cerne des stigmates du martyre.
Ces pensées, et les soupirs que je pousse
Me remplissent le coeur de telles angoisses
Que l'Amour s'évanouit en gémissant.
Et ils gardent douloureusement inscrit le nom de ma Dame
Et tout ce que j'ai pu dire de sa mort.[2]
NOTES:
[1] Lasso! per forza de' molti sospiri....
CHAPITRE XLI
Après que j'eus rendu cet hommage à sa mémoire, il arriva que tout le monde venait voir cette image bénie que Jésus-Christ nous a laissée de sa belle figure[1], image que ma Dame voit glorieusement aujourd'hui. Une troupe de pèlerins passait par un chemin qui se trouve au milieu de la ville «où elle est née, où elle a vécu, où elle est morte....» Et ils me semblaient marcher pensifs.
Et moi, songeant à eux, je me disais: ces pèlerins me paraissent venir de loin, et je ne crois pas qu'ils aient entendu parler de cette femme, et ils ne savent rien d'elle. Aussi pensent-ils à tout autre chose, peut-être à leurs amis lointains que nous ne connaissons pas. Si je pouvais les entretenir un peu, je les ferais pleurer avant qu'ils ne sortent de cette ville, parce que je leur dirais des paroles qui feraient pleurer quiconque les entendrait. Aussi, après qu'ils eurent disparu, je me proposai de faire un sonnet qui exprimerait ce que je m'étais dit en dedans de moi, et pour qu'il fût plus touchant, je fis comme si j'eusse parlé à eux-mêmes.
O pèlerins, qui marchez en pensant[2]
Peut-être à ceux qui sont loin de vous,
Vous venez donc de bien loin,
Comme on en peut juger par votre aspect;
Car vous ne pleurez pas, en traversant
Cette ville affligée,
Comme des gens qui ne savent rien
De ce qui la plonge dans la désolation.
Si vous vouliez rester et l'entendre,
Mon coeur me dit en soupirant
Que vous n'en sortiriez qu'en pleurant.
Cette ville a perdu sa Béatrice.
Et tout ce qu'on peut dire d'elle
Est fait pour faire pleurer les autres.[3]
NOTES:
[1] C'est ce qu'on a appelé le mouchoir de Sainte-Véronique, sur lequel, suivant la légende, se serait imprimée la figure de Jésus, alors que Véronique essuyait la sueur qui la recouvrait lors de la montée au Calvaire. Ce mouchoir aurait été conservé dans une église de Rome, où il était l'objet de pèlerinages.
[2] Deh peregrini, che pensosi andate....
CHAPITRE XLII
Puis deux nobles dames me firent prier de leur envoyer quelques-uns de mes vers. Et moi, voyant qui elles étaient, je me proposai de le faire et de leur envoyer quelque chose de nouveau que je leur adresserais pour répondre d'une manière honorable à leur prière. Je fis donc un sonnet qui exprimait l'état de mon esprit, accompagné du précédent, avec un autre qui commençait par Venite a intendere[1]. Voici ce sonnet.
Bien au delà de la sphère qui parcourt la plus large évolution[2]
Monte le soupir qui sort de mon coeur.
Une intelligence nouvelle que l'Amour
En pleurant met en loi le pousse tout en haut.
Quand il est arrivé là où il aspire
Il voit une femme qui est l'objet de tant d'honneur
Et brille d'une telle lumière
Qu'elle fascine et attire ce souffle errant.
Il la voit si grande que, lorsqu'il me le redit,
Je ne le comprends pas, tant il parie subtilement
Au coeur souffrant qui le fait parler.
Mais je sais, moi, que c'est de cette charmante créature qu'il parle,
Car il me rappelle souvent le nom de Béatrice,
De sorte, chères Dames, que je le comprends alors.[3]
NOTES:
[1] Venite a intendere i miei sospiri....(Voir le sonnet du ch. XXIII.)
[2] Oltre la spera che più larga gira.... C'est la sphère la plus élevée et la plus rapprochée de l'Empyrée, c'est-à-dire le sommet de la fin de l'Univers.
CHAPITRE XLIII
Après que ce sonnet fut achevé, m'apparut une vision merveilleuse dans laquelle je vis des choses qui me décidèrent à ne plus parler de cette créature bénie, jusqu'à ce que je pusse le faire d'une manière digne d'elle. Et je m'étudie à y arriver, autant que je le puis, comme elle le sait bien.
Si bien que, s'il plaira à celui par qui vivent toutes les choses que ma vie se prolonge encore de quelques années, j'espère dire d'elle ce qui n'a encore été dit d'aucune autre femme.
Et puis, qu'il plaise à Dieu, qui est le Seigneur de toute grâce que mon âme puisse s'en aller contempler la gloire de sa Dame, c'est-à-dire de cette Béatrice bénie qui regarde la face de celui qui est per omnia saecula benedictus!....
ÉPILOGUE
Les lecteurs de la Vita Nuova peuvent désirer de savoir si Dante a toujours été fidèle à la mémoire de sa bien-aimée, après avoir repoussé la séduction à laquelle il avait cédé dans un entraînement bientôt suivi de regrets et de repentir. Je dirai, non pas ce que j'en sais, mais ce qu'il me sera permis d'exprimer, en dehors de ce qu'ont prétendu nous apprendre la légende, la tradition ou l'imagination des intarissables commentateurs de l'oeuvre dantesque.
Oui, l'âme de Dante a été fidèle à la mémoire de Béatrice. Car, c'est peu de jours avant que sa glorieuse dépouille fût reçue par la modeste église de Ravenne que, dans des pages immortelles, il se montrait lui-même, son voyage terminé, regagnant la terre, et la laissant, elle, au séjour des Bienheureux, devant cette lumière surhumaine qui était Dieu, et, dans l'étincelante fulguration de la Rose mystique.[1]
Mais son coeur était resté sur la terre; séparé à jamais de sa Béatrice que le ciel avait réclamée, séparé de toutes ses affections familiales que sa patrie lui refusait, il n'a pu sans doute le tenir définitivement fermé aux séductions qu'il devait rencontrer sur sa route, et à ce besoin d'aimer que laissent transparaître ses haines les plus vivaces et ses plus ardentes indignations.
Que savons-nous donc? Je ne veux faire aucune allusion aux anecdotes, aux racontars que l'on a multipliés, non plus qu'aux déductions hasardées ou purement imaginaires que l'on a tirées de simples mots rencontrés dans son oeuvre, ou de récits douteux. On a même énuméré les maîtresses de Dante. Sans doute, on n'y a pas trouvé les mille e tre de don Juan. Mais il y en a plus que le respect dû à la mémoire d'un grand homme ne permettait d'exhumer de rapports suspects ou de sources infirmes et de venir ensuite offrir à l'histoire.
Y eût-il en effet dans la sienne quelques pages regrettables, ne devrions-nous pas jeter sur elles un voile pieux? Car c'est a lui seul qu'il faut demander les secrets de sa vie amoureuse, ou du moins ceux qu'il a voulu lui-même nous laisser entrevoir.
La Divine Comédie est une véritable confession (Ozanam). Mais celle-ci n'a pas été dictée, comme tant d'autres, par quelque vanité cynique ou par une perversion ou un défaut de sens moral. C'est bien la confession des premiers temps de l'Église, confession à haute voix et devant les fidèles assemblés, et dont les larmes et le repentir consacraient l'expiation.
Lorsque Dante, parvenu au sommet du Purgatoire, s'apprêtait à franchir les espaces célestes pour atteindre au Paradis le séjour des Bienheureux, il se trouva soudain en présence de Béatrice transfigurée. Ici se place une scène, peut-être un peu théâtrale, mais dont il serait difficile de méconnaître la tragique grandeur.[2]
Ce n'était plus la jeune fille de Florence, couronnée et vêtue de candeur et de modestie, tanto gentile e tanto modesta. C'était une sainte d'une grandeur écrasante. Sa tête était recouverte d'un voile blanc ceint d'olivier; elle portait un manteau vert sur un vêtement couleur de feu. Son aspect était fier et royal, et sa voix était celle du commandement. Et sa beauté surpassait la beauté qui surpassait déjà celle des autres, au temps où elle était encore avec elles.
«Regarde-moi, lui dit-elle, je suis, je suis bien Béatrice.»
Puis, s'adressant aux créatures célestes qui l'entouraient: «la grâce divine avait si bien doué celui-ci que, dès le principe de sa vie, il semblait que toute habitude droite devait produire en lui des effets merveilleux. Mais une terre fournie de mauvaises semences et mal cultivée, devient d'autant plus mauvaise elle-même et plus sauvage qu'elle possédait plus de vigueur. Je l'ai soutenu quelque temps par mon aspect en lui montrant mes jeunes yeux. Je le menais avec moi sur le droit chemin. Dès que je m'approchai de ma seconde vie, il s'est séparé de moi et il s'est donné à d'autres. Alors que mon corps s'est élevé à l'état d'esprit, et que j'eus grandi en beauté et en vertu, je lui devins moins chère et moins agréable. Il tourna ses pas vers un chemin mensonger, courant après des images séduisantes et fausses qui ne rendent rien de ce qu'elles promettent.»
Puis, s'adressant à Dante lui-même: «Tu vas entendre quel effet contraire devait te produire l'enfouissement de ma chair. Ni la nature ni l'art ne t'a jamais représenté la beauté aussi bien que la belle enveloppe qui m'avait revêtue, et qui n'était plus que de la terre. Et, quand cette beauté suprême est venue à te manquer par ma mort, quelle chose mortelle devait donc attirer tes désirs?... Et alors que tu n'avais plus l'excuse de la jeunesse et de l'inexpérience[3], devais-tu te laisser séduire par la beauté de quelque jeune fille et par d'autres vanités dont la jouissance devait être éphémère?...»
Dante se tenait d'abord devant elle «comme les enfans honteux et muets, la tête baissée, qui restent à écouter, reconnaissant leurs fautes et se repentant, et à peine put-il articuler: «Ce que je rencontrais avait attiré mes pas par des plaisirs trompeurs, après que votre visage eut disparu de mes yeux....»
Puis il se sentit pénétré d'un repentir si poignant qu'il s'abîmait aux pieds de la Sainte et, vaincu par la violence de ses émotions, il s'évanouit.
Et les anges qui volaient autour de Béatrice chantaient: «In te, Domine, speravi....» Et les créatures célestes imploraient son pardon, et elles chantaient: «Nous sommes nymphes dans ce séjour, nous sommes étoiles dans le ciel, tourne, Béatrice, tourne tes yeux saints vers ton fidèle qui pour te voir a fait tant de chemin, et permets-lui de contempler ta seconde beauté....»
NOTES:
[1] C'est l'année même de sa mort qu'il écrivait dans son cantique du Paradis les derniers chants de la Divine Comédie. Il a donné le nom de Rose mystique à l'extraordinaire figuration qu'il a tentée de l'Assemblée des Bienheureux dans l'Empyrée.
[2] Ce qui suit est emprunté au Purgatoire de la Divine Comédie.
[3] Voir la note de la page 14 de l'Introduction.
COMMENTAIRES
CHAPITRE PREMIER
On a généralement interprété ce titre: La Vita nuova, dans le sens Ce période de la vie succédant à une autre période.
Fraticelli, l'un des éditeurs et des commentateurs les plus autorisés de la Vita nuova (comme de la Divina Commedia), pense que le mot nuova peut être pris dans le sens où le Poète l'emploie souvent, nuova età, jeune âge, enfance ou jeunesse. La Vita nuova signifierait ainsi ma jeunesse, histoire de ma jeunesse.[1]
Une telle interprétation m'avait paru d'abord très acceptable: mais il me semble que le texte: incipit vita nuova (ici commence une vie nouvelle) ne saurait laisser de doute sur le sens que l'auteur a entendu donner au titre de son livre.
Quoi qu'il en soit, il s'explique lui-même très nettement sur la genèse de ce livre, comme aussi sur les époques respectives auxquelles on peut en rapporter les diverses parties, c'est-à-dire soit la prose soit les vers.
Il y a dans toutes les langues certains mots qui n'ont pas dans telle autre leur correspondant exact. Il en est ainsi du mot gentile que l'on rencontre à chaque page dans la Vita nuova.
Si l'on ouvre un dictionnaire italien-français, on trouve que gentile s'emploie dans le sens de agréable, noble, gracieux, gentil, qui a bon air ou bonne mine.
Aujourd'hui, dans le langage courant, le sens le plus habituel de gentile (auquel répond gentilezza) est: aimable, avec une idée de distinction qui y ajoute un caractère particulier de courtoisie.
Dans la Vita nuova, cette qualification accompagne habituellement le mot donna (femme), soit parce qu'il répondait à l'attrait que la femme exerçait sur le Poète, soit parce que les femmes qu'il introduisait dans son poème appartenaient toutes à une certaine classe de la Société. Il accompagne à chaque instant le nom de Béatrice, et celle-ci est souvent désignée simplement par questa gentile, ou la gentilissima. Et la donna gentile est devenue la désignation typique de Béatrice.
Il m'a donc fallu remplacer le mot gentile par les différentes épithètes que m'offrait le vocabulaire français, sauf le mot gentil qui n'aurait guère rencontré ici d'application.
Quelques explications sont encore nécessaires au sujet du mot donna. Le mot donna répond exactement au mot français femme, et s'applique comme celui-ci au sexe féminin en général. Mais nous ne trouvons pas en italien de mot correspondant exactement au mot dame, qui, en France ne s'applique qu'à certaines conditions sociales.
Le mot signora accompagne en général un nom propre, et ailleurs correspond au mot épouse, que nous n'employons guère dans le langage courant.
Madonna, dont nous avons fait Madone, n'est qu'une abréviation de mia donna. Il ne s'emploie que pour les femmes mariées, et madonna Bice, madonna Vanna semblerait signifier (on l'a du moins supposé), que Bice (Béatrice) et Vanna (Giovanna) étaient mariées.
Mademoiselle se dit madamigella ou signorina; ce dernier mot, plus usité, accompagne habituellement le nom de la personne.
Dante applique le mot donna aux demoiselles comme aux femmes. Dans la Vita nuova, Béatrice est toujours désignée sous le nom de donna, donna Beatrice, ou la donna gentile.
Il n'emploie que deux fois un nom correspondant à celui de demoiselle: donne e donzelle, dans les sonnets du chapitre XIX et du chapitre XXXII.
NOTE:
[1] Donna pietosa e di novella etate (di giovanile età).—lo son pargoletta (jeune fille), Bella e nuova.
CHAPITRE II
Ce n'est pas auprès des lecteurs de la Vita nuova qu'il est nécessaire d'insister sur la réalité de l'existence de Béatrice, que l'on s'est plu quelquefois à traiter de pur symbole et de création imaginaire. La Vita nuova est un hymne enthousiaste à L'Amour glorieux et un lamento touchant sur l'Amour brisé. C'est la voix d'un coeur qu'elle fait entendre, et le coeur ne peut se méprendre à la vérité de ses accens.
On a élevé des doutes sur l'identité de la Béatrice de la Vita nuova avec une Béatrice Portinari. On a prétendu que l'amie de Dante ne s'appelait pas Béatrice de son propre nom, et que celui de Béatrice était alors un nom banal et tellement répandu qu'il ne pouvait que servir au secret que le Poète prétendait garder, alors qu'il le prononce même avant, mais surtout après la mort de celle qu'il avait tant aimée. Et ceci peut s'appuyer sur le sens énigmatique de ce passage où il dit: «l'ont appelée Béatrice ceux qui ne savaient quel nom lui donner.» Suivant Giuliani, ceci voudrait dire que lorsqu'on la voyait, on lui appliquait involontairement le nom de Béatrice, tant ce nom paraissait lui convenir.[1]
Voici le récit de la première rencontre de Dante avec Béatrice, tel qu'il paraît pouvoir être reconstitué, d'après Boccace.
Au mois de mai de l'année 1274, avait lieu à Florence la fête du Printemps, qu'une coutume gracieuse et poétique avait sans doute empruntée à des souvenirs païens. Ces fêtes du renouveau se célébraient du reste également dans les pays environnans.[2] Réjouissances publiques et fêtes particulières mettaient alors la ville en liesse.
Un signor Folco Portinari donnait à cette occasion une fête privée. L'Alighieri, père de Dante, était au nombre des invités. Ce Folco Portinari était un personnage riche et considérable dans le parti Guelfe.
A cette époque, il n'y avait pas à proprement parler d'aristocratie à Florence. Celle-ci ne s'y est établie, au profit des marchands riches, que plus tard, après que les Médicis eurent introduit dans la république Florentine des institutions plutôt monarchiques. Il y avait seulement là comme partout des gens riches et des gens qui ne l'étaient pas, et des familles prépondérantes par leur fortune ou leur popularité. Il y avait aussi, auprès de la ville, des châteaux où vivaient retirées de vieilles familles, boudeuses, souvent besoigneuses qui, en face d'une cité où le travail, l'industrie, le commerce appelaient la fortune, nourrissaient leur inaction de souvenirs, de rancunes et de rêves. Elles se montraient rarement dans la ville; mais aux grandes fêtes, religieuses surtout, elles y descendaient se mêler à des foules populaires, grossières, mal odorantes[3], qu'y versaient les populations d'alentour, attirées par l'attrait éternel que les villes exercent sur les campagnes. On pouvait y voir alors des regards étonnés et hautains venir se croiser avec des regards défians ou hostiles.
L'Alighieri, que le signor Folco Portinari avait invité à la fête qu'il donnait, demeurait à Florence dans une maison voisine de la sienne. Il appartenait également au parti Guelfe: les Alighieri étaient Guelfes par tradition de famille. Il était donc du même bord, si ce n'est du même monde. S'il portait un nom honorable, et s'il y a lieu de croire qu'il possédait une certaine aisance, il ne paraît pas avoir tenu une grande place dans le monde de Florence. Il se rendit avec son fils Dante, qui venait d'atteindre sa neuvième année, à cette sorte de garden party.
Suit le récit de la première rencontre du jeune Dante avec la fille de Folco Portinari.[4]
Ce n'est donc qu'après un intervalle de plusieurs années après cette courte entrevue, qui ne paraît pas s'être renouvelée, que le récit reprend. Les deux jeunes gens avaient environ dix-sept ans.
On s'est étonné que, vivant dans la même ville et dans un voisinage très rapproché, le jeune homme n'eût pas trouvé d'occasion de se rapprocher d'elle «bien qu'il cherchât toujours à la voir». Il peut cependant paraître assez naturel que la toute jeune fille d'un personnage riche et important ne fréquentât pas beaucoup les rues, ou du moins sans être très accompagnée, et qu'un jeune garçon de condition modeste, et sans relation directe avec sa famille, ne se sentit pas autorisé par une simple rencontre à l'aborder. Il nous rend du reste lui-même très bien compte de l'intimidation que son approche exerçait sur lui.[5]
Une critique plus sérieuse a trait au mariage de Béatrice avec le cavaliere Simone dei Bardi[6] et à l'impossibilité de faire tenir la mort de son père et son mariage et sa propre mort dans le court espace de temps que comporte le récit du Poète.[7]
C'est à Boccace que nous devons ces détails, uniformément répétés depuis, sur la foi de son Commentaire sull' amore per Beatrice[8], et, fait remarquer l'un des commentateurs les plus autorisés du Poète, faut-il accepter aveuglément tout ce qu'il nous raconte, sans faire la part de sa propre imagination, de la facilité avec laquelle, à cette époque, on s'en rapportait aux racontars, ou aux témoignages les moins respectables, ou encore de la vanité de ceux qui, voyant la gloire du Poète grandir aussitôt après sa disparition, voulurent lui avoir appartenu par un lien quelconque?[9]
Tout cela est fort judicieux sans doute. Mais, est-ce bien ainsi qu'il faut considérer la Vita nuova? Ce n'est pas une biographie précise ni une chronologie exacte que nous devons y chercher. Lorsque le Poète a rassemblé ses souvenirs, il a fait un choix parmi eux, il les a retouchés, il y a introduit des interpolations et ne s'est sans doute pas inquiété de leur donner une forme rigoureusement suivie.
Qu'importe après tout que la femme aimée de Dante se soit appelée Béatrice, qu'elle ait été ou non la fille d'un Portinari, et, plus tôt ou plus tard, épouse d'un Simone dei Bardi? «c'est à Florence qu'elle est née, qu'elle a vécu et qu'elle est morte.» Voilà ce qu'il nous faut retenir de cette figure énigmatique. C'est à l'âme du Poète que nous devons nous attacher. Et il n'est pas un reflet de cette âme, pas une ligne ou un vers du poème, qui ne garde tout son prix, indépendamment de toutes les circonstances qui peuvent être rattachées à son récit.
NOTES:
[1] Béatrix signifie «celle qui porte bonheur....» (OZANAM, Oeuvres complètes, t. VI, p. 95).
[2] BÉDIER, les fêtes de Mai et les commencemens de la poésie lyrique en France (Revue des Deux Mondes, lère mai 1896).
[3] Che sostener lo puzzo del villan d'Aguglione. (La Divine Comédie, Il Paradiso, chant XVI.)
[4] Voir page 28.
[5] Voir pages 45 et 58.
[6] Le cavaliere Simone dei Bardi était un riche commerçant comme l'étaient à cette époque les personnages les plus importans de Florence.
[7] Voir le chap. XIX et les suivants. Il faut ajouter que l'on ne connaît pas l'époque de ce mariage, et que l'on a pu émettre cette supposition, que l'héroïne du roman n'était pas une jeune fille, mais une femme mariée!
[8] BOCCACCIO, Commento sulla Commedia, 1273.
[9] SCARTAZZINI, Fu la Beatrice di Dante la Figlia di Portinari (Giornale Dantesco, an 1, quad. in).
CHAPITRE III
A ciascun alma presa e gentil cuore....
Ce sonnet se divise en deux parties; dans la première, je salue et demande la réponse. Dans la deuxième est indiqué à quoi l'on doit répondre. Cette deuxième partie commence à: à peine étaient arrivées....
Les réponses suivantes ont été adressées à l'auteur du sonnet.
CINO DA PISTOJA.[1]
Tout amoureux désire[2]
Que son coeur soit connu de sa Dame.
Et c'est cela que l'Amour a entendu te montrer
Lorsque ta Dame humblement
S'est repue de ton coeur brûlant,
Pendant son long sommeil,
Enveloppée d'un manteau et insensible.
L'Amour se montrait joyeux en venant
Te donner ce que ton coeur désirait,
En unissant ainsi deux coeurs.
Et quand il connut la peine amoureuse
Qu'il avait infusée en elle,
Il partit en pleurant de compassion pour elle.
GUIDO CAVALCANTI.
Tu as vu à mon avis toute perfection,[3]
Et tout ce que l'homme peut sentir de bon et de bien,
S'il est dominé par le puissant Seigneur
Qui gouverne le monde de l'honneur.
Il vit[4] la où meurt toute peine,
Et il s'établit dans tous les esprits tendres,
Et il vient charmer les rêves de ceux
Dont il a pris les coeurs. Voyant
Que la mort demandait votre Dame,
Et la craignant pour elle, il la nourrit de ce coeur.
Quand il te sembla qu'il s'en allait en gémissant,
Ce fut un doux sommeil qui s'achevait,
Car le réveil te gagnait.
L'interprétation de ce premier sonnet de Dante a été l'objet d'une infinité de controverses et d'interprétations. Que signifie ce contraste entre la joie que témoignait l'Amour en arrivant, et son chagrin quand il partit?
Il faut entendre d'abord que le rôle assigné à l'Amour par le Poète, dans les circonstances où il simule son intervention, n'est autre chose que la traduction de ce qui se passait dans son esprit.
La joie vient ici de l'espérance ou de la révélation que son amour sera partagé. Le chagrin vient de la crainte ou du pressentiment de l'issue funeste de cette passion. Cette issue sera-t-elle la mort de Béatrice ou une séparation fatale? Avait-il, derrière les illusions dont ne se départ guère une passion exaltée, le sentiment que son union avec Béatrice se heurterait à des obstacles infranchissables? On a encore supposé que Béatrice était déjà promise, ou même mariée a Simone dei Bardi. Mais il serait inutile de s'arrêter à des circonstances qui ne peuvent être encore que de simples suppositions.
Il importe de remarquer que dans le sonnet, c'est-à-dire dans ce que nous devons considérer comme la rédaction primitive, «le retour vers le ciel» ne gisse verso il cielo, n'existe pas. On ne le trouve que dans la prose ajoutée longtemps après, et alors que Béatrice était montée nel gran secolo.
Un véritable pressentiment de la mort de Béatrice, dont on a cru rencontrer des traces dans bien des passages de la Vita nuova, ne pouvait exister dès cette époque naissante de sa vie amoureuse et dès cette première expression formulée et publiée d'une passion encore secrète.
Ne serait-ce pas simplement l'expression d'une profonde mélancolie propre au caractère même du poète et à la nervosité qui le domina dès son enfance, et propre aussi à cette époque où les esprits et les consciences étaient livrés à un trouble inexprimable, et plongés dans une atmosphère de doute angoissant, que les esprits d'élite subissaient aussi bien que les foules?
Les idées et les raisonnemens suivaient alors, si l'on veut me permettre cette manière de parler, des procédés perdus aujourd'hui et bien difficiles à retrouver. Les écrivains les plus distingués, à qui nous devons tant de commentaires précieux de l'oeuvre dantesque, ont peut-être eu le tort de trop chercher la logique et la clarté modernes dans des esprits faits autrement que les nôtres.
La réponse de Guido n'est pas moins difficile à déchiffrer que le sonnet de Dante. J'ai dû la traduire aussi littéralement qu'il m'était possible, sans me préoccuper des interprétations auxquelles elle pouvait être soumise. On a cru trouver dans les allusions funestes qui la terminent, et ne sont qu'indiquées dans la réponse de Cino (beaucoup plus claire dans son ensemble), l'expression des angoisses de Béatrice, déjà mariée à l'approche d'un amour qui ne pouvait qu'être coupable[5]. Mais le sonnet ne comportait aucune révélation et ne pouvait donner lieu à aucune suspicion. Ne faut-il pas voir là simplement une allusion mélancolique aux souffrances que peut engendrer toute passion amoureuse, sans aller chercher des explications qui me semblent tout à fait imaginaires?
Je signalerai dans ce sonnet de Guido Cavalcanti un passage absolument amphibologique:
Veggendo
Che la vostra donna la morte chiedea....
Comme, en italien, le sujet et le régime suivent ou précèdent à peu près indifféremment le verbe actif (ce qui n'est usité en français qu'assez exceptionnellement), on pourrait aussi bien traduire: «Votre Dame demandait la mort» ou «la mort demandait (réclamait) votre Dame.» A quel propos cette femme aurait-elle demandé la mort? Le sonnet de Dante ne contenait aucune allusion dans un tel sens. Si la mort la demandait, ne serait-ce pas simplement une allusion à la fragilité de la vie, semblable à celle que le poète de la Vita nuova exprimera plus tard (chap. XXVIII)?
Le langage des rimeurs du trecento, même les plus avancés dans le dolce stil nuovo est, autant qu'il m'a été permis d'en juger par moi-même, beaucoup plus difficile à pénétrer et à reproduire que celui de l'Alighieri. Chez celui-ci, en dehors de l'obscurité symbolique dont il aime à s'envelopper, le style en lui-même est généralement d'une clarté remarquable.[6]
Il me semble que pareille observation peut encore être faite à propos de quelques rimeurs (poètes) modernes.
C'est ainsi que les beaux vers de Leopardi sont certainement plus difficiles à reproduire littéralement en français que ceux de la Vita nuova.
Quoi qu'il en soit, il paraît que dès maintenant nous pouvons saisir bien nettement les deux époques différentes auxquelles appartiennent d'une part la poésie et de l'autre la prose de la Vita nuova.
Ici la poésie, le sonnet, c'est-à-dire l'expression première, n'exprime que de vagues pressentimens sans aucune signification précise.
Dans la prose, c'est-à-dire dans la rédaction manifestement postérieure à la mort de Béatrice, nous voyons celle-ci formellement exprimée: «avec une courtoisie qui est aujourd'hui récompensée dans l'autre vie».[7]
Ceci ne laisse donc aucun doute relativement à la date respective des deux rédactions.
Quant aux éclaircissemens relatifs au premier sonnet de Dante et aux réponses qui lui furent faites, on ne peut que répéter avec M. Melodia: «Cette pauvre Sphinx attendra encore son Oedipe.»
«C'était la première fois que sa voix frappait mes oreilles.» Il paraît donc que ce ne fut pas seulement un salut muet, et que Béatrice y joignit quelques paroles, peut-être un compliment banal que permettait seul la compagnie où elle se trouvait. Mais il faut bien peu de chose pour transporter un amoureux tel que Dante l'était alors.
Il faut remarquer combien celui-ci demeure discret à propos de tout ce qui lui vient de la femme qu'il aime, et comment il s'attache à affirmer la noblesse de son propre amour, et à écarter tout vizioso pensiero, qui pourrait offenser le moins du monde la mémoire de Béatrice.[8] Cependant, nous le verrons plus tard, en parlant de la pâleur des femmes alors qu'elles se sentent touchées par l'amour, avouer qu'il avait vu plus d'une fois pâlir ainsi le visage de Béatrice.[9] Nous devons donc croire, sans que cela doive entraîner aucune atteinte à la pureté de l'affection qu'elle lui portait, qu'il a reçu d'elle des témoignages plus significatifs que ceux qu'il nous laisse à peine entrevoir.
Si, dans les oeuvres uniquement consacrées à la représentation des passions humaines, nous sommes toujours heureux de rencontrer quelques lueurs de sentimens immatériels, nous ne devons pas l'être moins de voir une oeuvre tout idéale et mystique s'éclairer de quelques rayons humains.
NOTES:
[1] Ce sonnet est attribué, dans l'édition de M. Whitehead, à Cino da Pistoja. M. Scherillo semble l'attribuer à Torino de Castel Fiorentino (alcuni capitoli.... p. 330).
[2] Naturalmente chere (chiede) ogn' amadore....
[3] Vedesti al mio parer ogni valore....
[4] Ce seigneur c'est-à-dire l'Amour.
[5] SCHERILLO, alcuni capitoli della biografia di Dante. Voir aussi un article très intéressant de M. Melodia sur le premier sonnet de Dante, dans le Giornale Dantesco, an V, nouv. série, quaderno i-ii.
[6] Je ne connais pas de traduction française du sonnet de Guido Cavalcanti, et n'ai rencontré aucun commentaire italien à son sujet.
[7] Per la sua ineffabile cortesia, la quale è oggi meritata nel gran secolo.
[8] P. GIULIANI, la Vita nuova.
[9] Voir au chapitre XXXVII.
CHAPITRE VII
O voi che per la via d'Amor passate....
Ce sonnet a deux parties principales: dans la première, j'entends appeler les fidèles de l'Amour par ces paroles du prophète Jérémie: O vos omnes qui transitis per viam, attendite et videte si est dolor sicut dolor meus[1], et les prier de vouloir bien m'entendre. Dans la deuxième partie je raconte où m'avait mis l'Amour, dans un sens autre que celui que montrent les dernières parties du sonnet, et je dis ce que j'ai perdu. Cette seconde partie commence à: l'Amour, non par mon peu de mérite....
On a recueilli, parmi les pièces se rapportant (spettanti) à la Vita nuova, la Ballade suivante que Fraticelli croit pouvoir affirmer être une de ces cosette per rime que Dante dit avoir écrites (il ne signale pourtant que le sonnet reproduit ici page 39) à propos du départ de la femme qui lui avait servi à dissimuler aux autres son véritable amour (la quale fece schermo alla veritade[2]).
BALLADE
In abito di saggia messaggera....
Revêtue comme une messagère intelligente,
Va, Ballade, sans t'attarder,
Vers cette belle dame à qui je t'envoie.
Et dis-lui combien je sens ma vie réduite à peu de chose.
Ta commenceras par dire que mes yeux,
En regardant sa figure angélique,
Avaient coutume de porter la couronne du désir.
Maintenant qu'ils ne peuvent plus là voir
La mort les fait fondre dans une frayeur telle
Qu'ils en ont fait la couronne du martyre.[3]
Hélas! je ne sais pas vers quel côté les tourner
Pour leur plaisir, si bien que tu me trouveras
A demi-mort si tu ne me rapportes quelque confort
De sa part. Adresse-lui donc une douce prière.
Si l'on trouve les termes de cette ballade un peu vifs, à propos d'une simple simulation, on pourra penser que cette personne lui avait peut-être inspiré un intérêt plus particulier qu'il ne l'avoue. Mais il faudra penser également au langage habituel, et très conventionnel, des poètes, et surtout des rimeurs de ce temps-là. Si aujourd'hui, dans le langage de la polémique usuelle, traiter quelqu'un de scélérat signifie souvent simplement qu'il ne partage pas votre manière de voir, dire à une femme qu'on mourra de son absence pouvait signifier simplement qu'on avait du plaisir à la voir.
NOTES:
[1] O vous tous qui passez, faites attention, et voyez s'il est une douleur semblable à la mienne.
[2] FRATICELLI, La Vita nuova de Dante Alighieri, Fiorenze, 1890.
[3] Cette expression (couronne ou stigmates du martyre) que nous retrouverons encore signifie simplement des paupières profondément cernées.
CHAPITRE VIII
Piangete amanti perchè piange Amore....
Ce premier sonnet se divise en trois parties. Dans la première, j'appelle et je sollicite les fidèles de l'Amour à pleurer, et je dis que leur Seigneur pleure et que, en entendant ce qui le fait pleurer, ils m'écoutent avec attention. Dans la deuxième partie, je raconte la raison de ses pleurs. Dans la troisième, je parle de l'honneur que l'Amour rend à cette femme. La seconde partie commence à: l'Amour entend ... la troisième à; écoutez comment l'amour....
Morte villana, di pietà nemica....
Ce sonnet se divise en quatre parties. Dans la première, j'appelle la Mort par quelques-uns des noms qui lui appartiennent. Dans la deuxième, m'adressant à elle, je dis les raisons pour lesquelles je me mets à l'accuser. Dans la troisième, je la flétris. Dans la quatrième, je me mets à parler à une personne indéfinie, bien que dans ma pensée elle soit bien définie.
La deuxième partie commence à: puisque tu as donné ... la troisième à: et si je te refuse ... la quatrième à: celui qui ne mérite pas....
Les accens douloureux qu'inspire à Dante la mort de cette jeune femme, dont il put contempler le corps charmant, gisant au milieu de femmes éplorées, sont de nature à laisser croire que son coeur avait pris une part assez particulière à ce douloureux événement. Mais il faut tenir compte de l'exaltation facile de sa sensibilité, et de l'exubérance habituelle propre à la poésie trécentiste. D'ailleurs son âme a toujours été hantée par la pensée de notre fin mortelle, elle s'y complaisait; et l'on pourrait dire que le poète de la Divine comédie a vécu dans la mort.
Dès les premières expressions de son amour juvénile et craintif et dans les courts épanouissemens de ses béatitudes, on sent toujours planer au-dessus de ses joies comme de ses douleurs la conscience que l'image de son idole ne tardera pas à s'évanouir, et une ardente aspiration à s'en aller avec elle.
Mais ce n'est pas seulement un des caractères les plus originaux de la poésie de Dante; c'est également un des caractères de toute la poésie du dolce stil nuovo, cette mélancolie qui jette son ombre sur les manifestations les plus joyeuses et les plus passionnées[1]. C'est ainsi que, peu après lui, Pétrarque célébrait les triomphes de la Mort, entre les triomphes de l'Amour et ceux de la Renommée.
Laissons passer plusieurs siècles, et nous entendrons le poète de la tristesse et de la désespérance nous redire, comme les rimeurs du dolce stil nuovo, que: con l'amoroso affetto un desiderio di morte si sente. On connaît le beau poème de Leopardi: Amore e morte.
Le destin a engendré en même temps
Deux frères, l'Amour et la Mort.
Il n'y a dans le monde, il n'y a dans les étoiles
Nulle autre chose aussi belle.
De l'une naît le bien
Et naissent les plus grands plaisirs
Qui se rencontrent dans la mer de l'Être.
L'autre détruit tous les maux
Et toutes les douleurs....
Ne serait-ce pas un sujet intéressant que de rapprocher et comparer entre elles les mélancolies issues des terres ensoleillées du Midi, et les tristesses, filles des régions embrumées du Nord?
NOTE: