Lautrec; ou, Quinze ans de mœurs Parisiennes, 1885-1900
The Project Gutenberg eBook of Lautrec; ou, Quinze ans de mœurs Parisiennes, 1885-1900
Title: Lautrec; ou, Quinze ans de mœurs Parisiennes, 1885-1900
Author: Gustave Coquiot
Release date: November 23, 2010 [eBook #34422]
Language: French
Credits: Produced by Laurent Vogel, Claudine Corbasson, and the
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LAUTREC
DU MÊME AUTEUR
- Les Féeries de Paris (Couverture de R. Carabin).
- Les Soupeuses (Dessins de George Bottini).
- Le vrai J.-K. Huysmans (Portrait par J.-F. Raffaëlli).
- Henri de Toulouse-Lautrec (Avec des illustrations).
- Le vrai Rodin (Avec des illustrations).
- Paris, voici Paris! (Couverture de Sacchetti).
- Cubistes, Futuristes, Passéistes (Avec des illustrations).
- Rodin (Grand album, avec des illustrations).
- Rodin a l'Hotel Biron et a Meudon (Avec des illustrations).
- Paul Cézanne (Avec des illustrations).
- Les Indépendants (Avec des illustrations).
- Vagabondages.
THÉATRE
(Seul ou en collaboration)
- M. Prieux est dans la salle!
- Deux heures du matin... quartier Marbeuf (Couverture de Géo Dupuis).
- Hotel de l'Ouest... Chambre 22.
- Une nuit de Grenelle (Couverture de Géo Dupuis).
- Sainte Roulette.
POUR PARAITRE
- L'Homme de la Nature.
- Les Pantins de Paris (Dessins de Forain).
- L'ile désenchantée.
- Pierre Bonnard.
Tous droits de traduction, de reproduction, réservés pour tous pays, y compris la Suède, la Hollande, le Danemark et la Russie.
S'adresser, pour traiter, à la Librairie OLLENDORFF 50, Chaussée d'Antin, Paris.
GUSTAVE COQUIOT
LAUTREC
OU QUINZE ANS DE
MŒURS PARISIENNES1885-1900
Avec 24 reproductions hors-texte des œuvres
de LAUTREC
TROISIÈME ÉDITION
PARIS
Société d'Éditions Littéraires et Artistiques
LIBRAIRIE OLLENDORFF
50, CHAUSSÉE D'ANTIN, 50
Copyright by Librairie Ollendorff 1921
Il a été tiré à part
Trente exemplaires sur papier de Hollande
numérotés à la presse.
à R. CARABIN
SCULPTEUR, MÉDAILLEUR, ORFÈVRE,
POTIER ET ALCHIMISTE
TABLE DES CHAPITRES
TABLE DES GRAVURES
DES SOUVENIRS SUR LA VIE
I
Le Milieu
Paris et René Princeteau
Cormon ou la Vie
Montmartre
LE MILIEU
Descendant des comtes souverains de Toulouse, qui bataillèrent contre le pape Innocent III, contre le roi Louis VIII de France, mieux encore contre le rude sanglier Simon de Montfort, le comte Alphonse de Toulouse-Lautrec-Monfa, aujourd'hui trépassé, chassait à courre, à grand tapage de chiens et de trompes, en la terre de Loury en Loiret, quand sa femme, la comtesse née Adèle Tapié de Celeyran, lui fit discrètement annoncer la naissance de son fils Henri, né le 24 novembre 1864, à Albi, 14, rue de l'Ecole-Mage, dans un vieil hôtel de famille.
Le veneur ne se hâta point pour cela de boucler son équipage. Officier de cavalerie, sorti de l'Ecole de Saint-Cyr, démissionnaire, et marié en l'année 1863, il avait tout de suite laissé sa femme à ses religieuses pratiques pour éperonner, lui, à pleines molettes, la vie libre, nettement excentrique qu'il chérissait. D'ailleurs, cet hoffmannesque gentilhomme avait de qui tenir. Son propre père avait été un rude coureur de bois et de halliers, farouche et autoritaire, qui avait terrorisé son entourage. Excellent cavalier, forcené chasseur, il n'avait presque jamais quitté la terre du Bosc, âpre terre située dans le Rouergue, et qui appartenait à sa femme. Mais ces loups ont tout de même une fin! Un soir, après avoir, durant toute la journée, sonné du cor, à se rompre les veines, il mourut d'une chute de cheval, laissant à son fils Alphonse la forte image d'un vieux veneur monté en couleurs, et dressé sur ses éperons, comme un hargneux coq sur ses ergots. Il ne possédait aucune fortune personnelle, du reste; mais, du côté de sa femme, abondaient terres et argent; et il s'en trouvait très bien, car les Banques, on le sait, sont faites pour les femmes et pour les rustres!... Alors, cela dit, quant aux autres origines en ce qui touche celui qui sera le peintre Henri de Toulouse-Lautrec, elles se présentent, avec une certaine carrure, ainsi:
Sa mère est une fille de Léonce Tapié de Celeyran et de Louise d'Imbert du Bosc. Elle est cousine germaine de son mari, leurs deux mères étant sœurs, filles du comte d'Imbert du Bosc et de Zoé de Solages.
Les Tapié sont originaires de Cannes (Aude), où ils exercèrent, dès le xvie siècle, les fonctions de premiers consuls. Ils s'établirent à Narbonne au xviie siècle, et y fournirent de nombreux magistrats consulaires, plusieurs chanoines du chapitre de Saint-Sébastien (paroisse de Narbonne), un officier de la maison du roy, un trésorier général de France, etc.
Quant à la terre de Celeyran (dont le nom s'ajouta à celui de Tapié), ou, pour dire mieux, quant à la terre de Saint-Jean de Celeyran, c'était une terre noble appartenant aux chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem, qui, en 1680, environ, la vendirent avec haute, basse et moyenne justice, à la famille Mengau, de Narbonne.
Jacques Mengau, seigneur de Celeyran, conseiller à la cour de Montpellier, adopta alors l'arrière-grand-père d'Henri de Toulouse-Lautrec, fils de son cousin germain, et lui donna son nom et sa fortune, en 1798. La terre de Celeyran, sur laquelle s'élève une vaste habitation, est la plus considérable du département de l'Aude. Mais au temps de l'arrière-grand-père d'Henri de Toulouse-Lautrec, avant qu'elle n'eût été divisée par des partages de famille, sa contenance était de plus de 1.500 hectares.
Le château, situé sur la commune de Salles d'Aude (Aude), fut à un moment la propriété, jamais payée, de la considérable et grasse Thérèse Humbert. Il fut son nid d'affaires. Elle y puisa forces et ruses pendant un laps d'années. Ce n'est qu'à sa déconfiture, que la famille Tapié put reprendre cette terre, désormais doublement illustre.
Du côté du père, c'est-à-dire du côté du comte Alphonse de Toulouse-Lautrec-Monfa, il y avait deux branches: une branche aînée et une branche cadette. Henri de Toulouse-Lautrec appartenait à la branche cadette; et, à la mort de son père, le fief de Monfa, très ancien dans la famille, aurait été son héritage. Il est vrai que Monfa n'est plus qu'un château en ruines, avec une centaine d'hectares, très mal cultivés. La poste, c'est Roquecourbe-Castres (Tarn).
Mieux favorisée, la comtesse Alphonse de Toulouse-Lautrec avait, de son père, hérité de la terre de Ricardel, qui est une portion de l'ancien Celeyran. Terre sans château, et qui ne peut s'enorgueillir que d'une simple maison de régisseur et de bâtiments d'exploitation rurale.
Mais ceci était préférable: le château du Bosc, en Aveyron, et le château de Malromé, par Saint-Macaire (Gironde), appartenaient aussi—et appartiennent encore à Madame la comtesse Alphonse de Toulouse-Lautrec.
Toute cette importante fortune territoriale ne put jamais cependant contenir la fantaisiste humeur du Comte. Il vivait le plus souvent sur des terrains de chasse, loin de sa femme; ou à Albi, où il demeura longtemps chez sa mère, une fille du comte du Bosc;—parfois à Paris, dans un hôtel;—ou bien devant la cathédrale d'Albi, la robuste et originale cathédrale bâtie à son image. Là, sous une tente, il tenait compagnie à ses faucons et à ses chiens, avant que de les traîner ensuite les uns et les autres, à travers la ville ahurie, mais qui pardonnait tout à M. le comte, dont elle vénérait, presque la tête basse, la hauteur et l'impertinence. Car, ne se promenait-il pas, encore, M. de Toulouse-Lautrec, un faucon sur le poing gauche, de la viande crue dans l'autre main, et s'arrêtant tous les dix pas pour nourrir le rapace?
On citait, avec orgueil, bien d'autres fantaisies de cet homme, qui ignorait si heureusement toutes les conventions sociales; comme il voulait ignorer le temps, le lieu, les saisons et les heures;—en un mot tout un ensemble de médiocre vie basée sur la résignation et la discipline des bourgeois et des gens de boutique.
Et Paris aussi subissait ses frasques! Ainsi, un jour, par exemple, ne s'était-il pas entêté à emmener, à une matinée de gala du théâtre de l'Opéra-Comique, un ménage ami: homme et femme, dans une bizarre voiture-araignée qu'il conduisait lui-même? Sur le parcours, rires et quolibets de fuser! Imperturbable, le comte Alphonse tenait correctement les guides; donc, pourquoi un tel concert de moqueries et de railleries? Les invités ne le surent qu'en arrivant au théâtre, lorsque, descendus de la haute voiture, ils aperçurent entre les roues, dans une vaste cage, toute une piaillante et frémissante tribu de petits oiseaux, que le comte avait accrochés là, pour «qu'ils prissent l'air!» (sic), avant que de servir de pâture à ses faucons!
Une autre fois, une nuit, à la campagne, les domestiques n'avaient ils pas surpris M. le Comte à la recherche de cèpes; et il tenait d'une main une bougie allumée, et, de l'autre main, un carton à chapeau? Et, le lendemain, n'était-il pas descendu, à la table d'un dîner de famille, costumé en écossais, et la jupe à carreaux remplacée par un tutu de danseuse?
A Paris, on vit le comte de Toulouse-Lautrec, à l'enviable moment des beaux cavaliers et des jolies amazones, monter, pendant quelques mois, au Bois, une jument laitière, sur une selle de Kirghiz; et, de temps en temps, il mettait placidement pied à terre, pour traire la jument et boire de son lait.
C'est aussi au même Bois de Boulogne que, rencontrant, un jour, une troupe de cavaliers tartares, en représentation au Jardin d'acclimatation, il se mit à caracoler à leur tête, pour les emmener à travers Paris jusqu'à l'Hippodrome (actuel Gaumont-palace); et là, dans le jardin qui existait alors, les faire photographier, en se plaçant au premier rang.
Enfin, voici une dernière anecdote; et celle-ci, qu'on me le pardonne, m'est toute personnelle.
Quand le comte apprit, en 1912, que j'étais en train de préparer un premier livre consacré à son fils, il se fâcha et il voulut accourir d'Albi pour me châtier, en combat singulier, comme au temps des Croisés. Il dit ceci: lui, noble gentilhomme, il tiendrait une lance, il serait dans une espèce de petite tranchée à cause de ses cors aux pieds; et moi, humble serf, je serais face à lui, et armé d'un simple bâton. Croyez-le, on eut beaucoup de difficultés à l'empêcher de venir jusqu'à moi, à Paris, à cheval, par le moyen de chevaux de relais.
Certes, je pourrais citer bien d'autres anecdotes pour montrer que le comte Alphonse de Toulouse-Lautrec-Monfa était vraiment un gentilhomme d'une totale extravagance; mais, aussi bien, il faut, peut-être, se contenter du significatif dessin que Forain fit d'après lui, et qui le représente, cet insolite gentilhomme, à cheval, son ample manteau déroulé, comme une robe de cour, sur la croupe de la bête?
Un père assurément singulier, une mère pieuse, très attachée à ses devoirs, voilà donc, à peine silhouettés, les directs ascendants de Henri de Toulouse-Lautrec; ascendants qui convinrent entre eux deux de ceci: la comtesse s'occuperait d'abord seule de son fils; le père, lui, s'en chargerait plus tard; et en ferait, alors, à son image, un orgueilleux seigneur, un forcené veneur, et un parfait contempteur de son temps!
Henri de Toulouse-Lautrec partit pour vivre, avec sa mère, toute son enfance à Paris, hôtel Perey, cité du Retiro; et il fut placé comme externe libre au lycée Condorcet, sa mère se chargeant de toute son éducation et lui servant même de répétiteur.
Ses vacances scolaires, il les passait à Celeyran, au Bosc ou à Malromé. Tous deux, la mère et le fils, ils furent aussi plusieurs fois à Nice, dans une pension de famille, où Henri aimait à parler anglais avec les hôtes.
Mais il fallait rentrer; et le lycée l'obsédait. Aussi, dès l'âge de dix ans, il ne voulut plus travailler qu'avec sa mère. Quand il eut treize ans, il se cassa une jambe en glissant sur un parquet; et l'année suivante, lors d'un voyage à Barèges, il se cassa l'autre jambe. Dès lors, il ne grandit plus; et la marche lui devint pénible.
En une douloureuse réalité, c'en est fait des rêves de la toute première enfance. Le père, ce dur cavalier, se détourne de cet enfant qui ne peut, qui ne pourra jamais le talonner dans ses chasses. Voilà tout le commencement d'un chagrin que l'enfant, l'adolescent, et enfin l'homme ne cessera plus de ressentir!
Ces chevaux, qu'il ne pourra jamais conduire, cet infirme les aime d'un tel amour qu'il commence de les crayonner, de les dessiner, seuls ou avec des chiens, ou avec des équipages. Et cela le passionne tellement qu'il ne veut même plus accomplir ses études scolaires. Il passe la première partie du baccalauréat-ès-lettres; et il en reste là.
Il est un nain. Il a un torse normal; mais ses jambes sont extraordinairement courtes. Oui, c'est un fait brutal! Le descendant des comtes de Toulouse-Lautrec-Monfa ne sera pas un cavalier, un héros de concours hippique et de chasses à courre. Il n'a plus qu'à devenir le peintre des bals publics, des maisons closes, des vélodromes, de toute une population pittoresque, assurément, mais comme ce champ est borné! Souvent, au cours de sa brève vie, est-ce que Lautrec ne regrettera pas l'élégant gentilhomme, le rude bretteur et le vigoureux chevaucheur qu'il eût pu être, en un mot la belle brute dont la vitalité sanguine et nerveuse attire autour de soi un violent flux d'admiratifs hommages? Porter un tel superbe nom: Henri de Toulouse-Lautrec-Monfa et aboutir là: être l'annaliste d'une époque de pourriture! Pour oublier cela, est-ce qu'il ne sera point obligé de se jeter, à corps perdu, dans la vie, et de la brûler, la mauvaise vie, avec la plus dévorante frénésie?... Allons! C'est ce que fera Henri de Toulouse-Lautrec-Monfa, peintre un peu par force et surtout par vocation, mais descendant quand même, malgré tout, d'une lignée de comtes d'altière noblesse; et seul descendant, puisqu'il avait perdu un frère, âgé d'un an, alors qu'il atteignait, lui, la troisième année de sa vie.
Soit! Ses brillantes qualités d'orgueil, d'amour de sa race, de fierté apprise, il les emploiera donc, puisque c'est la dure contrainte, au service de son métier presque subi; et toute son éducation, tout le style, toute la hauteur de son origine, il mettra tout cela dans son dessin et dans sa peinture; puisque la nature, si impitoyable aux erreurs congénitales, lui refusa, à lui, la taille et la force qu'elle accorde si bénévolement à tant de fils des champs ou des villes, nés dans l'emportement de deux sangs merveilleusement croisés et neufs, et purs de toute consanguinité imposée depuis de trop longues années!... Et, pour la première fois, peut-être, un peintre porteur d'un nom à panache, avec un entrain non feint, ira vers les plus crapuleux spectacles, pour les exprimer, non pas, comme on l'a cru, avec une férocité de nain haineux, mais avec une verve passionnée, avec une tenace ivresse, avec un don de tout son génie. Et toujours ce peintre-là—rare spectacle!—cherchera à chérir davantage ses modèles; il consumera une plus farouche volonté à les dessiner mieux, à les peindre avec plus de fougue et avec plus d'amour!... C'est comme cela qu'il usera sa méchante vie!
PARIS ET RENÉ PRINCETEAU
Occasionnellement, le comte Alphonse de Toulouse-Lautrec avait dessiné et modelé quelques esquisses en terre: chevaux et chiens d'équipage; mais il ne convient pas de voir ici une véritable hérédité pour Lautrec, qui va, au contraire, après quelques essais, se donner tout entier aux bals et aux maisons closes, à des hôtes de cirques et de bars.
C'est plus simple et tellement plus simple. Le comte Alphonse de Toulouse-Lautrec avait un ami, artiste-peintre, dont l'atelier s'ouvrait dans une sorte d'impasse, au no 233, du faubourg Saint-Honoré! Ce peintre, comme par un décret de la Providence, c'était René Princeteau, peintre de chasses, de chevaux et de chiens! Or, dès l'âge de huit ans, Lautrec ayant commencé de venir dans l'atelier de Princeteau, retrouvait ainsi tous les sujets de tableaux qui lui étaient si familiers. De là à les imiter, à les copier, il n'y eut qu'un pas à franchir; et il fut vite franchi. Ce passage d'une lettre qui nous fut adressée par Princeteau quelques jours avant sa mort, atteste cela. Voici ce fragment:
«Oui, j'étais surtout peiné de sa «pas bonne forme»! (sic). Mon pauvre Henri! Il venait tous les matins dans mon atelier; à quatorze ans, en 1878, il copia mes études et fit un portrait de moi, «à me faire frémir!» (sic).
«Pendant les vacances, il peignait devant nature portraits, chevaux, chiens, soldats, artilleurs au moment des manœuvres. Un hiver, à Cannes, il a peint des bateaux, la mer, des amazones.
«Henri et moi, nous allions au cirque pour les chevaux, et au théâtre pour les décors. Il était profond connaisseur en chevaux et en chiens.»
Et voilà la toute simple raison des débuts de Lautrec. En tout cas, Princeteau étant sourd et muet, il ne pouvait pas être un maître fatigant pour le peintre adolescent. De plus, chez Princeteau, venaient aussi quelques peintres: Forain, Butin, Petitjean et surtout John-Lewis Brown, un autre peintre de chevaux et un autre Bordelais comme Princeteau. Mais lui, Brown, peignait ses chevaux et ses cavaliers avec une telle virtuosité et avec un tel éclat que tous ses portraits de chevaux semblent avoir été plaqués de luisant acajou.
Dans ce milieu de peintres, et surtout en présence de ces deux peintres de chevaux: Princeteau et John-Lewis Brown, Lautrec se mit à représenter avec une opiniâtre ardeur les chevaux qu'il ne pouvait pas chevaucher. Rappelons-nous, d'ailleurs, qu'il n'y eut jamais un plus favorable temps de l'hippisme. Ils montaient régulièrement, au Bois, ces cavaliers et ces amazones qui s'appelaient Émile Abeille, le comte Nicolas Potocki, le prince Charles de Ligne, le duc de Camposelice, le vicomte de Montigny, le marquis de Breteuil, le vicomte de Pons, le baron de la Rochette;—la duchesse de Fitz-James, la comtesse de Clermont-Tonnerre, la comtesse de Caraman, la baronne de Beauchamp et la marquise de Louvencourt. Or, comme Princeteau, sans trop d'originalité, mais avec acharnement, les dessinait tous et toutes sur de petits albums, c'étaient ces petits albums-là, prestigieux et magiques, qui passionnaient Lautrec.
Là-dedans, en effet, au cours des pages, ne voyait-il pas des poneys, des cobs, des irlandais, des pur-sang, tous chevaux bien mis;—et aussi, dans de discrètes allées, des silhouettes de bidets et de chevaux de manège, dont le drolatique aspect physique l'enchantait? Toutes les caricatures, mâles et femelles, que le goût de l'équitation pouvait engendrer,—c'est sans doute de les regarder, avec tant de flamme, que Lautrec prit le sens de ce trait caustique, aigu et rare, qui, plus tard, développé, fera de son dessin une écriture à nulle autre pareille et situant admirablement toutes les tares physiques. Et comme Princeteau aimait de plus en plus «son nourrisson d'atelier», ainsi appelait-il Lautrec, celui-ci put, tout à son aise, dessiner et peindre, sous les regards amusés de Princeteau. Un jour pourtant ce dernier voyant que le «nourrisson» voulait, lui aussi, devenir un artiste, un enseignement officiel s'imposa aux yeux du brave homme, peintre discipliné, qui, naturellement, croyait à la tradition, aux professeurs consacrés; et il choisit alors pour Lautrec un véritable maître, en la personne de M. Léon Bonnat. Lautrec, docile, entra dans cet atelier; mais il ne fit qu'y passer, l'atelier Bonnat ayant fermé presque aussitôt ses sacrées portes. Juste compensation! C'est dans cet atelier que Lautrec connut son ami le plus attaché: M. Henri Rachou, qui est actuellement Directeur des Beaux-Arts de la ville de Toulouse.
Le soir, Lautrec retrouvait René Princeteau; et, durant toutes ces années-là, on les vit tous deux au cirque Fernando, alors bâti en planches, sur l'emplacement actuel du cirque Médrano, et que tout Paris envahissait.
Ce goût du cirque, on le verra se développer jusqu'à la plus extrême acuité chez Lautrec. Plus loin, nous dirons ce qu'il en tira, même quand il fut contraint de se reposer pendant quelques mois, chez le docteur Semelaigne, à Saint-James.
CORMON OU LA VIE
De Bonnat, Lautrec passa aux mains de Cormon. D'un médiocre à un pire. L'homme de l'âge de plâtre, le néfaste macrobe qui commit sur des toiles à voiles les plus odieux des poncifs, avait ouvert un atelier à Montmartre, rue Constance. Lautrec alla dans cet atelier. A cet âge, on a la candeur des plus touchantes sottises. Et, Cormon s'installant ensuite au no 104 du boulevard de Clichy, Lautrec le suivit. Aussi bien, ce sont les camarades qui vous attirent; et Lautrec, dans le premier atelier Cormon, s'était déjà lié avec les peintres Vincent Van Gogh, Gauzi, Claudon, Grenier et Anquetin; et ceux-là, tout en restant chez le pion d'Institut, n'admiraient que Delacroix, Degas, Manet, Renoir et les Japonais. Et ils tenaient des propos enflammés! Et ils avaient de beaux espoirs!... Mais quels souvenirs ont gardé de Lautrec ses camarades de ce temps-là? Le premier, voici comment le juge le peintre Claudon:
«Lautrec était fort adroit, et il se servait de cet esprit d'observation qui n'a fait que s'aiguiser avec le temps; mais c'étaient surtout les chevaux, les habits rouges et les chasses à courre qui le passionnaient. Toutefois, je dois avancer qu'ayant un jour à décorer deux panneaux dans un cercle que nous avions fondé, il fit ses panneaux tout à fait à la manière de Forain.
«Je me rappelle de ce temps peu de mots de Lautrec; il aimait plutôt à synthétiser par une phrase brève toute une situation, et à rendre les choses par une formule crayonnée sur un bout de papier et les gens par une charge faite d'un trait étonnamment expressif.»
M. Gauzi, retiré aujourd'hui à Toulouse, nous a dit, de son côté:
«Sous des dehors moqueurs, Lautrec était d'une nature très sensible, et il n'avait que des amis. Extrêmement liant, il était très serviable. Faible, il admirait la force chez les lutteurs et chez les acrobates. Il était très bien élevé. En art, il fut toujours sincère. A l'atelier Cormon, il s'efforçait de copier le modèle; mais, malgré lui, il exagérait certains détails typiques ou bien le caractère général, de telle sorte qu'il déformait sans le chercher et même sans le vouloir. Je l'ai vu se forcer en présence d'un modèle à «faire joli», et ne pouvoir, à mon avis, y réussir. Le mot «se forcer à faire joli» est de lui. Ses premiers dessins et ses premiers tableaux au sortir de l'atelier, il les exécuta toujours d'après nature; il disait même qu'il ne pouvait travailler si le moindre accessoire n'était à sa place au moment où il travaillait. Il avait entrepris un portrait de moi; à ce moment, j'arrivais de ma province et j'arborais un superbe gilet de fantaisie jaune; immédiatement ce gilet fut dans l'œil de Lautrec, qui voulut me représenter en bras de chemise, sans doute pour mieux voir le dit gilet. Il commença et travailla quelques séances; sur ces entrefaites, je déménageai et on me vola ou je perdis mon gilet; il refusa alors de continuer ce portrait malgré qu'il fut très avancé; il en fit un nouveau tout à fait différent.»
«Son maître d'élection était Degas; il le vénérait. Ses autres préférences, parmi les modernes, allaient à Renoir et à Forain. Il avait un culte pour les anciens Japonais; il admirait Velasquez et Goya; et, chose qui paraîtra extraordinaire à quelques peintres, il avait pour Ingres une estime particulière; en cela, il ne faisait que suivre les goûts de Degas qui a toujours vanté les dessins de Dominique Ingres».
Les Japonais! Théodore Duret et Cernuschi, de retour d'un féerique voyage au Japon, les avaient mis à la mode; et on commençait de collectionner les si neuves estampes du Nippon, arrivées par les bateaux de commerce. Portier, le marchand de tableaux, en avait acquis un lot; et Lautrec lui acheta certaines de ces estampes. Il se passionna, comme Van Gogh, pour ces planches qu'avaient griffé Harounobu, Kiyonaga, Toyokouni, Outamaro, Hiroschigé et Hokousaï.
Cormon ou la vie? N'était-ce pas la vie, ces gestes, ces attitudes, ces expressions singulièrement inattendues? C'était la vie, cette grâce inédite, cette souple puissance, cette gracile joliesse, ces mobiles décors, cette science du dessin, ces accords de somptueuses couleurs! Cormon, à l'opposé, c'était le néant, la tradition la plus vaine figée par un dessin convenu, par une couleur générale alourdie de plâtre! Comment hésiter?
Et les autres admirations de Lautrec, c'était aussi la vie! Velasquez, en effet, c'était la hautaine distinction, la grâce d'une naturelle noblesse; Goya, c'était la fantaisie désordonnée, toute puissante, animant les plus terribles spectacles; Goya, qui, auparavant, avait aiguillé Forain se demandant un jour, au Cabinet des Estampes, ce qu'il convenait de faire; Forain, happé par les prodigieux Caprices, et éclairé tout d'un coup, brutalement; Goya, dont la forte devise: J'ai vu çà! allait devenir la devise de Lautrec, flottant entre Cormon de l'âge de plâtre et Goya de l'âge de sang!
Ingres, enfin, d'une sensualité concentrée jusqu'à la plus tendre subtilité, s'il s'en tient parfois à des redites de tradition; Ingres l'émerveillait également quand il lui livrait les trésors de ses odalisques, de ses baigneuses et de quelques-uns de ses portraits de femmes si brûlés de passion!
J'ai tenu aussi à interroger M. Henri Rachou, l'ancien condisciple de Lautrec. Voici sa lettre consacrée à la mémoire de son ami:
«J'ai connu Henri à Paris, par sa mère, en 1882. Il avait déjà commencé à peindre avec notre ami René Princeteau et faisait, à la manière de ce dernier, de petits panneaux représentant des chevaux.
«Il a suivi avec moi les cours de l'atelier Bonnat, puis ceux de l'atelier Cormon où il étudiait de façon très suivie le matin, passant ses après-midi à peindre d'après nos modèles habituels: le père Cot, Carmen, Gabrielle, etc., soit dans mon petit jardin de la rue Ganneron, que j'ai habité 17 ans, soit chez M. Forest, propriétaire, rue Forest. Je ne crois pas avoir eu la moindre influence sur lui. Il venait fréquemment avec moi au Louvre, à Notre-Dame, à Saint-Séverin; mais, bien qu'il admirât l'art gothique, dont la vénération m'est restée, il manifestait déjà des préférences très marquées pour l'art japonais, l'art de Degas, de Manet et des Impressionnistes en général, de sorte qu'il échappa à l'atelier alors qu'il y travaillait encore.
«Ce qui m'a le plus vivement frappé chez lui est sa magnifique intelligence toujours en éveil, sa bonté extrême pour ceux qui l'aimaient et sa connaissance parfaite des hommes. Je ne l'ai jamais vu se tromper dans ses appréciations sur nos camarades. Il était incroyablement psychologue, ne se livrait qu'à ceux dont il avait éprouvé l'amitié et traitait parfois les autres avec un sans-façon voisin de la cruauté. D'une éducation parfaite quand il le voulait, il dévoilait un sens exact de la mesure en s'adaptant à tous les milieux.
«Je ne l'ai jamais connu ni exubérant ni ambitieux. Il était avant tout artiste et n'attachait, bien qu'il les recherchât, qu'une valeur très relative aux éloges. Il ne se montrait, dans l'intimité, que très rarement satisfait de ses travaux.»
Pour terminer ce chapitre, puis-je noter, enfin, ce court portrait physique et moral de Lautrec par un dernier de ses camarades?
«Il était non seulement très petit, mais difforme. La tête était lourde. Il traînait les jambes et s'appuyait sur une minuscule canne au manche recourbé, qu'il appelait lui même son «crochet à bottines». Il était très myope; son pince-nez ne le quittait pas. Il portait sa moustache et sa barbe mal taillées. Il avait la bouche épaisse, la lèvre inférieure pendante, toujours un peu baveuse, le nez assez fort, le regard souvent endormi, lourd; parfois, au contraire, étonnamment vif, curieux, rieur.
«Il lisait peu—ou presque pas. Assez bavard, il aimait fort plaisanter avec des amis. Pas lyrique, ni littéraire. Pas rosse, mais gouailleur, malicieux, très observateur, très passionné... Ah! je vois encore Lautrec passant toute sa matinée au musée de Bruxelles devant un portrait d'homme de Cranach! Quel enthousiasme! Enthousiasme jamais débordant, jamais méridional...»
MONTMARTRE
Mais la vie qui va prendre tout entier Lautrec, la vie qui l'assaille chaque jour quand il va chez Cormon et quand il sort de ce morne atelier, la vie, toute la vie matérielle et brûlante, c'est Montmartre et quel Montmartre!
Montmartre, au temps de Lautrec, c'est-à-dire de 1885 à 1900, c'est en effet, le Moulin-Rouge qui vient de remplacer le Bal de la Reine Blanche et que dirige Zidler; c'est le Café du Rat mort, déjà situé à sa place actuelle; c'est le Bal du Moulin de la Galette, où l'on paye les danses; c'est Palmyre, installée alors à la Souris, rue Bréda; c'est Armande, trônant au Hanneton; c'est l'Auberge du Clou, avenue Trudaine; c'est le cabaret du Mirliton, que vient de quitter Salis pour transporter, rue de Laval, son cabaret du Chat noir;—le Mirliton, où engueule et chante l'humanitaire Aristide Bruant; c'est le Bal de l'Elysée Montmartre; c'est le Divan Japonais; c'est le tapageur Café de la Place Blanche, qui s'est ouvert en même temps que le Moulin-Rouge; et, enfin, Montmartre c'est, en contraste, autour de la vasque Pigalle, encombrée de modèles italiens, l'atelier de Roybet le Magnifique, le Panthéon de Puvis de Chavannes l'olympien sensuel, et la boutique de l'avare Henner, du pays d'Alsace!
On peut imaginer avec quelle joie Lautrec tomba du nid Cormon dans ce chaud milieu! Il a besoin de travailler, de s'étourdir; ici, il va travailler, et il va s'étourdir.
Pour lui, qui ne peut guère marcher et se fatiguer, l'essentiel, c'est de rester dans un cercle assez restreint; les boulevards extérieurs sont, d'ailleurs, peu sûrs; et le Moulin-Rouge le retiendra durant de longues années avec son amusant et exceptionnel spectacle. Lautrec se lie donc tout de suite avec Joseph Oller, le propriétaire; et il aura désormais, au bal, sa table retenue.
Il y entre, tous les soirs, le visage joyeux. Mais aussi quel bal et quelles danseuses! A l'heure actuelle, c'est peut-être notre plus tenace regret que tout cela ne soit plus! Sans doute, on loue toujours le temps passé; mais il nous semble que la vie alors était moins bête qu'au temps présent; surtout si l'on évoque toutes ces pittoresques danseuses, qu'on appelait, entre tant d'autres: Grille d'égout, Demi-syphon, Rayon d'or, Muguet la limonnière, Eglantine, la Goulue, la Mélinite, et que couronnait ce prodigieux danseur: Valentin le désossé!
Ah! ces trois dernières vedettes, quelles curieuses et épileptiques sauterelles! Quel extravagant trio! Ce Valentin le désossé, si glabre, si funèbre sous son haute forme noir, qui basculait en avant; ce somnolent Valentin, qui, le soir, se transformait en un inénarrable et électrique danseur. Grand, maigre à s'enrouler autour d'un bec de gaz, n'ayant pas d'âge, trente-cinq ou tout aussi bien cinquante-cinq ans, étriqué et monté sur ressorts, il avait des jambes et des bras en lanières de caoutchouc. Il tenait de la sarigue et du casoar, et quelle trompe! Mais ce dégingandé valsait vraiment avec une sûre cadence et un incroyable rythme. Ses longs pieds tournaient, remontés, toujours autour du même pivot. Ses pieds étaient de parfaits automates. Aussi, comme nous l'admirions, cet Empereur de la Danse!
Ses rivales et ses deux chères amies, c'étaient la Goulue et la Mélinite.
La Goulue, une étrange fille, à la face d'empeigne, au profil de rapace, à la bouche torve, aux yeux durs. Sèchement elle dansait, avec des gestes nets. On l'appelait la Goulue, du temps de ses débuts au Moulin, où elle avait fait, chaque soir, le tour des tables, en vidant le fond des verres.
La Mélinite ou Jane Avril, c'était une autre affaire, comme on dit. Car elle se présentait, celle-ci, gracile et souple. Délicate et amenuisée même. Son visage pincé et fin faisait songer à une souris. Et qu'elle était invraisemblablement maigre, si déliée qu'elle pouvait se ployer jusqu'à éventer de son dos le parquet!
En outre, elle «avait des Lettres»; ses amis comptaient dans la Littérature gaie et dans la Littérature sacrée; ses amis Alphonse Allais et Théodor de Wyzewa. D'ensemble, elle apparaissait telle qu'une sorte d'institutrice tombée dans la canaille du «chahut». Douce, bien élevée, elle tenait gentiment son «paquet de linges», au moment où, d'une jambe, redressée et agitée, elle battait la rémolade.
La Goulue, au contraire, vous secouait avec son chignon relevé en crête de bataille, avec ses lèvres serrées et son bec d'épervier. Quelle face et quel profil! Elle symbolisait, cette formidable guenipe, toute une époque qui bouillait dans la sauce des bals.
Gale et teigne, on n'osait pas, vraiment, certains soirs, lui adresser la parole. En ces moments-là, ses yeux se plissaient, aggravaient leur dureté métallique, et l'accent circonflexe de sa bouche remontait durement vers son nez aux narines minces.
Tous les soirs, Lautrec ne manquait pas d'aller au Moulin; et il offrait à boire aux trois impériales étoiles. Pour tous, danseurs et spectateurs, il devint bientôt l'indispensable personnage à la raison d'être de la danse. Assis à sa table, avec des amis, il était là, en effet, comme le bouddha, coiffé d'un melon, du quadrille et de la valse. Mais c'était un bouddha qui voyait tout, qui observait tout; et qui enregistrait la plus totale collection de gestes et d'attitudes que l'on pût imaginer!
Les odeurs des alcools et du bal le surexcitaient. Il fut rapidement visible que sa sensibilité s'aiguisait, se tendait jusqu'à une extrême limite douloureuse. Il avait déjà des tics, des rictus. Il vibrait jusqu'à l'angoisse; il paraissait s'étouffer lui-même sous une chape d'anxiété; il faisait pénétrer en lui, comme une pointe aiguë, le redoutable visage de ces danses qui le crucifiaient. Aussi, plus tard, certes, nous n'avons jamais pu sourire, nous, devant les quadrilles qu'il a peints, et que semblent danser de «vivants» cadavres!
En vérité, à ce moment-là, tous les chagrins de sa pauvre vie physique, qu'il porta telle qu'une sorte de suaire, Lautrec s'en imprégna, sans miséricorde, dans cette fumante salle du Moulin, où nous le rencontrâmes si souvent. En revoyant ses tableaux, nous sentons bien de quoi sont faits ces gestes canailles qui soulèvent des jupes, et de quel poids pèsent ces jambes qui remuent de la pointe le vide. Nous avons retenu, nous avons compté, en regardant Lautrec, tous ses sanglots cachés, tous ses effrois et toutes ses terreurs! Plus tard, même, est-ce que le Quadrille au Moulin-Rouge ne causera pas une épouvante pareille à celle qu'engendre la Crucifixion de Mathias Grünwald, par exemple? Qui notera alors les épouvantes de toutes nos pauvres âmes assassinées?
D'autres cavernes de supplice ou d'autres champs de pitié, Lautrec les trouvait à la Souris ou au Hanneton. Il tombait là sur toutes les vieilles et toutes les jeunes gousses, sur toutes les tribades qui, en se léchant et en se pourléchant, brassaient des cartes, ou jetaient des dés sur la crasse d'un marbre cassé. C'étaient des profils et des splendides têtes de massacre, des gueules affaissées de vices, des bouts de nez de rates et des groins de truies. Lautrec exultait dans cette bauge; il se pâmait sur toute cette magnifique pourriture à dessiner et à peindre. Ah! ce n'étaient plus les filles des routes, les filles rudes et fortes comme des bêtes de halliers; des filles durcies par l'air, par la pluie, par le soleil, et qui vibrent avec des cuisses craquantes et des bras de lutteurs! Ce n'était plus du rire sain, des apostrophes en pleine joie, la face éclatée et rouge; c'était, ici, de l'extrait de marécage, des moisissures et des verdissures de cloaques, des lèvres flétries, des yeux en persiennes, des nuques courbées, des seins dévalant sur des ventres mous, contenus dans des corsets durs. C'était inédit à représenter cela; et personne, proprement, ne l'avait fait. Un aspect pittoresque et ignoble, mais d'une superbe expression de fumier humain. Lautrec se jeta dans ce purin; et il s'en enivra.
Chez Bruant, il devint aussi un hôte tenace. A ce moment-là, il se traînait partout, se balançant, se dandinant. Le grand diable, qui, d'un emploi au chemin de fer, s'était juché sur le tréteau des chansonniers, l'épais bougre de noir vêtu et lourdement cravaté de rouge, l'enchanta. Quel ténor bruyant et fort en gueule! Et puis Lautrec aimait les chansons de Bruant, les chansons niaises et radoteuses, tout le vieillot déjà et tout le sentimental de ces romances consacrées aux filles et à leurs souteneurs; tout ce suranné qu'on présente encore maintenant, faisandé, avarié, hors de toute vérité! et Lautrec ne faisait que suivre tout Paris, en fêtant le chantre bêlant des filles.
Au Divan japonais, au Clou, Lautrec prenait place également; et, là, le bouddha, toujours, observait, notait des visages et des attitudes. Il fut bientôt l'ami de cet ex-marchand d'olives, Sarrazin, qui participa à la célébrité de ce Montmartre d'hier. Ce petit comptable maigre, porteur d'un lorgnon, témoignait avant tout d'une inexplicable peur de la police; pourtant, c'était dans le sous-sol du Divan qu'on faisait le plus de bruit, donc rien à craindre; mais Sarrazin, poète à ses heures, ne se sentait pas de force, affaibli par les rimes, pour se colleter avec les flics. Aussi, il voulut un jour agrandir son établissement, surtout le rendre plus honnête; mais, en quelques mois, il fit faillite. Montmartre n'aime pas l'ordre!
Là-haut, au Moulin de la Galette, perché sur la Butte, Lautrec ne se montrait guère. Du reste, ce n'était pas, en ce temps-là, l'amusante réunion des fillettes et des gosses de Montmartre, midinettes et commis, que ce Moulin allait devenir plus tard; ce n'était pas le tournoiement d'une jeunesse aigrelette; ce n'était pas non plus le laisser-aller et l'abandon de gamines d'atelier, rompues mais vivaces; c'était un bal au-dessous, un bal à saladiers de vin, à putains mûres. Cela n'était point pour trop tenter Lautrec; et puis, ce bal juché au diable vauvert l'éloignait trop de son quartier général, établi dans les immédiats entours du Moulin-Rouge. Le Café de la place Blanche et le Rat mort étaient aussi les seuls acceptables restaurants de nuit; et cela lui suffisait. Au premier bal des Quat'z-Arts, à l'Elysée Montmartre (après la fin des bals des Incohérents), à ce premier bal organisé par le photographe Simonnet, Lautrec se déguisa en ouvrier lithographe, cotte bleue, un chapeau mou avec une pipe passée au travers. Et ce simple geste le ravit. Un tout petit coin de Montmartre, avec des plaisirs en somme peu renouvelés, cela, c'était sa vie, cela fut désormais toute sa vie. Il n'alla guère ensuite que par caprices vers d'autres spectacles.
DES SOUVENIRS SUR LA VIE
II
Quelques Sports
Bars et Maisons closes
QUELQUES SPORTS
Lautrec ayant connu Tristan-Bernard à la Revue blanche, fondée en 1891, par les frères Natanson, tout de suite, par lui, il alla au vélodrome Buffalo, dont Baduel était l'administrateur, et, lui-même, Tristan-Bernard, le directeur sportif. Et pas un directeur sportif pour rire, car on doit à Tristan-Bernard, qui le croirait? trois choses essentiellement sportives: la sonnerie de la cloche pour annoncer aux coureurs le dernier tour à faire; la série de repêchage permettant à un crack d'en appeler d'une occasionnelle défaite; et enfin le brassard no 1 qui fut couru tant de fois!
Tristan-Bernard et Lautrec «s'adorèrent». Lautrec eut la bonne joie de connaître le fameux Yankee volant Arthur Zimmerman et la merveilleuse petite mécanique de demi-fond, Jimmy Michaël.
Et il travailla intensément à ce vélodrome Buffalo. Ce fut un tel moment d'enthousiasme sportif! Le vélodrome vécut de frémissantes heures qu'il ne devait plus retrouver. Certes, on admira, toutes ces dernières années, d'excellents coureurs de vitesse: le bull-dog Kramer, l'élégant Bourillon, le populaire Jacquelin, le tenace Ellegaard et le menu Friol; mais ils ne «coiffèrent» pas le prestigieux Zimmerman! Et quel Bouhours, quel Contenet, quel Darragon, quel Sérès pourrait-on aligner, dans la mémoire des vieux sportsmen, à côté du petit Michaël, qui tournait toujours de son vif et régulier mouvement d'horloge, un cure-dents entre ses lèvres; Michaël, cette petite face volontaire et busquée de ratier? Et, aussi, qui opposerait-on au dégingandé, plat et interminable Zimmerman, qui évoquait je ne sais quel oiseau des hautes altitudes, maladroit sur ses pieds, et si rapide, si volant, quand il pesait sur ses pédales?
Leur manager, Choppy Warburton, offrait également un étrange type, très américain, à dos bombé; et Lautrec, d'après les trois hommes, dessina d'extraordinaires lithographies.
Le beau temps! Beaucoup de ceux qui l'ont vécu, ne sont plus, depuis, retournés au Vélodrome. Il faut garder le culte des souvenirs!
Ah! les soirées surtout de Buffalo!
Sans les petites sportswomen qui venaient là en foule, la soirée, peut-être, n'eût pas été autrement enviable. Mais elles étaient vraiment amusées, elles, et amusantes. Du haut des virages, elles appelaient les coureurs et les encourageaient. On jouait des coudes pour aller se placer près de ces groupes particulièrement bruyants: et quand venait le moment de la course de primes, la meute des coureurs partait, s'étirait, se groupait, deux pelotons se formaient, et l'ensemble était joli, s'il n'était pas émouvant.
On regardait attentivement les yeux qui brillaient autour de soi, les petites faces blanches et rieuses, les mains qui allaient et venaient, en encouragement. Là-bas, de l'autre côté de la pelouse, toute roussie, les têtes, étagées devant les grandiloquentes réclames, apparaissaient comme de fantomatiques têtes de massacre. C'était hallucinant, si l'on s'absorbait un instant dans sa rêverie; mais le moyen d'y rester avec ces jacassantes compagnes, avec ces remuantes petites personnes! Par elles, on connaissait vite tous les coureurs de seconde et même de troisième catégories!
Mais, à leur tour, les brûlots tapageaient, grondaient, ronflaient et trépidaient! Coup de pistolet! Derrière trois monstres, brûlés au ventre par une double flamme bleue, roulaient aussitôt, collés, trois monstres plus petits, obstinés, tenaces! Ainsi, dans la nuit, c'était une vraie ronde du Walpurgis, une randonnée bâclée par trois engins fous qui s'activaient furieusement et pétaradaient!
Cet heureux temps du cyclisme, Lautrec en a emporté aussi une bonne part avec lui. En ce temps-là, en son temps, on sacrifiait tout à la gloire des cyclistes. Nous n'avons pour cela qu'à évoquer nos souvenirs!
Puis, venaient les pleins étés, et Lautrec alors se mettait vite en route pour aller ramer et nager dans le bassin d'Arcachon.
Il adorait être nu, et il aimait les matelots qu'il rencontrait là-bas. Installé dans sa villa Denise, il prenait une vareuse, une casquette sans galon de commodore, et les pieds nus, son petit pantalon retroussé, il arpentait la plage. Il nageait bien, du reste; et se baigner, c'était, avec les beaux jours, un des seuls moments possibles de quitter Paris, pour aller là-bas «tremper et radouber sa carcasse!»
Et il aimait de plus en plus les bateaux. Il y en avait de toutes sortes dans cette baie d'Arcachon: des bateaux de pêcheurs, des pinasses à rames et à voiles, et des bateaux de plaisance. Lautrec eût voulu ainsi, sur un yacht, aller jusqu'au Japon. Cela fut un des persistants désirs de sa vie, qu'il ne réalisa pas; et, pourtant, avec un peu d'entêtement, il était riche, rien n'eût été plus aisé!
«Sportif» toujours, Lautrec encore suivait assidument, aux Folies-Bergère, les luttes, même quand elles tombaient dans le chiqué le plus sot. Mais là, après maintes discussions, le directeur d'alors, Marchand, était devenu sa bête noire, une vache! comme il disait; et je ne parvins jamais à les réconcilier. Ils montraient, tous les deux, il est vrai, mis en présence, un tel aimable caractère!
Je fis connaître à Lautrec les ténors du moment: Paul Pons, Laurent le Beaucairois, Hackenschmidt, etc., mais je dois dire que ce fut le phénoménal Apollon, le champion pour mille années peut-être des poids et haltères, qui l'enthousiasma. Ah! le rude gaillard, du reste; et c'est une chance, pour les leveurs de poids qui sont venus après lui et qui viendront, qu'on n'ait point pensé à peser exactement les formidables poids qu'il arrachait! Lautrec réalisa de beaux dessins d'après ce splendide Hercule. Que sont-ils devenus? Je ne les ai jamais revus.
Les luttes! Leur indéniable attrait!
C'est que le spectacle n'était pas alors seulement sur la scène, il était aussi dans la salle,—dans la salle surchauffée, surexcitée;—dans le promenoir surtout, où se coudoyaient les hommes et les filles, celles-ci dépitées, furieuses contre ces luttes qui passionnaient les hommes, qui les agrafaient sur le rebord des loges, qui les juchaient sur les banquettes, qui les étageaient en gradins de cris et d'apostrophes, alors qu'elles dardaient en vain leurs œillades et qu'elles balançaient frénétiquement leurs allures d'oies-Impérias!
Elles allaient, elles venaient, pressées par l'heure, faisant ressource de tous leurs feux; mais elles ne pouvaient disputer l'intérêt à ces masses de chair, pourtant pas belles, qui se heurtaient et s'emboutissaient, là-bas, sous les aveuglants rayons des projecteurs!
En regardant ces lutteurs, on imaginait volontiers que c'était ici, sur la scène, tous les formidables héros de la statuaire. Tous ces muscles merveilleux, on les avait vus dans les réalisations esthétiques des Grecs, des Michel-Ange et des Puget. On les voyait, cette fois vivants en plein mouvement, tendus, exaspérés, par cette volonté de vaincre qui déformait aussi, la plupart du temps, les faces, et qui en faisait des masques douloureusement frénétiques. On se disait que nul spectacle ne pouvait donner un plus bel amas de muscles, un jeu plus passionné d'étreintes; et l'on admirait toutes les prises et toutes les attitudes de ces lutteurs, le dos ployé, le cou tendu, solidement arcboutés sur leurs jambes fortes, véritables piliers, colonnes lourdes des temples trapus.
On admirait les bonds rapides, les détentes imprévues de ces pesantes masses. On ne savait s'il fallait être pris davantage par la force ou par l'adresse. Souvent, c'était le combat à terre, interminable, toutes les prises d'épaule ou de tête essayées, un combat monotone, tout entier de force; mais souvent, aussi, c'était une lutte quasi légère, les deux hommes, malgré le poids, cabriolant, sautant et se retournant prestement.
Sous la lumière brutale des projecteurs, on croyait, parfois, que c'étaient là les énormes prophètes de la Sixtine qui luttaient, quand on ne regardait pas les visages sans barbe, aux cheveux coupés courts.
Et cela était un divertissant spectacle. Lautrec ne pouvait point ne pas s'y passionner.
BARS ET MAISONS CLOSES
Le goût extrême du pittoresque, de l'en-dehors des mœurs, devait tout droit conduire aussi Lautrec dans ces bars, dits anglo-américains, où il pouvait s'amuser du décor des verreries, des petites serviettes de couleur, des garçons en veste blanche, des roast-beefs saignants, des branches de céleri dans des verres d'eau, des petits tonnelets cirés, du haut comptoir à barre de cuivre, et surtout s'intéresser si vivement à la fabrication des cocktails et à la dégustation des short drinks et des gin-wiskies!
Les barillets bien rangés, la verrerie de couleur, les clinquantes réclames des bières anglaises, des champagnes, des long drinks et des gobblers, allumaient tout aussitôt, au fond de son regard de gnome, d'ardentes convoitises. Il vivait là, intensément et magnifiquement. Tout son art exaspéré, déformé, tout son génie de Little Tich fait peintre, il le doit bien aux soubresauts, aux cauchemars de l'alcool, qu'il absorbait là par tous ses sens;—car il les contemplait, il les respirait au moins autant qu'il les buvait, les fortes et redoutables liqueurs.
Je crois bien, quand je songe à tout ce passé, que, curieusement et frénétiquement, par satisfaction physique et nécessité intellectuelle, Lautrec lampa toutes les boissons spiritueuses connues. Certainement, il ne les citait pas par ouï-dire, car il en parlait trop bien. Et alors que je m'en tenais, moi, à quelques formules de cocktails, il réclamait tous les spiritueux indistinctement et à forte dose, comme l'essence qui devait alimenter son organisme contrefait et génial. Mis, après ces brûlantes ingestions, en présence d'une fille, dans un bal public, au théâtre ou au concert, c'était souvent un chef-d'œuvre qu'il exécutait le soir même ou le lendemain, pour la longue suite des merveilleuses œuvres qu'il nous a laissées.
Et quel public il flairait là!
Bars de la rue d'Amsterdam, des Champs-Élysées, de l'avenue Montaigne, bar Achille, rue Scribe, ou Irish and american bar, rue Royale, dans vos roboratives salles, il rencontrait des hommes de cheval avec des petits chiens rageurs, des chanteuses de beuglants à la face en biais, mal embouchées et vives; et tout cela s'agitait, gueulait, buvait, fumait; tandis qu'un nègre gigoteur jouait du banjo, et que, toujours mûres, soûles, d'autres filles, des épaves, en piquant des crises, se dégrafaient et vidaient leur vessie.
En s'hallucinant, cela devenait plus aisément londonien qu'à Londres, évoquait mieux, dans la fumée des courtes pipes et des gros cigares, quelque coin de taverne: Au hérisson d'or, autour d'Epsom ou de Newmarket.
Pour Lautrec, ces coins-là mettaient vite sa tête en folie. Il humait le violent parfum de ce milieu rude, imprégné d'alcool et de peau de grand air, la peau de ces hommes qui vivent dans les bois, sur les pistes et dans les allées d'entraînement. Entrer là, s'asseoir, renifler, et boire doucement une multicolore liqueur, à nom de saloon britannique, quel régal pour Lautrec, qui, parlant anglais, était surexcité par les syllabes londoniennes, ces syllabes tellement sportives et comme incluses dans ces liqueurs qu'il aimait et qu'il avalait sans souci de péril!
Longtemps, nous fûmes ainsi, Lautrec et moi, les clients d'un petit bar, gîté dans les entours des Folies-Bergère. De onze heures à deux heures du matin, il s'y tenait réunion d'acrobates et de filles, et, au moment des luttes, tous les lutteurs s'y retrouvaient, même ceux qui ne paraissaient point sur la scène de la rue Richer. Raoul le Boucher, resté gosse, y taquinait les Turcs; et il était la bête noire de Nourlah le colosse. Paul Pons n'y faisait que de rares apparitions; mais tous les autres y figuraient: Laurent le Beaucairois, Eberlé, Constant le Boucher, Vervet, beaucoup de moins notoires aussi qui écoutaient avec recueillement, les prouesses des ténors de la ceinture.
Au dernier instant, souvent quelques-uns se faisaient tirer l'oreille pour aller au tapis,—dame! il faut vivre!—et Marchand envoyait ambassade sur ambassade, avec promesse de quelques louis en plus, pour ramener sur le plateau les lutteurs que le public, à vif tapage, réclamait.
Chez Achille, Lautrec rencontrait des jockeys, ces petits bonshommes-singes qu'il adorait, presque à peine plus grands que lui; mais, eux, ils avaient des jambes! et il observait jusqu'à l'acuité la plus tendue leurs amusantes carcasses de petits vieux. Parfois ces brefs bonshommes étaient un peu boulots; ceux-là étaient les rageurs, se privant, s'exténuant, ne mangeant pas, ayant même peur de boire pour ne pas prendre les quelques kilos de graisse en trop pour les prochaines courses. Et des filles les escortaient; des filles vautrées auprès d'eux, auprès aussi des entraîneurs, ceux-là enfin libres de grossir; et qui, rouges, congestionnés, buvaient, buvaient comme des lampes, et fumaient comme des cheminées!
C'étaient là les vrais bars, les seuls où, dans la verve de conversations sportives, il soit vraiment agréable de manger un irish-stew ou un hot roast-beef, posé sur une table ronde qui fleure bon, au pied du comptoir, où des garçons, d'un geste précis, manœuvrent des pompes à bière, ou, à petits coups secs, battent l'essence forte et apéritive d'un précieux John Walker!
De ces bars, Lautrec, étourdi, gagnait les maisons closes.
Là, il se replongeait dans un autre élément propice. Il aimait la Femme; mais il aimait aussi l'atmosphère du lieu, le calme assourdi, le repos au creux des profonds divans. Goûtant encore ici les heures si diverses, les bavardages des crapaudes, il retrouvait une intimité qui n'existait pour lui nulle part ailleurs, tellement son aspect physique glaçait! Et de se sentir si bien en confiance, il était joyeux, bavard, il chantonnait une scie du jour. J'avoue que les filles, soit rue des Moulins, soit rue d'Amboise, ou dans toute autre maison, ne se montraient pas méchantes gales pour ce bon garçon qui les caressait de tendresses certaines; car, aux fêtes, aux anniversaires de chacune de ces gotons, des bouquets, des pâtisseries, ses cadeaux, affluaient; et s'il lui arrivait de présider, dans ces chaudes maisons, un dîner de gala, je vous assure qu'il tenait son rôle avec une distinction et une cordialité qui ravissaient toutes les garces. Enfin, attiré là par son désir de les peindre, n'était-ce pas le meilleur moyen de les bien connaître, et d'aboutir à des tableaux qui apparaissent autres que des rengaines et des redites de banalités?
Il apprit à voir marcher les femmes, à les voir presque aussi naturelles, et aussi candidement femelles qu'elles apparurent à Gauguin à Tahiti.
Lautrec, ne se décidant pas à aller au Japon, où des quartiers avec jardins sont réservés aux courtisanes et où tout le monde les peut examiner à l'aise, il n'y a vraiment nul grief à dresser contre sa mémoire, parce que ce peintre a voulu observer les filles de Paris à toutes les heures, dans une sorte de caserne ou plutôt de couvent, où tout un tableau de travail est réglé d'avance; et où maîtresse et sous-maîtresse font évoluer avec méthode et discipline tout un bataillon de catiches pas des plus amènes. Là, il a pu, en toute liberté et en toute sincérité, ce qui est la vraie dernière chose, réaliser des tableaux de mœurs étonnamment divers et vivants, dont la synthèse eût pu, un jour, peut-être, avec le concours d'une vie plus longue, constituer un considérable document pour les mœurs d'aujourd'hui et d'hier, pour les mœurs, à bien dire, de toujours; et qui, grâce à Lautrec et à son goût intransigeant de la vérité, offrent, même ainsi tronquées, d'éloquentes manifestations du bien ou du mal, comme il vous plaira à vous de l'entendre!
Souvent, quand on arrivait dans l'atelier de Lautrec, on voyait des filles de ces maisons. Elles étaient en visite; et il s'amusait de les recevoir. Sachez, du reste, qu'il n'était pas plus grossier que les autres hommes. Ces maisons, c'était vraiment pour lui une famille! Oui, Lautrec étant un tendre, elles étaient, pour lui, ces filles, des sortes de déshéritées, elles aussi. Elles n'avaient pas choisi plus que cela leur genre de vie. D'ailleurs, choisit-on sa vie? Elles avaient même parfois d'étonnantes candeurs, des jalousies baroques. On ne comprenait pas pourquoi elles pleuraient, sans raison apparente, sans cause déclarée. L'une de ces femmes n'avait-elle pas défendu à Lautrec d'amener dans la maison où elle se trouvait son ami le sculpteur C.., qu'elle chérissait, et à qui elle ne voulait pas se montrer en putain soumise? Et Lautrec était pris par beaucoup de ces choses-là, assez inattendues sans doute, et qualifiées plus certainement encore de grotesques par les gens dits honnêtes qui trouvent très bien, quand ça leur plaît, de les souiller, ces filles, au commandement!
DES SOUVENIRS SUR LA VIE
III
Voyages
La Mer
VOYAGES
Avec un homme comme Lautrec, il ne faut pas s'attendre à lire sous ce titre: Voyages, des descriptions de tours du Monde ou même de simples traversées de l'Atlantique. Pays touchant la France ou coins d'extrême banlieue, non très loin cependant de Paris, voilà tout ce que Lautrec entreprit de visiter; et c'est ainsi que, les premières années qui suivirent sa sortie de l'atelier Cormon, il alla simplement plusieurs fois à Villiers-sur-Morin, où habitaient quelques-uns de ses anciens camarades.
Il revit là les peintres Grenier, Claudon; et ce fut, je crois, en 1887, qu'il y peignit le petit portrait de son ami Grenier, qui est aujourd'hui dans la collection Pierre Decourcelle. Plus tard il peignit aussi un portrait de Mme Lily Grenier, portrait pas très beau, assurément, et qui est presque un Roybet.
Ce court voyage de Lautrec à Villiers, et ses brefs déplacements à Etrépagny, où il alla rejoindre deux années de suite son autre ami le peintre Anquetin, afin de chasser, en sa compagnie, les jeunes corbeaux, tout cela, ce ne sont que des excursions, pourrait-on dire, qui, au surplus, le fatiguaient vite; car la campagne bucolique ne pouvait guère séduire ce monomane du Moulin-Rouge et du Café de la place Blanche. Vous ne voyez pas, en effet, Lautrec regardant des champs ou des arbres, tandis que s'offrent à ses yeux des visions de la Goulue se cabrant, de Jane Avril tournoyant ou de Valentin pinçant un cavalier seul, dans le tonnerre des cuivres!
Pourtant, Lautrec accomplit de plus sérieux voyages en Angleterre, en Espagne, en Belgique et en Hollande; mais il ne pénétra point en Italie. Fort heureusement, peut-être; car, visiteur du sud de la botte, quelle impossibilité pour lui de revenir de Naples,—de Naples, la chaude et franche ville salope!
Il fut à Bruxelles, aussi, pour une exposition de quelques-unes de ses œuvres à la Libre Esthétique;—et, en Angleterre, pour une autre exposition, au moment critique de la guerre anglo-boer.
C'est avec son ami Maxime Dethomas, haut par la taille et haut par le talent, qu'il visita une partie de la Hollande. Ils descendirent l'Escaut en bateau. Amer voyage qui ne plut pas à Lautrec!
D'Angleterre, il rapporta de nouvelles recettes de cocktails. Heureux pays qu'il nous vanta à son retour, parce que l'alcoolisme y est très considéré et même consacré par les lords!
Il y a d'autant mieux étudié l'art de préparer les english and american drinks. C'est le doigté surtout qui l'a ébloui. Ce n'est pas seulement, en effet, le dosage qui importe, mais la manière de faire le précipité; et cette opération chimique renouvelée de différentes façons, lui a fait entrevoir un «monde de sensations» pour l'odorat et pour le goût. Devant tous les mélanges possibles il resta un moment, assurément, stupéfait et inquiet. Il se mit tout de même de bon cœur à la besogne; et, bientôt, il réussit à merveille toute la gamme des short drinks et des long drinks.
De ses deux voyages en Espagne, le premier tourné avec son ami Maurice Guibert, il rapporta d'autres vives observations puisées cette fois aux maisons closes. Car, on se doute bien que, s'il s'est enthousiasmé pour Goya à Madrid et pour le Greco à Tolède, il n'a point manqué de fêter les filles de toutes les chaudes rues de l'Espagne.
La célèbre lithographie en couleurs qu'il intitulera: La passagère du 54, et qui représente une jeune femme de profil, sur un bateau, sous une tente, est un souvenir réalisé de ce voyage-là.
Mais, surtout il n'oubliera plus jamais les œuvres du Greco et de Goya.
Cette fois, il a vu Goya!... Et il exprime toute sa frénétique admiration pour cet hallucinant visionnaire des plus violentes sensations picturales. Et quel inventeur de l'art moderne! C'est lui qui a déchaîné toutes les fantaisies et tous les concepts. Dans le rêve, il est allé au delà de toute audace; il a créé des monstres parfaitement organisés; il a, dans tous les cauchemars et dans toutes les angoisses, exprimé l'inexprimable, se servant d'un étrange dessin et d'une rare sobriété de couleurs. Enfin, il a marqué de sa puissante griffe tous les peintres qui sont venus et qui viendront après lui, pour représenter l'effroi et la désolation du Monde!
A Tolède, Lautrec a vu aussi le Greco, et surtout le somptueux et miraculeux Enterrement du Comte D'Orgaz. Rentré à Paris, il dira à son ami Romain Coolus, qu'il a également connu à la Revue blanche: «Je vais te faire ton portrait à la manière du Greco!»
Le portrait, on le sait, fut peint; mais, heureusement, à la manière de Lautrec.
LA MER
Accompagnant encore son ami Maxime Dethomas, Lautrec alla une année à Dinard, puis à Granville.
Pour ce voyage, il prit son costume de capitaine de la marine marchande, avec la casquette plate, toujours sans galon. Et il était joyeux, confiant, pour le défendre des sarcasmes de la foule, en son ami le «géant» Dethomas; Dethomas ou Gronarbre, ainsi il le surnommait, Brasseur ayant nasillé ce mot-là, un soir, dans une revue jouée au théâtre des Variétés.
Il existe peu de «marines» de Lautrec. Il adorait seulement la mer pour s'y baigner, et pour ce vrai prétexte: être nu. Il demandait qu'on le photographiât ainsi. «Je fais le lion!» disait-il, sans se soucier de ce que la plaque pouvait enregistrer.
Pour le reste, les longues excursions le fatiguaient. Il fallait avec lui se désintéresser des curiosités signalées par les guides. Les spectacles de table d'hôte lui suffisaient. A une bonne qui servait, son tablier pavoisé de taches d'encre, il jeta, un jour: «Attention, ma fille, vous avez vos règles en noir!» et les convives pouffant de rire, cela l'égaya.
Si cordial et si boute-en-train, nous a dit souvent Dethomas, était Lautrec quand il oubliait un instant la tenace tristesse de sa vie: sa courte stature. Et son art de peindre avec un mot! En province, par exemple, se rencontrait-il avec des gens chic, il disait, en boutonnant des gants imaginaires: «Dans le monde!». Une autre fois, comme venu pour une inauguration et passant sa bretelle rouge en travers de sa chemise: «Carnot!» faisait-il. Et au théâtre, enfin, lui arrivait-il de s'endormir sur l'épaule de son voisin, et celui-ci le secouant: «La vie de château!» disait Lautrec, très doux.
La mer! Soit! mais Arcachon et surtout Taussat restaient ses villégiatures préférées.
A dire vrai, enfant, on l'avait promené à travers ces paysages de pins et de villas. Dans cette baie d'Arcachon, qui sépare les deux pays: Taussat et Arcachon, il avait aussi «navigué», comme un vrai marin. Et, au fond d'une voiture, traînée par un poney, il était allé quelquefois de Taussat à Arcachon, et retour, en faisant le long voyage, par la route. Il aimait les pins odoriférants, les ajoncs jaunes et les bruyères roses. Il s'amusait des cigales qui, au creux de ces bois de pins, grincent éperdument tout l'été. Et, en semaine, quand il n'avait pas à craindre le flux des Bordelais qui, après avoir passé le pantalon de flanelle rouge, à l'instar des parqueuses d'huîtres, arrivent tous à la baie, le samedi pour le dimanche, il venait à Arcachon dans son costume de marin. Aux baraques, il gobait des huîtres en les arrosant de vin blanc; et, souvent, il accompagnait les pêcheurs de sardines, qui, dans leurs pinasses, allaient pêcher le «royan d'Arcachon». Il ne manquait pas aussi les régates de bateaux à voiles; et, d'autres fois, il s'allait reposer dans les Dunes et au Parc des Abatilles. Mais trop fréquemment toutes les villas, tous ces chalets, toutes ces villas Marguerite, Sigurd, Carmen, Montaigne et Flora, l'attristaient, parce que dans la plupart de ces maisonnettes découpées, vernissées, aux toits rouges de tuiles, et cachées dans les pins et dans les fleurs, des jeunes femmes, rieuses, jolies, chantaient, ou escortaient de beaux jeunes hommes, aux longues jambes! et, lui, il n'osait même pas, aux heures des bains, s'aventurer sur la plage d'Arcachon. Il n'osait pas davantage chevaucher les petits ânes gris qui se tenaient là, pour les excursions à la côte de Moulleau ou, en forêt, sur la route de la Laiterie. Il revenait sans cesse à dire ceci: qu'il se faisait l'effet d'être le pauvre apôtre saint Simon qu'on voit, un peu goguenard et tête penchée, et surtout si courtaud, dans une niche de la cathédrale Sainte-Cécile, à Albi.
Heureusement, Taussat était plus désert, réservé aux Bordelais tranquilles; et là, il était connu de tout le monde.
Alors, il passait les mois de juillet et d'août, et quelquefois tout le mois de septembre à ce tutélaire Taussat. Il vivait toutes ses après-midi dans l'eau: et, régulièrement, il écrivait à son ami le sculpteur Carabin, aujourd'hui le vrai directeur, en sa vraie place, de l'École des Arts décoratifs à Strasbourg;—et, en lui envoyant des couples de mantes religieuses, ces étranges insectes, sorte de lutteurs à longs bras et qui ont toujours l'air de prier: «Garde-les bien! lui disait-il, nous organiserons à mon retour à Paris des combats de ces bêtes-là; ce sera un triomphe!»
Son autre passion à Taussat, c'était d'apprivoiser des cormorans. Il se faisait souvent accompagner de l'un de ces palmipèdes; et tous deux, ils rôdaient au bord de l'eau, doucement, en se dandinant.
Lautrec variait ses plaisirs d'été en se déguisant, en organisant des fêtes orientales; et, tel un muezzin, il montait à la dernière fenêtre de sa villa, pour appeler les fidèles à la prière.
Il vivait là en profonde intimité avec son ami Viaud, qu'il représentera plus tard en amiral de fantaisie.
Venant de Paris pour ces vacances, il s'arrêtait naturellement à Bordeaux. Et il se divertissait chaque fois à regarder les gandins des Allées de Tourny et du Cours de l'Intendance; ces touchants gandins bordelais qui, pour s'étonner eux-mêmes, se condamnent à parader, en donnant des coups de derrière, le dos creusé, les pieds entourés de guêtres claires, et les mains emprisonnées dans des gants beurre frais, dont le crispin retombe, d'un air si benêt, sur les doigts!
Lautrec faisait de longues pauses au café de Bordeaux, sur la place de la Comédie; et il sera noté plus loin les titres de quelques dessins qu'il y réalisa.
Lautrec le commodore! Oui, il allait redevenir le commodore, comme il disait, et reprendre lui aussi le pantalon de flanelle rouge, le fameux pantalon de flanelle rouge retroussé aux genoux, le petit jersey bleu, et la casquette d'officier de marine.
Enfin, pour ne rien changer, dans la mesure du possible, à ses habitudes, il arriva souvent à Lautrec de descendre, en arrivant à Bordeaux, dans une maison publique de la rue de Pessac. Il «se retrempait» là, ainsi qu'il aimait à le répéter, en famille; et surtout il retrouvait là aussi, tout de suite, et avec quelle joie, l'accent! ce précieux accent bordelais si difficile à définir et qu'il faut entendre; et, dans lequel, comme dans une recette culinaire, il entre de la cocasserie, de la prétention et beaucoup de sottise!
DES SOUVENIRS SUR LA VIE
IV
Ses Logis
Saint-James
1900
Malromé
SES LOGIS
A tout bien considérer, il est peut-être intéressant d'indiquer les successifs logis d'un homme notoire, ne serait-ce que pour permettre à la puérile Postérité d'apposer sur une des maisons qu'il habita, une plaque dite commémorative de naissance ou de séjour du grand homme.
Quand Lautrec prit son premier atelier, seulement pour y travailler, à l'angle des rues Tourlaque et Caulaincourt, vers l'année 1887, il s'installa avec son ami le Docteur Bourges, au no 19 de la rue Fontaine. Mais il continua de dîner souvent avec sa mère, qui ne s'éloignait de Paris que pendant l'été.
De 1887 à 1891, Lautrec demeura ainsi avec le Docteur Bourges, le célèbre Bi, comme il l'avait surnommé; et de 1891 à la fin de 1893, tous deux allèrent habiter à côté, au no 21 de la même rue. Le Docteur Bourges faisait alors son internat dans les hôpitaux et ses premières recherches de laboratoire. Peut-être, Lautrec et lui, si unis, ne se fussent-ils jamais séparés, mais le Docteur Bourges se maria au début de l'année 1894. Du coup, tous deux, ils cessèrent aussi de voir fréquemment leurs amis qui les venaient voir quand ils demeuraient ensemble. Ces amis, c'étaient les peintres Henri Rachou et Anquetin, l'ingénieur Robin-Langlois et les Docteurs Dupré, Mosny, Wurtz et Caussade, et enfin M. Gabriel Tapié de Celeyran, alors interne chez Péan le théâtral, à l'hôpital international, sis rue de la Santé; M. Tapié de Celeyran, autre cousin germain de Lautrec, et aussi long et aussi mince que, lui, Lautrec, était court et gros. M. Gabriel Tapié de Celeyran, très reconnaissable, est représenté dans beaucoup de tableaux peints par Lautrec et dans un non moins grand nombre de ses lithographies.
Ah! ce premier atelier de la rue Tourlaque! Comme il était encombré de choses si hétéroclites! car Lautrec s'intéressait à tout: aux peintures de ses amis, à des faïences persanes, à des cages, etc., etc.; mais cependant, il était impossible de ne point voir, d'abord dans le fond de l'atelier, un comptoir de bar, sur lequel Lautrec aimait à préparer des cocktails pour lui-même et pour ses amis en visite. Car, avec lui, il fallait boire, et boire solidement. Alors, seulement, il vous estimait.
Préparer ses cocktails! Assurément, s'il avait eu en sa possession des cocktails tout faits, sa joie aurait été moindre. Couper des lamelles de citron, doser des essences et des alcools, piler de la glace, agiter le tout dans des gobelets, c'était pour Lautrec un total contentement; et il s'y appliquait avec une vive curiosité, inventant d'inédites recettes, dont, nouveau Borgia, il essayait l'effet sur ses amis. Et, comme il exultait, quand, pour le féliciter on claquait, à plusieurs reprises, de la langue! Et quelle fut sa joie, cette soirée, ou plutôt cette nuit, chez M. Thadée Natanson, où il enivra ainsi, à les coucher, ses amis Félix Fénéon, Tristan-Bernard, Romain Coolus, Maxime Dethomas et Francis Jourdain; lui, allant et venant, tout fier dans sa courte veste blanche de barman!
Il recevait souvent aussi ses amis chez le photographe Sescau, installé, à cette époque, place Pigalle; et, un soir, les ayant invités à manger du kanguroo, un simple agneau auquel on avait ajouté une queue de bœuf, il jeta, pour qu'on ne bût pas d'eau, des poissons rouges dans toutes les carafes.
Lautrec prenait un vif plaisir à organiser ces dîners, à distribuer des rôles. Il voyait la vie comme une vaste pantomime anglaise, avec chaque individu, chaque accessoire à sa place.
D'abord, il se divertissait à dessiner les menus: un croquis preste ou une composition qui tenait tout un côté de la page.
Tantôt, c'était un cheval de bois pour un menu Sylvain; tantôt le portrait de Sescau armé d'un tambourin, pour un dîner, rue Rodier; ou le portrait de Mlle Renée Vert, la modiste, à l'occasion d'un dîner des Indépendants; ou bien un croquis de souris, pour un déjeuner chez la divette Miss May Belfort, rue Clapeyron; etc., etc.
En 1897, Lautrec transporta son atelier dans l'avenue Frochot, une impasse bordée de petits pavillons et de jardinets. Mais il habita cette fois, rue de Douai, avec sa mère venue près de lui pour le soigner; car il commençait de se déséquilibrer. C'est là, par exemple, qu'un soir, dans la peur des microbes, il inonda de pétrole tout l'appartement. L'alcool, à forte dose, activant la virulence d'une grave maladie constitutionnelle, était cause de tout.
Lautrec conserva cet atelier jusqu'à sa mort.
SAINT-JAMES
«Quelle maladie est comparable à l'alcool!», c'est le cri d'Edgar Poë, mourant de génie et d'ivresse, dans une rue de Baltimore, devant le hideux et abject mercantilisme des Américains.
Or, Lautrec a fait la dure expérience de cette parole. Il a renouvelé ses excentricités. Il a tant usé de spiritueux; il a si peu préservé d'autre part son pauvre corps que des hallucinations l'assaillent. Il parle, entre autres choses, des rafles qu'il a faites en compagnie de sa chienne Paméla et du commissaire de police de son quartier, prenant un gardien qu'on lui a donné pour ce fonctionnaire. Alors, pour lui assurer un repos et un changement de milieu nécessaires, il est question de l'envoyer au Japon, son vif désir d'autrefois. Sur ces entrefaites, croyant qu'il a à se plaindre du marchand de tableaux Durand-Ruel, Lautrec se place rue Laffitte, devant la porte de cette galerie, et, déguisé en mendiant, il ameute la rue contre le marchand. Il faut agir. Deux personnes de la famille de Lautrec se décident à le placer dans une maison de santé. Le père aurait dû venir s'occuper du malade, mais il chassait; et il demanda, lui, qu'on envoyât simplement son fils en Angleterre, où l'ivrognerie passe inaperçue, et y est même fort honorée, puisque, là, ajoutait-t-il, tous les nobles s'alcoolisent.
Ce fut en l'hiver de 1899 que Lautrec entra dans la maison de santé du docteur Semelaigne, à Saint-James, près Neuilly.
Vrai séjour datant du xviiie siècle; mais séjour un peu vétuste. Petits temples à l'Amour. Canal à sec allant à la Seine, autrefois servant sans doute aux embarquements pour Cythère, plis Watteau et robes à paniers.
Tout de suite, Lautrec se rendit parfaitement compte du lieu où il se trouvait; et, devant ses amis Dethomas et Carabin, qui le visitèrent, il plaisanta, disant qu'il était à Saint-James plage; et même il ne cessa de leur réclamer de l'alcool dans une bouteille plate.
Son goût du travail ici accomplit un nouveau miracle. Avec une plume de bécasse, ramassée dans la cour, il se mit à dessiner un cheval; et, ayant obtenu un crayon et du papier, il composa de mémoire toute la suite de dessins aux crayons de couleur que Manzi éditera plus tard sous ce titre: Au cirque. Admirables dessins dont nous parlerons plus loin.
Durant deux mois, Lautrec resta à Saint-James. Il en sortit, apaisé, ardent à travailler. On le retrouva d'abord spirituel, dispos; mais, soudainement, avec l'alcool de nouveau ingéré à forte dose, de singuliers goûts de bohème éclatèrent et s'aggravèrent. Lautrec devint tout d'un coup plus libre en ses propos et plus dur; et quelques anciens familiers, niaisement déconcertés, alors, épouvantés, s'enfuirent.
1900
Mais, la maladie, fouettée par l'alcool, poursuit, inexorablement, son œuvre. On ne voit plus maintenant Lautrec travailler avec autant d'entrain qu'autrefois.
On lui a recommandé une espèce de culture physique, qui n'est guère louable pour sa débilité corporelle.
Aux cinq à sept des cafés de Montmartre, qu'il a tant fréquentés, on se raconte ses nouvelles excentricités et les prouesses athlétiques qu'il s'efforce d'accomplir. On a installé ainsi, dans son atelier, une sorte de caisse, un bateau mécanique, dans lequel il s'assoit et rame. Lui, il trouve cela extraordinaire d'invention; et, surexcité, il prend même des bains dans une façon de cratère formé par un tombereau de sable.
Il ne va plus au Moulin. Il se traîne seulement quelquefois en voiture jusqu'à la taverne Weber, rue Royale.
Cependant, de l'avenue Frochot, il adresse à certains camarades un dernier menu: une invitation «à une tasse de lait»; une lithographie qui le représente en picador, auprès d'une vache qui doit figurer sur une petite pelouse, au bas de son atelier. Et il croit encore pouvoir travailler.
Les panneaux de bois le tentent. Il a acheté, pour les gratter et les poncer, des râcloirs d'acier et des peaux. On le trouve parfois s'époumonnant à cet exercice; et il répète, en vous montrant son ouvrage, son éternel: «C'est merveilleux, hein?»
Il profite des fauteuils qu'on roule à l'Exposition universelle pour la visiter.
Il a gardé son vif amour des Japonais; et il se ranime quand il aperçoit les pelouses vertes, les pagodes aux toits recourbés et tapissés d'écailles, et les servantes à la taille gonflée par le monumental nœud de la ceinture. Puis, c'est Kawakami, installé chez la Loïe Fuller, une de ses anciennes admirations; Kawakami, et cette Sada Yacco, si fragile, si douloureuse, que l'on vient de lancer; cette Sada Yacco dont la théâtrale agonie angoisse d'une façon vraiment si inédite,—à en juger par les pâleurs d'envie de toutes les femmes de théâtre accourues là, en foule.
Lautrec veut revoir aussi sa Goulue, qui parade à la fête de Montmartre, dans la baraque de Juliano. La vedette du chahut devenue dompteuse! Il n'en éprouve aucune joie. C'est tout un temps bien révolu.
Surtout, il n'a plus d'illusion. Il traîne à présent sa vie comme un long suicide; et il détaille sa maladie constitutionnelle avec un sang-froid et un cynisme angoissants.
MALROMÉ
Lautrec se trouvait au mois d'août de l'année 1901 à Taussat, quand il fut frappé de paralysie, au moment où il se préparait à partir pour Arcachon.
Sa mère accourut, et l'emmena au château de Malromé.
Dès lors, il ne sortit plus qu'en voiture, et avec la plus extrême fatigue.
Il se plaisait à Malromé. C'est un château important et de caractère. Gentilhommière avec tours et tourelles, entourée d'une cinquantaine d'hectares environ. Madame la Comtesse Alphonse de Toulouse-Lautrec l'avait achetée naguère à la famille de Forcade.
Les derniers jours, Lautrec ne mangea plus. Il voulait s'abuser: «J'ai mangé, hein?» répétait-il. On le portait à table dans un fauteuil.
Il mourut, religieusement, le 9 septembre 1901, en pleine connaissance, entouré de sa mère, de son père, de son cousin germain M. Louis Pascal, de la mère de celui-ci, de son autre cousin germain M. Gabriel Tapié de Celeyran et de son inséparable ami Viaud.
Avant la mort de Lautrec, son père n'était venu qu'une seule fois à Malromé.
Pendant les derniers moments de son fils, il se signala encore par quelques excentricités.
Il voulut d'abord lui couper la barbe, sous prétexte que les Arabes opèrent ainsi. On put à grand'peine l'en empêcher.
Armé d'un élastique arraché à sa chaussure, il se mit alors à courir après les mouches qui piquaient, affirmait-il, le moribond.
La veille de l'enterrement, craignant pour les porteurs (on peut, en s'y prenant mal, attraper une hernie!) ne voulut-il pas aussi que, sur ses indications, on préparât un dessin explicatif destiné à montrer comment on doit enlever un cercueil? mais cette sorte de macabre répétition générale fut refusée.
Il déclara ensuite qu'il suivrait à cheval le corbillard, car il souffrait de cors aux pieds. Et comme on refusait encore, il dit: «Soit! je suivrai pieds nus!» Mais on lui opposa un nouveau refus. Enfin, le matin même de la cérémonie, tandis que tout le monde n'attendait plus que M. le comte pour partir, on monta dans sa chambre; et que vit-on? M. de Toulouse-Lautrec tout nu et en train de se tailler lui-même les cheveux!
On enterra d'abord Lautrec à Saint-André du Bois; mais sa mère, craignant que le cimetière de cette commune, dont dépend le château de Malromé, ne fût déplacé pour des raisons de voirie, fit enlever peu après le corps de son fils pour l'inhumer définitivement à Verdelais, lieu de pélerinage célèbre dans toute la Gironde.
Quand il apprit la mort de Lautrec, Tristan-Bernard dit ce mot si exact: «Voilà Lautrec rendu au monde surnaturel; c'était un être si en dehors de ce monde!»
Le comte ne voulut pas de vente de tableaux. On les distribua en partie.
DES COMMENTAIRES SUR L'ŒUVRE
I
Peintures, Premières Œuvres
Le Moulin Rouge
Filles
PEINTURES.—PREMIÈRES ŒUVRES
Les premières œuvres de Lautrec furent, avons-nous noté, des chevaux, des chiens, des buveurs, des artilleurs et des moines. L'influence Princeteau, en tant que manière de dessiner et de peindre, fut, nous l'avons également établi, nulle. Il y eut une plus certaine influence, si vite effacée, de John-Lewis Brown, qui, lui, témoigna de quelques brillantes qualités dans ses nombreux tableaux de chasses et de courses.
Nous avons considéré avec curiosité ces premières œuvres, sauvées, de Lautrec.
Voici La promenade, qui date de 1881. Un cavalier dans une allée, sur un gros cheval noir; un chien, qui n'est pas peint. Tableau tout à fait à la manière de John-Lewis Brown.
Un buveur (1882). Un ouvrier, peinture empâtée, quelconque.
Voici des Bœufs. Une chose sans importance, comme une esquisse de Troyon.
Des moines, encore quelconques. Des peintures et des aquarelles.
Des Portraits d'hommes. Un métier d'Ecole.
Une Femme à la toilette. Nue, sur un lit. C'est un tableau, cette fois, à la manière d'Albert Besnard.
En somme, les débuts de beaucoup d'autres seigneurs de la Peinture. Des débuts, pouvait-on dire, sans promesses.
D'ailleurs, qui ferait montre d'originalité à ce moment-là de la vie? Si l'on est seul, oui, peut-être; car voici un magnifique exemple: Vincent Van Gogh, un peintre aussi rare que les plus rares; qui, en sept années, pas une de plus, débute avec du génie, pleinement, et meurt avec tout son génie! Mais Lautrec avec Princeteau, avec John-Lewis Brown, avec toutes les images vues, les images qui traînent dans les ateliers, il n'oserait pas risquer quelque chose de lui-même. «Nourrisson!» disait Princeteau. Oui, un nourrisson qui tette un lait médiocre. Vincent Van Gogh, lui, sans père nourricier, a mordu, tout de suite, en pleine chair. Aussi, tout seul, il a réalisé son œuvre incomparable. Tout seul, car il est resté à peine quelques mois, et si à l'écart, chez Cormon. Pour Lautrec, il faut qu'il s'évade, s'étant lui-même emprisonné; et ce n'est pas Princeteau, impuissant, qui peut l'aider à se délivrer. Il faut que Lautrec imite d'abord, qu'il copie. C'est ainsi que l'on devient, quelquefois, un maître. Et Lautrec, qui n'a que Princeteau et Cormon pour le guider, tâtonnera et perdra du temps. Mais la vie est là, derrière la porte de ces tristes ateliers; et Lautrec, une fois sur la vie, la mangera et la boira, lui aussi goulûment; il l'étreindra et il la violera.
LE MOULIN-ROUGE
C'en est vite fait, du reste; Lautrec a renié Bonnat, Cormon, c'est-à-dire tout le poncif, le niais, l'inutile, le néant.
Il aime maintenant la vie, les lumières; il entre au Moulin-Rouge comme au Paradis.
Tout ce qui s'y passe, tout ce que l'on y voit, est à peindre. C'est un domaine tout neuf où pas un vrai peintre n'a encore pénétré. Globes lumineux, filles, drapeaux, danseurs, alcools et fumées, rut et ivresse, tout est là, présent, en plein caractère, si inédit, si inattendu, si irritant, que l'honnête femme même veut entrer, ici, une fois, «pour voir ce qu'il y a là-dedans!»
Les bals publics de ce temps-là! Ce bal du Moulin-Rouge, surtout, aujourd'hui brûlé, disparu! Lautrec en aimait tant les hôtes et il admirait tellement la Danse!
La Danse! Les danseuses! Soit que les jambes épileptiques halètent, attachées par un fil au tronc qui se berce; soit que, plus sages, elles marchent sous les jupes bien droites, c'est toute la musique qui les mène, c'est tout le chef d'orchestre qui, de la pointe de son bâton, excite les jambes, les apaise, décoche des coups secs qui cinglent les jarrets, ou les fait s'arrondir très mous avec la lente virevolte des basses.
Il n'est pas besoin de les en prier, pour que les danseuses se mettent à cette tâche d'apparaître avec leurs yeux clairs reculés par le bistre et d'envoyer, par dessus les têtes, le vol clinquant de leurs jupes, en corbeille.
Au-dessous de la croupe qui ondule, en pointant la naissance du ventre, les jambes se trémoussent dès la première note du quadrille dans la halle, ornée de multicolores drapeaux et de gaz versicolores!—et ces jambes qui, maîtresses du sexe, bâillent ou se referment, s'activent en un mouvement d'automate en folie, ou faiblement fléchissent, on les voit tout à coup, alors que les têtes se renversent éperdues, trotter menues, comme «sanglotantes», pour aller défaillir dans un accouplement illusoire, aux sons d'une musique soûle, dans un décor très folâtre!
Puis, bientôt, le haut du corps, pantin du rire, s'efface. Les grâces de ces danseuses descendent aux jambes, aux cuisses larges, aux pieds minces;—et sous les feux des globes, dans l'haleine chaude du cercle, commence l'«émoi» fantaisiste du linge, la réjouissance des jambes qui disparaissent dans des flots de dentelles et des remous de linon.
Elles vont, elles viennent, amusantes à considérer dans leur mouvement d'abord très doux, rythmique, sur le bassin-pivot, le rachis ployé en arc; cela simule un appel aux caresses lentes, aux baisers qui s'attardent en des amours de début, pendant que l'entre-deux de l'hermétique pantalon fait accordéon; c'est, avec le sérieux enjoué de la fille, la promesse d'une sentimentale tendresse, au bord d'un lac, le soir; tandis que la rapide battue des jambes, soudainement, fait songer à quelque coup de force, après des saladiers de vin très cuisant, où nageaient, ainsi que des yeux, des tranches de citrons.
Mais rousses, blondes ou brunes, elles sont plus troublantes, les danseuses, quand, les jupes baissées, elles espèrent le signal du chef d'orchestre, perché sur son estrade ainsi qu'un singe. Leurs faces blanches, saupoudrées de rouge et de bleu, leurs yeux luisants comme des soleils et leurs nez aux évents qui renâclent, charment toujours certes; mais ces jambes que l'on sait en folie et qui sont calmes, ces bras inoccupés et que l'on devine fourrageurs, vous mesurent tout net la gêne que l'on aurait à exaucer les érotiques prières de ces orageuses trousse-jupes.
A les regarder danser, on rit et l'on exulte,—et on les interpelle en clameur. Mais aussi quelle angoisse communicative est la leur, et de quel amer triomphe semblent-elles jouir! Quand elles se mettent en branle placidement et le nez au vent, toutes les danseuses ont ces dandinements de têtes, ces contorsions de ventres qui semblent secouer un mâle accroché à la croupe; et la flamme qu'elles irradient, alimentée sans relâche par leurs yeux brûlants et leurs gorges blanches, dansantes du convulsif roulis du rire, devient bientôt le feu de joie de femmes lâchées en pleine ivresse, au milieu d'hommes qui les stimulent et les fouaillent, jusqu'à ce que les ventres très las retombent flasques, jusqu'à ce que l'orchestre s'arrête net sur un geste de son chef.
Il y a—ce qui est bon—une réelle émulation dans ces exercices spéciaux de gymnastique,—en musique! Le public l'y encourageant, chaque fille a la volonté de jouer plus absolument son rôle, de le composer avec le plus d'ampleur possible. Cela explique les audaces et les obscénités de la fin, quand la jupe se relève, montrant les fesses pavoisées de linge. Et peut-on ne pas louer cette fille, à l'ardeur insolite, qui implore cette couronne des bouches ricanantes, des yeux qu'elle allume, de tout ce qu'elle appâte avec la pointe de son pied, avec la grâce triste de son rire, avec—accompagnée par une violente tempête d'instruments—la bordée de ses lazzis et de ses apostrophes à pleine voix?
Cette remarque importe, au reste, que, dans un bal public, les femmes ont toutes les raisons de se croire chez elles. L'homme, au contraire, est effacé, insignifiant, ou simplement bête. Pourtant certains font parfois exception,—et on les rencontre le plus souvent chez les commis aux dossiers et les ordonnateurs des pompes funèbres. Alors, l'hilarité est doucement joviale. Ces derniers surtout semblent baller sur de vagues têtes de morts. Ils ont, sur les autres danseurs, cet avantage indéfectible de paraître toujours descendre de la Courtille. Aux époques les plus graves de l'année, aux fêtes les plus consacrées et les plus religieuses, ils demeurent eux seuls, au Mardi-Gras ou à la Mi-Carême. Aussi ne semblent-ils pas équivoques quand ils dansent; même ils ont le devoir de danser, étant créés dans ce but. Les ordinaires tâches de la vie ne doivent pas les accaparer tout entiers; ils doivent figurer au bal, le soir,—être ces acteurs immuables qui sont l'âme d'une pièce.
De même, les danseuses, les étoiles, n'ont de raison d'être qu'une heure, le soir. Le jour, elles pourraient n'être plus; mais, le soir, elles vivifient l'endormement d'une salle, elles incitent à de plus alertes musiques, elles attroupent les flâneurs qui tournent autour des piliers, et, leur sacerdoce,—ce dont il faut les louer!—elles l'accomplissent tout du long, fières de leur apostolat, n'ayant rien négligé du décor et de la pompe du costume.
Unanimement admirées, les étoiles sont encore les arbitres de la paix. Quand elles dansent, le bal suspend sa vie de mots et de rires; et il regarde.
Se fendre en grand écart, marcher la pointe du pied à hauteur de l'œil, c'est rude; mais cela devient de suite si aisé! Et les tâtonnements sont si pleinement encouragés! Certaines figures de quadrilles ont la verve endiablée et folle des grands bouleversements de foules; et quand cela est rugi, clamé, bramé, pinçant les nerfs, flagellant les mollets, la foule part tout entière, malgré elle, s'élance, bondit, bat des entrechats, saute comme une théorie de démoniaques, se démène, s'agite, activant par contre-coup la grosse caisse qui perd la mesure, tirant du violon des sons de bastringue.
Et, tout autour de ces danseuses, une exceptionnelle foule formait comme un fumier humain!
Une brume flottait et noyait les visages, on ne voyait bientôt plus que le blanc du linge. Des habitués, haletants, ne bougeaient pas: c'étaient des rentiers du quartier, des gens de Courses et de Bourse, des forbans de cafés. Tous les quadrilles avaient leur cercle de spectateurs. Et la cage s'emplissait sans cesse, bientôt elle fumait. Quand on arrivait là-dedans de sang-froid, on restait figé, les tempes moites. Des hiatus de bouche bâillaient sous des toisons de moustaches; des narines éclataient à force de humer les sexes; et l'on était imprégné d'odeurs de latrines, de bas parfums de fards et de je ne sais quels relents encore. C'était dévorant et c'était unique. Pour exprimer cela, picturalement, on devinait la nécessité d'un peintre offrant un dessin cruel et des couleurs de fosse. Lautrec apporta tout cela.
Une de ses premières toiles faites d'après ce bal, ce fut le Quadrille au Moulin-Rouge, que posséda Joseph Oller, et qui fut longtemps accrochée à l'entrée du bal avec, comme pendant, L'écuyère au Cirque Fernando.
Cette peinture, la photographie l'a vulgarisée. Elle est importante, mais sèche, trop fortement dessinée. Le dessinateur aigu que sera Lautrec pendant toute sa courte vie, l'emporte ici sur le peintre. Et, grâce à cela, on peut voir l'amère et douloureuse précision du trait, dont il ceinturera plus tard, avec plus de souplesse toutefois, les faces et les attitudes. Mais, par cette toile, déjà il se précise que Lautrec ne fera aucune concession au goût public: il ira au delà, s'il le peut, de toute la bestialité et de toute la hideur humaines. Tant pis si les visages sont laids, et les gestes crapuleux; le caractère en premier lieu, le trait âpre et incisif qu'il prendra d'abord à Degas, mais qu'il prendra ensuite à la vie et qu'il fera toujours plus mordant et toujours plus animé. Et la couleur générale aussi sera acide et dure, sans souplesse de passages de tons, sans glacis, sans émail; il n'y aura que des hachures creusées à coups de griffe, comme des déchirures de stylet, presque de la peinture de sadique, en tout cas bien de la peinture de ce peintre qui me jetait un jour: «Ah! ces filles, pour les bien exprimer, je voudrais les peindre avec du f.....!»
Que de tableaux, Lautrec réalisa dans ce bal du Moulin-Rouge, je veux dire: à propos de ce bal! A le hanter, il en rapportait continuellement. Voyez celui-ci, au hasard: Les Valseuses. La jolie fille jeune et la mûre lesbienne qui a pour sa compagne des tendresses d'amant. Quel expressif dessin, et d'une surprenante noblesse, et maintenant, c'est fini, entièrement inédit! Ah! la fraîche gorge, et le regard clos qui la convoite! Gibier du Hanneton et de la Souris!
Rappelez-vous aussi Jane Avril, l'air vanné, avec sa face de rate funèbre, levant sa jambe droite et se trémoussant, en savant équilibre, sur la mince flûte de sa jambe gauche.
Et le Départ de quadrille? La fille, plantée sur ses deux jambes, les poings appuyant les jupes aux hanches. Ne repose-t-elle pas comme une table se tient sur ses quatre pieds? Cette fille a le visage à la mal en train; mais elle est solide, c'est un roc. Sans émoi, elle attend, pour se jeter en branle, que le fracas de l'orchestre se déverse sur elle.
Voici la Danse, le papillon balourd que Lautrec a lâché sur le parquet; grosse dondon en pantalon, qui pince son cavalier seul, en esquissant un prétentieux vis-à-vis.
Et tous les autres tableaux de danseurs et de danseuses: des filles teignes, des danseurs, rats fouinards à melons plats; tous les spectateurs et toutes les spectatrices aussi qu'il découvrit, qu'il plaça, singuliers hannetons, dans une sorte de tourbillon de jambes, dans une fumante et chaotique mêlée de fesses, dans un remous de gestes épileptiques; et remuant des rires, des mots obscènes, de la sueur de dessous de bras et de dessous de cuisses, du dégoût de bas remugles qui se vident, qui montent en nuages bas et lourds et répugnants autour des globes de cette salle de bal, qui, au résumé, apparaissait telle qu'une gare soûle, en bois, au pays des Fjords!
Mais tout cela qui était tout et qui eût compté tellement dans l'œuvre d'un autre peintre! ce n'était rien, ce ne fut rien quand Lautrec nous présenta, en coup de tonnerre, la Reine, l'Impératrice arsouille, la Majesté de la gouape, l'olympienne salauderie de l'éclatante, de l'unique danseuse: la Goulue!
Ah! cette fois, Lautrec monta au sommet du caractère, au plus haut de l'expression, à la plus magnifique plénitude, à la légendaire et dominatrice intégralité d'un portrait vraiment historique!
La Goulue! Voici, c'est cette fille en blanc, un léger bouquet piqué sur ses seins, que deux amies accompagnent; cette fille de face, à la bouche torve, au chignon droit, redressé en crête de rapace, ce petit ruban noir autour du cou, ce visage désaxé, canaille et superbe!
Elle est hautaine et impertinente, cette fille; elle est féroce, et elle a l'œil éteint, endormi, des lourds oiseaux de proie. Elle est sèche, busquée, terrible, énigmatique, inquiétante, et d'aspect funèbre. Ces narines étroites se pincent, cette bouche avide se plisse, se redresse, se tord en stigmates de méchanceté et de douleur. C'est au total, cette danseuse, une idole et une martyre; une idole que tout le monde fête et acclame; une martyre aussi qui nous présente la face la plus flétrie, la plus battue, la plus desséchée, la plus avaleuse de sanglots, la plus coupée et recoupée, la plus éveillée et la plus endormie, la plus prenante et la plus écartante, la plus cruelle et la plus candide, la plus jeune et la plus vieille face qui soit au monde!... C'est un régal qu'inventa Lautrec; une cuisine, si je puis ainsi dire, picturale, belle, glorieuse et si invue, que c'est lui qui créa le type plastique, cette Goulue, comme Shakespeare a créé Lady Macbeth, et Molière, Célimène. Portrait historique! et c'est cela, pour l'instant, presque une tare; car cela situe Lautrec dans une époque; mais, heureusement, il lui reste, pour réapparaître, dans la suite des âges, un dessin acéré, hautement personnel, racé et magnifique, qui le remettra tout vivant, plus tard, dans le classement de l'Histoire.
Un jour, quand la Goulue, impératrice lasse de la danse, abdiquera, non pas pour se retirer dans un couvent, mais dans une baraque foraine, en l'année 1895, Lautrec exécutera pour son idole deux vastes toiles, dont l'une représentera les Almées ou la Danse mauresque; c'est-à-dire Félix Fénéon, avec un complet à carreaux et un petit chapeau Dranem, MM. Tapié de Celeyran, Maurice Guibert et, au-dessus d'eux, Sescau le photographe devenu pianiste; et tous regarderont la Goulue qui lève la jambe, cependant que derrière elle, une almée frotte un tambourin, à côté d'un nègre à turban qui, lui, tapote une peau d'âne. Et, de son côté, la seconde toile mettra, elle, en scène, une danseuse au chignon relevé, faisant son apprentissage au Moulin, et conduite par un hilarant et prestigieux Valentin.
Les faces ici sont encore aiguisées, et tellement poussées à l'extrême limite du caractère, que l'on peut déjà se demander si Lautrec ainsi se vengeait de sa propre laideur, ou s'il avait plus simplement un frénétique amour du caractère? Ce que Degas avait lui-même exprimé en donnant de tels laids visages à ses danseuses, que, pendant longtemps, on crut à Paris, que le peintre Zandomeneghi les retouchait, les faisait plus avenantes, moins salopées, pour les vendre, au compte d'un important marchand, en Amérique!
Ah! certes, la constante recherche du caractère, de l'expression, et ce qui s'ensuit, de l'exagération, ce sera, c'est déjà le but, le seul but de Lautrec. Il ne se venge pas de sa propre difformité; mais il intensifie les stigmates de la faune humaine; il est une sorte de tortionnaire qui creuse et ravine les faces, non point pour les montrer plus odieuses, mais plus expressives, plus étranges, plus rares, plus neuves. Et cela, cette chose qui s'indiquait dès l'atelier Cormon, ne fera que croître et s'épanouir, que dis-je! cela est tout à fait manifeste et aveuglant dans ses magnifiques représentations de la Goulue!
Lautrec dessina et peignit quelques tableaux consacrés au Moulin de la Galette. Mais ce fut par hasard. Ce bal ne fut point pour lui un lieu d'élection. C'était trop un déchet, une basse-fosse de la Danse.
C'est là, toutefois, qu'il représenta, au bar, Alfred la Guigne, d'après un personnage d'un roman de son ami Oscar Méténier. C'est un superbe carton, représentant un portrait de souteneur jeune, coiffé d'un melon et qui se tient debout devant un zinc, où se trouvent une vieille gousse et une fille plus jeune qui se détourne.
Lautrec, maintes fois, aussi, peignit des aspects de Jane Avril. Il la représenta dansant, ou à la ville, avec son air qu'elle prenait alors d'institutrice anglaise raidie d'alcool.
Et combien d'autres scènes de bal Lautrec peignit, en une diversité certaine, mais toujours d'après des spectacles vus, d'après des croquis exacts. Aucune fantaisie n'apparaissait jamais. Lautrec n'aurait pas voulu peindre ce qu'il n'avait pas observé, ce qu'il n'avait pas, je le répète, vu, et vu comme cela s'entend, avec une décisive conscience, avec un excessif amour de la vérité. Et il ne peignait encore que ce qu'il voyait souvent. Une fois, entre autres, il choisit ce prétexte d'une Table au Moulin-Rouge, pour représenter, autour de cette table, ses amis qu'il connaissait bien: MM. Tapié de Celeyran, Maurice Guibert, Sescau, la Macarona, la Goulue, et lui-même, Lautrec.
Aussi, la plupart de ses œuvres peintes contiennent d'admirables vérités. Ces œuvres étaient peintes ordinairement sur du carton; il trouvait que cette matière servait bien ses besoins renouvelés d'esquisses fortement dessinées et hachurées.
A l'essence, il traçait ses paraphes avec une extraordinaire certitude; et cela, cette écriture, quand Lautrec emploiera la toile, il la chérira de même, pour inscrire, avec son métier de juge d'instruction, fait de tailles et de hachures, les plus significatifs et les plus éloquents des verdicts.
FILLES
Puisque Lautrec voyait beaucoup de filles de maisons danser au Moulin, il était tout indiqué qu'il allât un jour les voir chez elles, pour y retourner jusqu'à la fin de sa vie.
Qu'y a-t-il de plus naturel? Des gens, tous les jours, hantent les coulisses et les promenoirs de music-halls, les cabinets de certains directeurs de théâtres, les restaurants où l'on soupe, les salons de couturiers, tous ces milieux de passe, enfin, où l'on rencontre des femmes du «meilleur monde»; et ces gens-là font cela uniquement pour le motif que vous savez; tandis que Lautrec voulait d'abord observer, puis travailler.
Dans ce nouveau milieu, il fit de nombreux tableaux: Le Couple; les deux Amies; l'Attente; la Tresse; la Toilette; Femmes au repos; Au réfectoire, etc., etc., toute une suite qui est pour longtemps d'une éloquence et d'une signification sans pareilles. Toute une suite où rien n'est sacrifié à l'anecdote, à la sensiblerie, à l'obscénité ou à la blague. Ce sont les multiples sujets, qu'offre un bétail pensif ou agité, morne ou apaisé. Si, parfois, Lautrec fait songer par le sujet à un maître, mais avec moins de spiritualité, c'est à Baudelaire, à ses femmes damnées, à tout ce troupeau que le poète a ployé sous le suaire des plus terribles châtiments. Mais Lautrec a vu, le plus souvent, la fille prostrée, en attente d'homme, jouant aux cartes pour se distraire, tordant ses cheveux, lisant la lettre d'un amant, ou s'apprêtant, se lissant la face, se noircissant les sourcils, recrépissant ses rides, examinant son ventre, ce champ de bataille, redressant ses tétons pris trop aisément à poignées et qui s'obstinent à retomber ainsi que des outres vides. Et, impitoyable, il a vu ces femmes-là, au fond, douloureuses comme lui, ayant comme lui quelque chose à tuer dans la vie, et si tristes, si tristes qu'elles ne rient vraiment que lorsqu'elles sont soûles! Et, pour elles aussi, c'est son incisif métier de peintre qui revient; métier de hachures toujours, dures ou souples, directes, ardentes, en traits de pinceau, dans une couleur générale où les verts, les roses, les bleus et les violets dominent. Et peintures réalisées tantôt sur de la toile, tantôt sur un panneau de bois, tantôt encore sur un carton. Mais, qu'elles soient, ces filles, sur l'une ou l'autre de ces choses, elles sont toujours les sœurs angoissées du peintre. Ah! si l'on a envie d'elles, après les avoir regardées à travers Lautrec, c'est qu'on a le cœur robuste et toute sensibilité abolie. Voilà des effigies à placer dans les couvents. Lautrec représente la prostitution telle qu'une effroyable torture; et tous les métiers, certes, lui sont préférables!
Ici, de nouveau, il ne se vengeait pas. Parce qu'il sentait la vie misérable, il faisait de ces filles de misérables créatures. Certes, Fragonard sera pendant longtemps préféré à Lautrec; le savoureux Frago, comme ils disent, les amateurs. Il a peint, lui, Lautrec, de si pauvres laides gotons!
A propos d'elles, souvent des gens bien intentionnés ont comparé Lautrec à Guys et à Rops. A Degas, peut-être! Mais que viennent faire ici le preste dessinateur du second Empire et le prétentieux Gaudissart qui ravala la luxure à une entreprise de ruts insuffisants?
Guys a dessiné et aquarellé, j'en conviens, de savoureuses vignettes; il a, dans le monde de son temps, promené sa fantaisie éveillée; il a dessiné des voitures, des officiers, des chevaux, des lorettes, des filles de maisons, des turqueries, des soldats et des matelots; et il les a tous représentés d'un trait cursif, éloquent comme le trait d'une belle écriture; mais, il le faut bien dire, il s'est tenu, en somme, à une arabesque connue, à une sorte de paraphe bien en main, bien dans sa main à lui;—et qui lui permettait, par exemple, de tracer d'un coup la tête de l'Empereur Napoléon III ou celle d'un cent-gardes. Il a, enfin, spécialement, pour toutes les femmes, indiqué de la même manière les boucles des cheveux, la forme du front, du menton, le globe des yeux, le galbe des épaules et l'écrasement de la jupe crinoline; mais c'est tout, c'est tout, et si neuf, si amusant que cela soit, c'est tout,—et ce n'est peut-être pas assez!
Quant à Rops, il a bien été, lui, le plus banal, le plus bêta, le plus usé, le plus rabâcheur des pornographes. Il ne faut tout de même pas que sa mémoire se glorifie des pages de Huÿsmans à elle consacrées, parce que ce maître a trouvé là matière à un extraordinaire lyrisme! Non! Rops, justement déboulonné, ce n'est plus que Joseph Prud'homme aux nuits tourmentées, aux salacités médiocres, aux ruts mesurés. Les collégiens eux-mêmes veulent une plus complète vérité, et ne rêvent point à ces histoires de faunes et de nymphes montrant leurs derrières et leurs devants, même à l'état de colossale chaleur!
Que cela ait duré un temps, je le conçois. L'homme s'ennuie, et il a besoin de se prouver qu'il est capable d'exécuter et d'aimer les pires sottises et les plus niaises obscénités.
Avec Lautrec, au moins, c'est le vrai retour à la vérité; c'est enfin la vie en maison close, telle qu'elle est! Les femmes s'y ennuient, presque toujours; elles attendent donc résignées; et, quand vient l'homme, elles sont prises comme des femelles, rien de plus. Et ce bétail au repos, que voulez-vous qu'il fasse? Il fait ce que Lautrec lui fait justement faire: il attend, soumis, prostré; et, pendant longtemps, ce sera là, la seule, la seule vérité!
Sans doute, on entreprendra de nouveau de représenter la femme en maison; mais, dans l'œuvre de Lautrec, voilà, assurément, avec les portraits dont nous parlerons plus loin, voilà la chose la plus durable. Pour longtemps, ce sera ainsi. Lautrec a marqué d'éternité cette partie de son œuvre. C'est un ensemble qui ne vieillira pas, tant que l'homme sera obligé d'aller dans un endroit clos pour y trouver la femelle que la nature a placée là, pour la principale de ses fins!
Sans doute, encore, ici, Lautrec a représenté de laides faces, des yeux flagellés, des mentons en galoches, des nez aplatis ou secs, des bouches surtout comme des trous d'immondices. Et ces peaux sentent les lavages qui décrassent; le corps, dans des camisoles lâches, s'abandonne et s'affaisse; ces cheveux sont tordus en crins de cheval ou relevés en bonnets de brioches; et l'on frémit, certes, devant ces visages qui évoquent les bêtes puantes ou les visqueux poissons des marécages!... Oui, certainement, je sais, il y a aussi les poupées des maisons chères; les salopes préparées par un Belge pour quelque «concours des plus belles femmes de France»; il y a les «bonbonnières et les sucrées»! Mais, pourtant, est-ce que tout cela ne vous apporte pas du dégoût quand même à penser qu'un homme, le premier venu, va s'abattre sur ces ventres préparés, que dis-je, élargis, suintants? Vous voyez donc bien que Lautrec a eu raison de traiter tout cela comme du bétail, comme de la chair pour coïts; et encore il a fait cela, lui, avec quelle distinction et avec quelle noblesse!
Les «bonbonnières» et les «sucrées»! C'est celles-là que Lautrec a su si bien placer dans les légères voitures, qu'escortent des chiens somptueux!
On les voit dans son œuvre, en promenade, le fouet droit, et impérieuses Sultanes!
Une voiture, puis deux, puis trois; et roule le défilé des charrettes de l'été, des boîtes vernies, bois ou osier: Polo-cab, Stanhope-cab, Epsom-cab, Rallye-cart, Poney-chaise, Village-cart.
Cobs nerveux filent et s'ébrouent, comme brossés à neuf; et les filles, la main gantée de peau de chien, se roidissent, les yeux rivés sur les oreilles du cob, avec, sur le front, l'ombre douce du chapeau fleuri et des dentelles en point de Venise, en fleurs d'Alençon.
Elles se croisent et se dépassent, se jugeant d'un coup d'œil exercé avec des moues d'exorables gamines; et, très hautaines, le col tendu, elles s'appliquent à demeurer, le fouet haut, immobiles, toutes droites.
La fille, en ces charrettes ténues, singe indéniablement les attitudes de la bête de race qu'elle mène au bout d'un fil, avec une science si imprévue. Attitudes réjouissantes à reproduire, certes, pour sa joie propre, pour le passant de la route, pour le groom qui, derrière elle, ne bouge d'un pouce, vrillé dans la gaine de ses bottes à revers;—si heureuse, semble-t-elle, des «fumées» qu'elle laisse, du sillage de désirs qui court derrière elle et la suit;—elle, orgueilleusement parée de morgue et de sottise!
DES COMMENTAIRES SUR L'ŒUVRE
II
Portraits
Le Jardin du Père Forest
PORTRAITS
Voici un très considérable ensemble de l'œuvre de Lautrec.
Portraits d'hommes et portraits de femmes, il les a également aimés.
Dès l'atelier Cormon, il fit les portraits de ses amis les peintres Gauzi, Vincent Van Gogh, Grenier, Claudon, H.-G. Ibels, Henri Rachou, etc., etc.
Très exigeant pour ses modèles, il travaillait avec un entrain passionné.
Aussi, de 1886 à 1893, il peignit un grand nombre de portraits, notamment ceux de Mme Natanson, de sa propre tante Mme Pascal, de Mlle Dihau, de MM. Louis Pascal, Bonnefoy, du Dr Bourges, etc., etc.
Puis vinrent les portraits de MM. Henry Nocq, l'admirable médailleur; Romain Coolus, Tristan-Bernard, Paul Leclercq; les portraits des frères Dihau, de Mme la Comtesse Alphonse de Toulouse-Lautrec, de Mme Korsikoff, de Mme Margouin, modiste; de MM Maurice Guibert, Delaporte, Maxime Dethomas, Davoust, Octave Raquin, André Rivoire, G. Tapié de Celeyran, Maurice Joyant, etc., etc.
Tous les portraiturés furent ses parents ou ses amis. En exemple, c'est ainsi que Lautrec entretint d'intimes relations avec les Dihau, deux frères et une sœur, musiciens originaires de Lille. Le frère cadet, Désiré Dihau, joueur de basson-solo dans l'orchestre de l'Opéra, composait aussi des mélodies. Lautrec le représenta d'abord, son basson à la main; puis il le peignit encore, assis, lisant un journal, tandis que le frère aîné Henri est debout, et tous deux en plein air, dans ce jardin du père Forest, que nous ferons plus loin revivre.
Quant à Mlle Dihau, professeur de chant et de piano, il la peignit aussi deux fois: une première fois, jouant du piano;—et, la seconde fois, donnant une leçon de chant à une dame debout près d'elle.
Il fit aussi le portrait d'Oscar Wilde, en buste, de grandeur à peu près naturelle. Il l'a représenté bouffi, en toutes rondeurs de formes féminines, tel qu'était cet homme de lettres inverti. Pauvre Wilde! Bien qu'il eût simplement le vice anglais, il fut condamné à deux années de hard labour: mais, vraiment, lui, il alla carrément au devant du châtiment.
Et tous ces portraits peints par Lautrec sont fouillés, creusés, si expressifs! C'est à Dethomas qu'il avait dit: «Je ferai ton immobilité dans les endroits de plaisir!»; et il réalisa le merveilleux portrait que la photographie a tant de fois reproduit.
Le portrait de Delaporte, si rare également, fut, lui, refusé pour le Musée du Luxembourg par le comité des Beaux-Arts, Dujardin-Beaumetz étant sous-secrétaire d'Etat! Humble Dujardin-Beaumetz, aujourd'hui disparu, bonne à tout faire des bas huiliers! Il était resté le même pauvre homme, plein de mansuétude mais ignare, quand je le connus chez Rodin!
Lautrec représenta aussi son ami Viaud, sur un navire, en amiral Louis XV, tête nue, de profil, la perruque blanche en catogan, la main droite emprisonnée dans un gant à crispin et appuyée sur la barre du bastingage. La tête, malicieuse, à la manière de Voltaire, considère un beau navire, toutes voiles déployées, et penché sur la mer.
Panneau décoratif pour un dessus de cheminée de la salle à manger du château de Malromé. Ce fut une des dernières œuvres de Lautrec.
Que d'autres portraits il convient d'ajouter à tous ceux-là: les portraits de M. de Lauradour, de M. Louis Bouglé, de M. H. Marty (Souvenir du bal des Quat'-z'Arts), du docteur Péan en train d'opérer, de M. Fourcade, de M. Boileau, de l'acteur Samary, de M. Georges-Henry Manuel, etc. La dernière toile peinte par Lautrec, ce sera le tableau intitulé: Un examen à la Faculté de Médecine et portraits encore de MM. les Docteurs R. Wurtz, Fournier et Gabriel Tapié de Celeyran.
De portraits en portraits, Lautrec était arrivé, comme pour ses autres œuvres, à une manière plus grasse, plus enveloppée, plus souple. S'il eût vécu une vie plus longue, un beau métier de peintre, exclusivement de peintre, eût été le sien! Je veux dire un métier dans lequel le dessin eût laissé moins voir son impérieuse volonté!
Lautrec commençait souvent ses portraits avec la plus extrême fantaisie, c'est-à-dire par le milieu de la figure, par exemple, ou par une oreille, ou par le nez; et, parti de là, il multipliait ses hachures dans le sens du caractère, et en cherchant par conséquent le stigmate-type. Et si l'on reconnaît chaque fois le style, on peut bien avancer que Lautrec réalisait, pour chaque portrait, une nouvelle mise en page. Comparez les portraits de M. Dethomas (sur un fond de bal masqué), de M. Henry Nocq (dans l'atelier de Lautrec), de M. Samary (dans un rôle) ou de Mlle Dihau (assise devant son piano);—et la confrontation sera significative.
Plus loin, nous parlerons de quelques-uns des portraits que Lautrec peignit en plein air. Ceux que nous avons déjà cités, il les a presque tous peints à l'atelier ou dans des intérieurs. Ils ont, ceux-là, une sobriété du meilleur aloi, une sûre distinction, un goût accompli de l'arrangement. Je ne sais quelle place les musées de l'avenir leur réserveront; je ne le sais et je ne m'en préoccupe guère; mais ce que je sais bien, c'est que tous ces portraits là seront excellemment représentatifs de notre temps. Ils diront à leur manière quels hommes peu joyeux nous fûmes, et combien le goût du panache nous intéressait peu. Portraits quasi résignés, s'ils ne sont pas «à expression navrée», comme les portraits peints par Van Gogh. Portraits pour tout dire d'une époque qui n'osait plus guère vivre, et qui allait tout droit, en serrant les fesses, vers la catastrophe mondiale, qui est arrivée, et qui a tout remué. Portraits de gens qui attendaient et qui attendent encore, ahuris, anéantis, comme si le goût de la vie n'avait plus aucune raison d'être!... Ah! certainement, ce ne sont point là des portraits que l'on pourra opposer un jour à la pompe et à la magnificence de quelques nobles portraits dits historiques; mais, tels quels, ne réflèteront-ils pas nos inquiétudes et nos alarmes, nos peurs et nos angoisses, toutes croyances mortes, et toutes réflexions devenues comminatoires devant l'inexplicable, devant le pourquoi, devant le sens de la vie? En un mot, ne sont-ce pas là, tels quels, les vrais portraits des pauvres êtres que nous sommes; et alors, ne sommes-nous pas les vrais compagnons des filles dont je parlais au chapitre précédent? Portraits d'une époque que la Science torture et que la Vie emplit de doute.
DANS LE JARDIN DU PÈRE FOREST
Dans ce temps-là, il existait, au bas de la rue Caulaincourt, un vaste jardin appelé Jardin du tir à l'arc, que l'Hippodrome a actuellement remplacé.
Ce jardin appartenait au père Forest, un photographe, qui a donné son nom à une rue voisine.
Ce jardin était revenu à l'état de nature. On pouvait aisément se croire dans des halliers ou des sous-bois, loin de Paris.
Lautrec fut bientôt l'hôte de ce jardin. Dès la belle saison venue, il descendait de la rue Caulaincourt; et il s'installait dans le jardin de son ami le père Forest.
Tout à son aise, en bras de chemise, son chapeau sur le front, dès «patron-minette!» (expression déformée qu'il affectionnait), il y recevait ses modèles, qui étaient, pour la plupart, des filles du boulevard de Clichy, de la place Blanche et des maisons closes où il allait habituellement.