Le Bar de la Fourche
X.
— Pourquoi le bar de la Fourche? Je connais toute la côte et tous les placers jusqu'aux Rockies, par conséquent, j'ai bu dans tous les saloons… Jamais on ne m'a parlé de la Fourche. Gin-bar est dans le Cascade Range ; Golden-bar est sur le Snake river ; Joshua-bar est au pied du mont Jefferson ; Hornet-bar est près de Poker-Flat ; Christ-bar est sur les bords du lac Mono… mais… le bar de la Fourche?…
— Je vais vous dire : l'endroit avait du renom, jadis ; il s'appelle Yellow-Creek ; vous y êtes passé, sans doute, mais le bar date de trois ans à peine. C'est une femme de San Francisco, Maria, qui l'a fait construire et l'a nommé le bar de la Fourche. Vous verrez, c'est un bar comme tous les autres.
— Probable que j'irai plutôt à Poker-Flat.
— Vous avez tort. Les Chinois y sont. Rien à faire ; au lieu que près du Yellow-Creek… on ne sait jamais!
— Oui, mais… la Fourche! vous n'expliquez rien!
— Eh bien, voici. Une fourche c'est le carrefour, l'endroit où l'homme et la bête hésitent, n'est-ce pas? Ils ne peuvent se diviser, comme le vent, alors, ils choisissent et, parfois, ils vont ainsi à leur malheur. Or, un peu avant Yellow-Creek, la piste que nous suivons se divise en deux branches. L'une d'elles monte aux anciens placers en longeant le ruisseau que les Chinois ont épuisé, l'autre tourne dans la forêt et mène à Poker-Flat. Arrêtez-vous quelques jours au bar de la Fourche. Croyez-moi, ce ne sera pas du temps perdu. Et j'en parle librement, car, moi, je vais m'embarquer à Vancouver ; je quitte le pays. Allons!… adieu!
Et le voyageur, que van Horst avait arrêté pour l'interroger, reprit sa route.
Nous avions débarqué du chaland à un coude de la Columbia, et, depuis dix-sept jours, nous longions le pied des Rockies. Notre caravane, composée de quatre charrettes couvertes, allait d'un train assez lent. Seuls, van Horst et Carletti étaient à cheval.
— Il avait raison, cet homme, disait van Horst, un soir que nous mangions, assis autour du feu ; les carrefours sont pernicieux! Il arrive un moment où l'on ne sait plus. Prendre à droite, prendre à gauche, on croit que c'est indifférent car on trouve du travail sur toute la terre ; eh bien, non! notre vie en dépend! A droite, il y a le bonheur ; à gauche, la détresse… On n'est pas sûr… Alors, on hésite comme un vieillard, et l'on a froid tout à coup… mais, aujourd'hui, j'ai un compagnon! Olivier! tu seras le dollar que l'on jette en l'air pour décider à pile ou face!
— Dieu garde! m'écriai-je en riant.
Et, pourtant, un jour, il fallut bien choisir.
Ce fut ainsi.
Carletti, qui s'était foulé le pied, m'avait prêté son cheval. Van Horst et moi venions de traverser le gué d'une rivière. Nous attendions les autres. Il était midi.
« Demain matin, me dit van Horst, nous déciderons. Irons-nous à Yellow-Creek ou à Poker-Flat? Vraiment, je crois que, dans le haut de Yellow-Creek, il y aurait à travailler ; d'autre part, je connais Poker-Flat, où j'ai des amis. Allons! donne ton avis! »
Tout aussitôt, je le donnai.
De l'or! trouver de l'or! L'idée, la chose, le mot, avaient une façon de magie! Yellow-Creek! le ruisseau jaune!… Je voyais un torrent roulant des sables d'or! un torrent où l'on prendrait des paillettes à poignées et dont l'eau serait étincelante sous le soleil!
« Yellow-Creek! m'écriai-je. Oh! oui! Yellow-Creek et le bar de la Fourche! n'hésitons pas! Si l'endroit vous déplaît, ensuite, eh bien, nous partirons! »
Je voyais van Horst sourire. Mon enthousiasme l'amusait.
Ah! je ne songeais guère à balancer! Il suffisait de la couleur d'un vocable pour décider de ma vie.
Van Horst étendait ses grands bras, comme pour un bâillement.
« Va pour le bar de la Fourche! »
Et ce fut dit.