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Le Bossu: Aventures de Cape et d'Épée. Volume 2

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XI

—Où le bossu se fait inviter au bal de la cour.—

Gonzague demeura un instant immobile à regarder sa femme qui traversait la galerie pour rentrer dans son appartement.

—C'est une résurrection! pensa-t-il; j'ai pourtant bien joué cette grande partie! pourquoi l'ai-je perdue?... Évidemment, elle avait un dessous de cartes... Gonzague! vous n'avez pas tout vu!... Il y a là quelque chose qui vous échappe!

Il se prit à parcourir la chambre à grands pas.

—En tout cas, poursuivit-il, nous n'avons pas une minute à perdre!... Que va-t-elle faire au bal du Palais-Royal?... parler à M. le régent?... Évidemment, elle sait où est sa fille!...

—Et moi aussi, je le sais! s'interrompit-il en ouvrant ses tablettes; en ceci, du moins, le hasard m'a servi!

Il frappa sur un timbre et dit au domestique qui accourut:

—M. de Peyrolles!... qu'on m'envoie sur-le-champ M. de Peyrolles.

Le domestique sortit. Gonzague reprit sa promenade solitaire, et revenant à sa première pensée, il dit:

—Elle a un auxiliaire nouveau... Quelqu'un est caché derrière la toile!...

—Prince! s'écria Peyrolles en entrant, je puis enfin vous parler!... Mauvaises nouvelles... En s'en allant, le cardinal de Lorraine disait aux commissaires royaux: il y a là-dessous quelque mystère d'iniquité!...

—Laissez dire le cardinal, fit Gonzague.

—Dona Cruz est en pleine révolte!... On lui a fait jouer un rôle indigne! Elle veut quitter Paris.

—Laisse faire dona Cruz... et tâche de m'écouter.

—Pas avant de vous avoir appris ce qui se passe... Lagardère est à Paris.

—Bah!... je m'en doutais!... Depuis quand?

—Depuis hier pour le moins.

—La princesse a dû le voir! pensa Gonzague.

Puis il ajouta:

—Comment sais-tu cela?

Peyrolles baissa la voix et répondit:

—Saldagne et Faënza sont morts.

Manifestement, M. de Gonzague ne s'attendait point à cela. Les muscles de sa face tressaillirent et il eut comme un éblouissement.

Ce fut l'affaire d'une seconde. Quand Peyrolles releva les yeux sur lui, il était remis déjà.

—Deux d'un coup! fit-il; c'est le diable que cet homme-là!

Peyrolles tremblait.

—Et où a-t-on retrouvé leurs cadavres? demanda Gonzague?

—Dans la ruelle qui longe le jardin de votre petite maison.

—Ensemble?

—Saldagne contre la porte... Faënza à quinze pas de là... Saldagne est mort d'un coup de pointe...

—Là, n'est-ce pas? fit Gonzague en plaçant son doigt entre ses deux sourcils.

Peyrolles fit le même geste et reprit:

—Là!... Faënza est tombé frappé à la même place et du même coup.

—Et pas d'autre blessure?

—Pas d'autre... La botte de Nevers est toujours mortelle.

Gonzague disposa ses dentelles à son jabot devant une glace.

—C'est bien, dit-il; M. le chevalier de Lagardère s'est fait inscrire deux fois à ma porte... Je suis content qu'il soit à Paris... Nous allons le faire pendre!

—La corde qui étranglera celui-là... commença Peyrolles...

—N'est pas encore filée, n'est-ce pas?... Je crois que si... Tudieu! pense donc, ami Peyrolles. Il est grand temps! nous ne sommes plus que quatre.

—Oui, fit le factotum en frissonnant, il est grand temps.

—Deux bouchées! reprit Gonzague en rebouclant son ceinturon; nous deux d'un coup... de l'autre ces deux pauvres diables...

—Cocardasse et Passepoil?... interrompit Peyrolles; ils ont peur de Lagardère!

—Ils sont donc comme toi!... C'est égal; nous n'avons pas le choix... Va me les chercher! va!

M. de Peyrolles se dirigea vers l'office.

Gonzague pensait.

—Je disais bien qu'il fallait agir... agir tout de suite... Corps de Christ! voici une nuit qui verra d'étranges choses!

—Eh! vite!... dit Peyrolles en arrivant à l'office; monseigneur a besoin de vous!

Cocardasse et Passepoil avaient dîné depuis midi jusqu'à la brune. C'étaient deux héroïques estomacs. Cocardasse était rouge comme le restant du vin, oublié dans son verre; Passepoil avait le teint tout blême.

La bouteille produit ce double résultat, suivant le tempérament des preneurs.

Mais au point de vue des oreilles, le vin n'a pas deux manières d'agir. Cocardasse et Passepoil n'étaient pas plus endurant l'un que l'autre après boire.

D'ailleurs, le temps d'être humbles était passé. On les avait habillés de neuf de la tête aux pieds. Ils avaient de superbes bottes de rencontre et des feutres qui n'avaient été retapés chacun que trois fois.

Les chausses et les pourpoints étaient dignes de ces brillants accessoires.

—Dis donc, mon bon, fit Cocardasse; je crois que ce maraud, c'est à nous qu'il s'adresse.

—Si je pensais que ce faquin!... riposta le tendre Amable en saisissant une cruche à deux mains.

—Sois calme, mon caillou, reprit le Gascon; je te le donne... Mais, bagasse! ne casse pas la faïence!

Il avait pris M. de Peyrolles par une oreille et l'avait envoyé pirouettant à Passepoil.

Passepoil le saisit par l'autre oreille et le renvoya à son ancien patron.

M. de Peyrolles fit ainsi deux ou trois fois le voyage, puis Cocardasse junior lui dit avec cette belle gravité des casseurs d'assiettes:

—Mon doux ami, vous avez oublié un instant que vous aviez affaire à des gentilshommes: tâchez dorénavant de vous en souvenir!

—Voilà! appuya le Normand, selon son ancienne habitude.

Puis, tous deux se levèrent tandis que M. de Peyrolles réparait de son mieux le désordre de sa toilette.

—Les deux coquins sont ivres! grommela-t-il.

—Hé! donc! fit Cocardasse; je crois que le pécaïre a parlé?

—J'en ai comme une vague idée, repartit Passepoil.

Ils s'avancèrent tous deux, l'un à droite, l'autre à gauche, pour appréhender de nouveau le factotum aux oreilles, mais celui-ci prit la fuite prudemment et rejoignit Gonzague, sans se vanter de sa mésaventure.

Gonzague lui ordonna de ne point parler à nos braves amis de la fin malheureuse de Saldagne et de Faënza. Ceci était superflu; M. de Peyrolles n'avait désormais aucune envie de lier conversation avec Cocardasse et Passepoil.

On les vit arriver l'instant d'après, annoncés par un terrible bruit de ferraille. Ils avaient le feutre à la diable, les chausses débraillées, du vin tout le long de la chemise; bref, une belle et bonne tenue de coupe-jarrets.

Ils entrèrent en se pavanant, le manteau retroussé par l'épée: Cocardasse toujours superbe, Passepoil toujours gauche et irréprochable de laideur.

—Salue, mon bon, dit le Gascon, et remercie monseigneur...

—Assez! fit Gonzague en les regardant de travers.

Ils restèrent aussitôt immobiles.

Avec ces vaillants, l'homme qui paye peut tout se permettre.

—Êtes-vous fermes sur vos jambes? demanda Gonzague.

—J'ai bu seulement un verre de vin à la santé de monseigneur, repartit effrontément Cocardasse; capédébiou! pour la sobriété, je ne connais pas mon pareil...

—Il dit vrai, monseigneur, prononça timidement Passepoil; car je le surpasse... je n'ai bu que de l'eau rougie!

—Mon bon, fit Cocardasse en le regardant sévèrement, tu as bu comme moi, ni plus ni moins... A pa pur! je t'engage à ne jamais fausser la vérité devant moi... Le mensonge, il me rend malade!

—Vos rapières sont-elles toujours bonnes? demanda encore Gonzague.

—Meilleures, repartit le Gascon.

—Et bien au service de monseigneur, ajouta le Normand, qui fit la révérence.

—C'est bon, dit Gonzague.

Et il tourna le dos, tandis que nos deux amis le saluèrent profondément par derrière.

—C'ta couquin, murmura Cocardasse, il sait parler aux hommes d'épée!

Gonzague avait fait signe à Peyrolles d'approcher. Tous deux étaient remontés jusqu'au fond de la salle, près de la porte de sortie. Gonzague venait de déchirer la page de ses tablettes où il avait inscrit les renseignements donnés par dona Cruz.

Au moment où il remettait ce papier au factotum, le visage hétéroclite du bossu se montra derrière les battants de la porte entre-bâillée. Personne ne le voyait et il le savait bien, car ses yeux brillaient d'une intelligence extraordinaire. Toute sa physionomie avait changé d'aspect.

A la vue de Gonzague et de son âme damnée, causant à deux pas de lui, le bossu se rejeta vivement en arrière, puis il mit son oreille à l'ouverture de la porte.

Voici ce que d'abord il entendit.

Peyrolles épelait péniblement les mots tracés au crayon par son maître.

—Rue du Chantre... disait-il;—une jeune fille, nommée Aurore...

Vous eussiez été effrayé à l'expression que prit le visage du bossu. Un feu sombre s'alluma dans ses yeux.

—Il sait cela! fit-il;—comment sait-il cela?...

—Vous comprenez? dit Gonzague.

—Oui... je comprends, répondit Peyrolles;—c'est de la chance!

—Les gens de ma sorte ont leur étoile! reprit M. de Gonzague.

—Où mettra-t-on la jeune fille?

—Au pavillon de dona Cruz.

Le bossu se toucha le front.

—La gitanita!... murmura-t-il;—mais elle-même... comment a-t-elle pu savoir?

—Il faudra tout simplement l'enlever?... disait en ce moment Peyrolles.

—Pas d'éclat! repartit Gonzague;—nous ne sommes pas en position de nous faire des affaires... De la ruse... de l'adresse!... c'est ton fort, ami Peyrolles! Je ne m'adresserais pas à toi s'il y avait des coups à donner ou à recevoir... notre homme doit habiter cette maison, j'en ferais la gageure.

—Lagardère! murmura le factotum avec un visible effroi.

—Tu ne l'affronterais pas, le matamore!... La première chose, c'est de savoir s'il est absent... et je parierais bien qu'il est absent à cette heure.

—Il aimait à boire autrefois.

—S'il est absent, voici un plan tout simple: Tu vas prendre cette carte.

Gonzague mit dans la main de son factotum une des deux cartes d'invitation au bal du régent, réservées pour Saldagne et Faënza.

—Tu te procureras, poursuivit-il, une toilette de deuil fraîche et galante... pareille à celle que j'ai commandée pour dona Cruz... tu auras une litière toute prête dans la rue du Chantre... et tu te présenteras chez la jeune fille au nom de Lagardère lui-même...

—C'est jouer sa vie à pair ou non! dit M. de Peyrolles.

—Allons donc!... rien que la vue de la robe et des bijoux la rendra folle!... Tu n'auras qu'un mot à dire: Lagardère vous envoie ceci et vous attend.

—La jeune fille ne bougera pas!... dit une voix aigrelette entre eux deux.

Peyrolles sauta de côté. Gonzague mit la main à son épée.

—A pa pur, fit de loin Cocardasse, vois donc, frère Passepoil!... vois donc ce petit homme!

—Ah! répondit Passepoil, si la nature m'avait disgracié ainsi, et qu'il fallût renoncer à l'espoir de plaire aux belles, j'attenterais à mes propres jours!

Peyrolles se prit à rire, comme tous les poltrons qui ont eu grand'peur.

—Esope II, dit Jonas, s'écria-t-il.

—Encore cette créature! fit Gonzague avec humeur;—en louant la niche de mon chien, crois-tu avoir acheté le droit de parcourir mon hôtel?... Que viens-tu faire ici?

—Et vous? demanda le bossu en ricanant, qu'allez-vous faire là-bas?

C'était là un adversaire selon le cœur de Peyrolles.

—Mons Esope! dit-il en se campant; nous allons vous apprendre, séance tenante, le danger que l'on court en se mêlant des affaires d'autrui.

Gonzague regardait déjà du côté des deux braves.—Tant pis pour Esope II, dit Jonas, s'il s'était avisé d'écouter aux portes!

Mais à ce moment, l'attention de Gonzague fut détournée par la conduite bizarre et vraiment audacieuse du petit homme qui prit sans façon des mains de Peyrolles la carte d'invitation qu'on venait de lui remettre.

—Que fais-tu? drôle, s'écria Gonzague.

—Le bossu tirait paisiblement de sa poche sa plume et son écritoire.

—Il est fou, dit Peyrolles.

—Pas tant!... pas tant!... fit Esope II, qui mit un genou en terre et s'installa le plus commodément qu'il put pour écrire.

Il traça rapidement quelques mots au dos de la carte d'invitation.

—Lisez, fit-il d'un air de triomphe, en se relevant.

Il tendit le papier à Gonzague. Celui-ci lut:

«Chère enfant, ces parures viennent de moi: j'ai voulu vous faire une surprise. Faites vous belle. Une litière et deux laquais viendront de ma part pour vous conduire au bal où je vous attendrais.

»Henri de Lagardère.»

Cocardasse junior et frère Passepoil suivaient de loin cette scène et n'y comprenaient rien.

—Sandiéou! dit le Gascon, monseigneur a l'air d'un homme qui a la berlue.

—Mais ce petit bossu, repartit le Normand, regarde donc sa figure... j'ai vu ces yeux-là quelque part!

Cocardasse haussa les épaules.

—Je ne m'occupe, répondit-il, que des hommes au-dessus de cinq pieds quatre pouces!

—Je n'ai que trois pouces, fit observer Passepoil avec reproche.

Cocardasse junior lui tendit la main et prononça ces bienveillantes paroles:

—Une fois pour toutes, monsieur Caillou, souviens-toi, que tu es en dehors... L'amitié, capédébiou! il est un prisme de cristal à travers lequel je te vois tout blanc, tout rose et plus doux que Cupidon, fils unique de Vénus, sortant du sein de l'onde!

Passepoil, reconnaissant, serra la main qu'on lui tendait.

C'était bien vrai. Gonzague avait l'air d'un homme frappé de stupéfaction. Il regardait Esope II, dit Jonas, avec une sorte d'effroi.

—Que veut dire cela? murmura-t-il.

—Cela veut dire, répliqua le bossu bonnement, qu'avec ce mot d'écrit, la jeune fille aura confiance.

—Tu as donc deviné notre dessein?

—J'ai compris que vous vouliez avoir la jeune fille.

—Et sais-tu ce qu'on risque à surprendre certains secrets.

—On risque de gagner gros, répondit le bossu, qui se frotta les mains.

Gonzague et Peyrolles échangèrent un regard.

—Mais... fit Gonzague à voix basse, cette écriture...

—J'ai mes petits talents, repartit Esope II;—je vous garantis l'imitation parfaite... quand une fois je connais l'écriture d'un homme...

—Oui-dà?... cela peut te mener loin... Et l'homme?...

—Ah! l'homme! interrompit le bossu en riant; il est trop grand et je suis trop petit: je ne peux pas le contrefaire.

—Le connais-tu?

—Assez bien.

—Comment le connais-tu?

—Relations d'affaires...

—Peux-tu nous donner quelques renseignements?...

—Un seul... Il a frappé hier deux coups... il en frappera deux demain!

Peyrolles frissonna de la tête aux pieds. Gonzague dit:

—Il y a de bonnes prisons dans les caveaux de mon hôtel.

Le bossu ne prit point garde à son air menaçant et répondit:

—Terrain perdu!... faites-y des caves et vous les louerez aux marchands de vins.

—J'ai idée que tu es un espion...

—Pauvre idée!... L'homme en question est pauvre et vous êtes riche... voulez-vous que je vous le livre?

Gonzague ouvrit de grands yeux.

—Donnez-moi cette carte, reprit Esope II en montrant la dernière invitation que Gonzague tenait encore à la main.

—Qu'en ferais-tu?

—J'en ferais bon usage... Je la donnerais à l'homme... et l'homme tiendrait la promesse que je vous fais ici en son nom... Il irait au bal de M. le régent.

—Vive Dieu! l'ami, s'écrie Gonzague,—tu dois être un infernal coquin!

—Oh! oh! fit le bossu d'un air modeste, il y a plus coquin que moi.

—Pourquoi cette chaleur à me servir?

—Je suis comme cela... très-dévoué à ceux qui me plaisent.

—Et nous avons l'heur de te plaire?

—Beaucoup.

—Et c'est pour nous témoigner de plus près ton dévouement que tu as payé dix mille écus?...

—La niche? interrompit le bossu,—pas s'il vous plaît! spéculation! affaire d'or!

Puis il ajouta en ricanant:

—Le bossu était mort: vive le bossu!... Esope Ier a gagné un million et demi sous un vieux parapluie... moi du moins, j'ai mon étude!

Gonzague fit signe à Cocardasse et à Passepoil qui s'approchèrent en sonnant le vieux fer.

—Qui sont ceux-là? demanda Jonas.

—Des gens qui vont te suivre si j'accepte tes services.

Le bossu salua cérémonieusement.

—Serviteur! serviteur! dit-il; alors, refusez mes services...

—Mes bons messieurs, ajouta-t-il en s'adressant aux deux braves; ne prenez pas la peine de déménager vos bric-à-brac... nous ne nous en irons point de compagnie.

—Cependant... fit Gonzague d'un air de menace.

—Il n'y a point de cependant! Diable! vous connaissez le personnage aussi bien que moi... Il est brusque... excessivement brusque... on pourrait même dire brutal!... s'il voyait derrière moi ces tournures de gibier de potence....

—Pécaïre! fit Cocardasse indigné.

—Peut-on manquer ainsi de politesse! ajouta frère Passepoil.

—Je prétends agir seul ou ne pas agir du tout! acheva Esope II d'un ton péremptoire.

Gonzague et Peyrolles se consultaient.

—Tu tiens donc à ton dos? fit le premier en raillant.

Le bossu salua et répondit:

—Comme ces braves à leurs rouillardes... c'est mon gagne-pain.

—Il me répond de toi! prononça Gonzague en le regardant fixement;—tu m'entends... sers-moi fidèlement et tu seras récompensé... au cas contraire...

Il n'acheva pas et lui présenta la carte. Le bossu la prit et se dirigea vers la porte à reculons.

Il saluait de trois pas en trois pas et disait:

—La confiance de monseigneur m'honore... Cette nuit, monseigneur entendra parler de moi.

Et comme, sur un signe sournois de Gonzague, Cocardasse et Passepoil allaient l'accompagner!

—Doucement! fit-il, doucement!... Et nos conventions!...

Il écarta Cocardasse et Passepoil d'une main qu'ils n'eussent certes point cru si vigoureuse, salua une dernière fois profondément et passa le seuil.

Cocardasse et Passepoil voulurent le suivre, il leur jeta la porte sur le nez.

Quand ils se remirent à sa poursuite, le corridor était vide.

—Et vite! fit M. de Gonzague en s'adressant à Peyrolles; que la maison de la rue du Chantre soit cernée dans une demi-heure... et le reste comme il a été convenu!

Dans la rue Quincampoix, déserte à cette heure, le bossu s'en allait trottinant.

—Les fonds étaient en baisse!... murmurait-il;—du diable si je savais où prendre nos cartes d'entrée et la toilette de bal!...


LES MÉMOIRES D'AURORE.

I

—La maison aux deux entrées.—

C'était dans cette étroite et vieille rue du Chantre qui naguère salissait encore les abords du Palais-Royal. Elles étaient trois, ces ruelles qui allaient de la rue Saint-Honoré à la montagne du Louvre: la rue Pierre-Lescot, la rue de la Bibliothèque et la rue du Chantre; toutes les trois noires, humides, mal hantées, toutes les trois insultant aux splendeurs de ce Paris central, étonné de ne pouvoir guérir cette lèpre honteuse qui lui faisait une tache en plein visage.

De temps en temps, de nos jours surtout, on entendait dire: «Un crime s'est commis là-bas,» dans les profondeurs de cette nuit que le soleil lui-même ne perçait qu'aux beaux jours de l'été.

Tantôt c'était une prêtresse de la Vénus boueuse, assommée par des brigands en goguette.

Tantôt c'était quelque pauvre bourgeois de province dont le cadavre nu se retrouvait, scellé dans un vieux mur.

Cela faisait horreur et dégoût. L'odeur ignoble de ces tripots venait jusque sous les fenêtres de ce charmant palais, demeure des cardinaux, des princes et des rois.—Mais la pudeur du Palais-Royal lui-même date-t-elle de si loin?—Et nos pères ne nous ont-ils pas dit ce qui se passait dans les galeries de bois et dans les galeries de pierre?

Maintenant, le Palais-Royal est un bien honnête carré de pierres. Les galeries de bois ne sont plus. Les autres galeries forment la promenade la plus sage et la plus ennuyeuse du monde entier.

Paris n'y vient jamais. Tous les parapluies des départements s'y donnent rendez-vous.

Mais dans les restaurants à prix fixe qui foisonnent aux étages supérieurs, les oncles de Quimper ou de Carpentras se plaisent encore à rappeler les étranges mœurs du Palais-Royal de l'Empire et de la Restauration.—L'eau leur vient à la bouche, à ces oncles, tandis que les nièces timides dévorent le somptueux festin à deux francs, en faisant mine de ne point écouter.

Maintenant, à la place même où coulaient ces trois ruisseaux fangeux du Chantre, de Pierre-Lescot et de la Bibliothèque, un immense hôtel, conviant l'Europe à sa table de mille couverts, étale ses quatre façades sur la place du Palais-Royal, sur la rue Saint-Honoré alignée, sur la rue du Coq élargie, sur la rue de Rivoli allongée.

Des fenêtres de cet hôtel, on voit le Louvre neuf, fils légitime et ressemblant du vieux Louvre. La lumière et l'air s'épandent partout librement. La boue s'en est allée on ne sait où, les tripots ont disparu: la lèpre hideuse, soudainement guérie, n'a pas même laissé de cicatrice.

Mais où donc demeurent à présent les brigands et leurs dames?

Au XVIIIe siècle, ces trois rues que nous venons de flétrir si dédaigneusement étaient déjà fort laides; mais elles n'étaient pas beaucoup plus étroites ni plus souillées que la grande rue Saint-Honoré, leur voisine.

Il y avait sur leurs voies mal pavées quelques beaux portails: des hôtels nobles, çà et là parmi les masures.

Les habitants de ces rues étaient tous pareils aux habitants des carrefours voisins: en général des petits bourgeois, merciers, revendeurs ou tailleurs de soupe.—Il se rencontrait dans Paris de beaucoup plus vilains endroits.

A l'angle de la rue du Chantre et de la rue Saint-Honoré, s'élevait une maison de modeste apparence, proprette et presque neuve. L'entrée était par la rue du Chantre: une petite porte cintrée au seuil de laquelle on arrivait par un perron de trois marches.

Depuis quelques jours seulement, cette maison était occupée par une jeune famille dont les allures intriguaient passablement le voisinage curieux.

C'était un homme, un jeune homme, du moins si l'on s'en rapportait à la beauté toute juvénile de son visage, au feu de son regard, à la richesse de sa chevelure blonde encadrant un front ouvert et pur.—Il s'appelait maître Louis et ciselait des gardes d'épée.

Avec lui demeurait une toute jeune fille, belle et douce comme les anges, dont personne ne savait le nom.

On les avait entendus se parler. Ils ne se tutoyaient point et ne vivaient pas en époux.

Ils avaient pour serviteurs une vieille femme qui ne causait jamais, et un garçonnet de seize à dix-sept ans qui faisait bien ce qu'il pouvait pour être discret.

La jeune personne ne sortait jamais,—au grand jamais!—si bien qu'on aurait pu la croire prisonnière, si à toute heure on n'avait entendu sa voix fraîche et jolie qui chantait des cantiques ou des chansons.

Maître Louis sortait, au contraire, fort souvent et rentrait même assez tard dans la nuit.—En ces occasions, il ne passait point par la porte du perron. La maison avait deux entrées: la seconde était par l'escalier de la propriété voisine.

C'était par là que maître Louis revenait en son logis.

Depuis qu'ils étaient habitants de la maison, aucun étranger n'en avait passé le seuil,—sauf un petit bossu à figure douce et sérieuse, qui entrait et sortait sans mot dire à personne, toujours par l'escalier, jamais par le perron.

C'était une connaissance particulière à maître Louis sans doute;—les curieux ne l'avaient jamais aperçu dans la salle basse où se tenait la jeune fille avec la vieille femme et le garçonnet.

Avant l'arrivée de maître Louis et de sa famille, personne ne se souvenait d'avoir rencontré le bossu dans le quartier.—Aussi intriguait-il la curiosité générale, presque autant que maître Louis lui-même, le beau et taciturne ciseleur.

Le soir, quand les petits bourgeois du voisinage bavardaient au pas de leurs portes, après la tâche finie, on était bien sûr que le bossu et les nouveaux habitants de la maison faisaient les frais de l'entretien.

Qui étaient-ils? d'où venaient-ils? et à quelle heure mystérieuse ce maître Louis, qui avait les mains si blanches, taillait-il ses gardes d'épées?

La maison était ainsi aménagée: une grande salle basse avec la petite cuisine à droite, sur la cour, et la chambre de la jeune fille ouvrant sa croisée sur la rue Saint-Honoré: dans la cuisine deux soupentes, une pour la vieille Françoise Berrichon, l'autre pour Jean-Marie Berrichon, son petit-fils.

Tout ce rez-de-chaussée n'avait qu'une sortie: la porte du perron.

Mais au fond de la salle basse, tout contre la cuisine, était adossé un escalier à vis qui montait à l'étage supérieur.

L'étage supérieur était composé de deux chambres: celle de maître Louis, qui s'ouvrait sur l'escalier, et une autre qui n'avait ni issue ni destination connue.

Cette deuxième chambre était constamment fermée à clef. Ni la vieille Françoise, ni Berrichon, ni même la charmante jeune fille n'avaient pu obtenir permission d'y entrer.

A cet égard, maître Louis, le plus doux des hommes, était d'une rigueur inflexible.

La jeune fille, cependant, eût bien voulu savoir ce qu'il y avait derrière cette porte close; Françoise Berrichon en mourait d'envie, bien que ce fût une femme discrète et prudente.—Quant au petit Jean-Marie, il aurait donné deux doigts de sa main pour mettre seulement son œil à la serrure.

Mais la serrure avait par derrière une plaque qui interceptait le regard.

Une seule créature humaine partageait, au sujet de cette chambre, le secret si bien gardé de maître Louis. C'était le bossu.

On avait vu le bossu entrer dans la chambre et en sortir.

Mais, comme si tout ce qui se rapportait à ce mystère devait être inexplicable et bizarre, chaque fois que le bossu rentrait dans la chambre, on en voyait bientôt sortir maître Louis. Réciproquement, après l'entrée de maître Louis, le bossu sortait parfois tout à coup.

Jamais personne n'avait vu réunis ces deux amis inséparables.

Parmi les voisins curieux était un poëte, habitant naturellement le dernier étage de la maison; ce poëte, après avoir mis son esprit à la torture, expliqua aux commères de la rue du Chantre qu'à Rome les prêtresses de Vesta, Ops, Rhée ou Cybèle, la Bonne Déesse, fille du Ciel et de la Terre, femme de Saturne et mère des dieux, étaient chargées d'entretenir un feu sacré qui jamais ne devait s'éteindre. En conséquence, au dire du poëte, ces demoiselles se relayaient: quand l'une veillait au feu, l'autre allait à ses affaires.

Le bossu et maître Louis devaient très-certainement avoir fait entre eux quelque pacte analogue. Il y avait là-haut quelque chose qu'on ne pouvait quitter d'une seconde: maître Louis et le bossu montaient la garde à tour de rôle auprès de ce quelque chose-là.

C'étaient deux façons de vestales, sauf le sexe et le baptême.

La version du poëte ne fut pas sans avoir du succès. Il passait pour être un peu fou; désormais, on le regarda comme un parfait idiot.

Mais on ne trouva point d'explication meilleure que la sienne.

Le jour même où avait eu lieu en l'hôtel de M. le prince de Gonzague cette solennelle assemblée de famille, vers la brune, la jeune fille qui tenait la maison de maître Louis était seule dans sa chambrette.

C'était une jolie petite pièce toute simple, mais où chaque objet avait son élégance et sa propreté recherchée... Le lit en bois de merisier s'entourait de rideaux de percale, éclatants de blancheur. Dans la ruelle, un petit bénitier pendait, couronné d'un double rameau de buis;—quelques livres pieux sur des rayons attenant à la boiserie, un métier à broder, des chaises,—une guitare sur l'une d'elles,—à la fenêtre un oiseau mignon dans une cage, tels étaient les objets meublant ou ornant cet humble et gracieux réduit.

Nous oublions pourtant une table ronde et sur la table quelques feuilles de papier éparses.

La jeune fille était en train d'écrire.

Vous savez comme elles abusent de leurs yeux, les jeunes folles! laissant courir leur aiguille ou leur plume bien longtemps après le jour tombé.

On n'y voyait presque plus et la jeune fille écrivait encore.

Les derniers rayons du jour arrivant par la fenêtre dont les rideaux venaient d'être relevés, éclairaient en plein son visage et nous pouvons vous dire du moins comme elle était faite.

C'était une rieuse, une de ces douces filles dont la gaieté rayonne si bien, qu'elle suffit toute seule à la joie d'une famille. Chacun de ses traits semblait fait pour le plaisir: son front d'enfant, son nez aux belles narines roses, sa bouche dont le sourire montrait la parure nacrée.

Mais ses yeux rêvaient: de grands yeux d'un bleu sombre dont les cils semblaient une longue frange de soie.

Sans le regard pensif de ces beaux yeux, à peine lui eussiez-vous donné l'âge d'aimer.

Elle était grande; sa taille était un peu trop frêle: quand nul ne l'observait, ses poses avaient de chastes et délicieuses langueurs.

L'expression générale de sa figure était la douceur; mais il y avait dans sa prunelle, brillant sous l'arc de ses sourcils noirs, dessinés hardiment, une fierté calme et vaillante. Ses cheveux, noirs aussi, à chauds reflets d'or fauve, ses cheveux longs et riches, si lourds qu'on eût dit parfois que sa tête s'inclinait sous leur poids, ondulaient en masses larges sur son cou et sur ses épaules, faisant à son adorable beauté un cadre et une auréole.

Il y en a qui doivent être aimées ardemment, mais un seul jour;—il y en a d'autres qu'on chérit longtemps d'une tranquille tendresse.

Celle-ci devait être aimée passionnément et toujours.

Elle était ange, mais surtout femme.

Son nom, que les voisins ignoraient et que dame Françoise et Jean-Marie Berrichon avaient défense de prononcer depuis l'arrivée à Paris, était Aurore.

Nom prétentieux et sot pour une belle demoiselle des salons, nom grotesque pour une fille à mains rouges et pour ma tante dont la voix chevrote,—nom ravissant pour celles qui peuvent l'enlacer comme une fleur de plus à leur diadème de chère poésie.

Les noms sont comme les parures qui écrasent les unes et que les autres rehaussent.

Elle était là toute seule.—Quand l'ombre du crépuscule lui cacha le bout de sa plume, elle cessa d'écrire et se mit à rêver.

Les mille bruits de la rue arrivaient jusqu'à elle et ne l'éveillaient point.

Sa belle main blanche était dans ses cheveux; sa tête s'inclinait; ses yeux regardaient le ciel.

C'était comme une muette prière. Elle souriait à Dieu.

Puis, parmi son sourire, une larme vint,—une perle qui un moment trembla au bord de sa paupière, pour rouler ensuite lentement sur le satin de sa joue.

—Comme il tarde!... murmura-t-elle.

Elle rassembla les pages éparses sur la table et les serra dans une petite cassette qu'elle poussa derrière le chevet de son lit.

—A demain! dit-elle, comme si elle eût pris congé d'un compagnon de chaque jour.

Puis elle ferma sa fenêtre et prit sa guitare, dont elle tira quelques accords au hasard.

Elle attendait.

Aujourd'hui, elle avait relu toutes ces pages enfermées maintenant dans la cassette.

Hélas! elle avait le temps de lire.

Ces pages contenaient son histoire,—ce qu'elle savait de son histoire.

L'histoire de ses impressions, de ses sentiments, de son cœur.

Pour qui avait-elle écrit cela? Les premières lignes du manuscrit répondaient à cette question.

Aurore disait:

«Je commence d'écrire un soir où je suis seule après avoir attendu tout le jour. Ceci n'est point pour lui. C'est la première chose que je fais et qui ne lui soit point destinée.

»Je ne voudrais pas qu'il vît ces pages où je parlerai de lui sans cesse, où je ne parlerai que de lui. Pourquoi?... Je sais pourquoi. J'aurais peine à le dire.

»Elles sont heureuses, celles qui ont des compagnes à qui confier le trop-plein de leur âme: peines ou bonheur. Moi, je n'ai point d'amie. Je suis seule, toute seule. Je n'ai que lui. Quand je le vois, je deviens muette. Que lui dirai-je? Il ne me demande rien.

»Et pourtant, ce n'est pas pour moi que je prends la plume. Je n'écrirais pas si je n'avais l'espoir d'être lue, sinon de mon vivant, au moins après ma mort.

»Je crois que je mourrai bien jeune.

»Je ne le souhaite pas: Dieu me garde de le craindre.

»Si je mourais, il me regretterait.—Moi, je le regretterais même au ciel.

»Mais, d'en haut, je verrais peut-être le dedans de son cœur. Quand cette idée me vient, je voudrais mourir.

»Il m'a dit que mon père était mort. Ma mère doit vivre.

»Ma mère, j'écris pour vous. Mon cœur est à lui tout entier, mais il est tout à vous aussi. Je voudrais demander à ceux qui le savent le mystère de cette double tendresse. Avons-nous deux cœurs?

»J'écris pour vous. Il me semble qu'à vous je ne cacherais rien et que j'aimerais à vous montrer les plus secrets replis de mon âme. Me trompé-je? Une mère n'est-elle pas l'amie qui doit tout savoir, le médecin qui peut tout guérir?

»Je vis une fois, par la fenêtre ouverte d'une maison, une jeune fille agenouillée devant une femme à la beauté douce et grave. L'enfant pleurait: mais c'étaient de bonnes larmes; la mère, émue et souriante, se penchait pour baiser ses cheveux.

»Oh! le divin bonheur, ma mère! Je crois sentir votre baiser sur mon front!... Vous aussi, vous devez être bien douce et bien belle... Vous aussi, vous devez savoir consoler en souriant!

»Ce tableau est toujours dans tous mes rêves. J'envie les larmes de la jeune fille. Ma mère, si j'étais entre vous et lui, que pourrait me donner le ciel?

»Moi, je ne me suis agenouillée jamais que devant un prêtre. La parole d'un prêtre fait du bien; mais c'est par la bouche des mères que parle la voix de Dieu.

»M'attendez-vous? me cherchez-vous? me regrettez-vous? Suis-je dans vos prières du matin et du soir? Me voyez-vous, vous aussi, dans vos songes?

»Il me semble, quand je pense à vous, que vous devez penser à moi. Parfois, mon cœur vous parle; m'entendez-vous?—Si Dieu m'accorde jamais ce grand bonheur de vous voir, ma mère, ma mère chérie, je vous demanderai s'il n'était pas des instants où votre cœur tressaillait sans motif.

»Et je vous dirai: c'est que vous entendiez le cri de mon cœur, ma mère!...

. . . . . . . . . .

«... Je suis née en France. On ne m'a pas dit où. Je ne sais pas mon âge au juste, mais je dois avoir aux environs de vingt ans.

»Est-ce rêve? est-ce réalité? Ce souvenir, si c'en est un, est si lointain et si vague! Je crois me rappeler parfois une femme au visage angélique, qui penchait son sourire au-dessus de mon berceau.

»Était-ce vous, ma mère?

»... Puis, dans les ténèbres, un grand bruit de bataille.—Peut-être la nuit de fièvre d'un enfant...

»Quelqu'un me portait dans ses bras. Une voix de tonnerre me fit trembler.—Nous courûmes dans l'obscurité.—J'avais froid...

»Il y a une brume autour de tout cela.—Mon ami doit tout savoir; mais, quand je l'interroge sur mon enfance, il sourit tristement et se tait.

»Je me vois pour la première fois distinctement habillée en petit garçon dans les Pyrénées espagnoles. Je menais paître les chèvres d'un quintero montagnard qui nous donnait sans doute l'hospitalité. Mon ami était malade et j'entendais dire souvent qu'il mourrait. Je l'appelais alors mon père.

»Quand je revenais le soir, il me faisait mettre à genoux près de son lit, joignait lui-même mes petites mains et me disait en français:

»—Aurore, prie le bon Dieu pour que je vive.

»Une nuit, le prêtre vint lui apporter l'extrême-onction. Il se confessa et pleura.

»Il croyait que je n'entendais pas; il dit:

»—Voilà ma pauvre petite fille qui va rester seule!

»—Songez à Dieu, mon fils! exhortait le prêtre.

»—Oui, mon père... oh! oui, je songe à Dieu... Dieu est bon; je ne m'inquiète point de moi... Mais ma pauvre petite fille qui va rester seule sur la terre..., serait-ce un grand péché, mon père, que de l'emmener avec moi?

»—La tuer! s'écria le prêtre avec épouvante; mon fils, vous avez le délire!

»Il secoua la tête et ne répondit point. Moi, je m'approchai tout doucement.

»—Ami Henri, dis-je en le regardant fixement,—et si vous saviez, ma mère, comme sa pauvre figure était maigre et hâve,—ami Henri, je n'ai pas peur de mourir et je veux bien aller avec toi au cimetière!

»Il me prit dans ses bras, qui brûlaient la fièvre. Et je me souviens qu'il répétait:

»La laisser seule! la laisser toute seule!

»Il s'endormit, me tenant toujours dans ses bras. On voulait m'arracher de là, mais il eût fallu me tuer... Je pensais:

»—S'il s'en va, on m'emportera avec lui...

»Au bout de quelques heures, il s'éveilla. J'étais baignée de sa sueur.

»—Je suis sauvé! dit-il.

»Et, me voyant serrée contre lui, il ajouta:

»—Beau petit ange, c'est toi qui m'as guéri...

»... Je ne l'avais jamais bien regardé. Un jour, je le vis beau comme il est et comme je le vois toujours depuis.

»Nous avions quitté la ferme du quintero pour aller un peu plus avant dans le pays. Mon ami avait repris ses forces et travaillait aux champs comme un manœuvre. J'ai su depuis que c'était pour me nourrir.

»C'était dans une riche alqueria des environs de Venasque; le maître cultivait la terre et vendait en outre à boire aux contrebandiers.

»Mon ami m'avait bien recommandé de ne point sortir du petit enclos qui était derrière la maison et de ne jamais entrer dans la salle commune.—Mais, un soir, des seigneurs vinrent manger à l'alqueria: des seigneurs qui arrivaient de France.

»J'étais à jouer avec les enfants du maître dans le clos. Les enfants voulurent voir les seigneurs; je les suivis étourdiment.

»Ils étaient deux à table, entourés de valets et de gens d'armes: sept en tout.

»Celui qui commandait aux autres fit un signe à son compagnon. Tous deux me regardèrent. Le premier seigneur m'appela et me caressa, tandis que l'autre allait parler tout bas au maître de la métairie.

»Quand il revint, je l'entendis qui disait:

»—C'est elle.

»—A cheval! commanda le grand seigneur.

»En même temps, il jeta au maître de l'alqueria une bourse pleine d'or.

»A moi, il me dit:

»—Viens jusqu'aux champs, petite, viens chercher ton père.

»Le voir un instant plus tôt! moi, je ne demandais pas mieux. Je montai bravement en croupe derrière un des gentilshommes.

»La route pour aller aux champs où travaillait mon père, je ne la savais pas. Pendant une demi-heure, j'allai, riant, chantant, me balançant au trot du grand cheval. J'étais heureuse comme une reine!

»Puis je demandai:

»Arriverons-nous bientôt auprès de mon ami?

»—Bientôt! bientôt! me fut-il répondu.

»Et nous allions toujours.

»Le crépuscule du soir venait; j'eus peur. Je voulus descendre du cheval. Le grand seigneur commanda:

»—Au galop!

»Et l'homme qui me tenait me mit la main sur la bouche pour étouffer mes cris.

»Mais, tout à coup, à travers champs, nous vîmes accourir un cavalier qui fendait l'espace comme un tourbillon. Il était sur un cheval de labour, sans selle ni bride; ses cheveux allaient au vent avec les lambeaux de sa chemise déchirée.

»La route tournait autour d'un bois taillis, coupé par une rivière; il avait traversé la rivière à la nage et coupé le taillis.

»Il arrivait! il arrivait!—Je ne reconnaissais pas mon père si doux et si calme; je ne reconnaissais pas mon ami Henri toujours souriant près de moi.—Celui-là était terrible et beau comme un ciel d'orage.

»Il arrivait.—D'un dernier bond, le cheval franchit le talus de la route et tomba épuisé.

»Mon ami tenait à la main le soc de sa charrue.

»—Chargez-le! cria le grand seigneur.

»Mais mon ami l'avait prévenu.—Le soc de charrue, brandi à deux mains, avait frappé deux coups.—Deux valets armés d'épées étaient tombés par terre et gisaient dans leur sang.

«Et à chaque fois que mon ami frappait, il criait:

—«J'y suis! j'y suis! Lagardère! Lagardère!...»


II

—Souvenirs d'enfance.—

«L'homme qui me tenait,—poursuivait le manuscrit d'Aurore,—voulait prendre la fuite, mais mon ami ne l'avait point perdu de vue. Il l'atteignit en passant par-dessus le corps des deux valets et l'assomma d'un coup de soc.

»Je ne m'évanouis pas, ma mère. Plus tard je n'aurais pas été aussi brave peut-être;—mais, pendant toute cette terrible bagarre, je tins mes yeux grands ouverts, agitant mes petites mains tant que je pouvais et criant:

—»Courage, ami Henri! courage! courage!

»Je ne sais pas si le combat dura plus d'une minute. Au bout de ce temps, il avait enfourché la monture de l'un des morts et se lançait au galop, me tenant dans ses bras.

»Nous ne retournâmes point à l'alqueria. Mon ami dit que le maître l'avait trahi.—Et il ajouta:

»—On ne peut se cacher que dans une ville!

»Nous avions donc à nous cacher? Jamais je n'avais réfléchi à cela. La curiosité s'éveillait en moi en même temps que le vague désir de lui tout devoir. Je l'interrogeai. Il me serra dans ses bras en me disant:

»—Plus tard, plus tard.

»Puis, avec une nuance de mélancolie:

—«Es-tu donc fatiguée déjà de m'appeler ton père?...

»....... Il ne faut pas être jalouse, ma mère, ma mère chérie. Il a été pour moi toute la famille: mon père et ma mère à la fois.

»Ce n'est pas de ta faute: tu n'étais pas là...

»Mais, quand je me souviens de mon enfance, j'ai les larmes aux yeux. Il a été bon, il a été tendre, et tes baisers, ma mère, n'auraient pas pu être plus doux que ses caresses.

»Lui si terrible! lui si vaillant!

»Oh! si tu le voyais, comme tu l'aimerais!...

»Je n'étais jamais entrée dans les murs d'une ville. Quand nous aperçûmes de loin les clochers de Pampelune, je demandai ce que c'était que cela.

»—Ce sont des églises, me répondit mon ami;—tu vas voir là beaucoup de monde, ma petite Aurore: de beaux seigneurs et de belles dames... mais tu n'auras plus les fleurs du jardin...

»Je ne regrettai point les fleurs du jardin dans ce premier moment. L'idée de voir tant de beaux seigneurs et tant de belles dames me transportait.

»Nous franchîmes les portes.—Deux rangées de maisons hautes et sombres nous dérobèrent la vue du ciel. Avec le peu d'argent qu'il avait, mon ami loua une chambrette. Je fus prisonnière.

»Dans les montagnes et aussi à l'alqueria, j'avais le grand air et le soleil, les arbres fleuris, les grandes pelouses et aussi la compagnie des enfants de mon âge. Ici, quatre murs; au dehors, le long profil des maisons grises avec le morne silence des villes espagnoles.—Au dedans, la solitude.

»Car mon ami Henri sortait dès le matin et ne revenait que le soir.

»Il rentrait les mains noires et le front en sueur. Il était triste. Mes caresses seules pouvaient lui rendre son sourire.

»Nous étions pauvres et nous mangions notre pain dur; mais il trouvait encore moyen parfois de m'apporter du chocolat, ce régal espagnol, et d'autres friandises.

»Ces jours-là, je revoyais son pauvre beau visage heureux et souriant.

»—Aurore, me dit-il un soir,—je m'appelle don Luiz à Pampelune... et, si l'on vient vous demander votre nom, vous répondrez: Mariquita.

»Je ne savais que ce nom d'Henri qu'on lui avait donné jusqu'alors. Jamais il ne m'a dit lui-même qu'il était le chevalier de Lagardère. Il m'a fallu l'apprendre par hasard.

»Il m'a fallu deviner aussi ce qu'il avait fait pour moi quand j'étais toute petite. Je pense qu'il voulait me laisser ignorer combien je lui suis redevable.

»Henri est fait ainsi, ma mère; c'est la noblesse, l'abnégation, la générosité, la bravoure poussées jusqu'à la folie.—Il vous suffirait de le voir pour l'aimer presque autant que je l'aime.

»J'eusse préféré, en ce temps-là, moins de délicatesse et plus de complaisance à répondre à mes questions.

»Il changeait de nom. Pourquoi? Lui si franc et si hardi!—Une idée me poursuivait! Je me disais sans cesse: C'est pour moi!... c'est moi qui fais son malheur!

»Voici comment je sus quel métier il faisait à Pampelune, et comment j'appris du même coup le vrai nom qu'il portait jadis en France.

»Un soir, vers l'heure où d'ordinaire il rentrait, deux gentilshommes frappèrent à notre porte. J'étais à mettre les assiettes de bois sur la table. Nous n'avions point de nappe. Je crus que c'était mon ami Henri, je courus ouvrir.

»Et, à la vue de deux inconnus, je reculai épouvantée. Personne n'était encore venu nous voir depuis que nous étions à Pampelune.

»C'étaient deux cavaliers hauts sur jambes, maigres, jaunes comme des fiévreux et portant de longues moustaches en crochets aiguisés, leurs rapières fines et longues relevaient le pan de leurs manteaux noirs. L'un était vieux et très-bavard; l'autre était jeune et taciturne.

»—Adios! ma belle enfant, me dit le premier;—n'est-ce pas ici la demeure du seigneur don Henri?

»—Non, senor, répondis-je.

»Les deux Navarrais se regardèrent. Le jeune haussa les épaules et grommela:

»—Don Luiz!...

»—Don Luiz, sacramento santisimo!... s'écria le plus âgé,—don Luiz! c'est don Luiz que je voulais dire.

»Et, comme j'hésitais à répondre:

»—Entrez, don Sanche, mon neveu, reprit-il,—entrez!... nous attendrons ici le seigneur don Luiz... ne vous inquiétez pas de nous, conejita!... nous voilà bien... Asseyez-vous, mon neveu don Sanche... Il est médiocrement bien logé, ce gentilhomme!... mais cela ne nous regarde pas... Allumez vous un cigarillo, mon neveu don Sanche?... Non?... Ce sera comme vous voudrez.

»Le neveu don Sanche ne répondait mot. Il avait une figure de deux aunes et de temps en temps se grattait l'oreille comme un grand garçon fort en peine.

»L'oncle, qui s'appelait don Miguel, alluma une pajita et se mit à fumer en causant avec une imperturbable volubilité.

»Je mourais de peur que mon ami ne me grondât.

»Quand j'entendis son pas dans l'escalier, je courus à sa rencontre; mais l'oncle don Miguel avait les jambes plus longues que moi, et, du haut de l'escalier:

»—Arrivez donc, seigneur don Luiz! s'écria-t-il;—mon neveu don Sanche vous attend depuis une demi-heure... adios! adios!... Enchanté de faire votre connaissance... mon neveu don Sanche aussi... Je me nomme don Miguel de la Crencha... je suis de Santiago, près de Roncevaux, où Roland le preux fut occis... Mon neveu don Sanche est du même nom et du même pays: c'est le fils de mon frère, don Ramon de la Crencha, alcade mayor de Tudèle... et nous vous baisons bien les mains, seigneur don Luiz... de bon cœur, sainte Trinité! de bon cœur!

»Le neveu don Sanche s'était levé, mais il ne parlait point.

»Mon ami s'arrêta au haut des marches. Ses sourcils étaient froncés et une expression d'inquiétude se montrait sur son visage.

»—Que voulez-vous? demanda-t-il.

»—Entrez donc! fit l'oncle don Miguel, qui s'effaça courtoisement pour lui livrer passage.

»—Que voulez-vous? demanda encore Henri.

»—D'abord, je vous présente mon neveu don Sanche...

«—Par le diable! s'écria Henri en frappant du pied,—que voulez-vous?

»Il me faisait trembler quand il était ainsi.

»L'oncle Miguel recula d'un pas en voyant son visage; mais il se remit bien vite. C'était un heureux caractère d'hidalgo.

»—Voici ce qui nous amène, répliqua-t-il,—puisque vous n'êtes pas en humeur de causer... Notre cousin Carlos de Madrid, qui a suivi l'ambassade de Madrid en l'an 95, vous a reconnu chez Cuença l'arquebusier... vous êtes le chevalier Henri de Lagardère.

»Henri pâlit et baissa les yeux; je crus qu'il allait dire non.

»—La première épée de l'univers, continua l'oncle Miguel, l'homme à qui nul ne résiste!... Ne niez pas, chevalier: je suis sûr de ce que j'avance.

—Je ne nie pas, dit Henri d'un air sombre,—mais, senores, il vous coûtera peut-être cher pour avoir découvert mon secret?

En même temps, il alla fermer la porte de l'escalier.

Ce grand escogriffe de don Sanche se mit à trembler de tous ses membres.

»—Par Dios! s'écria l'oncle don Miguel, sans se déconcerter,—cela nous coûtera ce que vous voudrez, seigneur caballero! Nous arrivons chez vous les poches pleines!... Allons, mon neveu! vidons la bolsa!

»Le neveu don Sanche, dont les longues dents claquaient, posa sur la table, sans mot dire, deux ou trois bonnes poignées de quadruples; l'oncle en fit autant.

»Henri le regardait avec étonnement;—moi, je m'étais cachée dans l'alcôve.

»—Hé! hé! fit l'oncle en remuant le tas d'or,—on n'en gagne pas tant que cela, n'est-ce pas, à limer des gardes d'épée chez maître Cuença?... Ne vous fâchez pas, seigneur cavalier, nous ne sommes pas ici pour surprendre votre secret... nous ne voulons point savoir pourquoi le brillant Lagardère s'abaisse à ce métier, qui gâte la blancheur des mains et fatigue la poitrine... n'est-ce pas neveu?

»Le neveu s'inclina gauchement.

»—Nous venons, acheva le vertueux hidalgo,—pour vous entretenir d'une affaire de famille.

»—J'écoute, dit Henri.

»L'oncle prit un siége et ralluma sa pipita.

»—Une affaire de famille, continua-t-il,—une simple affaire de famille... n'est-ce pas, mon neveu?... Il faut donc vous dire, seigneur cavalier, que nous sommes tous braves dans notre maison, comme le Cid, pour ne pas dire davantage... Moi qui vous parle, je rencontrai un jour douze hidalgos de Tolose en Biscaye... C'étaient tous grands et forts lurons... mais je vous conterai l'anecdote un autre jour; il ne s'agit pas de moi... il s'agit de mon neveu don Sanche... Mon neveu don Sanche courtisait honnêtement une jolie fille de Salvatierra... Quoiqu'il soit bien fait de sa personne, riche et pas sot, non, la fillette fut longtemps à se décider... Enfin, elle prit de l'amour, mais ce fut pour un autre que lui: un blanc-bec, figure rousse, seigneur cavalier... n'est-ce pas, mon neveu?

»Le taciturne don Sanche, fit entendre un grognement approbateur.

»—Vous savez, reprit l'oncle don Miguel,—deux coqs pour une poule, c'est bataille! La ville n'est pas grande: nos deux jeunes gens se rencontraient tous les jours. Les têtes s'échauffèrent. Mon neveu, à bout de patience, leva la main... mais il manqua de promptitude, seigneur cavalier: ce fut lui qui reçut un soufflet...—Or, vous sentez, s'interrompit-il,—un Crencha qui reçoit un soufflet... mort et sang!... n'est-ce pas, mon neveu don Sanche?... Il faut du fer pour venger cette injure!

»L'oncle Miguel, ayant ainsi parlé, regarda Henri et cligna de l'œil d'un air bonhomme et terrible à la fois.

»Il n'y a que les Espagnols pour réunir Croquemitaine à Sancho Pança.

»—Vous ne m'avez pas encore appris ce que vous voulez de moi, dit Henri.

»Deux ou trois fois, ses yeux s'étaient tournés, malgré lui, vers l'or étalé sur la table.

»Nous étions si pauvres!

»—Eh bien, eh bien, fit l'oncle Miguel, cela se devine, que diable!... n'est-ce pas, mon neveu don Sanche?... Les Crencha n'ont jamais reçu de soufflet... c'est la première fois que cela se voit dans l'histoire. Les Crencha sont des lions, voyez-vous, seigneur cavalier!... Et spécialement, mon neveu don Sanche... mais...

»Il fit une pause après ce mais.

»La figure de mon ami Henri s'éclaira, tandis que son regard glissait de nouveau sur le tas de quadruples pistoles.

»—Je crois comprendre, dit-il, et je suis prêt à vous servir.

»—A la bonne heure! s'écria l'oncle don Miguel;—par saint Jacques! voici un digne cavalier.

»Le neveu don Sanche, perdant son flegme, se frotta les mains d'un air tout content.

»—Je savais bien que nous allions nous entendre, poursuivit l'oncle; don Ramon ne pouvait pas nous tromper... Le faquin se nomma don Ramiro Nunès Tonadilla, du hameau de San-José... Il est petit, barbu, les épaules hautes...

»—Je n'ai pas besoin de savoir tout cela, interrompit Henri.

»—Si fait, si fait!... Diable!... il ne faudrait pas commettre d'erreur!... L'an dernier, j'allai chez le dentiste de Fontarabie,—n'est-ce pas, mon neveu don Sanche?—et je lui donnai un doublon pour qu'il m'enlevât une dent dont je souffrais dans le fond de la bouche... Le drôle garda ma double pistole et m'arracha une dent saine au lieu de celle que j'avais malade...

»Je voyais le front d'Henri se rembrunir et ses sourcils se rapprocher.—L'oncle don Miguel ne prenait point garde.

»—Nous payons, continua-t-il,—nous voulons que la besogne soit faite mûrement, et comme il faut... n'est-ce pas juste?... Don Ramiro est roux de cheveux et porte toujours un feutre gris à plumes noires... Il passe tous les soirs, vers sept heures, devant l'auberge des Trois Maures, entre San-José et Roncevaux...

»—Assez, senor! interrompit Henri;—nous ne nous sommes pas compris.

»—Comment! comment! fit l'oncle.

»—J'ai cru qu'il s'agissait d'apprendre au seigneur don Sanche à tenir son épée.

»Les figures de l'oncle et du neveu s'allongèrent.

»—Santa Trinidad! s'écria don Miguel;—nous sommes tous de première force dans la maison de la Crencha... L'enfant s'escrime en salle comme saint Michel archange!... mais, sur le terrain, il peut arriver des accidents... Nous avions pensé que vous vous chargeriez d'attendre don Ramiro Nunès à l'auberge des Trois Maures... et de venger l'honneur de mon neveu don Sanche.

»Henri ne répondit point cette fois. Le froid sourire qui vint à ses lèvres exprimait un dédain si profond, que l'oncle et le neveu échangèrent un regard embarrassé.

»Henri montra du doigt les quadruples qui étaient sur la table.

»Sans mot dire, l'oncle et le neveu les remirent dans leurs poches.

»Henri étendit ensuite sa main vers la porte.

»L'oncle et le neveu passèrent devant lui chapeau bas et l'échine courbée.—Ils descendirent l'escalier quatre à quatre.

»Ce jour-là, nous mangeâmes notre pain sec, Henri n'avait rien rapporté pour mettre dans nos assiettes de bois.

»J'étais trop petite assurément pour comprendre toute la portée de cette scène. Cependant, elle m'avait frappée vivement. J'ai pensé longtemps à ce regard que mon ami Henri avait jeté à l'or des deux hidalgos de Navarre.

»Quant au nom de Lagardère, mon âge encore et la solitude où j'avais vécu m'empêchaient de connaître l'étrange renommée qui le suivait. Mais ce nom eut au dedans de moi comme un retentissement sonore.—J'écoutais une fanfare de guerre;—je me souvins de l'effroi de mes ravisseurs, lorsque mon ami Henri leur avait jeté ce nom à la face, lui seul contre eux tous.

»Plus tard, j'appris ce que c'était que le chevalier Henri de Lagardère. J'en fus triste. Son épée avait joué avec la vie des hommes; son caprice avait joué avec le cœur des femmes.

»J'en fus triste, bien triste!—Mais cela m'empêcha-t-il de l'aimer?

»Mère chérie, je ne sais rien du monde. Peut-être les autres jeunes filles sont-elles faites autrement que moi.—Je l'aimai davantage quand je sus combien il avait péché.

»Il me sembla qu'il avait besoin de mes prières auprès de Dieu. Il me sembla que je pourrais le payer ainsi de ses bienfaits.

»Il me sembla que j'étais un grand élément dans sa vie. Il avait si bien changé depuis qu'il s'était fait mon père adoptif.

»Mère! ne m'accuse pas d'être une orgueilleuse! Je sentais que j'étais sa douceur, sa sagesse et sa vertu.—Quand je dis que je l'aimai davantage, je me trompe peut-être! je l'aimai autrement.

»Ses baisers paternels me firent rougir et je commençai à pleurer tout bas dans ma solitude.

»Mais j'anticipe et je te parle là de choses d'hier...

»... Ce fut à Pampelune que mon ami Henri entreprit mon éducation. Il n'avait guère de temps pour m'instruire et point d'argent pour acheter des livres, car ses journées étaient longues et bien peu rétribuées. Il faisait alors l'apprentissage de cet art qui l'a rendu célèbre dans toutes les Espagnes sous le nom du Cincelador. Il était lent et maladroit. Son maître ne le traitait pas bien.

»Et lui, l'ancien chevau-léger du roi Louis XIV, lui, le hautain jeune homme qui tuait naguère pour un mot, pour un regard, supportait patiemment les reproches et les injures d'un artisan espagnol!

»Il avait une fille. Quand il rentrait à la maison avec les quelques maravédis gagnés à la sueur de son front, il était heureux comme un roi, parce que je lui souriais.

»Une autre que vous rirait de pitié, ma mère; mais je suis bien sûre qu'ici vous allez verser une larme. Lagardère n'avait qu'un livre: c'était un vieux Traité d'escrime, par maître François Delapalme, de Paris, prévôt juré, diplômé de Parme et de Florence, membre du Haudegenbund de Mannheim et de l'académie della scrima de Naples, maître en fait d'armes de Mgr le Dauphin, etc., etc.;—suivi de la Description des différents coups, bottes et feintes courtoises, en usage dans l'assaut de pied ferme, par Giov.-Maria Ventura, de ladite académie della scrima de Naples, corrigé et amendé par J.-F. Delannos-Saulxure, prévôt aux cadets.—Paris, 1669...

»Ne vous étonnez point de ma mémoire. Ce sont les premières lignes que j'aie épelées. Je m'en souviens comme de mon catéchisme.

»Mon ami Henri m'apprit à lire dans son vieux traité d'escrime.

»Je n'ai jamais tenu d'épée dans ma main; mais je suis forte en théorie: je connais la tierce et la quarte, parades naturelles,—prime et seconde, de demi-instinct,—les deux contres, parades universelles et composées,—le demi-cercle, les coupés simples et de revers..., le coup droit, les pointes, les dégagements...

»La croix de Dieu ne vint que quand mon ami Henri eut économisé cinq douros pour m'acheter l'alphabet de Salamanque.

»Le livre n'y fait rien, croyez-moi, ma mère. Tout dépend du professeur. J'appris bien vite à déchiffrer cet absurde fatras, rédigé par un trio de spadassins ignorants.

»Que m'importaient ces grossiers principes de l'art de tuer?—Mon ami Henri me montrait les lettres patiemment et doucement.

»J'étais sur ses genoux. Il tenait le livre. J'avais à la main une paille et je suivais chaque lettre en la nommant.

»Ce n'était pas un travail, c'était une joie.

»Quand j'avais bien lu, il m'embrassait.

»Puis nous nous mettions à genoux tous les deux et il me récitait la prière du soir.

»Je vous dis que c'était une mère...

»Une mère tendre et coquette pour sa petite fille chérie!—Ne m'habillait-il pas? ne lissait-il pas lui-même mes cheveux?

»Son pourpoint s'en allait, mais j'avais toujours de bonnes robes.

»Une fois, je le surpris l'aiguille à la main, essayant une reprise à ma jupe déchirée...

»Oh! ne riez pas, ne riez pas, ma mère! c'était Lagardère qui faisait cela, le chevalier Henri de Lagardère,—l'homme devant qui tombent ou s'abaissent les plus redoutables épées!

»Le dimanche, quand il avait bouclé mes cheveux et noué ma résille, quand il avait rendu brillants comme l'or les boutons de cuivre de mon petit corsage et noué autour de mon cou ma croix d'acier—son premier présent—à l'aide d'un ruban de velours, il me conduisait bien brave et bien fière à l'église des Dominicains de la basse ville. Nous entendions la messe; il était devenu pieux par moi et pour moi. Puis, la messe finie, nous franchissions les murs, laissant derrière nous la cité sombre et triste.

»Comme le grand air était bon à nos pauvres poitrines prisonnières! comme le soleil était radieux et doux!

»Nous allions par les campagnes désertes. Il voulait être de mes jeux. Il était plus enfant que moi!

»Vers le haut du jour, quand la fatigue me prenait, il me conduisait à l'ombre d'un bois touffu. Il s'asseyait au pied d'un arbre et je m'endormais dans ses bras.

»Il veillait, lui, écartant de moi les mosquitos et les lances ailées.—Parfois, je faisais semblant de dormir, et je le regardais à travers mes paupières demi-closes.

»Ses yeux étaient toujours sur moi; en me berçant, il souriait.

»Je n'ai qu'à fermer mes yeux pour le revoir ainsi, mon ami, mon père, mon noble Henri!—L'aimez-vous à présent, ma mère?

»Avant le sommeil ou après, selon mon caprice, car j'étais reine, le dîner était servi sur l'herbe. Un peu de pain noir dans du lait.

»Souvenez-vous de vos plus délicieux festins, ma mère. Vous me les décrirez, à moi qui ne les connais pas. Je suis bien sûre que nos fêtes valaient mieux que les vôtres. Notre pain, notre lait! le dictame, trempé dans l'ambroisie! La joie du cœur, les bonnes caresses, le rire fou à propos de rien, les chers enfantillages, les chansons, que sais-je?

»Puis le jeu encore: il voulait me faire forte et grande.

»Puis, le long de la route, au retour, la calme causerie, interrompue par cette fleur qu'il fallait conquérir, par ce papillon brillant qu'on voulait faire captif, par cette blanche chèvre qui bêlait là-bas comme si elle eût demandé une caresse.

»Dans ces entretiens, il formait à mon insu mon esprit et mon cœur. Il lisait en cachette et se faisait femme pour m'instruire. J'appris à connaître Dieu et l'histoire de son peuple, les merveilles du ciel et de la terre.

»Parfois, dans ces instants où nous étions seuls tous deux, j'essayai de l'interroger et de savoir ce qu'était ma famille.—Souvent, je lui parlai de vous, ma mère.

»Il devenait triste et ne répondait pas.

»Seulement, il me disait:

»—Aurore, je vous promets que vous connaîtrez votre mère.

»Cette promesse faite depuis si longtemps s'accomplira, je l'espère,—j'en suis sûre,—car Henri n'a jamais menti.

»Et, si j'en crois les avertissements de mon cœur, l'instant est proche... Oh! ma mère, comme je vais vous adorer!

»Mais je veux finir tout de suite ce qui a rapport à mon éducation. Je continuai à recevoir ses leçons bien longtemps après que nous eûmes quitté Pampelune et la Navarre. Jamais je n'ai eu d'autres maîtres que lui.

»Ce ne fut point de sa faute. Quand son merveilleux talent d'artiste eut percé, quand chaque grand d'Espagne voulut avoir à prix d'or la poignée de sa rapière ciselée par don Luiz,—el Cincelador!—il me dit:

»Vous allez être savante, ma fille chérie; Madrid a des pensions célèbres, où les jeunes filles apprennent tout ce qu'une femme doit plus tard connaître.

»—Je veux que vous soyez vous-même mon professeur, répondis-je,—toujours! toujours!

»Il sourit et répliqua:

»—Je vous ai appris tout ce que je savais, ma pauvre Aurore.

»—Eh bien! m'écriai-je,—ami, bon ami, je n'en veux point savoir plus long que vous.»

FIN DU TOME DEUXIÈME.


TABLE DES CHAPITRES

DU DEUXIÈME VOLUME.
    Pages.
L'HÔTEL DE NEVERS. (Suite.)
IV. Largesse 5
V. Où est expliquée l'absence de Faënza et de Saldagne 25
VI. Dona Cruz 45
VII. Le prince de Gonzague 63
VIII. La veuve de Nevers 81
IX. Le plaidoyer 103
X. J'y suis 127
XI. Où le bossu se fait inviter au bal de la cour 147
LES MÉMOIRES D'AURORE.
I. La maison aux deux entrées 167
II. Souvenirs d'enfance 187


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