Le Bossu: Aventures de Cape et d'Épée. Volume 3
«Chère enfant, ces parures viennent de moi; j'ai voulu vous faire une surprise. Faites-vous belle; une litière et deux laquais viendront de ma part pour vous conduire au bal où je vous attendrai.
»Henri de Lagardère.»
Aurore passa la lettre à dona Cruz, qui se frotta les yeux avant de la lire, car elle avait des éblouissements.
—Et crois-tu à cela? demanda-t-elle quand elle eut achevé.
—J'y crois, répondit Aurore, j'ai mes raisons pour y croire.
Elle souriait d'un air sûr d'elle-même. Henri ne lui avait-il pas dit de ne s'étonner de rien?
Dona Cruz, elle, n'était pas éloignée de regarder la sécurité d'Aurore en de si étranges conjectures comme un nouveau tour de l'esprit malin.
Cependant les caisses, cartons et paquets étalaient maintenant leur éblouissant contenu sur la grande table.—Dona Cruz put bien voir que ce n'étaient point là des feuilles sèches: il y avait une toilette complète de cour, plus un pardessus ou domino de satin rose, tout pareil à celui de mademoiselle de Nevers.
La robe était d'armure blanche, brodée d'argent: des roses semées avec une perle fine au centre de chacune d'elles: les basques, la pointe, les manches, le tour, bordés de plumes d'oiseau-mouche.
C'était la mode suprême. Madame la marquise d'Aubignac, fille du financier Soulas, avait fait sa fortune et sa réputation à la cour par une robe semblable, que M. Law lui avait donnée.
Mais la robe n'était rien. Les dentelles et les broderies pouvaient passer véritablement pour magnifiques. L'écrin valait une charge de brigadier des armées...
—C'est un sorcier! répétait dona Cruz en faisant l'inventaire de tout cela. C'est manifestement un sorcier... On a beau être le Cincelador... et tailler des gardes d'épées, on ne gagne pas de quoi faire de pareils cadeaux.
L'idée lui revint que toutes ces belles choses, à une heure donnée, se changeraient en sciure de bois ou en rubans de menuisier.
Berrichon admirait et ne se faisait pas faute d'exprimer son admiration. La vieille Françoise, qui venait de rentrer, hochait sa tête grise d'un air qui voulait dire bien des choses.
Mais il y avait à cette scène un spectateur dont nul ne soupçonnait la présence, et qui certes ne se montrait pas le moins curieux.
Il était caché derrière la porte de l'appartement du haut, dont il entre-baîllait l'unique battant avec précaution. De ce poste élevé, il regardait la corbeille étalée sur la table, par-dessus les têtes des assistants.
Ce n'était point le beau maître Louis avec sa tête noble et mélancolique. C'était un petit homme, tout de noir habillé: celui qui avait amené dona Cruz, celui qui avait commis un faux en contrefaisant l'écriture de Lagardère; celui qui avait loué la niche de Médor.
C'était le bossu, Ésope II, dit Jonas, vainqueur de la baleine.
Il riait dans sa barbe et se frottait les mains.
—Tête-bleu! disait-il à part lui, M. le prince de Gonzague fait bien les choses... et ce coquin de Peyrolles est décidément un homme de goût.
Il était là, ce bossu, depuis l'entrée de dona Cruz; sans doute il attendait M. de Lagardère.
Aurore était fille d'Ève. A la vue de tous ces splendides chiffons, son cœur avait battu. Cela venait de son ami: double joie.
Aurore ne fit même pas cette réflexion, qui était venue à dona Cruz; elle n'essaya point de supputer ce que ces royaux atours devaient coûter à son ami.
Elle se donnait tout entière au plaisir. Elle était heureuse, et cette émotion qui prend les jeunes filles au moment de paraître dans le monde lui était douce.
N'allait-elle pas avoir là-bas son ami pour protecteur?
Une chose l'embarrassait: elle n'avait pas de chambrière, et la bonne Françoise était meilleure pour la cuisine que pour la toilette.
Deux des jeunes filles s'avancèrent comme si elles eussent deviné son désir.
—Nous sommes aux ordres de madame, dirent-elles.
Sur un signe qu'elles firent, porteurs et porteuses s'éloignèrent après un respectueux salut.
Dona Cruz pinça le bras d'Aurore.
—Est-ce que tu vas te mettre entre les mains de ces créatures? demanda-t-elle.
—Pourquoi non?
—Est-ce que tu vas revêtir cette robe?
—Mais, sans doute...
—Tu es brave!... tu es bien brave! murmura la Gitanita. Au fait, se reprit-elle, ce diable est d'une exquise galanterie... tu as raison... fais-toi belle... cela ne peut jamais nuire.
Aurore, dona Cruz et les deux caméristes qui faisaient partie de la corbeille entrèrent dans la chambre à coucher. Dame Françoise resta seule dans la salle basse avec Jean-Marie Berrichon, son petit-fils.
—Qu'est-ce que c'est que cette effrontée? demanda la bonne femme.
—Quelle effrontée, grand'maman?
—Celle qui a un domino rose?
—La petite brune?... Elle a des yeux qui sont tout de même pas mal reluisants, grand'maman.
—L'as-tu vue entrer?
—Non fait!... elle était là avant moi.
Dame Françoise tira son tricot de sa poche et se mit à réfléchir.
—Je vas te dire, reprit-elle de sa voix la plus grave et la plus solennelle, et je ne comprends rien de rien à tout ce qui se passe...
—Voulez-vous que je vous explique ça, grand'maman?
—Non... mais si tu veux me faire un plaisir...
—Ah! grand'maman, vous plaisantez!... si je veux vous faire un plaisir...
—C'est de te taire quand je parle, interrompit la bonne femme. On ne m'ôterait pas de l'idée qu'il y a du mic-mac là-dessous...
—Mais du tout, grand'maman...
—Nous avons eu tort de sortir... le monde est méchant... qui sait si cette Balahault ne nous a pas induits!...
—Ah! grand'maman! une si brave femme... qu'a de si bonne angélique!
—Enfin, j'aime y voir clair, moi, petiot... et toute cette histoire-là ne me va pas.
—C'est pourtant simple comme bonjour, grand'maman... notre demoiselle avait regardé toute la journée les voiturées de fleurs et de feuillage qui arrivaient au Palais-Royal. Et, dame! elle poussait de fiers soupirs en regardant ça, la pauvre mignonnette!... Donc, elle a retourné maître Louis dans tous les sens pour qu'il lui achète une invitation... ça se vend, les invitations, grand'maman... Madame Balahault en avait eu une par le valet de garde-robe dont elle est parente par sa domestique (la domestique du valet de garde-robe), qui se fournit de tabac chez madame Balahault la jeune, de la rue des Bons-Enfants... La domestique avait eu la carte pour l'avoir trouvée sur le bureau de son maître... Il y a eu trente louis à partager entre les deux Balahault et la domestique... c'est pas voler, ça, pas vrai, grand'maman?
Dame Françoise était la plus honnête cuisinière de l'Europe, mais elle était cuisinière.
—Pardié, non, petiot, répondit-elle, c'est pas voler... un méchant chiffon de papier!
—Y a donc, reprit Berrichon, que maître Louis s'est laissé embobiner et qu'il est sorti pour aller acheter une carte... En route, il a marchandé des affutiaux pour dame... et il a envoyé tout ça tout chaud.
—Mais il y en a pour une somme énorme! fit la vieille femme en s'arrêtant de tricoter.
Berrichon haussa les épaules.
—Ah! que vous êtes donc jeune, allez, grand'maman! se récria-t-il; du vieux satin, brodé en faux et des petits morceaux de verre!...
On frappa doucement à la porte de la rue.
—Qui nous vient encore là? demanda Françoise avec mauvaise humeur; mets la barre...
—Pourquoi mettre la barre?... Nous ne jouons plus à cache-cache, grand'maman...
On frappa un peu plus fort.
—Si c'étaient pourtant des voleurs! pensa tout haut Berrichon qui n'était pas brave.
—Des voleurs! fit la bonne femme; quand la rue est éclairée comme en plein midi et pleine de monde... Va ouvrir.
—Réflexion faite, grand'maman, j'aime mieux mettre la barre...
Mais il n'était plus temps. On était las de frapper. La porte s'ouvrit discrètement et une mâle figure, ornée de moustaches, jeta un rapide coup d'œil tout autour de la chambre.
—Apapur! fit-il, ce doit être ici le nid de la colombe!
Puis se tournant vers le dehors, il ajouta:
—Donne-toi la peine d'entrer, mon bon. Il n'y a qu'une respectable duègne et son poulet... nous allons prendre langue.
En même temps, il s'avança, le nez au vent, le poing sur la hanche, faisant osciller avec majesté les plis de son manteau. Il avait un paquet sous le bras.
Celui qu'il avait appelé mon bon parut à son tour. C'était aussi un homme de guerre, mais moins terrible à voir. Il était beaucoup plus petit, très-maigre, et sa moustache indigente faisait de vains efforts pour figurer ce redoutable croc qui va si bien au visage des héros. Il avait également un paquet sous le bras.
Il jeta comme son chef de file un regard autour de la chambre; mais ce regard fut beaucoup plus long et plus attentif.
C'est Jean-Marie Berrichon qui se repentait amèrement de n'avoir point posé la barre en temps utile! Il rendait cette justice aux nouveaux venus de s'avouer à lui-même qu'il n'avait jamais vu deux coquins d'aussi mauvaise mine.
Cette opinion prouvait que Berrichon n'avait point fréquenté le beau monde, car, certes, Cocardasse junior et frère Amable Passepoil étaient deux magnifiques gredins.
Il se glissa prudemment derrière sa grand'mère qui, plus vaillante, demanda de sa grosse voix:
—Que venez-vous chercher ici, vous autres?
Cocardasse toucha son feutre avec cette courtoisie noble des gens qui ont usé beaucoup de sandales dans la poussière des salles d'armes. Puis il cligna de l'œil en regardant frère Passepoil.
Frère Passepoil répondit par un clin d'œil pareil.
Cela voulait dire sans doute bien des choses.—Berrichon tremblait de tous ses membres.
—Eh donc! respectable dame, dit enfin Cocardasse junior, vous avez un timbre qui me va droit au cœur... et toi, Passepoil?
Passepoil, nous le savons bien, était de ces âmes tendres que la vue d'une femme impressionne toujours fortement. L'âge n'y faisait rien. Il ne détestait même pas que la personne du sexe eût des moustaches plus fournies que les siennes.
Passepoil approuva d'un sourire et mit son regard en coulisse. Mais admirez cette riche nature! sa passion pour la plus belle moitié du genre humain n'endormait point sa vigilance. Il avait déjà fait dans sa tête la carte de céans.
La colombe, comme l'appelait Cocardasse, devait être dans cette chambre fermée, sous la fente de laquelle un rayon de vive lumière s'échappait. De l'autre côté de la salle basse, il y avait une porte ouverte, et à cette porte une clef.
Passepoil toucha le coude de Cocardasse et dit tout bas:
—La clef est en dehors!
Cocardasse approuva du bonnet.
—Vénérable dame, reprit-il, nous venons pour une affaire d'importance... N'est-ce point ici que demeure...?
—Non, répondit Berrichon derrière sa grand'mère, ce n'est pas ici.
Passepoil sourit. Cocardasse frisa sa moustache.
—Capédébious! fit-il, voilà un adolescent de bien belle espérance!
—L'air candide..., ajouta Passepoil.
—Et de l'esprit comme quatre, bagassa!... mais comment peut-il savoir que la personne en question ne demeure pas ici, puisque je ne l'ai point nommée?
—Nous demeurons seuls tous deux, répliqua sèchement Françoise.
—Passepoil! dit le Gascon.
—Cocardasse! répondit le Normand.
—Aurais-tu cru que la vénérable dame pût mentir ainsi effrontément?
—Ma parole! repartit frère Passepoil d'un ton pénétré, je ne l'aurais pas cru.
—Allons! allons! s'écria dame Françoise dont les oreilles s'échauffaient, pas tant de bavardage!... il n'est pas l'heure de s'attarder chez les gens... hors d'ici!
—Mon bon, dit Cocardasse, il y a une apparence de raison là dedans... l'heure est indue.
—Positivement, approuva Passepoil.
—Et cependant, reprit Cocardasse, nous ne pouvons nous en aller sans avoir obtenu de réponse...
—C'est évident!
—Je propose donc de visiter la maison honnêtement et sans bruit.
—J'obtempère! fit Amable Passepoil.
Et se rapprochant vivement, il ajouta:
—Prépare ton mouchoir, j'ai le mien... et va prendre le petit; je me charge de la femme.
Dans les grandes occasions, ce Passepoil se montrait parfois supérieur à Cocardasse lui-même.
Leur plan était tracé. Passepoil se dirigea vers la porte de la cuisine; l'intrépide Françoise s'élança pour lui barrer le passage, tandis que Berrichon essayait de gagner la rue afin d'appeler du secours.
Cocardasse le saisit par une oreille et lui dit:
—Si tu cries, je t'étrangle, petit pécaire!
Berrichon terrifié ne dit mot. Cocardasse lui noua son mouchoir sur la bouche.
Pendant cela, Passepoil, au prix de trois égratignures et de deux bonnes poignées de cheveux, bâillonnait dame Françoise solidement. Il la prit dans ses bras et l'emporta à la cuisine, où Cocardasse apportait Berrichon.
Quelques personnes prétendent qu'Amable Passepoil profita de la position où était dame Françoise pour déposer un baiser sur son front. S'il le fit, il eut tort. Elle avait été laide dès sa plus tendre jeunesse. Mais nous tenons à n'accepter aucune responsabilité au sujet de ce Passepoil. Ses mœurs étaient légères. Tant pis pour lui!
Berrichon et sa grand'mère n'étaient pas au bout de leurs peines. On les garrotta ensemble et on les attacha fortement au pied du bahut à vaisselle.
Puis on ferma sur eux la porte à double tour.
Cocardasse junior et Amable Passepoil étaient maîtres absolus du terrain.
X
—Deux dominos.—
Au dehors, dans la rue du Chantre, les boutiques étaient toutes fermées. Parmi les commères, celles qui ne dormaient pas encore faisaient foule et tapage à la porte du Palais-Royal. La Guichard et la Durand, madame Balahault et madame Morin étaient toutes les quatre du même avis: jamais on n'avait vu entrer tant et de si riches toilettes aux fêtes de Son Altesse! Toute la cour était là.
Madame Balahault, qui était une personne considérable, jugeait en dernier ressort les toilettes, préalablement discutées par madame Morin, la Guichard et la Durand.
Puis, par une transition habile, on arrivait aux personnes, après avoir épluché la soie et les dentelles. Parmi toutes ces belles dames, il en était bien peu qui eussent conservé, aux yeux de madame Balahault, la robe nuptiale dont parle l'Écriture.
Mais ce n'était plus déjà pour les dames que nos commères se pressaient aux abords du Palais-Royal, bravant les invectives des porteurs et des cochers, défendant leurs places contre les tard-venus et piétinant dans la boue avec une longanimité digne d'éloges; ce n'était pas non plus pour les princes ou les grands seigneurs. On était blasé sur les dames; on avait eu des grands seigneurs et des princes en veux-tu en voilà! On avait vu passer madame de Soubise avec madame de la Ferté, les deux belles la Fayette, la jeune duchesse de Rosny, cette blonde aux yeux noirs qui brouilla le ménage d'un fils de Louis XIV.—Les demoiselles de Bourbon-Busset, cinq ou six Rohan de divers poils, des Broglie, des Chastellux, des Bauffremont, des Choiseul, des Coigny et le reste. On avait vu passer M. le comte de Toulouse, frère de M. du Maine, avec la princesse sa femme. Les présidents ne se comptaient plus, les ministres marquaient à peine; on regardait à peine les ambassadeurs.
La foule restait pourtant et s'augmentait de minute en minute. Qu'attendait donc la foule? Elle n'eût pas montré tant de persévérance pour M. le régent lui-même!
Mais c'est qu'il s'agissait, en vérité, d'un bien autre personnage!
Le jeune roi?—Non pas.—Montez encore!
Le Dieu: l'Écossais, M. Law, la providence de tout ce peuple qui allait devenir un peuple millionnaire.
M. Law de Lauriston, le sauveur et le bienfaiteur.
M. Law que cette même foule devait essayer d'étrangler à cette même place, quelques mois plus tard.
M. Law dont les chevaux heureux ne travaillaient plus, remplacés qu'ils étaient sans cesse par des attelages humains.
La foule attendait ce bon M. Law. La foule était bien décidée à l'attendre jusqu'au lendemain matin.
Quand on songe que les poëtes accusent volontiers la foule d'inconstance, de légèreté, que sais-je! cette excellente foule, plus patiente qu'un troupeau de moutons, cette foule inébranlable, cette foule tenace, cette foule infatigable que nous avons tous vue cent fois en notre vie encombrer les trottoirs mouillés quinze heures durant pour voir passer ceci ou cela,—pas grand'chose souvent,—parfois rien du tout.
Si les bœufs gras des cinquante derniers siècles savaient écrire!...
Mais tous ces favoris que la foule attend ont une fin violente. Voilà sans doute ce que les poëtes veulent dire.
La rue du Chantre, noire et déserte malgré le voisinage de cette cohue et de ces lumières, semblait dormir. Ses deux ou trois réverbères tristes se miraient dans son ruisseau fangeux. Au premier abord, on n'y découvrait âme qui vive.
Mais à quelques pas de la maison de maître Louis, de l'autre côté de la rue, dans un enfoncement profond, formé par la récente démolition de deux maisons, six hommes, vêtus de couleurs sombres, se tenaient immobiles et muets.
Deux chaises à porteurs étaient à terre derrière eux. Ce n'était point M. Law que ceux-ci attendaient.
Ils avaient les yeux fixés sur la porte close de la maison de maître Louis depuis que Cocardasse junior et frère Passepoil y étaient entrés.
Ceux-ci, restés seuls dans la salle basse après leur expédition victorieuse contre Berrichon et dame Françoise, se posèrent en face l'un de l'autre et se regardèrent avec une mutuelle admiration.
—Sandiéou! l'enfant, dit Cocardasse, tu n'as pas encore oublié ton métier!
—Ni toi non plus: c'est fait proprement... mais nous en sommes pour nos mouchoirs!
Si nous avons eu parfois à blâmer Passepoil, ce n'a point été par suite d'une injuste partialité; la preuve c'est que nous ne craignons pas de signaler à l'occasion ses côtés vertueux: il était économe.
Cocardasse, entaché au contraire de prodigalité, ne releva point ce qui avait trait aux mouchoirs.
—Eh donc! reprit-il, le plus fort est fait...
—Du moment qu'il n'y a pas de Lagardère dans une affaire, fit observer Passepoil, tout va comme sur des roulettes.
—Et, Dieu merci! Lagardère est loin...
—Soixante lieues de pays entre nous et la frontière.
Ils se frottèrent les mains.
—Ne perdons pas de temps, mon bon, reprit Cocardasse; sondons le terrain. Voici deux portes.
Il montrait l'appartement d'Aurore et le haut de l'escalier tournant.
Passepoil se caressa le menton.
—Je vais glisser un coup d'œil par la serrure, dit-il en se dirigeant déjà vers la chambre d'Aurore.
Un regard terrible de Cocardasse junior l'arrêta.
—Capédébious! fit le Gascon, je ne souffrirai pas cela! C'te petite couquine est à faire sa toilette: respectons la décence!
Passepoil baissa les yeux humblement:
—Ah! mon noble ami! fit-il, que tu es heureux d'avoir de bonnes mœurs!
—Troun de l'air! je suis comme cela!... et sois sûr, mon bon, que la fréquentation d'un homme tel que moi finira par te corriger... le vrai philosophe commande à ses passions...
—Je suis l'esclave des miennes, soupira Passepoil; mais c'est qu'elles sont si fortes!
Cocardasse lui toucha la joue paternellement.
—A vaincre sans péril, prononça-t-il avec gravité, on triomphe sans agrément... Monte un peu voir ce qu'il y a là-haut.
Passepoil grimpa aussitôt comme un chat.
—Fermé! dit-il en levant le loquet de la porte de maître Louis.
—Et par le trou?... Ici, la décence le permet.
—Noir comme un four!
—Viens çà... récapitulons un peu les instructions de ce bon M. de Gonzague.
—Il nous a promis, dit Passepoil, cinquante pistoles à chacun.
—A certaines conditions... primo...
Au lieu de poursuivre, il prit le paquet qu'il portait sous le bras... Passepoil fit de même.
A ce moment, la porte que Passepoil avait trouvée close au haut de l'escalier, tourna sans bruit sur ses gonds.—La figure pâle et futée du bossu parut dans la pénombre. Il se prit à écouter.
Les deux maîtres d'armes regardaient leurs paquets d'un air indécis.
—Est-ce absolument nécessaire? demanda Cocardasse qui frappa sur le sien d'un air mécontent.
—Pure formalité..., répliqua Passepoil.
—Eh donc! Normand, tire-nous de là!
—Rien de plus simple... Gonzague nous a dit: «Vous porterez des habits de laquais,»—nous les portons fidèlement... sous notre bras.
Le bossu se mit à rire.
—Sous notre bras! s'écria Cocardasse enthousiasmé; tu as de l'esprit comme quatre, ma caillou!
—Sans mes passions et leur tyrannique empire, répliqua sérieusement Passepoil, je crois que j'aurais été loin!
Ils déposèrent tous les deux sur la table leurs paquets, qui contenaient des habits de livrée; c'était un point réglé, grâce à la subtile logique de frère Passepoil.
Cocardasse poursuivit:
—M. de Gonzague nous a dit en second lieu: Vous vous assurerez que la litière et les porteurs attendent dans la rue du Chantre.
—C'est fait, dit Passepoil.
—Oui bien, fit Cocardasse en se grattant l'oreille; mais il y a deux chaises... que penses-tu de cela, toi?
—Abondance de biens ne nuit pas! décida Passepoil; je n'ai jamais été en chaise...
—Ni moi non plus!
—Nous nous ferons porter à tour de rôle pour revenir à l'hôtel.
—Réglé!... Troisièmement: Vous vous introduirez dans la maison...
—Nous y sommes.
—Dans la maison, il y a une jeune fille...
—Tiens, mon noble ami! s'écria Passepoil: regarde!... me voilà tout tremblant...
—Et tout blême!... qu'as-tu donc?
—Rien que pour entendre parler de ce sexe auquel je dois tous mes malheurs.
Cocardasse lui frappa rudement sur l'épaule.
—Apapur! fit-il, mon bon, entre soi, on se doit des égards... chacun a ses petites faiblesses... mais si tu me romps encore les oreilles avec tes passions, sandiéou! je te les coupe!
Passepoil ne releva point la faute de grammaire, et comprit bien qu'il s'agissait de ses oreilles. Il y tenait, bien qu'il les eût longues et rouges.
—Tu n'as pas voulu que je m'assure si la jeune fille était là..., dit-il.
—Elle y est, répliqua Cocardasse; écoute plutôt!
Un joyeux éclat de rire se fit entendre dans la pièce voisine.
Frère Passepoil mit la main sur son cœur.
—Vous prendrez la jeune fille, poursuivit Cocardasse, ou plutôt vous la prierez poliment de monter dans la litière que vous ferez conduire au pavillon...
—Et vous n'emploierez la violence, ajouta Passepoil, que s'il n'y a pas moyen de faire autrement.
—C'est cela!... Et je dis que cinquante pistoles sont un bon prix pour une pareille besogne!
—Ce Gonzague est-il assez heureux! soupira tendrement Passepoil.
Cocardasse toucha la garde de sa rapière. Passepoil lui prit la main.
—Mon noble ami, dit-il, tue-moi tout de suite!... c'est la seule manière d'éteindre le feu qui me dévore!... voilà mon sein!... perce-le du coup mortel!...
Le Gascon le regarda un instant d'un air de compassion profonde:
—Pécaire! fit-il; ce que c'est que de nous!... Voici une bagasse qui n'emploiera pas une seule de ses cinquante pistoles à jouer ou à boire!
Le bruit redoubla dans la chambre voisine. Cocardasse et Passepoil tressaillirent, parce qu'une petite voix grêle et stridente prononça tout haut derrière eux:
—Il est temps!
Ils se retournèrent vivement. Le bossu de l'hôtel de Gonzague était debout auprès de la table et défaisait tranquillement leurs paquets.
—Oh! oh! fit Cocardasse, par où est-il passé celui-là?
Passepoil s'était prudemment reculé.
Le bossu tendit une veste de livrée à Passepoil, une autre à Cocardasse.
—Et vite! commanda-t-il sans élever la voix.
Ils hésitèrent. Le Gascon surtout ne pouvait point se faire à l'idée d'endosser ces habits de laquais.
—Capédébious! s'écria-t-il, de quoi te mêles-tu, toi?
—Chut!... siffla le bossu; dépêchez...
On entendit à travers la porte la voix de dona Cruz qui disait:
—C'est parfait! Il ne manque plus que la litière!
—Dépêchez! répéta impérieusement le bossu.
En même temps, il éteignit la lampe.
La porte de la chambre d'Aurore s'ouvrit, jetant dans la salle basse une lueur vague.
Cocardasse et Passepoil se retirèrent derrière la cage de l'escalier pour faire rapidement leur toilette.
Le bossu entr'ouvrit une des fenêtres donnant sur la rue du Chantre.
Un léger coup de sifflet retentit dans la nuit.
Une des litières s'ébranla.
Les deux caméristes traversaient en ce moment la chambre à tâtons. Le bossu leur ouvrit la porte.
—Êtes-vous prêts? demanda-t-il tout bas.
—Nous sommes prêts, répondirent Cocardasse et Passepoil.
—A votre besogne!
Dona Cruz sortait de la chambre d'Aurore en disant:
—Il faudra bien que je trouve une litière!... le diable galant n'a donc pas songé à cela!
Derrière elle, le bossu referma la porte.
La salle basse fut plongée dans une complète obscurité.
Dona Cruz s'arrêta interdite. Elle entendait des mouvements dans l'ombre.
—Aurore! dit-elle d'une voix déjà mal assurée; ouvre-moi... éclaire-moi!
Faut-il l'avouer? cette charmante dona Cruz n'avait pas peur des hommes. C'était vers le démon que l'obscurité tournait ses terreurs. On venait d'évoquer le diable en riant: dona Cruz croyait déjà sentir ses cornes dans les ténèbres.
Comme elle revenait vers la porte d'Aurore pour l'ouvrir, elle rencontra deux mains rudes et velues qui saisirent les siennes. Ces mains appartenaient à Cocardasse junior. Dona Cruz essaya de crier. Sa gorge, convulsivement serrée par l'épouvante, étrangla sa voix au passage.
Aurore, qui se tournait et se retournait devant son miroir; car la parure la faisait coquette; Aurore ne l'entendit point, étourdie qu'elle était par les murmures de la foule, massée sous ses fenêtres.
On venait d'annoncer que le carrosse de M. Law, qui venait de l'hôtel d'Angoulême, était à la hauteur de la Croix du Trahoir.
—Il vient! il vient! criait-on de toutes parts.
Et la cohue de s'agiter follement.
—Mademoiselle, dit Cocardasse en dessinant un profond salut, qui fut perdu faute de quinquet, permettez-moi de vous offrir...
Dona Cruz était déjà à l'autre bout de la chambre.
Là, elle rencontra deux autres mains, moins poilues, mais plus calleuses, qui étaient la propriété de frère Amable Passepoil. Cette fois, elle réussit à pousser un grand cri.
—Le voici! le voici! disait la foule.
Le cri de la pauvre dona Cruz fut perdu comme le salut de Cocardasse.
Elle échappa à cette seconde étreinte, mais Cocardasse la serrait de près. Passepoil et lui s'arrangeaient pour lui fermer toute autre issue que la porte du perron. Quand elle arriva auprès de cette porte, les deux battants s'ouvrirent. La lueur des réverbères éclaira son visage. Cocardasse ne put retenir un mouvement de surprise.
Un homme qui se tenait sur le seuil, en dehors, jeta une mante sur la tête de dona Cruz. On la saisit demi-folle d'effroi et on la poussa dans la chaise, dont la portière se referma aussitôt.
—A la petite maison derrière Saint-Magloire! ordonna Cocardasse.
La chaise partit. Passepoil rentra, frétillant comme un goujon sur l'herbe. Il avait touché de la soie! Cocardasse était tout pensif.
—Elle est mignonne! dit le Normand, mignonne! mignonne!... Oh! le Gonzague!
—Capédébious! s'écria Cocardasse en homme qui veut chasser une pensée importune, j'espère que voilà une affaire menée adroitement...
—Quelle petite main satinée!
—Les cinquante pistoles sont à nous!... Je te l'ai dit: du moment qu'il n'y a pas de Lagardère dans une aventure...
Il regarda tout autour de lui, comme s'il n'eût point été parfaitement convaincu de ce qu'il avançait.
—Et la taille! fit Passepoil;—je n'envie à Gonzague ni ses titres, ni son or... mais...
—Allons! interrompit Cocardasse, en route!
—Elle m'empêchera longtemps de dormir!
Cocardasse le saisit au collet et l'entraîna; puis se ravisant:
—La charité nous oblige à délivrer la vieille et son petit, dit-il.
—Ne trouves-tu pas que la vieille est bien conservée? demanda frère Passepoil.
Il eut un maître coup de poing dans le dos. Cocardasse fit tourner la clef dans la serrure. Avant qu'il eût ouvert, la voix du bossu qu'ils avaient presque oublié se fit entendre du côté de l'escalier.
—Je suis assez content de vous, mes braves, dit-il,—mais votre besogne n'est pas finie... laissez cela!
—Il a le verbe haut, le petit homme! grommela Cocardasse.
—Maintenant qu'on ne le voit plus, ajouta Passepoil,—sa voix me fait un drôle d'effet... on dirait que je l'ai entendue quelque part, autrefois...
Un bruit sec et répété annonça que le bossu battait le briquet.—La lampe se ralluma.
—Qu'avez-vous donc à faire, s'il vous plaît, maître Ésope? demanda le Gascon; c'est ainsi qu'on vous nomme, je crois?
—Ésope... Jonas... et d'autres noms encore, repartit le petit homme; attention à ce que je vais vous ordonner!
—Salue Son Excellence, Passepoil..., ordonner!... Peste!...
Il mit la main au chapeau. Passepoil l'imita, en ajoutant d'un accent railleur:
—Nous attendons les ordres de Son Excellence!
—Et bien vous faites! prononça sèchement le bossu.
Nos deux estafiers échangèrent un regard. Passepoil perdit son air de moquerie et murmura:
—Cette voix-là... bien sûr que je l'ai entendue!
Le bossu prit derrière l'escalier deux de ces lanternes à manche qu'on portait au devant des chaises, la nuit. Il les alluma.
—Prenez ceci, dit-il.
—Eh donc! fit Cocardasse avec mauvaise humeur,—croyez-vous que nous pourrons rattraper la chaise?...
—Elle est loin, si elle court toujours! ajouta Passepoil.
—Prenez ceci.
Ce bossu était entêté,—nos deux braves prirent chacun une des lanternes.
Le bossu montra du doigt la chambre d'où dona Cruz était sortie quelques minutes auparavant.
—Il y a là une jeune fille, dit-il.
—Encore! s'écrièrent à la fois Cocardasse et Passepoil.
Et ce dernier pensa tout haut:
—L'autre litière!...
—Cette jeune fille, poursuivit le bossu,—achève de s'habiller... Elle va sortir par cette porte comme l'autre...
Cocardasse désigna d'un coup d'œil la lampe rallumée.
—Non, dit le petit homme;—cette fois, vous n'éteindrez pas la lampe.
—Alors, que faisons-nous? demanda le Gascon.
—Je vais vous le dire: vous aborderez la jeune fille franchement, mais respectueusement... Vous lui direz: Nous sommes ici pour vous conduire au bal du Palais.
—Il n'y avait pas un mot de cela dans nos instructions..., fit observer Passepoil.
Et Cocardasse ajouta:
—La jeune fille nous croira-t-elle?
—Elle vous croira si vous lui dites le nom de celui qui vous envoie.
—Le nom de monsieur de Gonzague?
—Non pas!... Et si vous ajoutez que votre maître l'attendra, minuit sonnant... souvenez-vous bien de cela! dans les jardins du Palais, au rond-point de Diane...
—Avons-nous donc deux maîtres, à présent, sandiéou! s'écria Cocardasse.
—Non, répondit le bossu,—vous n'avez qu'un maître... mais il ne s'appelle pas Gonzague.
Le bossu, disant cela, gagna l'escalier tournant. Il mit le pied sur la première marche.
—Et comment s'appelle-t-il, notre maître? interrogea Cocardasse, qui faisait de vains efforts pour garder son insolent sourire;—Ésope II, sans doute?...
—Ou Jonas? balbutia Passepoil.
Le bossu les regarda. Ils baissèrent les yeux. Le bossu prononça lentement:
—Votre maître se nomme Henri de Lagardère!
Ils tressaillirent tous deux et parurent soudain rapetissés.
—Lagardère! firent-ils de la même voix sourde et tremblante.
Le bossu monta l'escalier.—Quand il fut en haut, il les regarda un instant courbés et domptés, puis il dit ce seul mot:
—Marchez droit!
Et il disparut.
—Aïe! fit Passepoil quand la porte du haut fut refermée.
—Apapur! grommela Cocardasse, nous avons vu le diable.
—Marchons droit, mon noble ami!
—Capédébious! soyons sages comme des images... et marchons droit!
—Figure-toi, se reprit-il, que j'avais cru reconnaître...
—Le petit Parisien?...
—Non... la jeune fille... celle que nous avons mise en chaise... pour la gentille Bohémienne que j'ai vue là-bas, en Espagne, au bras de Lagardère...
Passepoil poussa un cri... La chambre d'Aurore venait de s'ouvrir.
—Qu'est-ce donc? fit le Gascon en frissonnant.
Car tout l'épouvantait désormais.
—La jeune fille que j'ai vue au bras de Lagardère, là-bas, en Flandre!... balbutia Passepoil.
Aurore était sur le seuil.
—Flor! appela-t-elle; où donc es-tu?
Cocardasse et Passepoil, tenant à la main leurs lanternes, s'avancèrent, l'échine courbée. Leur détermination de marcher droit s'enracinait de plus en plus.
C'étaient, du reste, deux laquais du plus magnifique modèle avec leurs épées en verrouil. Bien peu de suisses de paroisse auraient pu lutter avec eux pour l'aisance et la bonne tenue.
Aurore était si délicieusement belle sous son costume de cour, qu'ils restèrent en admiration devant elle.
—Où est Flor? répéta-t-elle. Est-ce que la folle est partie sans moi?
—Sans vous, renvoya le Gascon comme un écho.
Et le Normand répéta:
—Sans vous.
Aurore donna son éventail à Passepoil, son bouquet à Cocardasse. Vous eussiez dit qu'elle avait eu de grands laquais toute sa vie.
—Je suis prête, dit-elle. Partons!
Les échos:
—Partons!
—Partons!
Et au moment de monter en chaise:
—A-t-il dit où je le retrouverais? demanda Aurore.
—Au rond-point de Diane, murmura Cocardasse avec une voix de ténor.
—A minuit, acheva Passepoil.
Tous deux, les bras pendants et le corps incliné.
On partit. Par dessus la chaise qu'ils accompagnaient, la lanterne à la main, Cocardasse junior et frère Passepoil échangèrent un dernier regard.
Ce regard voulait dire:
—Marchons droit!
L'instant d'après, on eût pu voir sortir, par la porte de l'allée qui conduisait à l'appartement particulier de maître Louis, un petit homme noir, qui longea la rue du Chantre en trottinant.
Il traversa la rue Saint-Honoré au moment où le carrosse de ce bon M. Law allait passer, et la foule se moqua bien de sa bosse.
De ces moqueries, le bossu ne semblait point beaucoup se soucier.
Il fit le tour du Palais-Royal et entra dans la cour des Fontaines.
Rue de Valois, il y avait une petite porte qui donnait entrée dans la partie des bâtiments appelée les privés de Monsieur. C'était là que Philippe d'Orléans, régent de France, avait son cabinet de travail.
Le bossu frappa d'une certaine sorte. On lui ouvrit aussitôt, et du fond d'un corridor noir une grosse voix s'éleva.
—Ah! c'est toi, Riquet à la Houppe! dit-elle; monte vite: on t'attend...
LE PALAIS-ROYAL.
I
—Sous la tente.—
Les pierres aussi ont leurs destinées. Les murailles vivent longtemps et voient les générations passer; elle savent bien des histoires. Ce serait un curieux travail que la monographie d'un de ces cubes taillés dans le liais ou dans le tuf, dans le granit ou dans le grès. Que de drames alentour: comédies et tragédies! Que de grandes et que de petites choses! combien de rires! combien de pleurs!
Ce fut la tragédie qui fonda le Palais-Royal. Armand du Plessis, cardinal de Richelieu, immense homme d'État, lamentable poëte, acheta au sieur Dufresne l'ancien hôtel de Rambouillet, au marquis d'Estrées le grand hôtel de Mercœur. Sur l'emplacement de ces deux demeures seigneuriales, il donna l'ordre à l'architecte Lemercier de lui bâtir une maison, digne de sa haute fortune.—Quatre autres fiefs furent acquis pour dessiner les jardins. Enfin, pour dégager la façade où étaient les armoiries des Du Plessis, surmontées du chapeau de cardinal, on fit emplette de Sillery, en même temps qu'on ouvrait une grande rue pour permettre au carrosse de son Éminence d'arriver sans encombre à ses fermes de la Grange-Batelière.
La rue devait garder le nom de Richelieu; la ferme, sur les terrains de laquelle s'élève maintenant le plus brillant quartier de Paris, baptisa longtemps l'arrière-façade de l'Opéra; le palais seul n'eut point de mémoire.
Tout battant neuf, il échangea son titre de Cardinal pour un titre plus élevé encore. Richelieu dormait à peine dans la tombe, que sa maison s'appelait déjà le Palais-Royal.
Il aimait le théâtre, ce terrible prêtre! on pourrait presque dire qu'il bâtit son palais pour y mettre des théâtres. Il en fit trois, bien qu'à la rigueur, il n'en fallût qu'un pour représenter sa chère tragédie de Mirame, fille idolâtrée de sa propre muse.
Elle était en vérité trop lourde pour exceller au jeu des vers, cette main qui trancha la tête du connétable de Montmorency. Mirame fut représentée devant trois mille fils et filles des croisés qui eurent bien le cœur d'applaudir. Cent odes, autant de dithyrambes, le double de madrigaux tombèrent le lendemain en pluie fade sur la ville, célébrant les gloires du redoutable poëte,—puis, tout ce lâche bruit se tut.—On parla tout bas d'un jeune homme qui faisait aussi des tragédies, qui n'était pas cardinal et qui s'appelait Corneille.
Un théâtre de deux cents spectateurs, un théâtre de cinq cents, un théâtre de trois mille, Richelieu ne se contenta pas à moins. Tout en suivant la politique pittoresque de Tarquin, tout en faisant tomber systématiquement les têtes effrontées qui dépassaient le niveau, il s'occupait de ses décors et de ses costumes comme un excellent directeur qu'il était.—On dit qu'il inventa la mer agitée qui fait vivre maintenant dans le premier dessous tant de pères de famille, les nuages de gaze, les rampes mobiles et les praticables.—Il imagina lui-même le ressort qui faisait rouler le rocher de Sisyphe, fils d'Éole, dans la pièce de Desmarets.
On ajoute qu'il tenait bien plus à ces divers petits talents, y compris celui de danseur, qu'à sa gloire politique: c'est la règle.
Néron ne fut point immortel, malgré ses succès de joueur de flûte. Richelieu mourut. Anne d'Autriche et son fils Louis XIV vinrent habiter le Palais-Cardinal. La Fronde fit tapage autour de ces murailles toutes neuves. Mazarin, qui ne faisait point de tragédies, écouta plus d'une fois, riant sous cape et tremblant à la fois, les grands cris du peuple ameuté sous ses fenêtres.
Mazarin avait pour retraite les appartements qui servirent plus tard à Philippe d'Orléans, régent de France. C'était l'aile orientale, ayant retour sur la galerie actuelle des Proues, vers la cour des Fontaines.
Il était là au printemps de l'année 1640, quand les frondeurs pénétrèrent de force au Palais, pour se bien assurer par eux-mêmes qu'on ne leur avait point enlevé le jeune roi. Un tableau de la galerie du Palais-Royal représente ce fait et montre Anne d'Autriche, soulevant, en présence du peuple, les langes de Louis XIV enfant.
A ce sujet, on rapporte un mot de l'un des petits-neveux du régent, le roi des Français Louis-Philippe. Ce mot va bien au Palais-Royal, qui est un monument sceptique, charmant, froid, sans préjugés, un esprit fort en pierres de taille qui se planta sur l'oreille la cocarde de Camille Desmoulins, mais qui caressa les cosaques: ce mot va bien aussi à la race de l'élève de Dubois, le plus spirituel prince qui ait jamais perdu le temps et l'or de l'État à faire orgie.
Casimir Delavigne, regardant ce tableau, qui est de Mauzaise, s'étonnait de voir la reine sans garde, au milieu de cette multitude. Le duc d'Orléans, depuis Louis-Philippe, se prit à sourire, et répondit:
—Il y en a, mais on ne les voit pas.
Ce fut au mois de février 1672 que Monsieur, frère du roi, tige de la maison d'Orléans, entra en possession du Palais-Royal. Louis XIV, le vingt et un de ce mois, lui en constitua la propriété en apanage. Henriette-Anne d'Angleterre, duchesse d'Orléans, y tint une cour brillante.
Le duc de Chartres, fils de Monsieur, le futur régent, y épousa, vers la fin de l'année 1692, mademoiselle de Blois, la dernière des filles naturelles du roi et de madame de Montespan.
Sous la régence, il ne s'agissait plus de tragédies. L'ombre triste de Mirame dut se voiler pour ne point voir ces fameux petits soupers que le duc d'Orléans faisait, dit Saint-Simon, «en des compagnies fort étranges;» mais ses théâtres servirent, car la mode était aux filles d'Opéra.
La belle duchesse de Berry, fille du régent, toujours entre deux vins et le nez barbouillé de tabac d'Espagne, faisait partie de l'étrange compagnie où n'entraient, ajoute le même Saint-Simon, «que des dames de moyenne vertu et des gens de peu, mais brillant par leur esprit et leur débauche... On buvait beaucoup et du meilleur... On disait des ordures à gorge déployée, des impiétés à qui mieux mieux, et quand on avait fait du bruit et qu'on était bien ivre, on allait se coucher...»
Mais Saint-Simon n'aimait pas le régent. Si l'histoire ne peut cacher entièrement les regrettables faiblesses de ce prince, du moins nous montre-t-elle les grandes qualités que ses excès ne parvinrent pas à étouffer.
Ses vices étaient à son infâme précepteur: ce qu'il avait de vertu lui appartenait, d'autant mieux qu'on avait fait plus d'efforts pour la tuer en lui. Ses orgies, et ceci est rare, n'eurent point de revers sanglant. Il fut humain; il fut bon. Peut-être eût-il été grand sans les exemples et les conseils qui empoisonnèrent sa jeunesse.
Le jardin du Palais-Royal était alors beaucoup plus vaste qu'aujourd'hui. Il touchait d'un côté aux maisons de la rue de Richelieu, de l'autre aux maisons de la rue des Bons-Enfants. Au fond, du côté de la Rotonde, il allait jusqu'à la rue Neuve-des-Petits-Champs. Ce fut longtemps après seulement, sous le règne de Louis XVI que Louis-Philippe-Joseph, duc d'Orléans, bâtit ce qu'on appelle les galeries de pierre, pour isoler le jardin et l'embellir.
Au temps où se passe notre histoire, d'énormes charmilles, toutes taillées en portiques italiens, entouraient les berceaux, les massifs et les parterres. La belle allée de marronniers d'Inde, plantée par le cardinal de Richelieu, était dans toute sa vigueur. L'arbre de Cracovie, dernier arbre de cette avenue, existait encore au commencement de ce siècle.
Deux autres avenues d'ormes, taillés en boule, allaient dans le sens de la largeur. Au centre était une demi-lune avec bassin d'eau jaillissante. A droite et à gauche, en revenant vers le palais, on trouvait le rond-point de Mercure et le rond-point de Diane, entourés de massifs d'arbrisseaux. Derrière le bassin se trouvait le quinconce des tilleuls, entre les deux grandes pelouses.
L'aile orientale du palais, plus considérable que celle où fut construit, plus tard, le Théâtre Français sur l'emplacement de la célèbre galerie de Mansart, se terminait par un pignon à fronton, qui portait cinq fenêtres de façade sur le jardin. Ces fenêtres regardaient le rond-point de Diane. Le cabinet de travail du régent était là.
Le Grand-Théâtre, qui avait subi fort peu de modifications depuis le temps du cardinal, servait aux représentations de l'opéra. Le palais proprement dit, outre les salons d'apparat, contenait les appartements d'Élisabeth-Charlotte de Bavière, princesse palatine, duchesse douairière d'Orléans, seconde femme de Monsieur, ceux de la duchesse d'Orléans, femme du régent, et ceux du duc de Chartres. Les princesses, à l'exception de la duchesse de Berry et de l'abbesse de Chelles, habitaient l'aile occidentale qui allait vers la rue de Richelieu.
L'Opéra, situé de l'autre côté, occupait une partie de l'emplacement actuel de la cour des Fontaines et de la rue de Valois. Il avait ses derrières sur la rue des Bons-Enfants. Un passage, connu sous le nom galant de Cour-aux-Ris, séparait l'entrée particulière de ces dames des appartements du régent.
Elles jouissaient, à titre de tolérance, du jardin du palais.
Celui-ci n'était point ouvert au public, comme de nos jours; mais il était facile d'en obtenir l'entrée. En outre, presque toutes les maisons des rues des Bons-Enfants, de Richelieu et Neuve-des-Petits-Champs avaient des balcons, des terrasses régnantes, des portes basses et même des perrons qui donnaient accès dans les massifs. Les habitants de ces maisons se croyaient si bien en droit de jouir du jardin, qu'ils firent plus tard un procès à Louis-Philippe-Joseph d'Orléans lorsque ce prince voulut enclore le Palais-Royal.
Tous les auteurs contemporains s'accordent à dire que le jardin du palais était un séjour délicieux, et certes, sous ce rapport, nous avons beaucoup à regretter. Rien de moins délicieux que le promenoir carré, envahi par les bonnes d'enfants, et où s'alignent maintenant les deux allées d'ormes malades. Il faut croire que la construction des galeries, en interceptant l'air, nuit à la végétation; notre Palais-Royal est une très-belle cour: ce n'est plus un jardin.
Cette nuit-là, c'était un enchantement, un paradis, un palais de fées. Le régent, qui n'avait pas beaucoup de goût à la représentation, sortait de son habitude et faisait les choses magnifiquement. On disait, il est vrai, que ce bon M. Law fournissait l'argent de la fête: mais qu'importait cela! En ce monde, beaucoup de gens sont de cet avis, qu'il ne faut voir que le résultat.
Si M. Law payait les violons en son propre honneur, c'était un homme qui entendait bien la publicité, voilà tout. Il eût mérité de vivre de nos jours d'habileté, où tel écrivain s'est fait une renommée en achetant tous les exemplaires des quatorze premières éditions de son livre, si bien que la quinzième a fini par se vendre ou à peu près,—où tel dentiste, pour gagner vingt mille francs, dépense dix mille écus en annonces,—où tel directeur de théâtre met chaque soir trois ou quatre cents humbles amis dans sa salle pour prouver à deux cent cinquante spectateurs vrais que l'enthousiasme n'est pas mort en France.
Ce n'est pas seulement à titre d'inventeur de l'agio que ce bon M. Law peut être regardé comme le véritable précurseur de la banque contemporaine.
Cette fête était pour lui; cette fête avait pour but de glorifier son système et aussi sa personne. Pour que la poudre qu'on jette aille bien dans les yeux éblouis, il faut la jeter de haut. Ce bon monsieur Law avait senti le besoin d'un piédestal d'où il pût mieux jeter sa poudre. On devait cuire une nouvelle fournée d'actions le lendemain.
Comme l'argent ne lui coûtait rien, il fit sa fête splendide.
Nous ne parlerons point des salons du Palais, décorés pour cette circonstance avec un luxe inouï. La fête était surtout dans le jardin, malgré la saison avancée. Le jardin était entièrement tendu et couvert. La décoration générale représentait un campement de colons dans la Louisiane, sur les bords du Mississipi, ce fleuve d'or. Toutes les serres de Paris avaient été mises à contribution pour composer des massifs d'arbustes exotiques: on ne voyait partout que fleurs tropicales et fruits du paradis terrestre. Les lanternes qui pendaient à profusion aux arbres et aux colonnes étaient des lanternes indiennes; on se le disait; seulement les tentes des Indiens sauvages, jetées çà et là, semblaient trop jolies.
Mais les amis de M. Law allaient répétant:
—Vous ne vous figurez pas comme les naturels de ce pays sont avancés!
Une fois admis le style un peu fantastique des tentes, il est certain que tout était d'un rococo délicieux. Il y avait des lointains ménagés, des forêts sur toile, des rochers de carton à l'aspect terrible, des cascades qui écumaient comme si l'on eût mis du savon dans leur eau.
Le bassin central était surmonté de la statue allégorique du Mississipi, qui avait un peu les traits de ce bon M. Law. Ce dieu tenait une arme d'où l'eau s'échappait: derrière le dieu, dans le bassin même, on avait placé une machine ayant mission de figurer une de ces chaussées que construisent les castors dans les cours d'eau de l'Amérique septentrionale.
M. de Buffon n'avait pas encore fait l'histoire de ces intéressants animaux, ingénieux, méthodiques et rangés comme des élèves de l'école Polytechnique.
Nous avons placé ce détail de la chaussée des castors, parce qu'il dit tout et vaut à lui seul la description la plus étendue.
C'était autour de la statue du dieu Mississipi que la Nivelle, mademoiselle Dubois-Duplant, mademoiselle Hernoux, Leguay, Salvator et Pompignan devaient danser le ballet indien, pour lequel cinq cents sujets étaient engagés.
Les compagnons de plaisir du régent, le marquis de Cossé, le duc de Brissac, la Fare, le poëte, madame de Tencin, madame de Royan et la duchesse de Berry s'étaient bien un peu moqués autour de tout cela, mais pas tant que le régent lui-même.
Il n'y avait guère qu'un homme pour surpasser le régent dans ses railleries, c'était ce bon M. Law.
Les salons étaient déjà encombrés, et Brissac avait ouvert le bal par ordre avec mademoiselle de Toulouse. Il y avait foule dans les jardins, et le lansquenet allait sous toutes les tentes plus ou moins sauvages. Malgré les piquets de gardes françaises (déguisés en Indiens d'opéra) posés à toutes les portes des maisons voisines donnant sur les jardins, plus d'un intrus était parvenu à se glisser. On voyait çà et là des dominos dont l'apparence n'était rien moins que catholique.
C'était un grand bruit, une foule remuante et joyeuse, ayant parti pris de s'amuser quand même.
Cependant, les rois de la fête n'avaient point fait encore leur entrée. On n'avait vu ni le régent, ni les princesses, ni ce bon M. Law. On attendait.
Dans un wigwam en velours nacarat, orné de crépines d'or, où les sachems du grand fleuve eussent bien voulu fumer le calumet de paix, on avait réuni plusieurs tables. Ce wigwam était situé non loin du rond-point de Diane, sous les fenêtres mêmes du cabinet du régent. Il contenait nombreuse compagnie.
Autour d'une table de marbre, recouverte d'une natte, un lansquenet turbulent se faisait. L'or roulait à grosses poignées; on criait, on riait.—Non loin de là un groupe de vieux gentilshommes causaient discrètement auprès d'une table de reversi.
A la table de lansquenet, nous eussions reconnu Chaverny, le beau petit marquis, Navailles, Gironne, Nocé, Taranne, Albret et d'autres,—M. de Peyrolles était là et gagnait.
C'était une habitude qu'il avait. On la lui connaissait. Ses mains étaient généralement surveillées.—Du reste, sous la régence, tromper au jeu n'était pas péché mortel.
On n'entendait que des chiffres qui allaient se croisant et rebondissant de l'un à l'autre: cent louis! cinquante! deux cents!—quelques jurons de mauvais joueurs, et le rire involontaire des gagnants.
Toutes les figures, bien entendu, étaient découvertes autour de la table. Dans les avenues, au contraire, beaucoup de masques et beaucoup de dominos allaient causant. Des laquais en livrée de fantaisie et pour la plupart masqués, pour ne pas dénoncer l'incognito de leurs maîtres, se tenaient de l'autre côté du petit perron du régent.
—Gagnez-vous, Chaverny? demanda un petit domino bleu qui vint mettre sa tête encapuchonnée à l'ouverture de la tente.
Chaverny jetait le fond de sa bourse sur la table.
—Cidalise! s'écria Gironne; à notre secours, nymphe des forêts vierges!
Un autre domino parut derrière le premier.
—Qui parle de vierges? demanda le second domino.
—Ce n'est pas une personnalité, Desbois, ma mignonne, lui fut-il répondu; il s'agit de forêts.
—A la bonne heure! fit mademoiselle Desbois-Duplant qui entra.
Cidalise donna sa bourse à Gironne.
Un des vieux gentilshommes assis à la table de reversi fit un geste de dégoût.
—De notre temps, monsieur de Barbanchois, dit-il à son voisin, cela se faisait autrement.
—Tout est gâté, monsieur de la Hunaudaye, répondit le voisin, tout est perverti!
—Rapetissé, monsieur de Barbanchois!
—Abâtardi, monsieur de la Hunaudaye!
—Travesti!
—Galvaudé!
—Sali!
Et tous deux en chœur, avec un grand soupir:
—Où allons-nous, baron, où allons-nous?
M. le baron de Barbanchois poursuivit en prenant un des boutons d'agate qui décoraient l'antique pourpoint de M. le baron de la Hunaudaye:
—Qui sont ces gens, monsieur le baron?
—Monsieur le baron, je vous le demande?
—Tiens-tu, Taranne? criait en ce moment Montaubert; cinquante!
—Taranne! grommela M. de Barbanchois, ce n'est pas un homme, c'est une rue!
—Tiens-tu, Albret?...
—Cela s'appelle, fit M. de la Hunaudaye, comme la mère de Henri le Grand... Où pèchent-ils leurs noms?
—Où Bichon, l'épagneul de madame la baronne a-t-il pêché le sien? répliqua M. de Barbanchois en ouvrant sa tabatière.
Cidalise qui passait y fourra effrontément ses deux doigts. M. le baron resta bouche béante.
—Il est bon, dit la fille d'Opéra.
—Madame, repartit gravement le baron de Barbanchois, je n'aime point mêler... veuillez accepter la boîte.
Cidalise ne se formalisa point. Elle prit la boîte et toucha d'un geste caressant le vieux menton du gentilhomme indigné. Puis elle fit une pirouette et s'éloigna.
—Où allons-nous! grommela M. de la Hunaudaye.
—Où allons-nous! répéta M. de Barbanchois qui suffoquait; que dirait le feu roi, s'il voyait de pareilles choses?
Au lansquenet:
—Perdu! Chaverny! Encore perdu!
—C'est égal... j'ai la terre de ***. Je tiens tout!
—Son père était un digne soldat! dit le baron de Barbanchois; à qui appartient-il?
—A monsieur le prince de Gonzague.
—Dieu nous garde des Italiens!
—Les Allemands valent-ils mieux, monsieur le baron?... Un comte de Horn roué en Grève pour assassinat!
—Un parent de Son Altesse!... Où allons-nous!
—Je vous dis, monsieur le baron, qu'on finira par s'égorger en plein midi dans les rues!
—Eh! monsieur le baron! c'est déjà commencé... N'avez-vous point lu les nouvelles?... Hier, une femme assassinée près du Temple... la Louvet, une agioteuse...
—Ce matin, un commis du trésor de la guerre, le sieur Sandrier, retiré de la Seine au pont Notre-Dame...
—Pour avoir parlé trop haut de cet Écossais maudit..., prononça tout bas M. de Barbanchois.
—Chut!... fit M. de la Hunaudaye, c'est le onzième depuis huit jours!...
—Oriol!... Oriol à la rescousse! crièrent en ce moment les joueurs.
Le gros petit traitant parut à l'entrée de la tente. Il avait le masque et son costume d'une richesse grotesque qui lui avait fait dans le bal un haut succès de rires.
—C'est étonnant, dit-il, tout le monde me reconnaît!
—Il n'y a pas deux Oriol! s'écria Navailles.
—Ces dames trouvent que c'est assez d'un! fit Nocé.
—Jaloux! s'écria-t-on de toutes parts en riant.
Oriol demanda:
—Messieurs, n'avez-vous point vu Nivelle?
—Dire que ce pauvre ami, déclama Gironne, sollicite en vain, depuis huit mois, la place de financier bafoué et dévoué auprès de notre chère Nivelle!
—Jaloux! dit-on encore.
—As-tu vu d'Hozier, Oriol?
—As-tu tes parchemins?
—Oriol, sais-tu le nom de l'aïeul que tu vas envoyer aux croisades?
Et les rires d'éclater.
M. de Barbanchois joignait les mains; M. de la Hunaudaye disait:
—Ce sont des gentilshommes, M. le baron, qui raillent ces saintes choses!
—Où allons-nous, seigneur! où allons-nous!...
—Peyrolles!... dit le petit traitant qui s'approcha de la table; je vous fais les cinquante louis, puisque c'est vous... Mais relevez vos manchettes.
—Plaît-il! fit le factotum de M. de Gonzague; je ne plaisante qu'avec mes égaux, mon petit monsieur!
Chaverny regarda les laquais derrière le perron du régent.
—Parbleu! murmura-t-il, ces coquins ont l'air de s'ennuyer là-bas... va les chercher, Taranne, pour que cet honnête M. de Peyrolles ait un peu avec qui se gaudir!
Le factotum n'entendit point cette fois. Il ne se fâchait qu'à bonnes enseignes. Il se contenta de gagner les cinquante louis d'Oriol.
—Et du papier! disait le vieux Barbanchois, toujours du papier!
—On nous paye nos pensions en papier, baron!
—Et nos fermages... que représentent ces chiffons!
—L'argent s'en va!
—L'or aussi... Voulez-vous que je vous dise, baron? nous marchons à une catastrophe!
—Monsieur, mon ami, repartit la Hunaudaye en serrant furtivement la main de Barbanchois, nous y marchons!... c'est l'avis de madame la baronne!
Parmi les clameurs, les rires et les quolibets croisés, la voix d'Oriol s'éleva de nouveau:
—Connaissez-vous la nouvelle? demanda-t-il, la grande nouvelle?
—Non... voyons la grande nouvelle!
—Je vous le donne en mille!... mais vous ne devineriez pas!...
—M. Law s'est fait catholique?
—Madame de Berry boit de l'eau?
—M. du Maine a fait demander une invitation au régent?
Et cent autres impossibilités.
—Vous n'y êtes pas, vous n'y êtes pas, très-chers!... Vous n'y serez jamais!... Madame la princesse de Gonzague... la veuve inconsolable de M. de Nevers... Artémise, vouée au deuil éternel...
A ce nom de madame la princesse de Gonzague, tous les vieux gentilshommes avaient dressé l'oreille.
—Eh bien! eh bien! fit-on autour de la table de lansquenet.
—Eh bien! reprit Oriol, Artémise a fini de boire la cendre du mausolée!... Madame la princesse de Gonzague est au bal!
On se récria. C'était chose impossible.
—Je l'ai vue! affirma le petit traitant, de mes yeux vue!... assise auprès de la princesse Palatine... Mais j'ai vu quelque chose de plus extraordinaire encore.
—Quoi donc? demanda-t-on de toutes parts.
Oriol se rengorgea; il tenait le dé.
—J'ai vu, reprit-il pourtant, et je n'avais pas la berlue... et j'étais bien éveillé... j'ai vu M. le prince de Gonzague refusé à la porte du régent.
On fit silence. Cela intéressait tout le monde. Tout ce qui entourait cette table de lansquenet attendait sa fortune de Gonzague.
—Qu'y a-t-il d'étonnant à cela? demanda Peyrolles, les affaires de l'État...
—A cette heure, Son Altesse ne s'occupe point des affaires de l'État.
—Cependant, si un ambassadeur...
—Son Altesse n'était point avec un ambassadeur!
—Si quelque caprice nouveau...
—Son Altesse n'était pas avec une dame.
C'était Oriol qui faisait ces réponses nettes et catégoriques. La curiosité générale grandissait.
—Mais avec qui donc était Son Altesse?
—On se le demandait, repartit le petit traitant. M. de Gonzague lui-même s'en informait avec beaucoup de mauvaise humeur.
—Et que lui répondaient les valets? interrogea Navailles.
—Mystère, messieurs, mystère!... M. le régent est triste depuis certaine missive qu'il reçut d'Espagne... M. le régent a donné ordre aujourd'hui d'introduire par la petite porte de la cour des Fontaines un personnage qu'aucun de ses valets ordinaires n'a vu... sauf Blondeau, qui a cru entrevoir dans le second cabinet un petit homme tout noir de la tête aux pieds... un bossu.
—Un bossu! répéta-t-on à la ronde;—il en pleut des bossus!...
—Son Altesse s'est enfermée avec lui... et la Fare... et Brissac... et la duchesse de Chalais elle-même ont trouvé porte close!.
Il y eut un silence. Par l'ouverture de la tente, on pouvait apercevoir les fenêtres éclairées du cabinet de Son Altesse.—Oriol regarda de ce côté par hasard.
—Tenez! tenez! s'écria-t-il en étendant la main,—ils sont encore ensemble!
Tous les yeux se tournèrent à la fois vers les fenêtres du pavillon.—Sur les rideaux blancs, la silhouette de Philippe d'Orléans se détachait; il marchait.—Une autre ombre indécise, placée du côté de la lumière semblait l'accompagner.
Ce fut l'affaire d'un instant: les deux ombres avaient dépassé la fenêtre.
Quand elles revinrent, elles avaient changé de place en tournant. La silhouette du régent était vague, tandis que celle de son mystérieux compagnon se dessinait avec netteté sur le rideau,—quelque chose de difforme: une grosse bosse sur un petit corps et de longs bras qui gesticulaient avec vivacité...
FIN DU TOME TROISIÈME.
TABLE DES CHAPITRES
DU TROISIÈME VOLUME.
| Pages. | ||
| LES MÉMOIRES D'AURORE. (Suite.) | ||
| III. | La gitanita | 5 |
| IV. | Où Flor emploie un charme | 29 |
| V. | Où Aurore s'occupe d'un petit marquis | 53 |
| VI. | En mettant le couvert | 75 |
| VII. | Maître Louis | 95 |
| VIII. | Deux jeunes filles | 117 |
| IX. | Les trois souhaits | 139 |
| X. | Deux dominos | 159 |
| LE PALAIS-ROYAL. | ||
| I. | Sous la tente | 181 |
Au lecteur
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