Le Capitaine Aréna — Tome 1
CHAPITRE VII.
UNE TROMBE.
A table, dit Jadin en reparaissant sur le pont une langouste d'une main, un plat de pommes de terre de l'autre et une bouteille de vin de Syracuse sous chaque bras. Mais ce jour-là Jadin mangea seul; le capitaine était triste, et il était facile de voir que sa tristesse venait des souvenirs que j'avais éveillés en lui par ma proposition d'aller au cap Blanc. Quant à moi, j'étais préoccupé du récit de Pietro, dans lequel je cherchais la réalité sous la teinte trompeuse dont il l'avait recouverte. Du reste, les obscurités jetées sur certaines parties, obscurités que l'esprit superstitieux du narrateur, au lieu d'éclaircir, épaississait à chaque question nouvelle, la difficulté que j'éprouvais même parfois à comprendre le patois dans lequel le récit m'était fait, tout concourait à faire porter aux individus qui s'agitaient, dans ce drame simple mais sûr, une scène immense, et, dans ce cadre gigantesque, des ombres poétiques qui paraîtraient d'une forme insolite et d'une couleur étrange au milieu de notre civilisation. J'éprouvais, du reste, un charme extrême à voir, aux mêmes lieux qu'habitaient autrefois les croyances profanes, errer aujourd'hui comme des ombres du moyen âge, les superstitions chrétiennes qui, exilées de nos villes et de nos villages, se réfugient sur l'Océan et enveloppent d'une même atmosphère le vaisseau du matelot breton qui vogue vers le Nouveau-Monde, et la barque du marinier de la Méditerranée qui rame vers l'Ancien. Je tenterai donc de faire partager à mes lecteurs les sensations que j'ai éprouvées sans les rationaliser pour eux plus que je ne suis parvenu à le faire pour moi; afin que, blasés comme ils le sont et comme je l'étais sur ces faits positifs de la politique et sur les découvertes exactes de la science, ils respirent comme moi le souffle de cette atmosphère nouvelle, au milieu de laquelle les hommes et les choses perdent leurs contours secs et arrêtés pour nous apparaître avec le vague, la mélancolie et le charme que répandent sur eux la distance, la vapeur et la nuit.
On comprendra donc facilement qu'aussitôt, et même avant la fin du dîner, je me levai et fis signe à Pietro de me suivre. Nous allâmes nous asseoir à l'avant du bâtiment et, tendant la main vers l'horizon, je lui montrai sur les côtes de la Calabre Palma qui se dorait aux derniers rayons du soleil.
—Oui, oui, me dit-il, je vous comprends, et je n'ai même rien mangé de peur que mon dîner ne m'étouffe en vous racontant ce qui me reste à vous dire, parce que c'est le plus triste, voyez-vous.
—Vous en étiez à l'évanouissement du capitaine.
—Oh! il ne fut pas long, la fraîcheur de la nuit le fit bientôt revenir. Nous arrivâmes sur les quatre heures au village; le même matin, Antonio se confessa; huit jours après, il fit dire une messe, et au bout d'un an, comme je vous l'ai raconté, il épousa sa cousine Francesca.
—N'avait-il pas revu Giulia pendant cet intervalle?
—Non, mais il avait souvent entendu parler d'elle. Depuis l'aventure du coup de couteau elle était devenue encore plus errante et plus solitaire qu'auparavant; et on disait qu'elle aimait le capitaine: vous jugez bien l'effet que ça lui fit quand il la rencontra près du lac, et qu'il n'est pas étonnant qu'il soit revenu de son entrevue avec elle, si pâle et si effaré.
Il faut vous dire qu'au moment de se marier le capitaine allait faire un petit voyage; nous devions transporter à Lipari une cargaison d'huile de Calabre, et le capitaine avait retardé sa traversée afin de pouvoir charger en repassant de la passoline à Stromboli; de cette manière il n'y avait rien de perdu, ni allée ni retour, et il avait profité du moment qu'il avait à lui pour se marier avec sa cousine, qu'il aimait depuis long-temps.
Trois ou quatre jours après sa rencontre avec Giulia, il me fit venir.
—Tiens, Pietro, me dit-il, va-t'en à Palma à ma place, tu t'entendras avec M. Piglia sur le jour où l'huile sera envoyée à San-Giovanni, où il est convenu que nous l'irons prendre. Tu comprends pourquoi je n'y vas pas moi-même.—C'est bon, c'est bon, capitaine, répondis-je, j'entends: la sorcière, n'est-ce pas?
—Oui.
—Eh bien! soyez tranquille, la chose sera faite en conscience. En effet, le lendemain je pris la barque; je dis à mon frère et à Nunzio de m'accompagner, et nous partîmes. Arrivé à Palma, je les laissai à bord et je montai chez M. Piglia. Oh! avec lui les arrangements sont bientôt faits; c'est un homme fidèle comme sûr, M. Piglia. Au bout de cinq minutes tout était fini, et j'aurais pu revenir s'il ne m'avait pas gardé à dîner. Il est comme ça, lui, riche à millions, mais pas fier; il fait mettre un matelot à sa table, et il trinque avec lui. Dam, nous avions trinqué pas mal. Tout à coup, j'entends sonner neuf heures à la pendule; ça me rappelle que les autres m'attendent.—Eh bien! dis-je, c'est convenu, M. Piglia; d'aujourd'hui en huit jours l'huile sera Ŕ San-Giovanni.—Oh! mon Dieu, vous pouvez l'aller prendre, qu'il me répond.—Alors, je me lève, je salue la société, et je m'en vas.
Il faisait nuit noire tout à fait; mais je connaissais mon chemin comme ma poche. Je pris une petite pente qui conduisait droit à la mer, et je me mis en route en sifflant. Tout à coup j'aperçois devant moi quelque chose de blanc, qui était assis sur un rocher; je m'arrête, ça se lève; je continue mon chemin, ça se met en travers de ma route. Oh! oh! que je dis, il y a du louche là-dedans; les demoiselles qui se promènent à cette heure-ci ne sont pas sorties pour aller à confesse. C'est drôle au moins, moi, Pietro, qui n'ai pas peur d'un homme, ni de deux hommes, ni de dix hommes, voilà que je sens mes jambes qui tremblent, et puis une sœur froide qui me prend à la racine des cheveux, que j'en frissonne encore. C'est égal, je vas toujours.—Vous devinez que c'était la sorcière, n'est-ce pas?
—Sans doute.
—Eh bien! elle ne bougeait pas plus qu'une borne; mais ce n'est pas là l'étonnant; c'est qu'en arrivant près d'elle:—Pietro, quelle me dit—elle savait mon nom, comprenez-vous—Eh bien! oui, Pietro, que je réponds, après?…
—Pietro, répéta-t-elle, tu fais partie de l'équipage du capitaine
Aréna.
—Pardieu! belle malice! C'est connu, ça; si vous n'avez pas autre chose à m'apprendre, ce n'est pas la peine de m'arrêter.
—Tu l'aimes.
—Oh! ça, comme un frère,
—Eh bien! dis-lui de ne faire aucun voyage pendant cette lune-ci; c'est tout. Ce voyage lui serait fatal, à lui et à ses compagnons.
—Bah! vous croyez?
—J'en suis sûre.
—Eh bien! je lui dirai ça.
—Tu me le promets?
—Ma parole.
—Cest bien, passe.
Alors elle se dérangea; je me fis mince pour ne pas la toucher; je continuai ma route pendant vingt pas, pas plus vite les uns que les autres, pour ne pas avoir l'air d'avoir peur; mais, au premier tournant, je pris mes jambes à mon cou; et je détale un peu vite, allez, quand je m'y mets.
—Oui, oui; je connais vos moyens.
La barque m'attendait. Quand Nunzio et mon frère me virent arriver tout essoufflé, ils se doutèrent bien qu'il y avait quelque chose; alors ils me prirent chacun par un bras pour m'aider à monter plus vite, et ils se mirent à ramer comme s'ils faisaient la pêche de l'espadon. Ça n'aurait pas pu durer long-temps comme cela; mais une fois hors de la crique le vent s'éleva, nous hissâmes la voile et nous arrivâmes vivement au village. J'avais envie d'aller éveiller le capitaine tout de suite, mais je pensai que le lendemain matin il serait temps. Dailleurs je ne voulais rien dire devant sa femme. Le lendemain j'allai le trouver et je lui contai l'affaire.
—Elle m'a déjà dit la même chose, me répondit-il.
Eh bien! est-ce que vous n'attendrez pas l'autre lune, capitaine?
Impossible. On commence déjà à faire sécher la passoline, et si nous attendions plus long-temps nous arriverions derrière les autres, ce qui fait que nous aurions plus mauvais et plus cher.
—Dam, c'est à vous de voir.
—C'est tout vu. Tu dis que samedi prochain les huiles seront à
San-Giovanni, n'est-ce pas?
—Samedi prochain.
—Eh bien! samedi prochain nous chargerons, et lundi à la voile.
—C'est bien, capitaine.
Je ne fis pas d'autres observations: je savais qu'une fois qu'il avait arrêté une chose dans sa tête, il n'y avait ni dieu ni diable qui pût le faire changer de résolution; aussi il ne fut plus ouvert la bouche de la chose: le samedi à cinq heures du matin nous allâmes charger à San-Giovanni, à huit heures du soir les cinquante barriques d'huile étaient à bord, et à minuit nous étions de retour à la Pace. Le capitaine trouva sa femme en larmes, il lui demanda pourquoi elle pleurait, et alors elle lui raconta qu'au jour tombant elle était montée dans le jardin pour aller cueillir des figues d'Inde: le temps d'en ramasser plein son tablier et la nuit était tombée; en revenant elle avait rencontré sur la route une femme enveloppée d'un grand voile de laine blanche, et cette femme lui avait dit que si son mari partait avant la nouvelle lune il lui arriverait malheur
—C'était toujours Giulia? demandai-je.
Vous jugez, pauvre femme, l'état où elle était. Le capitaine la tranquillisa tant bien que mal, car il n'était pas trop rassuré lui-même; et au fait il n'y avait pas de quoi l'être. Mais Francesca eut beau dire et beau faire, Antonio ne voulut entendre à rien: le bâtiment était chargé, le prix était fait, le jour arrêté, c'était fini; tout ce qu'elle put obtenir c'est qu'il entendrait avec elle le lendemain une messe qu'elle avait été commander à l'église des Jésuites à l'intention de son heureux voyage.
Le lendemain, qui était un dimanche, ils allèrent tous les deux à l'église, la messe était pour huit heures: quelques minutes avant qu'elles ne sonnassent ils étaient arrivés; ils se mirent à genoux et commencèrent à dire leurs prières. Lorsqu'ils eurent fini, ils levèrent la tête, et au milieu du chœur ils virent une bière couverte d'un drap noir avec des cierges tout autour: un enfant de chœur vint les allumer, et Antonio lui demanda quelle était la messe qu'on allait dire. L'enfant de chœur répondit que c'était celle commandée par la femme du capitaine, et, comme en ce moment le prêtre montait à l'autel, il ne lui fit pas d'autre question. Au même instant la messe commença.
Aux premières paroles que prononça le prêtre le capitaine et sa femme se regardèrent en pâlissant. Cependant tous deux se remirent à prier; mais lorsque les chantres entonnèrent le De profundis, la pauvre Francesca ne put résister plus long-temps à sa terreur, elle jeta un cri et s'évanouit. Ce cri était si douloureux que le prêtre descendit de l'autel et s'approcha de celle qui lavait poussé.
—Mais, dit le capitaine d'une voix altérée, quelle diable de messe nous chantez-vous là?
—L'office des morts, répondit le prêtre.
—Qui vous l'a commandé?
—Francesca.
—Moi! un office des morts! s'écria la pauvre femme. Oh! non, non! Je vous ai commandé une messe de bon retour, et non un service funèbre.
—Alors j'ai mal compris, et je me suis trompé, répondit le prêtre.
—Sainte Vierge, ayez pitié de nous! s'écria Francesca.
—Que la volonté de Dieu soit faite, dit avec résignation le capitaine.
Le surlendemain nous partîmes.
Jamais nous n'avions eu un plus beau temps pour appareiller. Nous passâmes devant le Phare fiers comme si nous avions eu des ailes. Le capitaine avait l'air aussi tranquille que s'il n'avait rien eu au fond du cœur. Mais moi, qui savais la chose, je le vis, quand nous eûmes doublé la tour, jeter deux ou trois coups d'œil du côté de Palma. Enfin il demanda sa lunette, on la lui apporta, il regarda long-temps le rivage, et, sans dire un mot, il me passa l'instrument. Je regardai après lui, et, malgré la distance, je vis Giulia aussi distinctement que je vous vois: elle était assise sur le haut d'un rocher dont la base trempait dans la mer, regardant le bâtiment, et de temps en temps s'essuyant les yeux avec un mouchoir.
—C'est bien elle, dis-je en rendant la longue-vue au capitaine.
—Oui, je l'ai reconnue.
—Est-ce qu'elle va rester long-temps là? c'est qu'elle m'offusque.
—Crois-tu véritablement qu'elle soit sorcière?
—Si elle l'est, capitaine! j'en mettrais ma main au feu!
—Cependant elle ne m'a jamais fait de mal; au contraire, sans elle…
—Après?
—Eh bien! sans elle, je ne naviguerais plus aujourd'hui. Elle ne peut me vouloir du mal, car, lorsque je l'ai vue au bord du lac elle ne menaçait pas, elle priait, elle pleurait.
—Pardieu, si ce n'est que cela, elle pleure encore, on le voit bien.
Le capitaine reporta la lunette à son œil, regarda plus attentivement encore que la première fois; puis, poussant un soupir, il renfonça sa lunette avec la paume de sa main, et passant son bras sous le mien:—Allons faire un tour sur l'avant, me dit-il.
—Volontiers, capitaine.
L'équipage n'avait jamais été plus gai; on riait, on racontait des histoires; et puis, voyez-vous, quand nous allons dans les îles, c'est une fête; nous y avons des connaissances, comme vous avez pu voir, de sorte que chacun parlait de sa chacune, et il ne faut pas demander si on riait. Aussitôt qu'ils m'aperçurent:—Allons, Pietro, la tarentelle.—Oh je ne suis pas en train de danser, que je leur réponds.
—Bah! nous te ferons bien danser malgré toi, dit mon pauvre frère. Oh! un bon garçon, voyez-vous, dix ans de moins que moi; je l'aimais comme mon enfant. Alors il se met à siffler, les autres à chanter, et moi, ma foi, je sens la plante des pieds qui me démange; je commence à danser d'une jambe, puis de l'autre, et me voilà parti. Vous savez, quand je m'y mets, ce n'est pas pour un peu: ils allaient toujours, et moi aussi; au bout d'une demi-heure je tombe sur mon derrière, j'étais rendu.—Ah! je dis, un verre de muscat, ça ne fera pas de mal. On me passe la bouteille.—A la santé du capitaine et de son heureux voyage! Oû est-il donc, le capitaine?—A l'arrière, me dit Nunzio.—Eh! qu'est-ce que tu fais là, pilote?—Tu vois bien, je me croise les bras; le capitaine s'est chargé du gouvernail.—Ah! ah! Sur ce, je me lève, et je vas le rejoindre. Il avait une main sur le timon et il tenait sa lorgnette de l'autre. La nuit commençait à tomber.
—Eh bien, capitaine?
—Elle y est toujours.
Je mis ma main sur mes yeux, je vis un petit point blanc, pas autre chose.
—C'est drôle, que je dis au capitaine, je crois que vous vous trompez, ce n'est pas une femme ça, c'est trop petit, ça m'a l'air d'une mouette.
—C'est la distance.
—Oh! j'ai de bons yeux, je n'ai pas besoin de longue-vue, moi… je m'en tiens à ce que j'ai dit, moi… c'est une mouette.
—Tu te trompes.
—Eh! tenez, la preuve, c'est que la voilà qui s'envole. Le capitaine jeta un cri, s'élança sur le bastingage.—Eh bien, dis-je en le retenant par le fond de sa culotte, qu'est-ce que vous allez donc faire?
—C'est juste, elle aurait le temps de se noyer dix fois avant que j'arrivasse. Et il retomba plutôt qu'il ne redescendit.
—Comment?
—Elle s'est jetée à la mer.
—Bah!
—Regarde.
Je pris sa lorgnette: inutile, il n'y avait plus rien.
—Eh bien! dis-je au capitaine, que voulez-vous? voilà. Il se désolait. Allons, soyez un homme, et que les autres ne s'aperçoivent pas de cela.
—Va les trouver et dis à Nunzio qu'il peut dormir cette nuit, je resterai au gouvernail. Il me tendit la main, je la pris et je la serrai.
—Au bout du compte, lui dis-je, ce n'est qu'une sorcière de moins.
—Est-ce que tu crois qu'elle était sorcière? répéta-t-il.
—Dam! capitaine, vous savez mon opinion là-dessus, voilà trois fois que je vous le dis.
—C'est bien, laisse-moi. Je lui obéis.
—Vous pouvez vous coucher tous, leur dis-je, le capitaine veillera.
Ça faisait l'affaire de tout le monde, de sorte qu'il n'y eut pas de contestation. Le lendemain on se réveilla à Lipari; quant au capitaine, il n'avait pas fermé l'œil.
Nous y restâmes trois jours, non pas à décharger l'huile, ça fut fini en vingt-quatre heures, mais à faire la noce; puis après ça nous partîmes pour Stromboli légers comme lièges. Là nous chargeâmes, comme ça avait été dit, la valeur d'un millier de livres de passoline: non pas que nous eussions assez d'argent pour payer ça comptant, mais le capitaine avait bon crédit et il était sûr de s'en défaire avantageusement rien qu'à Mélazzo; il en avait déjà près de deux cents livres placées d'avance. Alors, vous concevez, au lieu de revenir de Stromboli à Messine, on manœuvra sur le cap Blanc. Voilà que nous arrivons à la chose; voyez-vous, je l'ai retardée tant que j'ai pu, mais ici il n'y a plus à s'en dédire: faut marcher!
—Un verre de rhum, Pietro!
—Non, merci. Cétait en plein jour, à midi, il faisait un magnifique soleil de la fin de septembre; le temps à la bonace, un petit courant d'air, voilà tout. Le capitaine fumait; le frère de Philippe, vous savez, le chanteur, il jouait à la morra avec mon pauvre frère Baptiste. Moi, j'étais de cuisine. Je mets par hasard le nez hors de la cantine:—Tiens, je dis, voilà un singulier nuage et d'une drôle de couleur. Il était comme vert, couleur de la mer, et tout seul au ciel.
—Oui, me répond le capitaine; et il y a déjà dix minutes que je le regarde. Vois donc comme il tourne, Nunzio.
—Vous me parlez, capitaine? dit le pilote en levant la tête au-dessus de la cabine.
—Vois-tu?
—Oui.
—Qu'est-ce que tu penses de cela?
—Rien de bon.
—Si nous mettions toutes nos voiles dehors, peut-être arriverions-nous au cap Blanc avant l'orage.
—Ce n'est pas un orage, capitaine; il n'y à pas d'orage en l'air; le temps est au beau fixe, la brise vient de la Grèce; voyez plutôt la fumée de Stromboli qui va contre le vent.
—C'est vrai, dit le capitaine.
—Eh! tenez, tenez, capitaine, voyez donc la mer au-dessous du nuage, comme elle crépite.
—Tout le monde sur le pont, cria le capitaine.
En un moment nous fûmes là tous les douze, les yeux fixés sur l'endroit en question; l'eau bouillonnait de plus en plus. De son côté, le nuage s'abaissait toujours; on aurait dit qu'ils s'attiraient l'un l'autre, que la mer allait monter et que le ciel allait descendre. Enfin, la vapeur et l'eau se joignirent. C'était comme un immense pin dont l'eau formait le tronc, et la vapeur la cime. Alors nous reconnûmes que c'était une trombe; au même moment, l'immense machine commença de se mettre en mouvement. On eût dit un serpent gigantesque aux écailles reluisantes qui aurait marché tout debout sur sa queue, en vomissant de la fumée par sa gueule. Elle hésita un instant comme pour chercher la direction qu'elle devait prendre. Enfin, elle se décida à venir sur nous. En même temps le vent tomba.
—Aux rames! crie le capitaine.
Chacun empoigna l'aviron; nous n'avions que vingt pas à faire pour que la trombe passât à l'arrière. Il ne faut pas demander si nous ménagions nos bras; nous allions, Dieu me pardonne, aussi vite que quand le vent du diable souffle. Aussi, nous eûmes, bientôt gagné sur elle; si bien quelle continuait sa route lorsqu'elle rencontra notre sillage. Quant à nous, nous ramions d'ardeur en lui tournant le dos; de sorte que, ne la voyant plus, nous croyions en être quittes. Tout à coup nous entendîmes Nunzio qui criait:—La trombe! la trombe! Nous nous retournâmes.
Soit que notre course rapide eût établi un courant d'air, soit que le sillon que nous creusions lui indiquât sa route, elle avait changé de direction et s'était mise à notre poursuite. On eût dit un de ces géants comme il y en avait autrefois dans les cavernes du mont Etna, et qui poursuivaient jusque dans la mer les vaisseaux qui avaient le malheur de relâcher à Catane ou à Taormine. Nous n'avions plus de bras, nous n'avions plus de voix, nous n'avions que des yeux. Quant à moi, je me rappelle que j'étais comme un hébété; je suivais du regard un grand oiseau de mer qui avait été entraîné dans la trombe, et qui tourbillonnait comme un grain de sable, sans pouvoir sortir du cercle qui l'enfermait. A mesure que la trombe s'approchait nous reculions devant elle; si bien que nous nous trouvâmes tous entassés sur l'avant du navire, excepté le pilote qui, ferme à son poste, était resté à l'arrière. Tout à coup le bâtiment trembla comme si, lui aussi, il avait eu peur. Les mâts plièrent comme des joncs, les voiles se déchirèrent comme des toiles d'araignée; le bâtiment se retourna sur lui-même. Nous étions tous engloutis.
Je ne sais pas le temps que je passai sous l'eau. Autant que je pus calculer, j'ai bien plongé à une trentaine de pieds de profondeur. Heureusement, j'avais eu le temps de faire provision d'air, de sorte que je n'étais pas encore trop ébouriffé en revenant à la surface de la mer. J'ouvris les yeux, je regardai autour de moi, et la première chose que je vis, c'était notre pauvre bâtiment flottant cap dessus, cap dessous, comme une baleine morte. Au même instant je m'entendis appeler; je me retournai, c'était le capitaine.—Allons, allons, courage! que je lui dis; nous ne sommes pas paralytiques, et, avec la grâce de Dieu, nous pouvons nous en tirer.
—Oui, oui, dit le capitaine; mais en voilà encore un qui reparaît derrière toi: c'est Vicenzo.
—A moi! cria Vicenzo; je sens que j'ai la jambe cassée, je ne puis pas me soutenir sur l'eau.
—Poussons-le au bâtiment, capitaine; il se mettra à cheval dessus, et, tant qu'il ne sera pas coulé tout à fait, eh bien! il aura la chance d'être vu par quelque barque de pêche. Courage! Vicenzo, courage!
Nous le primes chacun par-dessous un bras, et nous le soutînmes sur l'eau; puis, arrivé au bâtiment, il s'y cramponna, et, à l'aide de ses deux mains et de sa bonne jambe, il parvint à se jucher sur la quille.—Ah! dit-il quand il fut assuré sur sa machine, je vois les autres: un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, vous deux ça fait dix, et moi ça fait onze: il n'en manque qu'un. Celui qui manquait s'appelait Jordano; nous n'en entendîmes jamais parler.
—Allons! dis-je au capitaine, il faut nager de concert et piquer droit au cap. C'est un peu loin, dam! et il y en a quelques-uns qui resteront en route; mais c'est égal, il ne faut pas que cela vous effraie.—Allons, en avant la coupe et la marinière.
—Bon voyage! nous cria Vicenzo.
—Encore un mot, vieux.
—Hein?
—Vois-tu mon frère?
—Oui, c'est le second là-bas.
—Dieu te récompense de ta bonne nouvelle!—Et je me mis à ramer vers celui qu'il m'avait indiqué, que le capitaine en avait peine à me suivre. Au bout de dix minutes, nous étions tous réunis, et nous nagions en ligne comme une compagnie de marsouins. Je m'approchai de mon frère.—Eh bien! Baptiste, que je lui dis, nous allons avoir du tirage.
—Oh! répondit-il, ça ne serait rien si je n'avais pas ma veste; mais elle me gêne sous les bras.
—Eh bien! approche-toi de moi et ne me perds pas de vue; quand tu te sentiras faiblir, tu t'appuieras sur mon épaule. Tu sais bien que je ne suis pas gros, mais que je suis solide.
—Oui, frère.
—Eh bien! pilote, c'est donc vous?
—Moi-même, mon garçon.
—Tiens, tiens, tiens, vous n'êtes pas si bête, vous, vous êtes tout nu.
—Oui, j'ai eu le temps de me déshabiller; mais si j'ai un conseil à te donner, c'est de ne pas user ton haleine à bavarder, tu en auras besoin avant une heure.
—Un dernier mot: ne perdez pas de vue le capitaine.
—Sois tranquille.
—Maintenant, motus.
Ça alla comme ça une heure. Au bout de ce temps, voyant mon frère inquiet:—Est-ce que tu te fatigues? que je lui dis.
—Non, ce n'est pas ça, mais c'est que je ne vois plus Giovanni.
C'était le frère de Philippe.
Je me retournai, je regardai de tous les côtés; peine perdue, il était allé rejoindre Jordano. Et ça, sans dire un mot, de peur de nous effrayer.
Voilà ce que c'est que les marins; pourtant je dis en moi-même un Ave Maria, moitié pour lui moitié pour moi, et je me mis à faire un peu de planche pour me reposer. Ça alla comme ça encore une heure; de temps en temps je regardais mon frère, il devenait de plus en plus pâle.
—Est-ce que tu es fatigué, Baptiste?
—Non, pas encore, mais nous ne sommes plus que huit.
—Une barque, cria le capitaine.
En effet, à l'extrémité du cap, nous voyions pointer une voile qui venait de notre coté; ça nous redonna des forces, et nous nous remîmes à nager bravement. Elle venait à nous, mais elle devait être encore plus d'une heure avant de nous voir et près de deux heures avant de nous rejoindre.
—Je n'irai jamais jusqu'à elle, dit Baptiste.
—Appuie-toi sur moi.
—Pas encore.
—Alors ne te presse pas et respire sur ta brassée.
—C'est ma diable de veste qui me gêne.
—Du courage.
Ça alla bien comme ça trois quarts d'heure. La barque approchait à vue d'œil; elle ne devait pas être à plus d'une lieue de nous. J'entendis Baptiste qui toussait; je me retournai vivement.—Ce n'est rien, dit-il, ce n'est rien.
—Si fait, c'est quelque chose, que je lui répondis; allons, allons, pas de bravade, et mets ta main sur mon épaule, ça soulage.
—Approche-toi de moi alors, car je sens que je m'engourdis. En deux brassées je l'avais rejoint; je lui mis la main sur mon cou, ça le soulagea.
—La barque nous a vus, cria le capitaine.
—Entends-tu, Baptiste? la barque nous a vus; nous sommes sauvés.
—Pas tous, car voilà Gaetano qui se noie.
—Allons, allons, ne t'occupe pas des autres, chacun pour soi, frère.
—Alors pourquoi ne me laisses-tu pas là?
—Parce que toi, c'est moi.
—Taisez-vous donc, dit le pilote, vous vous exténuez.
Il avait dit vrai. Le pauvre Baptiste! il ne pouvait plus aller; il me pesait comme un plomb, de sorte que je n'allais plus guère non plus, moi. Cependant la barque avançait toujours; nous voyions déjà les gens qui étaient dedans, nous entendions leurs cris, mais Nunzio seul leur répondait. On aurait dit qu'il avait des nageoires, quoi! le vieux chien de mer; il ne se fatiguait pas. Quant à Baptiste, c'était autre chose; il avait les yeux à moitié fermés, et je sentais son bras qui se roidissait autour de mon cou; je commençais moi-même à siffler en respirant.—Pilote, que je dis, si je n'arrive pas jusqu'à la barque, vous ferez dire des messes pour moi, n'est-ce pas? Je n'avais pas achevé, que je sens que mon frère entre dans l'agonie.—A moi, pilote! à… Va te promener! j'avais de l'eau par-dessus la tête. Vous savez, on boit trois bouillons avant d'aller au fond tout à fait.—Bon, que je dis, j'en ai encore deux à consommer. Effectivement, je revins sur l'eau. J'avais le soleil en face des yeux et il me semblait tout rouge; je voyais la barque dans un brouillard, je ne savais plus si elle était près ou si elle était loin; je voulais parler, appeler: oui, c'est comme si j'avais eu le cauchemar. Si ce n'avait été Baptiste, j'aurais peut-être encore pu me retourner sur le dos; mais avec lui, impossible, je sentais qu'il m'entraînait, que j'enfonçais.—Bon, je dis, voilà mon second bouillon, je n'en ai plus qu'un; enfin je rassemble toutes mes forces, je reviens sur l'eau, le soleil était noir. Ah! vous ne vous êtes jamais noyé, vous?
—Non. Continuez, Piétro.
—Que diable voulez-vous que je continue? je ne sais plus rien. Je ne connaissais plus mon frère, qui me tenait au col; je sentais que je roulais avec une chose qui m'entraînait au fond, avec une chose qui me noyait, et je voulais me débarrasser de cette chose. Je ne sais comment je fis, mais, Dieu me pardonne, j'y réussis. Alors j'eus un moment de bien-être; il me sembla que je respirais, qu'on me pressait, puis qu'on me retournait. Quand j'ouvris les yeux, nous étions à la pointe du cap Blanc, que vous voyez là-bas; j'étais pendu par les pieds et je crachais l'eau de mer gros comme le bras. Nunzio était près de moi, qui me frottait la poitrine et les reins.
—Et les autres?
—Il y en avait quatre de sauvés, et moi et Nunzio ça faisait six.
—Et le capitaine?
—Le capitaine, il ne s'était pas noyé, lui; mais des efforts qu'il avait faits en mettant le pied dans la barque sa blessure s'était rouverte. Elle ne voulut jamais se refermer; pendant trois jours il perdit tout le sang de son corps, et le troisième jour il mourut: preuve que Giulia était une sorcière.
—Et Vicenzo, que vous aviez laissé sur le bâtiment avec une jambe cassée?
—C'est le même que voilà là et qui cause avec votre camarade et le cuisinier; mais c'est égal, vous comprenez maintenant pourquoi nous ne nous soucions plus d'aller au cap Blanc.
En effet, je comprenais.
En ce moment le capitaine s'approcha de nous, et voyant à notre silence que nous avions fini:
—Excellence, me dit-il, je crois que votre intention est de toucher terre seulement à Messine et de retourner immédiatement à Naples par la Calabre.
—Oui. Y aurait-il quelque empêchement?
—Au contraire, je venais proposer à votre excellence de descendre directement à San-Giovanni pour ne pas payer deux patentes pour le speronare; nous traverserons le détroit dans la chaloupe.
—A merveille.
—A San-Giovanni, vieux, dit le capitaine en se tournant vers le pilote.
Nunzio fit un signe de tête, imprima un léger mouvement au gouvernail, et le petit bâtiment, docile comme un cheval de manége, tourna sa proue du côté de la Calabre.
A dix heures du soir, nous jetâmes l'ancre à vingt pas de la côte.
CHAPITRE VIII.
LA CAGE DE FER.
Si nous avions éprouvé des difficultés pour mettre pied à terre dans la capitale de l'archipel lipariote, ce fut bien autre chose pour descendre sur les côtes de Calabre: quoique notre capitaine eût pris la précaution de se rendre à la police dès l'ouverture du bureau, c'est-à-dire à six heures du matin, à huit il n'était pas encore de retour au speronare; enfin, nous le vîmes poindre au bout d'une petite ruelle, escorté d'une escouade de douaniers, laquelle se rangea en demi-cercle sur le bord de la mer, formant un cordon sanitaire entre nous et la population: cette disposition stratégique arrêtée, on nous fit descendre avec nos papiers, qu'on prit de nos mains avec de longues pincettes et qu'on soumit à une commission de trois membres choisis sans doute parmi les plus éclairés. L'examen ayant, à ce qu'il paraît, été favorable, les papiers nous furent rendus, et l'on procéda à l'interrogatoire: c'est à savoir, d'où nous venions, où nous allions, et dans quel but nous voyagions. Nous répondîmes sans hésiter que nous venions de Stromboli, que nous allions à Bauso, et que nous voyagions pour notre plaisir. Ces raisons furent soumises à un examen pareil à celui qu'avaient subi nos papiers; et sans doute elles en sortirent victorieuses comme eux, car le chef de la troupe, rassuré sur notre état sanitaire, s'approcha de nous pour nous dire qu'on allait nous délivrer notre patente, et que nous pourrions continuer notre route; une piastre que je lui offris, et qu'il ne crut pas devoir prendre, comme les passe-ports, avec des pincettes, activa les dernières formalités, de sorte qu'un quart d'heure après, c'est-à-dire vers les dix heures, nous reçûmes notre autorisation de partir pour Messine.
J'en profitai seul: Jadin avait avisé une barque de pêcheurs, et dans cette barque trois ou quatre poissons de formes et de couleurs tellement séduisantes, que le désir de faire une nature morte l'emporta chez lui sur celui de visiter le théâtre des exploits de Pascal Bruno; en outre, il comptait le lendemain et le surlendemain aller prendre un croquis de Scylla.
Nous montâmes dans une petite barque, tout l'équipage et moi: chacun était pressé de revoir sa femme. Jadin, le mousse et Milord restèrent seuls pour garder le speronare. Ne voulant pas retarder leur bonheur d'un instant, j'autorisai nos matelots à piquer droit sur le village della Pace; cette autorisation fut reçue avec des hurras de joie: chacun empoigna un aviron, et nous volâmes, littéralement, sur la surface de la mer.
Dès le matin, d'un côté du détroit à l'autre on avait reconnu notre petit bâtiment à l'ancre sur les côtes de Calabre; et comme on s'était bien douté que la journée ne se passerait pas sans une visite de son équipage, on ne l'avait pas perdu de vue: aussi, à peine avions-nous fait un mille, que nous commençâmes à voir s'amasser toute la population sur le bord de la mer. Cette vue redoubla l'ardeur de nos mariniers: en moins de quarante minutes nous fûmes à terre.
Comme j'étais le seul qui n'était attendu par personne, je laissai tout mon monde à la joie du retour, et, leur donnant rendez-vous pour le surlendemain à huit heures du matin à l'hôtel de la Marine, je m'acheminai vers Messine, où j'arrivai vers midi.
Il était trop tard pour songer à faire ma course le même jour, il m'aurait fallu coucher dans quelque infâme auberge de village, et je ne voulais pas anticiper sur les plaisirs que, sur ce point, me promettait la Calabre; je me mis donc à courir par les rues de Messine pour voir si je n'aurais pas oublié de visiter quelque chef-d'œuvre à mon premier voyage. Je n'avais absolument rien oublié.
En rentrant à l'hôtel, un grand jeune homme me croisa; je crus le reconnaître, et j'allai à lui: en effet, c'était le frère de mademoiselle Schulz, avec lequel j'avais ébauché connaissance il y avait deux mois. Je ne croyais pas le retrouver à Messine; mais sa sœur avait eu du succès au théâtre, et ils étaient restés dans la seconde capitale de la Sicile plus long-temps qu'ils ne le croyaient d'abord.
J'exposai à M. Schulz les causes de mon retour à Messine. Aussi curieux de pittoresque que qui que ce soit au monde, il m'offrit d'être mon compagnon de voyage. L'offre, comme on le comprend bien, fut acceptée à l'instant même, et séance tenante nous allâmes chez l'affitatore qui lui louait sa voiture, afin de retenir chez lui un berlingo quelconque pour le lendemain à six heures du matin: moyennant deux piastres nous eûmes notre affaire.
Le lendemain, comme je descendais de ma chambre, je trouvai Pietro au bas de l'escalier; le brave garçon avait pensé que, pendant ce petit voyage, j'aurais peut-être besoin de ses services, et il avait quitté la Pace à cinq heures du matin, de peur de me manquer au saut du lit.
J'ai parfois des tristesses profondes quand je pense que je ne reverrai probablement jamais aucun de ces braves gens. Il y a des attentions et des services qui ne se paient pas avec de l'argent; et comme, selon toute probabilité, l'ouvrage que j'écris à cette heure ne leur tombera jamais entre les mains, ils croiront, chaque fois qu'ils penseront à moi, que moi, je les ai oubliés.
Il y eut alors entre nous un grand débat: Pietro voulait monter avec le cocher; j'exigeai qu'il montât avec nous: il se résigna enfin, mais ce ne fut qu'à une lieue ou deux de Messine qu'il se décida à allonger ses jambes.
Comme la route de Messine à Bauso n'offre rien de bien remarquable, le temps se passa à faire des questions à Pietro; mais Pietro nous avait dit tout ce qu'il savait à l'endroit de Pascal Bruno, et tout le fruit que nous retirâmes de nos interrogatoires fut d'apprendre qu'il y avait à Calvaruso, village situé à un mille de celui où nous nous rendions, un notaire de la connaissance de Pietro, et à qui tous les détails que nous désirions savoir étaient parfaitement connus.
Vers les onze heures nous arrivâmes à Bauso; Pietro fit arrêter la voiture à la porte d'une espèce d'auberge, la seule qu'il y eût dans le pays. L'hôte vint nous recevoir de l'air le plus affable du monde, son chapeau à la main et son tablier retroussé: son air de bonhomie me frappa, et j'en exprimai ma satisfaction à Pietro en lui disant que son mæstro di casa avait l'air d'un brave homme.
—Oh, oui! c'est un brave homme, répondit Pietro, et il ne mérite pas tout le chagrin qu'on lui a fait.
—Et qui lui a donc fait du chagrin? demandai-je.
—Hum! fit Pietro.
—Mais enfin?
Il s'approcha de mon oreille.
—La police, dit-il.
—Comment, la police?
—Oui, vous comprenez. On est Sicilien, on est vif; on a une dispute.
Eh bien! on joue du couteau ou du fusil.
—Oui, et notre hôte a joué à ce jeu-là, à ce qu'il paraît?
—Il était provoqué, le brave homme, car quant à lui, il est doux comme une fille.
—Et alors?
—Eh bien alors! dit Pietro, accouchant à grand'peine du corps du délit, eh bien! il a tué deux hommes, un d'un coup de couteau et l'autre d'un coup de fusil: quand je dis tué, il y en a un qui n'était que blessé; seulement il est mort au bout de huit jours.
—Ah! ah!
—Mais voyez-vous, méchanceté pure: un autre en aurait guéri, mais lui c'était une vieille haine avec ce pauvre Guiga; et il s'est laissé mourir pour lui faire pièce.
—Ainsi, ce brave homme s'appelle Guiga? demandai-je.
—C'est-à-dire, c'est un surnom qu'on lui a donné; mais son vrai nom est Santo-Coraffe.
—Et la police l'a tourmenté pour cette bagatelle?
—Comment, tourmenté! c'est-à-dire qu'on l'a mis en prison comme un voleur. Heureusement qu'il avait du bien, car, tel que vous le voyez, il a plus de 300 onces de revenu, le gaillard.
—Eh bien! qu'est-ce que ces 300 onces ont pu faire là-dedans? il était coupable ou il ne l'était pas.
—Il ne l'était pas! il ne l'était pas! s'écria Pietro, il a été provoqué, c'est la douceur même, lui, pauvre Guiga! Eh bien alors, quand ils ont vu qu'il avait du bien, ils ont traité avec lui. On a fait une côte mal taillée; il paie une petite rente, et on le laisse tranquille.
—Mais à qui paie-t-il une rente? à la famille de ceux qu'il a tués?
—Non, non, non; ah bien! pour quoi faire? non, non, à la police.
—C'est autre chose, alors je comprends.
Je m'avançai vers notre hôte avec toute la considération que méritaient les renseignements que je venais de recevoir sur lui, et je lui demandai le plus poliment que je pus s'il y aurait moyen d'avoir un déjeuner pour quatre personnes; puis, sur sa réponse affirmative, je priai Pietro de monter dans la voiture et d'aller chercher son notaire à Calvaruso.
Pendant que les côtelettes rôtissaient et que Pietro roulait, nous descendîmes jusqu'au bord de la mer. De la plage de Bauso, la vue est délicieuse. De ces côtes, le cap Blanc s'avance plat et allongé dans la mer; de l'autre côté les monts Pelore se brisent au-dessus des flots à pic comme une falaise. Au fond, se découpent Vulcano, Lipari et Lisca-Bianca, au delà de laquelle s'élève et fume Stromboli.
Nous vîmes de loin la voiture qui revenait sur la route: deux personnes étaient dedans; Pietro avait donc trouvé son notaire: il eût été malhonnête de faire attendre le digne tabellion qui se dérangeait pour nous; nous reprîmes donc notre course vers l'hôtel, où nous arrivâmes au moment même où la voiture s'arrêtait.
Pietro me présenta il signor don Cesare Alletto, notaire à Calvaruso. Non-seulement le brave homme apportait toutes les traditions orales dont il était l'interprète, mais encore une partie des papiers relatifs à la procédure qui avait conduit à la potence l'illustre bandit dont je comptais me faire le biographe.
Le déjeuner était prêt: maître Guiga s'était surpassé, et je commençai à penser comme Pietro, qu'il n'était pas si coupable qu'on le faisait et que c'était un peccato que d'avoir tourmenté un aussi brave homme.
Après le déjeuner, don Cesare Alletto nous demanda si nous désirions d'abord entendre l'histoire des prouesses de Pascal Bruno, ou visiter avant tout le théâtre de ces prouesses: nous lui répondîmes que, chronologiquement, il nous semblait que l'histoire devait passer la première, attendu que, lhistoire racontée, chaque détail subséquent deviendrait plus intéressant et plus précieux.
Nous commençâmes donc par l'histoire.
Pascal Bruno était fils de Giuseppe Bruno; Giuseppe Bruno avait six frères.
Pascal Bruno avait trois ans, lorsque son père, né sur les terres du prince de Montcada Paterno, vint s'établir à Bauso, village dans les environs duquel demeuraient ses six frères, et qui appartenait au comte de Castel-Novo.
Malheureusement Giuseppe Bruno avait une jolie femme, et le prince de Castel-Novo était fort appréciateur des jolies femmes; il devint amoureux de la mère de Pascal, et lui fit des offres qu'elle refusa. Le comte de Castel-Novo n'avait pas l'habitude d'essuyer de pareils refus dans ses domaines, où chacun, hommes et femmes, allaient au-devant de ses désirs. Il renouvela ses offres, les doubla, les tripla sans rien obtenir. Enfin, sa patience se lassa, et, sans songer qu'il n'avait aucun droit sur la femme de Giuseppe, puisqu'elle n'était pas même née sur ses terres, un jour que son mari était absent, il la fit enlever par quatre hommes, la fit conduire à sa petite maison et la viola. C'était sans doute un grand honneur qu'il faisait à un pauvre diable comme Giuseppe Bruno que de descendre jusqu'à sa femme; mais Giuseppe avait l'esprit fait autrement que les autres: il ne fit pas un reproche à la pauvre femme, mais il alla s'embusquer sur le chemin du comte de Castel-Novo, et comme il passait auprès de lui il lui allongea, au-dessous de la sixième côte gauche, un coup de poignard dont il mourut deux heures après, ce qui lui donna peu de temps pour se réconcilier avec Dieu, mais ce qui lui en donna assez pour nommer son meurtrier.
Giuseppe Bruno prit la fuite, et se réfugia dans la montagne, où ses six frères lui portaient à manger chacun à son tour: on sut cela, et on les arrêta tous les six comme complices du meurtre du comte. Giuseppe, qui ne voulait pas que ses frères payassent pour lui, écrivit qu'il était prêt à se livrer si l'on voulait relâcher ses frères. On le lui promit, il se livra, fut pendu, et ses frères envoyés aux galères. Ce n'était pas là précisément l'engagement que l'on avait pris avec Giuseppe; mais s'il fallait que les gouvernements tinssent leurs engagements avec tout le monde, on comprend que cela les mènerait trop loin.
La pauvre mère resta donc au village de Bauso avec le petit Pascal Bruno, alors âgé de cinq ans; mais comme selon l'habitude, et pour guérir par l'exemple, on avait exposé la tête de Giuseppe dans une cage de fer, et que ce spectacle lui était trop pénible, un jour elle prit son enfant par la main et disparut dans la montagne. Quinze ans se passèrent sans qu'on entendît reparler ni de l'un ni de l'autre.
Au bout de ce temps Pascal reparut. C'était un beau jeune homme de vingt et un à vingt-deux ans, au visage sombre, à l'accent rude, à la main prompte, et dont la vie sauvage avait singulièrement accru la force et l'adresse naturelles. A part cet air de tristesse répandu sur ses traits, il paraissait avoir complétement oublié la cause qui lui avait fait quitter Bauso: seulement, quand il passait devant la cage où était exposée la tête de son père, il courbait le front pour ne pas la voir, et devenait plus pâle encore que d'habitude. Au reste, il ne recherchait aucune société, ne parlait jamais le premier à personne, se contentait de répondre si on lui adressait la parole et vivait seul dans la maison qu'avait habitée sa mère et qui était restée fermée quinze ans.
Personne n'avait rien compris à son retour, et l'on se demandait ce qu'il revenait faire dans un pays dont tant de souvenirs douloureux devaient l'éloigner, lorsque le bruit commença de se répandre qu'il était amoureux d'une jeune fille nommée Térésa, qui était la sœur de lait de la jeune comtesse Gemma, fille du comte de Castel-Novo. Ce qui avait donné quelque créance à ce bruit, c'est qu'un jeune homme du village, revenant une nuit de faire une visite à sa maîtresse, l'avait vu descendre par-dessus le mur du jardin attenant à la maison qu'habitait Térésa. On compara alors l'époque du retour de Térésa, qui habitait ordinairement Palerme, dans le village de Bauso, avec celle de l'apparition de Pascal, et l'on s'aperçut que le retour de l'une et l'apparition de l'autre avaient eu lieu dans la même semaine; mais surtout, ce qui ôta jusqu'au dernier doute sur l'intelligence qui existait entre les deux jeunes gens, c'est que Térésa étant retournée à Palerme, le lendemain de son départ Pascal avait disparu, et que la porte de la maison maternelle était fermée de nouveau, comme elle l'avait été pendant quinze ans.
Trois ans s'écoulèrent sans qu'on sût ce qu'il était devenu, lorsqu'un jour (ce jour était celui de la fête du village de Bauso) on le vit reparaître tout à coup avec le costume des riches paysans calabrais, c'est-à-dire le chapeau pointu avec un ruban pendant sur l'épaule, la veste de velours à boutons d'argent ciselés, la ceinture de soie aux mille couleurs, qui se fabrique à Messine, la culotte de velours avec ses boucles d'argent, et la guêtre de cuir ouverte au mollet. Il avait une carabine anglaise sur l'épaule, et il était suivi de quatre magnifiques chiens corses.
Parmi les divers amusements qu'avait réunis ce jour solennel, il y en avait un que l'on retrouve presque toujours en Sicile. En pareille occasion, c'était un prix au fusil. Or, par une vieille habitude du pays, tous, les ans cet exercice avait lieu en face des hautes Murailles du château, aux deux tiers desquelles blanchissait depuis vingt ans, dans sa cage de fer, le crâne de Giuseppe Bruno.
Pascal s'avança au milieu d'un silence général. Chacun, en l'apercevant si bien armé et si bien escorté, avait compris, à part soi, qu'il allait se passer quelque chose d'étrange. Cependant rien n'indiqua de la part du jeune homme une intention hostile quelconque. Il s'approcha de la barraque où l'on vendait les balles, en acheta une qu'il mesura au calibre de sa carabine, puis il alla se ranger parmi les tireurs, et là il chargea son arme avec les méticuleuses précautions que les tireurs ont l'habitude d'employer en pareil cas.
On suivait un ordre alphabétique, chacun était appelé à son rang et tirait une balle. On pouvait en acheter jusqu'à six; mais, quel que fût le nombre qu'on achetât, il fallait acheter ce nombre d'une seule fois, sinon il n'était pas permis d'en reprendre. Pascal Bruno, n'ayant acheté qu'une balle, n'avait donc qu'un seul coup à tirer; mais, quoiqu'il ne se fût fait à lui-même qu'une bien faible chance, l'inquiétude n'en était pas moins grande parmi les autres tireurs qui connaissaient son adresse devenue presque proverbiale dans tout le canton.
On en était à l'N quand Bruno arriva; on épuisa donc toutes tes lettres de l'alphabet avant d'arriver à lui; puis on recommença par l'A, puis on appela le B; Bruno se présenta.
Si le silence avait été grand lorsqu'on avait purement et simplement vu Bruno paraître, on comprend qu'il fut bien plus grand encore quand on le vit s'apprêter à donner une preuve publique de cette adresse dont on avait tant parlé, mais sans que personne cependant pût dire qu'il la lui eût vue exercer. Le jeune homme s'avança donc suivi de tous les regards jusqu'à la corde qui marquait la limite, et, sans paraître remarquer qu'il fût l'objet de l'attention générale, il s'assura sur sa jambe droite, fit un mouvement pour bien dégager ses bras, appuya son fusil à son épaule, et commença de prendre son point de mire du bas en haut.
On comprend avec quelle anxiété les rivaux de Pascal Bruno suivirent, à mesure qu'il se levait, le mouvement du canon du fusil. Bientôt il arriva à la hauteur du but, et l'attention redoubla; mais, au grand étonnement de l'assemblée, Pascal continua de lever le bout de sa carabine, et à chercher un autre point de mire; arrivé dans la direction de la cage de fer, il s'arrêta, resta un instant immobile comme si lui et son arme étaient de bronze; enfin, le coup si long-temps attendu se fit entendre, et le crâne enlevé de sa cage de fer tomba au pied de la muraille. Bruno enjamba aussitôt la corde, s'avança lentement et sans faire un pas plus vite que l'autre, vers ce terrible trophée de son adresse, le ramassa respectueusement, et sans se retourner une seule fois vers ceux qu'il laissait stupéfaits de son action, il prit le chemin de la montagne.
Deux jours après, le bruit d'un autre événement dans lequel Bruno avait joué un rôle aussi inattendu et plus tragique encore que celui qu'il venait de remplir, se répandit dans toute la Sicile. Térésa, cette jeune sœur de lait de la comtesse de Castel-Novo, dont nous avons déjà parlé, venait d'épouser un des campieri du vice-roi, lorsque le soir même, du mariage, et comme les jeunes époux allaient ouvrir le bal par une tarentelle, Bruno, une paire de pistolets à la ceinture, s'était tout à coup trouvé au milieu des danseurs. Alors il s'était avancé vers la mariée, et, sous prétexte qu'elle lui avait promis de danser avec lui avant de danser avec aucun autre, il avait voulu que le mari lui cédât sa place. Le mari, pour toute réponse, avait tiré son couteau; mais Pascal, d'un coup de pistolet, l'avait étendu roide mort; alors, son second pistolet à la main, il avait forcé la jeune femme, pâle et presque mourante, à danser la tarentelle près du cadavre de son mari; enfin, au bout de quelques secondes, ne pouvant plus supporter le supplice qui lui était imposé en punition de son parjure, Térésa était tombée évanouie.
Alors Pascal avait dirigé contre elle le canon du second pistolet, et chacun avait cru qu'il allait achever la pauvre femme; mais, songeant sans doute que dans sa situation la vie était plus cruelle que la mort, il avait laissé retomber son bras, avait désarmé son pistolet, l'avait repassé dans sa ceinture et était disparu sans que personne essayât même de faire un mouvement pour l'arrêter.
Cette nouvelle, à laquelle on hésitait d'abord à croire, fut bientôt confirmée par le vice-roi lui-même qui, furieux de la mort d'un de ses plus braves serviteurs, donna les ordres les plus sévères pour que Pascal Bruno fût arrêté. Mais c'était chose plus facile à ordonner qu'à faire; Pascal Bruno s'était fait bandit, mais bandit à la manière de Karl Moor, c'est-à-dire bandit pour les riches et pour les puissants, envers lesquels il était sans pitié; tandis qu'au contraire les faibles et les pauvres étaient sûrs de trouver en lui un protecteur ou un ami. On disait que toutes les bandes disséminées jusque-là dans la chaîne de montagnes qui commence à Messine et s'en va mourir à Trapani, s'étaient réunies à lui et l'avaient nommé leur chef, ce qui le mettait presque à la tête d'une armée; et cependant, toutes les fois qu'on le voyait, il était toujours seul, armé de sa carabine et de ses pistolets, et accompagné de ses quatre chiens corses.
Depuis que Pascal Bruno, en se livrant au nouveau genre de vie qu'il exerçait à cette heure, s'était rapproché de Bauso, l'intendant, qui habitait le petit château de Castel-Novo dont il régissait les biens au compte de la jeune comtesse Gemma, s'était retiré à Cefalu, de peur qu'enveloppé dans quelque vengeance du jeune homme irrité il ne lui arrivât malheur. Le château était donc resté fermé comme la maison de Giuseppe Bruno, lorsqu'un jour un paysan, en passant devant ses murailles, vit toutes les portes ouvertes et Bruno accoudé à l'une de ses fenêtres.
Quelques jours après, un autre paysan rencontra Bruno: le pauvre diable, quoique sa récolte eût complétement manqué, portait sa redevance à son seigneur; cette redevance était de cinquante onces, et, pour arriver à amasser cette somme, il laissait sa femme et ses enfants presque sans pain. Bruno alors lui dit d'aller s'acquitter avant tout avec son seigneur, et de revenir le retrouver, lui Bruno, le surlendemain à la même place. Le paysan continua sa route à moitié consolé, car il y avait dans la voix du bandit un accent de promesse auquel il ne s'était pas trompé.
En effet, le surlendemain, lorsqu'il se trouva au rendez-vous, Bruno s'approcha de lui et lui remit une bourse; cette bourse contenait vingt-cinq onces, c'est-à-dire la moitié de la redevance. C'était une remise qu'à la prière de Bruno, et l'on savait que les prières de Bruno étaient des ordres, le propriétaire avait consenti à faire.
Quelque temps après, Bruno entendit raconter que le mariage d'un jeune homme du village ne pouvait se faire avec une jeune fille que le jeune homme aimait, parce que la jeune fille avait quelque fortune et que son père exigeait que son futur époux apportât à peu près autant qu'elle dans la communauté, c'est-à-dire cent onces. Le jeune homme se désespérait, il voulait s'engager dans les troupes anglaises, il voulait se faire pêcheur de corail, il avait encore mille autres projets aussi insensés que ceux-là; mais ces projets, au lieu de le rapprocher de sa maîtresse, ne tendaient tous qu'à l'en éloigner. Un jour on vit Bruno descendre de sa petite forteresse, traverser le village et entrer chez le pauvre amoureux; il resta enfermé une demi-heure à peu près avec lui, et le lendemain le jeune homme se présenta chez le père de sa maîtresse avec les cent onces que celui-ci exigeait. Huit jours après, le mariage eut lieu.
Enfin, un incendie dévora un jour une partie du village et réduisit à la mendicité tous les malheureux qui avaient été sa victime. Huit jours après, un convoi d'argent, qui allait de Palerme à Messine, fut enlevé, entre Mistretta et Tortorico, et deux des gendarmes qui l'accompagnaient tués sur la place. Le lendemain de cet événement, chaque incendié reçut cinquante onces de la part de Pascal Bruno.
On comprend que, par de pareils moyens, répétés presque tous les jours, Pascal Bruno amassait une somme de reconnaissance qui lui rapportait ses intérêts en sécurité; en effet, il ne se formait pas une entreprise contre Pascal Bruno, que, par le moyen des paysans, il n'en fût averti à l'instant même, et cela sans que les paysans eussent besoin d'aller au château, ou que Bruno eût besoin de descendre au village. Il suffisait d'un air chanté, d'un petit drapeau arboré au haut d'une maison, d'un signal quelconque enfin, auquel la police ne pouvait rien distinguer, pour que Bruno, averti à temps, se trouvât, grâce à son petit cheval du val de Noto, moitié sicilien, moitié arabe, à vingt-cinq lieues de l'endroit où on l'avait vu la veille et où on croyait le trouver le lendemain. Tantôt encore, comme me l'avait dit Pietro, il courait jusqu'au rivage, descendait dans la première barque venue, et passait ainsi deux ou trois jours avec les pêcheurs qui, largement récompensés par lui, n'avaient garde de le trahir; alors il abordait sur quelque point du rivage où l'on était loin de l'atteindre, gagnait la montagne, faisait vingt lieues dans sa nuit, et se retrouvait le lendemain, après avoir laissé un souvenir quelconque de son passage à l'endroit le plus éloigné de sa course nocturne, dans sa petite forteresse de Castel-Novo. Cette rapidité de locomotion faisait alors circuler de singuliers bruits: on racontait que Pascal Bruno, pendant une nuit d'orage, avait passé un pacte avec une sorcière, et que, moyennant son âme que le bandit lui avait donnée en retour, elle lui avait donné la pierre qui rend invisible et le balai ailé qui transporte en un instant d'un endroit à un autre. Pascal, comme on le comprend bien, encourageait ces bruits qui concouraient à sa sûreté; mais comme cette faculté de locomotion et d'invisibilité ne lui paraissait pas encore assez rassurante, il saisit l'occasion qui se présenta de faire croire encore à celle d'invulnérabilité.
Si bien renseigné que fût Pascal, il arriva une fois qu'il tomba dans une embuscade; mais, comme ils n'étaient qu'une vingtaine d'hommes, ils n'osèrent point l'attaquer corps à corps, et se contentèrent de faire feu à trente pas contre lui. Par un véritable miracle, aucune balle ne l'atteignit, tandis que son cheval en reçut sept, et, tué sur le coup, s'abattit sur son maître; mais, leste et vigoureux comme il l'était, Pascal tira sa jambe de dessous le cadavre, en y laissant toutefois son soulier, et, gagnant la cime d'un rocher presqu'à pic, il se laissa couler du haut en bas et disparut dans la vallée. Deux heures après il était à sa forteresse, sur le chemin de laquelle il avait laissé sa veste de velours percée de treize balles.
Cette veste, retrouvée par un paysan, passa de main en main et fit grand bruit, comme on le pense: comment la veste avait-elle été percée ainsi sans que le corps fût atteint? c'était un véritable prodige dont la magie seule pouvait donner l'explication. Ce fut donc à la magie qu'on eut recours, et bientôt Pascal passa, non-seulement pour posséder le pouvoir de se transporter d'un bout à l'autre de l'île en un instant, pour avoir le don de l'invisibilité, mais encore, et c'était la plus incontestée de ses facultés, attendu que de celle-ci la veste qu'on avait entre les mains faisait foi, pour être invulnérable.
Toutes les tentatives infructueuses faites contre Pascal, et dont on attribua la mauvaise réussite à des ressources surhumaines employées par le bandit, inspirèrent une telle terreur aux autorités napolitaines, qu'elles commencèrent à laisser Pascal Bruno à peu près tranquille. De son côté, le bandit, se sentant à l'aise, en devint plus audacieux encore; il allait prier dans les églises, non pas solitairement et à des heures où il ne pouvait être vu que de Dieu, mais en plein jour et pendant la messe; il descendait aux fêtes des villages, dansait avec les plus jolies paysannes et enlevait tous les prix du fusil aux plus adroits; enfin, chose incroyable, il s'en allait au spectacle tantôt à Messine, tantôt à Palerme, sous un déguisement il est vrai; mais chaque fois qu'il avait fait une escapade de ce genre, il avait le soin de la faire savoir d'une façon quelconque au chef de la police ou au commandant de la place. Bref, on s'était peu à peu habitué à tolérer Pascal Bruno comme une autorité de fait, sinon de droit.
Sur ces entrefaites, les événements politiques forcèrent le roi Ferdinand d'abandonner sa capitale et de se réfugier en Sicile: on comprend que l'arrivée du maître, et surtout la présence des Anglais, devaient rendre l'autorité un peu plus sévère; cependant, comme on voulait éviter, autant que possible, une collision avec Pascal Bruno, auquel on supposait toujours des forces considérables cachées dans la montagne, on lui fit offrir de prendre du service dans les troupes de Sa Majesté avec le grade de capitaine, ou bien encore d'organiser sa bande en corps franc et de faire avec eux une guerre de partisans aux Français. Mais Pascal répondit qu'il n'avait d'autre bande que ses quatre chiens corses, et que, quant à ce qui était de faire la guerre aux Français, il leur porterait bien plutôt secours, attendu qu'ils venaient pour rendre la liberté à la Sicile comme ils l'avaient rendue à Naples, et que, par conséquent, Sa Majesté, à laquelle il souhaitait toute sorte de bonheur, n'avait que faire de compter sur lui.
L'affaire devenait plus grave par cet exposé de principes; Bruno grandissait de toute la hauteur de son refus: c'était encore un chef de bande, mais il pouvait changer ce nom contre celui de chef de parti. On résolut de ne pas lui en laisser le temps.
Le gouverneur de Messine fit enlever les juges de Bauso, de Saponara, de Calvaruso, de Rometta et de Spadafora, et les fit conduire à la citadelle. Là, après les avoir fait enfermer tous les cinq dans le même cachot, il prit la peine de leur faire une visite en personne pour leur annoncer qu'ils demeureraient ses prisonniers tant qu'ils ne se rachèteraient pas en livrant Pascal Bruno. Les juges jetèrent les hauts cris, et demandèrent au gouverneur comment il voulait que du fond de leur prison ils accomplissent ce qu'ils n'avaient pu faire lorsqu'ils étaient en liberté. Mais le gouverneur leur répondit que cela ne le regardait point, que c'était à eux de maintenir la tranquillité dans leurs villages comme il la maintenait, lui, à Messine; qu'il n'allait pas leur demander conseil, à eux, quand il avait quelque sédition à réprimer, et que par conséquent il n'avait pas de conseil à leur offrir quand ils avaient un bandit à prendre.
Les juges virent bien qu'il n'y avait pas moyen de plaisanter avec un homme doué d'une pareille logique; chacun d'eux écrivit à sa famille, ils parvinrent à réunir une somme de 250 onces (4,000 francs à peu près); puis, cette somme réunie, ils prièrent le gouverneur de leur accorder l'honneur d'une seconde visite.
Le gouverneur ne se fit pas attendre. Les juges lui dirent alors qu'ils croyaient avoir trouvé un moyen de prendre Bruno, mais qu'il fallait pour cela qu'on leur permit de communiquer avec un certain Placido Tommaselli, intime ami de Pascal Bruno. Le gouverneur répondit que c'était la chose la plus facile, et que le lendemain l'individu demandé serait à Messine.
Ce qu'avaient prévu les juges arriva: moyennant la somme de 250 onces, qui fut remise à l'instant même à Tommaselli, et somme pareille qui lui fut promise pour le lendemain de l'arrestation, il s'engagea à livrer Pascal Bruno.
L'approche des Français avait fait prendre des mesures extrêmement sévères dans l'intérieur de l'île: toute la Sicile était sous les armes comme au temps de Jean de Procida, des milices avaient été organisées dans tous les villages, et les milices, armées et approvisionnées de munitions, se tenaient prêtes à marcher d'un jour à l'autre.
Un soir, les milices de Calvaruso, de Saponara et de Rometta reçurent l'ordre de se rendre vers minuit entre le cap Blanc et la plage de San-Giacomo. Comme le rendez-vous indiqué était au bord de la mer, chacun crut que c'était pour s'opposer au débarquement des Français. Or, comme peu de Siciliens partageaient les bons sentiments de Pascal Bruno à notre égard, toute la milice accourut pleine d'ardeur au rendez-vous. Là, les chefs félicitèrent leurs hommes sur l'exactitude qu'ils avaient montrée, et leur faisant tourner le dos à la mer, ils les séparèrent en trois troupes, leur recommandèrent le silence, et commencèrent à s'avancer vers la montagne, une troupe passant à travers le village de Bauso, et les deux autres troupes le longeant de chaque côté. Par cette manœuvre toute simple, la petite forteresse de Castel-Novo se trouvait entièrement enveloppée. Alors les milices comprirent seulement dans quel but on les avait rassemblées; prévenus du motif, la plupart de ceux qui composaient la troupe ne seraient pas venus; mais une fois qu'ils y étaient, la honte de faire autrement que les autres les retint: chacun fit donc assez bonne contenance.
On voyait les fenêtres du château de Castel-Novo ardemment illuminées, et il était évident que ceux qui l'habitaient étaient en fête; en effet, Pascal Bruno avait invité trois ou quatre de ses amis, au nombre desquels était Tommaselli, et leur donnait un souper.
Tout à coup, au milieu de ce souper, la chienne favorite de Pascal, qui était couchée à ses pieds, se leva avec inquiétude, alla vers une fenêtre, se dressa sur ses pattes de derrière et hurla tristement. Presque aussitôt les trois chiens qui étaient attachés dans la cour répondirent par des aboiements furieux. Il n'y avait point à s'y tromper, un péril quelconque menaçait.
Pascal jeta un regard scrutateur sur ses convives: quatre d'entre eux paraissaient fort inquiets; le cinquième seul, qui était Placido Tommaselli, affectait une grande tranquillité. Un sourire imperceptible passa sur les lèvres de Pascal.
—Je crois que nous sommes trahis, dit-il.
—Et par qui trahis? s'écria Placido.
—Je n'en sais rien, reprit Bruno, mais je crois que nous le sommes.
Et à ces mots il se leva, marcha droit à la fenêtre, et l'ouvrit.
Au même instant un feu de peloton se fit entendre, sept ou huit balles entrèrent dans la chambre, et deux ou trois carreaux de la fenêtre brisés aux côtés et au-dessus de la tête de Pascal tombèrent en morceaux autour de lui. Quant à lui, comme si le hasard eût pris à tâche d'accréditer les bruits étranges qui s'étaient répandus sur son compte, pas une seule balle ne le toucha.
—Je vous l'avais bien dit, reprit tranquillement Bruno en se retournant vers ses convives, qu'il y avait quelque Judas parmi nous.
—Aux armes! aux armes! crièrent les quatre convives qui avaient d'abord paru inquiets, et qui étaient des affiliés de Pascal; aux armes!
—Aux armes! et pour quoi faire? s'écria Placido; pour nous faire tuer tous? Mieux vaut nous rendre.
—Voilà le traître, dit Pascal en dirigeant le bout de son pistolet sur Tommaselli.
—A mort! à mort, Placido! crièrent les convives en s'élançant sur lui pour le poignarder avec les couteaux qui se trouvaient sur la table.
—Arrêtez, dit Bruno.
Et prenant Placido, pâle et tremblant, par le bras, il descendit avec lui dans une cave située juste au-dessous de la chambre où la table était dressée, et lui montrant, à la lueur de la lampe qu'il tenait de l'autre main, trois tonneaux de poudre, communiquant les uns aux autres par une mèche commune, laquelle grimpant le long du mur communiquait à travers le plafond avec la chambre du souper:
—Maintenant, dit Bruno, va trouver le chef de la troupe, et dis-lui que s'il essaie de me prendre d'assaut, je me fais sauter, moi et tous ses hommes. Tu me connais, tu sais que je ne menace pas inutilement; va, et dis ce que tu as vu.
Et il ramena Tommaselli dans la cour.
—Mais par où vais-je sortir? demanda celui-ci, qui voyait toutes les portes barricadées.
—Voici une échelle, dit Bruno.
—Mais ils croiront que je veux me sauver, et ils tireront sur moi, s'écria Tommaselli.
—Dam, ceci, c'est ton affaire, dit Bruno; que diable! quand on fait le commerce, on ne spécule pas toujours à coup sûr.
—Mais j'aime mieux rester ici, dit Tommaselli.
Pascal, sans répondre une seule parole, tira un pistolet de sa ceinture, d'une main le dirigea sur Tommaselli, et de l'autre lui montra l'échelle.
Tommaselli comprit qu'il n'y avait rien à répliquer, et commença son ascension, tandis que Bruno détachait ses trois chiens corses.
Le traître ne s'était pas trompé; à peine eut-il dépassé la muraille de la moitié du corps que quinze ou vingt coups de fusil partirent, et qu'une balle lui traversa le bras.
Tommaselli voulut se rejeter dans la cour, mais Bruno était derrière lui le pistolet à la main.
—Parlementaire! cria Tommaselli, parlementaire! je suis Tommaselli; ne tirez pas, ne tirez pas.
—Ne tirez pas, c'est un ami, dit une voix qu'à son accent de commandement on n'eut pas de peine à reconnaître pour celle d'un chef.
Il prit alors à Pascal Bruno une terrible envie de lâcher dans les reins du traître le coup de pistolet dont il l'avait déjà trois fois menacé, mais il réfléchit que mieux valait lui laisser accomplir la commission dont il l'avait chargé que d'en tirer une vengeance inutile. Au reste, Tommaselli, qui avait jugé qu'il n'y avait pas pour lui de temps à perdre, sans se donner la peine de tirer l'échelle de l'autre côté du mur, venait de sauter du haut en bas.
Pascal Bruno entendit le bruit de ses pas qui s'éloignaient, et remontant aussitôt vers ses compagnons:
—Maintenant, dit-il, nous pouvons combattre tranquillement, il n'y a plus de traîtres parmi nous.
En effet, dix minutes après, le combat commença. Grâce à l'avis donné par Tommaselli, les miliciens n'osaient risquer un assaut, dans la crainte qu'ainsi que l'avait dit Bruno, il ne les fit tous sauter avec lui; on se borna donc à une guerre de fusillade: c'était ce que désirait le bandit, qui ainsi gagnait du temps, et qui, grâce à son adresse et à celle de ses compagnons, espérait obtenir une capitulation honorable.
Tous les avantages de la position étaient pour Bruno. Abrités par les murailles, lui et ses compagnons tiraient à coup sûr, tandis que les miliciens essuyaient le feu à découvert: aussi chaque balle portait-elle; et quoiqu'ils répondissent par des feux de peloton à des coups isolés, une vingtaine d'hommes des leurs étaient déjà couchés sur le carreau, que pas un des quatre assiégés n'avait encore reçu une seule égratignure.
Vers les onze heures du matin, un des miliciens attacha son mouchoir à la baguette de son fusil et fit signe qu'il avait des propositions à faire. Pascal se mit aussitôt à une fenêtre et lui cria d'approcher.
Le milicien approcha: il venait proposer, au nom des chefs assiégeants, à la garnison de se rendre. Pascal demanda quelles étaient les conditions imposées: c'étaient la potence pour lui et les galères pour ses quatre compagnons: il y avait déjà amélioration dans la situation des choses, puisque, s'ils avaient été pris sans capitulation, ils ne pouvaient manquer d'être pendus tous les cinq. Cependant la proposition ne parut pas assez avantageuse à Pascal Bruno pour être reçue avec enthousiasme, et il renvoya le parlementaire avec un refus.
Le combat recommença et dura jusqu'à cinq heures du soir. A cinq heures du soir, les miliciens comptaient plus de soixante des leurs hors de service, tandis que Pascal Bruno et un de ses compagnons étaient encore sains et saufs et que les deux autres n'avaient encore reçu que de légères blessures.
Cependant les munitions diminuaient: non pas en poudre, il y en avait pour soutenir un siége de trois mois; mais les balles commençaient à s'épuiser. Un des assiégés ramassa toutes celles qui avaient pénétré par les fenêtres dans l'intérieur de l'appartement, et, tandis que les trois autres continuaient de répondre au feu de la milice, il les refondit au calibre des carabines de ses compagnons.
Le même parlementaire se représenta: il venait proposer les galères à temps au lieu des galères à vie, et proposait, séance tenante, de débattre le chiffre. Quant à Pascal Bruno, son sort était fixé, et aucune transaction, comme on le comprend bien, ne pouvait l'adoucir.
Pascal Bruno répondit que c'était déjà mieux que la première fois, et que si l'on voulait promettre liberté entière à ses compagnons, il y aurait peut-être moyen de s'entendre.
Le parlementaire regagna les rangs des miliciens, et la fusillade recommença.
La nuit fut fatale aux assiégeants. Pascal, qui voyait ses munitions s'épuiser, ne tirait qu'à coup sûr et recommandait à ses compagnons d'en faire autant. Les miliciens perdirent encore une vingtaine d'hommes. Plusieurs fois les chefs avaient voulu les faire monter à l'assaut; mais la perspective qui les attendait dans ce cas, et que leur avait énergiquement dépeinte Tommaselli, les maintint toujours à distance, et ni promesses ni menaces ne parvinrent à les décider à cet acte de courage, qu'ils appelaient, eux, un acte de folie.
Enfin, le matin, vers six heures, le parlementaire reparut une troisième fois: il offrait grâce entière, complète, irrévocable, aux quatre compagnons de Pascal Bruno; quant à lui, il n'y avait rien de changé à son avenir: c'était toujours la potence.
Les compagnons de Pascal voulaient tirer sur le parlementaire, mais
Pascal les arrêta d'un geste impérieux.
—J'accepte, dit-il.
—Que fais-tu? s'écrièrent les autres.
—Je vous sauve la vie, dit Bruno.
—Mais toi? reprirent les autres.
—Moi, dit Bruno en riant, ne savez-vous point que je me transporte où je veux, que je me fais invisible à ma volonté, et que je suis toujours invulnérable? Moi, je sortirai de prison, et dans quinze jours je vous aurai rejoints dans la montagne.
—Parole d'honneur? demandèrent les compagnons de Bruno.
—Parole d'honneur, répondit celui-ci.
—Alors c'est autre chose, dirent-ils, fais comme tu voudras.
Bruno reparut à la fenêtre.
—Ainsi, tu acceptes? lui demanda le parlementaire.
—Oui, mais à une condition.
—Laquelle?
—C'est qu'un de vos chefs me servira d'otage ici même, et que je ne le relâcherai que lorsque je verrai mes quatre amis parfaitement libres dans la campagne.
—Puisque tu as la parole des chefs, dit le parlementaire.
—C'est sur une parole semblable que mes six oncles ont été envoyés aux galères; ne vous étonnez donc pas de ce que je prends mes précautions.
—Mais…, dit le parlementaire.
—Mais, interrompit Bruno, c'est à prendre ou à laisser.
Le parlementaire retourna vers les assiégeants. Aussitôt les chefs se formèrent en conseil: une délibération eut lieu; cette délibération eut pour résultat que les trois capitaines de milice tireraient au sort, et que celui que le sort désignerait se constituerait l'otage de Bruno.
Les trois billets furent mis dans un chapeau; deux de ces billets étaient blancs, le troisième était noirci intérieurement avec de la poudre. Le billet noir était le billet perdant.
Les Siciliens sont braves, j'ai déjà eu occasion de le dire, et je te répète: le capitaine auquel tomba le billet noir donna une poignée de main à ses camarades, déposa à terre son fusil et sa giberne, et, prenant à son tour la baguette de fusil ornée du mouchoir blanc, pour ne laisser aucun doute sur sa mission pacifique, il s'achemina vers la porte du château qui s'ouvrit devant lui. Derrière la porte, il trouva Bruno et ses quatre compagnons.
—Eh bien! dit l'otage, acceptes-tu les conditions proposées? Tu vois que nous les acceptons, nous, et que nous comptons les tenir, puisque me voilà.
—Et moi aussi je les accepte, et je les tiendrai, dit Bruno.
—Et vos quatre compagnons libres, vous vous rendrez à moi?
—A vous, et pas à un autre.
—Sans conditions nouvelles?
—A une seule.
—Laquelle?
—C'est que j'irai a pied à Messine ou à Palerme, soit qu'on veuille me pendre dans l'une ou dans l'autre de ces deux villes; et qu'on ne me liera ni les jambes, ni les bras.
—Accordé.
—A merveille.
Pascal Bruno se retourna vers ses quatre amis, les embrassa les uns après les autres, et, en les embrassant, leur donna à chacun rendez-vous à quinze jours de là, dans la montagne; car, sans cette promesse peut-être, ces braves gens n'eussent-ils pas voulu le quitter. Puis, saisissant l'otage par le poignet pour qu'il n'essayât point de s'échapper, il le fit monter avec lui dans la chambre dont les fenêtres donnaient sur la montagne.
Bientôt les quatre compagnons de Bruno parurent; selon la promesse faite, ils sortaient armés et parfaitement libres. Les rangs des miliciens s'ouvrirent devant eux, et ils franchirent sans empêchement le cordon vivant qui enfermait la petite forteresse; puis ils continuèrent à s'avancer vers la montagne. Bientôt ils s'enfoncèrent dans un petit bois d'oliviers qui s'étendait entre le château et la première colline de la chaîne des monts Pelores; puis ils reparurent gravissant cette colline, puis enfin ils arrivèrent à son sommet. Là, tous quatre, les bras enlacés, se retournèrent vers Pascal, qui les avait suivis d'un long regard, et lui firent un signe avec leurs chapeaux. Pascal répondit à ce signe avec son mouchoir. Ce dernier adieu échangé, tous quatre prirent leur course et disparurent de l'autre côté de la colline.
Alors Pascal lâcha le bras de son otage, qu'il avait fortement serré jusque-là, et se retournant vers lui:
—Tenez, lui dit-il, vous êtes un brave; j'aime mieux que ce soit vous qui héritiez de moi que la justice. Voici ma bourse, prenez-la; il y a dedans trois cent quinze onces. Maintenant je suis à vos ordres.
Le capitaine ne se fit pas prier; il mit la bourse dans sa poche, et demanda à Pascal s'il n'avait pas quelque dernière recommandation à lui faire.
—Non, dit Pascal, sinon que je voudrais que mes quatre pauvres chiens fussent bien placés. Ce sont de bonnes et nobles bêtes qui rendront en services à leur maître bien au-delà du pain qu'ils lui mangeront.
—Je m'en charge, dit le capitaine.
—Eh bien! voilà tout, répondit Pascal. Ah! quant à ma chienne Lionna, je désire qu'elle reste avec moi jusqu'au moment de ma mort; c'est ma favorite.
—C'est convenu, répondit le capitaine.
—Voilà. Il n'y a plus rien que je sache, continua Pascal Bruno avec la plus grande tranquillité.—Maintenant marchons.
En montrant le chemin au capitaine, qui ne pouvait s'empêcher d'admirer ce froid et tranquille courage, il descendit le premier; le capitaine le suivit, et tous deux arrivèrent, au milieu du plus profond silence, au premier rang des miliciens.
—Me voilà, dit Pascal. Maintenant où allons-nous?
—A Messine, dirent les trois capitaines.
—A Messine, soit, reprit Bruno. Marchons donc.
Et il prit la route de Messine entre deux haies de miliciens, tenant le milieu de la route avec ses quatre chiens corses qui le suivaient la tête basse, et comme s'ils eussent deviné que leur maître était prisonnier.
Comme on le comprend bien, son procès ne fut pas long. Lui-même alla au-devant de l'interrogatoire en racontant toute sa vie. Il fut condamné à être pendu.
La veille de l'exécution, un ordre arriva de transporter le condamné à Palerme. Gemma, la fille du comte de Castel-Novo qui avait été tué par le père de Bruno; était fort bien en cour; et, comme elle désirait assister à l'exécution, elle avait obtenu que Pascal fût pendu à Palerme.
Comme il était indifférent à Pascal d'être pendu à un endroit ou à un autre, il ne fit aucune réclamation.
Le condamné fut conduit en poste, escorté d'une escouade de gendarmerie, et en deux jours il fut arrivé à sa destination. L'exécution fut fixée au lendemain, qui était un mardi, et l'on donna congé aux colléges et aux tribunaux, afin que chacun pût assister à cette solennité.
Le soir, le prêtre entra dans la prison et trouva Bruno très-pâle et très-faible. Il ne s'en confessa pas moins d'une voix calme et ferme; seulement, à la fin de la confession, il avoua qu'il venait de s'empoisonner et qu'il commençait à sentir les atteintes du poison. C'est ce qui causait cette pâleur et cette faiblesse dont le prêtre s'était étonné dans un homme comme lui.
Le prêtre dit à Bruno qu'il était prêt à lui donner l'absolution de tous ses crimes, mais non de son suicide. Pour que ses crimes lui fussent remis, il fallait l'expiation de la honte. Il avait voulu échapper par orgueil à cette expiation. C'était un tort aux yeux du Seigneur.
Bruno frémit à l'idée de mourir sans absolution. Cet homme, auquel aucune puissance humaine n'eût pu faire baisser les yeux, tremblait comme un enfant devant la damnation éternelle.
Il demanda au prêtre ce qu'il fallait faire, et dit qu'il le ferait. Le prêtre appela aussitôt le geôlier, et lui ordonna d'aller chercher un médecin et de le prévenir qu'il eût à prendre avec lui les contre-poisons les plus efficaces.
Le médecin accourut. Les contre-poisons, administrés à temps, eurent leur effet. A minuit, Pascal Bruno était hors de danger; à minuit et demi, il recevait l'absolution.
Le lendemain, à huit heures du matin, il sortit de l'église de Saint-François-de-Sales, où il avait passé la nuit en chapelle ardente, pour se rendre à la place de la Marine, où l'exécution devait avoir lieu. La marche était accompagnée de tous les accessoires terribles des exécutions italiennes; Pascal Bruno était lié sur un âne marchant à reculons, précédé du bourreau et de son aide, suivi de la confrérie de pénitents qui portaient la bière où il devait reposer dans l'éternité, et accompagné d'hommes revêtus de longues robes trouées aux yeux seulement, tenant à la main une tirelire qu'ils agitaient comme une sonnette, et qu'ils présentaient pour recevoir l'aumône des fidèles, destinée à faire dire des messes pour le condamné.
L'encombrement était tel dans la rue del Cassero, que le condamné devait longer dans toute son étendue, que plus d'une fois le cortége fut forcé de s'arrêter. A chaque fois, Pascal étendait son regard calme sur toute cette foule qui, sentant que ce n'était pas un homme ordinaire qui allait mourir, le suivait avec une curiosité croissante, mais pieuse, et sans qu'aucune insulte fût proférée contre le condamné; au contraire, beaucoup de récits circulaient dans la foule, traits de courage ou de bonté attribués à Pascal, et dont les uns exaltaient les hommes, tandis que les autres attendrissaient les femmes.
A la place des Quatre-Cantons, comme le cortége subissait une de ces haltes nombreuses que lui imposait l'encombrement des rues, quatre nouveaux moines vinrent se joindre au cortége de pénitents qui suivaient immédiatement Pascal. Un de ces moines leva son capuchon, et Pascal reconnut un des braves qui avaient soutenu le siége avec lui; il comprit aussitôt que les trois autres moines étaient ses trois autres compagnons, et qu'ils étaient venus là dans l'intention de le sauver.
Alors Pascal demanda à parler à celui des moines avec lequel il avait échangé un signe de reconnaissance, et le moine s'approcha de lui.
—Nous venons pour te sauver, dit le moine.
—Non, dit Pascal, vous venez pour me perdre.
—Comment cela?
—Je me suis rendu sans restriction aucune, je me suis rendu sur la promesse qu'on vous laisserait la vie, et on vous l'a laissée. Je suis aussi honnête homme qu'eux; ils ont tenu leur parole, je tiendrai la mienne.
—Mais…, reprit le moine, essayant de convaincre le condamné.
—Silence, dit Pascal, ou je vous fais arrêter.
Le moine reprit son rang sans mot dire; puis, lorsque le cortége se fut remis en marche, il échangea quelques paroles avec ses compagnons, et à la première rue transversale qui se présenta ils quittèrent la file et disparurent.
On arriva sur la place de la Marine: les balcons étaient chargés des plus belles femmes et des plus riches seigneurs de Palerme. L'un d'eux surtout, placé juste en face du gibet, était, comme aux jours de fêtes, tendu d'une draperie de brocart; c'était celui qui était réservé à la comtesse Gemma de Castel-Novo.
Arrivé au pied de la potence, le bourreau descendit de cheval et planta sur la poutre transversale le drapeau rouge, signal de l'exécution: aussitôt on délia Pascal, qui sauta à terre, monta de lui-même et à reculons l'échelle fatale, présenta son cou pour qu'on y passât le lacet, et, sans attendre que le bourreau le poussât, s'élança lui-même de l'échelle.
Toute la foule jeta un cri simultané; mais si puissant que fût ce cri, celui que poussa le condamné le domina de telle sorte, que chacun en conçut cette idée, que ce cri était celui que jetait le diable en lui sortant du corps; si bien qu'il y eut dans la foule une terreur telle, que les assistants se ruèrent les uns sur les autres, et que dans la bagarre l'oncle de notre capitaine, qui était chef de milice, perdit, comme nous le raconta celui-ci, ses boucles d'argent et sa cartouchière.
Le corps de Bruno fut remis aux pénitents blancs, qui se chargèrent de l'ensevelir; mais, comme ils l'avaient rapporté au couvent où ils s'occupaient de ce pieux office, le bourreau se présenta et vint réclamer la tête. Les pénitents voulurent d'abord défendre l'intégralité du cadavre, mais le bourreau tira de sa poche un ordre du ministre de la justice qui décrétait que la tête de Pascal Bruno serait, pour servir d'exemple, exposée dans une cage de fer le long des murailles du château baronial de Bauso.
Ceux qui désireront de plus amples renseignements sur cet illustre bandit, pourront recourir au roman que j'ai publié sur lui en 1837 ou 38, je crois; ceci étant son histoire pure et simple, telle que me l'a racontée, et telle que je l'ai encore signée de sa main dans mon album, son excellence don Cesare Alletto, notaire à Calvaruso.
CHAPITRE IX.
SCYLLA.
Aussitôt cette histoire terminée, écrite sur mon album et revêtue du seing authentique du digne fonctionnaire qui me l'avait racontée, et que la force de son esprit mettait, comme on le voit, au-dessus des traditions superstitieuses auxquelles croyaient si aveuglément les gens de notre équipage, nous nous levâmes et nous acheminâmes vers les lieux où s'était passée une partie des événements qui viennent de se développer sous les yeux de nos lecteurs.
Le premier point de notre investigation était la maison paternelle de Pascal: cette maison, dont la porte fermée par lui n'a jamais été rouverte par personne, est empreinte d'un cachet de désolation qui va bien aux souvenirs qu'elle rappelle; les murs se lézardent, le toit s'affaisse, le volet du premier, décroché, pend à un de ses gonds. Je demandai une échelle pour regarder dans l'intérieur de la chambre par un des carreaux brisés; mais don César me prévint que ma curiosité pourrait être mal interprétée par les habitants du village et m'attirer quelque mauvaise affaire. Comme cette susceptibilité des Bausiens tenait au fond à un sentiment de piété, je ne voulus le heurter en rien; et après avoir, tant bien que mal et pour mes souvenirs particuliers, jeté sur mon album un petit croquis de cette maison, dont les murs avaient enfermé tant de malheurs différents et tant de passions diverses, je repris mon chemin vers le château baronial.
Il est situé à l'extrémité droite de la rue, si l'on peut appeler rue une suite de jardins, ou plutôt de champs et de maisons que rien ne rattache ensemble, et qui montent sur une petite pente. Cependant, il faut le dire, les touffes énormes de figuiers et de grenadiers semés tout le long du chemin, et du milieu desquelles s'élance le jet flexible de l'aloès, donnent à tout ce paysage un caractère particulier qui n'est pas sans charmes: à mesure que l'on monte, on voit, au-dessus des toits d'une rue transversale, apparaître d'abord le sommet fumant de Stromboli, puis les îles moins élevées que lui, puis enfin la mer, vaste nappe d'azur qui se confond avec l'azur du ciel.
Le château baronial, en face duquel s'élève une de ces belles croix de pierres du seizième siècle pleines de caractère, dans sa fruste nudité est une petite bâtisse à qui ses créneaux donnent un air de crânerie qui fait plaisir à voir. Sur la face qui regarde la croix sont deux cages, ou plutôt, et pour donner une idée plus exacte de la chose, deux lanternes sans verres. L'une de ces deux cages est vide; c'est celle où était la tête du père de Pascal Bruno, et que son fils, dans un moment d'étrange piété, enleva avec la balle de sa carabine: l'autre contient un crâne blanchi par trente-cinq ans de soleil et de pluie; ce crâne est celui de Pascal Bruno.
Une fenêtre voisine de la cage a été murée pour que le crâne ne fût point enlevé; mais Pascal était le seul de sa famille, et aucune tentative ne fut faite pour soustraire ce dernier débris à son dernier châtiment.
Du reste, le souvenir du bandit était aussi vivant dans le village que s'il était mort de la veille. Une douzaine de paysans, ayant appris la cause de notre voyage à Bausio, nous accompagnaient dans notre exploration, et, paraissant tout fiers que la réputation de leur compatriote eût traversé la mer, ajoutaient, chacun selon ses souvenirs personnels ou les traditions orales, quelques traits caractéristiques de cette vie aventureuse et excentrique, et qui venaient se joindre comme une broderie fantasque et bariolée à la sévère esquisse historique tracée sur mon album par le notaire de Calvaruso. Parmi cette suite que nous traînions après nous, était un vieillard de soixante-quatorze ans: c'était le même à qui Pascal Bruno avait fait rendre les 25 onces; aussi parlait-il du bandit avec enthousiasme et nous assura-t-il que, depuis l'époque de sa mort, il faisait dire tous les ans une messe pour fui. Non pas, ajouta-t-il, qu'il en ait besoin; car, à son avis, si celui-là n'était pas en paradis, personne n'avait le droit d'y être.
Du château baronial nous nous enfonçâmes à gauche et à travers terres, en suivant un sentier tracé au milieu d'une plantation d'oliviers; au bout d'un quart d'heure de marche à peu près, nous nous trouvâmes dans une petite plaine circulaire dont la forteresse de Castel-Novo formait le centre. C'était là le palais de Pascal Bruno.
La forteresse est dans un état de délabrement qui correspond à peu près à celui où se trouve la maison de Pascal Bruno. Abandonnée par l'intendant du comte, elle ne fut jamais, depuis la mort du bandit, occupée par aucun membre ni aucun serviteur de cette noble famille. Aujourd'hui, une pauvre femme en baillons et quelques enfants à moitié nus y ont trouvé un asile et en habitent un coin; vivant là, comme des animaux sauvages dans leur tanière, de racines, de fruits et de coquillages; quant à un loyer quelconque, il est bien entendu qu'il n'en est pas question.
La vieille femme nous fit voir l'appartement qu'habitait Pascal et la chambre dans laquelle lui et ses quatre compagnons avaient soutenu un siége de près de trente-six heures: les murs extérieurs étaient criblés de balles; les contrevents de chaque fenêtre, les parois de la chambre étaient mutilés. Je comptai celles qui avaient frappé dans un seul contrevent, il y en avait dix-sept.
En descendant on me montra la niche où étaient enfermés les quatre fameux chiens corses qui ont laissé dans le village un souvenir presque aussi terrible que celui de leur maître.
Nous retournâmes à l'hôtel: il était trois heures de l'après-midi, je n'avais donc pas de temps à perdre pour revenir à Messine.
A huit heures du soir j'étais à Messine: c'était une demi-heure trop tard pour sortir du port et m'en aller coucher à San-Giovanni; d'ailleurs mes rameurs n'étaient pas prévenus, et chacun d'eux sans doute avait déjà pris pour sa soirée des arrangements que ma nouvelle résolution aurait fort contrariés; je remis donc mon départ au lendemain matin.
A six heures du matin Pietro était à ma porte avec Philippe, le reste de l'équipage attendait dans la barque. Le maître de l'hôtel me remit mon passe-port visé à neuf, précaution qu'il ne faut jamais négliger quand on passe de Sicile en Calabre ou de Calabre en Sicile, et nous prîmes congé, probablement pour toujours, de Messine-la-Noble; nous étions restés un peu plus de deux mois en Sicile.
Notre retour à San-Giovanni fut moins rapide que ne l'avait été notre départ pour La Pace: la traversée était la même, mais elle se faisait d'un cœur bien différent; j'avais prévenu mes hommes que je les emmenais encore pour un mois à peu près, et, à part Pietro, que sa joyeuse humeur ne quittait jamais, tout l'équipage était assez triste.
En arrivant je trouvai une lettre de Jadin, laquelle lettre me prévenait, qu'ayant commencé la veille un dessin de Scylla, il était parti au point du jour avec Milord et le mousse, afin d'achever, s'il était possible dans la journée, le susdit dessin. Je prévins le capitaine que je désirais partir le lendemain au point du jour; il me demanda alors mon passe-port pour y faire apposer un nouveau visa, et me promit d'être prêt, lui et tout son monde, pour le moment que je désirais. Quant à moi, n'ayant rien de mieux à faire, je pris la route de Scylla pour me mettre en quête de Jadin.
La distance de San-Giovanni à Scylla est de cinq milles à peu près, mais cette distance est fort raccourcie par le pittoresque du chemin, qui côtoie presque toujours la mer et se déploie entre des haies de cactus, de grenadiers et d'aloès; que domine de temps en temps quelque noyer ou quelque châtaignier à l'épais feuillage, sous l'ombre duquel étaient presque toujours assis un petit berger et son chien, tandis que les trois ou quatre chèvres dont il avait la garde grimpaient capricieusement à quelque rocher voisin, ou s'élevaient sur leurs pattes de derrière pour atteindre les premières branches d'un arbousier ou d'un chêne vert. De temps en temps aussi je rencontrais sur la route, et par groupes de deux ou trois, des jeunes filles de Scylla, à la taille élevée, au visage grave, aux cheveux, ornés de bandelettes rouges et blanches, comme celles que l'on retrouve sur les portraits des anciennes Romaines; qui allaient à San-Giovanni, portant des paniers de fruits ou des cruches de lait de chèvre sur leur tête; qui s'arrêtaient pour me regarder passer, comme elles auraient fait d'un animal quelconque qui leur eût été inconnu, et qui, pour la plupart du temps, se mettaient à rire tout haut, et sans gêne aucune, de mon costume, qui, entièrement sacrifié a ma plus grande commodité, leur paraissait sans doute fort hétéroclite en comparaison du costume élégant que porte le paysan calabrais, A trois ou quatre cents pas en avant de Scylla, je trouvai Jadin établi sous son parasol, ayant Milord à ses pieds et son mousse à côté de lui; ils formaient le centre d'un groupe de paysans et de paysannes calabrais, qu'on avait toutes les peines du monde à tenir ouvert du côté de la ville, et qui, se rapprochant toujours par curiosité, finissait de dix minutes en dix minutes par former un rideau venant entre le peintre et le paysage. Alors Jadin faisait ce que fait le berger: il envoyait Milord dans la direction où il désirait que la solution de continuité s'établit, et les paysans, qui avaient une terreur profonde de Milord, s'écartaient aussitôt, pour se reformer, il est vrai, dix minutes après. Cependant, comme tout cela s'opérait de la façon, la plus bienveillante du monde, il n'y avait rien à dire.
La route m'avait aiguisé l'appétit, aussi offris-je à Jadin d'interrompre sa besogne pour venir déjeuner avec moi à la ville; mais Jadin, qui voulait terminer son croquis dans la journée, avait pris ses précautions pour ne point bouger de la place où il était établi: le mousse avait été lui chercher du pain, du jambon et du vin, et il venait d'achever sa collazione au moment où j'arrivais. Je me décidai donc à déjeuner seul, et je m'acheminai vers la ville, moins prudent qu'Énée, mais croyant sur la foi de l'antiquité que Scylla n'était à craindre que lorsqu'on s'en approchait par mer. On va voir que je me trompais grossièrement, et que, quoique donnés il y a trois mille ans et à un autre qu'à moi, j'aurais bien fait de suivre les conseils d'Anchise.
J'arrivai à la ville tout en admirant son étrange situation. Bâtie sur une cime, elle descend comme un long ruban sur le versant occidental de la montagne, puis en tournant comme un S elle vient s'étendre le long de la mer, qui trouve dans le cintre que forme sa partie inférieure une petite rade où ne peuvent guère, à ce qu'il m'a paru, aborder que les bateaux pêcheurs et des bâtiments légers du genre des speronare. Cette rade est protégée par un haut promontoire de rochers, au haut duquel et dominant la mer est une forteresse bâtie par Murat. Au pied du rocher, et à une centaine de pas autour de lui, une foule d'écueils aux formes bizarres, et dont quelques-uns ont la forme de chiens dressés sur leurs pattes de derrière, sortent capricieusement de l'eau: de là sans doute la fable qui a donné à l'amante du dieu Glaucus sa terrible célébrité.
J'avais avisé de loin, grâce à la position ascendante de la rue, une maison entre les fenêtres de laquelle pendait une enseigne représentant un pélican rouge: l'emblème de cet oiseau, qui se déchire le sein pour nourrir ses enfants, me sembla une allusion trop directe à l'engagement que prenait le maître de l'auberge vis-à-vis des voyageurs, pour que j'hésitasse un instant à me laisser prendre à cet appât. J'aurais dû cependant songer qu'il y a pélican et pélican, comme il y a fagot et fagot, et qu'un pélican rouge n'est pas un pélican blanc; mais la prudence du serpent qu'on m'avait tant recommandée à l'égard des Calabrais m'abandonna pour cette fois, et j'entrai dans la souricière. J'y fus merveilleusement reçu par l'hôte, qui, âpres m'avoir demandé des ordres pour le déjeuner et m'avoir répondu par l'éternel subito italien, me fit monter dans une chambre où l'on s'empressa effectivement de mettre mon couvert. Une demi-heure après, l'hôte entra lui-même, un plat de côtelettes à la main, et lorsqu'il m'eut vu attablé et piquant en affamé sur la préface de la collation, il me demanda toujours du même ton mielleux, si je n'avais pas un passe-port. Ne comprenant pas l'importance de la question, je lui répondis négligemment que non, que je ne voyageais pas pour le moment, mais me promenais purement et simplement; qu'en conséquence, j'avais laissé mon passe-port à San-Giovanni, où j'avais momentanément élu mon domicile. Mou hôte me répondit par un benone des plus tranquillisants, et je continuai d'expédier mon déjeuner, qu'il continua, de son côté, de me servir avec une politesse croissante.
Au dessert, il sortit pour m'aller chercher lui-même, me dit-il, les plus beaux fruits de son jardin. Je fis signe de la tête que je l'attendis avec la patience d'un homme qui a convenablement mangé, et, allumant ma cigarette, je me lançai, tout en suivant de l'œil les capricieuses décompositions de la fumée, dans ces rêves sereins et fantasques qui accompagnent d'ordinaire les digestions faciles.
J'étais au beau milieu de mon Eldorado, lorsque j'entendis trois ou quatre sabres qui retentissaient sur les marches de l'escalier. Je n'y fis point d'abord attention, mais, comme ces sabres s'approchaient de plus en plus de ma chambre, je finis cependant par me retourner. Au moment où je me retournais, ma porte s'ouvrit, et quatre gendarmes entrèrent: c'était le dessert que mon hôte m'avait promis.
Je dois rendre justice aux milices Urbaines de S. M. le roi Ferdinand, ce fut en portant la main à leur chapeau à trois cornes et en m'appelant excellence, qu'elles me demandèrent le passe-port qu'elles savaient bien que je n'avais pas. Je leur fis alors la même réponse que j'avais faite à mon hôte, et, comme si elles ne s'y attendaient pas, les susdites milices se regardèrent d'un air qui voulait dire: Diable! diable! voilà une méchante affaire qui se prépare. Puis ces signes échangés, le brigadier se retourna de mon côté, et, toujours la main au chapeau, signifia à mon excellence qu'il était obligé de la conduire chez le juge.
Comme je me doutais bien que ses politesses aboutiraient à cette sotte proposition, et que je ne me souciais pas de traverser toute la ville entre quatre gendarmes, je fis signe au brigadier que j'avais une confidence à lui faire tout bas; il s'approcha de moi, et sans me lever de ma chaise:
—Faites sortir vos soldats, lui dis-je.
Le brigadier regarda autour de lui, s'assura qu'il n'y avait aucune arme à ma portée, et, se retournant vers ses acolytes, il leur fit signe de nous laisser seuls. Les trois gendarmes obéirent aussitôt, et je me trouvai en tête à tête avec mon homme.
—Asseyez-vous là, dis-je au brigadier en lui montrant une chaise en face de moi. Il s'assit.
—Maintenant, lui dis-je en posant mes deux coudes sur la table et ma tête sur mes deux mains; maintenant que nous ne sommes que nous deux, écoutez, lui dis-je.
—J'écoute, me répondit mon Calabrais.
—Écoutez, mon cher maréchal des logis, car vous êtes maréchal des logis, n'est-ce pas?
—Je devrais l'être, excellence, mais les injustices…
—Vous le serez; laissez-moi donc vous donner un titre qui ne peut vous manquer d'un jour à l'autre et que vous méritez si bien sous tous les rapports. Maintenant, dis-je, mon cher maréchal des logis, vous n'êtes pas ennemi, lorsque la chose ne peut en rien vous compromettre, n'est-ce pas, d'un cigare de la Havane, d'une bouteille de Muscato-Calabrese, et d'une petite somme de deux piastres?
A ces mots, je tirai deux écus de mon gousset, et je les fis briller aux yeux de mon interlocuteur qui, par un mouvement instinctif, avança la main.
Ce mouvement me fit plaisir: cependant je ne parus pas le remarquer, et, renfonçant les deux piastres dans ma poche, je continuai.
—Eh bien, mon cher maréchal, tout cela est à votre service, si vous voulez seulement me permettre, avant de me conduire chez le juge, d'envoyer chercher mon passe-port à San-Giovanni; pendant ce temps vous me tiendrez une agréable compagnie, nous fumerons, nous boirons, nous jouerons même aux cartes si vous aimez le piquet ou la bataille; vos hommes, pour plus grande sûreté, resteront à la porte, et, pour qu'ils ne s'ennuient pas trop de leur côté, je leur enverrai trois bouteilles de vin; ah! voilà une proposition, j'espère; vous va-t-elle?
—D'autant mieux, me répondit le brigadier, qu'elle s'accorde parfaitement avec mon devoir.
—Comment donc! est-ce que vous croyez que je me serais permis une proposition inconvenante? Peste! je n'aurais eu garde, je connais trop bien la rigidité des troupes de S. M. Ferdinand. A la santé de S. M. Ferdinand, maréchal; ah! vous ne pouvez pas refuser ou je dirai que vous êtes un sujet rebelle.
—Aussi je ne refuse pas, dit le brigadier.
Et il tendit son verre.
—Maintenant, me dit-il après avoir fait honneur au toast royal proposé par moi, maintenant, excellence, si on ne vous apportait pas de passe-port?
—Oh! alors, lui dis-je, vous auriez les deux piastres tout de même, et la preuve c'est que les voilà d'avance, tant j'ai confiance en vous, et vous serez parfaitement libre de me faire reconduire de brigade en brigade jusqu'à Naples.
Et je lui donnai les deux piastres, qu'il mit dans sa poche avec un laisser-aller qui prouvait l'habitude qu'il avait de ces sortes de négociations.
—Votre excellence a-t-elle une préférence quelconque pour le messager qui doit aller chercher son passe-port? me demanda alors le brigadier.
—Oui, maréchal; avec votre permission, je désirerais qu'un de vos hommes… Venez ici. Je le conduisis à la fenêtre et lui montrai de loin, sur la grande route, Jadin qui, sans se douter le moins du monde de l'embarras où je me trouvais, continuait à lever son croquis à l'ombre de son parasol.—Je désirerais, continuai-je, qu'un de vos hommes allât me chercher ce mousse que vous apercevez là-bas, près de ce gentilhomme qui peint. Le voyez-vous, là-bas, là-bas, tenez?
—Parfaitement.
—Il a de bonnes jambes, et, s'il y a trois ou quatre carlins à gagner, j'aime mieux qu'il les gagne qu'un autre.
—Je vais l'envoyer chercher.
—A merveille, maréchal, dites en même temps qu'on nous monte une bouteille du meilleur muscat, qu'on donne trois bouteilles de syracuse sec à vos hommes, et apportez-moi une plume, de l'encre et du papier.
—A l'instant, excellence.
Cinq minutes après j'étais servi; j'écrivis au capitaine:
«Cher capitaine, je suis, faute de passe-port, prisonnier dans l'auberge du Pélican-Rouge à Scylla; ayez la bonté de m'apporter vous-même le papier qui me manque, afin de pouvoir donner aux autorités calabraises tous les renseignements, moraux et politiques, qu'elles peuvent désirer sur votre serviteur
«GUICHARD.»
Au bout de dix minutes le mousse était introduit près de moi. Je lui donnai ma lettre, accompagnée de quatre carlins, et lui recommandai d'aller toujours courant jusqu'à San-Giovanni, et surtout de ne pas revenir sans le capitaine.
Le bonhomme, qui n'avait jamais eu une pareille somme à sa disposition, partit comme le vent. Un instant après je le vis de la fenêtre qui gagnait consciencieusement ses quatre carlins; il passa près de Jadin au pas gymnastique; Jadin voulut l'arrêter, mais il lui montra la lettre et continua son chemin.
Et Jadin, qui tenait à finir son croquis, se remit à la besogne avec sa tranquillité ordinaire.
Quant à moi, j'entamai avec mon brigadier une conversation morale, scientifique et littéraire, dont il parut on ne peut plus charmé. Cette conversation durait depuis une heure et demie à peu près, ce qui faisait que, si intéressante quelle fût, elle commençait à tirer un peu en longueur, lorsque j'aperçus sur la route, non pas le capitaine seul, mais tout l'équipage, qui arrivait au pas de course; à tout hasard, chacun s'était muni d'une arme quelconque, afin de me délivrer par force si besoin était. Nunzio seul était resté pour garder le bâtiment.
Le groupe fit une halte d'un instant près de Jadin; mais comme il était infiniment moins instruit de mon aventure que le capitaine qui avait reçu ma lettre, ce fut lui qui se fit interrogateur. Le capitaine alors, pour ne pas perdre de temps, lui remit mon billet et continua sa route; Jadin le lut, fit un mouvement de tête qui voulait dire: Bon, bon, ce n'est que cela? mit soigneusement le billet dans une des nombreuses poches de sa veste, afin d'en augmenter sa collection d'autographes, et se remit à piocher.
Cinq minutes après, l'auberge du Pélican-Rouge était prise d'assaut par mon équipage, et le capitaine se précipitait dans ma chambre mon passe-port à la main.
Nous étions devenus si bons compagnons, mon brigadier et moi, qu'en vérité je n'en avais presque plus besoin.
Je n'en fus pas moins enchanté de ne pas avoir à mettre son amitié naissante à une trop rude épreuve; je lui tendis donc fièrement mon passe-port. Il jeta négligemment les yeux dessus, puis, ouvrant lui-même la porte:
—Son excellence le comte Guichard est en règle, dit-il, qu'on le laisse passer.
Toutes les portes s'ouvrirent. Moyennant mes deux piastres j'étais devenu comte.
—Dites donc, mon cher maréchal, lui demandai-je, si par hasard je rencontre sur mon chemin le maître de l'hôtel, est-ce que cela vous contrarierait que je l'assommasse?
—Moi, excellence? dit mon brave brigadier, pas le moins du monde, seulement prenez garde au couteau.
—Cela me regarde, maréchal.
—Et je descendis dans la douce espérance de régler mon double compte avec l'aubergiste du Pélican-Rouge; malheureusement, comme il se doutait sans doute de la chose, ce fut son premier garçon qui me présenta la carte; quant à lui, il était devenu parfaitement invisible.
Nous reprîmes Jadin en passant, et je rentrai triomphalement à
San-Giovanni à la tête de mon équipage.
FIN DU PREMIER VOLUME.
TABLE DES CHAPITRES.
CHAP. Ier. La maison des fous
II. Mœurs et anecdotes siciliennes
III. Excursion aux îles Éoliennes: Lipari
IV. Vulcano
V. Stromboli
VI. La sorcière de Palma
VII. Une trombe
VIII. La cage de fer
IX. Scylla