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Le Capitaine Aréna — Tome 2

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CHAPITRE XV.

COSENZA.

Au premier abord, nous crûmes l'hôtel abandonné comme les maisons que nous avions rencontrées sur la route. Nous parcourûmes tout le rez-de-chaussée et tout le premier sans trouver ni maître ni domestiques à qui adresser la parole: la plupart des carreaux des fenêtres étaient cassés, et peu de meubles étaient à leur place. Nous comprîmes que ce désordre était le résultat de la catastrophe qui agitait en ce moment les Cosentins, et nous commençâmes à craindre de ne point avoir encore trouvé là l'Eldorado que nous nous étions promis.

Enfin, après être montés du rez-de-chaussée au premier et être redescendus du premier au rez-de-chaussée sans rencontrer une seule personne, nous crûmes entendre quelque bruit au-dessous de nous. Nous enfilâmes un escalier qui nous conduisit à une cave, et, après avoir descendu une douzaine de marches, nous nous trouvâmes dans une salle souterraine éclairée par cinq ou six lampes fumeuses et occupée par une vingtaine de personnes.

Je n'ai jamais vu d'aspect plus étrange que celui que présentait cette chambre, dont les habitants formaient trois groupes bien distincts. Le premier se composait d'un chanoine qui, depuis huit jours que durait le tremblement de terre, n'avait pas voulu se lever; il était dans un grand lit emboîté à l'angle le plus profond de la salle, et il avait près de lui quatre campieri qui veillaient sans cesse leur fusil à la main. En face du lit était une table où des marchands de bestiaux jouaient aux cartes. Enfin, sur un plan plus rapproché de la porte, un troisième groupe mangeait et buvait; des provisions de pain et de vin étaient entassées dans un coin, afin que, si la maison s'écroulait sur ses habitants, ils ne mourussent ni de faim ni de soif en attendant qu'on leur portât secours. Quant au rez-de-chaussée et au premier, ils étaient, comme nous l'avons dit, complètement abandonnés.

A peine les garçons de l'hôtel nous eurent-ils aperçus sur le pas de la porte qu'ils accoururent à nous, non point avec la politesse naturelle de l'espèce à laquelle ils appartiennent, mais au contraire avec un air rébarbatif qui ne promettait rien de bon. En effet, au lieu des offres et des promesses ordinaires qui vous accueillent sur le seuil des auberges, c'était un interrogatoire en règle qui nous attendait. On nous demanda d'où nous venions, où nous allions, qui nous étions, comment nous voyagions; à et l'imprudence que nous eûmes d'avouer que nous arrivions avec un guide et un seul mulet, on nous répondit qu'à l'hôtel du Repos d'Alaric on ne logeait pas les voyageurs à pied. J'avais grande envie de rosser vigoureusement le drôle qui nous faisait cette réponse; mais Jadin me retint, et je me contentai de tirer de ma poche la lettre que le fils du général Nunziante m'avait donnée pour le baron Mollo.

—Connaissez-vous le baron Mollo? dis-je au garçon.

—Est-ce que vous connaissez le baron Mollo? demanda celui auquel je m'adressais, d'un ton infiniment radouci.

—Il n'est pas question de savoir si je le connais, moi; il s'agit de savoir si vous le connaissez, vous.

—Oui … monsieur.

—Est-il en ce moment à Cosenza?

—Il y est … excellence.

—Portez-lui cette lettre à l'instant même, et demandez-lui à quelle heure il pourra recevoir les deux gentilshommes qui l'ont apportée. Peut-être nous trouvera-t-il un hôtel, lui.

—Mille pardons, excellence; si nous eussions su que leurs excellences eussent l'honneur de connaître le baron Mollo, ou plutôt que le baron Mollo eût l'honneur de connaître leurs excellences, certainement qu'au lieu de répondre ce que nous avons répondu nous nous serions empressés.

—En ce cas, ne répondez rien, et empressez-vous. Allez!

Le garçon s'inclina jusqu'à terre, et sortit en courant.

Dix minutes après, le maître de l'hôtel rentra et vint à nous.

—Ce sont leurs excellences qui connaissent le baron Mollo? nous demanda-t-il.

—C'est-à-dire, lui répondis-je, que nos excellences ont des lettres pour lui de la part du fils du général Nunziante.

—Alors je fais mille excuses à leurs excellences de la manière dont le garçon les a reçues. En ce temps de malheur, où la moitié des maisons sont abandonnées, nous recommandons à nos gens les mesures les plus sévères à l'endroit des étrangers; et je prierai leurs excellences de ne pas se formaliser si au premier abord….

—On les a prises pour des voleurs, n'est-ce pas?.

—Oh! excellences.

—Allons, allons, dit Jadin, nous nous ferons des compliments ce soir ou demain matin. En attendant, pourrait-on avoir une chambre?

—Que dit son excellence? demanda le maître de l'hôtel.

Je lui traduisis le désir de Jadin.

—Certainement, reprit-il. Oh! de chambres, il n'en manque pas; mais il s'agit de savoir si leurs excellences voudront coucher dans des chambres.

—Mais certainement, dit Jadin, que nous voulons coucher dans des chambres. Où voulez-vous donc que nous couchions? à la cave?

—Dans les circonstances actuelles ce serait peut-être plus prudent. Voyez ces messieurs, ajouta notre hôte en nous montrant l'honorable société que nous avons décrite, il y a huit jours qu'ils sont ici.

—Merci, merci, dit Jadin; elle infecte, votre société.

—Il y a encore les baraques, nous dit l'hôte.

—Qu'est-ce que les baraques? demandai-je.

—Ce sont de petites cabanes en bois et en paille que nous avons fait bâtir dans la prairie et sous lesquelles tous les seigneurs de la ville se sont retirés.

—Mais enfin, demanda Jadin, pourquoi avez-vous de la répugnance à nous donner des chambres?

—Mais parce que d'un moment à l'autre le plancher peut tomber sur la tête de leurs excellences et les écraser.

—Le plancher tomber! et pourquoi tomberait-il?

—Mais à cause du tremblement de terre.

—Est-ce que vous croyez au tremblement de terre, vous? me dit Jadin.

—Dame! il me semble que nous en avons vu des traces.

—Mais non, c'est un tas de farceurs; leurs maisons tombent parce qu'elles sont vieilles, et ils disent que c'est un tremblement de terre pour obtenir une indemnité du gouvernement. Mail l'hôtel est bâti à neuf; il ne tombera pas.

—Est-ce votre avis?

—Je le crois bien.

—Mon cher hôte, avez-vous des baignoires?

—Oui.

—Vous pouvez nous donner à déjeuner?

—Oui.

—Vous possédez des draps blancs?

—Oh! oui, monsieur.

—Eh bien! avec des promesses comme celles-là, nous ne quitterons pas l'hôtel quand il devrait nous tomber sur la tête.

—Vous êtes les maîtres.

—Ainsi vous entendez: deux bains, deux déjeuners, deux lits; tout cela le plus tôt possible.

—Dame, peut-être ferai-je attendre leurs excellences, il faut trouver le cuisinier.

—Et pourquoi ce gaillard-là n'est-il pas à ses fourneaux?

—Monsieur, il a eu peur et il est aux baraques; mais enfin, comme il y a moins de danger le jour que la nuit, peut-être consentira-t-il à venir à l'hôtel.

—S'il ne consent pas, prévenez-nous à l'instant même, et nous ferons notre cuisine nous-mêmes.

—Oh! excellences, je ne souffrirais jamais….

—Nous verrons tout cela après; nos bains, notre déjeuner, nos lits d'abord.

—Je cours faire préparer tout cela; en attendant, leurs excellences peuvent choisir dans l'hôtel l'appartement qui leur convient le mieux.

Nous recommençâmes la visite, et nous nous arrêtâmes à une grande chambre au premier dont les fenêtres s'ouvraient sur le fleuve et sur le faubourg; le faubourg était toujours désert et le fleuve toujours habité.

Au bout d'une heure et demie nous avions pris nos bains, nous avions fait une excellente collation, et nous étions dans nos lits bien confortablement bassinés.

On nous annonça le baron Mollo: on ne l'avait point trouvé chez lui; on l'avait aussitôt poursuivi aux baraques, où il avait fallu le temps de démêler sa cahute de toutes les cahutes voisines. Alors, avec cette politesse excessive que l'on rencontre chez tous les gentilshommes italiens, il n'avait pas voulu souffrir que nous nous dérangeassions, fatigués comme nous devions l'être, et il était venu lui-même à l'hôtel, ce qui avait porté au comble la confusion du pauvre camerière et la vénération de notre hôte pour ses voyageurs.

Nous fîmes faire toutes nos excuses au baron, et nous lui dîmes que, n'ayant point couché depuis huit jours dans des draps blancs, nous avions été pressés de jouir de cette nouveauté; mais que, cependant, s'il voulait passer par-dessus le cérémonial et entrer dans notre chambre, il nous ferait le plus grand plaisir: trois minutes après que le camerière était allé reporter notre réponse, la porte s'ouvrit et le baron entra.

C'était un homme de cinquante-cinq à soixante ans, parlant très-bien français et remarquable, de bonnes manières; il avait habité Naples du temps de la domination française, et, comme presque toutes les personnes des classes supérieures, il avait conservé de nous un excellent souvenir.

De plus, la lettre que nous lui avions fait remettre avait produit des merveilles. Le fils du général Nunziante, versé dans la littérature française, qui faisait sur le volcan où il était relégué à peu près sa seule distraction, m'avait recommandé à lui de la façon la plus pressante; de sorte qu'il venait mettre à notre disposition sa personne, sa voiture, ses chevaux et même sa baraque. Quant à son palazzo, il n'en était point question; il était fendu depuis le haut jusqu'en bas, et chaque soir il s'attendait à ne pas le retrouver debout le lendemain.

Alors il nous fallut bien reconnaître qu'il y avait eu un tremblement de terre. La première secousse s'était fait sentir dans la soirée du douze, et elle avait été excessivement violente: c'était cette même secousse qui, à l'extrémité de la Calabre, nous avait tous envoyés du pont de notre speronare sur le sable du rivage. Toutes les nuits d'autres secousses lui succédaient, mais on remarquait qu'elles allaient chaque nuit s'affaiblissant; cependant, soit que les maisons qui n'étaient pas tombées à la première secousse fussent ébranlées et ne pussent résister aux autres, quoique moins violentes, chaque matinée on signalait quelque nouveau désastre. Au reste, Cosenza n'était point encore le point qui avait le plus souffert; plusieurs villages, et entre autres celui de Castiglione, distant de cinq milles de la capitale de la Calabre, étaient entièrement détruits.

A Cosenza une soixantaine de maisons étaient renversées seulement, et une vingtaine de personnes avaient péri.

Le baron Mollo nous gronda fort de l'imprudence que nous commettions en restant ainsi à l'hôtel; mais nous nous trouvions si bien dans nos lits, que nous lui déclarâmes que, puisqu'il s'était si obligeamment mis à notre disposition, nous le chargions, en cas de malheur, de nous faire faire un enterrement digne de nous, mais que nous ne bougerions pas d'où nous étions. Voyant que c'était une résolution prise, le baron Mollo nous renouvela alors ses offres de services, nous donna son adresse aux baraques et prit congé de nous.

Deux heures après nous nous levâmes parfaitement reposés, et nous commençâmes à visiter la ville.

C'était le centre qui avait le plus souffert: là, toutes les maisons étaient à peu près abandonnées et offraient un aspect de désolation impossible à décrire: dans quelques-unes, complètement écroulées et dont les habitants n'avaient pas eu le temps de fuir, on faisait des fouilles pour retrouver les cadavres, tandis que les parents étaient pleins d'anxiété pour savoir si les ensevelis seraient retirés morts ou vivants. Au milieu de tout cela, circulait une confrérie de capucins, portant des consolations aux afflichés, prodiguant des secours aux blessés et rendant les derniers devoirs aux morts. Au reste, partout où je les avais rencontrés, j'avais vu les capucins donnant aux autres ordres monastiques d'admirables exemples de dévouement; et cette fois encore ils n'avaient point failli à leur pieuse mission.

Après avoir visité la ville, nous nous rendîmes aux baraques. C'était, comme nous l'avons dit, une espèce de camp dressé dans une petite prairie attenante au couvent des capucins et presque entourée de haies, comme une place forte de murailles; des baraques en lattes, recouvertes en paille, avaient été construites sur quatre rangs, de manière à former deux rues, en dehors desquelles avaient été se dresser les habitations de ceux qui ne veulent jamais faire comme les autres, et qui s'étaient bâti çà et là des espèces de maisons de campagne; d'autres enfin qui, au milieu de la désolation générale, avaient voulu conserver leur position aristocratique, s'étaient refusés à descendre à la simple baraque et demeuraient dans leurs voitures dételées, tandis que le cocher habitait sur le siége de devant et les domestiques sur le siége de derrière. Tous les matins, une espèce de marché se tenait dans un coin de la prairie; les cuisiniers et les cuisinières allaient y faire leurs provisions; puis, sur des espèces de fourneaux improvisés, situés derrière chaque baraque, chaque repas se préparait tant bien que mal et se mangeait en général sur une table dressée à la porte, ce qui faisait qu'attendu l'habitude qu'ont gardée les Cosentins de dîner d'une heure à deux heures, ces repas ressemblaient fort aux banquets fraternels des Spartiates.

Au reste, rien, excepté la vue, ne peut donner l'idée de l'aspect de cette ville improvisée, où la vie intérieure de toute une population était mise à découvert depuis les échelons les plus inférieurs jusqu'aux degrés les plus élevés; depuis l'écuelle de terre jusqu'à la soupière d'argent; depuis l'humble macaroni cuit à l'eau, composant le repas complet, jusqu'au dîner luxueux dont il ne forme qu'une simple entrée. Nous étions justement arrivés à l'heure de ce banquet général, et la chose se présentait à nous par son côté le plus original et le plus curieux.

Au milieu de notre course à travers ce double rang de tables, nous aperçûmes à la porte d'une baraque plus spacieuse que les autres le baron Mollo, servi par des domestiques en livrée et dînant avec sa famille. A peine nous eut-il aperçus, qu'il se leva et nous présenta à ses convives en nous offrant de prendre notre place au milieu d'eux: nous le remerciâmes, attendu que nous venions de déjeuner nous-mêmes. Il nous fit alors apporter des chaises, et nous restâmes un moment à causer de la catastrophe; car on comprend bien que c'était l'objet de la conversation générale et que le dialogue, détourné un instant de ce sujet, y revenait bientôt, ramené qu'il y était presque malgré lui par la vue des objets extérieurs.

Nous restâmes jusqu'à quatre heures à nous promener aux baraques, qui étaient, au reste, le rendez-vous de ceux mêmes qui n'avaient point voulu quitter leurs maisons, et le nombre, il faut le dire, en était fort minime. C'est là qu'on se faisait et qu'on recevait mutuellement les visites, et que s'étaient renouées les relations sociales, un instant interrompues par la catastrophe, mais qui, plus fortes qu'elle, s'étaient presque aussitôt rétablies. A quatre heures, notre dîner nous attendait nous-mêmes à l'hôtel.

Le repas se passa sans accident, et n'eut d'autre résultat que d'augmenter notre vénération pour l'hôtel del Riposo d'Alarico. Ce n'était point que la chère en fût ni fort délicate ni fort variée, puisque je crois que, pendant les huit jours que nous y restâmes, le plat fondamental en fut toujours un haricot de mouton. Mais il y avait si long-temps que nous n'avions vu une table un peu proprement couverte de linge blanc, de porcelaine et d'argenterie, que nous nous regardions comme les gens les plus heureux de la terre d'avoir retrouvé ce superflu de première nécessité. Après le dîner, nous fîmes monter notre pizziote et nous réglâmes nos comptes avec lui: comme nous l'avions calculé, bêtes et homme payés, il nous resta à peu près une piastre: c'était momentanément toute notre fortune; aussi jamais négociant hollandais n'attendit vaisseau chargé aux grandes Indes d'une impatience pareille à celle dont nous attendions notre speronare.

A six heures la nuit vint: la nuit était le moment formidable; chaque nuit, depuis la soirée où la première secousse s'était fait sentir, avait été marquée par de nouvelles commotions et par de nouveaux malheurs; c'était ordinairement de minuit à deux heures que la terre s'agitait, et l'on comprend avec quelle anxiété toute la population attendait ce retour fatal.

A sept heures nous retournâmes aux baraques: elles étaient presque toutes éclairées avec des lanternes, dont quelques-unes, empruntées aux voitures des propriétaires, jetaient un jour plus ardent et brillaient pareilles à des planètes au milieu d'étoiles ordinaires. Comme le temps était assez beau, tout le monde était sorti et se promenait; mais il y avait dans les mouvements, dans la voix et jusque dans les éclairs de gaieté de toute cette population, quelque chose de brusque, de saccadé et de furieux qui dénonçait l'inquiétude générale. Toutes les conversations roulaient sur le tremblement de terre, et de dix pas en dix pas on entendait ces paroles redites presque en forme d'oraison:—Enfin, Dieu nous fera peut-être la grâce qu'il n'y ait pas de secousse cette nuit.

Ce souhait, tant de fois répété qu'il était impossible que Dieu ne l'eût pas entendu, joint à notre incrédulité systématique, fit qu'encore très-fatigués de la façon dont nous avions passé les nuits précédentes, nous rentrâmes à l'hôtel vers les dix heures. Nous fûmes curieux de jeter, avant de rentrer chez nous, un second coup d'œil sur la salle basse; tout y était dans la même situation. Le chanoine, couché dans son lit, disait des prières, toujours gardé par ses quatre campieri; les marchands de bestiaux jouaient aux cartes, et un autre groupe continuait à boire et à manger en attendant la fin du monde.

Nous appelâmes le garçon, qui cette fois accourut à notre appel et qui se crut obligé, pour rentrer dans nos bonnes grâces qu'il craignait d'avoir à tout jamais perdues, d'essayer de nous dissuader de coucher dans notre chambre; mais nous ne répondîmes à ses conseils qu'en lui ordonnant de nous éclairer et de venir nous pendre des couvertures devant les fenêtres, veuves en grande partie, comme nous l'avons dit, de leurs carreaux. Il s'empressa d'obéir à cette double injonction, et bientôt nous nous retrouvâmes à peu près à l'abri de l'air extérieur et couchés dans nos excellents lits, ou qui, du moins par comparaison, nous paraissaient tels.

Alors nous agitâmes cette grave question de savoir si nous devions employer la dernière piastre qui nous restait à envoyer un messager à San-Lucido, afin de savoir si le speronare y avait paru, et, dans le cas où il ne serait pas arrivé, pour que le messager y laissât du moins, à l'adresse du capitaine, une lettre qui l'informât de notre situation et l'invitât à venir nous rejoindre avec une vingtaine de louis dans ses poches aussitôt qu'il aurait mis pied à terre. La question fut résolue affirmativement, le garçon se chargea de nous trouver le commissionnaire, et j'écrivis la lettre destinée à lui être remise si on le trouvait au rendez-vous, destinée à l'attendre s'il n'y était pas.

Après quoi, nous priâmes Dieu de nous prendre en sa sainte et digne garde. Nous gardâmes une de nos lampes que nous plaçâmes derrière un paravent, afin d'avoir de la lumière en cas d'accident; nous soufflâmes l'autre et nous nous endormîmes.

Vers le milieu de la nuit, nous fûmes réveillés par le cri de: Terre moto! terre moto! Une secousse terrible, que nous n'avions pas sentie, venait, à ce qu'il paraît, d'avoir lieu: nous sautâmes au bas de nos lits, qui se trouvaient avoir roulé au milieu de la chambre, et nous courûmes à la fenêtre.

Une partie de la population vaguait par les rues en poussant des cris terribles. Tous ceux qui, comme nous, étaient restés dans les maisons, se précipitaient dehors, dans le costume pittoresque où la commotion les avait surpris.

La foule s'écoula du côté des baraques, et, peu à peu la tranquillité se rétablit: nous restâmes une demi-heure à la fenêtre à peu près, et, comme il n'y eu pas de nouvelle secousse, la ville retomba peu à peu dans le silence: quant à nous, nous refermâmes les croisées, nous retendîmes les couvertures, nous repoussâmes nos lits le long de la muraille et nous nous recouchâmes.

Le lendemain, quand nous sonnâmes, ce fut notre hôte lui-même qui entra. La commotion de la nuit avait été si violente, qu'il avait cru que, pour cette fois, son auberge s'était écroulée: il était alors sorti de sa baraque et était accouru, de peur qu'il ne nous fût arrivé quelque accident; mais il nous avait vus à la fenêtre et cela l'avait rassuré.

Trois maisons de plus avaient cédé et étaient complétement en ruines; heureusement, comme c'étaient des plus ébranlées, elles étaient désertes, et personne par conséquent n'avait été victime de cet accident.

Avec le jour revint la tranquillité; par un hasard singulier, les secousses revenaient régulièrement et toujours la nuit, ce qui augmentait la terreur. Dès le point du jour, au reste, nous avions entendu les cloches sonner; et comme nous étions au dimanche, il y avait grand'messe et prêche au couvent des Capucins. Quoique nous nous y fussions, pris d'avance, prévenus que nous étions par notre hôte que l'église serait trop petite pour contenir les fidèles, nous arrivâmes encore trop tard; l'église débordait dans la rue, et nous eûmes grand'peine à percer la foule pour pénétrer dans l'intérieur. Enfin nous y parvînmes, et nous nous trouvâmes assez près de la chaire pour ne pas perdre un mot du sermon.

Vu la solennité de la circonstance, la chaire avait été convertie en une espèce de théâtre, d'une dizaine de pieds de long sur trois ou quatre de large, qui faisait absolument l'effet d'un balcon accroché à une colonne. Ce balcon était drapé de noir, comme pour les services funèbres, et à l'une des extrémités était planté un grand christ de bois. Le moment venu, l'officiant interrompit la messe, et un des frères sortit du chœur et monta en chaire. C'était un homme de trente à trente-cinq ans, avec une barbe et des cheveux noirs qui faisaient encore ressortir son extrême pâleur. Ses grands yeux caves semblaient brûlés par la fièvre, et lorsqu'il mit le pied sur la première marche de l'escalier, ce fut avec une démarche si débile et si chancelante, qu'on n'aurait pas cru qu'il eût la force d'arriver jusqu'en haut; cependant il y parvint, mais avec lenteur, et en se traînant plutôt qu'en marchant. Arrivé là, il s'appuya sur la balustrade, comme épuisé de l'effort qu'il venait de faire; puis, après avoir promené un long regard sur l'auditoire, il commença à parler d'une voix tellement faible qu'à peine ceux qui étaient les plus rapprochés de lui pouvaient-ils l'entendre. Mais peu à peu sa voix prit de la force, ses gestes s'animèrent, sa tête se releva, et, sans doute excité par la fièvre même qui semblait le dévorer, ses yeux commencèrent à lancer des éclairs, tandis que ses paroles, rapides, pressées, incisives, reprochaient à l'auditoire cette corruption générale où le monde était arrivé, corruption qui attirait la colère de Dieu sur la terre, colère dont la catastrophe qui désolait Cosenza était l'expression visible et immédiate. Ce fut alors que je compris ce développement donné à la chaire. Ce n'était plus cet homme faible et souffrant, pouvant se traîner à peine, qui avait besoin de la balustrade pour s'y soutenir; c'était le prédicateur emporté par son sujet, s'adressant à la fois à toutes les parties de l'auditoire, jetant ses apostrophes tantôt à la masse, tantôt aux individus; bondissant d'un bout à l'autre de sa chaire; se lamentant comme Jérémie, ou menaçant comme Ézéchiel; puis, de temps en temps, s'adressant au christ, baisant ses pieds, se jetant à genoux, le suppliant; puis, tout à coup, le saisissant dans ses bras et l'élevant plein de menace au-dessus de la foule terrifiée. Je ne pouvais point entendre tout ce qu'il disait, mais cependant je comprenais l'influence que cette parole puissante devait, dans des circonstances pareilles, avoir sur la multitude. Aussi l'effet produit était universel, profond, terrible; hommes et femmes étaient tombés à genoux, baisant la terre, se frappant la poitrine, criant merci; tandis que le prédicateur, dominant toute cette foule, courait sans relâche, atteignant du geste et de la voix jusqu'à ceux qui l'écoutaient de la rue. Bientôt les cris, les larmes et les sanglots de l'auditoire furent si violents qu'ils couvrirent la voix qui les excitait; alors, cette voix s'adoucit peu à peu: il passa de la menace à la miséricorde, de la vengeance au pardon. Enfin, il finit par annoncer que la communauté prenait sur elle les péchés de la ville tout entière, et il annonça que si, le surlendemain, le tremblement de terre n'avait pas cessé, lui et ses frères feraient par la ville une procession expiatoire, qui, il en avait l'espérance, achèverait de désarmer Dieu. Alors, comme un feu qui a consumé tout l'aliment qu'on lui a donné, il sembla s'éteindre; la rougeur maladive qui avait un instant enflammé ses joues disparut pour faire place à sa pâleur habituelle, une faiblesse plus grande encore que la première sembla briser ses membres, on fut forcé de le soutenir pour descendue de la chaire, et on le porta plutôt qu'on ne le conduisit sur sa stalle, où il s'évanouit.

Cette scène m'avait fait, je l'avoue, une puissante impression. Il y avait dans la conviction de cet homme quelque chose d'entraînant; je ne sais si son éloquence était selon les règles du langage et de l'art, mais elle était certainement selon les sympathies du cœur et les faiblesses de l'humanité. Né deux mille ans plus tôt, cet homme eût été un prophète.

Je quittai l'église profondément impressionné. Quant à l'auditoire, il resta à prier long-temps encore après que la messe fut finie; les baraques et la ville étaient désertes, la population tout entière s'était agglomérée autour de l'église.

Il en résulta qu'en revenant à l'hôtel nous eûmes grand'peine à obtenir la collation: notre cuisinier était probablement un des pécheurs les plus repentants de la capitale de la Calabre, car il ne revint de l'église qu'un des derniers, et si consterné et si abattu, que nous pensâmes faire pénitence en son lieu et place en ne déjeunant pas.

Vers les deux heures notre messager revint: il n'avait trouvé aucun speronare à San-Lucido, mais on lui avait dit que, comme depuis trois jours le vent venait de la Sicile, il ne tarderait certainement pas à apparaître: il avait en conséquence laissé la lettre à un marinier de ses amis qui connaissait le capitaine Aréna, et qui avait promis de la lui remettre aussitôt son arrivée.

La journée s'écoula, comme celle de la veille, à nous promener aux baraques, cet étrange Longchamps. Le soir venu, nous voulûmes cette fois jouir du tremblement de terre; comme nous étions à peu près reposés par l'excellente nuit que nous avions passée, au lieu de nous coucher à dix heures nous nous rendîmes au rendez-vous général, où nous trouvâmes tous les habitants dans la terrible expectative qui, depuis dix jours déjà, les tenait éveillés jusqu'à deux heures du matin.

Tout se passa d'une façon assez calme jusqu'à minuit, heure avant laquelle les accidents se manifestaient rarement; mais après que les douze coups, pareils à une voix qui pleure, eurent retenti lentement à l'église des Capucins, les personnes les plus attardées sortirent à leur tour des baraques, les groupes se formèrent et une grande agitation commença de s'y manifester: à chaque instant, quelques femmes, se figurant avoir senti trembler le sol sous les pieds, jetaient un cri isolé, auquel répondaient deux ou trois cris pareils; puis on se rassurait momentanément en voyant que la terreur était anticipée, et l'on attendait avec plus d'anxiété encore le moment de crier véritablement pour quelque chose.

Ce moment arriva enfin. Nous nous tenions par-dessous le bras Jadin et moi, lorsqu'il nous sembla qu'un frémissement métallique passait dans l'air; presque en même temps, et avant que nous eussions même ouvert la bouche pour nous faire part de ce phénomène, nous sentîmes la terre se mouvoir sous nos pieds: trois mouvements d'oscillation, allant du nord au midi, se firent sentir successivement; puis un mouvement d'élévation leur succéda. Un cri général retentit; quelques personnes, plus effrayées que les autres, commencèrent à fuir sans savoir où. Un instant de confusion eut lieu parmi cette foule, les clameurs qui venaient de la ville répondirent au cri qu'elle avait poussé; puis on entendit, dominant tout cela, le bruit sourd, et pareil à un tonnerre lointain, de deux ou trois maisons qui s'écroulaient.

Quoique assez ému moi-même de l'attente de l'événement, j'avais assisté à ce spectacle, dont j'étais un des acteur, avec assez de calme pour faire des observations exactes sur ce qui s'était passé: le mouvement d'oscillation, venant du nord au midi, et revenant du midi au nord, me parut nous avoir déplacés de trois pieds à peu près; ce sentiment était pareil à celui qu'éprouverait un homme placé sur un parquet à coulisse et qui le sentirait tout à coup glisser sous ses pieds: le mouvement d'élévation, semblable à celui d'une vague qui soulèverait une barque, me parut être de deux pieds à peu près, et fut assez inattendu et assez violent pour que je tombasse sur un genou. Les quatre mouvements, qui se succédèrent à intervalles à peu près égaux, furent accomplis en six ou huit secondes.

Trois autres secousses eurent encore lieu dans l'espace d'une heure à peu près; mais celles-ci, beaucoup moins fortes que la première, ne furent qu'une espèce de frémissement du sol, et allèrent toujours en diminuant. Enfin, on comprit que cette nuit ne serait pas encore la dernière et que le monde avait probablement son lendemain. On se félicita mutuellement sur le nouveau danger auquel on venait d'échapper, et l'on rentra petit à petit dans les baraques. A deux heures et demie la place était à peu près déserte.

Nous suivîmes l'exemple qui nous était donné et nous regagnâmes nos lits: ils avaient pris, comme la veille, leur part du tremblement de terre en quittant la muraille et en s'en allant, l'un du côté de la fenêtre, l'autre du côté de la porte; nous les rétablîmes chacun en son lieu et place, et nous les assurâmes en nous y étendant. Quant à l'hôtel du Repos-d'Alaric, il était resté digne de son patron et demeurait ferme comme un roc sur ses fondations.

A huit heures du matin nous fûmes réveillés par le capitaine Aréna; il était arrivé la veille au soir avec le speronare et tout l'équipage à San-Lucido, il y avait trouvé notre lettre, et accourait en personne à notre secours les poches bourrées de piastres.

Il était temps: il ne nous restait pas tout à fait deux carlins.

CHAPITRE XVI.

TERRE MOTI.

Le baron Mollo nous avait entendus exprimer la veille le désir que nous avions d'aller visiter Castiglione, un des villages des environs de Cosenza qui avaient le plus souffert. En conséquence, à neuf heures du matin, nous vîmes arriver sa voiture, mise par lui à notre disposition pour toute la journée.

Nous partîmes vers les dix heures; la voiture ne pouvait nous conduire qu'à trois milles de Cosenza. Arrivés là, nous devions prendre par un sentier dans la montagne et faire trois autres milles à pied avant d'arriver à Castiglione.

A peine fûmes-nous partis qu'une pluie fine commença de tomber, qui, s'augmentant sans cesse, était passée à l'état d'ondée. Lorsque nous mîmes pied à terre cependant, nous n'en résolûmes pas moins de continuer notre chemin; nous prîmes un guide, et nous nous acheminâmes vers le malheureux village.

Nous l'aperçûmes d'assez loin, situé qu'il est au sommet d'une montagne, et, du plus loin que nous l'aperçûmes, il nous apparut comme un amas de ruines. Au milieu de ces ruines, nous voyions s'agiter toute la population. En effet, en nous approchant, nous nous aperçûmes que tout le monde était occupé à faire des fouilles: les vivants déterraient les morts.

Rien ne peut donner une idée de l'aspect de Castiglione. Pas une maison n'était restée intacte; la plupart étaient entièrement écroulées, quelques-unes étaient englouties entièrement: un toit se trouvait au niveau du sol et l'on passait dessus; d'autres maisons avaient tourné sur elles-mêmes, et parmi celles-ci il y en avait une dont la façade, qui était d'abord à l'orient, s'était retrouvée vers le nord; la portion de terrain sur laquelle le bâtiment était situé avait suivi le même mouvement de rotation, de sorte que cette maison était une des moins mutilées. De son côté, le jardin, situé jusque-là au midi, se trouvait maintenant à l'ouest. Jusqu'à cette heure on avait retiré des décombres quatre-vingt-sept morts; cinquante-trois personnes avaient été blessées plus ou moins grièvement, et vingt-deux individus devaient être encore ensevelis sous les ruines. Quant aux bestiaux, la perte en était considérable, mais ne pouvait s'évaluer encore, car beaucoup étaient retirés vivants, et, quoique blessés ou mourant de faim, pouvaient être sauvés. Un paysan occupé aux fouilles nous demanda qui nous étions; nous lui répondîmes que nous étions des peintres.—Que venez-vous faire ici alors? nous dit-il; vous voyez bien qu'il n'y a plus rien à peindre.

Les détails des divers événements qu'amène un tremblement de terre sont tellement variés et souvent tellement incroyables, que j'hésite à consigner ici tout ce qu'on nous raconta, et que je préfère emprunter la relation officielle que M. de Gourbillon fit de la catastrophe dont il fut témoin oculaire. Peut-être le récit a-t-il un peu vieilli dans sa forme; mais j'aime mieux le laisser tel qu'il est que d'y faire aucun changement qui pourrait donner lieu à l'accusation d'avoir altéré en rien la vérité.

«Le 4 février 1783, au sud-ouest du village de San-Lucido [note: Celui-là même où nous attendait notre speronare.], étaient situés le lac et la montagne de Saint-Jean; le 5, le lac et la montagne disparurent; une plaine marécageuse prit leur place, et le lac se trouva reporté plus à l'ouest, entre la rivière Cacacieri et le site qu'il avait précédemment occupé. Un second lac fut formé le même jour entre la rivière d'Aqua-Bianca et le bras supérieur de la rivière d'Aqua di Pesce. Tout le terrain qui aboutit à la rivière Leone et qui longe celle de Torbido fut également rempli de marais et de petits étangs.

La belle église de la Trinité à Mileto [note: Mileto est situé à quatre milles à peu près de Monteleone: c'est la même ville où nous avions vu en passant un tombeau antique.], l'une des plus anciennes villes des deux Calabres, s'engouffra tout à coup, le 5 février, de manière à ne plus laisser apercevoir que l'extrémité de la flèche du clocher. Un fait plus inouï encore, c'est que tout ce vaste édifice s'enfonça dans la terre sans qu'aucune de ses parties parût avoir souffert le moindre déplacement.

De profonds abîmes s'ouvrirent sur toute l'étendue de la route tracée sur le mont Laké, route qui conduit au village d'Iérocrane.

Le père Agace, supérieur d'un couvent de carmes dans ce dernier village, était sur cette route au moment d'une des fortes secousses: la terre vacillante s'ouvrit bientôt sous lui; les crevasses s'entr'ouvraient et se refermaient avec un bruit et une rapidité remarquables. L'infortuné moine, cédant à une terreur fort naturelle sans doute, se livre machinalement à la fuite; bientôt l'avide terre le retient par un pied, qu'elle engloutit et qu'elle enferme. La douleur qu'il éprouve, l'épouvante qui le saisit, le tableau affreux qui l'entoure l'ont à peine privé de ses sens, qu'une violente secousse le rappelle à lui: l'abîme qui le retient s'ouvre, et la cause de sa captivité devient celle de sa délivrance.

Trois habitants de Seriano, Vincent Greco, Paul Feglia et Michel Roviti, parcouraient les environs de cette ville pour visiter le site où onze autres personnes avaient été misérablement englouties la veille; ce lieu était situé au bord de la rivière Charybde. Surpris eux-mêmes par un nouveau tremblement de terre, les deux premiers parviennent à s'échapper: Roviti seul est moins heureux que les autres; il tombe la face contre la terre, et la terre s'affaisse sous lui; tantôt elle l'attire dans son sein, et tantôt elle le vomit au dehors. A demi submergé dans les eaux fangeuses d'un terrain devenu tout à coup aquatique, le malheureux est long-temps ballotté par les flots terraqués, qui enfin le jettent à une grande distance horriblement meurtri, mais encore respirant. Le fusil qu'il portait fut huit jours après retrouvé près du nouveau lit que la Charybde s'était tracé.

Dans une maison de la même ville, qui, comme toutes les autres maisons, avait été détruite de fond en comble, un bouge contenant deux porcs résista seul à la ruine commune. Trente-deux jours après le tremblement de terre, leur retraite fut découverte au milieu des décombres, et, au grand étonnement des ouvriers, les deux animaux apparurent sur le seuil protecteur; pendant ces trente-deux jours, ils n'avaient pris aucun aliment quelconque, et l'air indispensable même à leur existence n'avait pu passer qu'au travers de quelques fissures imperceptibles: ces animaux étaient vacillants sur leurs jambes et d'une maigreur remarquable. Ils rejetèrent d'abord toute espèce de nourriture, et se jetèrent si avidement sur l'eau qui leur fut présentée qu'on eût dit qu'ils craignaient d'en être encore privés. Quarante jours après, ils étaient redevenus aussi gras qu'avant la catastrophe dans laquelle ils avaient manqué périr. On les tua tous deux, quoique, en considération du rôle qu'ils avaient joué dans cette grande tragédie, ils eussent peut-être dû avoir la vie sauve.

Sur le penchant d'une montagne qui mène ou plutôt qui menait à la petite ville d'Acena, un précipice immense et escarpé s'entr'ouvrit tout à coup sur la totalité de la route de Saint-Étienne-du-Bois à cette même ville. Un fait très-remarquable et qui eût suffi partout ailleurs pour changer les plans ordinaires de construction des bâtiments publics dans un pays qui, comme celui-ci, est incessamment exposé aux tremblements de terre, c'est qu'au milieu du bouleversement général trois vieilles maisons de figure pyramidale furent les seuls édifices qui demeurèrent sur pied. La montagne est maintenant une plaine.

Les ruines du bourg de Cavida et celles des deux villages de Saint-Pierre et Crepoli présentent un fait tout aussi remarquable: le sol de ces trois différents lieux est aujourd'hui fort au-dessous de son ancien niveau.

Sur toute l'étendue du pays ravagé par le tremblement de terre on remarqua, sans pouvoir cependant s'en expliquer la cause, des espèces de cercles empreints sur le terrain. Ces cercles étaient généralement de la grandeur de la petite roue d'un carrosse; ils étaient creusés en forme de spirale à onze ou seize pouces de profondeur, et n'offraient aucune trace du passage des eaux, qui les avaient formés sans doute, qu'une espèce de tube ou conduit pour ainsi dire imperceptible, souvent même impossible à voir, et qui en occupait ordinairement le centre. Quant à la nature même des eaux en question, jaillies tout à coup du sein de la terre, la vérité se cache dans la foule des conjectures et des différents rapports: les uns prétendent que des eaux bouillantes jaillirent du milieu de ses crevasses, et citent plusieurs habitants qui portent encore les marques des brûlures qu'elles leur ont faites; d'autres nient que cela soit vrai, et soutiennent que les eaux étaient froides au contraire et tellement imprégnées d'une odeur sulfureuse que l'air même en fut long-temps infecté; enfin, quelques-uns démentent l'une et l'autre assertion, et ne voient dans ces eaux que des eaux ordinaires de rivière et de source. Au reste, ces différents rapports peuvent être également vrais, eu égard aux lieux où ces différentes observations furent faites, puisque le sol de la Calabre renferme effectivement ces trois différentes espèces d'eaux.

La ville de Rosarno fut entièrement détruite; la rivière qui la traversait présenta un phénomène remarquable. Au moment de la secousse qui renversa la ville, cette rivière, fort grosse et fort rapide en hiver, suspendit tout à coup son cours.

La route qui allait de cette même ville à San-Fici s'enfonça sous elle-même et devint un précipice affreux. Les rocs les plus escarpés ne résistèrent point au bouleversement de la nature; ceux qui ne furent pas entièrement renversés sont encore tailladés en tous sens et couverts de larges fissures comme s'ils eussent été coupés à dessein avec un instrument tranchant; quelques-uns sont pour ainsi dire découpés à jour depuis leur base jusqu'à leur cime, et présentent à l'œil étonné comme autant d'espèces de ruelles qui seraient creusées par l'art dans l'épaisseur de la montagne.

A Polystène, deux femmes étaient dans la même chambre au moment où la maison s'affaissa: ces deux femmes étaient mères; l'une avait auprès d'elle un enfant de trois ans, l'autre allaitait encore le sien.

Long-temps après, c'est-à-dire quand la consternation et la ruine générale permirent de fouiller dans les décombres, les cadavres de ces deux femmes furent trouvés dans une seule et même attitude; toutes deux étaient à genoux courbées sur leurs enfants tendrement serrés dans leurs bras, et le sein qui les protégeait les écrasa tous deux sans les séparer de lui.

Ces quatre cadavres ne furent déterrés que le 11 mars suivant, c'est-à-dire trente-quatre jours après l'événement. Ceux des deux mères étaient couverts de taches livides; ceux des deux enfants étaient de véritables squelettes.

Plus heureuse que ces deux mères, une vieille fut retirée au bout de sept jours de dessous les ruines de sa maison; on la trouva évanouie et presque mourante. L'éclat du jour la frappa péniblement: elle refusa d'abord toute espèce de nourriture, et ne soupirait qu'après l'eau. Interrogée sur ce qu'elle avait éprouvé, elle dit que pendant plusieurs jours la soif avait été son tourment le plus cruel; ensuite elle était tombée dans un état de stupeur et d'insensibilité total, état qui ne lui permettait pas de se rappeler ce qu'elle avait éprouvé, pensé ou senti.

Une délivrance plus extraordinaire encore est celle d'un chat retrouvé après quarante jours sous les ruines de la maison de don Michel-Ange Pillogallo; le pauvre animal fut retrouvé étendu sur le sol dans un état d'abattement et de calme. Ainsi que les cochons dont j'ai parlé plus haut, il était d'une maigreur extrême, vacillant sur les pattes, timide, craintif, et entièrement privé de sa vivacité habituelle. On remarqua en lui le même dégoût d'aliments et la même propension pour toute espèce de breuvage. Il reprit peu à peu ses forces, et dès qu'il put reconnaître la voix de son maître, il miaula faiblement à ses pieds, comme pour exprimer le plaisir qu'il avait de le revoir.

La petite ville des Cinque-Fronti, ainsi appelée des cinq tours qui s'élevaient en dehors de ses murs, fut également détruite en entier: église, maisons, places, rues, hommes, animaux, tout périt, tout disparut, tout fut plongé subitement à plusieurs pieds sous terre.

L'ancienne Tauranium, aujourd'hui Terra-Nova, réunit sur elle seule tous les désastres communs.

Le 5 février, à midi, le ciel se couvrit tout à coup de nuages épais et obscurs qui planaient lentement sur la ville, et qu'un fort vent de nord-ouest eut bientôt dissipés. Les oiseaux parurent voler çà et là comme égarés dans leur route; les animaux domestiques furent frappés d'une agitation remarquable; les uns prenaient la fuite, les autres demeuraient immobiles à leur place et comme frappés d'une secrète terreur. Les chevaux hennissaient et tremblaient sur leurs jambes, les écartaient l'une de l'autre pour s'empêcher de tomber; les chiens et les chats, recourbés sur eux-mêmes, se blottissaient aux pieds de leurs maîtres. Tant de tristes présages, tant de signes extraordinaires auraient dû éveiller les soupçons et la crainte dans l'âme des malheureux habitants et les porter à prendre la fuite; leur destinée en ordonna autrement: chacun resta chez soi sans éviter ni prévoir le danger. En un clin d'œil la terre, encore tranquille, vacilla sur sa base; un sourd et long murmure parut sortir de ses entrailles; bientôt ce murmure devint un bruit horrible: trois fois la ville fut soulevée fort au-dessus de son niveau ordinaire, trois fois elle fut entraînée à plusieurs pieds au-dessous; à la quatrième, elle n'existait plus.

Sa destruction n'avait point été uniforme, et d'étranges épisodes signalèrent cet événement. Quelques-uns des quartiers de la ville furent subitement arrachés à leur situation naturelle; soulevés avec le sol qui leur servait de base, les uns furent lancés jusque sur les bords du Soli et du Marro, qui baignaient les murs de la ville, ceux-là à trois cents pas, ceux-ci à six cents de distance; d'autres furent jetés çà et là sur la pente de la montagne qui dominait la ville, et sur laquelle celle-ci était construite. Un bruit plus fort que celui du tonnerre, et qui, à de courts intervalles, laissait à peine entendre des gémissements sourds et confus; des nuages épais et noirâtres qui s'élevaient du milieu des ruines, tel fut l'effet général de ce vaste chaos, où la terre et la pierre, l'eau et le feu, l'homme et la brute, furent jetés pêle-mêle ensemble, confondus et broyés.

Un petit nombre de victimes échappa cependant à la mort; et ce qu'il y a de plus étrange, c'est que cette même nature, qui semblait si avide du sang de tous, sauva ceux-ci de sa propre rage par des moyens si inouïs et si forts, qu'on eût dit qu'elle voulait prouver à notre orgueil le peu de cas qu'elle faisait de la vie et de la mort de l'hommée.

La ville de Terra-Nova fut détruite par le quadruple genre de tremblement de terre connu sous les différentes dénominations de secousses, d'oscillation, d'élévation, de dépression et de bondissement. Ce dernier genre, le plus horrible comme le plus inouï de tous, consiste non-seulement dans le changement de situation des parties constituantes d'un corps, mais aussi dans cette espèce de mouvement de projection qui élance une de ces mêmes parties vers un lieu différent de celui qu'elle occupe. Les ruines de cette malheureuse ville offrent encore tant d'exemples de ce genre, que l'esprit le plus incrédule serait forcé d'en reconnaître l'existence: j'en rapporterai ici quelques-uns.

La totalité des maisons situées au bord de la plate-forme de la montagne, toutes celles qui formaient les rues aboutissantes aux ports dits du Vent et de Saint-Sébastien, tous ces édifices, dis-je, les uns à demi détruits déjà, les autres sans aucun dommage remarquable, furent arrachés de leur site naturel et jetés soit sur le penchant de la montagne, soit aux bords du Soli et du Marro, soit enfin au delà de cette première rivière. Cet événement inouï donna lieu à la cause la plus étrange sur laquelle un tribunal ait jamais eu à prononcer.

"Après cette étrange mutation de lieux, le propriétaire d'un enclos planté d'oliviers, naguère situé au bas de la plate-forme en question, reconnut que son enclos et ses arbres avaient été transportés au delà du Soli sur un terrain jadis planté de mûriers, terrain alors disparu et qui appartenait auparavant à un autre habitant de Terra-Nova. Sur la réclamation qu'il fait de sa propriété, celui-ci appuie le refus de la rendre sur ce que l'enclos en question avait pris la place de son propre terrain et l'en avait conséquemment privé. Cette question, aussi nouvelle que difficile à résoudre, en ce que rien ne pouvait prouver en effet que la disparition du sol inférieur n'eût pas été l'effet immédiat de la chute et de la prise de possession du sol supérieur, cette question ne pouvait, comme on le comprend, être prouvée que par un accommodement mutuel. Des arbitres furent nommés, et le propriétaire du terrain usurpateur fut tenu de partager les olives avec le maître du terrain usurpé.

Dans la rue dont il a été parlé plus haut était une auberge située à environ trois cents pas de la rivière Soli; un moment avant la secousse formidable, l'hôte, nommé Jean Agiulino, sa femme, une de leurs nièces et quatre voyageurs se trouvaient réunis dans une salle par bas de l'auberge. Au fond de cette salle était un lit, au pied de ce lit un brasero, espèce de grand vase qui contient de la braise enflammée, seule et unique cheminée de toute l'Italie méridionale; enfin, autour de la salle, étaient une table, des chaises et quelques autres meubles à l'usage de la famille. L'hôte était couché sur le lit et plongé dans un profond sommeil; sa femme, assise devant le brasero et les pieds appuyés sur sa base, soutenait dans ses bras sa jeune nièce, qui jouait avec elle. Quant aux voyageurs, placés autour d'une table à la gauche de la porte d'entrée, ils faisaient une partie de cartes.

Telles étaient les diverses attitudes des personnages et la disposition même de la scène, lorsqu'en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire le théâtre et les acteurs eurent changé de place. Une secousse violente arrache la maison du sol qui lui sert de base, et la maison, l'hôte, l'hôtesse, la nièce et les voyageurs sont jetés tout à coup au delà de la rivière: un abîme paraît à leur place.

A peine cet énorme amas de terre, de pierres, de matériaux et d'hommes tombèrent-ils de l'autre côté de la rivière, qu'il se creuse de nouveaux fondements, et le bâtiment même n'est plus qu'un mélange confus de ruines. La destruction de la salle principale offrit des particularités remarquables: le mur contre lequel le lit était placé s'écroula vers la partie extérieure; celui qui touchait à la porte placée en face du même lit plia d'abord sur lui-même dans l'intérieur et dans la salle, puis tomba comme l'autre en dehors. Le même effet fut produit par les murailles à l'angle desquelles étaient placés nos quatre joueurs, qui déjà ne jouaient plus: le toit fut enlevé comme par enchantement et jeté à une plus grande distance que la maison même.

"Une fois établie sur son nouveau site et entièrement dégagée de tous les décombres qui en cachaient l'effet, la machine ambulante présenta à la fois une scène curieuse et horrible. Le lit était à la même place et s'était effondré sur lui-même; l'hôte s'était réveillé et croyait dormir encore. Pendant cet étrange voyage, qu'elle ne soupçonnait pas elle-même, sa femme, imaginant seulement que le brasero glissait sous ses pieds, s'était baissée pour le retenir, et cette action avait sans doute été la seule et unique cause de sa chute sur le plancher; mais dès qu'elle se fut relevée, dès qu'elle aperçut par l'ouverture de la porte des objets et des sites nouveaux, elle crut rêver elle-même, et faillit devenir folle. Quant à la nièce, abandonnée par sa tante au moment où celle-ci se baissait, elle courut éperdue vers la porte, qui, tombant au moment où elle en touchait le seuil, l'écrasa dans sa chute. Il en était de même des quatre voyageurs: avant qu'ils eussent eu le temps de se lever de leur place, ils étaient tués.

Cent témoins oculaires de cette catastrophe inouïe existent encore au moment où j'écris; le procès-verbal, d'où est tiré ce récit, fut dressé, quelque temps après, sur les lieux, et appuyé des déclarations de l'hôte et de sa femme, qui sans doute vivent encore.

Les effets inouïs du tremblement de terre par bondissement ne se font pas sentir aux seuls édifices; les phénomènes qu'ils produisent à l'égard des hommes mêmes ne sont ni moins forts ni moins étonnants; et ce qu'il y a de plus étrange, c'est que cette particularité qui, en toute autre circonstance, est la cause immédiate de la perte des habitations et des hommes, devient parfois aussi la source du salut des unes et des autres.

Un médecin de cette ville, M. Labbe-Tarverna, habitait une maison à deux étages, située dans la rue principale, près le couvent de Sainte-Catherine. Cette maison commença par trembler; elle vacilla ensuite; puis les murs, les toits, les planchers s'élevèrent, s'abaissèrent, et enfin furent jetés hors de leur place naturelle. Le médecin, ne pouvant plus se tenir debout, veut fuir et tombe comme évanoui sur le plancher. Au milieu du bouleversement général, il cherche en vain la force nécessaire pour observer ce qui se passe autour de lui; tout ce dont il se rappelle ensuite, c'est qu'il tomba la tête la première dans l'abîme qui s'ouvrit sous lui, lorsqu'il resta suspendu les cuisses prises entre deux poutres. Tout à coup, au moment où, couvert des décombres de sa maison en ruines, il est près d'être étouffé par la poussière qui tombe de toute part sur lui, une oscillation contraire à celle dont il est la victime, écartant les deux poutres qui l'arrêtent, les élève à une grande hauteur et les jette avec lui dans une large crevasse formée par les décombres entassés devant la maison. L'infortuné médecin en fut quitte toutefois pour de violentes contusions et une terreur facile à concevoir. Une autre maison de la même ville fut le théâtre d'une scène plus touchante, plus tragique encore, et qui, grâce à la même circonstance, n'eut pas une fin plus funeste.

Don François Zappia et toute sa famille furent comme emprisonnés dans l'angle d'une des pièces de cette maison, par suite de la chute soudaine des plafonds et des poutres; l'étroite enceinte qui protégeait encore leurs jours était entourée de manière qu'il devenait aussi impossible d'y respirer l'air nécessaire à la vie que d'en forcer les murs artificiels: la mort et une mort aussi lente qu'affreuse fut donc, pendant quelque temps, l'unique espoir de cette famille. Déjà chacun l'attendait avec impatience comme le seul remède à ses maux, quand, tout à coup, l'événement le plus heureux comme le plus inespéré met fin à cette situation affreuse; une violente secousse rompt les murs de leur prison, et, les soulevant avec elle, les lance à la fois au dehors; aucun d'eux ne perdit la vie.

Les arbres les plus forts ne furent point exempts de cette migration étrange: l'exemple suivant en fait foi. Un habitant du bourg de Molochiello, nommé Antoine Avati, surpris par le tremblement de terre aux environs de cette même ville, se réfugie sur un châtaignier d'une hauteur et d'une grosseur remarquables; à peine s'y est-il établi, que l'arbre est violemment agité. Tout à coup, arraché du sol qui couvre ses énormes racines, l'arbre est jeté à deux ou trois cents pas de distance, où il se creuse un nouveau lit, tandis qu'attaché fortement à ses branches, le pauvre paysan voyage avec lui dans les airs, et avec lui voit enfin le terme de son voyage.

Un autre fait à peu près semblable existe, et, bien que se rattachant à une autre époque, mérite cependant d'être ajouté aux exemples précédemment cités des tremblements de terre par bondissement: ce fait se trouve rapporté dans une vieille relation de 1659. Le P. Thomas de Rossano, de l'ordre des Dominicains, dormait tranquillement dans l'intérieur du couvent à Soriano. Tout à coup le lit et le moine sont lancés par la fenêtre au milieu de la rivière Vesco. Le plancher suit heureusement le même chemin que le lit et le dormeur, et devient le radeau qui les sauve. L'historien ne dit pas si le moine se réveilla en route.

La ville de Casalnovo ne fut pas plus épargnée que celle de Terra-Nova: églises, monuments publics, maisons particulières, tout fut également détruit. Parmi la foule des victimes, on peut citer la princesse de Garane, dont le cadavre fut retiré du milieu des ruines, portant encore la trace de deux larges blessures.

La ville d'Oppido, qui, s'il faut en croire le géographe Cluverius, serait l'ancienne Mamertium, cette ville, dis-je, eut le sort de toutes les jolies femmes: objet d'envie dans leur jeunesse, de dégoût dans leur décrépitude, d'horreur après leur mort.

Je n'entreprendrai point de peindre ici les ruines et les pertes de tout genre dont ce triste lieu fut la scène; je me borne à remarquer que tel fut l'état de confusion où ce terrible fléau jeta ici les monuments et les hommes, que le spectacle seul de tant de ruines et de maux serait lui-même un mal terrible; et qu'enfin tel fut l'état déplorable de cette malheureuse ville, que parmi le très-petit nombre de victimes échappées à la mort commune, il ne s'en trouva pas une qui pût parvenir, par la suite, à reconnaître les ruines de sa propre maison dans les ruines de la maison d'un autre. J'en prends au hasard un exemple.

Deux frères, don Marcel et don Dominique Quillo, riches habitants de cette ville, avaient une fort belle propriété, située à l'un des bouts de la rue Canna-Maria, c'est-à-dire hors de la ville. Cette propriété comprenait plusieurs bâtiments, tels entre autres qu'une maison composée de sept pièces, d'une chapelle et d'une cuisine, le tout au premier étage. Le rez-de-chaussée formait trois grandes caves; au-dessous, un vaste magasin contenait alors quatre-vingts tonnes d'huile: attenantes à cette même maison étaient quatre autres petites maisons de campagne appartenant à d'autres habitants; un peu plus loin une espèce de pavillon destiné à servir de refuge aux maîtres et aux domestiques pendant les tremblements de terre; ce pavillon contenait six pièces élégamment meublées. Plus loin, enfin, se trouvait une autre maisonnette avec une seule chambre à coucher, et un salon d'une longueur immense sur une largeur proportionnée.

Telle était encore, avant l'époque du 5 février, la situation des lieux en question. Au moment même de la secousse, toute espèce de vestiges de tant de différentes maisons, de tant de matériaux, de meubles d'utilité, de luxe et d'élégance, tout avait disparu; tout jusqu'au sol même avait tellement changé d'aspect et de place, tout s'était effacé tellement et du site et de la mémoire des hommes, qu'aucun de ces propriétaires ne put reconnaître, après la catastrophe, ni les ruines de sa maison, ni l'emplacement où elle avait existé.

L'histoire des désastres de Sitizzano et Cusoletto offre les deux faits suivants:

Un voyageur fut surpris par le tremblement de terre, qui, en changeant la situation des rochers, des montagnes, des vallons et des plaines, avait nécessairement effacé toute trace de chemin. On sait que dans la matinée du 5 il était parti à cheval pour se rendre de Cusoletto à Sitizzano. Ce fut tout ce qu'on en put savoir, l'homme ni le cheval ne reparurent plus.

Une jeune paysanne, nommée Catherine Polystène, sortait de cette première ville pour rejoindre son père qui travaillait dans les champs. Surprise par ce grand bouleversement de la nature, la jeune fille cherche un refuge sur la pente d'une colline qui vient de sortir, à ses yeux, de la terre convulsive, et qui, de tous les objets qui l'entourent, est le seul qui ne change point et ne bondisse point à ses yeux. Tout à coup, au milieu du morne silence qui succède par intervalles au bruissement sourd des éléments confondus, la voix d'un être vivant s'élève et parvient jusqu'à elle. Cette voix est celle d'une chèvre plaintive, perdue, égarée; cette voix ranime le courage de la jeune fille: le pauvre animal fuyait lui-même devant la mort parmi les terres, les rochers et les arbres soulevés, fendus ou fracassés. A peine la chèvre aperçoit-elle Catherine, qu'elle accourt vers elle en bêlant; le malheur réunit les êtres, il efface jusqu'aux signes apparents des espèces, et, rapprochant l'homme de la brute, il les arme à la fois contre lui du secours de la raison et de l'instinct. La chèvre, déjà moins craintive à la vue de la jeune villageoise, s'approche d'elle; celle-ci, de son côté, reprend, à sa vue, un peu plus de courage; l'animal reçoit avec joie les caresses, puis il flaire en bêlant la gourde que la jeune fille tient à la main: ce langage est expressif, et la jeune fille le comprend. Elle verse de l'eau dans le creux de sa main et donne à boire à la chèvre altérée, puis elle partage avec elle la moitié de son pain bis; et, le repas fini, toutes deux plus fortes, toutes deux plus confiantes, toutes deux se remettent en route, la chèvre marchant devant comme un guide protecteur; toutes deux errent long-temps parmi les ruines de la nature sans but déterminé, gravissant les rocs les plus escarpés, se frayant un passage dans les voies les plus difficiles, la chèvre s'arrêtant chaque fois que la fatigue a retenu la jeune fille loin d'elle, et lui permettant de la rejoindre, ou la guidant par ses bêlements. Enfin, toutes deux, après plusieurs heures de marche, se trouvent au milieu des ruines, ou plutôt sur le sol bouleversé et nu de la ville qui a cessé d'être.

La petite ville de Seido fut également détruite et devint aussi le théâtre des plus affreux événements.

Menacés de la chute de leur maison vacillante, don Antoine Ruffo et sa femme s'oublient eux-mêmes pour ne songer qu'à leur enfant, jeune fille en bas âge: ils se précipitent vers son berceau, la pressent contre leur poitrine, et essaient de fuir avec elle hors de la maison prête à s'écrouler sur eux. Au milieu d'une foule de décombres, ils gagnent la porte; mais au moment où ils en touchent le seuil, la maison tombe et les écrase. Quelques jours après, en fouillant dans les ruines pour en retirer les cadavres, on reconnut que l'enfant n'était pas encore morte. Ce ne fut qu'avec peine qu'on l'arracha d'entre les bras de son père et de sa mère, qui s'étaient réunis pour la protéger et qui, effectivement, en s'offrant eux-mêmes aux coups, lui avaient sauvé la vie. Cette jeune fille vit encore, et aujourd'hui elle est mariée et a des enfants.

Au centre d'un petit canton nommé la Conturella, non loin du village de Saint-Procope, s'élevait une vieille tour fermée d'un grillage en bois; toute la partie supérieure de la tour tomba d'aplomb sur le terrain. Mais quant aux fondements, d'abord soulevés, puis renversés sur eux-mêmes, ils furent jetés à plus de soixante pas de là. La porte s'en alla tomber à une grande distance; et ce qu'il y a de plus remarquable, c'est que les gonds sur lesquels elle tournait, les clous qui réunissaient les poutres et les planches, furent parsemés çà et là sur le terrain comme s'ils eussent été arrachés avec de fortes tenailles. Que les physiciens expliquent s'ils peuvent ce phénomène.

Une autre ville, nommée Seminara, fut un exemple bien frappant de l'insuffisance de toutes les précautions de l'homme contre la force des éléments qu'il croit dompter et qui le domptent. Toutes les maisons de cette ville, une des plus opulentes des deux Calabres, étaient construites en bois; les murailles intérieures étaient faites de joncs fortement réunis et recouvertes d'une couche de mastic ou de plâtre, qui, sans rien ôter à l'élégance, donnait juste une solidité suffisante à la sûreté des habitants. Cette espèce de construction semblait donc devoir être le moyen le plus propre à les garantir des périls du tremblement de terre, parce qu'il n'opposait aux oscillations du sol que la force strictement nécessaire pour résister en cédant. Inutile calcul de l'homme contre un pouvoir incalculable! la terre s'agita, et Seminara ne fut plus. On eût même dit que la nature se plut ici à varier ses horribles jeux: la partie montagneuse devint une vallée profonde, et le quartier le plus bas forma une haute montagne au milieu des murs de la ville.

A la porte d'une des maisons de cette ville, était placée une meule de moulin; au centre de cette meule, le hasard avait fait croître un énorme oranger. Les maîtres de la maison avaient coutume de venir s'asseoir en été dans ce lieu, et la meule en question, soutenue par un fort pilier de pierre, était entourée par un banc semblable. Au moment de la secousse du 5 février, les branches de l'oranger devinrent le refuge d'un homme qui, fuyant épouvanté, s'y blottit; le pilier, la meule, le banc, l'arbre et l'homme furent soulevés et portés ensemble à un tiers de lieue au delà.

La destruction de Bagnara présente au philosophe et au naturaliste des faits moins merveilleux peut-être, mais non moins intéressants: pendant le cours des commotions de la terre, toutes les sources et toutes les fontaines de la ville furent subitement desséchées; les animaux les plus sauvages furent frappés d'une si grande terreur, qu'un sanglier, échappé de la forêt qui dominait la ville, se précipita volontairement du haut d'un roc escarpé au milieu de la voie publique. Enfin on remarqua que, par un choix sans doute inexplicable, la nature se plut à frapper surtout les femmes, et parmi les femmes toutes les jeunes; les vieilles seules furent sauvées et survécurent à cette catastrophe.

Tels sont les traits principaux de l'événement, telle fut la situation des victimes, telle est la destruction fatale qui atteignit les Calabres; tel est enfin, au bout de trente-cinq années de calme, l'état où le pays se trouve encore aujourd'hui.» [note: M. de Gourbillon écrivait son voyage en Calabre vers 1818.]

Sans que le village de Castiglione eût été le théâtre d'événements aussi extraordinaires que ceux que nous venons de raconter, les accidents en étaient cependant assez déplorables et assez variés pour que notre journée s'écoulât rapidement au milieu de cette malheureuse population. Après avoir vu retirer de dessous les décombres deux ou trois cadavres d'hommes et une douzaine de bœufs ou de chevaux tués ou blessés, après avoir nous-mêmes pris part aux fouilles pour relayer les bras fatigués, nous quittâmes vers les cinq heures le village de Castiglione, qui, comme Cosenza, avait sa succursale de baraques; seulement les baraques des luxueux habitants de la capitale étaient des palais près de celles de ces malheureux paysans, dont quelques-uns étaient entièrement ruinés.

Il avait plu toute la journée sans que nous y fissions autrement attention, tant nous étions préoccupés du spectacle que nous avions sous les yeux; mais au retour, force nous fut bien de revenir de l'impression morale aux sensations physiques: les moindres ruisseaux étaient devenus des torrents, et les torrents s'étaient changés en rivières. Au premier obstacle de ce genre que nous rencontrâmes, nous tranchâmes des sybarites, et nous acceptâmes la proposition que nous fit notre guide, moyennant rétribution, bien entendu, de nous transporter d'un bord à l'autre sur ses épaules; en conséquence, je traversai le premier et gagnai le bord sans accident. Mais comme j'étais occupé à explorer le paysage pour voir s'il nous restait beaucoup de passages pareils à franchir, j'entendis un cri, et je vis Jadin qui, au lieu d'être porté comme moi sur les épaules de notre guide, était occupé avec grande peine à le tirer de l'eau: en retournant à lui, le pied avait manqué au pauvre diable, et la violence du courant était telle qu'il s'en allait roulant Dieu sait où, lorsque Jadin s'était mis à l'eau jusqu'à la ceinture et l'avait arrêté. Je courus à lui pour lui prêter main forte, et nous parvînmes enfin à amener notre guide à moitié évanoui sur l'autre bord.

A partir de ce moment, il ne fut plus question, comme on le comprend bien, d'employer ce défectueux système de locomotion. D'ailleurs, comme nous étions mouillés par l'eau du torrent depuis les pieds jusqu'à la ceinture, et par l'eau du ciel, qui nous était tombée sur le dos toute la journée, depuis la ceinture jusqu'à la pointe de nos cheveux, il n'y avait plus de précaution à prendre que contre l'accident qui venait d'arriver à notre guide. En conséquence, quand de nouvelles rivières se présentèrent, nous nous contentâmes de les traverser fraternellement, chacun de nous prêtant et recevant appui au moyen de nos mouchoirs liés à notre poignet et dont nous fîmes une chaîne. Moyennant cette ingénieuse invention, nous arrivâmes à notre voiture sans accident grave, mais trempés comme des caniches.

On comprend qu'en arrivant à l'hôtel nous éprouvâmes plus que jamais le besoin de nos lits: aussi refusâmes-nous l'offre réitérée de notre hôte de nous en aller coucher aux baraques, et bravâmes-nous encore le futur tremblement de terre qui nous menaçait de minuit à une heure du matin.

Notre courage fut récompensé: nous ne sentîmes aucune secousse, nous n'entendîmes même pas les cris de Terre moto, et nous nous réveillâmes seulement le lendemain matin, tirés de notre sommeil par le son des cloches.

Nos lits avaient fait leurs évolutions ordinaires et se trouvaient au milieu de la chambre. Comme je l'ai dit, il devait y avoir à Cosenza, deux jours après le prêche si pittoresque et si animé du capucin, une procession expiatoire dans le cas où les tremblements de terre n'auraient pas cessé: les tremblements de terre allaient diminuant, il est vrai, mais ils ne s'arrêtaient pas encore; et les capucins qui s'étaient faits les boucs émissaires de la ville pécheresse s'apprêtaient à tenir leur parole.

Aussi, dès sept heures du matin, les cloches sonnaient-elles à grande volée et les rues de la ville étaient-elles peuplées non-seulement de Cosentins, mais encore des malheureux paysans des provinces environnantes, qui avaient encore plus souffert que la capitale: chacun accourait pour prendre part à cette espèce de jubilé, et de tous les villages on avait eu le temps d'arriver; la promesse faite par les capucins avait attiré des fidèles.

Comme le garçon, préoccupé de ces grands préparatifs, ne venait pas prendre nos ordres, nous sonnâmes: il monta, et nous lui demandâmes s'il avait oublié que nous avions pris l'invariable habitude de déjeuner à neuf heures sonnantes. Il nous répondit que comme il y avait jeûne général dans la capitale des Calabres, il n'avait pas cru que les ordres donnés pour les autres jours dussent subsister pour celui-ci. La raison ne nous parut pas extrêmement logique, et nous lui signifiâmes que, n'étant pas de la paroisse et ayant assez de nos propres péchés, notre intention n'était nullement de prendre notre part de ceux des Cosentins; qu'en conséquence nous l'invitions à ne faire aucune différence pour nous de ce jour aux autres jours, et à nous servir un déjeuner, non pas exorbitant, mais convenable.

Ce fut une grande affaire à débattre que ce déjeuner: le cuisinier était allé faire ses dévotions, et il fallait attendre qu'il fût revenu; à son retour il prétendit que, momentanément détaché des choses de la terre par la contrition parfaite qu'il venait d'éprouver, il aurait grand'peine à redescendre jusqu'à ses fourneaux. Quelques carlins levèrent ses scrupules, et à dix heures, au lieu de neuf heures, la table enfin fut servie. Nous mangeâmes en toute hâte, car nous ne voulions rien perdre du spectacle curieux et caractéristique qui nous attendait. Un redoublement de sonnerie nous annonça qu'il allait commencer. Nous mîmes les morceaux doubles et, le dernier à la main, nous courûmes vers l'église des Capucins. Toutes les rues étaient encombrées d'hommes et de femmes en habits de fête, au milieu desquels un simple passage était ménagé pour la confrérie; ne pouvant et ne voulant pas nous mettre au premier rang, nous montâmes sur des bornes et nous attendîmes.

A onze heures précises l'église s'ouvrit: elle était illuminée comme pour les grandes solennités. Le prieur de la communauté parut le premier: il était nu jusqu'à la ceinture, ainsi que tous les frères; ils marchaient un à un, chacun tenant de la main droite une corde garnie de nœuds; tous chantant le Miserere.

A leur aspect une grande rumeur s'éleva parmi la foule: elle se composait d'exclamations de douleur, d'élans de contrition et de murmures de reconnaissance; d'ailleurs il y avait des pères, des mères, des frères et des sœurs, qui reconnaissaient leurs parents au milieu de ces trente ou quarante moines, et qui les saluaient d'un cri de famille, si cela se peut dire ainsi.

Mais ce fut bien pis lorsqu'à peine descendus des degrés de l'église, on les vit tous lever la corde noueuse qu'ils tenaient à la main droite et frapper, sans interrompre leurs chants, chacun sur les épaules de celui qui le précédait, et cela non point avec un simulacre de flagellation, mais à tour de bras et autant que chacun avait de force. Alors les cris, les clameurs et les gémissements redoublèrent; les assistants tombèrent à genoux, frappant la terre du front, et se meurtrissant la poitrine à coups de poing; les hommes hurlaient, les femmes poussaient des sanglots, et, non contentes de s'imposer pénitence à elles-mêmes, fouettaient à tour de bras les malheureux enfants qui étaient accourus comme on va à une fête, et qui de cette façon payaient leur contingent d'expiation pour les péchés que leurs parents avaient commis. C'était une flagellation universelle qui s'étendait de proche en proche, qui se communiquait d'une façon presque électrique, et dans laquelle nous eûmes toutes les peines du monde à empêcher nos voisins de nous faire jouer à la fois un rôle passif et actif. La procession passa ainsi devant nous en marchant au pas, chantant toujours et fouettant sans relâche: nous reconnûmes le prédicateur du dimanche précédent qui remplissait, les yeux levés au ciel, son office de battant et de battu; seulement, à sa recommandation sans doute, celui qui le suivait et qui par conséquent frappait sur lui, avait, outre les nœuds généralement adoptés, armé sa corde de gros clous, lesquels, à chaque coup que recevait le malheureux moine, laissaient sur ses épaules une trace sanglante; mais tout cela semblait n'avoir sur lui d'autre influence que de le plonger dans une extase plus profonde: quelle que fût la douleur qu'il dût ressentir, son front ne sourcillait pas et l'on entendait sa voix au-dessus de toutes les autres voix. Trois fois, en prenant, aussitôt que la procession était passée, notre course par des rues adjacentes, nous nous retrouvâmes sur son nouveau passage; trois fois, par conséquent, nous assistâmes à ce spectacle; et chaque fois la foi et la ferveur des flagellants semblaient s'être augmentées; la plupart d'entre eux avaient le dos et les épaules dans un état déplorable; quant à notre prédicateur, tout le haut de son corps ne faisait qu'une plaie. Aussi chacun criait-il que c'était un saint homme, et qu'il n'y avait pas de justice s'il n'était canonisé du coup.

La procession ou plutôt le martyre de ces pauvres gens dura trois heures. Sortis à onze heures juste de l'église, ils y rentraient à deux heures sonnantes. Quant à nous, nous étions stupéfaits de voir une foi si ardente dans une époque comme la nôtre. Il est vrai que la chose se passait dans la capitale de la Calabre; mais la Calabre était demeurée huit ans sous la domination française, et j'aurais cru que huit ans de notre domination, surtout de 1807 à 1815, eussent été plus que suffisants pour sécher la croyance dans ses plus profondes racines.

L'église resta ouverte, chacun put y prier toute la journée, et de toute la journée elle ne désemplit pas. J'avoue que, pour mon compte, j'aurais voulu voir de près ce moine, l'interroger sur sa vie antérieure, le sonder sur ses espérances à venir. Je demandai au Père gardien si je pouvais lui parler, mais on me répondit qu'en rentrant il s'était trouvé mal, et qu'en revenant à lui il s'était enfermé dans sa cellule, et avait prévenu qu'il ne descendrait pas au réfectoire, voulant passer le reste de sa journée en prières.

Nous rentrâmes à l'hôtel vers les quatre heures; nous y retrouvâmes le capitaine, à qui nous demandâmes s'il avait pris part aux dévotions générales; mais le capitaine était trop bon Sicilien pour prier pour des Calabrais. D'ailleurs il prétendit que la masse des péchés qui se commettaient de Pestum à Reggio était si grande, que toutes les communautés religieuses de la terre, se fouettassent-elles pendant un an, n'enlèveraient pas à chaque sujet continental de S. M. le roi de Naples la centième partie du temps qu'il avait à rester en purgatoire.

Comme en restant plus long-temps au milieu de pareils pécheurs nous ne pouvions faire autrement que de finir par nous perdre nous mêmes, nous fixâmes au lendemain matin le moment de notre départ: en conséquence le capitaine partit à l'instant même, afin qu'en arrivant à San-Lucido nous trouvassions notre patente prête et que rien ne retardât notre départ.

Nous employâmes notre soirée à faire une visite au baron Mollo et une promenade aux baraques. Telle est, au reste, en Italie, la puissance de cette loi qu'on appelle l'hospitalité, qu'au milieu des malheurs de la ville qu'il habitait, malheurs dont il avait eu sa bonne part, le baron Mollo ne nous avait pas négligés un seul instant, et s'était montré pour nous le même qu'il eût été dans les temps calmes et heureux.

Je voulus m'assurer par moi-même de l'influence qu'avait eue sur le futur tremblement de terre de la nuit la procession expiatoire de la journée. Jadin désira faire la même expérience. J'avais mes notes à mettre en ordre, et lui ses dessins à achever, car, depuis une quinzaine de jours, nous étions si malheureux dans nos haltes que nous n'avions eu ni l'un ni l'autre le courage de travailler. A minuit, nous prîmes congé du baron Mollo; nous rentrâmes à l'hôtel et, pour mettre à exécution notre projet, nous nous assîmes chacun d'un côté de la table où nous dînions d'habitude, moi avec mon album, lui avec son carton, et une montre entre nous deux pour ne point être surpris par la secousse.

La précaution fut inutile: minuit, une heure, deux heures arrivèrent sans que nous sentissions le moindre mouvement ni que nous entendissions la moindre clameur. Comme deux heures était l'heure extrême, nous présumâmes que nous attendrions vainement, et qu'il n'y aurait rien pour la nuit: en conséquence, nous nous couchâmes, et nous nous endormîmes bientôt dans notre sécurité.

Le lendemain, nous nous réveillâmes à la même place où nous nous étions couchés, ce qui ne nous était pas encore arrivé. Un instant après, notre hôte, à qui nous avions dit de venir régler son compte avec nous à huit heures, entra tout triomphant et nous annonça que, grâce aux flagellations et aux prières de la veille, les tremblements de terre avaient complètement cessé.

Maintenant le fait est positif: l'explique qui pourra.

CHAPITRE XVII.

RETOUR.

A neuf heures nous prîmes congé avec une profonde reconnaissance de la locanda del Riposo d'Alarico; je ne sais si c'était par comparaison que nous en étions devenus si fanatiques, mais il nous semblait que, malgré les tremblements de terre, auxquels au reste, comme on l'a vu, nous n'avions pris personnellement aucune part, c'était l'endroit de la terre où nous avions trouvé le plus complet repos. Peut-être aussi, au moment de quitter la Calabre, nous rattachions-nous, malgré tout ce que nous y avions souffert, à ces hommes si curieux à étudier dans leur rudesse primitive, et à cette terre si pittoresque à voir dans ses bouleversements éternels. Quoi qu'il en soit, ce ne fut pas sans un vif regret que nous nous éloignâmes de cette bonne ville si hospitalière au milieu de son malheur; et deux fois, après l'avoir perdue de vue, nous revînmes sur nos pas pour lui dire un dernier adieu.

A une lieue de Cosenza à peu près nous quittâmes la grande route pour nous jeter dans un sentier qui traversait la montagne. Le paysage était d'une âpreté terrible, mais en même temps d'un caractère plein de grandeur et de pittoresque. La teinte rougeâtre des roches, leur forme élancée qui leur donnait l'apparence de clochers de granit, les charmantes forêts de châtaigniers que de temps en temps nous rencontrions sur notre route, un soleil pur et riant qui succédait aux orages et aux inondations des jours précédents, tout concourait à nous faire paraître le chemin un des plus heureusement accidentés que nous eussions faits.

Joignez à cela le récit de notre guide, qui nous raconta à cet endroit même une histoire que j'ai déjà publiée sous le titre des Enfants de la Madone et qu'on retrouvera dans les Souvenirs d'Antony; la vue de deux croix élevées à l'endroit où, l'année précédente, et trois mois auparavant, deux voyageurs avaient été assassinés, et l'on aura une idée de la rapidité avec lequelle s'écoulèrent les trois heures que dura notre course.

En arrivant sur le versant occidental des montagnes, nous nous trouvâmes de nouveau en face de cette magnifique mer Tyrrhénienne tout étincelante comme un miroir, et au milieu de laquelle nous voyions s'élever comme un phare cet éternel Stromboli que nous n'arrivions jamais à perdre de vue, et que, malgré son air tranquille et la façon toute paterne avec laquelle il poussait sa fumée, je soupçonnai d'être pour quelque chose, avec son aïeul l'Etna et son ami le Vésuve, dans tous les tremblements que la Calabre venait d'éprouver: peut-être me trompais-je; mais il a tant fait des siennes dans ce genre, qu'il porte les fruits de sa mauvaise réputation.

A nos pieds était San-Lucido, et dans son port, pareil à un de ces petits navires que les enfants font flotter sur le bassin des Tuileries, nous voyions se balancer notre élégant et gracieux speronare qui nous attendait.

Une heure après nous étions à bord.

C'était toujours un moment de bien-être suprême quand, après une certaine absence, nous nous retrouvions sur le pont au milieu des braves gens qui composaient notre équipage, et que du pont nous passions dans notre petite cabine si propre, et par conséquent si différente des localités siciliennes et calabraises que nous venions de visiter. Il n'y avait pas jusqu'à Milord qui ne fît une fête désordonnée à son ami Piétro, et qui ne lui racontât, par les gémissements les plus variés et les plus expressifs, toutes les tribulations qu'il avait éprouvées.

Au bout de dix minutes que nous fûmes à bord nous levâmes l'ancre. Le vent, qui venait du sud-est, était excellent aussi: à peine eûmes-nous ouvert nos voiles qu'il emporta notre speronare comme un oiseau de mer. Alors toute la journée nous rasâmes les côtes, suivant des yeux la Calabre dans toutes les gracieuses sinuosités de ses rivages et dans tous les âpres accidents de ses montagnes. Nous passâmes successivement en revue Cetraro, Belvedere, Diamante, Scalea et le golfe de Policastro; enfin, vers le soir, nous nous trouvâmes à la hauteur du cap Palinure. Nous recommandâmes à Nunzio de faire meilleure garde que le pilote d'Énée, afin de ne pas tomber comme lui à la mer avec son gouvernail, et nous nous endormîmes sur la foi des étoiles.

Le lendemain nous nous éveillâmes à la hauteur du cap Licosa et en vue des ruines de Pestum.

Il était convenu d'avance avec le capitaine que nous prendrions terre une heure ou deux près de ces magnifiques débris; mais au moment de débarquer nous éprouvâmes une double difficulté: la première en ce que l'on nous prit pour des cholériques qui apportions la peste des Grandes-Indes, la seconde en ce qu'on nous soupçonna d'être des contrebandiers chargés de cigares de Corse. Ces deux difficultés furent levées par l'inspection de nos passe-ports visés de Cosenza et par l'exhibition d'une piastre frappée à Naples, et nous pûmes enfin débarquer sur le rivage où Auguste, au dire de Suétone, était débarqué 2000 ans avant nous pour visiter ces fameux temples grecs qui de son temps déjà passaient pour des antiquités.

Un hémistiche de Virgile a illustré Pestum, comme un vers de Properce a flétri Baja. Il n'est point de voyageur qui, à l'aspect de cette grande plaine si chaudement exposée aux rayons du soleil, qui, à la vue de ces beaux temples à la teinte dorée, ne réclame ces champs de roses qui fleurissaient deux fois l'année, et qui n'ouvre les lèvres pour respirer cet air si tiède qui déflorait les jeunes filles avant l'âge de leur puberté. Le voyageur est trompé dans sa double attente: le Biferique rosaria Pæsti n'est plus qu'un marais infect et fiévreux, couvert de grandes herbes, dans lequel, au lieu d'une double moisson de roses, on fait une double récolte de poires et de cerises. Quant à l'air antivirginal qu'on y respirait, il n'y a plus de jeunes filles à déflorer; car je n'admets pas que les trois ou quatre bipèdes qui habitent la métairie attenant aux temples aient un sexe quelconque et appartiennent même à l'espèce humaine.

Et cependant, ce petit espace, embrassant huit ou dix milles de circonférence au plus, était autrefois le paradis des poètes, car ce n'est pas Virgile seul qui en parle; c'est Properce qui, au lever de l'aurore, a visité ces beaux champs de roses;[1] c'est Ovide qui y conduit Myscèle, fils d'Alémon, et qui lui fait voir Leucosie, et les plaines tièdes et embaumées de Pestum;[2] c'est Martial qui compare les lèvres de sa maîtresse à la fleur qu'ont déjà illustrée ses prédécesseurs;[3] enfin c'est, quinze cents ans plus tard, Le Tasse, qui conduit au siége de la ville sainte le peuple adroit qui est né sur le sol où abondent les roses vermeilles et où les ondes merveilleuses du Silaro pétrifient les branches et les feuilles qui tombent dans son lit.[4]

[1] Vidi ego odorati victura rosaria Pæsti Sub malutino cocta jacere noto. Prop., liv. iv, Élégie V.

[2] Leucosiam petit tepidique rosaria Pæsti.
       Ovide, liv. xv, vers 708.

[3] Pæstanis rubeant æmula labbia rosis.
       Martial, liv. iv.

[4] Qui vi insieme venia la gente esperta
       D'al suol che abbonda de vermiglie rose;
       Là ve come si narro, e rami e fronde
       Silaro impetra con mirabil' onde.
       (Tasse, Ger. lib., liv 1er, ch. XI.)

Voici ce que nous raconte Hérodote l'historien-poète.

C'était sous le règne d'Atys. Il y avait une grande famine en Lydie, royaume puissant de l'Asie mineure. Les Lydiens résolurent de se diviser en deux partis, et chaque parti prit pour chef un des deux fils du roi. Ces deux fils s'appelaient, l'aîné Lydus, et le cadet Tyrrhénus.

Cette division opérée, les deux chefs tirèrent au sort à qui resterait dans les champs paternels, à qui irait chercher d'autres foyers. Le sort de l'exil tomba sur Tyrrhénus, qui partit avec la portion du peuple qui s'était attachée à son sort, et qui aborda avec elle sur les côtes de l'Ombrie, qui devinrent alors les côtes tyrrhéniennes.

Ce furent les fondateurs de Possidonia, l'aïeule de Pestum.

Aussi les temples de l'ancienne ville de Neptune font-ils le désespoir des archéologues, qui ne savent à quel ordre connu rattacher leur architecture: quelques-uns y voient une des antiques constructions chaldéennes dont parle la Bible, et les font contemporains des murs cyclopéens de la ville. Ces murs, composés de pierres larges, lisses, oblongues, placées les unes au-dessus des autres et jointes sans ciment, forment un parallélogramme de deux milles et demi de tour. Un débris de ces murs est encore debout; et des quatre portes de Pestum, placées en angle droit, reste la porte de l'Est, à laquelle un bas-relief, représentant une sirène cueillant une rose, a fait donner le nom de porte de la Sirène: c'est un arc de quarante-six pieds de haut construit en pierres massives. Quant aux temples, qui sont au nombre de quatre, mais dont l'un est tellement détruit qu'il est inutile d'en parler, ils étaient consacrés, l'un à Neptune et l'autre à Cérés; quant au troisième, ne sachant à quel dieu en faire les honneurs, on l'a appelé la Basilique.

Le temple de Neptune est le plus grand; on y montait par trois marches qui règnent tout à l'entour. Il est long de cent quatrevingt-douze pieds: c'est non-seulement le plus grand, comme nous l'avons dit, mais encore, selon toute probabilité, le plus ancien de tous. Comme il est construit de pierres provenant en grande partie du sédiment du Silaro, et que ce sédiment se compose de morceaux de bois et d'autres substances pétrifiés, il a l'air d'être bâti en liège, quoique la date à laquelle il remonte puisse faire honte au plus dur granit.

Le temple de Cérès est le plus petit des trois, mais aussi c'est le plus élégant. Sa forme es un carré long de cent pieds sur quarante; il offre deux façades dont les six colonnes doriques soutiennent un entablement et un fronton. Chaque partie latérale, qui se compose de douze colonnes cannelées, supporte aussi un entablement et repose sans base sur le pavé.

La Basilique, dont, comme je l'ai dit, on ignore la destination primitive, a cent soixante-cinq pieds de longueur sur soixante-onze de large; elle offre deux façades dont chacune est ornée de neuf colonnes cannelées d'ordre dorique sans base, ses deux côtés présentent chacun seize colonnes de dix-neuf pieds de hauteur y compris le chapiteau.

Il existe bien encore aux environs quelque chose comme un théâtre et comme un amphithéâtre, mais le tout si ruiné, si inappréciable, et je dirai presque si invisible, que ce n'est pas la peine d'en parler.

Quelques jours avant notre arrivée, la foudre, jalouse sans doute de son indestructibilité, était tombée sur le temple de Cérès; mais elle y avait à peu près perdu son temps: tout ce qu'elle avait pu faire était de marquer son passage sur son front de granit en emportant quelques pierres de l'angle le plus aigu du fronton; encore l'homme s'était-il mis à l'instant même à l'œuvre pour faire disparaître toute trace de la colère de Dieu, et l'éternelle Babel n'avait-elle plus, à l'époque où nous la visitâmes, qu'une cicatrice qu'on reconnaissait à l'interruption de cette belle couleur feuille-morte qui dorait le reste du bâtiment.

Des paysans nous vendirent des pétrifications de fleurs et de nids d'oiseaux dont ils font un grand commerce, et que le fleuve, qui a conservé son ancienne vertu, leur fournit sans autre mise de fonds que celle de l'objet même qu'ils veulent convertir en pierre. Ce fleuve, qui contient une grande quantité de sel calcaire, s'appelait Silarus du temps des Romains, Silaro à l'époque du Tasse, et est appelé Sele aujourd'hui.

Il était décidé que partout où nous mettrions le pied nous nous heurterions à quelque histoire de voleurs sans jamais rencontrer les acteurs de ces formidables drames qui faisaient frémir ceux qui nous les racontaient. Un Anglais, nommé Hunt, se rendant avec sa femme de Salerne à Pestum quelque temps avant la visite que nous y fîmes nous-mêmes, fut arrêté sur la route par des brigands qui lui demandèrent sa bourse. L'Anglais, voyant l'inutilité de faire aucune résistance, la leur donna; et toutes choses, sauf cet emprunt forcé, allaient se passer amiablement, lorsque l'un des bandits aperçut une chaîne d'or au cou de l'Anglaise: il étendit la main pour la prendre; l'Anglais prit ce geste de convoitise pour un geste de luxure et repoussa violemment le bandit, lequel riposta à cette bourrade par un coup de pistolet qui blessa mortellement M. Hunt.

Satisfaits de cette vengeance, et craignant surtout sans doute que l'on ne vînt au bruit de l'arme à feu, les bandits se retirèrent sans faire aucun mal à mistress Caroline Hunt, que l'on retrouva évanouie sur le corps de son mari.

Il était trois heures à peu près lorsque nous prîmes congé des ruines de Pestum. Comme pour débarquer nos marins furent obligés de nous prendre sur leurs épaules pour nous porter à la barque, nous y étions arrivés Jadin et moi à bon port, et il n'y avait plus que le capitaine à transporter, lorsque dans le transport le pied manqua à Pietro, qui tomba entraînant avec lui son camarade Giovanni et le capitaine par-dessus tout. Pour leur prouver qu'il avait été jusqu'au fond, le capitaine revint sur l'eau ayant dans chaque main une poignée de gravier qu'il leur jeta à la figure. Au reste, il était si bon garçon qu'il fut le premier à rire de cet accident, et à donner ainsi toute liberté à l'équipage, qui avait grande envie d'en faire autant.

Nous gouvernâmes sur Salerne, où nous devions coucher. J'avais jugé plus prudent de revenir de Salerne à Naples en prenant un calessino que de rentrer sur notre speronare, qui devait naturellement attirer bien autrement les yeux que la petite voiture populaire à laquelle je comptais confier mon incognito. On n'oubliera pas que je voyageais sous le nom de Guichard, et qu'il était défendu à M. Alex. Dumas, sous les peines les plus sévères, d'entrer dans le royaume de Naples, où il voyageait, au reste, fort tranquillement depuis trois mois.

Or, après avoir vu dans un si grand détail la Sicile et la Calabre, il eût été fort triste de n'arriver à Naples que pour recevoir l'ordre d'en sortir. C'est ce que je voulais éviter par l'humilité de mon entrée; humilité qu'il m'était impossible de conserver à bord de mon speronare, qui avait une petite tournure des plus coquettes et des plus aristocratiques. Je fis donc, comme on dit en termes de marine, mettre le cap sur Salerne, où nous arrivâmes vers les cinq heures. La patente et la visite des passe-ports nous prirent jusqu'à six heures et demie; de sorte que, la nuit étant presque tombée, il nous fut impossible de rien visiter le même soir. Comme nous voulions visiter à toute force Amalfi et l'église de la Cava, nous remîmes notre départ au surlendemain, en donnant pour le jour suivant rendez-vous à notre capitaine, qui devait nous retrouver à l'hôtel de la Vittoria, où nous étions descendus trois mois auparavant.

Salerne, comme la plupart des villes italiennes, vit sur son ancienne réputation. Son université, si florissante au douzième siècle, grâce à la science arabe qui s'y était réfugiée, n'est plus aujourd'hui qu'une espèce d'école destinée à l'étude des sciences exactes, et où quelques élèves en médecine apprennent tant bien que mal à tuer leur prochain. Quant à son port, bâti par Jean de Procida, ainsi que l'atteste une inscription que l'on retrouve dans la cathédrale, il pouvait être de quelque importance au temps de Robert Guiscard ou de Roger; mais aujourd'hui celui de Naples l'absorbe tout entier, et à peine est-il cinq ou six fois l'an visité par quelques artistes qui, comme nous, viennent faire un pèlerinage à la tombe de Grégoire-le-Grand, ou par quelques patrons de barques génoises qui viennent acheter du macaroni.

C'est à l'église de Saint-Matteo qu'il faut chercher la tombe du seul pape qui ait à la fois mérité le double titre de grand et de saint. Après sa longue lutte avec les empereurs, l'apôtre du peuple vint se réfugier à Salerne, où il mourut en disant ces étranges paroles, qui, à douze cents ans de distance, font le pendant de celles de Brutus.—J'ai aimé la justice, j'ai haï l'iniquité; voilà pourquoi je meurs en exil: Dilexi justitiam, et odivi iniquitatem; propterea morior in exilio.

Une chapelle est consacrée à ce grand homme, dont la mémoire, à peu de chose près, est parvenue à détrôner saint Matthieu, et s'est emparé de toute l'église comme elle a fait du reste du monde. Il est représenté debout sur son tombeau, dernière allusion de l'artiste à l'inébranlable constance de ce Napoléon du pontificat.

A quelques pas de ce tombeau s'élève celui du cardinal Caraffa, qui, par un dernier trait d'indépendance religieuse, a voulu être enterré, mort, près de celui dont, vivant, il avait été le constant admirateur.

Au reste, l'église de Saint-Matthieu est plutôt un musée qu'une cathédrale. C'est là qu'on retrouve les colonnes et les bas-reliefs qui manquent aux temples de Pestum, et que Robert Guiscard arracha de sa main à l'antiquité pour en parer le moyen-âge; dépouilles de Jupiter, de Neptune et de Cérès, dont le vainqueur normand fit un trophée à l'historien et à l'apôtre du Christ.

Outre son dôme et son collège, Salerne possède six autres églises, une maison des orphelins, un théâtre et deux foires; ce qui, en mars et en septembre, rend pendant quelques jours à la Salerne moderne l'existence galvanique de la Salerne d'autrefois.

Nous n'avions pas le temps d'aller jusqu'au monastère de la Trinité; mais nous voulions visiter au moins la petite église qui se trouve sur la route, et à laquelle se rattache une de ces poétiques traditions comme les souverains normands en écrivaient avec la pointe de leur épée. Un jour que Roger, premier fils de Tancrède et père de Roger II, qui fut roi de Sicile, montait au monastère de la Trinité avec le pape Grégoire VII, le pape, fatigué de la route, descendit de la mule qu'il montait et s'assit sur un rocher. Alors Roger descendit à son tour de son cheval, et, tirant son épée, il traça une ligne circulaire autour de la pierre où se reposait le souverain pontife; puis, cette ligne tracée, il dit:—Ici il y aura une église. L'église s'éleva à la parole du grand comte, comme on l'appelait; et aujourd'hui, au-devant de l'autel du milieu du chœur, on voit encore sortir la pointe du rocher où s'assit Grégoire-le-Grand.

Voilà ce que faisait Roger le grand comte pour un pape exilé et fugitif: c'était alors l'ère puissante de l'Église. Cent ans plus tard, Colonna souffletait Boniface VIII sur le trône pontifical.

En descendant de l'église nous retrouvâmes heureusement notre speronare dans le port de Salerne. Nous nous étions informés des moyens de nous rendre à Amalfi, et nous avions appris qu'une voiture, fût-ce même un calessino, ne pouvait nous conduire que jusquà la Cara, et qu'arrivés là il nous faudrait faire cinq à six milles à pied pour atteindre Amalfi, qui, communiquant habituellement par mer avec Salerne sa voisine de gauche, et Sorrente sa voisine de droite, a jugé de toute inutilité de s'occuper de la confection d'un chemin carrossal pour se rendre à l'une et à l'autre de ces deux villes; nous remontâmes donc à bord, et à la nuit tombante nous sortîmes du port de Salerne pour nous réveiller dans celui d'Amalfi.

Amalfi, avec ses deux ou trois cents maisons éparses sur la rive, ses roches qui la dominent, et son château en ruines qui domine ses roches, est d'un charmant aspect pour le voyageur qui y arrive par mer; elle se dessine alors en amphithéâtre et présente d'un seul coup d'œil toutes ses beautés qui lui ont mérité d'être citée par Boccace comme une des plus délicieuses villes de l'Italie: c'est que du temps de Boccace Amalfi était presqu'une reine, tandis qu'aujourd'hui Amalfi est à peine une esclave. Il est vrai qu'elle a toujours ses bosquets de myrtes et ses massifs d'orangers; il est vrai qu'après chaque pluie d'été elle retrouve ses belles cascades, mais ce sont là les dons de Dieu que les hommes n'ont pu lui ôter: tout le reste, grandeur, puissance, commerce, liberté, tout ce reste, elle l'a perdu, et il ne lui reste que le souvenir de ce qu'elle a été, c'est-à-dire ce que le ver du cercueil serait au cadavre, si le cadavre pouvait sentir que le ver le ronge.

En effet, peu de villes ont un passé comme celui d'Amalfi.

En 1135 on y trouve les Pandectes de Justinien.

En 1302 Flavio Gioja y invente la boussole.

Enfin, en 1622, Masaniello y voit le jour.

Ainsi, le principe de toute loi, la base de toute navigation, le germe de toute souveraineté populaire, prennent naissance dans ce petit coin du monde qui n'a plus aujourd'hui pour le consoler de toutes ses grandeurs passées que la réputation de faire le meilleur macaroni qui se pétrisse de Chambéry à Reggio, du Mont-Cenis au mont Etna.

Entre ses cascades est une fonderie où l'on fabrique le fer qui se tire de l'île d'Elbe, cet autre royaume déchu, qui ne subsistera dans l'histoire que pour avoir servi dix mois de piedestal à un géant.

C'est à Atrani, petit village situé à quelques centaines de pas d'Amalfi, que naquit Thomas Aniello, dont, par une abréviation familière au patois napolitain, on a fait Masaniello. Outre ce souvenir, auquel nous reviendrons, Atrani offre comme art un des monuments les plus curieux que présente l'Italie: ce sont les bas-reliefs en bronze des portes de l'église de San-Salvatore, et qui datent de 1087, époque où la république d'Amalfi était arrivée à son apogée. Ces portes, consacrées à saint Sébastien, furent commandées par Pantaleone Viaretta, pour le rachat de son âme: pro mercede animæ suæ. Je m'informai, mais inutilement, du crime qui avait mis l'âme du seigneur Pantaleone en état de péché mortel, on l'avait oublié, en songeant sans doute que, quel qu'il fût, il était dignement racheté.

Si populaire que soit en France le nom de Masaniello, grâce au poème de Scribe, à la musique d'Auber et à la révolution de Belgique, on nous permettra, quand nous en serons là, de nous arrêter sur la place du Marché-Neuf à Naples, pour donner quelques détails inconnus, peut-être, sur ce héros des lazzaronis, roi pendant huit jours, insensé pendant quatre, massacré comme un chien, traîné aux gémonies comme un tyran, apothéosé comme un grand homme et révéré comme un saint.

Le château qui domine la ville, et dont nous avons déjà parlé, est un ancien fort romain, des ruines duquel on embrasse un panorama admirable. Nous y étions vers les trois heures de l'après-midi, lorsque, au-dessous de nous, nous vîmes notre speronare qui appareillait, et qui bientôt s'éloigna du rivage pour aller nous attendre à Naples. Nous échangeâmes des signaux avec le capitaine, qui, voyant flotter des mouchoirs au haut de la vieille tour que nous avions gravie à grand'peine, pensa qu'il n'y avait que nous qui fussions assez niais pour risquer notre cou dans une pareille ascension, et qui nous répondit de confiance. Nous fûmes aussi remarqués par Pietro, qui se mit aussitôt à danser une tarentelle à notre honneur. C'était la première fois que nous le voyions se livrer à cet exercice depuis l'échec qu'il avait éprouvé à San-Giovanni le soir du fameux tremblement de terre.

Au reste, par une de ces singularités inexplicables qui se représentent si souvent dans des cas pareils; quoique les sources de ce cataclysme fussent, selon toute probabilité, dans les foyers souterrains du Vésuve et de l'Etna, Reggio, voisine de l'une de ces montagnes, et Salerne, voisine de l'autre, n'avaient éprouvé qu'une légère secousse, tandis que, comme on l'a vu, Cosenza, située à moitié chemin de ces deux volcans, était à peu près ruinée.

Nous n'eûmes pas besoin de redescendre jusqu'à Amalfi pour trouver un guide: deux jeunes pâtres gardaient quelques chèvres au pied d'une église voisine du fort romain, l'un d'eux mit son petit troupeau sous la garde de l'autre, et, sans vouloir faire de prix, s'en rapportant à la générosité de nos excellences, se mit à trotter devant nous sur le chemin présumé de la Cava; je dis présumé, car aucune trace n'existait d'abord d'une communication quelconque entre les deux pays; enfin nous arrivâmes à un endroit où une espèce de sentier commençait à se dessiner imperceptiblement; cette apparence de route était le chemin; deux heures après nous étions dans la ville bien-aimée de Filangieri, qui y composa en grande partie son célèbre traité de la Science de la législation.

En récompense de sa peine notre guide reçut la somme de cinq carlins; à sa joie nous nous aperçûmes que notre générosité dépassait de beaucoup ses espérances: il nous avoua même que, de sa vie, il ne s'était vu possesseur d'une pareille somme; et peu s'en fallut que la tête ne lui tournât comme à son compatriote Masaniello.

Le même soir nous fîmes prix avec le propriétaire d'un calessino, qui, moyennant une piastre, devait nous conduire le lendemain à Naples. Comme il y a une douzaine de lieues de la Cava à la capitale du royaume des Deux-Sielles, une des conditions du traité fut qu'à moitié chemin, c'est-à-dire à Torre dell'Annunziata, nous trouverions un cheval frais pour achever la route. Notre cocher nous jura ses grands dieux qu'il possédais justement à cet endroit une écurie où nous trouverions dix chevaux pour un, et, moyennant cette assurance, nous recûmes ses arrhes.

Je ne sais pas si j'ai dit qu'en Italie, tout au contraire de la France, ce ne sont point les voyageurs, mais les voituriers qui donnent des arrhes; sans cela, soit caprice, soit paresse, soit marché meilleur qu'ils pourraient rencontrer, on ne serait jamais sûr qu'ils partissent. C'est ici peut-être l'occasion de dire quelques paroles de cette miraculeuse locomotive qu'on désigne, de Salerne à Gaete, sous le nom de calessino, et que je ne crois pas que l'on retrouve dans aucun lieu du monde.

Le calessino a, selon toute probabilité, été destiné, par son inventeur, au transport d'une seule personne. C'est une espèce de tilbury peint de couleurs vives et dont le siége a la forme d'une grande palette de soufflet à laquelle on ajouterait les deux bras d'un fauteuil. Quand le calessino touchait à son enfance, le propriétaire primitif s'asseyait entre ces deux bras, s'adossait à cette palette et conduisait lui-même: voilà, du moins, ce que semblent m'indiquer les recherches profondes que j'ai faites sur les premiers temps du calessino.

Dans notre époque de civilisation perfectionnée, le calessino charrie d'ordinaire, toujours attelé d'un seul cheval, et sans avoir rien changé à sa forme, de dix personnes au moins à quinze personnes au plus. Voici comment la chose s'opère. Ordinairement, un gros moine, au ventre arrondi et à la face rubiconde, occupe le centre de l'agglomération d'êtres humains que le calessino emporte avec lui au milieu du tourbillon de poussière qu'il soulève sur la route. Derrière le moine, auquel tout se rattache et correspond, est le cocher conduisant debout, tenant la bride d'une main et son long fouet de l'autre; sur un des genoux du moine est, presque toujours, une fraîche nourrice avec son enfant; sur l'autre genou, une belle paysanne de Sorrente, de Castellamare ou de Resina. Sur chacun des bras du soufflet où est assis le moine se casent deux hommes, maris, amants, frères ou cousins de la nourrice et de la paysanne. Derrière le cocher se hissent, à la manière des laquais de grande maison, deux ou trois lazzaronis, aux jambes et aux bras nus, couverts d'une chemise, d'un caleçon et d'un gilet; leur bonnet rouge sur la tête, leur amulette au cou. Sur les deux brancards se cramponnent deux gamins, guides aspirants, cicerone surnuméraires qui connaissent leur Herculanum à la lettre et leur Pompéia sur le bout du doigt. Enfin, dans un filet suspendu au-dessous de la voiture grouille, entre les deux roues, quelque chose d'informe, qui rit, qui pleure, qui chante, qui se plaint, qui tousse, qui hurle; c'est un nid d'enfants de cinq à huit ans, qui appartiennent on ne sait à qui, qui vivent on ne sait de quoi, qui vont on ne sait où. Tout cela, moine, cocher, nourrice, paysanne, paysans, lazzaronis, gamins et enfants, font un total de quinze: calculez et vous aurez votre compte.

Ce qui n'empêche pas le malheureux cheval d'aller toujours au grand galop.

Mais si cette allure a ses avantages, elle a aussi ses désagréments: parfois il arrive que le calessino passe sur une pierre et envoie tout son chargement sur un des bas-côtés de la route.

Alors, chacun ne s'occupe que du moine. On le ramasse, on le relève, on le tâte, on s'informe s'il n'a rien de cassé; et lorsqu'on est rassuré sur son compte, la nourrice s'occupe de son nourrisson, le cocher de son cheval, les parents de leurs parents, les lazzaronis et les gamins d'eux-mêmes. Quant aux enfants du filet, personne ne s'en inquiète, s'il en manque, tant pis; la population est si riche dans cette bonne ville de Naples, qu'on en retrouvera toujours d'autres.

C'était dans une machine de ce genre que nous devions opérer notre voyage de la Cava à Naples; en nous pressant un peu, nous pouvions tenir, Jadin et moi, sur le siége, le cocher devait, comme d'habitude, se tenir derrière nous, et Milord se coucher à nos pieds.

De plus, et pour surcroît de précaution, nous devions, comme nous l'avons dit, changer de cheval à Torre dell'Annunziata; c'étaient les conventions faites, du moins, et pour répondre de l'exécution desquelles le cocher nous avait donné des arrhes.

A sept heures, heure indiquée, le calessino était à la porte de l'hôtel. Il n'y avait rien à dire pour l'exactitude: d'un autre côté, le siége était vide et les brancards solitaires; le malheureux cheval, qui ne pouvait croire à une pareille bonne fortune, secouait ses grelots d'un air de joie mêlé de doute. Nous montâmes, Jadin, moi et Milord; nous prîmes nos places, le cocher prit la sienne, puis il fit entendre un petit roulement de lèvres, pareil à celui dont le chasseur se sert pour faire envoler les perdreaux, et nous partîmes comme le vent.

Au bout d'un instant, Milord manifesta de l'inquiétude: il se passait immédiatement au-dessous de lui quelque chose qui ne lui semblait pas naturel. Bientôt il fit entendre un grognement sourd, suivi d'un froncement de lèvres qui découvrait ses deux mâchoires depuis les premières canines jusqu'aux dernières molaires: c'était un signe auquel il n'y avait pas à se tromper; aussi, presque aussitôt, Milord fit une volte. Mais, à notre grand étonnement, il tourna sur lui-même comme sur un pivot: sa queue était passée à travers la natte qui formait le plancher du calessino, et une force supérieure l'empêchait de rentrer en possession de cette partie de sa personne de laquelle, d'ordinaire, il était fort jaloux. Des éclats de rire, qui suivirent immédiatement le mouvement infructueux de Milord, nous apprirent à qui il avait affaire. Nous avions négligé de visiter le filet qui pendait au-dessous de la voiture, et, pendant qu'elle attendait à la porte, il s'était rempli de son chargement ordinaire.

Jadin était furieux de l'humiliation que venait d'éprouver Milord; mais je le calmai avec les paroles du Christ: Laissez venir les enfants jusqu'à moi. Seulement, on s'arrêta et on fit des conditions avec les usurpateurs; il fut convenu qu'on les laisserait dans leur filet et qu'ils y demeureraient parfaitement inoffensifs à l'endroit de Milord. Le traité conclu, nous repartîmes au galop.

Nous n'avions pas fait cent pas, qu'il nous sembla entendre notre cocher dialoguer avec un autre qu'avec son cheval; nous nous retournâmes, et nous vîmes une seconde tête au-dessus de son épaule: c'était celle d'un marinier de Pouzzoles qui avait saisi le moment où nous nous étions arrêtés pour profiter de l'occasion qui se présentait, de revenir jusqu'à Naples avec nous. Notre premier mouvement fut de trouver le moyen un peu sans gêne et de le prier de descendre; mais avant que nous n'eussions ouvert la bouche, il avait, d'un ton si câlin, souhaité le bonjour à nos excellences, que nous ne pouvions pas répondre à cette politesse par un affront; nous le laissâmes donc au poste qu'il avait conquis par son urbanité, mais en recommandant au cocher de borner là sa libéralité.

Un peu au delà de Nocera, un gamin sauta sur notre brancard en nous demandant si nous ne nous arrêtions pas à Pompéia, et en nous offrant de nous en faire les honneurs. Nous le remerciâmes de sa proposition obligeante; mais comme il entrait dans nos projets de nous rendre directement à Naples, nous l'invitâmes à aller offrir ses services à d'autres qu'à nous; il nous demanda alors de permettre qu'il restât où il était jusqu'à Pompéia. La demande était trop peu ambitieuse pour que nous la lui refusassions: le gamin demeura sur son brancard. Seulement, arrivé à Pompéia, il nous dit, qu'en y réfléchissant bien, c'était à Torre dell'Annunziata qu'il avait affaire, et qu'avec notre permission il ne nous quitterait que là. Nous eussions perdu tout le mérite de notre bonne action en ne la poursuivant pas jusqu'au bout. La permission fut étendue jusqu'à Torre dell'Annunziata.

A Torre dell'Annunziata nous nous arrêtâmes, comme la chose était convenue, pour déjeuner et pour changer de cheval. Nous déjeunâmes d'abord tant bien que mal, le lacrima christi ayant fait compensation à l'huile épouvantable avec laquelle tout ce qu'on nous servit était assaisonné; puis nous appelâmes notre cocher, qui se rendit à notre invitation de l'air le plus dégagé du monde. Nous ne doutions donc pas que nous ne pussions nous remettre immédiatement en route, lorsqu'il nous annonça, toujours avec son même air riant, qu'il ne savait pas comment cela se faisait, mais qu'il n'avait pas trouvé à Torre dell'Annunziata le relais sur lequel il avait cru pouvoir compter. Il est vrai, s'il fallait l'en croire, que cela n'importait en rien, et que le cheval ne se serait pas plutôt reposé une heure, que nous repartirions plus vite que nous n'étions venus. Au reste, l'accident, nous assurait-il, était des plus heureux, puisqu'il nous offrait une occasion de visiter Torre dell'Annunziata, une des villes, à son avis, les plus curieuses du royaume de Naples.

Nous nous serions fâchés que cela n'aurait avancé à rien. D'ailleurs, il faut le dire, il n'y a pas de peuple à l'endroit duquel la colère soit plus difficile qu'à l'endroit du peuple de Naples; il est si grimacier, si gesticulateur, si grotesque, qu'autant vaut chercher dispute à polichinelle. Au lieu de gronder notre cocher, nous lui abandonnâmes donc le reste de notre fiasco de lacrima christi; puis nous passâmes à l'écurie, où nous fîmes donner devant nous double ration d'avoine au cheval; enfin, pour suivre le conseil que nous venions de recevoir, nous nous mîmes en quête des curiosités de Torre dell'Annunziata.

Une des choses les plus curieuses du village est le village lui-même. Ainsi nommé d'une chapelle érigée en 1319 et d'une tour que fit élever Alphonse I'er, il fut brûlé je ne sais combien de fois par la lave du Vésuve et, comme sa voisine, Torre del Greco, rebâti toujours à la même place. De plus, et pour compliquer sans doute encore ses chances de destruction, le roi Charles III y établit une fabrique de poudre; si bien qu'à la dernière irruption les pauvres diables qui l'habitaient, placés entre le volcan de Dieu et celui des hommes, manquèrent à la fois de brûler et de sauter, ce qui, grâce à la prévoyance de leur souverain, offrait du moins à leur mort une variante que les autres n'avaient point.

Le seul monument de Torre dell'Annunziata, à part celui qui lui a fait donner son nom et dont il ne reste d'ailleurs que des ruines, est sa coquette église de Saint-Martin, véritable bonbonnière à la manière de Notre-Dame de Loretta. Les fresques qui la couvrent et les tableaux qui l'enrichissent sont de Lanfranc, de l'Espagnolet, de Stanzioni, du cavalier d'Aspino et du Guide; ce dernier, arrêté par la mort, n'eut pas le temps de terminer la toile de la Nativité qu'il peignait pour le maître-autel.

Au-dessus de la porte est la fameuse Déposition de la croix par Stanzioni, laquelle doit sa réputation plus encore à la jalousie qu'elle inspira à l'Espagnolet qu'à son mérite réel. Cette jalousie était telle, que ce dernier, ayant donné aux moines à qui elle appartenait le conseil de la nettoyer, mêla à l'eau dont ils se servirent une substance corrosive qui la brûla en plusieurs endroits. Stanzioni aurait pu réparer cet accident, les moines désolés l'en supplièrent, mais il s'y refusa toujours afin de laisser cette tache à la vie de son rival.

Au reste, c'était une chose curieuse que ces haines de peintre à peintre, et qu'on ne retrouve que parmi eux: Masaccio, le Dominiquin et Barroccio meurent empoisonnés; deux élèves de Geni, élève du Guide, attirés sur une galère, disparaissent sans que jamais on ait pu apprendre ce qu'ils étaient devenus; le Guide et le chevalier d'Arpino, menacés d'une mort violente, sont obligés de s'enfuir de Naples en laissant leurs travaux interrompus; enfin le Giorgione dut la vie à la cuirasse qu'il portait sur sa poitrine, et le Titien au couteau de chasse qu'il portait au côté.

Il est vrai aussi que c'était le temps des chefs-d'œuvre.

En revenant à l'hôtel, nous retrouvâmes notre calessino attelé: le pauvre cheval avait eu un repos de deux heures et double ration d'avoine, mais sa charge s'était augmentée de deux lazzaronis et d'un second gamin.

Nous vîmes qu'il était inutile dé protester contre l'envahissement, et nous résolûmes au contraire de le laisser aller sans aucunement nous y opposer. En arrivant à Resina nous étions au complet, et rien ne nous manquait pour soutenir la concurrence avec les nationaux, pas même la nourrice et la paysanne; au reste, soit habitude, soit l'effet de la double ration d'avoine, la charge toujours croissante n'avait point empêché notre cheval d'aller toujours au galop.

A mesure que nous approchions, nous entendions s'augmenter la rumeur de la ville. Le Napolitain est sans contredit le peuple qui fait le plus de bruit sur la surface de la terre: ses églises sont pleines de cloches, ses chevaux et ses mules tout festonnés de grelots, ses lazzaronis, ses femmes et ses enfants ont des gosiers de cuivre; tout cela sonne, tinte, crie éternellement. La nuit même, aux heures où toutes les autres villes dorment, il y a toujours quelque chose qui remue, s'agite et frémit à Naples. De temps en temps une voix puissante fait le second dessus de toutes ces rumeurs, c'est le Vésuve qui gronde et qui prend part au concert éternel; mais quelques efforts qu'il tente, il ne le fait pas taire, et n'est qu'un bruit plus terrible et plus menaçant mêlé à tous ces bruits.

Notre suite, au reste, nous quittait comme elle s'était jointe à nous, oubliant de nous dire adieu comme elle avait oublié de nous dire bonjour, ne comprenant pas sans doute que chacun n'eût point sa part au calessino comme chacun a sa part au soleil. Au pont de la Maddalena, les deux gamins sautèrent à bas des brancards; à la fontaine des Carmes, nous nous arrêtâmes pour laisser descendre la nourrice et la paysanne; au Mole, nos deux lazzaronis se laissèrent couler à terre; à Mergellina, notre pêcheur disparut. En arrivant à l'hôtel, nous croyons n'être plus possesseurs que des enfants du filet, lorsqu'on regardant sous la voiture nous vîmes que le filet était vide. Grâce à nous, chacun était arrivé à sa destination.

Grâce à notre équipage et à notre suite, on n'avait pas fait attention à nous, et nous étions rentrés à Naples sans qu'on nous eût même demandé nos passe-ports.

Comme à notre première arrivée, nous descendîmes à l'hôtel de la Vittoria, le meilleur et le plus élégant de Naples, situé à la fois sur Chiaja et sur la mer; et le même soir, au clair de la lune, nous crûmes reconnaître notre speronare, qui se balançait à l'ancre à cent pas de nos fenêtres.

Nous ne nous étions pas trompés: le lendemain, à peine étions-nous levés qu'on nous annonça que le capitaine nous attendait accompagné de tout son équipage. Le moment était venu de nous séparer de nos braves matelots.

Il faut avoir vécu pendant trois mois isolés sur la mer et d'une vie qui n'est pas sans danger pour comprendre le lien qui attache le capitaine au navire, le passager à l'équipage. Quoique nos sympathies se fussent principalement fixées sur le capitaine, sur Nunzio, sur Giovanni, sur Philippe et sur Pietro, tous au moment du départ étaient devenus nos amis; en touchant son argent le capitaine pleurait, en recevant leur bonne main les matelots pleuraient, et nous, Dieu me pardonne! quelque effort que nous fissions pour garder notre dignité, je crois que nous pleurions aussi. Depuis ce temps nous ne les avons pas revus, et peut-être ne les reverrons-nous jamais. Mais qu'on leur parle de nous, qu'on s'informe auprès d'eux des deux voyageurs français qui ont fait le tour de la Sicile pendant l'année 1835, et je suis sûr que notre souvenir sera aussi présent à leur cœur que leur mémoire est présente à notre esprit.

Dieu garde donc de tout malheur le joli petit speronare qui navigue de Naples à Messine sous l'invocation de la Madone du pied de la grotte.

FIN DU SECOND VOLUME.

TABLE DES CHAPITRES.

* * * * *

Chap. X. Le prophète

XI. Térence le tailleur

XII. Le Pizzo

XIII. Maïda

XIV. Bellini

XV. Cosenza

XVI. Terre Moti

XVII. Retour

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